summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:06:25 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:06:25 -0700
commitb8eda61818d22cd75c704ab2c2a28d8092e79609 (patch)
tree541af1ddde91e55e419944d5ad8d2557b07af876
initial commit of ebook 36729HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--36729-0.txt9800
-rw-r--r--36729-0.zipbin0 -> 189575 bytes
-rw-r--r--36729-8.txt9800
-rw-r--r--36729-8.zipbin0 -> 187470 bytes
-rw-r--r--36729-h.zipbin0 -> 200224 bytes
-rw-r--r--36729-h/36729-h.htm10083
-rw-r--r--36729-h/images/colophon.pngbin0 -> 3196 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
10 files changed, 29699 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/36729-0.txt b/36729-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..04cd1ba
--- /dev/null
+++ b/36729-0.txt
@@ -0,0 +1,9800 @@
+The Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mes souvenirs
+
+Author: Jules Massenet
+
+Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+MES SOUVENIRS
+
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
+_30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
+numérotés de un à trente._
+
+
+
+
+JULES MASSENET
+
+MES
+SOUVENIRS
+
+(1848-1912)
+
+_A mes Petits-Enfants_
+
+[Illustration: colophon]
+
+PIERRE LAFITTE & Cie
+90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
+PARIS
+
+Copyright 1912
+by Pierre Lafitte et Cie.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+_Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit
+descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un
+pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment
+éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays
+à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement
+travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que
+pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux
+Normand._
+
+_Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin,
+dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une
+fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient
+quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des
+harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante.
+L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de
+travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait
+près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et
+nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de_ Manon, de Charlotte,
+d'Esclarmonde...
+
+_La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin._
+
+_Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort.
+Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des
+oiseaux nocturnes--musiciens envieux--qui battaient de l'aile contre la
+cage de verre dont il entretenait le feu central, son œuvre
+continuera de briller éternellement._
+
+_Cet œuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le
+triomphe et la gloire, il les a bien mérités l'un et l'autre par son
+labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie,
+d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et
+dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles
+qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres
+desquels l'on feuillette les_ Poèmes d'Avril, _et que de jeunes filles
+obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois
+strophes mouvementées de_ la Chanson d'amour! _Sa réputation parmi les
+musiciens naquit de son œuvre symphonique. La partition de scène des_
+Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques _abondent en
+trouvailles expressives..._
+
+_Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation
+justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques
+et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un
+dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation
+théâtrale de_ Marie-Magdeleine _et je me suis complu dans ce spectacle
+de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:_ O bien aimé,
+avez-vous entendu sa parole, _l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y
+a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en
+renommée mondiale lorsqu'apparurent ses œuvres de théâtre dont
+chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces,
+c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car
+Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de
+la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance,
+l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des
+héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement
+et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de_ Manon _les réunit à un
+point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de
+distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le
+compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut_ Le Mage, Le Roi de
+Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, _exprime surtout sa
+personnalité dans_ Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur
+de Notre-Dame, Thérèse..., _etc. Chantre de l'amour, il en a fixé--avec
+quel relief!--le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et
+souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une
+vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume:
+elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre.
+Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du
+style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de
+l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son
+empreinte sur les musiciens français et étrangers._
+
+_Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le
+grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans,
+aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui
+fut un ouvrage hâtivement réalisé et une œuvre durable et lumineuse
+comme une_ Manon et un Werther, _Massenet prendra sa place parmi «les
+grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le
+flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'œuvre
+magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages
+qui suivent._
+
+ XAVIER LEROUX.
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après
+des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.
+
+Voici comment j'en pris l'habitude régulière.
+
+Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait
+mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance,
+lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format
+allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le _petit_ magasin du _Bon
+Marché_, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir,
+avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages
+de ce _memento_, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si
+tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te
+reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te
+fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible
+durant la journée.»
+
+N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au
+cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son
+fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa
+méthode éducative?
+
+Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction,
+à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat.
+J'en détachai une et la croquai.
+
+J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En
+voilà une nouvelle preuve.
+
+Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma
+journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente
+tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve,
+l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.
+
+L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce
+moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en
+connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme,
+je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour
+recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»
+
+Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours,
+j'en avais obtenu la permission.
+
+C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux
+ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les
+avoir constamment à la pensée.
+
+
+
+
+Mes Souvenirs (1848-1912)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE
+
+
+Vivrais-je mille ans--ce qui n'est pas dans les choses probables--que
+cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne
+pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec
+la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout
+premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je
+doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences
+exactes!...
+
+J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant
+sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle
+fut, surtout, particulièrement froide.
+
+Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous
+servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis.
+_Aux armes citoyens!_... hurla-t-elle, en jetant--bien plus qu'elle ne
+les rangea--les plats sur la table!...
+
+J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait
+dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient
+envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus
+débonnaire des rois.
+
+Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux
+qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier
+supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie,
+il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles
+convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la
+première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis
+XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des
+Bourbons.
+
+Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit
+que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des
+chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma
+mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.
+
+Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère,
+qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une
+bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui
+correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur
+position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas
+moyen de se tromper.
+
+Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus
+tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au
+Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.
+
+Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du
+Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait--il y resta si
+longtemps avant d'émigrer rue de Madrid--le Conservatoire national de
+musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes
+celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris
+bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient
+le seul ameublement de cette antichambre.
+
+Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire
+l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des
+parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des
+condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait
+se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des
+séances.
+
+Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit
+théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était
+conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans
+me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis,
+dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le
+Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années.
+Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et
+bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais
+desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne
+Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art,
+et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient,
+vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact
+avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux
+horreurs des guerres.
+
+C'est encore dans cette même petite salle--ne pas confondre avec celle
+bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du
+Conservatoire--que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces
+derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se
+sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de
+comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe
+d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond,
+caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux
+sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les
+élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans
+cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du
+jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de
+Rome.
+
+Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens
+eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer
+l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la
+porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier
+poussiéreux et délabré.
+
+Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy,
+de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du
+Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que
+rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus
+célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de
+l'opéra et de l'opéra-comique.
+
+M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la
+vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois
+toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui
+sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.
+
+En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les
+dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à
+son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra--sa promenade
+favorite--rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours
+terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude
+indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»--puis il ajouta, avec un léger
+sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»
+
+En 1851--époque où je connus M. Auber--notre directeur habitait déjà
+depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me
+rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin--le travail du maître
+achevé!--et où il était tout aux visites qu'il accueillait si
+simplement.
+
+Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait
+habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le
+regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: _La Muette de Portici_,
+qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus
+retentissant avant l'apparition de _Robert le Diable_ à l'Opéra. Parler
+de _la Muette de Portici_, c'est forcément se souvenir de l'effet
+magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la
+patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui
+assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal
+de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener
+l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta
+avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et
+encore, sans se lasser.
+
+Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel
+succès?....
+
+A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je
+n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de
+Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...
+
+Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou
+trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui
+m'appelait devant le jury.
+
+Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme
+pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et
+j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde,
+mon petit, vous allez tomber»--puis, aussitôt, il me demanda où j'avais
+accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans
+quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis
+tout effaré, presque en courant et tout heureux... _IL_ m'avait
+parlé!...
+
+Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève
+au Conservatoire!...
+
+A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de
+piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux
+maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe
+de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes
+études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de
+solfège de l'excellent M. Savard.
+
+Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis
+XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée
+pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était
+la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans
+le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus
+entière confiance.
+
+Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome,
+actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de
+Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui
+l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien
+l'érudit le plus extraordinaire.
+
+Son cœur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler
+que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la
+classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise
+Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons
+que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de
+Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la
+Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.
+
+Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant
+à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la
+longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait
+et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des
+admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!
+
+Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale,
+tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou,
+le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien
+suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!
+
+Mais voyez la délicatesse de cet homme au cœur bienfaisant. Le jour
+venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il
+avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre
+symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe
+d'Adolphe Adam,--et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois
+cents francs!...
+
+Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait
+imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire
+que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils
+le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.
+
+A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon cœur dit encore:
+merci, après tant d'années qu'il n'est plus!
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+ANNÉES DE JEUNESSE
+
+
+A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais
+d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même
+le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste
+Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez
+mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur
+animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu
+autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à
+l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme
+éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)
+
+Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la
+tasse de thé ne fût devenue à la mode.
+
+On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir
+nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant
+debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine
+atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité,
+mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.
+
+J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il
+possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du
+piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire
+entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de
+solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue
+les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation»,
+témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais
+pas moins ému pour cela, au contraire!
+
+Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham
+avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était
+accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un
+peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce
+qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il
+eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part...
+elles étaient même anonymes!»
+
+Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la
+maison. J'avais su que l'on donnait _l'Enfance du Christ_, de Berlioz,
+dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand
+compositeur dirigerait en personne.
+
+Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible
+d'entendre ainsi l'œuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de
+toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie
+des chœurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut
+aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans
+les coulisses d'un théâtre!
+
+Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans
+inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant
+perdu dans ce grand Paris.
+
+Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de
+dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer
+l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans
+les bois qui tombe deux fois, le cœur d'une mère, du moins, ne
+saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce
+côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête
+toutes les beautés de l'œuvre que j'avais entendue et je revoyais la
+haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe
+exécution!
+
+Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.
+
+Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat
+lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en
+Savoie.
+
+S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry;
+ils m'emmenèrent avec eux.
+
+Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?
+
+Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence,
+toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes
+études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de
+gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais
+destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux
+ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point
+de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la
+chevelure inculte était le complément du talent!
+
+Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce
+délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de
+Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux
+Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de
+Jean-Jacques Rousseau.
+
+Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard,
+quelques œuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et
+moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où
+j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais
+parfois cette exquise page intitulée _Au Soir_, et cela me valut, un
+jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec
+votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de
+dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient
+les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique
+d'aujourd'hui?
+
+Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les
+premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je
+m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement
+de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les
+attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes
+maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.
+
+Je savais trouver à Paris une bonne et grande sœur qui, malgré sa
+situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant
+le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le
+tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais
+complètement en famille.
+
+Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.
+
+Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sœur! Elle
+devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment
+où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de
+_Manon_, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer
+le chagrin que je ressentis!
+
+ * * * * *
+
+En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en
+Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de
+contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.
+
+Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre
+11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de
+leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où
+nous étions enfermés.
+
+Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que
+j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait
+d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des
+Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir
+rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion
+d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté
+une rosette... mais une rosace!...
+
+Enfin je fus appelé.
+
+Le morceau de concours était le concerto en _fa mineur_ de Ferdinand
+Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se
+rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du
+Mendelssohn!...
+
+Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus
+terminé--concerto et page à déchiffrer--il m'embrassa, sans s'inquiéter
+du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout
+humide de ses chères larmes.
+
+J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai
+toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les
+premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises
+nouvelles... le plus tard possible.
+
+Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car
+ma sœur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais
+plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité,
+je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue
+Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy,
+dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai
+dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M.
+Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le
+premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»
+
+Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le
+plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée
+émue et chèrement reconnaissante.
+
+De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent
+maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux
+professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses
+camarades de l'armée.
+
+A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition
+d'orchestre des _Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti_. _Messo
+in musica dal Signor W. Mozart._
+
+La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette
+suscription en lettres d'or: _Menus plaisirs du Roi. École royale de
+musique et de déclamation_. _Concours de 1822. Premier prix de piano
+décerné à M. Laurent._
+
+Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:
+
+«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant,
+le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que
+de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu
+deviendras un grand artiste.
+
+«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui
+décerné cette belle récompense.
+
+ «Ton vieil ami et professeur.
+
+ «LAURENT.»
+
+N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré
+rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa
+carrière?
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE GRAND-PRIX DE ROME
+
+
+J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute,
+aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne
+pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants,
+inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus
+pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité
+de ma chère sœur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je
+donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de
+solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier.
+Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence
+précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans
+un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la
+musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir
+les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!
+
+_Quantum mutatus..._ Avec le poète, laissez que je le constate; quels
+changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se
+«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans
+les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de
+quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe,
+qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire,
+l'apothéose dans toute sa modestie.
+
+En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...
+
+ * * * * *
+
+Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.
+
+Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques
+meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître
+plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui
+s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager;
+enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille,
+d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et
+de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes
+dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien
+solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de
+découragement.
+
+ * * * * *
+
+Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son
+orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef
+d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour,
+timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants
+instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous
+les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit
+que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un
+financier... et heureux comme un savetier.
+
+Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de
+Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.
+
+J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste
+immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins,
+séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du
+_Cirque Napoléon_, voisinage immédiat de notre maison.
+
+De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le
+luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui
+s'échappaient des _Concerts populaires_ que dirigeait Pasdeloup dans ce
+cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle
+surchauffée, réclamait à grands cris: _de l'air_!... et que, pour lui
+donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.
+
+De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie
+fébrile, l'ouverture du _Tannhæuser_, la _Symphonie fantastique_, enfin
+la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.
+
+Chaque soir, à six heures--le théâtre commençait très tôt--je me
+rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée
+des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du
+boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je
+suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules,
+du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la
+Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire
+une idée.
+
+Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les
+entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où
+attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et
+les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans
+leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des
+musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les
+chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.
+
+A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable
+pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par
+Deloffre! Ah! ces répétitions de _Faust_! Quel bonheur indicible,
+lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer
+des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!
+
+Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de
+l'Institut--Gounod habitait place Malesherbes--nous en avons reparlé de
+ce temps où _Faust_, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté
+par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public
+qui se trompe rarement.
+
+_Vox populi, vox Dei!_
+
+Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux
+représentations de _la Statue_, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel
+succès magnifique!
+
+Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines
+représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant
+d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait
+abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la
+chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies
+d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints
+Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre,
+il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait
+faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée
+n'incommodait pas ces «augustes personnages».--«Non, fit Liszt, c'est
+toujours un encens!»
+
+ * * * * *
+
+J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail,
+l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du
+Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).
+
+Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans _Faust_, le
+chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme
+la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle
+Sedie, et un bouffe comme Zucchini!
+
+Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de
+l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même
+art parfait de la comédie.
+
+Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions,
+pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de
+nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de
+mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent,
+toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et,
+sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des
+payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma
+montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma
+première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en
+offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je
+pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.
+
+Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en
+dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis
+jamais servi de ce secours pour composer.
+
+Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et
+chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de
+m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je
+n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où
+nous logions étaient d'une acoustique rare.
+
+Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de
+l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'œil douloureux sur la
+fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à
+droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai
+laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus
+émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux
+douloureux instants de ma vie déjà si longue...
+
+En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,--chœur et
+fugue--je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première
+épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y
+pénétrait par le quai Malaquais.
+
+Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances
+habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.
+
+J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée,
+tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher.
+C'est ce qui arriva.
+
+Ayant passé le premier--nous étions six concurrents--et, comme à cette
+époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres
+candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le
+pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis
+sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.
+
+J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être
+fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car,
+tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui
+causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise
+Thomas et M. Auber.
+
+La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant
+presque la route.
+
+Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez
+Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «_Le prix!_
+m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, _J'ai le
+prix!!!_...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon
+maître, et, enfin, M. Auber...
+
+M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me
+montrant:
+
+«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura _moins_ d'expérience!»
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA VILLA MÉDICIS
+
+
+En 1863, les _grands-prix de Rome_ pour la peinture, la sculpture,
+l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois,
+Brune et Chaplein.
+
+La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous
+réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.
+
+Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!
+
+Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un
+passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys,
+alors ministre des Affaires étrangères.
+
+Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu
+prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à
+Rome, à tous les membres de l'Institut.
+
+Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites
+officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où
+demeuraient nos patrons.
+
+Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire
+gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des
+sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.
+
+Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils
+n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.
+
+M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y
+mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais
+dites-leur donc que je n'y suis pas!»
+
+Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs
+élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires.
+Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les
+élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères
+étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières
+de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on
+entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son
+élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!»
+Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi
+disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles:
+«M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante,
+et il n'est pas cher!»
+
+Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les
+admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis
+dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!
+
+Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné
+rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les
+retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq
+chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice,
+où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait
+alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand
+agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je
+passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec
+l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion,
+pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle,
+car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la
+Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O
+jeunesse!...
+
+Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.
+
+J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais
+en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme,
+seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées,
+trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les
+citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs
+troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais
+connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe
+piétinée de ses fortifications et le parfum--je dis parfum--des
+coulisses aimées!
+
+Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière
+de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et
+réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que
+l'amour-propre survit après la mort?
+
+Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan,
+cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles,
+plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes
+devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par
+le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A
+cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a
+dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.
+
+Nous fûmes très empoignés devant _la Cène_, de Léonard de Vinci. Elle se
+trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats
+autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur!
+abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture
+même.
+
+Ce chef-d'œuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura
+complètement disparu, mais non comme _la Joconde_, plus facile à
+emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est
+peinte cette fresque.
+
+Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au
+tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle
+pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de
+l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de
+Giotto, sur l'_Histoire du Christ_, j'eus l'intuition que
+Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!
+
+Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais
+pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique
+m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide
+trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de
+divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles
+de Venise.
+
+Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une
+église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu
+des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole,
+je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant
+pas aperçu le tableau, une _Santa Barbara_, je me fis conduire à un
+autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et
+menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre
+église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit,
+moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!»
+
+Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.
+
+Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter
+quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le
+chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par
+Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la
+glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à
+Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia. C'était une première traversée que je
+supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais
+constamment à la bouche en en exprimant le jus.
+
+Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à
+la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils
+furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête
+d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.
+
+L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les
+plaisanteries faites aux _nouveaux_, dits _les affreux nouveaux_.
+
+En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main,
+sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la
+Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je
+tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les
+pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur
+farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette.
+Ils comprirent, et l'on vint me repêcher.
+
+J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La
+nuit devait amener d'autres brimades.
+
+La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le
+lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les
+domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur,
+étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux
+pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur.
+La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.
+
+Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha
+pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple,
+on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une
+discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on
+vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de
+cris formidables.
+
+Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit
+immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des
+pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne
+toujours!»
+
+Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais
+un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la
+table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du _Pré aux Clercs_ y
+avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette
+même Villa Médicis.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA VILLA MEDICIS
+
+
+ * * * * *
+
+Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes
+d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci
+nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler
+une brimade de dimension.
+
+A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires
+s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous
+obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous
+étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien
+nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de
+collège nous parlaient.
+
+Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions
+entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour
+nous.
+
+La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant
+bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole,
+nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des
+vallonnements du célèbre _Campo Vaccino_, dont la reproduction,
+conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'œuvre de notre Claude
+Le Lorrain.
+
+A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes
+fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce
+lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis
+dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces
+jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et
+enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel
+des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande
+pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais
+d'Ostie.
+
+Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de
+Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à
+caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après,
+nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions
+indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande
+croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire.
+Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai,
+je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le
+Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.
+
+Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où
+un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la
+Villa Médicis. Ce fut en vain.
+
+Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point
+que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme
+un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue.
+
+La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre
+que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste,
+où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs.
+Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de
+la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste,
+en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut
+mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme
+le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait
+me ramener sur le bon chemin.
+
+Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui
+m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon
+était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de
+Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut,
+m'avait accompagné jusqu'à mon logis.
+
+M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe
+de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de
+superbes glands d'or.
+
+Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui
+ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses
+études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la
+Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de
+ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants
+de l'Académie de France à Rome.
+
+La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui
+l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé
+de ce soin.
+
+La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours.
+Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient
+plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de
+l'arrivée.
+
+J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié.
+
+Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain:
+
+On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans
+fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce
+débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la
+circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui
+avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de
+manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre
+Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une
+petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait,
+l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait,
+en jetant ces mots: «Fais pas attention... je suis souffrant... Ça
+passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami
+avait là un voisinage bien mal placé!
+
+La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa
+véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la
+Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y
+exécuta durant son séjour!
+
+Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs
+bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise,
+elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un
+tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions
+participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par
+les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des
+fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des
+balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement,
+Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la
+_Femme_, pour faire suite à son livre sur l'_Amour_, dut avoir sous les
+yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les
+nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.
+
+Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la
+bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans
+ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments
+italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart
+à des commerçants allemands.
+
+O Progrès, que voilà bien de tes coups!
+
+Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre
+chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de
+la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux
+pensionnaires.
+
+Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là,
+d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme
+président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts.
+
+«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de
+l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme
+de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses
+fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome,
+après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant
+d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se
+signa.»
+
+ * * * * *
+
+Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au
+moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier
+de son geste.
+
+Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le
+désirait.
+
+Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son
+cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la
+Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en
+compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa
+gloire il venait de revoir pour la dernière fois...
+
+ * * * * *
+
+A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour
+Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à
+l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à
+Naples!...
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LA VILLA MÉDICIS
+
+
+ * * * * *
+
+Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient
+leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un
+si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui!
+
+Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit
+j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait
+incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi.
+
+Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière
+scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.
+
+En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse
+rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt
+sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin.
+
+Ces mesures devinrent les premières notes de _Marie-Magdeleine_, drame
+sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.
+
+J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.
+
+Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont
+habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi,
+vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous
+en était réservé.
+
+C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les
+fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci
+fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la
+région italienne dès qu'on a passé le Var.
+
+Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette
+et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec
+les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.
+
+Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois
+complets de flanelle blanche à larges raies bleues.
+
+_Risum teneatis_, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez
+vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure.
+
+Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une
+insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les
+passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en
+demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de
+la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un
+costume presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation
+nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous
+allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous
+les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet
+de galérien!
+
+Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée
+Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles
+d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été
+entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de
+ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases!
+
+Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve,
+dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes
+tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de
+flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco.
+
+A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai
+Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui
+représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise
+aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à
+cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de
+Capri.
+
+Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples
+sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en
+orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de
+couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison
+où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la
+_Jérusalem délivrée_. Un simple buste en terre cuite orne la façade de
+cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui
+fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec
+l'Orient était considérable.
+
+A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des
+capucins.
+
+Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon Ier
+attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la
+nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux!
+Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la
+ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats!
+
+Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui
+nous conduisit à Capri.
+
+Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10
+heures du soir...
+
+Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze
+kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds
+au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'œil découvre l'un des
+plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.
+
+En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage
+épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames
+furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui
+hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de
+Naples.
+
+Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et
+de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l'ordre de
+revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du
+Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui
+regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant
+le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint
+Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla
+avec sa permission.
+
+Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante.
+Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.
+
+Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il
+était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des
+lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants,
+les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs
+exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une
+image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand
+bonheur du peuple.
+
+Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son
+idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté
+quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la
+suite.
+
+L'automne nous ramena à Rome.
+
+J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les
+lignes suivantes:
+
+«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités
+vingt Transtévérins et Transtévérines,--plus six musiciens, aussi du
+Transtévère! Tous en costume!
+
+«Le temps était splendide et le coup d'œil uniquement admirable,
+lorsque nous avons été dans le «Bosco», _Mon Bois sacré_, à moi! Le
+soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête
+s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé _a giorno_, par nos
+soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement
+enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux
+Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;--les
+femmes, surtout, estimaient fort notre punch!»
+
+ * * * * *
+
+Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se
+préparait.
+
+Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour
+suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se
+célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran
+furent celles qui me frappèrent le plus.
+
+Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs,
+étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du
+Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.
+
+La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et
+j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que
+j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement
+la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes,
+tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée
+de colonnes provenant de temples antiques.
+
+Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux
+trois cents marches qui mène à l'église de l'Ara-Cœli, deux dames
+dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut
+délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.
+
+Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se
+préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se
+trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à
+l'Ara-Cœli.
+
+Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome,
+avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée
+à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses
+études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.
+
+Liszt me désigna aussitôt à elle.
+
+J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne
+désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le
+charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.
+
+Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune
+fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la
+compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de
+mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses
+comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà
+de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à
+l'Ara-Cœli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes
+séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin
+parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines!
+N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie?
+
+Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne
+vous fais point mes confidences.
+
+Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme
+de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois
+kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols,
+percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un
+souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et
+à sa famille de connaître cet endroit incomparable.
+
+Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me
+rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses _Promenades
+archéologiques_ de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui
+furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour
+amener à Turnus une partie de ses troupes.
+
+La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis
+pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait
+en moi une indéfinissable tristesse.
+
+Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai
+les brouillons de ma _Première Suite d'orchestre_.
+
+Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes
+sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en
+servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du _Cid_.
+
+Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement
+pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la
+gare, dans la soirée.
+
+Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en
+contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.
+
+Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour
+des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois,
+quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces
+souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent
+rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les
+frais d'expédition.
+
+Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût
+complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était
+Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses
+adieux!...
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE RETOUR A PARIS
+
+
+Réunis à la gare _dei Termini_, voisine des ruines de Dioclétien, mes
+camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force
+embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait
+eût complètement disparu à l'horizon.
+
+Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie,
+alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par
+cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne
+m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce
+lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au
+sommeil.
+
+Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence.
+
+Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des
+plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une
+des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait
+que je n'y étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades
+m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes
+devant tous ces chefs-d'œuvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y
+revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces
+Michel-Ange, ces Raphaël.
+
+De quel œil délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor
+inestimable qu'est la _Vierge à la chaise_, de Raphaël, chef-d'œuvre
+de la peinture, puis la _Tentation de saint Antoine_, par Salvator Rosa,
+visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la _Vénus_,
+de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les
+Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations.
+
+Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le
+palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la
+corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps
+modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti,
+dessiné par Tribolo et Buontalenti.
+
+Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le
+bois de Boulogne de Florence, la _promenade les Cascine_, à la porte et
+à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de
+fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de
+Florence, cette ville qu'on a surnommée l'_Athènes de l'Italie_.
+
+Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par
+mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un
+paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que
+j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier le tour vraiment
+poétique. En voici la traduction:
+
+ _Il est sept heures, l'air en tremble encore!
+ Sono le sette, l'aria ne treme ancora!..._
+
+ * * * * *
+
+Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour.
+
+Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand
+on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de
+Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui
+l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du
+Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois
+chefs-d'œuvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou
+le _Dôme de Pise_, le campanile, plus connu sous le nom de _Tour
+penchée_, et enfin le _Baptistère_.
+
+Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre
+dont la terre fut apportée de Jérusalem.
+
+Il me sembla que la _Tour penchée_ voulut bien attendre que je sois
+passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de
+Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont
+l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses
+expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce
+qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui,
+chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à toute volée, n'ont
+jamais compromis la résistance de sa curieuse construction.
+
+Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon
+voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence,
+et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par
+la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis
+par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui
+dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un
+capricieux ballon.
+
+La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans
+des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des
+monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense.
+
+Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin
+parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout
+ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité,
+avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le
+lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à
+d'incalculables profondeurs.
+
+Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en
+moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par
+cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et
+que ma vie allait y commencer.
+
+De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien
+quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le
+froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon
+wagon.
+
+Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon!
+Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien
+des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville?
+
+Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu,
+tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,--et celui que
+je retrouvais sombre et gris, si maussade!
+
+Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la
+somme de... deux francs!
+
+ * * * * *
+
+Quand j'arrivai chez ma sœur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine
+aussi!
+
+Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me
+servirent à acheter ce _vade mecum_ indispensable: un parapluie! Je ne
+m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie.
+
+Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances,
+où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année.
+A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille
+francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune!
+
+L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué
+une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout.
+
+De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais
+au centre de ce Paris agité et bruyant.
+
+Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis
+qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que
+j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, _la
+Source_, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis
+diriger un chœur délicieux chanté par des dames du monde, et je me
+dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un chœur! Et il sera chanté!» Il
+le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le
+premier prix au concours de la Ville de Paris.
+
+De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand
+Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale
+d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs
+amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et
+c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement
+inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète
+dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le _Poème
+d'Avril_, tiré des exquises poésies de son premier volume.
+
+Puisque je parle du _Poème d'Avril_, je me souviens de la belle
+impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à
+un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse,
+chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre
+démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de _Faust_, je
+n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de
+suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la
+Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des œuvres de
+Meyerbeer.
+
+Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu.
+
+Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la
+rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand
+jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit:
+«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de
+la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous
+voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur.
+
+Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le _Poème
+d'Avril_, qui venait de recevoir de si pénibles accueils.
+
+Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en
+avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après,
+les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème:
+
+ Que l'heure est donc brève
+ Qu'on passe en aimant!
+
+Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand
+encouragement.
+
+Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient
+plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas,
+prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita
+dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de
+l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître
+m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit.
+
+J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer
+dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs.
+Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent
+gagné avec ma musique.
+
+ * * * * *
+
+La santé de Paris s'était améliorée.
+
+Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du
+village d'Avon, près de Fontainebleau.
+
+Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste
+Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes
+témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de
+moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui
+piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent
+presque d'entendre l'allocution du brave curé.
+
+Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle
+compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore.
+
+Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied
+dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au
+milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée
+des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le
+tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire:
+
+ Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.
+
+Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer,
+au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes,
+souvent.
+
+Je corrigeai là les épreuves du _Poème d'Avril_ et des dix pièces pour
+piano.
+
+Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de
+compositeur était-elle commencée?
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+LE DÉBUT AU THÉÂTRE
+
+
+Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un
+ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'œil et
+réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande,
+les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me
+confier un ouvrage en un acte. Il était question de _la Grand'Tante_,
+opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.
+
+Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je
+regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet
+ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi.
+
+Les études commencèrent l'année suivante.
+
+Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de
+m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient
+connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé,
+Gounod, Meyerbeer!...
+
+J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si
+heureux!
+
+Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier
+amour!
+
+Moins la croix, j'avais tout.
+
+La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de
+sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et
+Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les
+délices de l'Opéra-Comique.
+
+Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira.
+On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de
+dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans
+plus tard, je devais confier la création de _Manon_.
+
+A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas
+conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci,
+celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous
+que j'étais complètement satisfait et heureux.
+
+J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces
+coulisses qui me rappelaient _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, à
+laquelle j'avais assisté en cachette.
+
+Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle
+fut comique!
+
+Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation.
+
+A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots
+fascinateurs, si gros de promesses:
+
+ _Première représentation de la «Grand'Tante»_
+
+ Opéra-comique en 1 acte.
+
+Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer
+qu'à l'annonce de la seconde représentation.
+
+Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, _le Voyage
+en Chine_, de Labiche et François Bazin.
+
+Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes
+et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à
+son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir
+eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois
+après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut.
+C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du
+dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.
+
+Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau
+se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de
+mon cher ami, Jules Adenis. Mon cœur palpitait d'anxiété, saisi par
+ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme,
+comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! _un
+peu enfantin!_
+
+La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de
+rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons
+bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!»
+
+Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait:
+
+La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête.
+Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul
+entra, en disant ces mots du poème:
+
+ Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant!
+
+lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria:
+
+ Enfin... voici donc un visage!...
+
+A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous
+avions entendus...
+
+La pièce, cependant, continua sans autre incident.
+
+On bissa les couplets de Mlle Girard.
+
+ Les filles de la Rochelle...
+
+On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante,
+Heilbronn.
+
+L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le
+régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un
+chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et
+tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas
+entendus.
+
+C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient
+faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la
+presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se
+ganta de velours.
+
+Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut
+bien déverser sur l'œuvre quelques-unes de ses étincelantes
+paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.
+
+_La Grand'Tante_ était jouée en même temps que le _Voyage en Chine_,
+gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le
+ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze
+représentations, cela ne chiffrait guère.
+
+La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans
+l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte
+pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce
+témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait
+intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants.
+
+A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec
+laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il
+arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait
+m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur
+est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque
+je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie
+cessât.
+
+Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps,
+furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous
+eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je
+n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que
+j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais
+écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint de la lui
+envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.
+
+J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il
+m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur
+génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à
+faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du
+théâtre.
+
+Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité,
+n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à
+l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons
+lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu
+savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties
+d'orchestre.»
+
+A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il,
+d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de
+moi?
+
+--Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il
+une fugue? une marche? un nocturne?...
+
+--Exactement, me répondit-il.
+
+--Mais alors, fis-je, c'est ma suite!...
+
+Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages,
+raconter l'aventure à ma femme et à sa mère.
+
+Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu.
+
+Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le
+surlendemain, dimanche.
+
+Que faire pour entendre ce que j'avais écrit?
+
+Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule
+compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l'on
+restait debout.
+
+Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.
+
+Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin,
+siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta,
+applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce
+trouble-fête était donc manqué.
+
+Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au
+cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt.
+
+Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents
+d'avoir entendu cet ouvrage.
+
+On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première
+page, dans le _Figaro_, Albert Wolf n'eût consacré un long article,
+aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et
+railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade
+Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable
+courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert
+Wolf.
+
+Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand
+cœur qui battait en lui.
+
+Reyer, de son côté, me consola de l'article du _Figaro_ par ce mot
+curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les
+imbéciles, sont susceptibles de se tromper!»
+
+Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta
+tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre
+importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il
+pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien que, par la
+suite, il devint mon plus fervent ami.
+
+Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je
+n'attendis pas le lendemain pour y prendre part.
+
+Je concourus donc pour la cantate _Prométhée_, l'opéra-comique _le
+Florentin_, et l'opéra _la Coupe du Roi de Thulé_.
+
+Le résultat ne me donna rien.
+
+Saint-Saëns eut le prix avec _Prométhée_, Charles Lenepveu fut couronné
+avec _le Florentin_, ma place fut la troisième, et, avec _la Coupe du
+Roi de Thulé_, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra,
+dans des conditions merveilleuses d'interprétation.
+
+Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en
+balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de
+temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si
+belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que
+ton ouvrage y soit représenté!»
+
+Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là!
+
+Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages
+d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des
+passages pour mes ouvrages successifs.
+
+J'étais battu, mais non abattu.
+
+Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me
+présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de _Mignon_ et
+d'_Hamlet_.
+
+Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me
+confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé
+_Méduse_.
+
+J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12
+juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques
+jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue
+Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer
+cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction.
+
+Émile Perrin était absent.
+
+Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au
+revoir! sur la scène de l'Opéra!»
+
+Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où
+j'habitais.
+
+J'allais être heureux...
+
+Mais l'avenir était trop beau!
+
+Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de
+la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le
+revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui
+semblait devoir être décisive pour moi.
+
+Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra!
+Adieu, adieu aussi aux miens!
+
+C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs,
+qui allait ensanglanter le sol de notre France!
+
+Je partis.
+
+ * * * * *
+
+Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je
+ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers
+enfants, vous en épargner les lugubres récits.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+AU LENDEMAIN DE LA GUERRE
+
+
+La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous
+retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau.
+
+Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait
+peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne
+devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de
+papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin,
+sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des
+traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du
+ministère des Finances.
+
+En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au
+travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de
+leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les _Scènes Pittoresques_. Je
+les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe, l'auteur de _Patrie_,
+qui fut plus tard mon confrère à l'Institut.
+
+Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant
+de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en
+moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est
+ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée
+quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet.
+
+On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus
+tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile
+Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de
+Théophile Gautier.
+
+Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle
+gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du
+style, ainsi qu'on l'a appelé!
+
+Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat
+m'emmena avec lui.
+
+Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète!
+Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle
+vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses
+moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances!
+
+Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats.
+Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis
+aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur
+maître.
+
+Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que
+j'étais musicien et qu'un ballet, signé de son nom, m'ouvrirait les
+portes de l'Opéra.
+
+Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: _le Preneur de
+rats_ et _la Fille du roi des Aulnes_. Pour ce dernier sujet, le
+souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au
+directeur de l'Opéra l'offre du _Preneur de rats_.
+
+Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans
+l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien.
+
+Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que
+je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route.
+
+Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur
+les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au
+théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie
+antique: _Les Erinnyes_, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes
+de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé.
+
+Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste
+Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées
+par Leconte de Lisle, en personne.
+
+Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de
+Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait
+égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme
+incrusté et à travers lequel l'œil brillait du plus fulgurant éclat.
+
+Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait
+pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on
+accable tant de poètes. Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que
+la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et
+estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art.
+D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que
+sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en
+volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse
+d'appréciation!
+
+Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont
+j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre.
+
+Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer
+quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique
+des _Erinnyes_.
+
+Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans
+cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au
+lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel--cela aurait
+produit un ensemble mesquin--j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36
+instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y
+adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto
+et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint.
+
+Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental
+inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens.
+
+Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune
+collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du
+théâtre,--que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop tôt
+pour la scène!--je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de
+l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet
+ouvrage: _Don César de Bazan_.
+
+Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la
+déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune
+débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy.
+
+L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce
+point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre.
+
+Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs _bis_, ainsi que
+l'_Entr'acte-Sevillana_. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il
+quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières,
+l'auteur de _Dimitri_, plaida vainement ma cause à la Société des
+auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on
+n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait
+encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! _Don
+César_ ne devait plus être joué.
+
+Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de
+province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il
+fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non
+gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai
+1887, comme l'avait été mon premier ouvrage.
+
+Une force invincible et secrète conduisait ma vie.
+
+J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme
+Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de
+musique.
+
+Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré:
+_Marie-Magdeleine_.
+
+A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon
+de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance
+de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même.
+
+Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée
+vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion
+inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»--«Un ouvrage de jeunesse,
+_Marie-Magdeleine_, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui
+dis-je.--«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre
+Marie-Magdeleine.»
+
+Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix:
+
+ O bien-aimé! Sous ta sombre couronne...
+
+Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce
+à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée
+presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à
+l'Odéon, le _Concert National_. Ce nouveau concert populaire eut pour
+chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire,
+choisi déjà par moi pour diriger les _Erinnyes_.
+
+La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre
+jeunesse, y compris César Franck, dont les œuvres sublimes n'étaient
+pas encore répandues.
+
+Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine était devenu un
+véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo,
+Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement
+et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand
+art qui devait illustrer leur vie.
+
+Les cinq premiers programmes du _Concert National_ furent consacrés à
+César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint
+à l'exécution complète de _Marie-Magdeleine_.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+DE LA JOIE.--DE LA DOULEUR.
+
+
+La première lecture d'ensemble de _Marie-Magdeleine_ eut lieu un matin,
+à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui
+avait autrefois servi aux séances de quatuors.
+
+Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait
+devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de
+l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après.
+
+Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre.
+
+Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste
+très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique
+remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une
+femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.
+
+Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public habituel des
+répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses
+portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de
+personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le
+privilège le plus enviable.
+
+La presse y assistait également.
+
+Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes
+très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à
+faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils
+allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie!
+
+Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la
+salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour
+l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates.
+
+Le premier écho de _Marie-Magdeleine_ ne devait m'arriver qu'à Naples.
+Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours
+si bon Ambroise Thomas.
+
+Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui
+marquait mes pas dans la carrière artistique:
+
+ «Paris, 12 avril 1873.
+
+ «Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être
+ le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je
+ ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que
+ j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau
+ succès...
+
+ «Voilà une œuvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle
+ est bien de _notre temps_, mais vous avez prouvé qu'on peut
+ marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et
+ mesuré.
+
+ «Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému.
+
+ «J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde.
+
+ «Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame
+ sublime!
+
+ «Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des
+ tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré
+ coloriste en gardant le charme et la lumière...
+
+ «Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera.
+
+ «Au revoir; je vous embrasse de tout cœur.
+
+ «Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet.
+
+ «AMBROISE THOMAS.»
+
+Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir,
+tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait.
+
+J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le
+bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le
+domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la
+main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui
+avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du _Journal des
+Débats_ y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa
+signature, un article faisant de mon œuvre le plus brillant éloge, un
+des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus.
+
+J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité
+Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si
+captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela
+au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus
+indicible des ravissements.
+
+Une semaine après, nous étions à Rome.
+
+A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très
+gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie
+de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert.
+
+Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres
+ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries
+de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les
+tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.
+
+A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques
+passages de _Marie-Magdeleine_. Des nouvelles flatteuses lui en étaient
+venues de Paris.
+
+Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce
+fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à
+manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à
+côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un
+atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le
+_Gloria Victis_, ce splendide chef-d'œuvre destiné à immortaliser le
+nom de Mercié.
+
+Venant de vous parler de _Marie-Magdeleine_, je vous confesserai, mes
+chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage
+devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me
+fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction.
+Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré.
+
+Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le
+premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma
+part, je l'en remercie grandement.
+
+Notre première Marie-Magdeleine, _au théâtre_, fut Lina Pacary. La voix,
+la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette
+création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna _Ariane_,
+l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès
+ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.
+
+L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui
+fit représenter l'œuvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne
+fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno
+Ackté et Salignac.
+
+_Marie-Magdeleine_ m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher
+souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades
+idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.
+
+Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète
+et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un
+quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie.
+
+Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme
+on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres:
+«Il en joue comme Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant
+coloriste!
+
+Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas!
+quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.
+
+A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai
+habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de
+Jules Adenis: _les Templiers_.
+
+J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais
+inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses
+situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.
+
+Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si
+catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux
+cents pages que je venais de lui soumettre.
+
+Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai
+d'aller voir mon collaborateur de _Marie-Magdeleine_, Louis Gallet,
+alors économe à l'hôpital Beaujon.
+
+Je sortis de cet entretien avec le plan du _Roi de Lahore_. Du bûcher du
+dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais
+abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième
+ciel pour moi!
+
+Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder _les
+Concerts de l'Harmonie sacrée_ dans le local du Cirque des
+Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à
+faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle
+excellente pour de grands concerts une pelouse dans les
+Champs-Élysées!)
+
+On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces
+concerts.
+
+Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à
+Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité
+Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'_Ève_, mystère en trois
+parties.
+
+L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait
+d'accord.
+
+L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme
+Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.
+
+_Les Concerts de l'Harmonie sacrée_ eurent à leur programme du 18 mars
+1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu.
+
+Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle
+complètement vide,--c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai,
+car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des
+exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre,
+dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon
+ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux
+_Concerts de l'Harmonie sacrée_.--Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que
+j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux,
+alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra!
+
+Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me
+communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième
+partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que
+tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte
+remercier Lamoureux.
+
+Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des
+musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes
+confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison.
+Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et
+manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.
+
+Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux!
+
+Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du
+succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et
+montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde.
+
+Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais
+dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des
+concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de
+venir voir ma mère très malade.
+
+Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui
+avais envoyé des places pour elle et ma sœur. J'étais certain
+qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert.
+
+Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur
+le palier, ma sœur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces
+mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...»
+
+Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de
+l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au
+moment où il semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages!
+
+Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le
+lendemain. Ma sœur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes
+surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible
+spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous
+êtes porté pour la croix!»
+
+Pauvre mère, elle eût été si fière!...
+
+ * * * * *
+
+
+ «21 mars 75.
+
+ «CHER AMI,
+
+ «Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que
+ j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le
+ «Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la
+ joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le
+ succès de votre _Ève_. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour
+ l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du
+ signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle œuvre
+ a remué dans mon cœur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est
+ celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas.
+ Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase
+ d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui
+ faudra souffrir pour mon nom».
+
+ «Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous
+ sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint
+ pas l'oiseau du ciel.
+
+ «A vous de tout mon cœur.
+
+ «CH. GOUNOD.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+DÉBUT A L'OPÉRA
+
+
+La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en
+m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce
+fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes,
+l'été suivant, Fontainebleau.
+
+Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris,
+le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,--Bizet qui avait été un
+camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel
+j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son
+âge.
+
+La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait
+croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette
+_Carmen_, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui
+étaient chargés de la juger une œuvre contenant de bonnes choses,
+quoique bien incomplète, et aussi--que n'a-t-on pas dit alors?--un
+sujet dangereux et immoral!...
+
+Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!...
+
+Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai
+de me reprendre à la vie, en travaillant à ce _Roi de Lahore_ qui
+m'occupait déjà depuis bien des mois.
+
+L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en
+étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté,
+je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.
+
+Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne
+restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées
+apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire
+imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe,
+mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!...
+L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène,
+je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes
+reprises.
+
+Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours
+suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène
+paradisiaque.
+
+Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez
+nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.
+
+J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes
+travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons
+remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la
+plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on
+faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du
+matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant
+encore...
+
+Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes
+à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille.
+J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du
+_Roi de Lahore_, entreprise plusieurs années déjà.
+
+Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur
+qu'un travail vous a procuré!...
+
+J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano
+que je venais d'achever.
+
+Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il
+jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là
+l'écueil, le point obscur de l'avenir...
+
+Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à
+l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des
+_Promenades_, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à
+mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: _La Vierge_.
+
+Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite,
+les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer
+découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers
+enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir
+de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette
+crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte.
+
+Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention de persécuter
+Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.
+
+Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au
+Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on
+était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon
+maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du
+jury.
+
+Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui
+désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à
+votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je
+devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.
+
+On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès
+dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux
+tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.
+
+La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et
+qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.
+
+L'ameublement était dans le style de Napoléon Ier.
+
+Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez
+vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises
+au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout,
+à des tables séparées.
+
+La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les
+concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du
+salon dont je vous ai parlé.
+
+Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m'apercevant, il eut un
+sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me
+dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le
+premier échelon!»
+
+--Que faut-il accepter? lui dis-je.
+
+--Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix.
+
+Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva,
+alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non
+sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir
+avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de
+l'écritoire du président!
+
+Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise
+et d'un encouragement profond?
+
+Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur.
+
+Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans
+mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez
+jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait
+flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants,
+que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule
+cependant, puisque je la fais sincèrement?
+
+Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je
+songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au
+coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M.
+Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en
+médiocre estime dans la _grande maison_, à la suite du refus de mon
+ballet: _Le Preneur de rats_.
+
+M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche.
+
+--Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi!
+
+J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole.
+
+--Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra?
+répondis-je tout interdit.
+
+--Et si je le veux, moi!
+
+--Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, _le Roi
+de Lahore_, avec Louis Gallet.
+
+--Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et
+apporte-moi tes feuilles.
+
+Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à
+Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à
+ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu
+jusqu'alors.
+
+Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y
+attendait déjà.
+
+Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la
+superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.
+
+Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de
+l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture
+complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains
+brisées de fatigue...
+
+Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et
+que Gallet et moi nous nous disposions à sortir:
+
+--Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie?
+
+Je regardai Gallet avec stupéfaction.
+
+--Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?...
+
+--L'avenir te le dira!»
+
+A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre
+appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta
+un bulletin de l'Opéra, avec ces mots:
+
+
+ _Le Roi._
+
+ _2 heures._--_Foyer._
+
+ Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké--dont
+ les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus
+ tard:--Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.
+
+ Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était,
+ d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le
+ fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la
+ répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée
+ «générale».
+
+ Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage
+ avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le
+ personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un
+ débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à
+ la première représentation.
+
+ Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon
+ qui aimait la jeunesse et la protégeait!
+
+ La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï;
+ l'interprétation, de premier ordre...
+
+ La première du _Roi de Lahore_, qui eut lieu le 27 avril 1877,
+ marque une date bien glorieuse dans ma vie.
+
+ Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert
+ laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte,
+ avec ces mots:
+
+ _Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!_
+
+ Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable
+ pénétration d'esprit de celui qui a écrit _Salammbô_ et l'immortel
+ chef-d'œuvre qu'est _Madame Bovary_.
+
+ Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand
+ artiste Charles Garnier les lignes suivantes:
+
+ «Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais,
+ sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton
+ œuvre et que je la trouve _admirable_. Ça, c'est la vérité.
+
+ «Ton
+
+ «CARLO.»
+
+
+La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois
+auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir
+s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par
+l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes
+aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on
+parle de l'œuvre d'une si haute magnificence de Charles Garnier,
+c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: _Quel
+bon théâtre_! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public
+qui rend à Garnier un légitime et juste hommage!
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+THÉÂTRES D'ITALIE
+
+
+Les représentations du _Roi de Lahore_ à l'Opéra se succédaient, très
+suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car
+je n'allais déjà plus au théâtre.
+
+Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je
+l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne,
+travailler à la _Vierge_.
+
+J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio
+Ricordi, qui avait entendu le _Roi de Lahore_ à l'Opéra, s'était mis
+d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.
+
+Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en
+italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils
+devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il
+m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer _le Roi de Lahore_ au
+lendemain de ses premières représentations.
+
+Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à
+Turin.
+
+Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades,
+pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un
+enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de
+1878.
+
+Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1er février
+1878.
+
+Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de
+Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la
+faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo
+Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui
+s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des
+plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos
+jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des
+arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.
+
+Il existait au Regio des mœurs tout à fait différentes de celles que
+l'on pratique à Paris, mœurs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard,
+en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence
+complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement
+chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel.
+L'orchestre était soumis aux moindres intentions du _direttore_
+d'orchestre.
+
+Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la
+suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des
+mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les
+_Masques_ (_Tutti in maschera_). Sa mort survint dans des circonstances
+tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant:
+«Es-tou content? Je le suis tant, moi!»
+
+Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il
+possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre
+en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés.
+Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que
+j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le
+croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien.
+
+Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor:
+Cinq et Cinq font dix! (_Cinque e cinque fanno dieci_).
+
+Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le
+baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.
+
+Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et
+moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à
+Rome, où _Il Re di Lahore_ eut les honneurs d'une première
+représentation, le 21 mars 1879.
+
+J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi
+le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand
+mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne,
+et sa plus jeune sœur, charmante également.
+
+Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange,
+fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la
+première représentation du _Barbier de Séville_ au Théâtre Argentina, à
+laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini,
+la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir
+écrit le _Barbier de Séville_ et _Guillaume Tell_ est, en vérité,
+l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus
+puissante!
+
+J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis.
+Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant
+pis, mettons: acclamé!
+
+J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.
+
+Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma
+chambre--j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard--un
+billet portant ces mots:
+
+ «Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas
+ dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme!
+ Mais je suis bien content pour vous!
+
+ «Votre vieil ami,
+
+ «DU LOCLE.»
+
+Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment
+de _Don César de Bazan_!
+
+Je courus l'embrasser.
+
+La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et
+du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures
+dans mes souvenirs.
+
+J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intrônisé.
+Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue
+antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous
+agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main
+droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier
+lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le
+Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits
+pour mon art.
+
+A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me
+rappela tout à fait celle de Pie IX.
+
+A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du
+Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine
+Marguerite.
+
+Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous
+attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs
+de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un
+piano droit.
+
+Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.
+
+J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons
+que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant
+évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: _La Regina_ (la
+Reine!), puis, plus rapprochée: _La Regina!_ en suite, plus près encore:
+_La Regina!_ après et plus fort: _La Regina!_ et enfin, dans le salon
+voisin, d'une voix éclatante: _La Regina!_ Et la reine parut dans le
+salon où nous étions.
+
+Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.
+
+D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle
+n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre _il Capolavoro_ du maître
+français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle
+ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre
+quelques motifs de l'opéra?»
+
+N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout,
+lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je
+m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition
+si adorablement demandée.
+
+Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux
+accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le
+marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute
+courtoisie.
+
+Un quart d'heure après, j'étais _via delle Carrozze_, rendant visite à
+Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris.
+
+Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité
+des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape,
+Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi!
+
+Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique
+noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement,
+mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me
+répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais
+on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.»
+
+Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre
+ambassadeur, le duc de Montebello. A la demande de la duchesse, je
+recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La
+duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de
+cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la
+fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses
+dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse.
+
+Quelles heures inoubliables encore!
+
+Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade
+(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.
+
+Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver
+que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à
+Fontainebleau, et terminai _la Vierge_.
+
+Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa
+d'Este.
+
+Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses,
+pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans
+ma carrière, de leur trace ineffable.
+
+Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère
+fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en
+ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y
+trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de
+notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma
+fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands
+messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille,
+rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un
+renommé professeur italien.
+
+Arrigo Boïto, le célèbre auteur de _Mefistofele_, qui était aussi en
+villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si
+personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement
+souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre
+inoubliable dans sa création de _Lakmé_, de mon glorieux et si regretté
+Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt.
+
+Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San
+Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre),
+Giulio Ricordi, mon voisin--car ses grands établissements d'édition
+étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la
+via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele--Giulio Ricordi vint
+m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très
+inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant
+intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était
+Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes.
+
+On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous
+une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte,
+l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade.
+
+Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, _le Roi de Lahore_ fut
+représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la
+première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif
+pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.
+
+En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail
+pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au
+théâtre, quelque belles qu'elles fussent.
+
+Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent
+certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de
+Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor
+étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante,
+un cortège funéraire.
+
+Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de
+gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire,
+que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la
+file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence,
+ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout
+ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une
+grande et bien mélancolique tristesse.
+
+Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à
+reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.
+
+Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir
+la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas
+m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de
+composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de
+l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement,
+en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts,
+l'élection du successeur de Bazin étant proche.
+
+Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés
+en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la
+vérité!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT
+
+
+J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au
+Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était
+sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de
+Fontainebleau?
+
+La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au
+sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si
+heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.
+
+Si les livres ont leur destinée (_habent sua fata libelli_), comme dit
+le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale,
+inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre,
+surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés!
+
+Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi
+et le vendredi, à une heure et demie.
+
+Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir
+sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les
+conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais
+comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants
+dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait
+filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait
+inculqué.
+
+Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge,
+et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au
+travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon
+élève que vous!»
+
+Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier
+jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois,
+je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs
+impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le
+lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, _le Roi de
+Lahore_.
+
+Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le
+«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes
+compositeurs.
+
+Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les
+succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et
+combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être
+le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il
+fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.
+
+Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit
+années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à
+un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au
+Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur!
+
+Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les
+fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du
+Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui
+raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants.
+
+Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de
+leur part.
+
+Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où
+l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas!
+qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre
+plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin
+par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de
+plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé
+d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures,
+avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient
+précédées des lignes suivantes:
+
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion
+ d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage
+ de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.»
+
+Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur
+gratitude étaient ceux de: Hillemacher, Henri Rabaud, Max d'Ollone,
+Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard,
+Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier,
+Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra,
+d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier,
+Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe!
+
+ * * * * *
+
+Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à
+l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller,
+voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la
+lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me
+recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres
+n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque
+judicieuse froissait un peu ma modestie...
+
+Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que
+nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont
+j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat
+le plus en évidence.
+
+J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la
+moindre prétention à me voir élu.
+
+Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes
+leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais
+dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six
+heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant,
+qu'il savait où me trouver pour m'annoncer le résultat, quel qu'il fût.
+Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir,
+membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!»
+
+J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon
+devoir, les _Promenades d'un Solitaire_, de Stéphen Heller (ah! ce cher
+musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!),
+lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang
+se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.
+
+Un domestique entra vivement et dit:
+
+«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout
+s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux
+et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.
+
+Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par
+mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon
+concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu,
+Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par
+lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin.
+Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma
+vie!
+
+Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des
+séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire
+perpétuel.
+
+La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en
+me rendant à l'Institut pour cette réception--le frac, à trois heures de
+l'après-midi!--on aurait cru que j'étais de noce.
+
+Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore
+aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà!
+
+A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour
+assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de
+service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de
+l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser
+pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince
+Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.
+
+J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je
+me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de
+la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout
+surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait
+pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas
+voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre
+moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je
+déjeune; partagez avec moi mes œufs sur le plat!» J'acceptai et nous
+causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses
+manifestations.
+
+Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide
+ami.
+
+L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement
+ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer
+la partition d'_Hérodiade_, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient
+au nombre de mes plus sûres ressources.
+
+ * * * * *
+
+Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à
+cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt
+mille personnes y assistaient.
+
+Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs œuvres. J'eus l'honneur de
+diriger le final du troisième acte du _Roi de Lahore_. Qui ne se
+souvient encore de l'effet prodigieux de ce _Festival_, organisé par
+Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance?
+
+Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que
+Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle
+impression il avait de la salle:
+
+«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!»
+
+Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci:
+
+La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours
+à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà
+placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je
+commencerai quand tout le monde sera _sorti_!» Cette apostrophe
+ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et
+les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par
+enchantement.
+
+ * * * * *
+
+Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des _Concerts historiques_
+créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de
+musique.
+
+Il y fit exécuter ma légende sacrée: _La Vierge_. Mme Gabrielle Krauss
+et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.
+
+Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet
+ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir
+plutôt pénible.
+
+L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux
+public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce
+passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le
+prélude de la quatrième partie, _le Dernier Sommeil de la Vierge_.
+
+Quelques années plus tard, la Société des _Concerts du Conservatoire_
+donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de _la Vierge_.
+Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la
+Vierge.
+
+Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire
+la plus précieuse des revanches.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+UNE PREMIERE A BRUXELLES
+
+
+Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour
+suivre, sinon pour préparer, les représentations du _Roi de Lahore_,
+successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de
+l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la
+partition d'_Hérodiade_; elle arriva bientôt à son complet achèvement.
+
+Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce
+vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de
+mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en
+est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a
+à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux
+artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition
+sont souvent à expliquer; et les mouvements, d'après le métronome, sont
+si peu les véritables!
+
+Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes.
+Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix,
+décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer
+aussi--ce serait dans mes vœux les plus chers--à aller exprimer, en
+personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui
+connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux
+indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation
+de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient
+au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés
+et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux
+d'un inconnu pour eux.
+
+Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que
+j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs,
+d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck,
+Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes
+remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.
+
+Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville,
+près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet
+venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse
+des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces
+excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures
+par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette
+me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n'est
+qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant
+plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande
+envergure.
+
+Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut
+depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce
+voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais
+jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept
+heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf
+heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il
+désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut
+deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si
+étincelante, du célèbre académicien.
+
+Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et
+que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui
+ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce
+moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.
+
+Au commencement de 1881, la partition d'_Hérodiade_ était terminée.
+Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de
+l'Opéra. Les trois années que j'avais données à _Hérodiade_ n'avaient
+été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un
+dévouement inoubliable et bien inattendu.
+
+Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un
+théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et
+j'allai à l'Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur
+de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus
+l'honneur d'avoir avec lui.
+
+--Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec _le
+Roi de Lahore_ me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage
+_Hérodiade_?
+
+--Quel est votre poète?
+
+--Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment.
+
+--Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui...
+(cherchant le mot)... un _carcassier_.
+
+--Un _carcassier_!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un
+_carcassier_!... Mais quel est cet animal?...
+
+--Un _carcassier_, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un
+_carcassier_ est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse
+d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez
+_carcassier_, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un
+autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert.
+
+...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après
+cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du
+_Roi de Lahore_ avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue
+Richer,--ce qui signifiait l'abandon final.
+
+Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non
+loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un
+rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes
+pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le cœur
+défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon
+d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus
+salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M.
+Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.
+
+Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la
+collection des directeurs qui me montraient visage de bois?
+
+--Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand
+ouvrage: _Hérodiade_. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de
+suite, au Théâtre de la Monnaie.
+
+--Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je.
+
+--Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.
+
+--Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous
+l'inflige.
+
+--Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles.
+
+--A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le
+magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons
+seuls.
+
+Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant,
+pleurant, ce qui venait de m'arriver!
+
+Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul
+Milliet était prévenu en toute hâte.
+
+Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts,
+sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les
+répétitions d'_Hérodiade_ allaient commencer au Théâtre-Royal de la
+Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné
+un permis de circulation.
+
+On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de
+Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers,
+surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les
+remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des
+places pour le théâtre de la Monnaie!
+
+Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie
+au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui
+allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.
+
+Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési,
+m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle
+aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre
+sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du
+vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle,
+le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être
+remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a
+été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin
+de là.
+
+Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue,
+autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils
+et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et
+mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer
+l'ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le
+talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé;
+Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef
+d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury,
+Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux
+fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les chœurs.
+
+J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très
+gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser
+d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table
+chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce
+même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes
+m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!...
+Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai
+presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si
+contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser
+qu'à manger. De quoi me serais-je plaint?
+
+Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du
+théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au
+rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent,
+que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du
+séminaire, de _Manon_. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910,
+le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers.
+
+Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si
+souvent en compagnie de Reyer, l'auteur de _Sigurd_ et de _Salammbô_,
+mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes,
+lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet
+hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais
+étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses
+obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de
+l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le
+cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres
+paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de _Sigurd_ et
+d'_Esclarmonde_.
+
+Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille
+de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à
+regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées
+chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême
+adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau
+provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune
+fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté,
+n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des
+pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les
+choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons
+laissée à très bon compte!...»
+
+En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque,
+l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous
+les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître
+Gevaert.
+
+Ah! le triste jour d'hiver!...
+
+ * * * * *
+
+Les répétitions d'_Hérodiade_ se succédaient à la Monnaie. Elles
+n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes
+enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans
+les journaux du temps:
+
+«...Enfin, le grand soir arriva.
+
+Dès la veille--c'était un dimanche--le public prit la file aux abords du
+théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en
+location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et,
+tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la
+file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs
+les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.
+
+Le soir, la salle fut prise d'assaut.
+
+Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène,
+accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier
+d'ordonnance du roi.
+
+Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la
+comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem
+et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.
+
+Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du
+roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden,
+chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le
+major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du
+roi.
+
+Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de
+France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du
+cabinet et Mme Frère-Orban, etc.
+
+Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé
+bourgmestre, et les échevins.
+
+Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les
+compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud,
+Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc.,
+etc.
+
+Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit
+à l'œuvre un succès délirant.
+
+Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit
+venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et
+Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre _la Statue_.
+
+L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier
+acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène
+à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne
+parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le
+régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'œuvre en scène, dut
+enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où
+se terminait la représentation.
+
+Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la
+cour, et un arrêté royal paraissait au _Moniteur_, le nommant chevalier
+de l'Ordre de Léopold.
+
+Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse
+européenne, qui le célébra presque sans exception en termes
+enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista
+obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui
+réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de
+l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...
+
+ * * * * *
+
+_Hérodiade_, qui a fait sa première apparition sur la scène de la
+Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement
+brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de
+Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs
+reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911,
+à la distance donc de bientôt trente ans. _Hérodiade_ avait dépassé
+depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.
+
+ * * * * *
+
+Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!...
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE
+
+
+Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux
+même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois
+actes: la _Phœbé_, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne
+m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais
+énervé, impatienté!
+
+Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux
+auteur de tant d'œuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était
+dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures
+merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol,
+qu'il habitait au 30 de la rue Drouot.
+
+Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre
+grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que,
+souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui
+apportais des nouvelles de notre _Phœbé_:
+
+--C'est terminé? me fit-il.
+
+A ce bonjour, je ripostai _illico_, d'un ton moins assuré:
+
+--Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais!
+
+Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était
+extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un
+ouvrage me frappa comme une révélation.
+
+--_Manon!_ m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.
+
+--_Manon Lescaut_, c'est _Manon Lescaut_ que vous voulez?
+
+--Non! _Manon_, _Manon_ tout court; _Manon_, c'est _Manon_!
+
+Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec
+ce délicieux et délicat esprit, cet homme au cœur tendre et charmant
+qu'était Philippe Gille.
+
+--Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous
+raconterai ce que j'aurai fait...
+
+En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au
+cœur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc
+chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je
+trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de _Manon_!
+Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.
+
+L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve
+réalisé.
+
+Bien que très enfiévré par les répétitions d'_Hérodiade_, et fort
+dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à
+_Manon_ au courant de l'été 1881.
+
+Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à
+Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq
+heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors,
+tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans
+le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour
+amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai
+l'acte de Transylvanie.
+
+Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées
+s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver,
+si possible, à la perfection!
+
+Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en
+temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère!
+
+Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à
+Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de
+sa belle forêt!
+
+Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début
+de l'été 1882.
+
+Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux
+en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume
+de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de _l'Indépendance
+belge_. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très
+en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française.
+
+C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa
+physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien
+celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers
+et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les
+paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les
+aimaient.
+
+Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce
+rôle, dans _Hérodiade_, pendant toute la nouvelle saison, était allée se
+fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon
+ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les
+manuscrits des premiers actes de _Manon_, je risquai devant lui et notre
+belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai
+de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.
+
+Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation
+à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement
+amusantes.
+
+Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt
+apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me
+fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant
+appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller
+installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu
+l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer--ce fut pendant l'été
+de 1882--dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des _Mémoires d'un
+homme de qualité_. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y
+trouvait encore.
+
+Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt
+sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la
+résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et
+exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches
+haleines de leur museau humide...
+
+ * * * * *
+
+Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'œuvre
+terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de
+Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac
+et Philippe Gille. _Manon_ fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes
+amis en parurent charmés.
+
+Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter:
+
+--Que n'ai-je vingt ans de moins!
+
+Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût
+sur la partition, et je la lui dédiai.
+
+Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du
+côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe
+distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup,
+certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne
+sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le
+voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le
+cœur que j'y avais mis.
+
+Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier,
+des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la
+copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler
+chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.
+
+A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles
+Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris,
+m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant--plus tard Mme
+Vaillant-Couturier--la charmante artiste dont je viens de parler, y
+tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle
+avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune
+fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (_proh
+pudor!_) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son
+souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que
+je voyais sans cesse devant moi en travaillant!
+
+Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à
+l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et
+ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur.
+
+--_Illustre maître_, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène?
+Vous êtes ici chez vous, vous le savez!...
+
+--Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra
+nouveau...
+
+--_Cher monsieur_, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant
+m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder.
+
+--Pour de bon?
+
+--Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon
+théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, _bibi_?
+
+Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et
+d'autre.
+
+Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent
+marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout
+fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du
+théâtre.
+
+A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.
+
+--Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante?
+
+--Heilbronn! m'écriai-je.
+
+--Elle-même!...
+
+Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier
+ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la
+première fois sur la scène.
+
+--Chantez-vous encore?
+
+--Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me
+manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle!
+
+--J'en ai un: _Manon_!
+
+--_Manon Lescaut?_
+
+--Non: _Manon_... Cela dit tout:
+
+--Puis-je entendre la musique?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Ce soir?
+
+--Impossible! Il est près de minuit...
+
+--Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là
+quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon
+appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera
+ouvert, le lustre allumé...
+
+Ce qui fut dit fut fait.
+
+Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie
+sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.
+
+Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes.
+A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais
+c'est ma vie, cela!...»
+
+Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre
+de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon œuvre.
+
+Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement.
+
+L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations
+consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!...
+
+...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur
+souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous
+apporte le jour de l'éternelle séparation.
+
+Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.
+
+A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes.
+_Manon_ fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl
+Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200e.
+
+Une gloire m'était réservée pour la 500e. Ce soir-là, Manon fut
+chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante
+et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation.
+
+Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui
+tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar,
+Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes
+Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes
+encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu
+en ce moment sous ma plume reconnaissante.
+
+Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la
+première représentation de _Manon_, comme je l'ai déjà dit, de jouer
+_Hérodiade_ avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké,
+Victor Maurel, Édouard de Reszké.
+
+Tandis que j'écris ces lignes en 1911, _Hérodiade_ continue sa carrière
+au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en
+1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le
+lendemain de la première d'_Hérodiade_ à Paris, je recevais ces lignes
+de notre illustre maître Gounod:
+
+
+ «Dimanche 3 février 84.
+
+ «MON CHER AMI,
+
+ «Le bruit de votre succès d'_Hérodiade_ m'arrive; mais il me manque
+ celui de l'œuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible,
+ probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et
+
+ «Bien à vous.
+
+ «CH. GOUNOD.»
+
+
+Entre temps, _Marie-Magdeleine_ poursuivait sa carrière dans de grands
+festivals à l'étranger. Ce n'est pas sans un profond orgueil que je me
+rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant:
+
+ ... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me
+ donnes la fièvre, brigand!
+
+ «Tu es un fier musicien, va!
+
+ «Ma femme vient de mettre _Marie-Magdeleine_ sous clef!...
+
+ «Ce détail est éloquent, n'est-ce pas?
+
+ «Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!...
+
+ «Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son
+ admiration et dans son affection que ton
+
+ «BIZET.»
+
+Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de
+l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que
+j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi,
+si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de
+son prestigieux et merveilleux talent.
+
+Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait
+tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+UNE COLLABORATION A CINQ
+
+
+Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que _Manon_ eût un sort, pour
+tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me
+trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait
+écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en
+retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte
+jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le _Cid_, opéra en
+cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce
+manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à
+répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...»
+
+Écrire un ouvrage d'après le chef-d'œuvre du grand Corneille, et en
+devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de
+l'Opéra impérial: _la Coupe du roi de Thulé_, où j'avais failli enlever
+le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour
+me plaire.
+
+J'appris donc, comme toujours, le poème par cœur. Je voulais l'avoir
+sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en
+poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans
+le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le
+loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en
+sens empoigné, comme c'était le cas.
+
+Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque
+temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au
+cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru
+suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème,
+j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au
+célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette
+scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du _Cid_. D'Ennery entra
+ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène
+découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.
+
+Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y
+prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au
+Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été
+directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien
+l'Hospitalier.
+
+Je continuai mon travail du _Cid_, là où je me trouvais, suivant que les
+représentations de _Manon_ me retenaient dans les théâtres de province
+où elles alternaient avec celle d'_Hérodiade_, données en France et à
+l'étranger.
+
+Ce fut à Marseille, à l'_hôtel Beauvau_, pendant un assez long séjour
+que j'y fis, que j'écrivis le ballet du _Cid_.
+
+J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et
+dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y
+jouissais d'un coup d'œil absolument féerique. Cette chambre était
+ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon
+étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il
+m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car
+elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y
+avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois
+jusqu'au fétichisme!
+
+On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes
+d'œillets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand
+je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il
+avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et
+encore?
+
+Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de
+gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où
+l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant
+de miel?...
+
+Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des
+directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre:
+
+ «MON CHER AMI,
+
+ «Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du _Cid_?
+
+ «Amitié.
+
+ «E. RITT.»
+
+Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet
+de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la
+sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage,
+elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis
+Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du
+_Cid_. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je
+monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!...
+
+Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu,
+comme l'Opéra me le demandait.
+
+Puisque je vous ai parlé du ballet du _Cid_, il me revient en mémoire
+que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce
+ballet.
+
+J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste
+posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à
+des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel.
+Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse.
+Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur
+locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.
+
+Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux
+soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine
+plusieurs rythmes très intéressants.
+
+ * * * * *
+
+De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le
+pays des Magyars à la France.
+
+L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une
+quarantaine de Français, dont j'étais, de nous rendre en Hongrie, à des
+fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point
+pour surprendre.
+
+Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en
+caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les
+docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis
+charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre
+tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins,
+sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre
+illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il
+portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût
+pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous.
+
+Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le
+voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos
+de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries
+sans fin.
+
+Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de
+toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.
+
+En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq
+minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une
+dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans
+un coin du _dining-car_, et avaient assisté impassibles, à toutes nos
+folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent
+étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont
+bien communs!» N'en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes
+jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.
+
+Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables
+et dont la drôlerie le disputait au burlesque.
+
+Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites
+par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand
+de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le _Grand Français_,
+Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du
+lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait:
+_Demain matin, à quatre heures, en habit noir_, et le premier levé,
+habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous
+le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en
+excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!»
+
+Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en
+notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande
+représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes
+invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.
+
+Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de
+toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: _Elyen!!!_ je
+trouvai au pupitre la partition... du premier acte de _Coppélia_ alors
+que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'_Hérodiade_ que je
+devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je
+battis la mesure, de mémoire.
+
+L'aventure, cependant, se compliqua.
+
+Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le
+troisième acte d'_Hérodiade_, comme j'étais retourné dans la salle
+auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le
+pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait,
+suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui
+donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de
+mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien
+qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté!
+
+Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où
+naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime
+musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour.
+
+Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son
+speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos
+partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession
+de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques
+de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois.
+
+J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un
+état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie
+sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay»,
+pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très
+voluptueux et capiteux parfum!
+
+Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit
+noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des
+couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la
+liberté de leur pays.
+
+Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces
+cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du _Cid_ qui
+m'attendaient, dès mon retour à Paris.
+
+J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une
+lettre de l'auteur de la _Messe du Saint-Graal_, cet ouvrage
+avant-coureur de _Parsifal_:
+
+
+ «TRÈS HONORÉ CONFRÈRE,
+
+ «La Gazette d'_Hongrie_ (_sic_) m'apprend que vous m'avez témoigné
+ de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères
+ remerciements et constante cordialité.
+
+ «F. LISZT.»
+
+ «26 août 85. Weimar.»
+
+
+ * * * * *
+
+Les études en scène du _Cid_, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté
+et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un
+maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des
+artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en
+œuvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en
+rendre hommage.
+
+Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors
+d'_Ariane_ à l'Opéra.
+
+Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du _Cid_, en
+même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, _Manon_, qui avait
+dépassé sa quatre-vingtième représentation.
+
+Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées la répétition
+générale du _Cid_, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de
+_Manon_. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il
+n'était question que de la première du _Cid_ qui, à la même heure,
+battait son plein.
+
+Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux;
+aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de
+_Manon_, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible
+me poussait de ce côté.
+
+Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule
+élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste
+connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des
+résultats de la soirée, ces mots: _C'est crevant, mon cher!..._ Très
+troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des
+informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des
+artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces
+paroles: _C'est un triomphe!..._
+
+Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste.
+Elle me réconforta complètement.
+
+Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on
+donnait _Hérodiade_ et _Manon_.
+
+Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec
+deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des _Deux
+Cortèges_, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta
+un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu:
+
+«Cinquième du _Cid_ remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue.
+Artistes souffrants.»
+
+Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un évanouissement qui
+se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.
+
+Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort?
+
+Au bout de trois semaines, cependant, le _Cid_ reparut sur l'affiche, et
+je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont
+témoigne, entre autres, la lettre suivante:
+
+
+ «MON CHER CONFRÈRE,
+
+ «Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous
+ applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne
+ revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour
+ qu'on donne le _Cid_ ce jour-là, _vendredi 11 décembre_.
+
+ «Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.
+
+ «H. D'ORLÉANS.»
+
+Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R.
+le duc d'Aumale!
+
+Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées
+au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat,
+Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante
+dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et
+comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans
+prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans
+la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument
+séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les
+choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au
+bivouac, au milieu de nos soldats!
+
+Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements
+d'exquise familiarité.
+
+Et _le Cid_, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière.
+
+En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911,
+au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux:
+
+«Hier soir, la représentation du _Cid_ fut des plus belles. Une salle
+tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle œuvre de M.
+Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile
+du ballet, Mlle Zambelli.»
+
+Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de
+cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris
+par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante
+Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent
+professeur au Conservatoire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+VOYAGE EN ALLEMAGNE
+
+
+Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre
+_Parsifal_, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition
+de ce _miracle unique_, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la
+Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à
+l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la
+ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle,
+dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui
+m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable.
+
+Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité
+différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar.
+Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Gœthe
+avait conçu son immortel roman, _les Souffrances du jeune Werther_.
+
+Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le
+plus ému. Me voir dans cette même maison, que Gœthe avait rendue
+célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna
+profondément.
+
+--J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible
+et belle émotion que vous éprouvez.
+
+Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le
+temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de
+Gœthe. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit
+de l'aphorisme _traduttore traditore_, qui veut qu'une traduction
+trahisse fatalement la pensée de l'auteur.
+
+J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous
+entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en
+Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes
+que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des
+étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux
+cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en
+porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.
+
+Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique
+atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais
+m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les
+sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet,
+que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces
+luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera
+Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après
+cette lecture palpitante des vers d'Ossian:
+
+«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je
+suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me
+flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain
+viendra le voyageur; son œil me cherchera partout, et il ne me
+trouvera plus,..»
+
+Et Gœthe d'ajouter:
+
+«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots;
+il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.
+
+«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du
+projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui
+serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui
+avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.»
+
+Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux
+yeux.
+
+Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner!
+C'était _Werther_! C'était mon troisième acte.
+
+La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la
+fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que
+j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives
+passions!
+
+Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément
+éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé _Phœbé_, et
+les hasards m'amenèrent à écrire _Manon_.
+
+Ce fut ensuite _le Cid_ qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de
+1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes
+d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'_Hérodiade_,
+Paul Milliet, pour nous mettre décidément à _Werther_.
+
+Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?),
+mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux
+Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de
+plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai
+m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle,
+et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire
+était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann
+chez le plus renommé antiquaire.
+
+Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer
+habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il
+comprenait Gœthe, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que
+je m'occupe enfin de cet ouvrage.
+
+Comme on me proposait un jour d'écrire une œuvre lyrique sur _la Vie
+de Bohème_, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune
+manière, de refuser ce travail.
+
+La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans
+son œuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre,
+celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il
+eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde
+spécial que lui-même a défini, qu'il nous a fait parcourir à travers
+mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait
+pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de
+pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient
+pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il
+possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais
+sourires, le cri du cœur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il
+chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son
+violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme
+comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs.
+
+Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la
+veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis,
+où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant
+entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note
+comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement?
+
+J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le
+Schaunard de _la Vie de Bohème_), lequel, voyant Murger manger de
+magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit
+en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!»
+
+Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il
+me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de
+_la Vie de Bohème_. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais
+tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que
+le moment n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de
+chanter ce roman si vécu.
+
+Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me
+rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre
+Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies,
+est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de
+son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage.
+O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus
+de cinquante ans!...
+
+ * * * * *
+
+L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais
+obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à
+auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages
+du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion.
+J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je
+tombai épuisé... anéanti!
+
+Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit:
+
+--J'espérais que vous m'apporteriez une autre _Manon_! Ce triste sujet
+est sans intérêt. Il est condamné d'avance...
+
+Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression,
+surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que
+l'ouvrage soit aimé!
+
+Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du
+claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le
+soir de l'audition de _Manon_... J'avais la gorge aussi sèche que la
+parole; je sortis sans dire un mot.
+
+Le lendemain, _horresco referens_, oui, le lendemain, j'en suis encore
+atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement
+détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes
+dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre
+directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre
+six années dans le silence, dans l'oubli.
+
+Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté _Manon_; la
+centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La
+capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des
+plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de
+me demander un ouvrage.
+
+C'est alors que je proposai _Werther_. Le peu de bon vouloir des
+directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition.
+
+Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction
+ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur
+d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à
+l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra.
+
+Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et
+éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste
+salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils.
+Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des
+panneaux; dans le un piano à queue.
+
+Tous les artistes de _Werther_ se trouvaient réunis autour du piano,
+lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous
+voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent
+en s'inclinant.
+
+A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie--à
+laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade--je
+répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout
+tremblant, je me mis au piano.
+
+L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de
+mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans
+cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les
+larmes me venir aux yeux.
+
+A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler.
+L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare,
+l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les
+nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement:
+
+--_Ia! Göttlicher Mann!..._ (Oui, homme aimé de Dieu!...)
+
+La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à
+midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils
+d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet
+mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient
+venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au
+milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment
+reçu de la plus flatteuse et exquise manière.
+
+Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de
+cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par
+les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.
+
+En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de
+l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda _Werther_, et
+cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier.
+
+La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et
+Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt
+et l'éditeur Charpentier.
+
+Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune
+artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre
+que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de _la
+Reine de Saba_, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui
+prenant les mains:
+
+--Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté.
+
+Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à
+l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod:
+
+
+ «CHER AMI,
+
+ «Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe
+ dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des
+ Français.»
+
+Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi
+envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra:
+
+
+ «AMICO MIO,
+
+ Deux yeux pour te voir,
+ Deux oreilles pour t'entendre,
+ Deux lèvres pour t'embrasser,
+ Deux bras pour t'enlacer,
+ Deux mains pour t'applaudir,
+
+ et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton
+ _Werther_ est joliment tapé,--savez-vous? Je suis fier de toi et de
+ ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi.
+
+ «CARLO.»
+
+En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de
+nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût
+merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette œuvre
+au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.
+
+Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque:
+Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui
+créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle
+Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et...
+d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms.
+
+A la reprise, due à M. Albert Carré, _Werther_ eut la grande fortune
+d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément
+et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet
+ouvrage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+UNE ÉTOILE
+
+
+Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique.
+
+On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre
+dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en
+fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait,
+avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes.
+
+Hartmann lui offrit deux ouvrages: _Le roi d'Ys_, d'Édouard Lalo, et mon
+_Werther_, en souffrance.
+
+J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le
+jour à cet ouvrage.
+
+Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en
+dire.
+
+Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande
+famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il
+m'arrive--le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de
+penchant pour ce genre de distractions--l'on était, cependant, si
+gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon
+refus. Il m'avait semblé que mon cœur affligé devait y rencontrer un
+dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?...
+
+J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique
+d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un
+diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me
+sembla-t-il, les limites. «_Est modus in rebus_,--en toutes choses il y
+a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très
+ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière,
+l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...»
+
+Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui
+s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire
+quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est
+qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure
+de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain,
+l'anglais, l'allemand, le français.
+
+Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore?
+
+Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir
+ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur
+diplomate:
+
+_Le monsieur._--Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle
+Orphéa?
+
+_La dame._--La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en
+détresse?...
+
+_Le monsieur_ (insinuant).--Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que
+les sons pour effacer les peines du cœur?
+
+_La dame._--Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase
+brisé.
+
+_Le monsieur_ (poétique).--Un _nocturne_, sans doute...
+
+Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt
+de cours.
+
+Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire
+un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames,
+vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites.
+
+Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même
+instant, je leur fus présenté.
+
+La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en
+beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent
+nous en envoie la République étoilée.
+
+«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé,
+on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir
+l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge
+suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes
+sœurs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux
+aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en
+blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!»
+
+Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano.
+
+«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce
+serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!»
+
+Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna
+d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit»,
+de _la Flûte enchantée_.
+
+Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois
+octaves en pleine force et dans le pianissimo!
+
+J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se
+rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se
+manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire
+que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste
+une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient
+lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières
+au théâtre.
+
+Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter
+l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille.
+
+Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une
+artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou
+non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me
+remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour
+l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu
+dans deux ans, en mai 1889.»
+
+Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux
+que je m'écriai, dans un élan de profonde conviction: «J'ai l'artiste
+pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle
+Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau
+que vous m'offrez!»
+
+C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM.
+Alfred Blau et Louis de Gramont.
+
+Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon
+égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl
+Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour
+ses représentations.
+
+La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon
+entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs
+et costumiers suivant mes propres conceptions.
+
+Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M.
+Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers
+que lui donna _Esclarmonde_. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut
+représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle
+de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année.
+
+Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl
+Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert.
+
+L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque
+j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie
+avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer _Esclarmonde_.
+C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique,
+où elle triomphait depuis plusieurs mois.
+
+Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste, applaudie par
+tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si
+brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un
+instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province
+arrivaient les échos des succès remportés, dans _Esclarmonde_, par des
+artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de
+Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon.
+
+_Esclarmonde_ devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare
+et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à
+Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre.
+
+Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je
+rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine
+beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à
+l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient
+avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus
+magnifiquement douées que j'aie connues.
+
+Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir
+l'interprète ardente de plusieurs de mes œuvres; mais aussi, pour
+nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des
+artistes qui réaliseront votre rêve!
+
+C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'_Esclarmonde_, je lui
+consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme
+en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir
+de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices.
+
+ * * * * *
+
+Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa
+sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure!
+Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir.
+
+Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les
+premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui
+avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses
+séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime,
+Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la
+belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui
+resteront:
+
+--_Elle était aimée!_
+
+Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire
+de celle qui n'est plus?...
+
+Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits
+rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire
+_Esclarmonde_.
+
+Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et
+j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux
+d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac
+de Genève, et que sa _Fête des vignerons_ a rendue célèbre. Je l'avais
+entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses
+environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout
+de ce que j'en avais lu dans _les Confessions_ de Jean-Jacques Rousseau,
+qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de
+Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse
+petite cité l'a suivi dans tous ses voyages.
+
+Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre
+de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à
+un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des
+excursions sur le lac.
+
+En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas.
+Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord,
+et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car
+je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes:
+
+
+ «Illiec, lundi 20 août 1888.
+
+ «Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée
+ ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière.
+ Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent,
+ mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux
+ jours!
+
+ «C'était trop peu!...
+
+ «Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir?
+
+ «Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez
+ content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je
+ voudrais pouvoir en dire autant.
+
+ «A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au
+ mien!...
+
+ «Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps
+ interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma
+ solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris.
+
+ «Je vous envoie les affectueux souvenirs de Mme Ambroise Thomas,
+ et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la
+ main.
+
+ «De tout cœur à vous.
+
+ «AMBROISE THOMAS.»
+
+Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir.
+
+Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois sœurs habitaient aussi le
+Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais
+travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans
+la journée.
+
+N'attendant pas que mon esprit soit en friche après _Esclarmonde_, et
+connaissant mes sentiments attristés au sujet de _Werther_, que je
+persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction,
+d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en
+était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand
+sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: _le Mage_.
+
+Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de
+l'ouvrage.
+
+Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a
+dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au
+courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je
+trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il
+choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il
+m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du _Mage_.
+
+P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus
+dévoué des amis. Il monta l'ouvrage avec un luxe inusité. Je lui dus
+une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM.
+Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon
+féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri.
+
+L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à
+avoir plus de quarante représentations.
+
+D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait
+sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège.
+Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre
+directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à
+E. Bertrand, lors de l'apparition de _Thaïs_, dont je parlerai.
+
+A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me
+reviennent à la pensée. Les voici:
+
+ Le «Mage» est loin, «Werther» est proche,
+ Et déjà «Thaïs» est sous roche;
+ Admirable fécondité...
+ Moi, voilà dix ans que je pioche
+ Sur le «Capucin enchanté».
+
+Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette
+œuvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un
+sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de
+l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse.
+
+
+ «Acte premier et unique!
+
+ «La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une
+ taverne fameuse. Entre par la droite un capucin. Il regarde la
+ porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir
+ le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on
+ veut. Tout à coup, on voit ressortir «le _capucin_... _enchanté_...
+ enchanté certainement de la cuisine!»
+
+Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de
+l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+UNE VIE NOUVELLE
+
+
+L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie
+une profonde répercussion.
+
+Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa
+d'exister.
+
+Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle?
+Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout
+marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus
+grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison
+Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des
+enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu.
+
+J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui
+confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de _Werther_, et la
+partition d'orchestre d'_Amadis_. A côté de ses valeurs, il mit donc à
+l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.
+
+Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de _Werther_; peut-être
+apprendrez-vous un jour celle d'_Amadis_, dont le poème est de notre
+grand ami Jules Claretie, de l'Académie française.
+
+Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon
+labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait
+_Manon_? Où échouerait _Hérodiade_? Qui acquerrait _Marie-Magdeleine_?
+Qui aurait mes _Suites d'orchestre_? Tout cela agitait confusément ma
+pensée et la rendait inquiète.
+
+Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un
+cœur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé,
+autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.
+
+Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la
+grande maison le _Ménestrel_, devaient être mes sauveurs. Ils allaient
+être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie
+passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les
+risques de l'aventure ou du hasard.
+
+Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix
+considérable.
+
+En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième
+anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais
+cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la
+gratitude émue que je leur en conserve.
+
+Que de fois j'étais passé devant le _Ménestrel_, enviant, sans aucune
+pensée hostile, d'ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés
+de cette grande maison!
+
+Mon entrée au _Ménestrel_ devait inaugurer pour moi une ère de gloire,
+et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les
+satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au
+cœur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle.
+
+ * * * * *
+
+Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de
+l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.
+
+Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en
+1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle
+exprimait bien sa résignation attristée:
+
+
+ «MON CHER MAITRE,
+
+ «J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies
+ artistiques. _Manon_ y tient une première place...
+
+ «Ah! le beau diamant!
+
+ «LÉON CARVALHO.»
+
+Sa première pensée fut de reprendre _Manon_, qui avait disparu de
+l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut
+lieu au mois d'octobre 1892.
+
+Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au
+théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait _Esclarmonde_ et
+_Manon_. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre _Manon_,
+à Paris. _Manon_ qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et
+qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763e représentation.
+
+Au commencement de cette même année, on avait joué _Werther_, à Vienne,
+et un ballet: le _Carillon_. Les collaborateurs applaudis en étaient
+notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de
+Roddaz.
+
+Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que
+mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre
+visite au _Ménestrel_. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un
+superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes
+artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me
+proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, _Thaïs_.
+
+La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de _Thaïs_, je voyais
+Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage
+pour ce théâtre.
+
+A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de
+laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma
+femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur
+j'avais déjà composé de l'ouvrage.
+
+J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat
+angora gris, au poil long et soyeux.
+
+Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre
+laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité,
+venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque
+sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre
+un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait,
+il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser!
+
+Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi
+les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui
+remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire
+impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis
+quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens
+et de chats, ses grands amis.
+
+«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable
+comtesse est un vrai mécène pour les artistes.
+
+L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux
+verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de
+travail!
+
+ * * * * *
+
+Je terminai _Thaïs_, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien
+n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël
+qui flambaient dans la cheminée.
+
+A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un
+monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas
+cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les
+auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes
+répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que,
+volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude
+de ne pas sortir le soir.
+
+A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses
+soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main
+droite. J'en avais quelque inquiétude.
+
+A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce
+praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le
+bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli
+chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en
+venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa
+barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle
+blanche.»
+
+Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas
+répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire:
+
+ «Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de
+ foi!
+
+ «A. DUMAS.»
+
+Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.
+
+Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit _le
+Portrait de Manon_, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais
+déjà la poésie: _les Enfants_.
+
+De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa
+chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes
+circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique
+de leur fils, Henri Cain. Son succès de _la Vivandière_ s'affirmait de
+plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant
+du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut
+un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui
+ne se souvient de ce chef-d'œuvre: _le Tasse_?
+
+Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs
+d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs,
+et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du
+premier acte du _Tasse_.
+
+Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La
+Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait
+m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre
+cité des papes.
+
+Nous habitions l'excellent _Hôtel de l'Europe_, place Crillon. Nos
+hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent
+pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais
+besoin de tranquillité, écrivant alors _la Navarraise_, l'acte que
+m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri
+Cain.
+
+Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux,
+avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un
+lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et,
+parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras.
+
+Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui,
+immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance
+de l'idiome poétique du Midi.
+
+Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que
+sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il
+montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances
+générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste!
+En le voyant, nous nous rappelions cette _Belle d'août_, poétique
+légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de
+_Mireille_, et tant d'autres œuvres encore qui l'ont rendu célèbre.
+
+Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien
+en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier,
+_gentleman farmer_, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela,
+plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le
+brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.
+
+Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant
+des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et
+grand poète.
+
+L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de _Thaïs_,
+à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour
+l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans
+_Manon_, trois fois par semaine.
+
+Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici:
+Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée
+aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à
+l'avance Carvalho.
+
+Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard
+nous avisa qu'il allait jouer _Thaïs_ à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson!
+«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à
+répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit
+Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le
+méritais!
+
+_Thaïs_ eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du
+rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui
+avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi
+de même pour celui qui lui était dévolu.
+
+Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle
+déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs
+d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son
+cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes.
+Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous
+le devions à une vitrine du musée Guimet.
+
+La veille de la répétition générale de _Thaïs_, je m'étais échappé de
+Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler
+et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que
+je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent
+forcément sur toute œuvre, quand elle affronte pour la première fois
+le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses
+préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une œuvre
+ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme;
+aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en
+aborder l'obscur mystère!
+
+Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et
+Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré.
+Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient
+long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!...
+C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être
+la représentation.
+
+Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce
+n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger;
+qu'à l'Opéra lui-même _Thaïs_ a depuis longtemps dépassé la centième.
+
+Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de
+découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me
+douter que je serais destiné à revoir cette même partition de _Thaïs_,
+datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le
+pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle
+artiste n'est plus depuis longtemps?...
+
+Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui
+avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant
+que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la
+soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un
+ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau
+tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet.
+
+Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et
+Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix
+et Mastio le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de
+Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage
+à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier
+voyage en Italie jusqu'à ce jour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+MILAN-LONDRES-BAYREUTH
+
+
+Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels
+il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent
+toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable
+Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus
+délicates et les plus affectueuses.
+
+Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du
+bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que
+d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères
+italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des
+amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres.
+
+J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres,
+tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à
+Paris, mais alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation
+qu'ils devaient se créer un jour au théâtre.
+
+A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur
+Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein
+de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants
+souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre
+Puccini.
+
+J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux
+débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et,
+quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était
+évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter _crescendo_!
+Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante
+fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir,
+surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il
+neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver
+était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de
+mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui,
+tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri
+sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je
+regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je
+pensais à leurs sœurs de la place Saint-Marc, si jolies, si
+familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant.
+
+J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis
+à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus
+qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce jour-là,
+dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et
+je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité
+d'apparence étonnante, que j'avais achetée--qu'on se rassure, elle était
+en carton--chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif,
+j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès
+peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le
+repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne
+songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être
+succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire
+honneur dans cette opulente maison!
+
+En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète
+de _Sapho_ la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911,
+elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale
+carrière.
+
+J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer _Thaïs_ à Milan. Sonzogno
+m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me
+souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, _al
+teatro lirico_ de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix
+chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la
+porta aux nues.
+
+Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan».
+Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre
+à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était
+demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à
+queue du grand maître était encore là, et, sur la table dont il se
+servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore
+imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière
+qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait
+distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me
+froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer,
+c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et
+emportés comme des reliques.
+
+Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à
+nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le
+joug d'autrefois!
+
+Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la
+_Somnanbula_ et de la _Norma_, Verdi, l'immortel créateur de tant de
+chefs-d'œuvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec
+une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de
+tous les théâtres du monde.
+
+Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la
+carte de ce grand homme, _avec ses affections et ses vœux_.
+
+Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce
+maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles.
+
+«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année.
+Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et
+de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais
+une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de
+la couronne du génie latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler
+cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné
+contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la
+musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître,
+l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait
+chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui
+viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la
+Méditerranée.»
+
+ * * * * *
+
+Pour ajouter encore à mes souvenirs de _Thaïs_, je rappellerai ces deux
+lettres qui devaient me toucher si vivement:
+
+
+ «1er août 1892.
+
+ «...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée _Thaïs_, et
+ comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous
+ n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la
+ traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il
+ vous la rendra vierge encore.
+
+ «Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet,
+ qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix.
+
+ «GÉROME.»
+
+Cette statuette polychrome, œuvre de mon illustre confrère, avait été
+désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais
+_Thaïs_. J'ai toujours aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole
+de l'ouvrage qui m'occupait.
+
+La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de _Thaïs_ à
+l'Opéra:
+
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre
+ _Thaïs_. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. _Assieds-toi
+ près de nous_, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté
+ charmante et grande.
+
+ «Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel
+ vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre
+ les mains avec joie.
+
+ «ANATOLE FRANCE.»
+
+ * * * * *
+
+A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden».
+D'abord pour _le Roi de Lahore_, ensuite pour _Manon_, jouée par
+Sanderson et Van Dyck.
+
+Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de _la Navarraise_.
+Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon.
+
+Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand
+honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec
+elle, lors des répétitions de _Sapho_ à Paris.
+
+A la première représentation de _la Navarraise_ assistait le prince de
+Galles, plus tard Édouard VII.
+
+Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux, si
+enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne
+paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais
+non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le
+directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du
+public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de
+fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!»
+
+C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à
+dire»!!!
+
+Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi
+qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des
+théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation
+de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus
+charmant et le plus précieux.
+
+J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir
+à Windsor lui jouer _la Navarraise_, et je sus qu'on avait improvisé
+dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus
+pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor
+fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes
+chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter.
+
+Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda _la Navarraise_ à Londres (20
+juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté _le Portrait de Manon_, un
+acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par
+Fugère, Grivot et Mlle Lainé?
+
+Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de _Manon_. Le sujet
+me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et
+d'un souvenir très poétique de Manon morte depuis longtemps.
+
+Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir _les
+Maîtres Chanteurs de Nuremberg_.
+
+Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme
+titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout
+en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth,
+que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une
+petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise,
+appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand
+et il s'était proposé pour faire la traduction française du
+_Tannhæuser_. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour
+mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique.
+
+Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au
+piano les fragments de ce chef-d'œuvre, si maladroitement méconnu
+alors et depuis tant admiré du monde entier.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS
+
+
+Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel
+Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu.
+
+Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les
+différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir.
+Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: _Cendrillon_.
+
+Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi
+pour y travailler pendant l'été.
+
+Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable
+valeur historique.
+
+Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la
+rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée
+de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui
+nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques
+plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de
+vue.
+
+La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait
+habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au
+parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et
+le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable,
+écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus
+parfaite actrice du monde»,--cette femme, splendide entre toutes, avait
+abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien
+exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux
+posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld
+et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante
+compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe
+lui ait dédié une œuvre sans doute admirable, par le style, mais
+considérée encore comme l'œuvre la plus complète de l'érudition
+moderne.
+
+Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys
+auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres
+de notre petit château.
+
+Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement
+sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un
+chef-d'œuvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle.
+
+Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais,
+et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de
+style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait
+de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de
+mes partitions d'orchestre.
+
+C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho.
+Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil
+profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le
+plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon
+directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il
+était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir
+l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner
+à son nom.
+
+Carvalho était venu me demander d'achever la musique de _la Vivandière_,
+cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de
+santé faisait craindre qu'il ne pût terminer.
+
+J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin
+Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de
+son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de
+laisser Benjamin Godard achever son œuvre.
+
+Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait
+quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la
+gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un
+seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on
+montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la
+portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables
+rossinantes, y étaient attelés.
+
+Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique,
+pour l'avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses
+propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point
+ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par _décorum_, on me
+permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au
+vocabulaire zoologique.
+
+Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne
+retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à
+l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se
+soient quelque peu prolongés!
+
+ * * * * *
+
+Carvalho décida de donner _la Navarraise_ à Paris, à l'Opéra-Comique, et
+l'ouvrage passa au mois de mai 1895.
+
+J'allai terminer _Cendrillon_ à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes
+absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants
+pour nous.
+
+Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours,
+pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de
+l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient _la Navarraise_. La
+protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison
+Frandin.
+
+Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette
+ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.
+
+En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il
+habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte
+clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs
+d'enthousiasme et de gloire: VERDI.
+
+Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa
+bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à
+toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.
+
+Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable,
+causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher,
+puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes,
+et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette
+illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses
+flottes victorieuses.
+
+En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant
+que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...»
+
+Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin
+sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils
+dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle
+renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je
+voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara
+qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son
+travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique
+plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture,
+après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.
+
+ * * * * *
+
+En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion,
+que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.
+
+Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver le froid pour aller
+assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le
+terrible et superbe prologue de _Françoise de Rimini_.
+
+On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.
+
+Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait
+pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel
+ouvrage.
+
+Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans
+l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne
+devait plus se lever...
+
+Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait
+de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré
+maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les
+dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête,
+et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. _Mourir par un aussi
+beau temps!..._ fit-il, et ce fut tout.
+
+Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes,
+dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la
+loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant
+vingt-cinq ans.
+
+Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la
+_Société des auteurs et compositeurs dramatiques_. Je la commençais en
+ces termes:
+
+«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à
+terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier:
+«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi, celui qui
+repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille
+qu'après leur mort.
+
+«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve
+d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de
+bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête
+pour le bien regarder en face?...»
+
+A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla
+s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et
+maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que
+j'aurais tout le temps de pleurer!
+
+Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards
+d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au
+Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus
+convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors
+était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la
+tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu,
+depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire
+perpétuel, et l'élu de l'Académie française.
+
+La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers
+enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie
+de théâtre, qui réclamait tout mon temps.
+
+En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus,
+les mêmes excuses.
+
+Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au
+Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette
+situation que parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que
+j'aimais tant.
+
+Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans
+les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de
+l'Auvergne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!...
+
+
+L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé
+à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant
+l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse
+Daudet: _Sapho_.
+
+J'étais parti pour les montagnes, le cœur léger. Pas de direction du
+Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans!
+J'écrivis _Sapho_ avec une ardeur que je m'étais rarement connue
+jusqu'alors.
+
+Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit,
+de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère
+enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en
+voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses
+sites, mais alors encore trop ignoré. Nous allions silencieux. Le seul
+accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le
+long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois,
+c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme
+de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs
+escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient
+nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs
+cris aigus et perçants.
+
+Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages
+s'accumulaient.
+
+J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à
+l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que
+j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux!
+
+Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma
+carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que
+je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail:
+_Marie-Magdeleine_, _Werther_, _Sapho_ et _Thérèse_.
+
+Au commencement de septembre de cette même année se place un incident
+assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la
+population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir
+passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les
+avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de
+partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne
+semble pas exagéré.
+
+Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis
+également; notre appartement était resté vide. Nous étions chez des
+amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège
+fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment
+était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts,
+nous rentrâmes à la hâte.
+
+Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de
+l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs
+dehors. C'était ça! on nous cambriolait!...
+
+Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes,
+dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre
+temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous
+mîmes tous à rire, et du meilleur cœur, de cette bien curieuse
+aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient
+naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient
+un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination,
+voilà bien de tes fantaisistes créations!
+
+ * * * * *
+
+La maquette des décors et les costumes de _Cendrillon_ avaient déjà été
+préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris,
+il donna le tour à _Sapho_.
+
+Avec l'admirable protagoniste de _la Navarraise_, à Londres et à Paris,
+nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon
+(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri
+Cain) et M. Leprestre, mort depuis.
+
+J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant la musique
+de _Sapho_, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur
+Bernède en avaient très habilement construit le poème.
+
+Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus
+séduisantes.
+
+O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable!
+
+Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions,
+ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous
+affectionnait tant.
+
+Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano.
+
+Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant
+presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa
+belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa
+myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels
+parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie.
+
+Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma
+femme et moi connûmes alors.
+
+Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première
+répétition de _Sapho_, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant
+ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter.
+
+Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897.
+
+La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première
+distribution, m'apporta le billet suivant:
+
+
+ «MON CHER MASSENET,
+
+ «Je suis heureux de votre grand succès.
+ «Avec Massenet et Bizet, _non omnis moriar_.
+ «Tendrement à vous.
+
+ «ALPHONSE DAUDET.»
+
+J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à
+la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne
+sortait déjà plus ou très rarement.
+
+Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore.
+
+Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les
+coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui
+portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des
+lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa
+gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté.
+
+Son état ne laissa pas que de m'inquiéter.
+
+Combien étaient fondés mes tristes pressentiments!
+
+Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain.
+
+Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont
+l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière
+heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable
+horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles.
+
+Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui
+éclatait en sanglots, derrière le char funèbre, faisait peine à voir.
+Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant
+cortège.
+
+Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à
+Sainte-Clotilde. _La Solitude_ de _Sapho_ (entr'acte du 5e acte) fut
+exécutée pendant le service, après les chants du _Dies iræ_.
+
+J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la
+foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était
+comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs
+et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie.
+
+Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma
+dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant
+des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches
+d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel
+bonheur intime cela lui valait.
+
+ * * * * *
+
+_Sapho_, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour
+Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter.
+
+Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le
+propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très
+affairées.
+
+J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris
+que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et
+une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom,
+avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans
+cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho avait
+dû suspendre le cours de ses représentations.
+
+Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste?
+
+Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au
+théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive!
+
+Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert
+Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été,
+jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts.
+
+Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus
+tard, reprendrait _Sapho_, avec la si belle artiste qui devint sa femme?
+
+Oui, ce fut elle qui incarna la _Sapho_ de Daudet, avec une rare
+séduction d'interprétation.
+
+Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin.
+
+Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un
+nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec
+enthousiasme.
+
+_Sapho_ fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette
+Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck.
+
+Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de
+vérité.
+
+Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage!
+
+Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut _l'Ile du
+Rêve_, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que
+la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a
+aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses!
+
+Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer
+trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque
+imagée:
+
+«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en
+avait assez et qui filait...»
+
+Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également,
+celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz:
+
+«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!»
+
+Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le
+plus vieil ami de Reyer.
+
+ * * * * *
+
+Je retrouve ce mot de l'auteur de _Louise_, que j'avais connu, enfant,
+dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une
+familiale affection:
+
+
+ «Saint-Sylvestre, minuit.
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit
+ par _Sapho_, et la première heure d'une année qui finira par
+ _Cendrillon_.
+
+ «GUSTAVE CHARPENTIER.»
+
+_Cendrillon_ ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup
+sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot
+suivant de Gounod:
+
+«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier beau succès.
+Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous
+suivre.»
+
+Ainsi que je l'ai dit, la partition de _Cendrillon_, écrite sur l'une
+des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault»,
+était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à _Sapho_, sur
+la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré,
+m'annonça son intention de donner _Cendrillon_, à la saison la plus
+prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore.
+
+J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait
+vécu, et j'y étais tout à mon travail de _la Terre promise_, dont la
+Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois
+parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la
+terrifiante nouvelle de l'incendie du _Bazar de la Charité_. Ma chère
+fille y était vendeuse!...
+
+Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos
+vives alarmes.
+
+Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que
+l'héroïne de _Perséphone_ et de _Thérèse_, celle qui fut aussi la belle
+«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au
+comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou
+treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue,
+derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre
+personnes.
+
+Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un
+enfant.
+
+Puisque j'ai parlé de _la Terre promise_, j'en eus une audition bien
+inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien et le critique si écouté, le
+compositeur grandement applaudi d'un _Tasse_ représenté à Monte-Carlo,
+me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec
+un orchestre et un personnel choral immenses.
+
+La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche,
+coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se
+terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de
+la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le
+formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les
+retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal.
+
+J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande
+tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait
+l'honneur de nous inviter.
+
+Ce fut le 15 mars 1900!
+
+ * * * * *
+
+J'en reviens à _Cendrillon_. Albert Carré avait monté cet opéra en
+créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse!
+
+Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme
+Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie
+Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra
+artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya
+le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains,
+que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris,
+pour échapper à la «générale» et à la «première».
+
+Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises,
+suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en
+donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose
+curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en
+particulier, fit à _Cendrillon_ un très bel accueil. A Rome, cette
+œuvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De
+l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte:
+
+«CENDRILLON _hier, succès phéno ménal._»
+
+Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau
+expéditeur!...
+
+ * * * * *
+
+Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande
+Exposition.
+
+J'étais à peine remis de la belle émotion de _la Terre promise_, à
+Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à
+l'Opéra, à des répétitions du _Cid_, qu'on allait bientôt reprendre. La
+centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année.
+
+Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés
+du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples
+s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient,
+toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y
+contrastaient.
+
+Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et
+ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le
+soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du
+jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais
+magnifique élevé par notre cher et grand Charles Garnier aux
+manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse.
+
+Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de
+mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister,
+dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu,
+en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation.
+
+Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le
+soir de la centième du _Cid_, avec un enthousiasme délirant. Au rappel
+du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa
+loge, malgré ma résistance...
+
+Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le
+superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+EN PLEIN MOYEN AGE
+
+
+Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation
+que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la
+pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être
+revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres
+angoisses de la vie.
+
+J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps
+et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature,
+la grande consolatrice, dans son calme solitaire.
+
+J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée
+de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte.
+Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du
+chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un
+rouleau: «Oh! non, fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur
+une pièce de théâtre...
+
+Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui
+voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en
+cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris
+et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire,
+cependant, que j'en eusse.
+
+Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à
+peu,--je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien
+que je finis par ressentir une véritable surprise,--ce devint même,
+l'avouerai-je, de la stupéfaction!
+
+--Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition
+muette de la Vierge!
+
+Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments
+étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir
+mettre à la scène _Manon_, _Sapho_, _Thaïs_ et autres aimables dames?
+C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des
+femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se
+serait montrée charitable au jongleur repentant!
+
+A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant
+l'œuvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la
+littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le
+manuscrit.
+
+M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce
+mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom
+et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler
+que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage.
+
+Le titre de _Jongleur de Notre-Dame_, suivi de celui de «miracle en
+trois actes», me mit dans l'enchantement.
+
+Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même
+moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper
+mon travail de l'atmosphère rêvée.
+
+La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à
+mon inconnu.
+
+Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.
+
+On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur
+n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à
+Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.
+
+Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite
+gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre,
+nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse,
+je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre
+cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du
+_Jongleur de Notre-Dame_.
+
+A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse
+l'étreignait...
+
+Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu,
+maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous
+être joués?
+
+La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la
+blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union
+elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous
+redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!...
+comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.
+
+L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la
+veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions
+dans notre ouvrage.
+
+N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais
+satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle
+ou telle scène...
+
+Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la
+vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords
+de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si
+je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans
+cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église
+aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si,
+dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de
+notre _Jongleur de Notre-Dame_? Ne serait-ce pas un moment divin dont
+l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes
+notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les
+chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent.
+
+Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.
+
+L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année
+suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de
+jouer l'ouvrage.
+
+Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y
+pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.
+
+J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur
+si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.
+
+Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le
+prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au
+théâtre de Monte-Carlo.
+
+_Le Jongleur de Notre-Dame_ était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que
+Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter
+l'œuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et
+artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du
+Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit
+l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement.
+L'œuvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent
+lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.
+
+En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous
+rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort
+affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode
+de celle que nous quittions!
+
+Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous
+la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions
+enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle
+Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même!
+C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!...
+
+Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces
+jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce
+décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par
+la flore des tropiques?
+
+Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle,
+révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses
+intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré.
+
+En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé,
+arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre
+famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes,
+ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente
+demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté.
+Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous
+parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence,
+cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous
+avait accueillis.
+
+La première du _Jongleur de Notre-Dame_ eut lieu à l'Opéra de
+Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes
+superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique.
+
+Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que
+l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.
+
+Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du
+_Jongleur de Notre-Dame_, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette
+distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.
+
+L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis
+ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes _le Jongleur de Notre-Dame_
+est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs
+années.
+
+Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur
+fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste
+admirée à Paris comme aux États-Unis!
+
+Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter
+le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de
+la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je
+m'incline et j'applaudis.
+
+Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme
+Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant
+applaudie au Théâtre-Français, _Grisélidis_, d'Eugène Morand et Armand
+Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes
+voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap
+d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne
+propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et
+si heureusement _Villa Soleil_, et qu'il destinait aux journalistes
+accablés par la misère et par l'âge.
+
+Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles
+blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil
+du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de
+myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses,
+imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de
+la Côte d'Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de
+l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique
+Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la
+Provence le salut lointain de la cité phocéenne.
+
+Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous
+eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en
+pleine jouissance d'une santé parfaite!
+
+Ayant parlé de _Grisélidis_, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages
+libres, celui-ci et _le Jongleur de Notre-Dame_, mon éditeur en
+entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur _Grisélidis_. Ce fut
+le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, _le Jongleur de
+Notre-Dame_ fut représenté à Monte-Carlo en 1902.
+
+_Grisélidis_ prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à
+l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.
+
+Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne
+parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis;
+il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut
+extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux
+dans celui d'Alain.
+
+J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait.
+
+Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et
+chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les
+croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé
+d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la
+délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce
+grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre
+même. Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis,
+devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule
+le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa
+tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite
+cabotine!
+
+Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et
+historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin
+de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis
+fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon!
+
+Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille!
+
+Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon
+vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante!
+Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me
+laisser mourir avant de voir _Grisélidis_ à l'Opéra-Comique?...» Il
+devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène
+Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste.
+
+Alors que je travaillais à _Grisélidis_, un érudit tout féru de
+littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de
+cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là,
+travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.
+
+Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions
+réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait
+l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son
+opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant
+hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE
+
+
+Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure
+toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était _le Chérubin_, de
+Francis de Croisset.
+
+J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué
+n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce.
+
+Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la
+glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse
+Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous
+établîmes nos accords.
+
+Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux
+_Chérubin_.
+
+J'en écrivis la musique à Égreville.
+
+En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de
+tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne--vous
+savez, mes chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos
+grands-parents--mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui
+s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne
+serons plus là...
+
+Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents,
+qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser
+l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et
+tendre fraîcheur dans les étés brûlants.
+
+Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions
+tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance!
+
+Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les
+frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient
+jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et
+vous ne le voudrez pas!...
+
+ * * * * *
+
+S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en
+musique de _Chérubin_, et se souvenant de ce _Jongleur de Notre-Dame_,
+qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais
+respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en
+donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan
+j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me
+retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions
+conservé de si impérissables souvenirs.
+
+Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite
+Carré,--l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,--et le rôle du
+philosophe fut rempli par Maurice Renaud.
+
+Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se
+prolongea, grâce aux acclamations et aux _bis_ constants dont on fêta
+les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une
+atmosphère du plus délirant enthousiasme.
+
+Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements
+que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand
+nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si
+haute et si belle.
+
+Henri Cain, qui, pour _Chérubin_, avait été mon collaborateur avec
+Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la
+musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: _Cigale_.
+
+L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse
+Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima
+en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière!
+
+De ceux qui assistèrent aux répétitions de _Cigale_, je fus, certes,
+celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort
+attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange,
+avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de
+Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain.
+
+Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, _Chérubin_ fut
+représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant,
+l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En
+paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée
+que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait
+ajouter un nouveau succès à tant d'autres déjà obtenus par cet artiste,
+et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme
+Vallandri.
+
+ * * * * *
+
+Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien
+dit encore d'_Ariane_, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant
+plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que
+lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'_Ariane_, pas
+davantage que de _Roma_, dont j'avais écrit les premières scènes en
+1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la _Rome
+vaincue_, d'Alexandre Parodi.
+
+A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de _Roma_ sont en
+répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis
+déjà trop... A plus tard!...
+
+Je reprends donc le courant de ma vie.
+
+_Ariane!_ _Ariane!_ l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si
+élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de
+Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés?
+
+Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel
+m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'_Ariane_.
+
+Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes
+d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon cœur et de ma
+pensée avant de connaître le premier mot de la première scène!
+
+Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle
+Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de
+ce grand lettré et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus
+parfait talent.
+
+Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon
+cœur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai
+dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à
+torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes
+d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être.
+
+Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur,
+pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles
+attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur
+Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes!
+
+Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de
+notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile
+réveilla les échos de ce paisible pays.
+
+N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, _Cœlo tonantem Jovem_, comme
+eût dit Horace, le délicat poète des _Odes_? Un instant je pus le
+croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,--surprise entre toutes
+agréable--lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre
+deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas
+moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix
+amies.
+
+L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit
+architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en
+étais d'_Ariane_, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra?
+
+On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses
+meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du
+premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre
+noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était
+toute la partition terminée.
+
+Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'œuvre et le fromage du
+dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je
+déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en
+charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du
+propriétaire.
+
+Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et
+dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le
+feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de
+l'interprétation.
+
+Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique
+Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du
+tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra,
+nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des
+Enfers.
+
+Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs.
+
+En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante
+dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit
+une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le
+montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons
+échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!»
+
+Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux,
+enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils
+vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères
+espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais.
+
+Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai.
+
+Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux.
+Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans
+un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche
+remplie.
+
+On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces
+poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon
+l'expression d'Alphonse Daudet.
+
+ * * * * *
+
+Je place ici un détail concernant _Ariane_. On verra qu'il ne manque pas
+d'importance, au contraire.
+
+Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques
+jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui
+racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux
+Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa sœur Phèdre, et comme
+je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant,
+bon papa, nous allons être aux Enfers?»
+
+La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation
+si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange,
+presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la
+suppression de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver
+et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans
+les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de
+Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui
+lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir
+la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la
+main.»
+
+ * * * * *
+
+Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation
+que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon
+dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14
+décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister
+aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la
+première fois en Italie, on avait monté _Ariane_. L'ouvrage avait une
+luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande
+artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout
+le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre,
+faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers.
+Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses,
+cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir
+dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans
+ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son cœur,
+comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé,
+qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps
+disparues, au cher adoré qu'enfin l'on retrouve, il n'y a pas loin!
+Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste
+sourit; avait-elle compris?...
+
+ * * * * *
+
+_Ariane_ donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant
+appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire
+_Thérèse_, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera
+court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.»
+
+Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard.
+
+J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à
+chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de
+sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil,
+nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard!
+
+Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos
+artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la
+mort, pendant 36 heures!...
+
+L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant
+nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions
+pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos
+artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter,
+généralement, en octobre et passer à la fin du mois.
+
+Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut
+lieu le 31 octobre 1906.
+
+Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques
+de presse, était devenu mon plus ardent collaborateur, et, chose digne
+de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la
+déclamation de ses beaux vers.
+
+Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au
+théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette
+estime dans laquelle il me tenait.
+
+Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique
+dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se
+poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième.
+
+A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de
+fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait
+pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.--Non! exclama son
+interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez
+toujours bissé l'air des roses!
+
+Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je
+dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de
+cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante.
+
+ * * * * *
+
+Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages
+étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque
+de mes débuts!
+
+Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de
+vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des
+paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux
+fond de _la Favorite_; pour le second, deux châssis de _Rigoletto_,
+etc., etc.»
+
+Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la
+veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me
+prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire
+qu'il est toujours _tombé_ au troisième acte!»
+
+Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une
+prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait
+notre basse, descend _tellement_ qu'on ne peut pas trouver la note sur
+le piano!...»
+
+Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes.
+Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès.
+
+Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs
+d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage
+qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire _Thérèse_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+EN PARLANT DE 1793
+
+
+Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du
+Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et
+charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques
+autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le
+couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.
+
+Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la
+horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres
+massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement
+célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud
+et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra
+une forme blanche qui errait au loin, solitaire.
+
+«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins,
+si forte et si courageuse auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud,
+où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.
+
+Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était
+Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était
+écartée pour cacher ses larmes.
+
+ _Thérèse se révélait déjà..._
+
+A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert,
+la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante,
+la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du
+palais de l'Ambassade, rue de Grenelle.
+
+En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres
+de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres
+avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de
+la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au
+caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous
+n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi,
+ici!...»
+
+Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à
+Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa
+surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre
+et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit
+celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre
+bien. Je vous le rends!»
+
+_Le poème de Thérèse s'annonçait!_ Cette révélation le faisait
+pressentir.
+
+ * * * * *
+
+Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de cette année-là, dans
+le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de
+l'ouvrage.
+
+C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales.
+On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux
+arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu.
+Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées,
+roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature!
+son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.
+
+Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de
+Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques
+pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de
+Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied;
+leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes
+pensées.
+
+J'étais d'autant plus au cœur de l'ouvrage, dans «les entrailles du
+sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me
+trouvais, figurait la future héroïne de _Thérèse_.
+
+Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps
+horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me
+redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre
+avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que
+j'avoue aimer profondément.
+
+Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard
+que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été,
+aux bords de la mer), je composai la musique de _Thérèse_.
+
+Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation qui réclamait
+impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie,
+m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des
+Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose
+presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée,
+avant quatre heures!...
+
+Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique
+déférente.
+
+Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai
+sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf!
+
+Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû
+s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya _illico_
+une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour
+un rapide placement.
+
+O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un
+jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous
+donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de
+plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.»
+
+_Par pari refertur_, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une
+grâce et une obligeance que j'appréciai hautement.
+
+Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile.
+Je parvins cependant à avoir la communication.
+
+J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne
+figurerait pas à l'_Annuaire_. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je
+serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.
+
+Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet
+appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur
+la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.
+
+Il s'agissait de la dernière scène.
+
+Je lui téléphonai:
+
+_Faites égorger Thérèse et tout sera bien._
+
+J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris
+affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre
+abandonné); elle me hurlait:
+
+_Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la
+police. Un crime pareil! De qui est-il question?_
+
+Subitement la voix de Claretie:
+
+_Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je
+préfère cela au poison!_
+
+La voix du monsieur:
+
+_Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner!
+J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!..._
+
+Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux
+reparut.
+
+Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions,
+Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble
+encore!
+
+Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté
+d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit ma voix jusqu'à celle de
+Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre
+telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de
+l'écrire.
+
+Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de
+Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous
+Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce
+délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé
+devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son
+ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration,
+le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole»,
+c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être
+habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et
+collectionneur.
+
+Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de _Thérèse_ le
+rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette
+pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des
+marquis d'Hertford.
+
+La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul
+Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo,
+nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de
+Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait
+déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte
+d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme
+Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.
+
+Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir
+près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il
+écouta quelques passages de _Thérèse_. Il apprit de nous ce détail. Lors
+de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable
+artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène,
+celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la
+terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et
+clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de
+rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre
+interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de
+transport: «Jamais je ne pourrai _chanter_ cette scène jusqu'au bout,
+car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a
+sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de
+_déclamer_ toute la fin de la pièce.»
+
+Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements
+instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de
+Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à
+son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue!
+
+Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur
+de Des Grieux. Il voulut ajouter: _toi!..._ avant le _vous_! qu'il lance
+en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce _toi_!
+n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa
+maîtresse?
+
+ * * * * *
+
+Les premières études de _Thérèse_ eurent lieu dans le bel appartement,
+si richement décoré de tableaux anciens et d'œuvre d'art, que Raoul
+Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an;
+nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à
+minuit.
+
+Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le
+laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère
+qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes
+espérances.
+
+Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces
+trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne!
+
+Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de _Thérèse_, à
+l'Opéra de Monte-Carlo.
+
+Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du
+prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute
+mon admiration.
+
+Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où
+j'avais été appelé, à la fin de la première du _Jongleur de Notre-Dame_,
+et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé
+lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de
+Saint-Charles.
+
+Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à
+la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de _Thérèse_, ma
+place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le
+séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le
+pouvais supposer.
+
+Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos
+trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n'y
+résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer!
+
+Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis
+étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le
+merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier
+acte de _Thérèse_, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions
+également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du
+banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre
+appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.
+
+Pendant deux années consécutives, _Thérèse_ fut reprise à Monte-Carlo,
+et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor
+Rousselière et le maître professeur Bouvet.
+
+Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï,
+eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée
+océanographique.
+
+A la représentation de gala, on redonna _Thérèse_, devant un public
+composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime,
+membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants
+du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M.
+Loubet, ancien président de la République, étaient là.
+
+Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un
+admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies
+étrangères.
+
+J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui
+eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de
+gala dont j'ai parlé.
+
+Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du
+lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si
+je n'avais été obligé de garder le lit.
+
+Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès!
+
+Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de
+me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince
+lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me
+redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse,
+Lucy Arbell.
+
+Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma
+porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes
+nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il
+savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi.
+
+Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci:
+
+On avait représenté _le Vieil Aigle_, de Raoul Gunsbourg, où Mme
+Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit
+acclamée. _Thérèse_ était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui
+avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis
+parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait
+_Thérèse_, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.
+
+Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant
+d'autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première
+de _Thérèse_ eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et _l'Écho de
+Paris_ voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément
+merveilleusement présenté.
+
+Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de _Thérèse_
+fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra,
+le dimanche 10 décembre 1911, par l'œuvre pie, française et
+populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami
+Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et
+bonne.
+
+ * * * * *
+
+Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit _le Jongleur
+de Notre-Dame_ avec la foi, vous avez écrit _Thérèse_ avec le cœur.
+
+Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+D'ARIANE A DON QUICHOTTE
+
+
+Je reprenais, ce matin, le cours de _Mes Souvenirs_, quand j'appris une
+nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme
+Maucorps-Delsuc!
+
+Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au
+Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire
+obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa
+quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de
+tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à
+l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner.
+
+En sincère émotion, mon cœur va vers elle!
+
+ * * * * *
+
+Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi,
+pendant des mois, des années même.
+
+J'achevais de terminer _Thérèse_--longtemps avant qu'elle dût être
+représentée--quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu
+avec Catulle Mendès pour donner une suite à _Ariane_.
+
+Tout en étant un ouvrage distinct, _Bacchus_ devait, dans notre pensée,
+ne former qu'un tout avec _Ariane_.
+
+Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt.
+
+Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des
+hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.
+
+De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité,
+celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on
+connaît le moins.
+
+L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers
+temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition
+classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des
+savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des
+religions.
+
+Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les
+inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.
+
+Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki,
+_Râmayana_, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux
+et plus immense même que les _Niebelungen_, ce poème épique de
+l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des
+Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille.
+En proclamant _Râmayana_ l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien
+exagéré. C'est divinement beau, comme l'œuvre immortelle du vieil
+Homère, qui a traversé les siècles.
+
+Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me
+fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations
+même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent
+distrait.
+
+Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je
+rejetais, je reprenais. Enfin je terminai _Bacchus_, après y avoir
+consacré tant de jours, tant de mois!
+
+La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM.
+Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la
+figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans
+Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre
+Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre
+fanatique.
+
+La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre
+magnifique à notre ouvrage.
+
+Comme autrefois, pour _le Mage_, on avait été cruel, je l'ai dit, pour
+notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant
+son départ de l'Opéra,--ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps
+après, encore plus aimé qu'avant,--de même, on fut dur pour _Bacchus_.
+
+Au moment de _Bacchus_, le public, la presse étaient indécis sur la
+vraie valeur de la nouvelle direction.
+
+Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois,
+affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage,
+malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité.
+
+Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses
+sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme
+bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du
+troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le
+ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié.
+
+L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un
+gros succès.
+
+Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises
+humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance.
+
+Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des
+actes de _Don Quichotte_ (j'en parlerai plus loin), il était quatre
+heures du soir, je courus chez mon éditeur, au _Ménestrel_, au
+rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en
+y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait
+attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces
+mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!»
+
+Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût
+pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de
+l'épouvantable catastrophe.
+
+Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour
+_Bacchus_ à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!...
+
+Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait
+soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche
+de la part des meurtris.
+
+Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà
+parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions,
+il aurait, par là même, rendu grand service.
+
+Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables
+artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat
+et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.
+
+Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans
+lendemain, MM. Messager et Broussan.
+
+J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour
+accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre
+l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du
+moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles
+chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des
+rochers.
+
+Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les
+Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à
+leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien.
+
+Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les mœurs de ces
+mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a
+si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe
+a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer!
+
+Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser
+_Bacchus_ entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison,
+qu'en 1909), j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de
+trois actes, _Don Quichotte_, dont le sujet et la distribution des
+artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour
+le théâtre de Monte-Carlo.
+
+Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur
+en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma
+conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me
+reprocher.
+
+_Don Quichotte_ arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie.
+J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je
+souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence
+plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui
+me permettait d'écrire étant couché.
+
+J'éloignais de ma pensée _Bacchus_ et le sort incertain que lui
+réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de
+_Don Quichotte_.
+
+Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un
+scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel
+avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de
+l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue
+figure!
+
+Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une
+géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante
+d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque
+_Belle Dulcinée_. Les auteurs dramatiques français les plus en renom
+n'avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un
+élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de
+puissante poésie à notre _Don Quichotte_ mourant d'amour, du véritable
+amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut
+point cette passion.
+
+Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la
+représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février
+1910. O la belle, la magnifique première!
+
+Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos
+merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell,
+étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du
+plus parfait comique!
+
+En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même
+saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je
+sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve,
+le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de
+_Roma_.
+
+J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour _Mes Souvenirs_
+en 1912.
+
+Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de _Don
+Quichotte_ au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir
+l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des
+directeurs, les frères Isola.
+
+La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à
+Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour
+Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son
+triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour la Belle Dulcinée au
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté.
+
+Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange?
+
+Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas
+pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en
+scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.
+
+Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines
+par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose
+curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes
+furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres,
+témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la
+répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes!
+
+Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce
+et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910,
+pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du
+soir.
+
+Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très
+souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta
+les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis,
+heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une
+délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me
+rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour _Don Quichotte_ à
+Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même
+théâtre.
+
+Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet
+ouvrage pendant les répétitions de _Roma_, en février prochain.
+
+La première année de _Don Quichotte_, au théâtre des frères Isola aura
+eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.
+
+J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement
+intéressé pendant les études de cet ouvrage.
+
+C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy
+Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson
+du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une
+véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants
+populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une
+innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité:
+l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la
+coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de
+l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu
+réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que,
+connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies
+vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète;
+et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. _Le
+Prophète_ et _le Barbier de Séville_ en témoignent.
+
+La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par
+Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant
+cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo.
+
+Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire
+que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme!
+
+Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'on mit en scène le
+cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier
+du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria,
+dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don
+Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt
+et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+UNE SOIRÉE!
+
+
+Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.
+
+_Roma_ était gravée depuis longtemps, matériel prêt; _Panurge_ terminé;
+et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant
+quelques mois.
+
+Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être,
+au _dolce farniente_, n'était point possible! Je cherchai donc et je
+trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon
+cœur.
+
+Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la
+disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les
+partitions de _Werther_ et d'_Amadis_. Je n'ai à parler, maintenant, que
+d'_Amadis_. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort,
+non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept
+cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition
+d'_Amadis_, composée fin de l'année 1889 et année 1890. Il y avait donc
+vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.
+
+_Amadis!_ Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau!
+Quelle poétique et touchante allure avait ce _Chevalier du lys_, resté
+le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces
+situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces
+nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants
+et si braves!
+
+Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et
+deux chœurs pour voix d'hommes. _Amadis_ devait être mon travail de
+l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer
+à Égreville.
+
+Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait
+calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très
+souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer,
+me sachant dans un état de santé si précaire.
+
+J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me
+cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très
+malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais
+encore lorsque vous êtes venu!»
+
+«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il.
+
+Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon
+cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.
+
+Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La
+Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je
+fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les
+médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on
+m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans
+ces moments-là.
+
+Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse
+attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite
+le salon Borghèse. J'en fus ému.
+
+Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des
+docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les
+plus dévoués.
+
+J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une
+tranquillité dont j'appréciais tout le prix.
+
+Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que
+l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était
+accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue.
+
+Je devais être sauvé au bout de quelques jours.
+
+Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit
+de travailler.
+
+Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des
+discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et
+président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était
+échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi
+mes instructions pour les futurs décors de _Don Quichotte_.
+
+Enfin, je rentrai chez moi!
+
+Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à
+feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient
+de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les
+êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah!
+quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de
+larmes.
+
+Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le
+bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien
+chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de
+promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg,
+au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y
+prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient
+sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin,
+leur ravissant royaume!
+
+ * * * * *
+
+Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui
+devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon
+sort, ma femme bien-aimée put y retourner.
+
+L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les
+deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et
+les répétitions, aussi, de _Don Quichotte_.
+
+Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à
+qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis
+cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai
+le nom proposé par l'interprète: les _Expressions lyriques_. Cette
+réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je
+m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.
+
+Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation
+de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.
+
+Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions
+une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on
+peut s'honorer, cependant.
+
+Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés
+par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que
+leur donnait l'interprète.
+
+ * * * * *
+
+Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de
+_Panurge_, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait
+pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du
+Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de
+Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il
+venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me
+demander de leur donner _Panurge_.
+
+A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces
+messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne
+connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable
+M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!»
+
+On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des
+artistes proposés par la direction.
+
+Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de
+_Panurge_, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions.
+
+ * * * * *
+
+Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante
+impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra.
+
+Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir
+et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de
+participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur,
+pour fêter le dixième anniversaire de l'œuvre française et populaire:
+les _Trente ans de Théâtre_. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une
+extrême confusion...
+
+Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux
+de prêter son concours à cette soirée.
+
+Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de
+famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal
+dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra
+et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul
+Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au
+Conservatoire, se joignit à eux.
+
+Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières
+commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai
+toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand
+arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie.
+
+«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais
+tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.
+
+Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas
+participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre
+vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles
+chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de
+l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes,
+intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne
+dîna; tout le monde fut au rendez-vous!
+
+A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus!
+
+Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je
+pris une part si personnelle...
+
+Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient
+dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait
+contraste.
+
+Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la
+soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres
+qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette
+fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire
+et dont il était héritier.
+
+Je lui présentai mes condoléances et il partit.
+
+Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange
+conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue
+avec le représentant des pompes funèbres.
+
+«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première
+classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt,
+l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus
+monumental», suivant la somme.
+
+L'héritier hésita...
+
+«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de
+l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme.
+
+Nouvelle hésitation...
+
+Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit:
+
+«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que
+ce ne sera pas _gai_! (_sic_)»
+
+Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste,
+j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se
+terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue:
+
+«Veuillez croire à mes plus sincères... _obsèques_.» (Traduction libre
+d'_ossequiosita_.)
+
+La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de
+tristes.
+
+Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet
+suivaient les enterrements.
+
+Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms
+au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion,
+par les journaux? On n'a jamais pu savoir.
+
+Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des
+frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré,
+en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce
+sera à lui bientôt!»
+
+Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant
+les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements,
+mais ils les annoncent!»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII
+
+CHÈRES ÉMOTIONS
+
+
+Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à
+Égreville.
+
+Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se
+trouvait _Rome vaincue_, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie
+avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois
+sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.
+
+Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque,
+avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de
+l'œuvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia,
+et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor.
+
+Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le
+rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne
+pense pas à elle; qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction
+d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses
+attraits aux exigences supérieures de l'art!
+
+Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à
+l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.
+
+Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui
+envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville.
+
+J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la _Rome vaincue_
+jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher,
+tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand
+Corneille, que
+
+ ...l'obscure clarté qui tombe des étoiles,
+ Bientôt avec la nuit...
+
+arrêtât ma lecture.
+
+Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt
+au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de
+Posthumia, au 4e acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais
+ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant
+les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon
+titre: _Roma_.
+
+Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha
+pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901,
+l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais
+ma lettre devait rester sans réponse.
+
+Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre
+tragique m'apprit, en effet, par la suite, que ma demande n'était
+jamais parvenue à sa destination.
+
+Parodi! qu'il était bien le _vir probus dicendi peritus_ des anciens!
+Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des
+Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne
+demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il
+avait lue dans Ovide, leur grand historiographe!
+
+J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du
+passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation
+dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et
+simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes
+et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il
+semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de
+ses tortures intérieures.
+
+Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration
+n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans
+le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais!
+
+Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais
+abandonner mon projet d'écrire _Roma_ lorsque, dans ma vie, apparut un
+maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra:
+_Ariane_; je vous en ai déjà parlé.
+
+Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander
+si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration.
+
+Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs,
+qu'une autre idée me préoccupait. C'était exact. Je fus amené à lui
+confier mon aventure à propos de _Roma_.
+
+Mon désir de trouver dans cette œuvre le poème rêvé fut immédiatement
+partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait
+l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui
+m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter
+l'ouvrage.
+
+Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme
+d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une
+situation éminente dans l'instruction publique.
+
+Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en
+février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première
+représentation de _Don Quichotte_. J'habitais alors, déjà, cet
+appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis
+toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.
+
+La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards
+de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable.
+
+Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à
+l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur
+le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco.
+
+Dans cette calme et paisible demeure--chose exceptionnelle pour un
+hôtel--malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient
+installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté,
+entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour _Roma_;
+j'avais emporté avec moi les huit cents pages d'orchestre de la
+partition manuscrite complètement terminée.
+
+Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de
+Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu
+enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.
+
+Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de _Roma_, j'assistai à
+l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et
+dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à
+cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays,
+l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.
+
+En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par
+lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous
+ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom
+de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui
+confier pour 1912. _Roma_ était terminée depuis longtemps, le matériel
+en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et
+attendre deux années encore. Je le lui proposai.
+
+Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que
+lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important,
+est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à
+remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier,
+ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer
+Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que
+rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M.
+Massenet se hâte d'achever sa partition afin d'être prêt pour le
+premier...!» Laissons dire et... continuons.
+
+Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de _Roma_ pour les
+artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.
+
+Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de
+Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les
+mettant en scène!
+
+Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces
+passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures,
+je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de
+_Roma_.
+
+L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait,
+lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa
+mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce
+pays des rêves.
+
+A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien!
+
+La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des
+répétitions futures. Le mieux se maintient!
+
+L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse.
+C'est le mieux qui continue!
+
+Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai?
+
+Enfin, la lecture de _Roma_, dite à l'italienne: orchestre, artistes et
+chœurs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations,
+que je payai ces _chaudes_ émotions par un... _refroidissement_.
+
+O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant? Tous les contrastes
+ne sont-ils pas dans cette même nature?
+
+Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux
+jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en
+profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites
+pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous
+étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans
+ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un
+vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand
+j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait
+Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat.
+
+Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans
+doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa
+société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce
+fut pour ce compagnon que j'épanchai mon cœur tout palpitant.
+N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement,
+que la répétition générale de _Roma_ battait son plein? Oui, me
+disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est
+Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est
+Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons,
+nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue
+telle ou telle scène, une sorte de divination de la division
+mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14
+février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la
+joie de tous mes beaux artistes!
+
+Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile
+de vous parler de la superbe première représentation de _Roma_. Je me
+permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les
+impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse:
+
+ «L'interprétation--une des plus complètement belles à laquelle il
+ nous a été donné d'applaudir--a été en tous points digne de ce
+ nouveau chef-d'œuvre de Massenet.
+
+ «Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de
+ _Roma_ sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons
+ rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant
+ et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos
+ du public.
+
+ «Cela dit à l'éloge de l'œuvre, félicitons ces merveilleux
+ interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme:
+
+ «Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix
+ superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des
+ oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus
+ séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter.
+
+ «Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été
+ pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell
+ l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus
+ extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens
+ esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer,
+ le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de
+ lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et
+ enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les
+ accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.
+
+ «Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième
+ acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant
+ qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et
+ exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière
+ artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer
+ qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo.
+
+ «Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla)
+ ont complété excellemment une interprétation féminine de premier
+ ordre.
+
+ «Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins
+ remarquables et pas moins acclamés.
+
+ «M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et
+ de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et
+ une mâle beauté qui lui ont conquis tous les cœurs et qui, à
+ Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.
+
+ «M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique
+ si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi
+ que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet,
+ a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont
+ son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à
+ souhait les farouches imprécations.
+
+ «M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait
+ une création--la première de sa carrière--qui place ce jeune
+ premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les
+ célèbres vétérans de l'Opéra de Paris, auprès desquels il
+ combattait hier au soir le bon combat de l'art.
+
+ «Les chœurs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur
+ maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres,
+ qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont
+ été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin,
+ auquel tous les compositeurs dont il dirige les œuvres
+ prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et
+ dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le
+ talent et l'infatigable vaillance.
+
+ «M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles
+ ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du
+ théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour _Roma_ cinq décors, ou, pour
+ mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés
+ et applaudis. Son _Forum_ et son _Bois sacré_ sont parmi les plus
+ belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici.
+
+ «Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais
+ superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que
+ _Roma_ est une des partitions qu'il a montées avec le plus de
+ plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y
+ a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et
+ d'artiste?...
+
+ «Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur
+ _Roma_, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des
+ plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre
+ compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire
+ du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.»
+
+ * * * * *
+
+Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon
+cœur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection
+d'autant plus touchante.
+
+Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge
+princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je
+rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et
+devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je
+pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son
+Altesse m'embrassa avec une vive effusion.
+
+ * * * * *
+
+Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de
+_Roma_, à l'Opéra.
+
+J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la
+première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde?
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX
+
+(INTERMÈDE)
+
+PENSÉES POSTHUMES
+
+
+J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs
+occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la
+splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes
+chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais
+obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de
+l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais
+plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières
+représentations, aux discussions littéraires et autres qui en
+découlaient.
+
+Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées!
+
+Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je
+suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le
+voudraient-ils?
+
+Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit
+mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette
+occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: _Mes premières
+volontés_).
+
+J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de
+la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon
+cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui
+l'habitent.
+
+J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures
+noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture
+de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement,
+dès huit heures du matin.
+
+Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses
+lecteurs de mon décès. Quelques amis--j'en avais encore la
+veille--vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et
+lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son
+adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette
+voiture obligeante m'emmenait.
+
+A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles,
+de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans
+les théâtres, on parla de l'aventure:
+
+--Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas?
+
+--Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de
+nous gêner!
+
+--Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans
+ses ouvrages!
+
+Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela.
+
+Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant!
+
+Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et
+arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient
+presque une consolation.
+
+La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de
+l'enterrement.
+
+Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville
+quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits
+s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps
+mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques
+heures plus tard, la porte de l'oubli!
+
+
+
+
+APPENDICE
+
+
+
+
+MASSENET PAR SES ÉLÈVES
+
+
+_Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les
+plus célèbres de Massenet:_
+
+
+ 9 décembre 1911.
+
+ Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le
+ plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut
+ plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous
+ voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre
+ lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par
+ un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris,
+ qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était
+ vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un
+ tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était
+ impossible de résister pour peu qu'on eût une parcelle de cœur
+ et d'intelligence.
+
+ On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça
+ que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a
+ trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française
+ du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le
+ plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne
+ l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de
+ lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante?
+
+ Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences,
+ ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il
+ s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus
+ remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation
+ dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il
+ s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans
+ le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il
+ avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne
+ semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire
+ de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son
+ style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait
+ spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire...
+
+ Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose
+ désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de
+ cordialité.
+
+ --Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas
+ absolument rendu ce que vous vouliez. Oh! je le sais bien, ce que
+ vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une
+ finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est
+ difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé...
+ Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez
+ indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!...
+
+ Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et
+ nerveuse...
+
+ Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui,
+ sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui
+ relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature
+ stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques
+ pages d'orchestre qu'il lui montrait:
+
+ --C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien
+ l'orchestre de votre musique.
+
+ Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un
+ morceau de chant ou de piano:
+
+ --C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme
+ vous faites bien la musique de votre orchestre!...
+
+ Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa
+ rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de
+ citation.
+
+ Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où,
+ emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la
+ scène de la prédiction du grand prêtre dans _Alceste_: «Apollon est
+ sensible à nos gémissements!»
+
+ Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter--que dis-je! la voir
+ jouer par personne!
+
+ Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout
+ lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire
+ comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai
+ jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...
+
+ REYNALDO HAHN.
+
+
+ Niort, 7 décembre 1911.
+
+ Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui
+ remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma
+ jeunesse.
+
+ C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes
+ dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et
+ c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour
+ vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage:
+ le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.
+
+ ALFRED BRUNEAU.
+
+
+ Paris, 10 décembre 1911.
+
+ Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel
+ pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je
+ me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M.
+ Mathias, je lui dis:
+
+ --Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M.
+ Massenet.
+
+ Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité:
+
+ --Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime
+ «Monsieur».
+
+ Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était
+ pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même
+ temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les
+ beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant
+ comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des
+ exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture.
+ Exemple bien caractéristique:
+
+ --N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du
+ vermillon!
+
+ Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de
+ faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant
+ au piano, les œuvres des maîtres. Il nous jouait souvent
+ Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans
+ les plus petites nuances.
+
+ Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours
+ intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des
+ développements de la symphonie en _sol mineur_ du grand Mozart. Un
+ jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence
+ entre les «trois orages»: de _la Pastorale_, de _Guillaume Tell_ et
+ de _Philémon et Baucis_. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et
+ l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son
+ enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de
+ mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je
+ tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez
+ de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers
+ mon cher maître, une des gloires de l'art musical français.
+
+ CHARLES LEVADÉ.
+
+
+ 9 décembre 1911.
+
+ Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle
+ de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le
+ lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par
+ un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de
+ deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve.
+ Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de
+ deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les
+ autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait
+ les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on
+ respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne
+ n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient
+ au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol,
+ était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la
+ chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son œil
+ avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout
+ s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes
+ illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement
+ se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et
+ à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au
+ hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir
+ plus de méthode; mais, données avec la vivacité d'intelligence et
+ la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un
+ pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune
+ esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres
+ essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé
+ d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous
+ n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail
+ en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de
+ faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure,
+ la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la
+ sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers
+ conseils.
+
+ On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves
+ «faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu
+ demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses
+ élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes,
+ contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien
+ peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son
+ irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud
+ et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien
+ d'elles.
+
+ Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les
+ choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin
+ qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun
+ l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique,
+ soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles
+ impressions de l'art, de la nature, et de la vie surtout, le fond
+ de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle
+ intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable,
+ éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un
+ chef-d'œuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait
+ davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de
+ ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique
+ de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet.
+ Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au
+ degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il
+ apportait quelques pages manuscrites de la partition en œuvre!
+ pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un
+ aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages
+ de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou
+ grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore
+ une lecture, inoubliable, de _Werther_; et je revois l'expression
+ singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait
+ pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier
+ public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.
+
+ J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à
+ M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative
+ n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou,
+ plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer
+ lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que
+ tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui
+ trouvera le plus directement des cœurs prêts à s'ouvrir...
+
+ Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux
+ entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage
+ passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard
+ divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père
+ Franck», qui venait--les deux classes ayant beaucoup d'élèves
+ communs, et les heures coïncidant certaines fois--demander si l'un
+ de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu
+ compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.
+
+ GASTON CARRAUD.
+
+
+ 10 décembre 1911.
+
+ Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses œuvres,
+ un silence farouche; il nous les cachait presque.
+
+ Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques
+ mesures de la danse galiléenne de _la Vierge_, dont l'orchestration
+ nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans
+ s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en
+ _si mineur_ d'_Hérodiade_; plus tard encore, quelques mesures de
+ Manon qu'il achevait alors; le récitatif: _Je ne suis qu'une pauvre
+ fille_. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples
+ personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue.
+ Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de
+ faire de nous--au sens le plus hautain, le plus éternel du mot--des
+ musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus
+ généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les âmes ont
+ répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer
+ hautement comme sienne l'harmonieuse moisson.
+
+ PAUL VIDAL.
+
+ 9 décembre.
+
+ Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où
+ nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves,
+ d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.
+
+ C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux
+ élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.
+
+ HENRI RABAUD,
+ Chef d'orchestre de l'Opéra.
+
+
+
+
+MASSENET PAR SES INTERPRÈTES
+
+_Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu
+également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:_
+
+
+ 10 décembre 1911.
+
+ Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un
+ peu ce que sont les études avec lui.
+
+ Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître,
+ lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que
+ l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les
+ nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se
+ croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le
+ premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection!
+
+ Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est
+ joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges.
+ Exagération au début... exagération à la fin.
+
+ Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes
+ qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa
+ famille.
+
+ Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent!
+
+ LUCY ARBELL, de l'Opéra.
+ #/
+
+
+ 11 décembre.
+
+ Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il
+ fut le premier à m'applaudir à Paris.
+
+ Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du
+ Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des
+ mains.
+
+ --Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit
+ l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie!
+
+ J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut
+ courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates»
+ attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles
+ qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux
+ de paroles, je distinguais pourtant ces mots:
+
+ --En a-t-elle de la chance!
+
+ --C'est vrai que Massenet vous a applaudie?
+
+ --Pas possible!
+
+ --Si!
+
+ --Non!
+
+ --Ça se raconte.
+
+ Etc.
+
+ Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde
+ d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse:
+
+ --Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours...
+ quand on lui chante sa musique.»
+
+ Je venais de concourir dans le grand air de _la Juive_!!!
+
+ JULIA GUIRAUDON-CAIN.
+
+
+
+
+MES DISCOURS
+
+
+
+
+
+INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL
+
+2 octobre 1892.
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des
+Beaux-Arts._
+
+
+ MESSIEURS,
+
+Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à
+honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes
+célèbres qu'il a vus naître.
+
+Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont
+la patrie a le droit de s'enorgueillir.
+
+Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers
+temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme
+sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche
+qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste
+dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire
+sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts
+de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la
+parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de
+son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez
+désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très
+humble pour un ancêtre illustre et vénéré.
+
+Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des
+Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de
+grandes destinées artistiques.
+
+C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette
+circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et
+imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments
+de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter:
+n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui
+qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale?
+
+Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes
+de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait
+d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir,
+ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps
+de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les
+échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons
+harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.
+
+Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous
+n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier,
+posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il
+devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans.
+
+Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai
+berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située
+tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient
+des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des
+plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges
+du Seigneur.
+
+C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc
+enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles
+années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il
+reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs
+cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en
+cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un
+grand secours.
+
+Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute,
+de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les
+connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise
+fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs
+privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses
+fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il
+s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les
+couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de
+musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre
+elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la
+tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile
+imagination.
+
+On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela
+était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme
+d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se
+demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette
+robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient
+pas pouvoir élever plus haut leur ambition.
+
+Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel
+artiste nous aurions perdu!
+
+Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient
+pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu
+qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put
+répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière
+répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient
+l'embrasser.
+
+Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au
+prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et
+des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet
+pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.
+
+Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux
+conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux
+illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de
+l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck
+dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus
+mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en
+souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la
+trompette épique dès son premier ouvrage, cette _Euphrosine_ qui fut une
+révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.
+
+Un maître artiste était né à la France.
+
+D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans
+leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la
+glorieuse série des ouvrages qui suivirent _Euphrosine_, et ont fait
+ressortir les mérites de _Stratonice_, d'_Ariodant_, d'_Adrien_, de
+l'_Irato_, du _Jeune Henry_ et surtout de cet incomparable _Joseph_, qui
+passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.
+
+J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra
+moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si
+superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes
+qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis
+moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que
+nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir
+avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la
+musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de
+coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse,
+plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont
+créé.
+
+Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les
+honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut
+de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur.
+
+C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant
+laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis,
+s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas
+aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent,
+si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous
+dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous
+donnait.
+
+Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les
+siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de
+Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est
+l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent
+de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte
+volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise,
+et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette
+image chère et glorieuse.
+
+Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de
+Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la
+France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays
+et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien
+illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette
+d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle
+Méhul et qu'il a écrit le _Chant du départ_--ce frère jumeau de notre
+_Marseillaise_--qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les
+armées de la première République.
+
+Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote
+dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la
+défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour
+symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais
+n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire.
+
+
+
+
+FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS
+
+22 février 1896.
+
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des
+auteurs et compositeurs dramatiques._
+
+ MESSIEURS,
+
+On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre
+d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme
+il est grand!»
+
+Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant
+de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir
+passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art,
+qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et
+d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le
+bien regarder en face?
+
+...Et c'est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs
+ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste,
+alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est
+profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les
+enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses
+conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet
+apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement
+doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile
+aux saveurs plus âpres du Dante,--heureux alliage dont il devait nous
+donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de _Françoise de
+Rimini_, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra.
+
+Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant
+aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres
+désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres
+terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique
+d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été.
+
+Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter
+toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de
+flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses.
+Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents
+fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et
+s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur
+les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur
+qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils
+traversent.
+
+Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent
+les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande
+renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre
+nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute
+l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des
+frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle
+vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son œuvre a
+pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du
+drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir.
+N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson,
+celle de notre pays.
+
+D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse
+carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa
+noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les
+honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la
+fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en
+était le plus digne.
+
+C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître,
+c'est encore un grand exemple.
+
+
+
+
+CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ
+
+INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO
+
+7 mars 1903.
+
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut._
+
+ MESSIEURS,
+
+C'est le propre du génie d'être de tous les pays.
+
+A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière
+humanité.
+
+Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut
+dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées.
+Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme
+de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole
+qui le couronnait déjà.
+
+N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait
+de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et
+tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober,
+pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère
+souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les
+pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un
+monde!
+
+C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la
+peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient
+tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de
+leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules,
+mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons
+tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un
+dispensateur de grâce et de beauté.
+
+Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et
+sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non
+seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la
+ferveur pieuse de pécheurs repentants.
+
+Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien,
+l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme
+autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici
+couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz
+y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la
+vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la
+déification.
+
+S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays
+d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves
+épanouis.
+
+Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel,
+son esprit d'illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la
+rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui
+abritèrent l'enfance du Christ.
+
+Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent
+rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos
+terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre _la Course à
+l'abîme_, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.
+
+Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées
+mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa
+tristesse. _La Fête chez Capulet_ n'est pas loin; j'en entends souvent
+les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.
+
+Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à
+errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur
+amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit
+d'été, sous les lueurs blanches des étoiles?
+
+Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les
+trompettes fulgurantes de son _Requiem_ grandiose viendront le
+réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.
+
+Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le
+calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des
+ruissellements d'or; ce cœur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un
+baume l'odeur des lis et des jasmins.
+
+Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à
+son œuvre maîtresse, _la Damnation_, un si enthousiaste accueil en en
+animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la
+scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors
+merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui
+est son œuvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des
+malveillants.
+
+Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie
+et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont
+suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.
+
+Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a
+dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est
+aussi le protecteur des arts.
+
+En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce
+jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces
+transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le
+roi du Soleil.
+
+
+
+
+FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET
+
+MEMBRE DE L'INSTITUT
+
+Le jeudi 15 septembre 1910.
+
+
+_Discours de Massenet, président de l'Institut._
+
+ MESSIEURS ET CHERS CONFRÈRES,
+
+Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses
+membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts
+où la mort impitoyable a cherché sa victime!
+
+Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est
+profonde, elle nous laisse inconsolables!...
+
+Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil,
+la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de
+sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.
+
+Ses œuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui
+survivront, portant l'empreinte de son talent génial. Elles laisseront
+un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française.
+
+Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire
+qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don
+merveilleux de l'à-propos et de la mesure.
+
+Emmanuel Frémiet était lui-même.
+
+Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était
+aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir
+ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises.
+On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son
+temps il fut le plus cultivé.
+
+Dans la science de la _mythologie_, il se montra admirable, comme il le
+fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité,
+l'exactitude historique.
+
+Après _le Cavalier gaulois et le Cavalier romain_, après _la statue
+équestre de Louis d'Orléans_, chef-d'œuvre d'une beauté sans égale,
+après _le Centaure Térée_, emportant un enfant dans ses bras, et le
+_Faune taquinant de jeunes oursons_, après avoir traité _l'Homme à l'âge
+de pierre_, il nous donna cette œuvre si tragique: _Gorille enlevant
+une femme_.
+
+Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son
+merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir
+lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il
+avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.
+
+L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de
+l'histoire. Sa _Jeanne d'Arc_ en est l'éclatant témoignage. Elle a fait
+décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.
+
+En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en
+donnant à sa _Jeanne d'Arc_ cet aspect délicat, tout en laissant à
+l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu,
+sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans
+leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a
+supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a
+nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire.
+Il est passé maître en ce genre.
+
+Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de
+ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous
+n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle
+et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses
+travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière;
+et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour
+arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à
+prendre séance!
+
+Son cœur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation
+n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir
+de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.
+
+Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était
+le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il
+déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous
+l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême
+dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.
+
+Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne lui aura manqué;
+peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que
+grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion
+publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous
+pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais
+que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.
+
+Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre
+avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir
+accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir
+leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les
+générations futures.
+
+Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton cœur, que tu as tant aimés
+et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel
+Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des
+Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier.
+
+
+
+
+SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
+
+PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT ET DE L'ACADÉMIE DES
+BEAUX-ARTS
+
+Le mardi 25 octobre 1910.
+
+
+_Discours d'ouverture de M. le Président._
+
+ MESSIEURS,
+
+C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle--ou bien
+encore la malice de mes confrères les artistes--qui m'a porté jusqu'à ce
+fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces
+séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde
+tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et
+littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des
+doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune.
+
+Cependant, un musicien déjà--mais celui-là de haute taille et de grande
+envergure--s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette
+fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de
+France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui
+sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la
+sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle
+circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que
+je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.
+
+Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre
+antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en
+ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un
+instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait
+existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à
+déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre
+élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que
+l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand
+professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein,
+alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours
+vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le
+huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d'Eschyle,
+d'Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les œuvres dans des
+éditions restées fameuses.
+
+En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de
+l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce
+qu'il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus
+subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au
+patrimoine de sa patrie d'adoption.
+
+En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse
+lui-même, encore un de ses amis fort anciens.
+
+Faut-il citer ses _Études sur le drame antique_, celles sur _l'Antiquité
+grecque_, sa longue collaboration au _Journal des savants_ et à la
+_Revue des études grecques_?
+
+Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant
+et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le
+porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la
+chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se
+dresser tout aussitôt, l'œil animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on
+l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard,
+qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères
+d'Anacréon.
+
+Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta
+également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827.
+Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il
+sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit:
+_Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal_.
+
+C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et,
+dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des
+admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse
+surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre
+histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté:
+
+Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la
+connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il
+l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il
+trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi.
+Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel
+objet, il l'apprend encore.
+
+C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en
+fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur
+l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines
+françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide
+du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse
+victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants,
+auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées
+si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et
+ouvrirent leur imagination.
+
+Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en
+rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en
+effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en
+gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de
+vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des
+poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là
+séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva.
+L'imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s'endormir le
+Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son
+confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui
+fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère,
+il écrit _l'Épopée homérique_! Ce fut, messieurs, sa dernière signature
+devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis.
+
+Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses
+membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans,
+d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à
+84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son
+jubilé, il y a deux années à peine.
+
+On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de
+la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts
+par son intensité même.
+
+Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette
+chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un
+décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de
+songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire.
+L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la
+cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.
+
+Il sortit de la Bibliothèque, le cœur affligé mais le front haut,
+comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue,
+avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant
+les portes de la place à qui voulait la prendre.
+
+Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout,
+ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui
+lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne
+répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées
+parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à
+graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une
+vie.
+
+L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de
+perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait
+à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né
+le 23 mai 1835, près de Zurich.
+
+Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et
+à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et
+à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette
+œuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich.
+Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer
+notre pays, puisqu'il en aimait les lettres.
+
+Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici
+ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler
+des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février
+dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des
+résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan
+chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois
+années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes
+à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations
+insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme.
+Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une
+bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette
+bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée,
+apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte
+par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.
+
+M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et
+rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux,
+entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du
+sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor!
+
+Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette
+énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire
+des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur
+l'Europe? Un avenir prochain nous le dira.
+
+Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences
+n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres:
+M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.
+
+Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa
+carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau
+qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il
+sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la
+Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de
+Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son
+dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port
+de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré
+les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce
+qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son
+intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter
+au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les
+ports et les canaux!
+
+L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute
+récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que
+lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de
+ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau
+encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put
+s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec
+une merveilleuse dextérité.
+
+Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il
+est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter
+longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain
+d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je
+sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses
+notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à
+propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de
+l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie
+mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la
+mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis
+de frémir un peu.
+
+L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un
+membre libre: d'abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en
+Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le
+principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.
+
+Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la
+tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait,
+mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la
+brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal.
+
+Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de
+l'Observatoire de Milan, vient de disparaître.
+
+Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la
+gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les
+compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,--et
+mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des
+membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle
+il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,--de façon
+générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert
+des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à
+leur tour percevoir quelque chose.
+
+Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une
+sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de
+pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un
+télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il
+n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le
+membre associé que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et
+politiques, l'auteur de _l'Immortalité humaine_ et de _l'Univers
+pluralistique_, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il
+est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson.
+C'est surtout _le Pragmatisme_ qui établit sa réputation et créa une
+sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi
+spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la
+conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs
+adeptes de la _Société de recherches psychiques_, leur promettant de
+communiquer avec eux de «l'au-delà».
+
+Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir
+s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient,
+à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle
+Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse,
+alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour
+subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il
+lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs
+mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de
+son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux
+garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux
+pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et
+entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus
+substantiel.
+
+Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes
+larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps
+futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait
+dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus
+hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il
+appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on
+ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre
+d'amertume.
+
+Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en
+s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons
+alors de cette planète-ci où nous sommes!»
+
+Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient
+de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans
+la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire?
+
+Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène
+Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés,
+bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a
+trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent
+classiques dans le monde pédagogique.
+
+L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de
+Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.
+
+On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les
+destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.
+
+Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le
+voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de
+Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de
+la mélancolie et de la méditation autour d'une vieille bibliothèque, où
+il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à
+deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances».
+
+La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent,
+Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi.
+
+Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que
+Chateaubriand avait écrit avec _René_ une sorte d'autobiographie, de
+même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran,
+principal personnage du roman _les Morts qui parlent_, celle même de
+Melchior.
+
+Il faut citer encore, pour cette période de production, _Jean d'Agrève_
+et _le Maître de la mer_, qui répondent à d'autres phases de la vie
+intellectuelle et morale de l'auteur.
+
+Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, _Claire_,
+qu'il laissait espérer.
+
+Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant
+à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de
+l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore
+l'auteur du _Génie du Christianisme_.
+
+Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie
+française.
+
+Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait
+après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse.
+Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à
+nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et
+quelles nobles causes elle a souvent servies.
+
+Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps
+attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux
+Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un
+même coup.
+
+«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne
+cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses
+premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.
+
+Mais l'œuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est
+assurément _l'Avènement de Bonaparte_, où il éclaire tant de coins
+demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs
+accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir.
+Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille
+napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute
+situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces
+souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était
+ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres,
+où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller
+au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans
+l'histoire, qui ne s'en plaignit pas.
+
+Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a
+perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous
+serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque,
+il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos
+estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis
+par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise
+s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite
+continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: _la Guerre
+au taudis_, _la Mutualité_, _la Protection des enfants_, etc., etc. La
+mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et
+le mal. Saluons bien bas sa mémoire.
+
+M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en
+plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles
+avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich
+(_Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich_) et la
+critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les
+circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez
+assuré que je n'en abuserai pas.
+
+Les deux ouvrages principaux d'Evellin: _Infini et Quantité_, _la Raison
+pure et les Antinomies_, lui assurent pour l'avenir un rang distingué
+dans la lignée de Descartes et de Kant.
+
+Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier,
+né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales
+en 1902.
+
+Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la
+charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son
+esprit si largement ouvert au bien.
+
+J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée
+cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas
+autant qu'il le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails
+et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre
+Académie.
+
+Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne
+lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec
+enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui
+demander plus qu'elle ne pouvait donner.
+
+En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit
+vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un
+ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le
+triomphateur avec cette partition du _Florentin_ que, par suite des
+graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin
+une _Velléda_, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune
+d'avoir pour principal interprète Adelina Patti.
+
+Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de
+composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école,
+laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu
+précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la
+probité, de la force tranquille et du clair bon sens.
+
+La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture
+française. C'était un très grand artiste, personnel et original.
+Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.»
+Frémiet ne suivit pas.
+
+Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de
+_Louis d'Orléans_, _l'Homme à l'âge de pierre_, le _Saint Grégoire de
+Tours_, l'_Éléphant_ du jardin du Trocadéro, le _Centaure Térée_, les
+_Chiens courants_, le _Faune taquinant de jeunes oursons_, son œuvre
+tragique et si émotionnante: _Gorille enlevant une femme_, qui lui valut
+à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette _Jeanne
+d'Arc_ populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de
+pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours
+svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86
+ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la
+glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres,
+avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.
+
+Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre
+qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui
+dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort.
+
+Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il
+n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.
+
+Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si
+merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale
+d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des
+découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on
+entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on
+la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au
+bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque
+chose.
+
+La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce
+«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il
+voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le
+sourire.
+
+Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller
+Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé
+membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas
+d'histoire et fut toute consacrée au labeur.
+
+Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous--les
+occasions pareilles en sont si rares--m'a entraîné plus loin qu'il n'eût
+fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.
+
+Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment
+à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non
+douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des
+fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs
+cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont
+quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la
+route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.
+
+
+
+
+SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
+
+Samedi 5 novembre 1910.
+
+
+_Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts._
+
+ MESSIEURS,
+
+Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande
+réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies,
+d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres
+françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie;
+aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous
+pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et,
+encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M.
+Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au
+côté, ce n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un
+camarade un peu plus haut juché.
+
+Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle
+de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si
+éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les
+soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que
+nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous
+lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons
+l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému.
+
+Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont
+pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait _donation entre
+vifs_ à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera
+employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de
+dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis.
+
+M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à
+New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts
+de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de _cinq cents
+francs_ en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux
+Expositions des Beaux-Arts de Paris.
+
+Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet
+1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de
+douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les
+jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome.
+
+L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette
+touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand
+prix de composition musicale.
+
+Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs
+des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne
+fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs
+espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et
+vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au cœur des artistes
+vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire.
+
+S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez
+notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la
+seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années.
+
+Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte,
+mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'œil
+obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux
+moulages anatomiques du musée Orfila--il l'a bien fallu pour vivre--mais
+de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait
+tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et
+le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa
+force et sa puissance.
+
+On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro;
+Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève!
+De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut
+rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui s'habitue à
+suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller
+devant. Et la gloire commence.
+
+Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté
+d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente
+sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est
+donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des
+animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait.
+
+Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre
+a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut
+trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien
+a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les
+combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et
+celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des
+plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il
+peut modifier à sa guise.
+
+Mais le sculpteur?
+
+On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui
+demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et
+taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce
+quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De
+la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles
+se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.»
+
+Et voici le _Cavalier romain_ qui se dresse hautain sur son cheval de
+guerre, comme un maître du monde, voici _Louis d'Orléans_, d'élégante
+allure, qui passe sur son destrier, galant, et _Napoléon_, vainqueur,
+dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant
+d'autres écuyers de tout temps,--tout un carrousel! C'est la lutte
+sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les _Chevaux
+marins_, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de
+l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine
+du Luxembourg, l'_Éléphant_ pesant du Trocadéro, la trompe en bataille,
+et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de
+jeunes ours, le _Rétiaire_ portant ses filets qui descend dans l'arène,
+le _Saint Grégoire de Tours_, le _Centaure Térée_ avec l'enfant dans les
+bras, les _Chiens courants_ si ardents dans leur poursuite et le
+_Gorille enlevant une femme_, chef-d'œuvre tragique où l'on ne sait
+quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou
+de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes;
+c'est encore la _Jeanne d'Arc_ si menue sur son gros cheval de labours,
+mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France.
+C'est toute l'œuvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du
+néant de la pierre.
+
+Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire
+parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré
+d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour
+l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour
+son vieil adorateur.
+
+Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette œuvre si
+abondante et si diverse fut enfantée dans la joie. Jusqu'au dernier
+jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux
+lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la
+musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un
+de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel
+Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des
+petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais
+voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour
+des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle
+lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable.
+
+Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un
+canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi,
+hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des
+inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce.
+Pauvre cher et grand ami!
+
+Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire
+épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie
+l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de
+franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la
+musique, sans peur et sans reproche.
+
+«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était
+beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il
+ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière
+de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers
+cueillis par ses élèves au dernier concours.
+
+Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite
+pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de
+la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier
+regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et
+d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes
+enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un
+instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le
+souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir
+vous réserve gardez-lui sa part légitime.
+
+Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre
+Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans
+son œuvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi
+qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit
+tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à
+rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que
+serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la
+seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies
+dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous
+ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous
+le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons
+affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque
+fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui
+l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et
+de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les prix,
+il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome
+même, il se remet à concourir--c'était sa marotte--pour un prix
+d'opéra-comique institué par l'État et naturellement--c'était sa
+manie--le voilà couronné avec sa partition du _Florentin_, œuvre de
+jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut
+la _Messe de Requiem_, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de
+l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres œuvres du
+genre.
+
+Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut
+oublier les belles pages de _Velléda_, donnée au théâtre Covent-Garden
+de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que
+celles d'une _Jeanne d'Arc_, un drame lyrique en trois parties, qui eut
+la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la
+cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement.
+
+Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce
+succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les
+termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami,
+quelle œuvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime.
+Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or
+vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des
+pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de
+se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il
+disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que
+je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu pénétrer en mon œuvre
+modeste.--Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai
+entendue ni lue.--Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement
+interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et
+de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par
+les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au
+souvenir de cette histoire.
+
+Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir
+perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma
+douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès
+duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes
+choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le
+calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures
+blanches.
+
+Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires.
+
+De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés
+parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent
+discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et
+j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit
+toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il
+en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il
+était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour
+nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son
+éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts.
+
+Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et
+si finement disert.
+
+Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir
+William Quiller Orchardson, un de nos membres associés.
+
+Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont
+en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la
+ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans
+son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire
+avec son _Napoléon sur le «Bellérophon»_. L'œuvre est restée célèbre,
+popularisée par la gravure et la photographie.
+
+Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord
+Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la
+fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une
+ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière
+œuvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales
+tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste!
+
+Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage
+par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la
+mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le
+voyage à Rome.
+
+Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la
+méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits
+forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en
+détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse
+ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous de ces éternels renards
+pour qui tous les raisins sont trop verts.
+
+Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres,
+sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange
+de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet
+la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa
+seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout.
+
+Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio
+vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la
+ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de
+Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine
+s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au
+Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous
+comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière
+d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous
+votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin.
+
+Faites sauter les cordes de la lyre.
+
+Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces
+œuvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous
+pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez
+regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une œuvre d'art est une Majesté
+et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels
+sublimes et chaleureux entretiens!
+
+Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous
+échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et
+c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra
+cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus
+spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le
+reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent
+fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression
+ressentie, d'une pensée laissée en notre cœur, d'un regard, d'un mot,
+d'un son de voix.
+
+Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'_Ave Maria_: les peintres
+communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant
+Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de
+la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les
+musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en
+notre belle France, tout finit par des chansons.
+
+Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour
+bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que
+les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes
+constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les
+états d'âme.
+
+Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre
+jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons
+subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes
+quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette
+Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux
+Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré.
+
+Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une
+petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un
+berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons
+lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un
+grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa
+ses doigts comme en un bénitier et se signa.
+
+Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise,
+fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis
+des arts.
+
+ FIN
+
+
+3277.--Tours, imprimerie E. ARRAULT ET Cie.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+***** This file should be named 36729-0.txt or 36729-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/36729-0.zip b/36729-0.zip
new file mode 100644
index 0000000..bd948ff
--- /dev/null
+++ b/36729-0.zip
Binary files differ
diff --git a/36729-8.txt b/36729-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..cdd3ec2
--- /dev/null
+++ b/36729-8.txt
@@ -0,0 +1,9800 @@
+The Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mes souvenirs
+
+Author: Jules Massenet
+
+Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+MES SOUVENIRS
+
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
+_30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
+numérotés de un à trente._
+
+
+
+
+JULES MASSENET
+
+MES
+SOUVENIRS
+
+(1848-1912)
+
+_A mes Petits-Enfants_
+
+[Illustration: colophon]
+
+PIERRE LAFITTE & Cie
+90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES
+PARIS
+
+Copyright 1912
+by Pierre Lafitte et Cie.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+_Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit
+descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un
+pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment
+éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays
+à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement
+travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que
+pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux
+Normand._
+
+_Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin,
+dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une
+fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient
+quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des
+harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante.
+L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de
+travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait
+près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et
+nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de_ Manon, de Charlotte,
+d'Esclarmonde...
+
+_La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin._
+
+_Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort.
+Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des
+oiseaux nocturnes--musiciens envieux--qui battaient de l'aile contre la
+cage de verre dont il entretenait le feu central, son oeuvre
+continuera de briller éternellement._
+
+_Cet oeuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le
+triomphe et la gloire, il les a bien mérités l'un et l'autre par son
+labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie,
+d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et
+dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles
+qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres
+desquels l'on feuillette les_ Poèmes d'Avril, _et que de jeunes filles
+obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois
+strophes mouvementées de_ la Chanson d'amour! _Sa réputation parmi les
+musiciens naquit de son oeuvre symphonique. La partition de scène des_
+Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques _abondent en
+trouvailles expressives..._
+
+_Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation
+justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques
+et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un
+dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation
+théâtrale de_ Marie-Magdeleine _et je me suis complu dans ce spectacle
+de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:_ O bien aimé,
+avez-vous entendu sa parole, _l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y
+a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en
+renommée mondiale lorsqu'apparurent ses oeuvres de théâtre dont
+chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces,
+c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car
+Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de
+la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance,
+l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des
+héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement
+et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de_ Manon _les réunit à un
+point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de
+distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le
+compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut_ Le Mage, Le Roi de
+Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, _exprime surtout sa
+personnalité dans_ Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur
+de Notre-Dame, Thérèse..., _etc. Chantre de l'amour, il en a fixé--avec
+quel relief!--le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et
+souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une
+vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume:
+elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre.
+Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du
+style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de
+l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son
+empreinte sur les musiciens français et étrangers._
+
+_Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le
+grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans,
+aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui
+fut un ouvrage hâtivement réalisé et une oeuvre durable et lumineuse
+comme une_ Manon et un Werther, _Massenet prendra sa place parmi «les
+grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le
+flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'oeuvre
+magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages
+qui suivent._
+
+ XAVIER LEROUX.
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après
+des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.
+
+Voici comment j'en pris l'habitude régulière.
+
+Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait
+mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance,
+lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format
+allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le _petit_ magasin du _Bon
+Marché_, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir,
+avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages
+de ce _memento_, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si
+tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te
+reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te
+fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible
+durant la journée.»
+
+N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au
+coeur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son
+fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa
+méthode éducative?
+
+Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction,
+à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat.
+J'en détachai une et la croquai.
+
+J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En
+voilà une nouvelle preuve.
+
+Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma
+journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente
+tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve,
+l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.
+
+L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce
+moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en
+connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme,
+je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour
+recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»
+
+Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours,
+j'en avais obtenu la permission.
+
+C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux
+ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les
+avoir constamment à la pensée.
+
+
+
+
+Mes Souvenirs (1848-1912)
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE
+
+
+Vivrais-je mille ans--ce qui n'est pas dans les choses probables--que
+cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne
+pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec
+la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout
+premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je
+doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences
+exactes!...
+
+J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant
+sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle
+fut, surtout, particulièrement froide.
+
+Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous
+servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis.
+_Aux armes citoyens!_... hurla-t-elle, en jetant--bien plus qu'elle ne
+les rangea--les plats sur la table!...
+
+J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait
+dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient
+envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus
+débonnaire des rois.
+
+Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux
+qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier
+supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie,
+il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles
+convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la
+première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis
+XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des
+Bourbons.
+
+Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit
+que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des
+chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma
+mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.
+
+Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère,
+qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une
+bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui
+correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur
+position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas
+moyen de se tromper.
+
+Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus
+tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au
+Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.
+
+Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du
+Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait--il y resta si
+longtemps avant d'émigrer rue de Madrid--le Conservatoire national de
+musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes
+celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris
+bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient
+le seul ameublement de cette antichambre.
+
+Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire
+l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des
+parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des
+condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait
+se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des
+séances.
+
+Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit
+théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était
+conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans
+me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis,
+dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le
+Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années.
+Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et
+bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais
+desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne
+Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art,
+et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient,
+vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact
+avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux
+horreurs des guerres.
+
+C'est encore dans cette même petite salle--ne pas confondre avec celle
+bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du
+Conservatoire--que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces
+derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se
+sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de
+comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe
+d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond,
+caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux
+sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les
+élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans
+cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du
+jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de
+Rome.
+
+Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens
+eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer
+l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la
+porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier
+poussiéreux et délabré.
+
+Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy,
+de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du
+Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que
+rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus
+célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de
+l'opéra et de l'opéra-comique.
+
+M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la
+vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois
+toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui
+sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.
+
+En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les
+dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à
+son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra--sa promenade
+favorite--rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours
+terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude
+indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»--puis il ajouta, avec un léger
+sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»
+
+En 1851--époque où je connus M. Auber--notre directeur habitait déjà
+depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me
+rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin--le travail du maître
+achevé!--et où il était tout aux visites qu'il accueillait si
+simplement.
+
+Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait
+habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le
+regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: _La Muette de Portici_,
+qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus
+retentissant avant l'apparition de _Robert le Diable_ à l'Opéra. Parler
+de _la Muette de Portici_, c'est forcément se souvenir de l'effet
+magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la
+patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui
+assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal
+de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener
+l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta
+avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et
+encore, sans se lasser.
+
+Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel
+succès?....
+
+A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je
+n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de
+Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...
+
+Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou
+trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui
+m'appelait devant le jury.
+
+Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme
+pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et
+j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde,
+mon petit, vous allez tomber»--puis, aussitôt, il me demanda où j'avais
+accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans
+quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis
+tout effaré, presque en courant et tout heureux... _IL_ m'avait
+parlé!...
+
+Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève
+au Conservatoire!...
+
+A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de
+piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux
+maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe
+de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes
+études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de
+solfège de l'excellent M. Savard.
+
+Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis
+XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée
+pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était
+la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans
+le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus
+entière confiance.
+
+Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome,
+actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de
+Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui
+l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien
+l'érudit le plus extraordinaire.
+
+Son coeur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler
+que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la
+classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise
+Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons
+que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de
+Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la
+Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.
+
+Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant
+à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la
+longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait
+et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des
+admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!
+
+Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale,
+tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou,
+le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien
+suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!
+
+Mais voyez la délicatesse de cet homme au coeur bienfaisant. Le jour
+venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il
+avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre
+symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe
+d'Adolphe Adam,--et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois
+cents francs!...
+
+Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait
+imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire
+que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils
+le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.
+
+A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon coeur dit encore:
+merci, après tant d'années qu'il n'est plus!
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+ANNÉES DE JEUNESSE
+
+
+A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais
+d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même
+le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste
+Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez
+mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur
+animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu
+autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à
+l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme
+éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)
+
+Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la
+tasse de thé ne fût devenue à la mode.
+
+On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir
+nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant
+debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine
+atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité,
+mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.
+
+J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il
+possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du
+piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire
+entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de
+solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue
+les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation»,
+témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais
+pas moins ému pour cela, au contraire!
+
+Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham
+avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était
+accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un
+peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce
+qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il
+eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part...
+elles étaient même anonymes!»
+
+Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la
+maison. J'avais su que l'on donnait _l'Enfance du Christ_, de Berlioz,
+dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand
+compositeur dirigerait en personne.
+
+Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible
+d'entendre ainsi l'oeuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de
+toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie
+des choeurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut
+aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans
+les coulisses d'un théâtre!
+
+Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans
+inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant
+perdu dans ce grand Paris.
+
+Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de
+dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer
+l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans
+les bois qui tombe deux fois, le coeur d'une mère, du moins, ne
+saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce
+côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête
+toutes les beautés de l'oeuvre que j'avais entendue et je revoyais la
+haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe
+exécution!
+
+Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.
+
+Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat
+lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en
+Savoie.
+
+S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry;
+ils m'emmenèrent avec eux.
+
+Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?
+
+Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence,
+toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes
+études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de
+gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais
+destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux
+ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point
+de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la
+chevelure inculte était le complément du talent!
+
+Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce
+délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de
+Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux
+Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de
+Jean-Jacques Rousseau.
+
+Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard,
+quelques oeuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et
+moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où
+j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais
+parfois cette exquise page intitulée _Au Soir_, et cela me valut, un
+jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec
+votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de
+dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient
+les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique
+d'aujourd'hui?
+
+Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les
+premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je
+m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement
+de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les
+attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes
+maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.
+
+Je savais trouver à Paris une bonne et grande soeur qui, malgré sa
+situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant
+le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le
+tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais
+complètement en famille.
+
+Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.
+
+Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma soeur! Elle
+devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment
+où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de
+_Manon_, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer
+le chagrin que je ressentis!
+
+ * * * * *
+
+En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en
+Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de
+contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.
+
+Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre
+11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de
+leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où
+nous étions enfermés.
+
+Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que
+j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait
+d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des
+Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir
+rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion
+d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté
+une rosette... mais une rosace!...
+
+Enfin je fus appelé.
+
+Le morceau de concours était le concerto en _fa mineur_ de Ferdinand
+Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se
+rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du
+Mendelssohn!...
+
+Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus
+terminé--concerto et page à déchiffrer--il m'embrassa, sans s'inquiéter
+du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout
+humide de ses chères larmes.
+
+J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai
+toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les
+premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises
+nouvelles... le plus tard possible.
+
+Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car
+ma soeur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais
+plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité,
+je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue
+Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy,
+dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai
+dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M.
+Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le
+premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»
+
+Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le
+plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée
+émue et chèrement reconnaissante.
+
+De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent
+maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux
+professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses
+camarades de l'armée.
+
+A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition
+d'orchestre des _Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti_. _Messo
+in musica dal Signor W. Mozart._
+
+La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette
+suscription en lettres d'or: _Menus plaisirs du Roi. École royale de
+musique et de déclamation_. _Concours de 1822. Premier prix de piano
+décerné à M. Laurent._
+
+Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:
+
+«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant,
+le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que
+de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu
+deviendras un grand artiste.
+
+«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui
+décerné cette belle récompense.
+
+ «Ton vieil ami et professeur.
+
+ «LAURENT.»
+
+N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré
+rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa
+carrière?
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE GRAND-PRIX DE ROME
+
+
+J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute,
+aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne
+pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants,
+inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus
+pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité
+de ma chère soeur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je
+donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de
+solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier.
+Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence
+précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans
+un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la
+musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir
+les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!
+
+_Quantum mutatus..._ Avec le poète, laissez que je le constate; quels
+changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se
+«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans
+les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de
+quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe,
+qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire,
+l'apothéose dans toute sa modestie.
+
+En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...
+
+ * * * * *
+
+Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.
+
+Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques
+meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître
+plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui
+s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager;
+enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille,
+d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et
+de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes
+dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien
+solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de
+découragement.
+
+ * * * * *
+
+Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son
+orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef
+d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour,
+timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants
+instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous
+les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit
+que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un
+financier... et heureux comme un savetier.
+
+Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de
+Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.
+
+J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste
+immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins,
+séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du
+_Cirque Napoléon_, voisinage immédiat de notre maison.
+
+De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le
+luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui
+s'échappaient des _Concerts populaires_ que dirigeait Pasdeloup dans ce
+cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle
+surchauffée, réclamait à grands cris: _de l'air_!... et que, pour lui
+donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.
+
+De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie
+fébrile, l'ouverture du _Tannhæuser_, la _Symphonie fantastique_, enfin
+la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.
+
+Chaque soir, à six heures--le théâtre commençait très tôt--je me
+rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée
+des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du
+boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je
+suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules,
+du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la
+Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire
+une idée.
+
+Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les
+entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où
+attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et
+les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans
+leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des
+musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les
+chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.
+
+A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable
+pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par
+Deloffre! Ah! ces répétitions de _Faust_! Quel bonheur indicible,
+lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer
+des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!
+
+Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de
+l'Institut--Gounod habitait place Malesherbes--nous en avons reparlé de
+ce temps où _Faust_, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté
+par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public
+qui se trompe rarement.
+
+_Vox populi, vox Dei!_
+
+Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux
+représentations de _la Statue_, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel
+succès magnifique!
+
+Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines
+représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant
+d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait
+abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la
+chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies
+d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints
+Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre,
+il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait
+faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée
+n'incommodait pas ces «augustes personnages».--«Non, fit Liszt, c'est
+toujours un encens!»
+
+ * * * * *
+
+J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail,
+l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du
+Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).
+
+Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans _Faust_, le
+chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme
+la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle
+Sedie, et un bouffe comme Zucchini!
+
+Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de
+l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même
+art parfait de la comédie.
+
+Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions,
+pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de
+nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de
+mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent,
+toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et,
+sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des
+payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma
+montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma
+première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en
+offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je
+pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.
+
+Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en
+dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis
+jamais servi de ce secours pour composer.
+
+Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et
+chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de
+m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je
+n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où
+nous logions étaient d'une acoustique rare.
+
+Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de
+l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'oeil douloureux sur la
+fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à
+droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai
+laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus
+émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux
+douloureux instants de ma vie déjà si longue...
+
+En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,--choeur et
+fugue--je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première
+épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y
+pénétrait par le quai Malaquais.
+
+Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances
+habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.
+
+J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée,
+tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher.
+C'est ce qui arriva.
+
+Ayant passé le premier--nous étions six concurrents--et, comme à cette
+époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres
+candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le
+pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis
+sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.
+
+J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être
+fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car,
+tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui
+causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise
+Thomas et M. Auber.
+
+La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant
+presque la route.
+
+Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez
+Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «_Le prix!_
+m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, _J'ai le
+prix!!!_...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon
+maître, et, enfin, M. Auber...
+
+M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me
+montrant:
+
+«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura _moins_ d'expérience!»
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA VILLA MÉDICIS
+
+
+En 1863, les _grands-prix de Rome_ pour la peinture, la sculpture,
+l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois,
+Brune et Chaplein.
+
+La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous
+réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.
+
+Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!
+
+Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un
+passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys,
+alors ministre des Affaires étrangères.
+
+Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu
+prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à
+Rome, à tous les membres de l'Institut.
+
+Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites
+officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où
+demeuraient nos patrons.
+
+Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire
+gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des
+sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.
+
+Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils
+n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.
+
+M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y
+mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais
+dites-leur donc que je n'y suis pas!»
+
+Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs
+élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires.
+Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les
+élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères
+étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières
+de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on
+entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son
+élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!»
+Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi
+disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles:
+«M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante,
+et il n'est pas cher!»
+
+Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les
+admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis
+dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!
+
+Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné
+rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les
+retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq
+chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice,
+où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait
+alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand
+agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je
+passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec
+l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion,
+pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle,
+car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la
+Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O
+jeunesse!...
+
+Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.
+
+J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais
+en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme,
+seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées,
+trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les
+citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs
+troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais
+connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe
+piétinée de ses fortifications et le parfum--je dis parfum--des
+coulisses aimées!
+
+Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière
+de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et
+réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que
+l'amour-propre survit après la mort?
+
+Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan,
+cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles,
+plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes
+devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par
+le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A
+cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a
+dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.
+
+Nous fûmes très empoignés devant _la Cène_, de Léonard de Vinci. Elle se
+trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats
+autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur!
+abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture
+même.
+
+Ce chef-d'oeuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura
+complètement disparu, mais non comme _la Joconde_, plus facile à
+emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est
+peinte cette fresque.
+
+Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au
+tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle
+pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de
+l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de
+Giotto, sur l'_Histoire du Christ_, j'eus l'intuition que
+Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!
+
+Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais
+pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique
+m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide
+trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de
+divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles
+de Venise.
+
+Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une
+église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu
+des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole,
+je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant
+pas aperçu le tableau, une _Santa Barbara_, je me fis conduire à un
+autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et
+menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre
+église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit,
+moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!»
+
+Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.
+
+Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter
+quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le
+chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par
+Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la
+glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à
+Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia. C'était une première traversée que je
+supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais
+constamment à la bouche en en exprimant le jus.
+
+Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à
+la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils
+furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête
+d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.
+
+L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les
+plaisanteries faites aux _nouveaux_, dits _les affreux nouveaux_.
+
+En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main,
+sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la
+Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je
+tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les
+pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur
+farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette.
+Ils comprirent, et l'on vint me repêcher.
+
+J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La
+nuit devait amener d'autres brimades.
+
+La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le
+lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les
+domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur,
+étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux
+pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur.
+La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.
+
+Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha
+pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple,
+on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une
+discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on
+vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de
+cris formidables.
+
+Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit
+immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des
+pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne
+toujours!»
+
+Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais
+un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la
+table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du _Pré aux Clercs_ y
+avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette
+même Villa Médicis.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LA VILLA MEDICIS
+
+
+ * * * * *
+
+Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes
+d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci
+nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler
+une brimade de dimension.
+
+A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires
+s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous
+obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous
+étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien
+nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de
+collège nous parlaient.
+
+Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions
+entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour
+nous.
+
+La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant
+bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole,
+nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des
+vallonnements du célèbre _Campo Vaccino_, dont la reproduction,
+conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'oeuvre de notre Claude
+Le Lorrain.
+
+A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes
+fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce
+lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis
+dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces
+jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et
+enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel
+des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande
+pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais
+d'Ostie.
+
+Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de
+Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à
+caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après,
+nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions
+indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande
+croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire.
+Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai,
+je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le
+Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.
+
+Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où
+un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la
+Villa Médicis. Ce fut en vain.
+
+Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point
+que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme
+un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue.
+
+La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre
+que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste,
+où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs.
+Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de
+la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste,
+en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut
+mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme
+le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait
+me ramener sur le bon chemin.
+
+Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui
+m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon
+était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de
+Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut,
+m'avait accompagné jusqu'à mon logis.
+
+M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe
+de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de
+superbes glands d'or.
+
+Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui
+ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses
+études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la
+Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de
+ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants
+de l'Académie de France à Rome.
+
+La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui
+l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé
+de ce soin.
+
+La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours.
+Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient
+plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de
+l'arrivée.
+
+J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié.
+
+Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain:
+
+On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans
+fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce
+débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la
+circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui
+avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de
+manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre
+Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une
+petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait,
+l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait,
+en jetant ces mots: «Fais pas attention... je suis souffrant... Ça
+passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami
+avait là un voisinage bien mal placé!
+
+La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa
+véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la
+Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y
+exécuta durant son séjour!
+
+Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs
+bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise,
+elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un
+tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions
+participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par
+les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des
+fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des
+balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement,
+Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la
+_Femme_, pour faire suite à son livre sur l'_Amour_, dut avoir sous les
+yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les
+nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.
+
+Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la
+bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans
+ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments
+italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart
+à des commerçants allemands.
+
+O Progrès, que voilà bien de tes coups!
+
+Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre
+chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de
+la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux
+pensionnaires.
+
+Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là,
+d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme
+président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts.
+
+«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de
+l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme
+de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses
+fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome,
+après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant
+d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se
+signa.»
+
+ * * * * *
+
+Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au
+moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier
+de son geste.
+
+Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le
+désirait.
+
+Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son
+cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la
+Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en
+compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa
+gloire il venait de revoir pour la dernière fois...
+
+ * * * * *
+
+A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour
+Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à
+l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à
+Naples!...
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LA VILLA MÉDICIS
+
+
+ * * * * *
+
+Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient
+leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un
+si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui!
+
+Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit
+j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait
+incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi.
+
+Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière
+scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.
+
+En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse
+rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt
+sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin.
+
+Ces mesures devinrent les premières notes de _Marie-Magdeleine_, drame
+sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.
+
+J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.
+
+Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont
+habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi,
+vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous
+en était réservé.
+
+C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les
+fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci
+fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la
+région italienne dès qu'on a passé le Var.
+
+Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette
+et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec
+les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.
+
+Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois
+complets de flanelle blanche à larges raies bleues.
+
+_Risum teneatis_, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez
+vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure.
+
+Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une
+insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les
+passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en
+demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de
+la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un
+costume presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation
+nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous
+allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous
+les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet
+de galérien!
+
+Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée
+Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles
+d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été
+entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de
+ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases!
+
+Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve,
+dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes
+tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de
+flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco.
+
+A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai
+Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui
+représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise
+aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à
+cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de
+Capri.
+
+Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples
+sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en
+orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de
+couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison
+où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la
+_Jérusalem délivrée_. Un simple buste en terre cuite orne la façade de
+cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui
+fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec
+l'Orient était considérable.
+
+A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des
+capucins.
+
+Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon Ier
+attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la
+nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux!
+Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la
+ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats!
+
+Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui
+nous conduisit à Capri.
+
+Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10
+heures du soir...
+
+Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze
+kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds
+au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'oeil découvre l'un des
+plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.
+
+En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage
+épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames
+furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui
+hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de
+Naples.
+
+Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et
+de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l'ordre de
+revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du
+Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui
+regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant
+le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint
+Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla
+avec sa permission.
+
+Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante.
+Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.
+
+Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il
+était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des
+lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants,
+les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs
+exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une
+image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand
+bonheur du peuple.
+
+Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son
+idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté
+quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la
+suite.
+
+L'automne nous ramena à Rome.
+
+J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les
+lignes suivantes:
+
+«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités
+vingt Transtévérins et Transtévérines,--plus six musiciens, aussi du
+Transtévère! Tous en costume!
+
+«Le temps était splendide et le coup d'oeil uniquement admirable,
+lorsque nous avons été dans le «Bosco», _Mon Bois sacré_, à moi! Le
+soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête
+s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé _a giorno_, par nos
+soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement
+enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux
+Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;--les
+femmes, surtout, estimaient fort notre punch!»
+
+ * * * * *
+
+Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se
+préparait.
+
+Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour
+suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se
+célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran
+furent celles qui me frappèrent le plus.
+
+Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs,
+étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du
+Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.
+
+La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et
+j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que
+j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement
+la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes,
+tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée
+de colonnes provenant de temples antiques.
+
+Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux
+trois cents marches qui mène à l'église de l'Ara-Coeli, deux dames
+dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut
+délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.
+
+Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se
+préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se
+trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à
+l'Ara-Coeli.
+
+Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome,
+avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée
+à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses
+études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.
+
+Liszt me désigna aussitôt à elle.
+
+J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne
+désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le
+charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.
+
+Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune
+fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la
+compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de
+mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses
+comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà
+de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à
+l'Ara-Coeli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes
+séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin
+parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines!
+N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie?
+
+Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne
+vous fais point mes confidences.
+
+Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme
+de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois
+kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols,
+percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un
+souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et
+à sa famille de connaître cet endroit incomparable.
+
+Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me
+rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses _Promenades
+archéologiques_ de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui
+furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour
+amener à Turnus une partie de ses troupes.
+
+La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis
+pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait
+en moi une indéfinissable tristesse.
+
+Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai
+les brouillons de ma _Première Suite d'orchestre_.
+
+Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes
+sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en
+servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du _Cid_.
+
+Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement
+pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la
+gare, dans la soirée.
+
+Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en
+contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.
+
+Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour
+des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois,
+quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces
+souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent
+rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les
+frais d'expédition.
+
+Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût
+complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était
+Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses
+adieux!...
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE RETOUR A PARIS
+
+
+Réunis à la gare _dei Termini_, voisine des ruines de Dioclétien, mes
+camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force
+embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait
+eût complètement disparu à l'horizon.
+
+Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie,
+alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par
+cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne
+m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce
+lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au
+sommeil.
+
+Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence.
+
+Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des
+plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une
+des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait
+que je n'y étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades
+m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes
+devant tous ces chefs-d'oeuvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y
+revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces
+Michel-Ange, ces Raphaël.
+
+De quel oeil délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor
+inestimable qu'est la _Vierge à la chaise_, de Raphaël, chef-d'oeuvre
+de la peinture, puis la _Tentation de saint Antoine_, par Salvator Rosa,
+visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la _Vénus_,
+de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les
+Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations.
+
+Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le
+palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la
+corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps
+modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti,
+dessiné par Tribolo et Buontalenti.
+
+Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le
+bois de Boulogne de Florence, la _promenade les Cascine_, à la porte et
+à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de
+fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de
+Florence, cette ville qu'on a surnommée l'_Athènes de l'Italie_.
+
+Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par
+mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un
+paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que
+j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier le tour vraiment
+poétique. En voici la traduction:
+
+ _Il est sept heures, l'air en tremble encore!
+ Sono le sette, l'aria ne treme ancora!..._
+
+ * * * * *
+
+Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour.
+
+Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand
+on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de
+Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui
+l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du
+Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois
+chefs-d'oeuvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou
+le _Dôme de Pise_, le campanile, plus connu sous le nom de _Tour
+penchée_, et enfin le _Baptistère_.
+
+Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre
+dont la terre fut apportée de Jérusalem.
+
+Il me sembla que la _Tour penchée_ voulut bien attendre que je sois
+passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de
+Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont
+l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses
+expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce
+qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui,
+chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à toute volée, n'ont
+jamais compromis la résistance de sa curieuse construction.
+
+Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon
+voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence,
+et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par
+la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis
+par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui
+dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un
+capricieux ballon.
+
+La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans
+des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des
+monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense.
+
+Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin
+parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout
+ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité,
+avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le
+lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à
+d'incalculables profondeurs.
+
+Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en
+moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par
+cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et
+que ma vie allait y commencer.
+
+De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien
+quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le
+froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon
+wagon.
+
+Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon!
+Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien
+des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville?
+
+Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu,
+tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,--et celui que
+je retrouvais sombre et gris, si maussade!
+
+Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la
+somme de... deux francs!
+
+ * * * * *
+
+Quand j'arrivai chez ma soeur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine
+aussi!
+
+Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me
+servirent à acheter ce _vade mecum_ indispensable: un parapluie! Je ne
+m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie.
+
+Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances,
+où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année.
+A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille
+francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune!
+
+L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué
+une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout.
+
+De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais
+au centre de ce Paris agité et bruyant.
+
+Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis
+qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que
+j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, _la
+Source_, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis
+diriger un choeur délicieux chanté par des dames du monde, et je me
+dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un choeur! Et il sera chanté!» Il
+le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le
+premier prix au concours de la Ville de Paris.
+
+De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand
+Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale
+d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs
+amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et
+c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement
+inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète
+dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le _Poème
+d'Avril_, tiré des exquises poésies de son premier volume.
+
+Puisque je parle du _Poème d'Avril_, je me souviens de la belle
+impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à
+un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse,
+chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre
+démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de _Faust_, je
+n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de
+suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la
+Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des oeuvres de
+Meyerbeer.
+
+Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu.
+
+Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la
+rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand
+jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit:
+«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de
+la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous
+voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur.
+
+Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le _Poème
+d'Avril_, qui venait de recevoir de si pénibles accueils.
+
+Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en
+avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après,
+les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème:
+
+ Que l'heure est donc brève
+ Qu'on passe en aimant!
+
+Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand
+encouragement.
+
+Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient
+plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas,
+prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita
+dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de
+l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître
+m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit.
+
+J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer
+dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs.
+Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent
+gagné avec ma musique.
+
+ * * * * *
+
+La santé de Paris s'était améliorée.
+
+Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du
+village d'Avon, près de Fontainebleau.
+
+Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste
+Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes
+témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de
+moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui
+piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent
+presque d'entendre l'allocution du brave curé.
+
+Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle
+compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore.
+
+Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied
+dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au
+milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée
+des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le
+tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire:
+
+ Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.
+
+Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer,
+au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes,
+souvent.
+
+Je corrigeai là les épreuves du _Poème d'Avril_ et des dix pièces pour
+piano.
+
+Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de
+compositeur était-elle commencée?
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+LE DÉBUT AU THÉÂTRE
+
+
+Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un
+ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'oeil et
+réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande,
+les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me
+confier un ouvrage en un acte. Il était question de _la Grand'Tante_,
+opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.
+
+Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je
+regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet
+ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi.
+
+Les études commencèrent l'année suivante.
+
+Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de
+m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient
+connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé,
+Gounod, Meyerbeer!...
+
+J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si
+heureux!
+
+Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier
+amour!
+
+Moins la croix, j'avais tout.
+
+La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de
+sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et
+Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les
+délices de l'Opéra-Comique.
+
+Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira.
+On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de
+dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans
+plus tard, je devais confier la création de _Manon_.
+
+A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas
+conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci,
+celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous
+que j'étais complètement satisfait et heureux.
+
+J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces
+coulisses qui me rappelaient _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, à
+laquelle j'avais assisté en cachette.
+
+Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle
+fut comique!
+
+Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation.
+
+A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots
+fascinateurs, si gros de promesses:
+
+ _Première représentation de la «Grand'Tante»_
+
+ Opéra-comique en 1 acte.
+
+Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer
+qu'à l'annonce de la seconde représentation.
+
+Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, _le Voyage
+en Chine_, de Labiche et François Bazin.
+
+Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes
+et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à
+son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir
+eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois
+après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut.
+C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du
+dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.
+
+Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau
+se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de
+mon cher ami, Jules Adenis. Mon coeur palpitait d'anxiété, saisi par
+ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme,
+comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! _un
+peu enfantin!_
+
+La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de
+rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons
+bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!»
+
+Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait:
+
+La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête.
+Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul
+entra, en disant ces mots du poème:
+
+ Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant!
+
+lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria:
+
+ Enfin... voici donc un visage!...
+
+A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous
+avions entendus...
+
+La pièce, cependant, continua sans autre incident.
+
+On bissa les couplets de Mlle Girard.
+
+ Les filles de la Rochelle...
+
+On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante,
+Heilbronn.
+
+L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le
+régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un
+chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et
+tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas
+entendus.
+
+C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient
+faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la
+presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se
+ganta de velours.
+
+Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut
+bien déverser sur l'oeuvre quelques-unes de ses étincelantes
+paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.
+
+_La Grand'Tante_ était jouée en même temps que le _Voyage en Chine_,
+gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le
+ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze
+représentations, cela ne chiffrait guère.
+
+La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans
+l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte
+pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce
+témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait
+intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants.
+
+A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec
+laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il
+arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait
+m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur
+est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque
+je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie
+cessât.
+
+Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps,
+furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous
+eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je
+n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que
+j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais
+écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint de la lui
+envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.
+
+J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il
+m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur
+génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à
+faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du
+théâtre.
+
+Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité,
+n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à
+l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons
+lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu
+savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties
+d'orchestre.»
+
+A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il,
+d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de
+moi?
+
+--Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il
+une fugue? une marche? un nocturne?...
+
+--Exactement, me répondit-il.
+
+--Mais alors, fis-je, c'est ma suite!...
+
+Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages,
+raconter l'aventure à ma femme et à sa mère.
+
+Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu.
+
+Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le
+surlendemain, dimanche.
+
+Que faire pour entendre ce que j'avais écrit?
+
+Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule
+compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l'on
+restait debout.
+
+Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.
+
+Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin,
+siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta,
+applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce
+trouble-fête était donc manqué.
+
+Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au
+cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt.
+
+Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents
+d'avoir entendu cet ouvrage.
+
+On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première
+page, dans le _Figaro_, Albert Wolf n'eût consacré un long article,
+aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et
+railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade
+Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable
+courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert
+Wolf.
+
+Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand
+coeur qui battait en lui.
+
+Reyer, de son côté, me consola de l'article du _Figaro_ par ce mot
+curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les
+imbéciles, sont susceptibles de se tromper!»
+
+Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta
+tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre
+importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il
+pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien que, par la
+suite, il devint mon plus fervent ami.
+
+Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je
+n'attendis pas le lendemain pour y prendre part.
+
+Je concourus donc pour la cantate _Prométhée_, l'opéra-comique _le
+Florentin_, et l'opéra _la Coupe du Roi de Thulé_.
+
+Le résultat ne me donna rien.
+
+Saint-Saëns eut le prix avec _Prométhée_, Charles Lenepveu fut couronné
+avec _le Florentin_, ma place fut la troisième, et, avec _la Coupe du
+Roi de Thulé_, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra,
+dans des conditions merveilleuses d'interprétation.
+
+Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en
+balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de
+temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si
+belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que
+ton ouvrage y soit représenté!»
+
+Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là!
+
+Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages
+d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des
+passages pour mes ouvrages successifs.
+
+J'étais battu, mais non abattu.
+
+Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me
+présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de _Mignon_ et
+d'_Hamlet_.
+
+Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me
+confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé
+_Méduse_.
+
+J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12
+juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques
+jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue
+Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer
+cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction.
+
+Émile Perrin était absent.
+
+Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au
+revoir! sur la scène de l'Opéra!»
+
+Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où
+j'habitais.
+
+J'allais être heureux...
+
+Mais l'avenir était trop beau!
+
+Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de
+la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le
+revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui
+semblait devoir être décisive pour moi.
+
+Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra!
+Adieu, adieu aussi aux miens!
+
+C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs,
+qui allait ensanglanter le sol de notre France!
+
+Je partis.
+
+ * * * * *
+
+Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je
+ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers
+enfants, vous en épargner les lugubres récits.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+AU LENDEMAIN DE LA GUERRE
+
+
+La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous
+retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau.
+
+Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait
+peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne
+devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de
+papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin,
+sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des
+traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du
+ministère des Finances.
+
+En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au
+travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de
+leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les _Scènes Pittoresques_. Je
+les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe, l'auteur de _Patrie_,
+qui fut plus tard mon confrère à l'Institut.
+
+Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant
+de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en
+moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est
+ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée
+quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet.
+
+On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus
+tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile
+Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de
+Théophile Gautier.
+
+Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle
+gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du
+style, ainsi qu'on l'a appelé!
+
+Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat
+m'emmena avec lui.
+
+Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète!
+Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle
+vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses
+moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances!
+
+Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats.
+Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis
+aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur
+maître.
+
+Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que
+j'étais musicien et qu'un ballet, signé de son nom, m'ouvrirait les
+portes de l'Opéra.
+
+Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: _le Preneur de
+rats_ et _la Fille du roi des Aulnes_. Pour ce dernier sujet, le
+souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au
+directeur de l'Opéra l'offre du _Preneur de rats_.
+
+Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans
+l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien.
+
+Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que
+je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route.
+
+Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur
+les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au
+théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie
+antique: _Les Erinnyes_, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes
+de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé.
+
+Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste
+Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées
+par Leconte de Lisle, en personne.
+
+Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de
+Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait
+égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme
+incrusté et à travers lequel l'oeil brillait du plus fulgurant éclat.
+
+Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait
+pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on
+accable tant de poètes. Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que
+la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et
+estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art.
+D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que
+sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en
+volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse
+d'appréciation!
+
+Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont
+j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre.
+
+Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer
+quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique
+des _Erinnyes_.
+
+Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans
+cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au
+lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel--cela aurait
+produit un ensemble mesquin--j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36
+instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y
+adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto
+et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint.
+
+Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental
+inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens.
+
+Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune
+collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du
+théâtre,--que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop tôt
+pour la scène!--je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de
+l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet
+ouvrage: _Don César de Bazan_.
+
+Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la
+déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune
+débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy.
+
+L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce
+point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre.
+
+Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs _bis_, ainsi que
+l'_Entr'acte-Sevillana_. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il
+quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières,
+l'auteur de _Dimitri_, plaida vainement ma cause à la Société des
+auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on
+n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait
+encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! _Don
+César_ ne devait plus être joué.
+
+Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de
+province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il
+fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non
+gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai
+1887, comme l'avait été mon premier ouvrage.
+
+Une force invincible et secrète conduisait ma vie.
+
+J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme
+Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de
+musique.
+
+Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré:
+_Marie-Magdeleine_.
+
+A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon
+de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance
+de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même.
+
+Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée
+vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion
+inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»--«Un ouvrage de jeunesse,
+_Marie-Magdeleine_, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui
+dis-je.--«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre
+Marie-Magdeleine.»
+
+Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix:
+
+ O bien-aimé! Sous ta sombre couronne...
+
+Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce
+à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée
+presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à
+l'Odéon, le _Concert National_. Ce nouveau concert populaire eut pour
+chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire,
+choisi déjà par moi pour diriger les _Erinnyes_.
+
+La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre
+jeunesse, y compris César Franck, dont les oeuvres sublimes n'étaient
+pas encore répandues.
+
+Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine était devenu un
+véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo,
+Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement
+et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand
+art qui devait illustrer leur vie.
+
+Les cinq premiers programmes du _Concert National_ furent consacrés à
+César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint
+à l'exécution complète de _Marie-Magdeleine_.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+DE LA JOIE.--DE LA DOULEUR.
+
+
+La première lecture d'ensemble de _Marie-Magdeleine_ eut lieu un matin,
+à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui
+avait autrefois servi aux séances de quatuors.
+
+Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait
+devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de
+l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après.
+
+Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre.
+
+Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste
+très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique
+remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une
+femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.
+
+Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public habituel des
+répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses
+portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de
+personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le
+privilège le plus enviable.
+
+La presse y assistait également.
+
+Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes
+très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à
+faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils
+allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie!
+
+Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la
+salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour
+l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates.
+
+Le premier écho de _Marie-Magdeleine_ ne devait m'arriver qu'à Naples.
+Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours
+si bon Ambroise Thomas.
+
+Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui
+marquait mes pas dans la carrière artistique:
+
+ «Paris, 12 avril 1873.
+
+ «Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être
+ le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je
+ ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que
+ j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau
+ succès...
+
+ «Voilà une oeuvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle
+ est bien de _notre temps_, mais vous avez prouvé qu'on peut
+ marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et
+ mesuré.
+
+ «Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému.
+
+ «J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde.
+
+ «Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame
+ sublime!
+
+ «Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des
+ tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré
+ coloriste en gardant le charme et la lumière...
+
+ «Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera.
+
+ «Au revoir; je vous embrasse de tout coeur.
+
+ «Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet.
+
+ «AMBROISE THOMAS.»
+
+Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir,
+tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait.
+
+J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le
+bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le
+domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la
+main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui
+avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du _Journal des
+Débats_ y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa
+signature, un article faisant de mon oeuvre le plus brillant éloge, un
+des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus.
+
+J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité
+Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si
+captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela
+au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus
+indicible des ravissements.
+
+Une semaine après, nous étions à Rome.
+
+A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très
+gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie
+de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert.
+
+Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres
+ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries
+de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les
+tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.
+
+A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques
+passages de _Marie-Magdeleine_. Des nouvelles flatteuses lui en étaient
+venues de Paris.
+
+Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce
+fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à
+manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à
+côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un
+atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le
+_Gloria Victis_, ce splendide chef-d'oeuvre destiné à immortaliser le
+nom de Mercié.
+
+Venant de vous parler de _Marie-Magdeleine_, je vous confesserai, mes
+chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage
+devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me
+fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction.
+Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré.
+
+Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le
+premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma
+part, je l'en remercie grandement.
+
+Notre première Marie-Magdeleine, _au théâtre_, fut Lina Pacary. La voix,
+la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette
+création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna _Ariane_,
+l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès
+ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.
+
+L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui
+fit représenter l'oeuvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne
+fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno
+Ackté et Salignac.
+
+_Marie-Magdeleine_ m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher
+souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades
+idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.
+
+Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète
+et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un
+quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie.
+
+Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme
+on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres:
+«Il en joue comme Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant
+coloriste!
+
+Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas!
+quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.
+
+A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai
+habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de
+Jules Adenis: _les Templiers_.
+
+J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais
+inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses
+situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.
+
+Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si
+catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux
+cents pages que je venais de lui soumettre.
+
+Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai
+d'aller voir mon collaborateur de _Marie-Magdeleine_, Louis Gallet,
+alors économe à l'hôpital Beaujon.
+
+Je sortis de cet entretien avec le plan du _Roi de Lahore_. Du bûcher du
+dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais
+abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième
+ciel pour moi!
+
+Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder _les
+Concerts de l'Harmonie sacrée_ dans le local du Cirque des
+Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à
+faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle
+excellente pour de grands concerts une pelouse dans les
+Champs-Élysées!)
+
+On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces
+concerts.
+
+Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à
+Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité
+Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'_Ève_, mystère en trois
+parties.
+
+L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait
+d'accord.
+
+L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme
+Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.
+
+_Les Concerts de l'Harmonie sacrée_ eurent à leur programme du 18 mars
+1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu.
+
+Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle
+complètement vide,--c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai,
+car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des
+exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre,
+dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon
+ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux
+_Concerts de l'Harmonie sacrée_.--Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que
+j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux,
+alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra!
+
+Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me
+communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième
+partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que
+tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte
+remercier Lamoureux.
+
+Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des
+musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes
+confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison.
+Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et
+manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.
+
+Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux!
+
+Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du
+succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et
+montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde.
+
+Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais
+dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des
+concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de
+venir voir ma mère très malade.
+
+Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui
+avais envoyé des places pour elle et ma soeur. J'étais certain
+qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert.
+
+Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur
+le palier, ma soeur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces
+mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...»
+
+Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de
+l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au
+moment où il semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages!
+
+Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le
+lendemain. Ma soeur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes
+surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible
+spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous
+êtes porté pour la croix!»
+
+Pauvre mère, elle eût été si fière!...
+
+ * * * * *
+
+
+ «21 mars 75.
+
+ «CHER AMI,
+
+ «Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que
+ j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le
+ «Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la
+ joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le
+ succès de votre _Ève_. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour
+ l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du
+ signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle oeuvre
+ a remué dans mon coeur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est
+ celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas.
+ Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase
+ d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui
+ faudra souffrir pour mon nom».
+
+ «Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous
+ sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint
+ pas l'oiseau du ciel.
+
+ «A vous de tout mon coeur.
+
+ «CH. GOUNOD.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+DÉBUT A L'OPÉRA
+
+
+La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en
+m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce
+fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes,
+l'été suivant, Fontainebleau.
+
+Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris,
+le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,--Bizet qui avait été un
+camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel
+j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son
+âge.
+
+La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait
+croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette
+_Carmen_, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui
+étaient chargés de la juger une oeuvre contenant de bonnes choses,
+quoique bien incomplète, et aussi--que n'a-t-on pas dit alors?--un
+sujet dangereux et immoral!...
+
+Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!...
+
+Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai
+de me reprendre à la vie, en travaillant à ce _Roi de Lahore_ qui
+m'occupait déjà depuis bien des mois.
+
+L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en
+étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté,
+je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.
+
+Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne
+restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées
+apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire
+imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe,
+mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!...
+L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène,
+je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes
+reprises.
+
+Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours
+suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène
+paradisiaque.
+
+Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez
+nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.
+
+J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes
+travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons
+remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la
+plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on
+faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du
+matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant
+encore...
+
+Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes
+à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille.
+J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du
+_Roi de Lahore_, entreprise plusieurs années déjà.
+
+Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur
+qu'un travail vous a procuré!...
+
+J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano
+que je venais d'achever.
+
+Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il
+jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là
+l'écueil, le point obscur de l'avenir...
+
+Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à
+l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des
+_Promenades_, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à
+mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: _La Vierge_.
+
+Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite,
+les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer
+découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers
+enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir
+de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette
+crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte.
+
+Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention de persécuter
+Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.
+
+Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au
+Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on
+était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon
+maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du
+jury.
+
+Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui
+désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à
+votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je
+devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.
+
+On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès
+dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux
+tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.
+
+La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et
+qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.
+
+L'ameublement était dans le style de Napoléon Ier.
+
+Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez
+vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises
+au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout,
+à des tables séparées.
+
+La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les
+concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du
+salon dont je vous ai parlé.
+
+Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m'apercevant, il eut un
+sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me
+dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le
+premier échelon!»
+
+--Que faut-il accepter? lui dis-je.
+
+--Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix.
+
+Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva,
+alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non
+sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir
+avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de
+l'écritoire du président!
+
+Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise
+et d'un encouragement profond?
+
+Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur.
+
+Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans
+mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez
+jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait
+flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants,
+que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule
+cependant, puisque je la fais sincèrement?
+
+Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je
+songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au
+coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M.
+Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en
+médiocre estime dans la _grande maison_, à la suite du refus de mon
+ballet: _Le Preneur de rats_.
+
+M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche.
+
+--Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi!
+
+J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole.
+
+--Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra?
+répondis-je tout interdit.
+
+--Et si je le veux, moi!
+
+--Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, _le Roi
+de Lahore_, avec Louis Gallet.
+
+--Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et
+apporte-moi tes feuilles.
+
+Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à
+Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à
+ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu
+jusqu'alors.
+
+Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y
+attendait déjà.
+
+Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la
+superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.
+
+Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de
+l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture
+complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains
+brisées de fatigue...
+
+Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et
+que Gallet et moi nous nous disposions à sortir:
+
+--Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie?
+
+Je regardai Gallet avec stupéfaction.
+
+--Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?...
+
+--L'avenir te le dira!»
+
+A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre
+appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta
+un bulletin de l'Opéra, avec ces mots:
+
+
+ _Le Roi._
+
+ _2 heures._--_Foyer._
+
+ Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké--dont
+ les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus
+ tard:--Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.
+
+ Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était,
+ d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le
+ fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la
+ répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée
+ «générale».
+
+ Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage
+ avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le
+ personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un
+ débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à
+ la première représentation.
+
+ Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon
+ qui aimait la jeunesse et la protégeait!
+
+ La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï;
+ l'interprétation, de premier ordre...
+
+ La première du _Roi de Lahore_, qui eut lieu le 27 avril 1877,
+ marque une date bien glorieuse dans ma vie.
+
+ Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert
+ laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte,
+ avec ces mots:
+
+ _Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!_
+
+ Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable
+ pénétration d'esprit de celui qui a écrit _Salammbô_ et l'immortel
+ chef-d'oeuvre qu'est _Madame Bovary_.
+
+ Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand
+ artiste Charles Garnier les lignes suivantes:
+
+ «Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais,
+ sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton
+ oeuvre et que je la trouve _admirable_. Ça, c'est la vérité.
+
+ «Ton
+
+ «CARLO.»
+
+
+La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois
+auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir
+s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par
+l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes
+aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on
+parle de l'oeuvre d'une si haute magnificence de Charles Garnier,
+c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: _Quel
+bon théâtre_! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public
+qui rend à Garnier un légitime et juste hommage!
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+THÉÂTRES D'ITALIE
+
+
+Les représentations du _Roi de Lahore_ à l'Opéra se succédaient, très
+suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car
+je n'allais déjà plus au théâtre.
+
+Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je
+l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne,
+travailler à la _Vierge_.
+
+J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio
+Ricordi, qui avait entendu le _Roi de Lahore_ à l'Opéra, s'était mis
+d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.
+
+Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en
+italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils
+devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il
+m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer _le Roi de Lahore_ au
+lendemain de ses premières représentations.
+
+Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à
+Turin.
+
+Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades,
+pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un
+enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de
+1878.
+
+Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1er février
+1878.
+
+Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de
+Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la
+faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo
+Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui
+s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des
+plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos
+jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des
+arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.
+
+Il existait au Regio des moeurs tout à fait différentes de celles que
+l'on pratique à Paris, moeurs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard,
+en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence
+complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement
+chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel.
+L'orchestre était soumis aux moindres intentions du _direttore_
+d'orchestre.
+
+Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la
+suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des
+mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les
+_Masques_ (_Tutti in maschera_). Sa mort survint dans des circonstances
+tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant:
+«Es-tou content? Je le suis tant, moi!»
+
+Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il
+possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre
+en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés.
+Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que
+j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le
+croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien.
+
+Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor:
+Cinq et Cinq font dix! (_Cinque e cinque fanno dieci_).
+
+Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le
+baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.
+
+Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et
+moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à
+Rome, où _Il Re di Lahore_ eut les honneurs d'une première
+représentation, le 21 mars 1879.
+
+J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi
+le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand
+mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne,
+et sa plus jeune soeur, charmante également.
+
+Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange,
+fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la
+première représentation du _Barbier de Séville_ au Théâtre Argentina, à
+laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini,
+la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir
+écrit le _Barbier de Séville_ et _Guillaume Tell_ est, en vérité,
+l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus
+puissante!
+
+J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis.
+Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant
+pis, mettons: acclamé!
+
+J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.
+
+Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma
+chambre--j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard--un
+billet portant ces mots:
+
+ «Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas
+ dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme!
+ Mais je suis bien content pour vous!
+
+ «Votre vieil ami,
+
+ «DU LOCLE.»
+
+Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment
+de _Don César de Bazan_!
+
+Je courus l'embrasser.
+
+La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et
+du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures
+dans mes souvenirs.
+
+J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intrônisé.
+Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue
+antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous
+agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main
+droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier
+lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le
+Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits
+pour mon art.
+
+A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me
+rappela tout à fait celle de Pie IX.
+
+A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du
+Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine
+Marguerite.
+
+Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous
+attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs
+de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un
+piano droit.
+
+Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.
+
+J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons
+que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant
+évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: _La Regina_ (la
+Reine!), puis, plus rapprochée: _La Regina!_ en suite, plus près encore:
+_La Regina!_ après et plus fort: _La Regina!_ et enfin, dans le salon
+voisin, d'une voix éclatante: _La Regina!_ Et la reine parut dans le
+salon où nous étions.
+
+Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.
+
+D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle
+n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre _il Capolavoro_ du maître
+français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle
+ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre
+quelques motifs de l'opéra?»
+
+N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout,
+lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je
+m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition
+si adorablement demandée.
+
+Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux
+accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le
+marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute
+courtoisie.
+
+Un quart d'heure après, j'étais _via delle Carrozze_, rendant visite à
+Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris.
+
+Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité
+des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape,
+Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi!
+
+Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique
+noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement,
+mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me
+répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais
+on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.»
+
+Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre
+ambassadeur, le duc de Montebello. A la demande de la duchesse, je
+recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La
+duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de
+cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la
+fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses
+dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse.
+
+Quelles heures inoubliables encore!
+
+Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade
+(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.
+
+Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver
+que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à
+Fontainebleau, et terminai _la Vierge_.
+
+Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa
+d'Este.
+
+Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses,
+pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans
+ma carrière, de leur trace ineffable.
+
+Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère
+fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en
+ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y
+trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de
+notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma
+fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands
+messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille,
+rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un
+renommé professeur italien.
+
+Arrigo Boïto, le célèbre auteur de _Mefistofele_, qui était aussi en
+villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si
+personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement
+souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre
+inoubliable dans sa création de _Lakmé_, de mon glorieux et si regretté
+Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt.
+
+Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San
+Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre),
+Giulio Ricordi, mon voisin--car ses grands établissements d'édition
+étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la
+via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele--Giulio Ricordi vint
+m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très
+inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant
+intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était
+Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes.
+
+On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous
+une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte,
+l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade.
+
+Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, _le Roi de Lahore_ fut
+représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la
+première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif
+pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.
+
+En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail
+pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au
+théâtre, quelque belles qu'elles fussent.
+
+Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent
+certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de
+Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor
+étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante,
+un cortège funéraire.
+
+Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de
+gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire,
+que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la
+file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence,
+ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout
+ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une
+grande et bien mélancolique tristesse.
+
+Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à
+reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.
+
+Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir
+la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas
+m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de
+composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de
+l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement,
+en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts,
+l'élection du successeur de Bazin étant proche.
+
+Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés
+en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la
+vérité!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT
+
+
+J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au
+Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était
+sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de
+Fontainebleau?
+
+La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au
+sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si
+heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.
+
+Si les livres ont leur destinée (_habent sua fata libelli_), comme dit
+le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale,
+inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre,
+surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés!
+
+Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi
+et le vendredi, à une heure et demie.
+
+Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir
+sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les
+conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais
+comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants
+dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait
+filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait
+inculqué.
+
+Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge,
+et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au
+travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon
+élève que vous!»
+
+Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier
+jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois,
+je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs
+impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le
+lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, _le Roi de
+Lahore_.
+
+Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le
+«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes
+compositeurs.
+
+Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les
+succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et
+combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être
+le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il
+fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.
+
+Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit
+années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à
+un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au
+Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur!
+
+Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les
+fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du
+Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui
+raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants.
+
+Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de
+leur part.
+
+Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où
+l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas!
+qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre
+plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin
+par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de
+plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé
+d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures,
+avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient
+précédées des lignes suivantes:
+
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion
+ d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage
+ de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.»
+
+Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur
+gratitude étaient ceux de: Hillemacher, Henri Rabaud, Max d'Ollone,
+Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard,
+Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier,
+Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra,
+d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier,
+Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe!
+
+ * * * * *
+
+Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à
+l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller,
+voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la
+lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me
+recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres
+n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque
+judicieuse froissait un peu ma modestie...
+
+Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que
+nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont
+j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat
+le plus en évidence.
+
+J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la
+moindre prétention à me voir élu.
+
+Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes
+leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais
+dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six
+heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant,
+qu'il savait où me trouver pour m'annoncer le résultat, quel qu'il fût.
+Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir,
+membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!»
+
+J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon
+devoir, les _Promenades d'un Solitaire_, de Stéphen Heller (ah! ce cher
+musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!),
+lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang
+se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.
+
+Un domestique entra vivement et dit:
+
+«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout
+s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux
+et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.
+
+Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par
+mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon
+concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu,
+Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par
+lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin.
+Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma
+vie!
+
+Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des
+séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire
+perpétuel.
+
+La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en
+me rendant à l'Institut pour cette réception--le frac, à trois heures de
+l'après-midi!--on aurait cru que j'étais de noce.
+
+Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore
+aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà!
+
+A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour
+assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de
+service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de
+l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser
+pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince
+Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.
+
+J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je
+me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de
+la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout
+surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait
+pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas
+voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre
+moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je
+déjeune; partagez avec moi mes oeufs sur le plat!» J'acceptai et nous
+causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses
+manifestations.
+
+Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide
+ami.
+
+L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement
+ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer
+la partition d'_Hérodiade_, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient
+au nombre de mes plus sûres ressources.
+
+ * * * * *
+
+Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à
+cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt
+mille personnes y assistaient.
+
+Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs oeuvres. J'eus l'honneur de
+diriger le final du troisième acte du _Roi de Lahore_. Qui ne se
+souvient encore de l'effet prodigieux de ce _Festival_, organisé par
+Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance?
+
+Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que
+Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle
+impression il avait de la salle:
+
+«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!»
+
+Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci:
+
+La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours
+à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà
+placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je
+commencerai quand tout le monde sera _sorti_!» Cette apostrophe
+ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et
+les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par
+enchantement.
+
+ * * * * *
+
+Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des _Concerts historiques_
+créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de
+musique.
+
+Il y fit exécuter ma légende sacrée: _La Vierge_. Mme Gabrielle Krauss
+et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.
+
+Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet
+ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir
+plutôt pénible.
+
+L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux
+public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce
+passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le
+prélude de la quatrième partie, _le Dernier Sommeil de la Vierge_.
+
+Quelques années plus tard, la Société des _Concerts du Conservatoire_
+donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de _la Vierge_.
+Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la
+Vierge.
+
+Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire
+la plus précieuse des revanches.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+UNE PREMIERE A BRUXELLES
+
+
+Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour
+suivre, sinon pour préparer, les représentations du _Roi de Lahore_,
+successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de
+l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la
+partition d'_Hérodiade_; elle arriva bientôt à son complet achèvement.
+
+Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce
+vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de
+mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en
+est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a
+à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux
+artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition
+sont souvent à expliquer; et les mouvements, d'après le métronome, sont
+si peu les véritables!
+
+Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes.
+Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix,
+décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer
+aussi--ce serait dans mes voeux les plus chers--à aller exprimer, en
+personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui
+connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux
+indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation
+de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient
+au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés
+et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux
+d'un inconnu pour eux.
+
+Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que
+j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs,
+d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck,
+Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes
+remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.
+
+Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville,
+près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet
+venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse
+des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces
+excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures
+par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette
+me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n'est
+qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant
+plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande
+envergure.
+
+Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut
+depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce
+voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais
+jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept
+heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf
+heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il
+désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut
+deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si
+étincelante, du célèbre académicien.
+
+Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et
+que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui
+ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce
+moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.
+
+Au commencement de 1881, la partition d'_Hérodiade_ était terminée.
+Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de
+l'Opéra. Les trois années que j'avais données à _Hérodiade_ n'avaient
+été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un
+dévouement inoubliable et bien inattendu.
+
+Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un
+théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et
+j'allai à l'Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur
+de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus
+l'honneur d'avoir avec lui.
+
+--Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec _le
+Roi de Lahore_ me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage
+_Hérodiade_?
+
+--Quel est votre poète?
+
+--Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment.
+
+--Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui...
+(cherchant le mot)... un _carcassier_.
+
+--Un _carcassier_!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un
+_carcassier_!... Mais quel est cet animal?...
+
+--Un _carcassier_, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un
+_carcassier_ est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse
+d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez
+_carcassier_, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un
+autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert.
+
+...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après
+cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du
+_Roi de Lahore_ avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue
+Richer,--ce qui signifiait l'abandon final.
+
+Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non
+loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un
+rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes
+pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le coeur
+défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon
+d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus
+salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M.
+Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.
+
+Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la
+collection des directeurs qui me montraient visage de bois?
+
+--Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand
+ouvrage: _Hérodiade_. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de
+suite, au Théâtre de la Monnaie.
+
+--Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je.
+
+--Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.
+
+--Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous
+l'inflige.
+
+--Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles.
+
+--A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le
+magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons
+seuls.
+
+Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant,
+pleurant, ce qui venait de m'arriver!
+
+Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul
+Milliet était prévenu en toute hâte.
+
+Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts,
+sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les
+répétitions d'_Hérodiade_ allaient commencer au Théâtre-Royal de la
+Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné
+un permis de circulation.
+
+On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de
+Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers,
+surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les
+remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des
+places pour le théâtre de la Monnaie!
+
+Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie
+au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui
+allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.
+
+Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési,
+m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle
+aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre
+sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du
+vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle,
+le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être
+remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a
+été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin
+de là.
+
+Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue,
+autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils
+et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et
+mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer
+l'ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le
+talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé;
+Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef
+d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury,
+Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux
+fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les choeurs.
+
+J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très
+gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser
+d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table
+chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce
+même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes
+m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!...
+Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai
+presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si
+contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser
+qu'à manger. De quoi me serais-je plaint?
+
+Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du
+théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au
+rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent,
+que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du
+séminaire, de _Manon_. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910,
+le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers.
+
+Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si
+souvent en compagnie de Reyer, l'auteur de _Sigurd_ et de _Salammbô_,
+mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes,
+lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet
+hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais
+étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses
+obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de
+l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le
+cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres
+paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de _Sigurd_ et
+d'_Esclarmonde_.
+
+Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille
+de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à
+regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées
+chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême
+adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau
+provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune
+fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté,
+n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des
+pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les
+choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons
+laissée à très bon compte!...»
+
+En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque,
+l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous
+les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître
+Gevaert.
+
+Ah! le triste jour d'hiver!...
+
+ * * * * *
+
+Les répétitions d'_Hérodiade_ se succédaient à la Monnaie. Elles
+n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes
+enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans
+les journaux du temps:
+
+«...Enfin, le grand soir arriva.
+
+Dès la veille--c'était un dimanche--le public prit la file aux abords du
+théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en
+location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et,
+tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la
+file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs
+les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.
+
+Le soir, la salle fut prise d'assaut.
+
+Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène,
+accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier
+d'ordonnance du roi.
+
+Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la
+comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem
+et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.
+
+Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du
+roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden,
+chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le
+major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du
+roi.
+
+Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de
+France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du
+cabinet et Mme Frère-Orban, etc.
+
+Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé
+bourgmestre, et les échevins.
+
+Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les
+compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud,
+Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc.,
+etc.
+
+Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit
+à l'oeuvre un succès délirant.
+
+Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit
+venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et
+Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre _la Statue_.
+
+L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier
+acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène
+à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne
+parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le
+régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'oeuvre en scène, dut
+enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où
+se terminait la représentation.
+
+Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la
+cour, et un arrêté royal paraissait au _Moniteur_, le nommant chevalier
+de l'Ordre de Léopold.
+
+Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse
+européenne, qui le célébra presque sans exception en termes
+enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista
+obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui
+réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de
+l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...
+
+ * * * * *
+
+_Hérodiade_, qui a fait sa première apparition sur la scène de la
+Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement
+brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de
+Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs
+reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911,
+à la distance donc de bientôt trente ans. _Hérodiade_ avait dépassé
+depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.
+
+ * * * * *
+
+Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!...
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE
+
+
+Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux
+même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois
+actes: la _Phoebé_, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne
+m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais
+énervé, impatienté!
+
+Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux
+auteur de tant d'oeuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était
+dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures
+merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol,
+qu'il habitait au 30 de la rue Drouot.
+
+Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre
+grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que,
+souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui
+apportais des nouvelles de notre _Phoebé_:
+
+--C'est terminé? me fit-il.
+
+A ce bonjour, je ripostai _illico_, d'un ton moins assuré:
+
+--Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais!
+
+Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était
+extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un
+ouvrage me frappa comme une révélation.
+
+--_Manon!_ m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.
+
+--_Manon Lescaut_, c'est _Manon Lescaut_ que vous voulez?
+
+--Non! _Manon_, _Manon_ tout court; _Manon_, c'est _Manon_!
+
+Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec
+ce délicieux et délicat esprit, cet homme au coeur tendre et charmant
+qu'était Philippe Gille.
+
+--Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous
+raconterai ce que j'aurai fait...
+
+En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au
+coeur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc
+chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je
+trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de _Manon_!
+Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.
+
+L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve
+réalisé.
+
+Bien que très enfiévré par les répétitions d'_Hérodiade_, et fort
+dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à
+_Manon_ au courant de l'été 1881.
+
+Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à
+Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq
+heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors,
+tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans
+le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour
+amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai
+l'acte de Transylvanie.
+
+Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées
+s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver,
+si possible, à la perfection!
+
+Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en
+temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère!
+
+Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à
+Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de
+sa belle forêt!
+
+Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début
+de l'été 1882.
+
+Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux
+en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume
+de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de _l'Indépendance
+belge_. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très
+en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française.
+
+C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa
+physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien
+celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers
+et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les
+paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les
+aimaient.
+
+Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce
+rôle, dans _Hérodiade_, pendant toute la nouvelle saison, était allée se
+fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon
+ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les
+manuscrits des premiers actes de _Manon_, je risquai devant lui et notre
+belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai
+de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.
+
+Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation
+à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement
+amusantes.
+
+Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt
+apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me
+fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant
+appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller
+installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu
+l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer--ce fut pendant l'été
+de 1882--dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des _Mémoires d'un
+homme de qualité_. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y
+trouvait encore.
+
+Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt
+sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la
+résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et
+exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches
+haleines de leur museau humide...
+
+ * * * * *
+
+Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'oeuvre
+terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de
+Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac
+et Philippe Gille. _Manon_ fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes
+amis en parurent charmés.
+
+Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter:
+
+--Que n'ai-je vingt ans de moins!
+
+Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût
+sur la partition, et je la lui dédiai.
+
+Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du
+côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe
+distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup,
+certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne
+sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le
+voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le
+coeur que j'y avais mis.
+
+Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier,
+des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la
+copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler
+chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.
+
+A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles
+Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris,
+m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant--plus tard Mme
+Vaillant-Couturier--la charmante artiste dont je viens de parler, y
+tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle
+avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune
+fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (_proh
+pudor!_) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son
+souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que
+je voyais sans cesse devant moi en travaillant!
+
+Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à
+l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et
+ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur.
+
+--_Illustre maître_, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène?
+Vous êtes ici chez vous, vous le savez!...
+
+--Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra
+nouveau...
+
+--_Cher monsieur_, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant
+m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder.
+
+--Pour de bon?
+
+--Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon
+théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, _bibi_?
+
+Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et
+d'autre.
+
+Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent
+marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout
+fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du
+théâtre.
+
+A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.
+
+--Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante?
+
+--Heilbronn! m'écriai-je.
+
+--Elle-même!...
+
+Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier
+ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la
+première fois sur la scène.
+
+--Chantez-vous encore?
+
+--Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me
+manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle!
+
+--J'en ai un: _Manon_!
+
+--_Manon Lescaut?_
+
+--Non: _Manon_... Cela dit tout:
+
+--Puis-je entendre la musique?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Ce soir?
+
+--Impossible! Il est près de minuit...
+
+--Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là
+quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon
+appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera
+ouvert, le lustre allumé...
+
+Ce qui fut dit fut fait.
+
+Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie
+sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.
+
+Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes.
+A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais
+c'est ma vie, cela!...»
+
+Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre
+de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon oeuvre.
+
+Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement.
+
+L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations
+consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!...
+
+...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur
+souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous
+apporte le jour de l'éternelle séparation.
+
+Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.
+
+A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes.
+_Manon_ fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl
+Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200e.
+
+Une gloire m'était réservée pour la 500e. Ce soir-là, Manon fut
+chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante
+et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation.
+
+Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui
+tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar,
+Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes
+Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes
+encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu
+en ce moment sous ma plume reconnaissante.
+
+Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la
+première représentation de _Manon_, comme je l'ai déjà dit, de jouer
+_Hérodiade_ avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké,
+Victor Maurel, Édouard de Reszké.
+
+Tandis que j'écris ces lignes en 1911, _Hérodiade_ continue sa carrière
+au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en
+1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le
+lendemain de la première d'_Hérodiade_ à Paris, je recevais ces lignes
+de notre illustre maître Gounod:
+
+
+ «Dimanche 3 février 84.
+
+ «MON CHER AMI,
+
+ «Le bruit de votre succès d'_Hérodiade_ m'arrive; mais il me manque
+ celui de l'oeuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible,
+ probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et
+
+ «Bien à vous.
+
+ «CH. GOUNOD.»
+
+
+Entre temps, _Marie-Magdeleine_ poursuivait sa carrière dans de grands
+festivals à l'étranger. Ce n'est pas sans un profond orgueil que je me
+rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant:
+
+ ... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me
+ donnes la fièvre, brigand!
+
+ «Tu es un fier musicien, va!
+
+ «Ma femme vient de mettre _Marie-Magdeleine_ sous clef!...
+
+ «Ce détail est éloquent, n'est-ce pas?
+
+ «Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!...
+
+ «Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son
+ admiration et dans son affection que ton
+
+ «BIZET.»
+
+Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de
+l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que
+j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi,
+si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de
+son prestigieux et merveilleux talent.
+
+Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait
+tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+UNE COLLABORATION A CINQ
+
+
+Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que _Manon_ eût un sort, pour
+tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me
+trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait
+écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en
+retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte
+jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le _Cid_, opéra en
+cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce
+manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à
+répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...»
+
+Écrire un ouvrage d'après le chef-d'oeuvre du grand Corneille, et en
+devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de
+l'Opéra impérial: _la Coupe du roi de Thulé_, où j'avais failli enlever
+le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour
+me plaire.
+
+J'appris donc, comme toujours, le poème par coeur. Je voulais l'avoir
+sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en
+poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans
+le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le
+loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en
+sens empoigné, comme c'était le cas.
+
+Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque
+temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au
+cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru
+suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème,
+j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au
+célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette
+scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du _Cid_. D'Ennery entra
+ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène
+découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.
+
+Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y
+prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au
+Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été
+directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien
+l'Hospitalier.
+
+Je continuai mon travail du _Cid_, là où je me trouvais, suivant que les
+représentations de _Manon_ me retenaient dans les théâtres de province
+où elles alternaient avec celle d'_Hérodiade_, données en France et à
+l'étranger.
+
+Ce fut à Marseille, à l'_hôtel Beauvau_, pendant un assez long séjour
+que j'y fis, que j'écrivis le ballet du _Cid_.
+
+J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et
+dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y
+jouissais d'un coup d'oeil absolument féerique. Cette chambre était
+ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon
+étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il
+m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car
+elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y
+avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois
+jusqu'au fétichisme!
+
+On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes
+d'oeillets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand
+je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il
+avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et
+encore?
+
+Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de
+gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où
+l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant
+de miel?...
+
+Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des
+directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre:
+
+ «MON CHER AMI,
+
+ «Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du _Cid_?
+
+ «Amitié.
+
+ «E. RITT.»
+
+Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet
+de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la
+sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage,
+elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis
+Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du
+_Cid_. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je
+monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!...
+
+Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu,
+comme l'Opéra me le demandait.
+
+Puisque je vous ai parlé du ballet du _Cid_, il me revient en mémoire
+que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce
+ballet.
+
+J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste
+posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à
+des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel.
+Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse.
+Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur
+locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.
+
+Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux
+soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine
+plusieurs rythmes très intéressants.
+
+ * * * * *
+
+De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le
+pays des Magyars à la France.
+
+L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une
+quarantaine de Français, dont j'étais, de nous rendre en Hongrie, à des
+fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point
+pour surprendre.
+
+Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en
+caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les
+docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis
+charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre
+tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins,
+sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre
+illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il
+portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût
+pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous.
+
+Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le
+voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos
+de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries
+sans fin.
+
+Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de
+toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.
+
+En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq
+minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une
+dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans
+un coin du _dining-car_, et avaient assisté impassibles, à toutes nos
+folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent
+étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont
+bien communs!» N'en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes
+jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.
+
+Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables
+et dont la drôlerie le disputait au burlesque.
+
+Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites
+par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand
+de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le _Grand Français_,
+Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du
+lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait:
+_Demain matin, à quatre heures, en habit noir_, et le premier levé,
+habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous
+le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en
+excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!»
+
+Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en
+notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande
+représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes
+invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.
+
+Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de
+toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: _Elyen!!!_ je
+trouvai au pupitre la partition... du premier acte de _Coppélia_ alors
+que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'_Hérodiade_ que je
+devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je
+battis la mesure, de mémoire.
+
+L'aventure, cependant, se compliqua.
+
+Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le
+troisième acte d'_Hérodiade_, comme j'étais retourné dans la salle
+auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le
+pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait,
+suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui
+donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de
+mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien
+qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté!
+
+Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où
+naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime
+musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour.
+
+Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son
+speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos
+partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession
+de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques
+de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois.
+
+J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un
+état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie
+sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay»,
+pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très
+voluptueux et capiteux parfum!
+
+Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit
+noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des
+couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la
+liberté de leur pays.
+
+Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces
+cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du _Cid_ qui
+m'attendaient, dès mon retour à Paris.
+
+J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une
+lettre de l'auteur de la _Messe du Saint-Graal_, cet ouvrage
+avant-coureur de _Parsifal_:
+
+
+ «TRÈS HONORÉ CONFRÈRE,
+
+ «La Gazette d'_Hongrie_ (_sic_) m'apprend que vous m'avez témoigné
+ de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères
+ remerciements et constante cordialité.
+
+ «F. LISZT.»
+
+ «26 août 85. Weimar.»
+
+
+ * * * * *
+
+Les études en scène du _Cid_, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté
+et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un
+maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des
+artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en
+oeuvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en
+rendre hommage.
+
+Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors
+d'_Ariane_ à l'Opéra.
+
+Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du _Cid_, en
+même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, _Manon_, qui avait
+dépassé sa quatre-vingtième représentation.
+
+Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées la répétition
+générale du _Cid_, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de
+_Manon_. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il
+n'était question que de la première du _Cid_ qui, à la même heure,
+battait son plein.
+
+Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux;
+aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de
+_Manon_, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible
+me poussait de ce côté.
+
+Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule
+élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste
+connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des
+résultats de la soirée, ces mots: _C'est crevant, mon cher!..._ Très
+troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des
+informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des
+artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces
+paroles: _C'est un triomphe!..._
+
+Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste.
+Elle me réconforta complètement.
+
+Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on
+donnait _Hérodiade_ et _Manon_.
+
+Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec
+deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des _Deux
+Cortèges_, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta
+un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu:
+
+«Cinquième du _Cid_ remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue.
+Artistes souffrants.»
+
+Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un évanouissement qui
+se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.
+
+Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort?
+
+Au bout de trois semaines, cependant, le _Cid_ reparut sur l'affiche, et
+je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont
+témoigne, entre autres, la lettre suivante:
+
+
+ «MON CHER CONFRÈRE,
+
+ «Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous
+ applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne
+ revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour
+ qu'on donne le _Cid_ ce jour-là, _vendredi 11 décembre_.
+
+ «Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.
+
+ «H. D'ORLÉANS.»
+
+Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R.
+le duc d'Aumale!
+
+Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées
+au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat,
+Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante
+dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et
+comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans
+prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans
+la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument
+séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les
+choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au
+bivouac, au milieu de nos soldats!
+
+Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements
+d'exquise familiarité.
+
+Et _le Cid_, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière.
+
+En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911,
+au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux:
+
+«Hier soir, la représentation du _Cid_ fut des plus belles. Une salle
+tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle oeuvre de M.
+Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile
+du ballet, Mlle Zambelli.»
+
+Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de
+cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris
+par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante
+Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent
+professeur au Conservatoire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+VOYAGE EN ALLEMAGNE
+
+
+Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre
+_Parsifal_, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition
+de ce _miracle unique_, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la
+Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à
+l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la
+ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle,
+dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui
+m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable.
+
+Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité
+différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar.
+Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Goethe
+avait conçu son immortel roman, _les Souffrances du jeune Werther_.
+
+Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le
+plus ému. Me voir dans cette même maison, que Goethe avait rendue
+célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna
+profondément.
+
+--J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible
+et belle émotion que vous éprouvez.
+
+Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le
+temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de
+Goethe. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit
+de l'aphorisme _traduttore traditore_, qui veut qu'une traduction
+trahisse fatalement la pensée de l'auteur.
+
+J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous
+entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en
+Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes
+que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des
+étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux
+cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en
+porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.
+
+Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique
+atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais
+m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les
+sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet,
+que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces
+luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera
+Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après
+cette lecture palpitante des vers d'Ossian:
+
+«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je
+suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me
+flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain
+viendra le voyageur; son oeil me cherchera partout, et il ne me
+trouvera plus,..»
+
+Et Goethe d'ajouter:
+
+«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots;
+il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.
+
+«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du
+projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui
+serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui
+avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.»
+
+Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux
+yeux.
+
+Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner!
+C'était _Werther_! C'était mon troisième acte.
+
+La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la
+fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que
+j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives
+passions!
+
+Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément
+éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé _Phoebé_, et
+les hasards m'amenèrent à écrire _Manon_.
+
+Ce fut ensuite _le Cid_ qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de
+1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes
+d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'_Hérodiade_,
+Paul Milliet, pour nous mettre décidément à _Werther_.
+
+Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?),
+mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux
+Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de
+plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai
+m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle,
+et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire
+était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann
+chez le plus renommé antiquaire.
+
+Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer
+habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il
+comprenait Goethe, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que
+je m'occupe enfin de cet ouvrage.
+
+Comme on me proposait un jour d'écrire une oeuvre lyrique sur _la Vie
+de Bohème_, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune
+manière, de refuser ce travail.
+
+La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans
+son oeuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre,
+celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il
+eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde
+spécial que lui-même a défini, qu'il nous a fait parcourir à travers
+mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait
+pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de
+pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient
+pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il
+possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais
+sourires, le cri du coeur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il
+chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son
+violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme
+comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs.
+
+Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la
+veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis,
+où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant
+entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note
+comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement?
+
+J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le
+Schaunard de _la Vie de Bohème_), lequel, voyant Murger manger de
+magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit
+en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!»
+
+Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il
+me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de
+_la Vie de Bohème_. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais
+tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que
+le moment n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de
+chanter ce roman si vécu.
+
+Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me
+rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre
+Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies,
+est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de
+son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage.
+O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus
+de cinquante ans!...
+
+ * * * * *
+
+L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais
+obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à
+auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages
+du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion.
+J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je
+tombai épuisé... anéanti!
+
+Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit:
+
+--J'espérais que vous m'apporteriez une autre _Manon_! Ce triste sujet
+est sans intérêt. Il est condamné d'avance...
+
+Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression,
+surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que
+l'ouvrage soit aimé!
+
+Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du
+claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le
+soir de l'audition de _Manon_... J'avais la gorge aussi sèche que la
+parole; je sortis sans dire un mot.
+
+Le lendemain, _horresco referens_, oui, le lendemain, j'en suis encore
+atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement
+détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes
+dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre
+directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre
+six années dans le silence, dans l'oubli.
+
+Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté _Manon_; la
+centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La
+capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des
+plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de
+me demander un ouvrage.
+
+C'est alors que je proposai _Werther_. Le peu de bon vouloir des
+directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition.
+
+Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction
+ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur
+d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à
+l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra.
+
+Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et
+éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste
+salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils.
+Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des
+panneaux; dans le un piano à queue.
+
+Tous les artistes de _Werther_ se trouvaient réunis autour du piano,
+lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous
+voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent
+en s'inclinant.
+
+A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie--à
+laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade--je
+répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout
+tremblant, je me mis au piano.
+
+L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de
+mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans
+cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les
+larmes me venir aux yeux.
+
+A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler.
+L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare,
+l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les
+nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement:
+
+--_Ia! Göttlicher Mann!..._ (Oui, homme aimé de Dieu!...)
+
+La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à
+midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils
+d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet
+mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient
+venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au
+milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment
+reçu de la plus flatteuse et exquise manière.
+
+Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de
+cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par
+les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.
+
+En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de
+l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda _Werther_, et
+cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier.
+
+La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et
+Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt
+et l'éditeur Charpentier.
+
+Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune
+artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre
+que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de _la
+Reine de Saba_, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui
+prenant les mains:
+
+--Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté.
+
+Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à
+l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod:
+
+
+ «CHER AMI,
+
+ «Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe
+ dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des
+ Français.»
+
+Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi
+envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra:
+
+
+ «AMICO MIO,
+
+ Deux yeux pour te voir,
+ Deux oreilles pour t'entendre,
+ Deux lèvres pour t'embrasser,
+ Deux bras pour t'enlacer,
+ Deux mains pour t'applaudir,
+
+ et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton
+ _Werther_ est joliment tapé,--savez-vous? Je suis fier de toi et de
+ ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi.
+
+ «CARLO.»
+
+En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de
+nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût
+merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette oeuvre
+au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.
+
+Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque:
+Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui
+créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle
+Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et...
+d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms.
+
+A la reprise, due à M. Albert Carré, _Werther_ eut la grande fortune
+d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément
+et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet
+ouvrage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+UNE ÉTOILE
+
+
+Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique.
+
+On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre
+dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en
+fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait,
+avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes.
+
+Hartmann lui offrit deux ouvrages: _Le roi d'Ys_, d'Édouard Lalo, et mon
+_Werther_, en souffrance.
+
+J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le
+jour à cet ouvrage.
+
+Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en
+dire.
+
+Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande
+famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il
+m'arrive--le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de
+penchant pour ce genre de distractions--l'on était, cependant, si
+gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon
+refus. Il m'avait semblé que mon coeur affligé devait y rencontrer un
+dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?...
+
+J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique
+d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un
+diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me
+sembla-t-il, les limites. «_Est modus in rebus_,--en toutes choses il y
+a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très
+ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière,
+l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...»
+
+Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui
+s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire
+quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est
+qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure
+de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain,
+l'anglais, l'allemand, le français.
+
+Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore?
+
+Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir
+ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur
+diplomate:
+
+_Le monsieur._--Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle
+Orphéa?
+
+_La dame._--La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en
+détresse?...
+
+_Le monsieur_ (insinuant).--Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que
+les sons pour effacer les peines du coeur?
+
+_La dame._--Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase
+brisé.
+
+_Le monsieur_ (poétique).--Un _nocturne_, sans doute...
+
+Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt
+de cours.
+
+Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire
+un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames,
+vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites.
+
+Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même
+instant, je leur fus présenté.
+
+La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en
+beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent
+nous en envoie la République étoilée.
+
+«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé,
+on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir
+l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge
+suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes
+soeurs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux
+aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en
+blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!»
+
+Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano.
+
+«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce
+serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!»
+
+Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna
+d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit»,
+de _la Flûte enchantée_.
+
+Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois
+octaves en pleine force et dans le pianissimo!
+
+J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se
+rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se
+manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire
+que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste
+une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient
+lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières
+au théâtre.
+
+Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter
+l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille.
+
+Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une
+artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou
+non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me
+remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour
+l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu
+dans deux ans, en mai 1889.»
+
+Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux
+que je m'écriai, dans un élan de profonde conviction: «J'ai l'artiste
+pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle
+Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau
+que vous m'offrez!»
+
+C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM.
+Alfred Blau et Louis de Gramont.
+
+Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon
+égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl
+Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour
+ses représentations.
+
+La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon
+entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs
+et costumiers suivant mes propres conceptions.
+
+Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M.
+Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers
+que lui donna _Esclarmonde_. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut
+représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle
+de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année.
+
+Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl
+Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert.
+
+L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque
+j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie
+avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer _Esclarmonde_.
+C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique,
+où elle triomphait depuis plusieurs mois.
+
+Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste, applaudie par
+tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si
+brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un
+instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province
+arrivaient les échos des succès remportés, dans _Esclarmonde_, par des
+artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de
+Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon.
+
+_Esclarmonde_ devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare
+et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à
+Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre.
+
+Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je
+rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine
+beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à
+l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient
+avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus
+magnifiquement douées que j'aie connues.
+
+Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir
+l'interprète ardente de plusieurs de mes oeuvres; mais aussi, pour
+nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des
+artistes qui réaliseront votre rêve!
+
+C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'_Esclarmonde_, je lui
+consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme
+en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir
+de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices.
+
+ * * * * *
+
+Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa
+sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure!
+Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir.
+
+Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les
+premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui
+avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses
+séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime,
+Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la
+belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui
+resteront:
+
+--_Elle était aimée!_
+
+Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire
+de celle qui n'est plus?...
+
+Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits
+rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire
+_Esclarmonde_.
+
+Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et
+j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux
+d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac
+de Genève, et que sa _Fête des vignerons_ a rendue célèbre. Je l'avais
+entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses
+environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout
+de ce que j'en avais lu dans _les Confessions_ de Jean-Jacques Rousseau,
+qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de
+Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse
+petite cité l'a suivi dans tous ses voyages.
+
+Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre
+de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à
+un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des
+excursions sur le lac.
+
+En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas.
+Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord,
+et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car
+je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes:
+
+
+ «Illiec, lundi 20 août 1888.
+
+ «Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée
+ ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière.
+ Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent,
+ mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux
+ jours!
+
+ «C'était trop peu!...
+
+ «Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir?
+
+ «Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez
+ content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je
+ voudrais pouvoir en dire autant.
+
+ «A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au
+ mien!...
+
+ «Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps
+ interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma
+ solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris.
+
+ «Je vous envoie les affectueux souvenirs de Mme Ambroise Thomas,
+ et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la
+ main.
+
+ «De tout coeur à vous.
+
+ «AMBROISE THOMAS.»
+
+Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir.
+
+Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois soeurs habitaient aussi le
+Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais
+travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans
+la journée.
+
+N'attendant pas que mon esprit soit en friche après _Esclarmonde_, et
+connaissant mes sentiments attristés au sujet de _Werther_, que je
+persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction,
+d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en
+était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand
+sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: _le Mage_.
+
+Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de
+l'ouvrage.
+
+Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a
+dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au
+courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je
+trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il
+choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il
+m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du _Mage_.
+
+P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus
+dévoué des amis. Il monta l'ouvrage avec un luxe inusité. Je lui dus
+une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM.
+Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon
+féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri.
+
+L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à
+avoir plus de quarante représentations.
+
+D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait
+sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège.
+Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre
+directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à
+E. Bertrand, lors de l'apparition de _Thaïs_, dont je parlerai.
+
+A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me
+reviennent à la pensée. Les voici:
+
+ Le «Mage» est loin, «Werther» est proche,
+ Et déjà «Thaïs» est sous roche;
+ Admirable fécondité...
+ Moi, voilà dix ans que je pioche
+ Sur le «Capucin enchanté».
+
+Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette
+oeuvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un
+sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de
+l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse.
+
+
+ «Acte premier et unique!
+
+ «La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une
+ taverne fameuse. Entre par la droite un capucin. Il regarde la
+ porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir
+ le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on
+ veut. Tout à coup, on voit ressortir «le _capucin_... _enchanté_...
+ enchanté certainement de la cuisine!»
+
+Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de
+l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+UNE VIE NOUVELLE
+
+
+L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie
+une profonde répercussion.
+
+Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa
+d'exister.
+
+Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle?
+Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout
+marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus
+grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison
+Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des
+enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu.
+
+J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui
+confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de _Werther_, et la
+partition d'orchestre d'_Amadis_. A côté de ses valeurs, il mit donc à
+l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.
+
+Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de _Werther_; peut-être
+apprendrez-vous un jour celle d'_Amadis_, dont le poème est de notre
+grand ami Jules Claretie, de l'Académie française.
+
+Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon
+labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait
+_Manon_? Où échouerait _Hérodiade_? Qui acquerrait _Marie-Magdeleine_?
+Qui aurait mes _Suites d'orchestre_? Tout cela agitait confusément ma
+pensée et la rendait inquiète.
+
+Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un
+coeur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé,
+autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.
+
+Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la
+grande maison le _Ménestrel_, devaient être mes sauveurs. Ils allaient
+être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie
+passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les
+risques de l'aventure ou du hasard.
+
+Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix
+considérable.
+
+En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième
+anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais
+cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la
+gratitude émue que je leur en conserve.
+
+Que de fois j'étais passé devant le _Ménestrel_, enviant, sans aucune
+pensée hostile, d'ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés
+de cette grande maison!
+
+Mon entrée au _Ménestrel_ devait inaugurer pour moi une ère de gloire,
+et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les
+satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au
+coeur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle.
+
+ * * * * *
+
+Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de
+l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.
+
+Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en
+1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle
+exprimait bien sa résignation attristée:
+
+
+ «MON CHER MAITRE,
+
+ «J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies
+ artistiques. _Manon_ y tient une première place...
+
+ «Ah! le beau diamant!
+
+ «LÉON CARVALHO.»
+
+Sa première pensée fut de reprendre _Manon_, qui avait disparu de
+l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut
+lieu au mois d'octobre 1892.
+
+Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au
+théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait _Esclarmonde_ et
+_Manon_. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre _Manon_,
+à Paris. _Manon_ qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et
+qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763e représentation.
+
+Au commencement de cette même année, on avait joué _Werther_, à Vienne,
+et un ballet: le _Carillon_. Les collaborateurs applaudis en étaient
+notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de
+Roddaz.
+
+Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que
+mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre
+visite au _Ménestrel_. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un
+superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes
+artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me
+proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, _Thaïs_.
+
+La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de _Thaïs_, je voyais
+Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage
+pour ce théâtre.
+
+A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de
+laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma
+femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur
+j'avais déjà composé de l'ouvrage.
+
+J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat
+angora gris, au poil long et soyeux.
+
+Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre
+laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité,
+venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque
+sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre
+un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait,
+il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser!
+
+Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi
+les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui
+remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire
+impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis
+quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens
+et de chats, ses grands amis.
+
+«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable
+comtesse est un vrai mécène pour les artistes.
+
+L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux
+verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de
+travail!
+
+ * * * * *
+
+Je terminai _Thaïs_, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien
+n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël
+qui flambaient dans la cheminée.
+
+A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un
+monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas
+cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les
+auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes
+répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que,
+volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude
+de ne pas sortir le soir.
+
+A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses
+soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main
+droite. J'en avais quelque inquiétude.
+
+A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce
+praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le
+bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli
+chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en
+venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa
+barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle
+blanche.»
+
+Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas
+répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire:
+
+ «Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de
+ foi!
+
+ «A. DUMAS.»
+
+Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.
+
+Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit _le
+Portrait de Manon_, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais
+déjà la poésie: _les Enfants_.
+
+De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa
+chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes
+circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique
+de leur fils, Henri Cain. Son succès de _la Vivandière_ s'affirmait de
+plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant
+du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut
+un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui
+ne se souvient de ce chef-d'oeuvre: _le Tasse_?
+
+Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs
+d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs,
+et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du
+premier acte du _Tasse_.
+
+Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La
+Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait
+m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre
+cité des papes.
+
+Nous habitions l'excellent _Hôtel de l'Europe_, place Crillon. Nos
+hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent
+pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais
+besoin de tranquillité, écrivant alors _la Navarraise_, l'acte que
+m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri
+Cain.
+
+Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux,
+avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un
+lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et,
+parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras.
+
+Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui,
+immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance
+de l'idiome poétique du Midi.
+
+Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que
+sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il
+montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances
+générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste!
+En le voyant, nous nous rappelions cette _Belle d'août_, poétique
+légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de
+_Mireille_, et tant d'autres oeuvres encore qui l'ont rendu célèbre.
+
+Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien
+en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier,
+_gentleman farmer_, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela,
+plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le
+brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.
+
+Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant
+des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et
+grand poète.
+
+L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de _Thaïs_,
+à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour
+l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans
+_Manon_, trois fois par semaine.
+
+Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici:
+Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée
+aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à
+l'avance Carvalho.
+
+Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard
+nous avisa qu'il allait jouer _Thaïs_ à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson!
+«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à
+répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit
+Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le
+méritais!
+
+_Thaïs_ eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du
+rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui
+avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi
+de même pour celui qui lui était dévolu.
+
+Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle
+déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs
+d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son
+cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes.
+Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous
+le devions à une vitrine du musée Guimet.
+
+La veille de la répétition générale de _Thaïs_, je m'étais échappé de
+Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler
+et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que
+je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent
+forcément sur toute oeuvre, quand elle affronte pour la première fois
+le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses
+préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une oeuvre
+ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme;
+aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en
+aborder l'obscur mystère!
+
+Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et
+Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré.
+Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient
+long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!...
+C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être
+la représentation.
+
+Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce
+n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger;
+qu'à l'Opéra lui-même _Thaïs_ a depuis longtemps dépassé la centième.
+
+Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de
+découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me
+douter que je serais destiné à revoir cette même partition de _Thaïs_,
+datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le
+pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle
+artiste n'est plus depuis longtemps?...
+
+Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui
+avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant
+que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la
+soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un
+ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau
+tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet.
+
+Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et
+Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix
+et Mastio le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de
+Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage
+à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier
+voyage en Italie jusqu'à ce jour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+MILAN-LONDRES-BAYREUTH
+
+
+Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels
+il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent
+toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable
+Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus
+délicates et les plus affectueuses.
+
+Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du
+bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que
+d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères
+italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des
+amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres.
+
+J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres,
+tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à
+Paris, mais alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation
+qu'ils devaient se créer un jour au théâtre.
+
+A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur
+Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein
+de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants
+souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre
+Puccini.
+
+J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux
+débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et,
+quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était
+évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter _crescendo_!
+Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante
+fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir,
+surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il
+neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver
+était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de
+mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui,
+tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri
+sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je
+regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je
+pensais à leurs soeurs de la place Saint-Marc, si jolies, si
+familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant.
+
+J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis
+à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus
+qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce jour-là,
+dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et
+je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité
+d'apparence étonnante, que j'avais achetée--qu'on se rassure, elle était
+en carton--chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif,
+j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès
+peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le
+repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne
+songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être
+succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire
+honneur dans cette opulente maison!
+
+En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète
+de _Sapho_ la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911,
+elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale
+carrière.
+
+J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer _Thaïs_ à Milan. Sonzogno
+m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me
+souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, _al
+teatro lirico_ de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix
+chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la
+porta aux nues.
+
+Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan».
+Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre
+à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était
+demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à
+queue du grand maître était encore là, et, sur la table dont il se
+servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore
+imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière
+qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait
+distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me
+froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer,
+c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et
+emportés comme des reliques.
+
+Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à
+nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le
+joug d'autrefois!
+
+Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la
+_Somnanbula_ et de la _Norma_, Verdi, l'immortel créateur de tant de
+chefs-d'oeuvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec
+une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de
+tous les théâtres du monde.
+
+Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la
+carte de ce grand homme, _avec ses affections et ses voeux_.
+
+Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce
+maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles.
+
+«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année.
+Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et
+de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais
+une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de
+la couronne du génie latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler
+cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné
+contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la
+musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître,
+l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait
+chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui
+viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la
+Méditerranée.»
+
+ * * * * *
+
+Pour ajouter encore à mes souvenirs de _Thaïs_, je rappellerai ces deux
+lettres qui devaient me toucher si vivement:
+
+
+ «1er août 1892.
+
+ «...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée _Thaïs_, et
+ comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous
+ n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la
+ traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il
+ vous la rendra vierge encore.
+
+ «Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet,
+ qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix.
+
+ «GÉROME.»
+
+Cette statuette polychrome, oeuvre de mon illustre confrère, avait été
+désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais
+_Thaïs_. J'ai toujours aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole
+de l'ouvrage qui m'occupait.
+
+La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de _Thaïs_ à
+l'Opéra:
+
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre
+ _Thaïs_. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. _Assieds-toi
+ près de nous_, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté
+ charmante et grande.
+
+ «Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel
+ vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre
+ les mains avec joie.
+
+ «ANATOLE FRANCE.»
+
+ * * * * *
+
+A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden».
+D'abord pour _le Roi de Lahore_, ensuite pour _Manon_, jouée par
+Sanderson et Van Dyck.
+
+Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de _la Navarraise_.
+Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon.
+
+Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand
+honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec
+elle, lors des répétitions de _Sapho_ à Paris.
+
+A la première représentation de _la Navarraise_ assistait le prince de
+Galles, plus tard Édouard VII.
+
+Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux, si
+enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne
+paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais
+non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le
+directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du
+public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de
+fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!»
+
+C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à
+dire»!!!
+
+Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi
+qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des
+théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation
+de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus
+charmant et le plus précieux.
+
+J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir
+à Windsor lui jouer _la Navarraise_, et je sus qu'on avait improvisé
+dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus
+pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor
+fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes
+chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter.
+
+Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda _la Navarraise_ à Londres (20
+juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté _le Portrait de Manon_, un
+acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par
+Fugère, Grivot et Mlle Lainé?
+
+Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de _Manon_. Le sujet
+me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et
+d'un souvenir très poétique de Manon morte depuis longtemps.
+
+Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir _les
+Maîtres Chanteurs de Nuremberg_.
+
+Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme
+titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout
+en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth,
+que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une
+petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise,
+appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand
+et il s'était proposé pour faire la traduction française du
+_Tannhæuser_. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour
+mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique.
+
+Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au
+piano les fragments de ce chef-d'oeuvre, si maladroitement méconnu
+alors et depuis tant admiré du monde entier.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS
+
+
+Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel
+Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu.
+
+Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les
+différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir.
+Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: _Cendrillon_.
+
+Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi
+pour y travailler pendant l'été.
+
+Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable
+valeur historique.
+
+Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la
+rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée
+de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui
+nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques
+plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de
+vue.
+
+La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait
+habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au
+parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et
+le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable,
+écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus
+parfaite actrice du monde»,--cette femme, splendide entre toutes, avait
+abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien
+exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux
+posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld
+et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante
+compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe
+lui ait dédié une oeuvre sans doute admirable, par le style, mais
+considérée encore comme l'oeuvre la plus complète de l'érudition
+moderne.
+
+Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys
+auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres
+de notre petit château.
+
+Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement
+sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un
+chef-d'oeuvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle.
+
+Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais,
+et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de
+style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait
+de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de
+mes partitions d'orchestre.
+
+C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho.
+Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil
+profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le
+plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon
+directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il
+était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir
+l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner
+à son nom.
+
+Carvalho était venu me demander d'achever la musique de _la Vivandière_,
+cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de
+santé faisait craindre qu'il ne pût terminer.
+
+J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin
+Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de
+son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de
+laisser Benjamin Godard achever son oeuvre.
+
+Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait
+quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la
+gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un
+seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on
+montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la
+portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables
+rossinantes, y étaient attelés.
+
+Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique,
+pour l'avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses
+propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point
+ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par _décorum_, on me
+permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au
+vocabulaire zoologique.
+
+Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne
+retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à
+l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se
+soient quelque peu prolongés!
+
+ * * * * *
+
+Carvalho décida de donner _la Navarraise_ à Paris, à l'Opéra-Comique, et
+l'ouvrage passa au mois de mai 1895.
+
+J'allai terminer _Cendrillon_ à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes
+absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants
+pour nous.
+
+Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours,
+pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de
+l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient _la Navarraise_. La
+protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison
+Frandin.
+
+Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette
+ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.
+
+En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il
+habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte
+clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs
+d'enthousiasme et de gloire: VERDI.
+
+Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa
+bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à
+toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.
+
+Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable,
+causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher,
+puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes,
+et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette
+illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses
+flottes victorieuses.
+
+En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant
+que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...»
+
+Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin
+sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils
+dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle
+renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je
+voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara
+qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son
+travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique
+plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture,
+après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.
+
+ * * * * *
+
+En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion,
+que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.
+
+Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver le froid pour aller
+assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le
+terrible et superbe prologue de _Françoise de Rimini_.
+
+On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.
+
+Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait
+pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel
+ouvrage.
+
+Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans
+l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne
+devait plus se lever...
+
+Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait
+de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré
+maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les
+dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête,
+et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. _Mourir par un aussi
+beau temps!..._ fit-il, et ce fut tout.
+
+Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes,
+dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la
+loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant
+vingt-cinq ans.
+
+Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la
+_Société des auteurs et compositeurs dramatiques_. Je la commençais en
+ces termes:
+
+«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à
+terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier:
+«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi, celui qui
+repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille
+qu'après leur mort.
+
+«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve
+d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de
+bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête
+pour le bien regarder en face?...»
+
+A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla
+s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et
+maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que
+j'aurais tout le temps de pleurer!
+
+Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards
+d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au
+Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus
+convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors
+était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la
+tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu,
+depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire
+perpétuel, et l'élu de l'Académie française.
+
+La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers
+enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie
+de théâtre, qui réclamait tout mon temps.
+
+En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus,
+les mêmes excuses.
+
+Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au
+Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette
+situation que parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que
+j'aimais tant.
+
+Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans
+les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de
+l'Auvergne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!...
+
+
+L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé
+à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant
+l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse
+Daudet: _Sapho_.
+
+J'étais parti pour les montagnes, le coeur léger. Pas de direction du
+Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans!
+J'écrivis _Sapho_ avec une ardeur que je m'étais rarement connue
+jusqu'alors.
+
+Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit,
+de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère
+enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en
+voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses
+sites, mais alors encore trop ignoré. Nous allions silencieux. Le seul
+accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le
+long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois,
+c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme
+de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs
+escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient
+nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs
+cris aigus et perçants.
+
+Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages
+s'accumulaient.
+
+J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à
+l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que
+j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux!
+
+Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma
+carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que
+je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail:
+_Marie-Magdeleine_, _Werther_, _Sapho_ et _Thérèse_.
+
+Au commencement de septembre de cette même année se place un incident
+assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la
+population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir
+passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les
+avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de
+partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne
+semble pas exagéré.
+
+Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis
+également; notre appartement était resté vide. Nous étions chez des
+amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège
+fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment
+était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts,
+nous rentrâmes à la hâte.
+
+Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de
+l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs
+dehors. C'était ça! on nous cambriolait!...
+
+Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes,
+dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre
+temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous
+mîmes tous à rire, et du meilleur coeur, de cette bien curieuse
+aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient
+naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient
+un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination,
+voilà bien de tes fantaisistes créations!
+
+ * * * * *
+
+La maquette des décors et les costumes de _Cendrillon_ avaient déjà été
+préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris,
+il donna le tour à _Sapho_.
+
+Avec l'admirable protagoniste de _la Navarraise_, à Londres et à Paris,
+nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon
+(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri
+Cain) et M. Leprestre, mort depuis.
+
+J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant la musique
+de _Sapho_, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur
+Bernède en avaient très habilement construit le poème.
+
+Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus
+séduisantes.
+
+O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable!
+
+Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions,
+ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous
+affectionnait tant.
+
+Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano.
+
+Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant
+presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa
+belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa
+myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels
+parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie.
+
+Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma
+femme et moi connûmes alors.
+
+Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première
+répétition de _Sapho_, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant
+ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter.
+
+Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897.
+
+La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première
+distribution, m'apporta le billet suivant:
+
+
+ «MON CHER MASSENET,
+
+ «Je suis heureux de votre grand succès.
+ «Avec Massenet et Bizet, _non omnis moriar_.
+ «Tendrement à vous.
+
+ «ALPHONSE DAUDET.»
+
+J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à
+la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne
+sortait déjà plus ou très rarement.
+
+Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore.
+
+Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les
+coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui
+portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des
+lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa
+gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté.
+
+Son état ne laissa pas que de m'inquiéter.
+
+Combien étaient fondés mes tristes pressentiments!
+
+Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain.
+
+Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont
+l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière
+heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable
+horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles.
+
+Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui
+éclatait en sanglots, derrière le char funèbre, faisait peine à voir.
+Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant
+cortège.
+
+Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à
+Sainte-Clotilde. _La Solitude_ de _Sapho_ (entr'acte du 5e acte) fut
+exécutée pendant le service, après les chants du _Dies iræ_.
+
+J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la
+foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était
+comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs
+et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie.
+
+Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma
+dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant
+des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches
+d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel
+bonheur intime cela lui valait.
+
+ * * * * *
+
+_Sapho_, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour
+Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter.
+
+Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le
+propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très
+affairées.
+
+J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris
+que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et
+une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom,
+avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans
+cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho avait
+dû suspendre le cours de ses représentations.
+
+Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste?
+
+Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au
+théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive!
+
+Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert
+Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été,
+jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts.
+
+Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus
+tard, reprendrait _Sapho_, avec la si belle artiste qui devint sa femme?
+
+Oui, ce fut elle qui incarna la _Sapho_ de Daudet, avec une rare
+séduction d'interprétation.
+
+Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin.
+
+Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un
+nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec
+enthousiasme.
+
+_Sapho_ fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette
+Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck.
+
+Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de
+vérité.
+
+Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage!
+
+Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut _l'Ile du
+Rêve_, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que
+la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a
+aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses!
+
+Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer
+trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque
+imagée:
+
+«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en
+avait assez et qui filait...»
+
+Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également,
+celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz:
+
+«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!»
+
+Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le
+plus vieil ami de Reyer.
+
+ * * * * *
+
+Je retrouve ce mot de l'auteur de _Louise_, que j'avais connu, enfant,
+dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une
+familiale affection:
+
+
+ «Saint-Sylvestre, minuit.
+
+ «CHER MAITRE,
+
+ «Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit
+ par _Sapho_, et la première heure d'une année qui finira par
+ _Cendrillon_.
+
+ «GUSTAVE CHARPENTIER.»
+
+_Cendrillon_ ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup
+sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot
+suivant de Gounod:
+
+«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier beau succès.
+Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous
+suivre.»
+
+Ainsi que je l'ai dit, la partition de _Cendrillon_, écrite sur l'une
+des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault»,
+était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à _Sapho_, sur
+la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré,
+m'annonça son intention de donner _Cendrillon_, à la saison la plus
+prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore.
+
+J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait
+vécu, et j'y étais tout à mon travail de _la Terre promise_, dont la
+Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois
+parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la
+terrifiante nouvelle de l'incendie du _Bazar de la Charité_. Ma chère
+fille y était vendeuse!...
+
+Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos
+vives alarmes.
+
+Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que
+l'héroïne de _Perséphone_ et de _Thérèse_, celle qui fut aussi la belle
+«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au
+comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou
+treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue,
+derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre
+personnes.
+
+Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un
+enfant.
+
+Puisque j'ai parlé de _la Terre promise_, j'en eus une audition bien
+inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien et le critique si écouté, le
+compositeur grandement applaudi d'un _Tasse_ représenté à Monte-Carlo,
+me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec
+un orchestre et un personnel choral immenses.
+
+La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche,
+coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se
+terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de
+la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le
+formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les
+retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal.
+
+J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande
+tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait
+l'honneur de nous inviter.
+
+Ce fut le 15 mars 1900!
+
+ * * * * *
+
+J'en reviens à _Cendrillon_. Albert Carré avait monté cet opéra en
+créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse!
+
+Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme
+Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie
+Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra
+artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya
+le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains,
+que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris,
+pour échapper à la «générale» et à la «première».
+
+Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises,
+suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en
+donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose
+curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en
+particulier, fit à _Cendrillon_ un très bel accueil. A Rome, cette
+oeuvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De
+l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte:
+
+«CENDRILLON _hier, succès phéno ménal._»
+
+Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau
+expéditeur!...
+
+ * * * * *
+
+Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande
+Exposition.
+
+J'étais à peine remis de la belle émotion de _la Terre promise_, à
+Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à
+l'Opéra, à des répétitions du _Cid_, qu'on allait bientôt reprendre. La
+centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année.
+
+Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés
+du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples
+s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient,
+toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y
+contrastaient.
+
+Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et
+ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le
+soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du
+jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais
+magnifique élevé par notre cher et grand Charles Garnier aux
+manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse.
+
+Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de
+mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister,
+dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu,
+en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation.
+
+Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le
+soir de la centième du _Cid_, avec un enthousiasme délirant. Au rappel
+du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa
+loge, malgré ma résistance...
+
+Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le
+superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+EN PLEIN MOYEN AGE
+
+
+Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation
+que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la
+pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être
+revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres
+angoisses de la vie.
+
+J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps
+et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature,
+la grande consolatrice, dans son calme solitaire.
+
+J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée
+de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte.
+Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du
+chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un
+rouleau: «Oh! non, fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur
+une pièce de théâtre...
+
+Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui
+voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en
+cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris
+et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire,
+cependant, que j'en eusse.
+
+Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à
+peu,--je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien
+que je finis par ressentir une véritable surprise,--ce devint même,
+l'avouerai-je, de la stupéfaction!
+
+--Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition
+muette de la Vierge!
+
+Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments
+étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir
+mettre à la scène _Manon_, _Sapho_, _Thaïs_ et autres aimables dames?
+C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des
+femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se
+serait montrée charitable au jongleur repentant!
+
+A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant
+l'oeuvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la
+littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le
+manuscrit.
+
+M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce
+mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom
+et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler
+que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage.
+
+Le titre de _Jongleur de Notre-Dame_, suivi de celui de «miracle en
+trois actes», me mit dans l'enchantement.
+
+Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même
+moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper
+mon travail de l'atmosphère rêvée.
+
+La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à
+mon inconnu.
+
+Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.
+
+On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur
+n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à
+Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.
+
+Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite
+gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre,
+nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse,
+je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre
+cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du
+_Jongleur de Notre-Dame_.
+
+A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse
+l'étreignait...
+
+Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu,
+maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous
+être joués?
+
+La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la
+blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union
+elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous
+redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!...
+comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.
+
+L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la
+veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions
+dans notre ouvrage.
+
+N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais
+satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle
+ou telle scène...
+
+Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la
+vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords
+de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si
+je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans
+cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église
+aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si,
+dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de
+notre _Jongleur de Notre-Dame_? Ne serait-ce pas un moment divin dont
+l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes
+notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les
+chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent.
+
+Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.
+
+L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année
+suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de
+jouer l'ouvrage.
+
+Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y
+pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.
+
+J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur
+si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.
+
+Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le
+prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au
+théâtre de Monte-Carlo.
+
+_Le Jongleur de Notre-Dame_ était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que
+Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter
+l'oeuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et
+artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du
+Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit
+l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement.
+L'oeuvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent
+lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.
+
+En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous
+rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort
+affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode
+de celle que nous quittions!
+
+Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous
+la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions
+enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle
+Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même!
+C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!...
+
+Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces
+jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce
+décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par
+la flore des tropiques?
+
+Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle,
+révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses
+intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré.
+
+En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé,
+arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre
+famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes,
+ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente
+demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté.
+Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous
+parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence,
+cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous
+avait accueillis.
+
+La première du _Jongleur de Notre-Dame_ eut lieu à l'Opéra de
+Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes
+superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique.
+
+Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que
+l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.
+
+Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du
+_Jongleur de Notre-Dame_, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette
+distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.
+
+L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis
+ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes _le Jongleur de Notre-Dame_
+est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs
+années.
+
+Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur
+fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste
+admirée à Paris comme aux États-Unis!
+
+Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter
+le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de
+la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je
+m'incline et j'applaudis.
+
+Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme
+Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant
+applaudie au Théâtre-Français, _Grisélidis_, d'Eugène Morand et Armand
+Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes
+voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap
+d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne
+propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et
+si heureusement _Villa Soleil_, et qu'il destinait aux journalistes
+accablés par la misère et par l'âge.
+
+Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles
+blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil
+du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de
+myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses,
+imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de
+la Côte d'Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de
+l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique
+Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la
+Provence le salut lointain de la cité phocéenne.
+
+Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous
+eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en
+pleine jouissance d'une santé parfaite!
+
+Ayant parlé de _Grisélidis_, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages
+libres, celui-ci et _le Jongleur de Notre-Dame_, mon éditeur en
+entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur _Grisélidis_. Ce fut
+le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, _le Jongleur de
+Notre-Dame_ fut représenté à Monte-Carlo en 1902.
+
+_Grisélidis_ prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à
+l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.
+
+Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne
+parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis;
+il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut
+extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux
+dans celui d'Alain.
+
+J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait.
+
+Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et
+chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les
+croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé
+d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la
+délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce
+grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre
+même. Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis,
+devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule
+le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa
+tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite
+cabotine!
+
+Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et
+historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin
+de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis
+fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon!
+
+Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille!
+
+Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon
+vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante!
+Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me
+laisser mourir avant de voir _Grisélidis_ à l'Opéra-Comique?...» Il
+devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène
+Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste.
+
+Alors que je travaillais à _Grisélidis_, un érudit tout féru de
+littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de
+cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là,
+travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.
+
+Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions
+réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait
+l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son
+opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant
+hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE
+
+
+Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure
+toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était _le Chérubin_, de
+Francis de Croisset.
+
+J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué
+n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce.
+
+Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la
+glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse
+Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous
+établîmes nos accords.
+
+Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux
+_Chérubin_.
+
+J'en écrivis la musique à Égreville.
+
+En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de
+tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne--vous
+savez, mes chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos
+grands-parents--mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui
+s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne
+serons plus là...
+
+Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents,
+qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser
+l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et
+tendre fraîcheur dans les étés brûlants.
+
+Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions
+tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance!
+
+Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les
+frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient
+jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et
+vous ne le voudrez pas!...
+
+ * * * * *
+
+S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en
+musique de _Chérubin_, et se souvenant de ce _Jongleur de Notre-Dame_,
+qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais
+respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en
+donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan
+j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me
+retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions
+conservé de si impérissables souvenirs.
+
+Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite
+Carré,--l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,--et le rôle du
+philosophe fut rempli par Maurice Renaud.
+
+Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se
+prolongea, grâce aux acclamations et aux _bis_ constants dont on fêta
+les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une
+atmosphère du plus délirant enthousiasme.
+
+Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements
+que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand
+nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si
+haute et si belle.
+
+Henri Cain, qui, pour _Chérubin_, avait été mon collaborateur avec
+Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la
+musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: _Cigale_.
+
+L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse
+Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima
+en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière!
+
+De ceux qui assistèrent aux répétitions de _Cigale_, je fus, certes,
+celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort
+attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange,
+avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de
+Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain.
+
+Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, _Chérubin_ fut
+représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant,
+l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En
+paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée
+que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait
+ajouter un nouveau succès à tant d'autres déjà obtenus par cet artiste,
+et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme
+Vallandri.
+
+ * * * * *
+
+Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien
+dit encore d'_Ariane_, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant
+plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que
+lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'_Ariane_, pas
+davantage que de _Roma_, dont j'avais écrit les premières scènes en
+1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la _Rome
+vaincue_, d'Alexandre Parodi.
+
+A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de _Roma_ sont en
+répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis
+déjà trop... A plus tard!...
+
+Je reprends donc le courant de ma vie.
+
+_Ariane!_ _Ariane!_ l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si
+élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de
+Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés?
+
+Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel
+m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'_Ariane_.
+
+Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes
+d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon coeur et de ma
+pensée avant de connaître le premier mot de la première scène!
+
+Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle
+Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de
+ce grand lettré et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus
+parfait talent.
+
+Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon
+coeur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai
+dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à
+torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes
+d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être.
+
+Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur,
+pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles
+attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur
+Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes!
+
+Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de
+notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile
+réveilla les échos de ce paisible pays.
+
+N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, _Coelo tonantem Jovem_, comme
+eût dit Horace, le délicat poète des _Odes_? Un instant je pus le
+croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,--surprise entre toutes
+agréable--lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre
+deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas
+moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix
+amies.
+
+L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit
+architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en
+étais d'_Ariane_, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra?
+
+On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses
+meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du
+premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre
+noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était
+toute la partition terminée.
+
+Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'oeuvre et le fromage du
+dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je
+déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en
+charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du
+propriétaire.
+
+Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et
+dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le
+feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de
+l'interprétation.
+
+Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique
+Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du
+tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra,
+nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des
+Enfers.
+
+Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs.
+
+En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante
+dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit
+une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le
+montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons
+échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!»
+
+Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux,
+enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils
+vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères
+espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais.
+
+Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai.
+
+Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux.
+Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans
+un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche
+remplie.
+
+On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces
+poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon
+l'expression d'Alphonse Daudet.
+
+ * * * * *
+
+Je place ici un détail concernant _Ariane_. On verra qu'il ne manque pas
+d'importance, au contraire.
+
+Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques
+jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui
+racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux
+Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa soeur Phèdre, et comme
+je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant,
+bon papa, nous allons être aux Enfers?»
+
+La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation
+si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange,
+presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la
+suppression de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver
+et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans
+les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de
+Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui
+lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir
+la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la
+main.»
+
+ * * * * *
+
+Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation
+que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon
+dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14
+décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister
+aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la
+première fois en Italie, on avait monté _Ariane_. L'ouvrage avait une
+luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande
+artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout
+le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre,
+faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers.
+Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses,
+cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir
+dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans
+ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son coeur,
+comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé,
+qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps
+disparues, au cher adoré qu'enfin l'on retrouve, il n'y a pas loin!
+Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste
+sourit; avait-elle compris?...
+
+ * * * * *
+
+_Ariane_ donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant
+appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire
+_Thérèse_, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera
+court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.»
+
+Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard.
+
+J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à
+chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de
+sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil,
+nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard!
+
+Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos
+artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la
+mort, pendant 36 heures!...
+
+L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant
+nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions
+pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos
+artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter,
+généralement, en octobre et passer à la fin du mois.
+
+Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut
+lieu le 31 octobre 1906.
+
+Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques
+de presse, était devenu mon plus ardent collaborateur, et, chose digne
+de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la
+déclamation de ses beaux vers.
+
+Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au
+théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette
+estime dans laquelle il me tenait.
+
+Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique
+dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se
+poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième.
+
+A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de
+fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait
+pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.--Non! exclama son
+interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez
+toujours bissé l'air des roses!
+
+Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je
+dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de
+cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante.
+
+ * * * * *
+
+Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages
+étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque
+de mes débuts!
+
+Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de
+vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des
+paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux
+fond de _la Favorite_; pour le second, deux châssis de _Rigoletto_,
+etc., etc.»
+
+Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la
+veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me
+prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire
+qu'il est toujours _tombé_ au troisième acte!»
+
+Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une
+prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait
+notre basse, descend _tellement_ qu'on ne peut pas trouver la note sur
+le piano!...»
+
+Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes.
+Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès.
+
+Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs
+d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage
+qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire _Thérèse_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+EN PARLANT DE 1793
+
+
+Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du
+Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et
+charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques
+autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le
+couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.
+
+Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la
+horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres
+massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement
+célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud
+et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra
+une forme blanche qui errait au loin, solitaire.
+
+«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins,
+si forte et si courageuse auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud,
+où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.
+
+Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était
+Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était
+écartée pour cacher ses larmes.
+
+ _Thérèse se révélait déjà..._
+
+A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert,
+la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante,
+la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du
+palais de l'Ambassade, rue de Grenelle.
+
+En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres
+de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres
+avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de
+la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au
+caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous
+n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi,
+ici!...»
+
+Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à
+Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa
+surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre
+et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit
+celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre
+bien. Je vous le rends!»
+
+_Le poème de Thérèse s'annonçait!_ Cette révélation le faisait
+pressentir.
+
+ * * * * *
+
+Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de cette année-là, dans
+le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de
+l'ouvrage.
+
+C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales.
+On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux
+arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu.
+Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées,
+roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature!
+son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.
+
+Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de
+Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques
+pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de
+Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied;
+leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes
+pensées.
+
+J'étais d'autant plus au coeur de l'ouvrage, dans «les entrailles du
+sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me
+trouvais, figurait la future héroïne de _Thérèse_.
+
+Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps
+horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me
+redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre
+avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que
+j'avoue aimer profondément.
+
+Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard
+que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été,
+aux bords de la mer), je composai la musique de _Thérèse_.
+
+Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation qui réclamait
+impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie,
+m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des
+Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose
+presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée,
+avant quatre heures!...
+
+Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique
+déférente.
+
+Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai
+sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf!
+
+Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû
+s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya _illico_
+une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour
+un rapide placement.
+
+O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un
+jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous
+donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de
+plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.»
+
+_Par pari refertur_, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une
+grâce et une obligeance que j'appréciai hautement.
+
+Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile.
+Je parvins cependant à avoir la communication.
+
+J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne
+figurerait pas à l'_Annuaire_. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je
+serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.
+
+Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet
+appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur
+la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.
+
+Il s'agissait de la dernière scène.
+
+Je lui téléphonai:
+
+_Faites égorger Thérèse et tout sera bien._
+
+J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris
+affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre
+abandonné); elle me hurlait:
+
+_Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la
+police. Un crime pareil! De qui est-il question?_
+
+Subitement la voix de Claretie:
+
+_Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je
+préfère cela au poison!_
+
+La voix du monsieur:
+
+_Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner!
+J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!..._
+
+Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux
+reparut.
+
+Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions,
+Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble
+encore!
+
+Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté
+d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit ma voix jusqu'à celle de
+Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre
+telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de
+l'écrire.
+
+Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de
+Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous
+Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce
+délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé
+devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son
+ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration,
+le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole»,
+c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être
+habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et
+collectionneur.
+
+Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de _Thérèse_ le
+rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette
+pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des
+marquis d'Hertford.
+
+La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul
+Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo,
+nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de
+Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait
+déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte
+d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme
+Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.
+
+Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir
+près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il
+écouta quelques passages de _Thérèse_. Il apprit de nous ce détail. Lors
+de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable
+artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène,
+celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la
+terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et
+clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de
+rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre
+interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de
+transport: «Jamais je ne pourrai _chanter_ cette scène jusqu'au bout,
+car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a
+sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de
+_déclamer_ toute la fin de la pièce.»
+
+Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements
+instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de
+Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à
+son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue!
+
+Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur
+de Des Grieux. Il voulut ajouter: _toi!..._ avant le _vous_! qu'il lance
+en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce _toi_!
+n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa
+maîtresse?
+
+ * * * * *
+
+Les premières études de _Thérèse_ eurent lieu dans le bel appartement,
+si richement décoré de tableaux anciens et d'oeuvre d'art, que Raoul
+Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an;
+nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à
+minuit.
+
+Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le
+laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère
+qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes
+espérances.
+
+Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces
+trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne!
+
+Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de _Thérèse_, à
+l'Opéra de Monte-Carlo.
+
+Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du
+prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute
+mon admiration.
+
+Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où
+j'avais été appelé, à la fin de la première du _Jongleur de Notre-Dame_,
+et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé
+lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de
+Saint-Charles.
+
+Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à
+la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de _Thérèse_, ma
+place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le
+séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le
+pouvais supposer.
+
+Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos
+trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n'y
+résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer!
+
+Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis
+étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le
+merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier
+acte de _Thérèse_, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions
+également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du
+banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre
+appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.
+
+Pendant deux années consécutives, _Thérèse_ fut reprise à Monte-Carlo,
+et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor
+Rousselière et le maître professeur Bouvet.
+
+Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï,
+eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée
+océanographique.
+
+A la représentation de gala, on redonna _Thérèse_, devant un public
+composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime,
+membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants
+du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M.
+Loubet, ancien président de la République, étaient là.
+
+Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un
+admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies
+étrangères.
+
+J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui
+eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de
+gala dont j'ai parlé.
+
+Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du
+lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si
+je n'avais été obligé de garder le lit.
+
+Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès!
+
+Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de
+me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince
+lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me
+redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse,
+Lucy Arbell.
+
+Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma
+porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes
+nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il
+savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi.
+
+Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci:
+
+On avait représenté _le Vieil Aigle_, de Raoul Gunsbourg, où Mme
+Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit
+acclamée. _Thérèse_ était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui
+avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis
+parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait
+_Thérèse_, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.
+
+Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant
+d'autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première
+de _Thérèse_ eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et _l'Écho de
+Paris_ voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément
+merveilleusement présenté.
+
+Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de _Thérèse_
+fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra,
+le dimanche 10 décembre 1911, par l'oeuvre pie, française et
+populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami
+Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et
+bonne.
+
+ * * * * *
+
+Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit _le Jongleur
+de Notre-Dame_ avec la foi, vous avez écrit _Thérèse_ avec le coeur.
+
+Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+D'ARIANE A DON QUICHOTTE
+
+
+Je reprenais, ce matin, le cours de _Mes Souvenirs_, quand j'appris une
+nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme
+Maucorps-Delsuc!
+
+Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au
+Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire
+obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa
+quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de
+tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à
+l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner.
+
+En sincère émotion, mon coeur va vers elle!
+
+ * * * * *
+
+Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi,
+pendant des mois, des années même.
+
+J'achevais de terminer _Thérèse_--longtemps avant qu'elle dût être
+représentée--quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu
+avec Catulle Mendès pour donner une suite à _Ariane_.
+
+Tout en étant un ouvrage distinct, _Bacchus_ devait, dans notre pensée,
+ne former qu'un tout avec _Ariane_.
+
+Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt.
+
+Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des
+hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.
+
+De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité,
+celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on
+connaît le moins.
+
+L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers
+temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition
+classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des
+savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des
+religions.
+
+Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les
+inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.
+
+Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki,
+_Râmayana_, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux
+et plus immense même que les _Niebelungen_, ce poème épique de
+l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des
+Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille.
+En proclamant _Râmayana_ l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien
+exagéré. C'est divinement beau, comme l'oeuvre immortelle du vieil
+Homère, qui a traversé les siècles.
+
+Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me
+fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations
+même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent
+distrait.
+
+Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je
+rejetais, je reprenais. Enfin je terminai _Bacchus_, après y avoir
+consacré tant de jours, tant de mois!
+
+La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM.
+Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la
+figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans
+Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre
+Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre
+fanatique.
+
+La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre
+magnifique à notre ouvrage.
+
+Comme autrefois, pour _le Mage_, on avait été cruel, je l'ai dit, pour
+notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant
+son départ de l'Opéra,--ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps
+après, encore plus aimé qu'avant,--de même, on fut dur pour _Bacchus_.
+
+Au moment de _Bacchus_, le public, la presse étaient indécis sur la
+vraie valeur de la nouvelle direction.
+
+Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois,
+affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage,
+malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité.
+
+Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses
+sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme
+bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du
+troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le
+ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié.
+
+L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un
+gros succès.
+
+Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises
+humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance.
+
+Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des
+actes de _Don Quichotte_ (j'en parlerai plus loin), il était quatre
+heures du soir, je courus chez mon éditeur, au _Ménestrel_, au
+rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en
+y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait
+attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces
+mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!»
+
+Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût
+pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de
+l'épouvantable catastrophe.
+
+Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour
+_Bacchus_ à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!...
+
+Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait
+soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche
+de la part des meurtris.
+
+Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà
+parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions,
+il aurait, par là même, rendu grand service.
+
+Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables
+artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat
+et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.
+
+Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans
+lendemain, MM. Messager et Broussan.
+
+J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour
+accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre
+l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du
+moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles
+chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des
+rochers.
+
+Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les
+Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à
+leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien.
+
+Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les moeurs de ces
+mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a
+si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe
+a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer!
+
+Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser
+_Bacchus_ entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison,
+qu'en 1909), j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de
+trois actes, _Don Quichotte_, dont le sujet et la distribution des
+artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour
+le théâtre de Monte-Carlo.
+
+Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur
+en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma
+conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me
+reprocher.
+
+_Don Quichotte_ arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie.
+J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je
+souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence
+plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui
+me permettait d'écrire étant couché.
+
+J'éloignais de ma pensée _Bacchus_ et le sort incertain que lui
+réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de
+_Don Quichotte_.
+
+Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un
+scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel
+avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de
+l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue
+figure!
+
+Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une
+géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante
+d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque
+_Belle Dulcinée_. Les auteurs dramatiques français les plus en renom
+n'avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un
+élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de
+puissante poésie à notre _Don Quichotte_ mourant d'amour, du véritable
+amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut
+point cette passion.
+
+Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la
+représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février
+1910. O la belle, la magnifique première!
+
+Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos
+merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell,
+étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du
+plus parfait comique!
+
+En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même
+saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je
+sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve,
+le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de
+_Roma_.
+
+J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour _Mes Souvenirs_
+en 1912.
+
+Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de _Don
+Quichotte_ au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir
+l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des
+directeurs, les frères Isola.
+
+La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à
+Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour
+Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son
+triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour la Belle Dulcinée au
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté.
+
+Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange?
+
+Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas
+pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en
+scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.
+
+Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines
+par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose
+curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes
+furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres,
+témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la
+répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes!
+
+Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce
+et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910,
+pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du
+soir.
+
+Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très
+souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta
+les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis,
+heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une
+délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me
+rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour _Don Quichotte_ à
+Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même
+théâtre.
+
+Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet
+ouvrage pendant les répétitions de _Roma_, en février prochain.
+
+La première année de _Don Quichotte_, au théâtre des frères Isola aura
+eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.
+
+J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement
+intéressé pendant les études de cet ouvrage.
+
+C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy
+Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson
+du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une
+véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants
+populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une
+innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité:
+l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la
+coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de
+l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu
+réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que,
+connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies
+vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète;
+et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. _Le
+Prophète_ et _le Barbier de Séville_ en témoignent.
+
+La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par
+Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant
+cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo.
+
+Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire
+que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme!
+
+Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'on mit en scène le
+cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier
+du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria,
+dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don
+Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt
+et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+UNE SOIRÉE!
+
+
+Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.
+
+_Roma_ était gravée depuis longtemps, matériel prêt; _Panurge_ terminé;
+et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant
+quelques mois.
+
+Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être,
+au _dolce farniente_, n'était point possible! Je cherchai donc et je
+trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon
+coeur.
+
+Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la
+disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les
+partitions de _Werther_ et d'_Amadis_. Je n'ai à parler, maintenant, que
+d'_Amadis_. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort,
+non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept
+cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition
+d'_Amadis_, composée fin de l'année 1889 et année 1890. Il y avait donc
+vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.
+
+_Amadis!_ Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau!
+Quelle poétique et touchante allure avait ce _Chevalier du lys_, resté
+le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces
+situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces
+nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants
+et si braves!
+
+Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et
+deux choeurs pour voix d'hommes. _Amadis_ devait être mon travail de
+l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer
+à Égreville.
+
+Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait
+calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très
+souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer,
+me sachant dans un état de santé si précaire.
+
+J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me
+cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très
+malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais
+encore lorsque vous êtes venu!»
+
+«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il.
+
+Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon
+cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.
+
+Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La
+Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je
+fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les
+médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on
+m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans
+ces moments-là.
+
+Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse
+attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite
+le salon Borghèse. J'en fus ému.
+
+Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des
+docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les
+plus dévoués.
+
+J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une
+tranquillité dont j'appréciais tout le prix.
+
+Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que
+l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était
+accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue.
+
+Je devais être sauvé au bout de quelques jours.
+
+Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit
+de travailler.
+
+Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des
+discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et
+président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était
+échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi
+mes instructions pour les futurs décors de _Don Quichotte_.
+
+Enfin, je rentrai chez moi!
+
+Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à
+feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient
+de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les
+êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah!
+quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de
+larmes.
+
+Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le
+bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien
+chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de
+promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg,
+au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y
+prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient
+sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin,
+leur ravissant royaume!
+
+ * * * * *
+
+Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui
+devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon
+sort, ma femme bien-aimée put y retourner.
+
+L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les
+deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et
+les répétitions, aussi, de _Don Quichotte_.
+
+Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à
+qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis
+cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai
+le nom proposé par l'interprète: les _Expressions lyriques_. Cette
+réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je
+m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.
+
+Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation
+de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.
+
+Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions
+une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on
+peut s'honorer, cependant.
+
+Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés
+par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que
+leur donnait l'interprète.
+
+ * * * * *
+
+Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de
+_Panurge_, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait
+pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du
+Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de
+Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il
+venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me
+demander de leur donner _Panurge_.
+
+A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces
+messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne
+connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable
+M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!»
+
+On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des
+artistes proposés par la direction.
+
+Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de
+_Panurge_, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions.
+
+ * * * * *
+
+Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante
+impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra.
+
+Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir
+et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de
+participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur,
+pour fêter le dixième anniversaire de l'oeuvre française et populaire:
+les _Trente ans de Théâtre_. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une
+extrême confusion...
+
+Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux
+de prêter son concours à cette soirée.
+
+Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de
+famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal
+dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra
+et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul
+Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au
+Conservatoire, se joignit à eux.
+
+Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières
+commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai
+toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand
+arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie.
+
+«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais
+tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.
+
+Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas
+participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre
+vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles
+chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de
+l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes,
+intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne
+dîna; tout le monde fut au rendez-vous!
+
+A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus!
+
+Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je
+pris une part si personnelle...
+
+Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient
+dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait
+contraste.
+
+Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la
+soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres
+qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette
+fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire
+et dont il était héritier.
+
+Je lui présentai mes condoléances et il partit.
+
+Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange
+conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue
+avec le représentant des pompes funèbres.
+
+«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première
+classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt,
+l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus
+monumental», suivant la somme.
+
+L'héritier hésita...
+
+«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de
+l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme.
+
+Nouvelle hésitation...
+
+Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit:
+
+«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que
+ce ne sera pas _gai_! (_sic_)»
+
+Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste,
+j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se
+terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue:
+
+«Veuillez croire à mes plus sincères... _obsèques_.» (Traduction libre
+d'_ossequiosita_.)
+
+La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de
+tristes.
+
+Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet
+suivaient les enterrements.
+
+Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms
+au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion,
+par les journaux? On n'a jamais pu savoir.
+
+Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des
+frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré,
+en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce
+sera à lui bientôt!»
+
+Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant
+les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements,
+mais ils les annoncent!»
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII
+
+CHÈRES ÉMOTIONS
+
+
+Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à
+Égreville.
+
+Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se
+trouvait _Rome vaincue_, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie
+avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois
+sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.
+
+Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque,
+avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de
+l'oeuvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia,
+et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor.
+
+Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le
+rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne
+pense pas à elle; qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction
+d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses
+attraits aux exigences supérieures de l'art!
+
+Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à
+l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.
+
+Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui
+envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville.
+
+J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la _Rome vaincue_
+jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher,
+tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand
+Corneille, que
+
+ ...l'obscure clarté qui tombe des étoiles,
+ Bientôt avec la nuit...
+
+arrêtât ma lecture.
+
+Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt
+au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de
+Posthumia, au 4e acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais
+ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant
+les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon
+titre: _Roma_.
+
+Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha
+pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901,
+l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais
+ma lettre devait rester sans réponse.
+
+Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre
+tragique m'apprit, en effet, par la suite, que ma demande n'était
+jamais parvenue à sa destination.
+
+Parodi! qu'il était bien le _vir probus dicendi peritus_ des anciens!
+Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des
+Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne
+demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il
+avait lue dans Ovide, leur grand historiographe!
+
+J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du
+passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation
+dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et
+simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes
+et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il
+semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de
+ses tortures intérieures.
+
+Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration
+n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans
+le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais!
+
+Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais
+abandonner mon projet d'écrire _Roma_ lorsque, dans ma vie, apparut un
+maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra:
+_Ariane_; je vous en ai déjà parlé.
+
+Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander
+si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration.
+
+Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs,
+qu'une autre idée me préoccupait. C'était exact. Je fus amené à lui
+confier mon aventure à propos de _Roma_.
+
+Mon désir de trouver dans cette oeuvre le poème rêvé fut immédiatement
+partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait
+l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui
+m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter
+l'ouvrage.
+
+Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme
+d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une
+situation éminente dans l'instruction publique.
+
+Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en
+février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première
+représentation de _Don Quichotte_. J'habitais alors, déjà, cet
+appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis
+toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.
+
+La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards
+de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable.
+
+Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à
+l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur
+le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco.
+
+Dans cette calme et paisible demeure--chose exceptionnelle pour un
+hôtel--malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient
+installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté,
+entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour _Roma_;
+j'avais emporté avec moi les huit cents pages d'orchestre de la
+partition manuscrite complètement terminée.
+
+Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de
+Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu
+enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.
+
+Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de _Roma_, j'assistai à
+l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et
+dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à
+cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays,
+l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.
+
+En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par
+lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous
+ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom
+de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui
+confier pour 1912. _Roma_ était terminée depuis longtemps, le matériel
+en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et
+attendre deux années encore. Je le lui proposai.
+
+Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que
+lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important,
+est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à
+remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier,
+ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer
+Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que
+rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M.
+Massenet se hâte d'achever sa partition afin d'être prêt pour le
+premier...!» Laissons dire et... continuons.
+
+Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de _Roma_ pour les
+artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.
+
+Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de
+Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les
+mettant en scène!
+
+Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces
+passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures,
+je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de
+_Roma_.
+
+L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait,
+lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa
+mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce
+pays des rêves.
+
+A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien!
+
+La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des
+répétitions futures. Le mieux se maintient!
+
+L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse.
+C'est le mieux qui continue!
+
+Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai?
+
+Enfin, la lecture de _Roma_, dite à l'italienne: orchestre, artistes et
+choeurs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations,
+que je payai ces _chaudes_ émotions par un... _refroidissement_.
+
+O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant? Tous les contrastes
+ne sont-ils pas dans cette même nature?
+
+Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux
+jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en
+profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites
+pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous
+étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans
+ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un
+vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand
+j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait
+Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat.
+
+Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans
+doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa
+société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce
+fut pour ce compagnon que j'épanchai mon coeur tout palpitant.
+N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement,
+que la répétition générale de _Roma_ battait son plein? Oui, me
+disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est
+Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est
+Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons,
+nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue
+telle ou telle scène, une sorte de divination de la division
+mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14
+février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la
+joie de tous mes beaux artistes!
+
+Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile
+de vous parler de la superbe première représentation de _Roma_. Je me
+permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les
+impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse:
+
+ «L'interprétation--une des plus complètement belles à laquelle il
+ nous a été donné d'applaudir--a été en tous points digne de ce
+ nouveau chef-d'oeuvre de Massenet.
+
+ «Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de
+ _Roma_ sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons
+ rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant
+ et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos
+ du public.
+
+ «Cela dit à l'éloge de l'oeuvre, félicitons ces merveilleux
+ interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme:
+
+ «Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix
+ superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des
+ oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus
+ séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter.
+
+ «Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été
+ pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell
+ l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus
+ extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens
+ esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer,
+ le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de
+ lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et
+ enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les
+ accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.
+
+ «Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième
+ acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant
+ qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et
+ exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière
+ artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer
+ qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo.
+
+ «Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla)
+ ont complété excellemment une interprétation féminine de premier
+ ordre.
+
+ «Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins
+ remarquables et pas moins acclamés.
+
+ «M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et
+ de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et
+ une mâle beauté qui lui ont conquis tous les coeurs et qui, à
+ Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.
+
+ «M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique
+ si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi
+ que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet,
+ a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont
+ son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à
+ souhait les farouches imprécations.
+
+ «M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait
+ une création--la première de sa carrière--qui place ce jeune
+ premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les
+ célèbres vétérans de l'Opéra de Paris, auprès desquels il
+ combattait hier au soir le bon combat de l'art.
+
+ «Les choeurs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur
+ maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres,
+ qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont
+ été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin,
+ auquel tous les compositeurs dont il dirige les oeuvres
+ prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et
+ dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le
+ talent et l'infatigable vaillance.
+
+ «M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles
+ ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du
+ théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour _Roma_ cinq décors, ou, pour
+ mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés
+ et applaudis. Son _Forum_ et son _Bois sacré_ sont parmi les plus
+ belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici.
+
+ «Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais
+ superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que
+ _Roma_ est une des partitions qu'il a montées avec le plus de
+ plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y
+ a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et
+ d'artiste?...
+
+ «Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur
+ _Roma_, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des
+ plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre
+ compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire
+ du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.»
+
+ * * * * *
+
+Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon
+coeur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection
+d'autant plus touchante.
+
+Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge
+princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je
+rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et
+devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je
+pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son
+Altesse m'embrassa avec une vive effusion.
+
+ * * * * *
+
+Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de
+_Roma_, à l'Opéra.
+
+J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la
+première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde?
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX
+
+(INTERMÈDE)
+
+PENSÉES POSTHUMES
+
+
+J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs
+occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la
+splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes
+chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais
+obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de
+l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais
+plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières
+représentations, aux discussions littéraires et autres qui en
+découlaient.
+
+Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées!
+
+Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je
+suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le
+voudraient-ils?
+
+Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit
+mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette
+occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: _Mes premières
+volontés_).
+
+J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de
+la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon
+cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui
+l'habitent.
+
+J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures
+noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture
+de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement,
+dès huit heures du matin.
+
+Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses
+lecteurs de mon décès. Quelques amis--j'en avais encore la
+veille--vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et
+lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son
+adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette
+voiture obligeante m'emmenait.
+
+A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles,
+de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans
+les théâtres, on parla de l'aventure:
+
+--Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas?
+
+--Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de
+nous gêner!
+
+--Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans
+ses ouvrages!
+
+Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela.
+
+Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant!
+
+Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et
+arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient
+presque une consolation.
+
+La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de
+l'enterrement.
+
+Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville
+quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits
+s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps
+mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques
+heures plus tard, la porte de l'oubli!
+
+
+
+
+APPENDICE
+
+
+
+
+MASSENET PAR SES ÉLÈVES
+
+
+_Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les
+plus célèbres de Massenet:_
+
+
+ 9 décembre 1911.
+
+ Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le
+ plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut
+ plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous
+ voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre
+ lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par
+ un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris,
+ qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était
+ vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un
+ tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était
+ impossible de résister pour peu qu'on eût une parcelle de coeur
+ et d'intelligence.
+
+ On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça
+ que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a
+ trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française
+ du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le
+ plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne
+ l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de
+ lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante?
+
+ Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences,
+ ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il
+ s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus
+ remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation
+ dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il
+ s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans
+ le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il
+ avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne
+ semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire
+ de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son
+ style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait
+ spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire...
+
+ Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose
+ désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de
+ cordialité.
+
+ --Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas
+ absolument rendu ce que vous vouliez. Oh! je le sais bien, ce que
+ vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une
+ finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est
+ difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé...
+ Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez
+ indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!...
+
+ Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et
+ nerveuse...
+
+ Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui,
+ sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui
+ relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature
+ stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques
+ pages d'orchestre qu'il lui montrait:
+
+ --C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien
+ l'orchestre de votre musique.
+
+ Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un
+ morceau de chant ou de piano:
+
+ --C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme
+ vous faites bien la musique de votre orchestre!...
+
+ Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa
+ rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de
+ citation.
+
+ Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où,
+ emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la
+ scène de la prédiction du grand prêtre dans _Alceste_: «Apollon est
+ sensible à nos gémissements!»
+
+ Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter--que dis-je! la voir
+ jouer par personne!
+
+ Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout
+ lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire
+ comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai
+ jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...
+
+ REYNALDO HAHN.
+
+
+ Niort, 7 décembre 1911.
+
+ Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui
+ remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma
+ jeunesse.
+
+ C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes
+ dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et
+ c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour
+ vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage:
+ le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.
+
+ ALFRED BRUNEAU.
+
+
+ Paris, 10 décembre 1911.
+
+ Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel
+ pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je
+ me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M.
+ Mathias, je lui dis:
+
+ --Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M.
+ Massenet.
+
+ Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité:
+
+ --Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime
+ «Monsieur».
+
+ Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était
+ pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même
+ temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les
+ beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant
+ comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des
+ exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture.
+ Exemple bien caractéristique:
+
+ --N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du
+ vermillon!
+
+ Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de
+ faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant
+ au piano, les oeuvres des maîtres. Il nous jouait souvent
+ Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans
+ les plus petites nuances.
+
+ Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours
+ intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des
+ développements de la symphonie en _sol mineur_ du grand Mozart. Un
+ jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence
+ entre les «trois orages»: de _la Pastorale_, de _Guillaume Tell_ et
+ de _Philémon et Baucis_. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et
+ l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son
+ enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de
+ mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je
+ tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez
+ de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers
+ mon cher maître, une des gloires de l'art musical français.
+
+ CHARLES LEVADÉ.
+
+
+ 9 décembre 1911.
+
+ Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle
+ de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le
+ lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par
+ un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de
+ deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve.
+ Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de
+ deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les
+ autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait
+ les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on
+ respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne
+ n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient
+ au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol,
+ était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la
+ chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son oeil
+ avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout
+ s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes
+ illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement
+ se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et
+ à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au
+ hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir
+ plus de méthode; mais, données avec la vivacité d'intelligence et
+ la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un
+ pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune
+ esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres
+ essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé
+ d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous
+ n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail
+ en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de
+ faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure,
+ la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la
+ sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers
+ conseils.
+
+ On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves
+ «faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu
+ demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses
+ élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes,
+ contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien
+ peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son
+ irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud
+ et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien
+ d'elles.
+
+ Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les
+ choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin
+ qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun
+ l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique,
+ soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles
+ impressions de l'art, de la nature, et de la vie surtout, le fond
+ de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle
+ intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable,
+ éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un
+ chef-d'oeuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait
+ davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de
+ ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique
+ de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet.
+ Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au
+ degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il
+ apportait quelques pages manuscrites de la partition en oeuvre!
+ pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un
+ aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages
+ de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou
+ grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore
+ une lecture, inoubliable, de _Werther_; et je revois l'expression
+ singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait
+ pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier
+ public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.
+
+ J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à
+ M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative
+ n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou,
+ plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer
+ lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que
+ tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui
+ trouvera le plus directement des coeurs prêts à s'ouvrir...
+
+ Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux
+ entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage
+ passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard
+ divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père
+ Franck», qui venait--les deux classes ayant beaucoup d'élèves
+ communs, et les heures coïncidant certaines fois--demander si l'un
+ de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu
+ compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.
+
+ GASTON CARRAUD.
+
+
+ 10 décembre 1911.
+
+ Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses oeuvres,
+ un silence farouche; il nous les cachait presque.
+
+ Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques
+ mesures de la danse galiléenne de _la Vierge_, dont l'orchestration
+ nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans
+ s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en
+ _si mineur_ d'_Hérodiade_; plus tard encore, quelques mesures de
+ Manon qu'il achevait alors; le récitatif: _Je ne suis qu'une pauvre
+ fille_. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples
+ personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue.
+ Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de
+ faire de nous--au sens le plus hautain, le plus éternel du mot--des
+ musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus
+ généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les âmes ont
+ répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer
+ hautement comme sienne l'harmonieuse moisson.
+
+ PAUL VIDAL.
+
+ 9 décembre.
+
+ Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où
+ nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves,
+ d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.
+
+ C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux
+ élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.
+
+ HENRI RABAUD,
+ Chef d'orchestre de l'Opéra.
+
+
+
+
+MASSENET PAR SES INTERPRÈTES
+
+_Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu
+également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:_
+
+
+ 10 décembre 1911.
+
+ Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un
+ peu ce que sont les études avec lui.
+
+ Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître,
+ lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que
+ l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les
+ nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se
+ croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le
+ premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection!
+
+ Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est
+ joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges.
+ Exagération au début... exagération à la fin.
+
+ Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes
+ qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa
+ famille.
+
+ Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent!
+
+ LUCY ARBELL, de l'Opéra.
+ #/
+
+
+ 11 décembre.
+
+ Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il
+ fut le premier à m'applaudir à Paris.
+
+ Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du
+ Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des
+ mains.
+
+ --Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit
+ l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie!
+
+ J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut
+ courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates»
+ attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles
+ qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux
+ de paroles, je distinguais pourtant ces mots:
+
+ --En a-t-elle de la chance!
+
+ --C'est vrai que Massenet vous a applaudie?
+
+ --Pas possible!
+
+ --Si!
+
+ --Non!
+
+ --Ça se raconte.
+
+ Etc.
+
+ Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde
+ d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse:
+
+ --Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours...
+ quand on lui chante sa musique.»
+
+ Je venais de concourir dans le grand air de _la Juive_!!!
+
+ JULIA GUIRAUDON-CAIN.
+
+
+
+
+MES DISCOURS
+
+
+
+
+
+INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL
+
+2 octobre 1892.
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des
+Beaux-Arts._
+
+
+ MESSIEURS,
+
+Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à
+honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes
+célèbres qu'il a vus naître.
+
+Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont
+la patrie a le droit de s'enorgueillir.
+
+Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers
+temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme
+sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche
+qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste
+dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire
+sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts
+de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la
+parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de
+son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez
+désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très
+humble pour un ancêtre illustre et vénéré.
+
+Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des
+Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de
+grandes destinées artistiques.
+
+C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette
+circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et
+imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments
+de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter:
+n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui
+qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale?
+
+Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes
+de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait
+d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir,
+ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps
+de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les
+échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons
+harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.
+
+Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous
+n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier,
+posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il
+devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans.
+
+Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai
+berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située
+tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient
+des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des
+plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges
+du Seigneur.
+
+C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc
+enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles
+années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il
+reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs
+cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en
+cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un
+grand secours.
+
+Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute,
+de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les
+connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise
+fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs
+privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses
+fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il
+s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les
+couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de
+musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre
+elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la
+tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile
+imagination.
+
+On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela
+était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme
+d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se
+demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette
+robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient
+pas pouvoir élever plus haut leur ambition.
+
+Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel
+artiste nous aurions perdu!
+
+Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient
+pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu
+qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put
+répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière
+répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient
+l'embrasser.
+
+Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au
+prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et
+des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet
+pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.
+
+Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux
+conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux
+illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de
+l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck
+dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus
+mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en
+souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la
+trompette épique dès son premier ouvrage, cette _Euphrosine_ qui fut une
+révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.
+
+Un maître artiste était né à la France.
+
+D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans
+leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la
+glorieuse série des ouvrages qui suivirent _Euphrosine_, et ont fait
+ressortir les mérites de _Stratonice_, d'_Ariodant_, d'_Adrien_, de
+l'_Irato_, du _Jeune Henry_ et surtout de cet incomparable _Joseph_, qui
+passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.
+
+J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra
+moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si
+superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes
+qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis
+moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que
+nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir
+avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la
+musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de
+coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse,
+plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont
+créé.
+
+Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les
+honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut
+de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur.
+
+C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant
+laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis,
+s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas
+aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent,
+si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous
+dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous
+donnait.
+
+Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les
+siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de
+Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est
+l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent
+de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte
+volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise,
+et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette
+image chère et glorieuse.
+
+Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de
+Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la
+France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays
+et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien
+illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette
+d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle
+Méhul et qu'il a écrit le _Chant du départ_--ce frère jumeau de notre
+_Marseillaise_--qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les
+armées de la première République.
+
+Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote
+dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la
+défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour
+symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais
+n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire.
+
+
+
+
+FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS
+
+22 février 1896.
+
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des
+auteurs et compositeurs dramatiques._
+
+ MESSIEURS,
+
+On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre
+d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme
+il est grand!»
+
+Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant
+de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir
+passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art,
+qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et
+d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le
+bien regarder en face?
+
+...Et c'est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs
+ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste,
+alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est
+profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les
+enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses
+conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet
+apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement
+doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile
+aux saveurs plus âpres du Dante,--heureux alliage dont il devait nous
+donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de _Françoise de
+Rimini_, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra.
+
+Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant
+aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres
+désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres
+terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique
+d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été.
+
+Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter
+toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de
+flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses.
+Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents
+fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et
+s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur
+les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur
+qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils
+traversent.
+
+Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent
+les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande
+renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre
+nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute
+l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des
+frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle
+vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son oeuvre a
+pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du
+drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir.
+N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson,
+celle de notre pays.
+
+D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse
+carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa
+noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les
+honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la
+fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en
+était le plus digne.
+
+C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître,
+c'est encore un grand exemple.
+
+
+
+
+CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ
+
+INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO
+
+7 mars 1903.
+
+
+_Discours de Massenet, membre de l'Institut._
+
+ MESSIEURS,
+
+C'est le propre du génie d'être de tous les pays.
+
+A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière
+humanité.
+
+Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut
+dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées.
+Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme
+de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole
+qui le couronnait déjà.
+
+N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait
+de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et
+tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober,
+pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère
+souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les
+pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un
+monde!
+
+C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la
+peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient
+tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de
+leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules,
+mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons
+tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un
+dispensateur de grâce et de beauté.
+
+Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et
+sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non
+seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la
+ferveur pieuse de pécheurs repentants.
+
+Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien,
+l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme
+autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici
+couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz
+y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la
+vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la
+déification.
+
+S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays
+d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves
+épanouis.
+
+Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel,
+son esprit d'illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la
+rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui
+abritèrent l'enfance du Christ.
+
+Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent
+rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos
+terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre _la Course à
+l'abîme_, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.
+
+Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées
+mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa
+tristesse. _La Fête chez Capulet_ n'est pas loin; j'en entends souvent
+les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.
+
+Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à
+errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur
+amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit
+d'été, sous les lueurs blanches des étoiles?
+
+Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les
+trompettes fulgurantes de son _Requiem_ grandiose viendront le
+réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.
+
+Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le
+calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des
+ruissellements d'or; ce coeur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un
+baume l'odeur des lis et des jasmins.
+
+Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à
+son oeuvre maîtresse, _la Damnation_, un si enthousiaste accueil en en
+animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la
+scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors
+merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui
+est son oeuvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des
+malveillants.
+
+Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie
+et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont
+suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.
+
+Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a
+dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est
+aussi le protecteur des arts.
+
+En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce
+jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces
+transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le
+roi du Soleil.
+
+
+
+
+FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET
+
+MEMBRE DE L'INSTITUT
+
+Le jeudi 15 septembre 1910.
+
+
+_Discours de Massenet, président de l'Institut._
+
+ MESSIEURS ET CHERS CONFRÈRES,
+
+Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses
+membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts
+où la mort impitoyable a cherché sa victime!
+
+Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est
+profonde, elle nous laisse inconsolables!...
+
+Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil,
+la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de
+sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.
+
+Ses oeuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui
+survivront, portant l'empreinte de son talent génial. Elles laisseront
+un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française.
+
+Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire
+qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don
+merveilleux de l'à-propos et de la mesure.
+
+Emmanuel Frémiet était lui-même.
+
+Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était
+aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir
+ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises.
+On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son
+temps il fut le plus cultivé.
+
+Dans la science de la _mythologie_, il se montra admirable, comme il le
+fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité,
+l'exactitude historique.
+
+Après _le Cavalier gaulois et le Cavalier romain_, après _la statue
+équestre de Louis d'Orléans_, chef-d'oeuvre d'une beauté sans égale,
+après _le Centaure Térée_, emportant un enfant dans ses bras, et le
+_Faune taquinant de jeunes oursons_, après avoir traité _l'Homme à l'âge
+de pierre_, il nous donna cette oeuvre si tragique: _Gorille enlevant
+une femme_.
+
+Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son
+merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir
+lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il
+avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.
+
+L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de
+l'histoire. Sa _Jeanne d'Arc_ en est l'éclatant témoignage. Elle a fait
+décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.
+
+En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en
+donnant à sa _Jeanne d'Arc_ cet aspect délicat, tout en laissant à
+l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu,
+sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans
+leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a
+supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a
+nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire.
+Il est passé maître en ce genre.
+
+Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de
+ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous
+n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle
+et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses
+travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière;
+et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour
+arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à
+prendre séance!
+
+Son coeur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation
+n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir
+de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.
+
+Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était
+le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il
+déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous
+l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême
+dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.
+
+Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne lui aura manqué;
+peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que
+grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion
+publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous
+pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais
+que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.
+
+Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre
+avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir
+accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir
+leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les
+générations futures.
+
+Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton coeur, que tu as tant aimés
+et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel
+Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des
+Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier.
+
+
+
+
+SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES
+
+PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT ET DE L'ACADÉMIE DES
+BEAUX-ARTS
+
+Le mardi 25 octobre 1910.
+
+
+_Discours d'ouverture de M. le Président._
+
+ MESSIEURS,
+
+C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle--ou bien
+encore la malice de mes confrères les artistes--qui m'a porté jusqu'à ce
+fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces
+séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde
+tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et
+littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des
+doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune.
+
+Cependant, un musicien déjà--mais celui-là de haute taille et de grande
+envergure--s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette
+fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de
+France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui
+sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la
+sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle
+circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que
+je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.
+
+Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre
+antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en
+ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un
+instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait
+existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à
+déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre
+élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que
+l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand
+professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein,
+alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours
+vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le
+huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d'Eschyle,
+d'Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les oeuvres dans des
+éditions restées fameuses.
+
+En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de
+l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce
+qu'il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus
+subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au
+patrimoine de sa patrie d'adoption.
+
+En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse
+lui-même, encore un de ses amis fort anciens.
+
+Faut-il citer ses _Études sur le drame antique_, celles sur _l'Antiquité
+grecque_, sa longue collaboration au _Journal des savants_ et à la
+_Revue des études grecques_?
+
+Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant
+et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le
+porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la
+chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se
+dresser tout aussitôt, l'oeil animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on
+l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard,
+qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères
+d'Anacréon.
+
+Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta
+également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827.
+Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il
+sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit:
+_Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal_.
+
+C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et,
+dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des
+admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse
+surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre
+histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté:
+
+Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la
+connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il
+l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il
+trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi.
+Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel
+objet, il l'apprend encore.
+
+C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en
+fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur
+l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines
+françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide
+du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse
+victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants,
+auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées
+si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et
+ouvrirent leur imagination.
+
+Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en
+rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en
+effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en
+gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de
+vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des
+poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là
+séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva.
+L'imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s'endormir le
+Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son
+confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui
+fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère,
+il écrit _l'Épopée homérique_! Ce fut, messieurs, sa dernière signature
+devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis.
+
+Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses
+membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans,
+d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à
+84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son
+jubilé, il y a deux années à peine.
+
+On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de
+la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts
+par son intensité même.
+
+Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette
+chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un
+décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de
+songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire.
+L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la
+cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.
+
+Il sortit de la Bibliothèque, le coeur affligé mais le front haut,
+comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue,
+avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant
+les portes de la place à qui voulait la prendre.
+
+Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout,
+ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui
+lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne
+répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées
+parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à
+graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une
+vie.
+
+L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de
+perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait
+à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né
+le 23 mai 1835, près de Zurich.
+
+Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et
+à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et
+à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette
+oeuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich.
+Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer
+notre pays, puisqu'il en aimait les lettres.
+
+Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici
+ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler
+des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février
+dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des
+résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan
+chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois
+années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes
+à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations
+insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme.
+Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une
+bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette
+bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée,
+apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte
+par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.
+
+M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et
+rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux,
+entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du
+sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor!
+
+Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette
+énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire
+des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur
+l'Europe? Un avenir prochain nous le dira.
+
+Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences
+n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres:
+M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.
+
+Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa
+carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau
+qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il
+sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la
+Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de
+Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son
+dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port
+de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré
+les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce
+qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son
+intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter
+au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les
+ports et les canaux!
+
+L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute
+récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que
+lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de
+ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau
+encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put
+s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec
+une merveilleuse dextérité.
+
+Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il
+est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter
+longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain
+d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je
+sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses
+notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à
+propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de
+l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie
+mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la
+mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis
+de frémir un peu.
+
+L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un
+membre libre: d'abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en
+Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le
+principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.
+
+Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la
+tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait,
+mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la
+brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal.
+
+Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de
+l'Observatoire de Milan, vient de disparaître.
+
+Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la
+gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les
+compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,--et
+mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des
+membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle
+il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,--de façon
+générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert
+des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à
+leur tour percevoir quelque chose.
+
+Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une
+sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de
+pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un
+télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il
+n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le
+membre associé que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et
+politiques, l'auteur de _l'Immortalité humaine_ et de _l'Univers
+pluralistique_, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il
+est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson.
+C'est surtout _le Pragmatisme_ qui établit sa réputation et créa une
+sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi
+spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la
+conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs
+adeptes de la _Société de recherches psychiques_, leur promettant de
+communiquer avec eux de «l'au-delà».
+
+Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir
+s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient,
+à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle
+Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse,
+alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour
+subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il
+lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs
+mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de
+son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux
+garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux
+pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et
+entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus
+substantiel.
+
+Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes
+larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps
+futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait
+dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus
+hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il
+appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on
+ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre
+d'amertume.
+
+Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en
+s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons
+alors de cette planète-ci où nous sommes!»
+
+Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient
+de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans
+la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire?
+
+Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène
+Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés,
+bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a
+trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent
+classiques dans le monde pédagogique.
+
+L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de
+Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.
+
+On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les
+destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.
+
+Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le
+voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de
+Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de
+la mélancolie et de la méditation autour d'une vieille bibliothèque, où
+il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à
+deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances».
+
+La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent,
+Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi.
+
+Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que
+Chateaubriand avait écrit avec _René_ une sorte d'autobiographie, de
+même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran,
+principal personnage du roman _les Morts qui parlent_, celle même de
+Melchior.
+
+Il faut citer encore, pour cette période de production, _Jean d'Agrève_
+et _le Maître de la mer_, qui répondent à d'autres phases de la vie
+intellectuelle et morale de l'auteur.
+
+Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, _Claire_,
+qu'il laissait espérer.
+
+Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant
+à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de
+l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore
+l'auteur du _Génie du Christianisme_.
+
+Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie
+française.
+
+Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait
+après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse.
+Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à
+nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et
+quelles nobles causes elle a souvent servies.
+
+Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps
+attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux
+Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un
+même coup.
+
+«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne
+cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses
+premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.
+
+Mais l'oeuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est
+assurément _l'Avènement de Bonaparte_, où il éclaire tant de coins
+demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs
+accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir.
+Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille
+napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute
+situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces
+souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était
+ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres,
+où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller
+au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans
+l'histoire, qui ne s'en plaignit pas.
+
+Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a
+perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous
+serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque,
+il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos
+estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis
+par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise
+s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite
+continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: _la Guerre
+au taudis_, _la Mutualité_, _la Protection des enfants_, etc., etc. La
+mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et
+le mal. Saluons bien bas sa mémoire.
+
+M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en
+plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles
+avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich
+(_Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich_) et la
+critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les
+circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez
+assuré que je n'en abuserai pas.
+
+Les deux ouvrages principaux d'Evellin: _Infini et Quantité_, _la Raison
+pure et les Antinomies_, lui assurent pour l'avenir un rang distingué
+dans la lignée de Descartes et de Kant.
+
+Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier,
+né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales
+en 1902.
+
+Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la
+charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son
+esprit si largement ouvert au bien.
+
+J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée
+cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas
+autant qu'il le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails
+et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre
+Académie.
+
+Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne
+lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec
+enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui
+demander plus qu'elle ne pouvait donner.
+
+En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit
+vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un
+ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le
+triomphateur avec cette partition du _Florentin_ que, par suite des
+graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin
+une _Velléda_, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune
+d'avoir pour principal interprète Adelina Patti.
+
+Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de
+composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école,
+laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu
+précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la
+probité, de la force tranquille et du clair bon sens.
+
+La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture
+française. C'était un très grand artiste, personnel et original.
+Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.»
+Frémiet ne suivit pas.
+
+Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de
+_Louis d'Orléans_, _l'Homme à l'âge de pierre_, le _Saint Grégoire de
+Tours_, l'_Éléphant_ du jardin du Trocadéro, le _Centaure Térée_, les
+_Chiens courants_, le _Faune taquinant de jeunes oursons_, son oeuvre
+tragique et si émotionnante: _Gorille enlevant une femme_, qui lui valut
+à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette _Jeanne
+d'Arc_ populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de
+pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours
+svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86
+ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la
+glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres,
+avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.
+
+Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre
+qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui
+dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort.
+
+Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il
+n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.
+
+Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si
+merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale
+d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des
+découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on
+entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on
+la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au
+bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque
+chose.
+
+La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce
+«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il
+voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le
+sourire.
+
+Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller
+Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé
+membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas
+d'histoire et fut toute consacrée au labeur.
+
+Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous--les
+occasions pareilles en sont si rares--m'a entraîné plus loin qu'il n'eût
+fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.
+
+Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment
+à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non
+douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des
+fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs
+cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont
+quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la
+route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.
+
+
+
+
+SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
+
+Samedi 5 novembre 1910.
+
+
+_Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts._
+
+ MESSIEURS,
+
+Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande
+réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies,
+d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres
+françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie;
+aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous
+pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et,
+encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M.
+Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au
+côté, ce n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un
+camarade un peu plus haut juché.
+
+Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle
+de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si
+éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les
+soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que
+nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous
+lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons
+l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému.
+
+Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont
+pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait _donation entre
+vifs_ à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera
+employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de
+dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis.
+
+M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à
+New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts
+de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de _cinq cents
+francs_ en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux
+Expositions des Beaux-Arts de Paris.
+
+Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet
+1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de
+douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les
+jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome.
+
+L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette
+touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand
+prix de composition musicale.
+
+Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs
+des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne
+fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs
+espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et
+vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au coeur des artistes
+vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire.
+
+S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez
+notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la
+seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années.
+
+Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte,
+mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'oeil
+obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux
+moulages anatomiques du musée Orfila--il l'a bien fallu pour vivre--mais
+de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait
+tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et
+le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa
+force et sa puissance.
+
+On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro;
+Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève!
+De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut
+rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui s'habitue à
+suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller
+devant. Et la gloire commence.
+
+Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté
+d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente
+sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est
+donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des
+animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait.
+
+Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre
+a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut
+trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien
+a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les
+combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et
+celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des
+plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il
+peut modifier à sa guise.
+
+Mais le sculpteur?
+
+On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui
+demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et
+taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce
+quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De
+la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles
+se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.»
+
+Et voici le _Cavalier romain_ qui se dresse hautain sur son cheval de
+guerre, comme un maître du monde, voici _Louis d'Orléans_, d'élégante
+allure, qui passe sur son destrier, galant, et _Napoléon_, vainqueur,
+dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant
+d'autres écuyers de tout temps,--tout un carrousel! C'est la lutte
+sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les _Chevaux
+marins_, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de
+l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine
+du Luxembourg, l'_Éléphant_ pesant du Trocadéro, la trompe en bataille,
+et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de
+jeunes ours, le _Rétiaire_ portant ses filets qui descend dans l'arène,
+le _Saint Grégoire de Tours_, le _Centaure Térée_ avec l'enfant dans les
+bras, les _Chiens courants_ si ardents dans leur poursuite et le
+_Gorille enlevant une femme_, chef-d'oeuvre tragique où l'on ne sait
+quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou
+de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes;
+c'est encore la _Jeanne d'Arc_ si menue sur son gros cheval de labours,
+mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France.
+C'est toute l'oeuvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du
+néant de la pierre.
+
+Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire
+parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré
+d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour
+l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour
+son vieil adorateur.
+
+Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette oeuvre si
+abondante et si diverse fut enfantée dans la joie. Jusqu'au dernier
+jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux
+lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la
+musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un
+de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel
+Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des
+petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais
+voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour
+des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle
+lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable.
+
+Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un
+canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi,
+hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des
+inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce.
+Pauvre cher et grand ami!
+
+Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire
+épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie
+l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de
+franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la
+musique, sans peur et sans reproche.
+
+«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était
+beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il
+ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière
+de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers
+cueillis par ses élèves au dernier concours.
+
+Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite
+pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de
+la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier
+regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et
+d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes
+enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un
+instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le
+souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir
+vous réserve gardez-lui sa part légitime.
+
+Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre
+Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans
+son oeuvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi
+qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit
+tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à
+rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que
+serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la
+seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies
+dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous
+ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous
+le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons
+affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque
+fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui
+l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et
+de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les prix,
+il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome
+même, il se remet à concourir--c'était sa marotte--pour un prix
+d'opéra-comique institué par l'État et naturellement--c'était sa
+manie--le voilà couronné avec sa partition du _Florentin_, oeuvre de
+jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut
+la _Messe de Requiem_, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de
+l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres oeuvres du
+genre.
+
+Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut
+oublier les belles pages de _Velléda_, donnée au théâtre Covent-Garden
+de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que
+celles d'une _Jeanne d'Arc_, un drame lyrique en trois parties, qui eut
+la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la
+cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement.
+
+Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce
+succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les
+termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami,
+quelle oeuvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime.
+Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or
+vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des
+pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de
+se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il
+disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que
+je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu pénétrer en mon oeuvre
+modeste.--Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai
+entendue ni lue.--Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement
+interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et
+de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par
+les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au
+souvenir de cette histoire.
+
+Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir
+perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma
+douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès
+duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes
+choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le
+calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures
+blanches.
+
+Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires.
+
+De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés
+parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent
+discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et
+j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit
+toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il
+en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il
+était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour
+nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son
+éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts.
+
+Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et
+si finement disert.
+
+Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir
+William Quiller Orchardson, un de nos membres associés.
+
+Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont
+en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la
+ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans
+son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire
+avec son _Napoléon sur le «Bellérophon»_. L'oeuvre est restée célèbre,
+popularisée par la gravure et la photographie.
+
+Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord
+Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la
+fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une
+ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière
+oeuvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales
+tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste!
+
+Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage
+par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la
+mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le
+voyage à Rome.
+
+Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la
+méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits
+forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en
+détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse
+ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous de ces éternels renards
+pour qui tous les raisins sont trop verts.
+
+Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres,
+sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange
+de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet
+la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa
+seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout.
+
+Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio
+vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la
+ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de
+Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine
+s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au
+Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous
+comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière
+d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous
+votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin.
+
+Faites sauter les cordes de la lyre.
+
+Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces
+oeuvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous
+pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez
+regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une oeuvre d'art est une Majesté
+et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels
+sublimes et chaleureux entretiens!
+
+Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous
+échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et
+c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra
+cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus
+spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le
+reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent
+fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression
+ressentie, d'une pensée laissée en notre coeur, d'un regard, d'un mot,
+d'un son de voix.
+
+Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'_Ave Maria_: les peintres
+communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant
+Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de
+la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les
+musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en
+notre belle France, tout finit par des chansons.
+
+Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour
+bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que
+les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes
+constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les
+états d'âme.
+
+Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre
+jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons
+subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes
+quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette
+Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux
+Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré.
+
+Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une
+petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un
+berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons
+lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un
+grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa
+ses doigts comme en un bénitier et se signa.
+
+Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise,
+fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis
+des arts.
+
+ FIN
+
+
+3277.--Tours, imprimerie E. ARRAULT ET Cie.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+***** This file should be named 36729-8.txt or 36729-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/36729-8.zip b/36729-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..690bf4d
--- /dev/null
+++ b/36729-8.zip
Binary files differ
diff --git a/36729-h.zip b/36729-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..a5bd0e5
--- /dev/null
+++ b/36729-h.zip
Binary files differ
diff --git a/36729-h/36729-h.htm b/36729-h/36729-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..6a78e7e
--- /dev/null
+++ b/36729-h/36729-h.htm
@@ -0,0 +1,10083 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+<title>
+ The Project Gutenberg eBook of Mes souvenirs, par Jules Massenet.
+</title>
+<style type="text/css">
+ p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:2%;}
+
+.addr {text-indent:5%;}
+
+.c {text-align:center;text-indent:0%;margin:2% auto 2% auto;}
+
+.cov {text-decoration:overline;text-align:center;text-indent:0%;margin:2% auto 2% auto;}
+
+.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;}
+
+.nind {text-indent:0%;}
+
+.r {text-align:right;margin-right:5%;}
+
+small {font-size:70%;}
+
+ h1,h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;}
+
+ hr {width:90%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;}
+
+ hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;}
+
+ table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;text-align:left;}
+
+ body{margin-left:2%;margin-right:2%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;}
+
+a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+ link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;}
+
+a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;}
+
+ img {border:none;}
+
+.blockquot {margin:4% auto 4% auto;}
+
+ sup {font-size:75%;}
+
+.figcenter {margin:auto;text-align:center;}
+
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mes souvenirs
+
+Author: Jules Massenet
+
+Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<h1>MES SOUVENIRS</h1>
+
+<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE<br />
+<i>30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder<br />
+numérotés de un à trente.</i><br />
+</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p>
+
+<p class="cb">JULES MASSENET</p>
+
+<hr class="full" />
+
+<h1><small>MES</small><br />
+<big>SOUVENIRS</big><br />
+<br />
+<small>(1848-1912)</small><br />
+<br />
+<small><i>A mes Petits-Enfants</i></small></h1>
+
+<p class="figcenter">
+<img src="images/colophon.png" width="100" height="102" alt="colophon" title="" />
+</p>
+
+<p class="c">PIERRE LAFITTE &amp; C<sup>ie</sup><br />
+90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES<br />
+PARIS</p>
+
+<p><a name="page_004" id="page_004"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">Copyright 1912<br />
+by Pierre Lafitte et C<sup>ie</sup>.</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<table border="5" cellpadding="5" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left"><a href="#TABLE">TABLE</a></td></tr>
+</table>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p><a name="page_005" id="page_005"></a></p>
+
+<h3><a name="PREFACE" id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h3>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p><i>Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit
+descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un
+pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment
+éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays
+à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement
+travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que
+pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux
+Normand.</i></p>
+
+<p><i>Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin,
+dans la rue de<a name="page_006" id="page_006"></a> Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une
+fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient
+quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des
+harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante.
+L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de
+travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait
+près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et
+nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de</i> Manon, de Charlotte,
+d'Esclarmonde...</p>
+
+<p><i>La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin.</i></p>
+
+<p><i>Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort.
+Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des
+oiseaux nocturnes&mdash;musiciens envieux&mdash;qui battaient de l'aile contre la
+cage de verre dont il entretenait le feu central, son &oelig;uvre
+continuera de briller éternellement.</i></p>
+
+<p><i>Cet &oelig;uvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le
+triomphe et la gloire,<a name="page_007" id="page_007"></a> il les a bien mérités l'un et l'autre par son
+labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie,
+d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et
+dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles
+qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres
+desquels l'on feuillette les</i> Poèmes d'Avril, <i>et que de jeunes filles
+obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois
+strophes mouvementées de</i> la Chanson d'amour! <i>Sa réputation parmi les
+musiciens naquit de son &oelig;uvre symphonique. La partition de scène des</i>
+Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques <i>abondent en
+trouvailles expressives...</i></p>
+
+<p><i>Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation
+justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques
+et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un
+dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation
+théâtrale de</i> Marie-Magdeleine <i>et je me suis complu dans<a name="page_008" id="page_008"></a> ce spectacle
+de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:</i> O bien aimé,
+avez-vous entendu sa parole, <i>l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y
+a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en
+renommée mondiale lorsqu'apparurent ses &oelig;uvres de théâtre dont
+chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces,
+c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car
+Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de
+la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance,
+l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des
+héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement
+et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de</i> Manon <i>les réunit à un
+point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de
+distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le
+compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut</i> Le Mage, Le Roi de
+Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus,<a name="page_009" id="page_009"></a> Roma, <i>exprime surtout sa
+personnalité dans</i> Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur
+de Notre-Dame, Thérèse..., <i>etc. Chantre de l'amour, il en a fixé&mdash;avec
+quel relief!&mdash;le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et
+souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une
+vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume:
+elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre.
+Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du
+style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de
+l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son
+empreinte sur les musiciens français et étrangers.</i></p>
+
+<p><i>Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le
+grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans,
+aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui
+fut un ouvrage hâtivement réalisé et une &oelig;uvre durable et lumineuse
+comme une</i> Manon et un Werther, <i>Massenet prendra<a name="page_010" id="page_010"></a> sa place parmi «les
+grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le
+flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'&oelig;uvre
+magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages
+qui suivent.</i></p>
+
+<p class="r">X<small>AVIER</small> L<small>EROUX.</small></p>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p><a name="page_011" id="page_011"></a></p>
+
+<h3><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h3>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p>On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après
+des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.</p>
+
+<p>Voici comment j'en pris l'habitude régulière.</p>
+
+<p>Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait
+mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance,
+lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format
+allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le <i>petit</i> magasin du <i>Bon
+Marché</i>, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir,
+avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages
+de ce <i>memento</i>, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si
+tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te
+reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te
+fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible
+durant la journée.»</p>
+
+<p>N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au
+c&oelig;ur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son
+fils, le cas<a name="page_012" id="page_012"></a> de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa
+méthode éducative?</p>
+
+<p>Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction,
+à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat.
+J'en détachai une et la croquai.</p>
+
+<p>J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En
+voilà une nouvelle preuve.</p>
+
+<p>Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma
+journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente
+tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve,
+l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.</p>
+
+<p>L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce
+moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en
+connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme,
+je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour
+recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»</p>
+
+<p>Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours,
+j'en avais obtenu la permission.</p>
+
+<p>C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux
+ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les
+avoir constamment à la pensée.<a name="page_013" id="page_013"></a></p>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<h1>Mes Souvenirs<br />
+<small>(1848-1912)</small></h1>
+
+<hr />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br />
+L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE</h3>
+
+<p>Vivrais-je mille ans&mdash;ce qui n'est pas dans les choses probables&mdash;que
+cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne
+pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec
+la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout
+premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je
+doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences
+exactes!...</p>
+
+<p>J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant
+sur de grands jardins. La<a name="page_014" id="page_014"></a> journée s'était annoncée très belle; elle
+fut, surtout, particulièrement froide.</p>
+
+<p>Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous
+servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis.
+<i>Aux armes citoyens!</i>... hurla-t-elle, en jetant&mdash;bien plus qu'elle ne
+les rangea&mdash;les plats sur la table!...</p>
+
+<p>J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait
+dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient
+envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus
+débonnaire des rois.</p>
+
+<p>Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux
+qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier
+supérieur sous Napoléon I<sup>er</sup>, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie,
+il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles
+convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la
+première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis
+XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des
+Bourbons.</p>
+
+<p>Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit
+que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des
+chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma
+mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.</p>
+
+<p>Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère,
+qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une
+bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui
+correspondaient<a name="page_015" id="page_015"></a> à chacune des touches blanches et noires, avec leur
+position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas
+moyen de se tromper.</p>
+
+<p>Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus
+tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au
+Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.</p>
+
+<p>Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du
+Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait&mdash;il y resta si
+longtemps avant d'émigrer rue de Madrid&mdash;le Conservatoire national de
+musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes
+celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris
+bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient
+le seul ameublement de cette antichambre.</p>
+
+<p>Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire
+l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des
+parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des
+condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait
+se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des
+séances.</p>
+
+<p>Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit
+théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était
+conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans
+me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis,
+dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le
+Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années.<a name="page_016" id="page_016"></a>
+Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et
+bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais
+desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne
+Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art,
+et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient,
+vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact
+avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux
+horreurs des guerres.</p>
+
+<p>C'est encore dans cette même petite salle&mdash;ne pas confondre avec celle
+bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du
+Conservatoire&mdash;que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces
+derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se
+sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de
+comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe
+d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond,
+caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux
+sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les
+élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans
+cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du
+jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de
+Rome.</p>
+
+<p>Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens
+eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer
+l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la
+porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier
+poussiéreux et délabré.<a name="page_017" id="page_017"></a></p>
+
+<p>Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy,
+de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du
+Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que
+rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus
+célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de
+l'opéra et de l'opéra-comique.</p>
+
+<p>M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la
+vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois
+toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui
+sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.</p>
+
+<p>En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les
+dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à
+son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra&mdash;sa promenade
+favorite&mdash;rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours
+terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude
+indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»&mdash;puis il ajouta, avec un léger
+sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»</p>
+
+<p>En 1851&mdash;époque où je connus M. Auber&mdash;notre directeur habitait déjà
+depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me
+rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin&mdash;le travail du maître
+achevé!&mdash;et où il était tout aux visites qu'il accueillait si
+simplement.</p>
+
+<p>Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait
+habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le
+regardant, on se rappelait<a name="page_018" id="page_018"></a> aussitôt cet opéra: <i>La Muette de Portici</i>,
+qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus
+retentissant avant l'apparition de <i>Robert le Diable</i> à l'Opéra. Parler
+de <i>la Muette de Portici</i>, c'est forcément se souvenir de l'effet
+magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la
+patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui
+assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal
+de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener
+l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta
+avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et
+encore, sans se lasser.</p>
+
+<p>Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel
+succès?....</p>
+
+<p>A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je
+n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de
+Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...</p>
+
+<p>Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou
+trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui
+m'appelait devant le jury.</p>
+
+<p>Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme
+pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et
+j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde,
+mon petit, vous allez tomber»&mdash;puis, aussitôt, il me demanda où j'avais
+accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans
+quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis
+tout effaré, presque en courant et tout heureux... <i>IL</i> m'avait
+parlé!...<a name="page_019" id="page_019"></a></p>
+
+<p>Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève
+au Conservatoire!...</p>
+
+<p>A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de
+piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux
+maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe
+de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes
+études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de
+solfège de l'excellent M. Savard.</p>
+
+<p>Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis
+XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée
+pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était
+la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans
+le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus
+entière confiance.</p>
+
+<p>Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome,
+actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de
+Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui
+l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien
+l'érudit le plus extraordinaire.</p>
+
+<p>Son c&oelig;ur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler
+que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la
+classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise
+Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons
+que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de
+Montmartre,<a name="page_020" id="page_020"></a> où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la
+Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.</p>
+
+<p>Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant
+à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la
+longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait
+et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des
+admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!</p>
+
+<p>Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale,
+tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou,
+le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien
+suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!</p>
+
+<p>Mais voyez la délicatesse de cet homme au c&oelig;ur bienfaisant. Le jour
+venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il
+avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre
+symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe
+d'Adolphe Adam,&mdash;et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois
+cents francs!...</p>
+
+<p>Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait
+imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire
+que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils
+le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.</p>
+
+<p>A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon c&oelig;ur dit encore:
+merci, après tant d'années qu'il n'est plus!<a name="page_021" id="page_021"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II<br /><br />
+ANNÉES DE JEUNESSE</h3>
+
+<p>A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais
+d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même
+le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste
+Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez
+mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur
+animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu
+autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à
+l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme
+éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)</p>
+
+<p>Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la
+tasse de thé ne fût devenue à la mode.</p>
+
+<p>On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir
+nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant
+debout, sur<a name="page_022" id="page_022"></a> cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine
+atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité,
+mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.</p>
+
+<p>J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il
+possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du
+piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire
+entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de
+solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue
+les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation»,
+témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais
+pas moins ému pour cela, au contraire!</p>
+
+<p>Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham
+avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était
+accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un
+peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce
+qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il
+eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part...
+elles étaient même anonymes!»</p>
+
+<p>Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la
+maison. J'avais su que l'on donnait <i>l'Enfance du Christ</i>, de Berlioz,
+dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand
+compositeur dirigerait en personne.</p>
+
+<p>Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible
+d'entendre ainsi l'&oelig;uvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de
+toute notre<a name="page_023" id="page_023"></a> jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie
+des ch&oelig;urs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut
+aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans
+les coulisses d'un théâtre!</p>
+
+<p>Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans
+inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant
+perdu dans ce grand Paris.</p>
+
+<p>Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de
+dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer
+l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans
+les bois qui tombe deux fois, le c&oelig;ur d'une mère, du moins, ne
+saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce
+côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête
+toutes les beautés de l'&oelig;uvre que j'avais entendue et je revoyais la
+haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe
+exécution!</p>
+
+<p>Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.</p>
+
+<p>Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat
+lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en
+Savoie.</p>
+
+<p>S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry;
+ils m'emmenèrent avec eux.</p>
+
+<p>Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?</p>
+
+<p>Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence,
+toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes
+études classiques,<a name="page_024" id="page_024"></a> les faisant alterner avec un travail assidu de
+gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais
+destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux
+ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point
+de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la
+chevelure inculte était le complément du talent!</p>
+
+<p>Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce
+délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de
+Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux
+Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de
+Jean-Jacques Rousseau.</p>
+
+<p>Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard,
+quelques &oelig;uvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et
+moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où
+j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais
+parfois cette exquise page intitulée <i>Au Soir</i>, et cela me valut, un
+jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec
+votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de
+dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient
+les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique
+d'aujourd'hui?</p>
+
+<p>Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les
+premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je
+m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement
+de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les
+attirances artistiques, où je devais<a name="page_025" id="page_025"></a> revoir mon cher Conservatoire, mes
+maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.</p>
+
+<p>Je savais trouver à Paris une bonne et grande s&oelig;ur qui, malgré sa
+situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant
+le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le
+tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais
+complètement en famille.</p>
+
+<p>Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.</p>
+
+<p>Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma s&oelig;ur! Elle
+devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment
+où elle se faisait une gloire d'assister à la 500<sup>e</sup> représentation de
+<i>Manon</i>, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer
+le chagrin que je ressentis!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en
+Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de
+contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.</p>
+
+<p>Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre
+11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de
+leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où
+nous étions enfermés.</p>
+
+<p>Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que
+j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait
+d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des
+Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir
+rouge. Certainement, le jour où<a name="page_026" id="page_026"></a> il serait devenu officier de la Légion
+d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté
+une rosette... mais une rosace!...</p>
+
+<p>Enfin je fus appelé.</p>
+
+<p>Le morceau de concours était le concerto en <i>fa mineur</i> de Ferdinand
+Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se
+rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du
+Mendelssohn!...</p>
+
+<p>Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus
+terminé&mdash;concerto et page à déchiffrer&mdash;il m'embrassa, sans s'inquiéter
+du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout
+humide de ses chères larmes.</p>
+
+<p>J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai
+toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les
+premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises
+nouvelles... le plus tard possible.</p>
+
+<p>Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car
+ma s&oelig;ur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais
+plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité,
+je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue
+Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy,
+dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai
+dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M.
+Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le
+premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»</p>
+
+<p>Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina,<a name="page_027" id="page_027"></a> qui fut pour moi le
+plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée
+émue et chèrement reconnaissante.</p>
+
+<p>De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent
+maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux
+professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses
+camarades de l'armée.</p>
+
+<p>A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition
+d'orchestre des <i>Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti</i>. <i>Messo
+in musica dal Signor W. Mozart.</i></p>
+
+<p>La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette
+suscription en lettres d'or: <i>Menus plaisirs du Roi. École royale de
+musique et de déclamation</i>. <i>Concours de 1822. Premier prix de piano
+décerné à M. Laurent.</i></p>
+
+<p>Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:</p>
+
+<p>«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant,
+le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que
+de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu
+deviendras un grand artiste.</p>
+
+<p>«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui
+décerné cette belle récompense.</p>
+
+<p class="r">«Ton vieil ami et professeur.<br />
+<span style="margin-right: 2em;">«L<small>AURENT.</small>»</span></p>
+
+<p>N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré
+rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa
+carrière?</p>
+
+<p><a name="page_028" id="page_028"></a></p>
+
+<p><a name="page_029" id="page_029"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III<br /><br />
+LE GRAND-PRIX DE ROME</h3>
+
+<p>J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute,
+aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne
+pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants,
+inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus
+pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité
+de ma chère s&oelig;ur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je
+donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de
+solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier.
+Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence
+précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans
+un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la
+musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir
+les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!<a name="page_030" id="page_030"></a></p>
+
+<p><i>Quantum mutatus...</i> Avec le poète, laissez que je le constate; quels
+changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se
+«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans
+les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de
+quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe,
+qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire,
+l'apothéose dans toute sa modestie.</p>
+
+<p>En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.</p>
+
+<p>Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques
+meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître
+plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui
+s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager;
+enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille,
+d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et
+de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes
+dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien
+solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de
+découragement.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son
+orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef
+d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour,<a name="page_031" id="page_031"></a>
+timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants
+instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous
+les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit
+que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un
+financier... et heureux comme un savetier.</p>
+
+<p>Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de
+Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.</p>
+
+<p>J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste
+immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins,
+séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du
+<i>Cirque Napoléon</i>, voisinage immédiat de notre maison.</p>
+
+<p>De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le
+luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui
+s'échappaient des <i>Concerts populaires</i> que dirigeait Pasdeloup dans ce
+cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle
+surchauffée, réclamait à grands cris: <i>de l'air</i>!... et que, pour lui
+donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.</p>
+
+<p>De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie
+fébrile, l'ouverture du <i>Tannhæuser</i>, la <i>Symphonie fantastique</i>, enfin
+la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.</p>
+
+<p>Chaque soir, à six heures&mdash;le théâtre commençait très tôt&mdash;je me
+rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée
+des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du
+boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue<a name="page_032" id="page_032"></a> de théâtres; je
+suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules,
+du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la
+Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire
+une idée.</p>
+
+<p>Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les
+entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où
+attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et
+les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans
+leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des
+musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les
+chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.</p>
+
+<p>A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable
+pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par
+Deloffre! Ah! ces répétitions de <i>Faust</i>! Quel bonheur indicible,
+lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer
+des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!</p>
+
+<p>Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de
+l'Institut&mdash;Gounod habitait place Malesherbes&mdash;nous en avons reparlé de
+ce temps où <i>Faust</i>, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté
+par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public
+qui se trompe rarement.</p>
+
+<p><i>Vox populi, vox Dei!</i></p>
+
+<p>Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux
+représentations de <i>la Statue</i>, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel
+succès magnifique!<a name="page_033" id="page_033"></a></p>
+
+<p>Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines
+représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant
+d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait
+abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la
+chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies
+d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints
+Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre,
+il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait
+faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée
+n'incommodait pas ces «augustes personnages».&mdash;«Non, fit Liszt, c'est
+toujours un encens!»</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail,
+l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du
+Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).</p>
+
+<p>Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans <i>Faust</i>, le
+chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme
+la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle
+Sedie, et un bouffe comme Zucchini!</p>
+
+<p>Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de
+l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même
+art parfait de la comédie.</p>
+
+<p>Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions,
+pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de
+nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de
+mon<a name="page_034" id="page_034"></a> mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent,
+toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et,
+sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des
+payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma
+montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma
+première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en
+offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je
+pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.</p>
+
+<p>Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en
+dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis
+jamais servi de ce secours pour composer.</p>
+
+<p>Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et
+chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de
+m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je
+n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où
+nous logions étaient d'une acoustique rare.</p>
+
+<p>Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de
+l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'&oelig;il douloureux sur la
+fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à
+droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai
+laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus
+émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux
+douloureux instants de ma vie déjà si longue...</p>
+
+<p>En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,<a name="page_035" id="page_035"></a>&mdash;ch&oelig;ur et
+fugue&mdash;je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première
+épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y
+pénétrait par le quai Malaquais.</p>
+
+<p>Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances
+habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.</p>
+
+<p>J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée,
+tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher.
+C'est ce qui arriva.</p>
+
+<p>Ayant passé le premier&mdash;nous étions six concurrents&mdash;et, comme à cette
+époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres
+candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le
+pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis
+sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.</p>
+
+<p>J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être
+fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car,
+tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui
+causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise
+Thomas et M. Auber.</p>
+
+<p>La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant
+presque la route.</p>
+
+<p>Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez
+Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «<i>Le prix!</i>
+m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, <i>J'ai le
+prix!!!</i>...» J'embrassai Berlioz avec une indicible<a name="page_036" id="page_036"></a> émotion, puis mon
+maître, et, enfin, M. Auber...</p>
+
+<p>M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me
+montrant:</p>
+
+<p>«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura <i>moins</i> d'expérience!»<a name="page_037" id="page_037"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV<br /><br />
+LA VILLA MÉDICIS</h3>
+
+<p>En 1863, les <i>grands-prix de Rome</i> pour la peinture, la sculpture,
+l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois,
+Brune et Chaplein.</p>
+
+<p>La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous
+réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.</p>
+
+<p>Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!</p>
+
+<p>Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un
+passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys,
+alors ministre des Affaires étrangères.</p>
+
+<p>Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu
+prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à
+Rome, à tous les membres de l'Institut.</p>
+
+<p>Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en<a name="page_038" id="page_038"></a> route pour nos visites
+officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où
+demeuraient nos patrons.</p>
+
+<p>Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire
+gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des
+sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.</p>
+
+<p>Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils
+n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.</p>
+
+<p>M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y
+mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais
+dites-leur donc que je n'y suis pas!»</p>
+
+<p>Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs
+élèves jusque dans la cour des messageries, rue
+Notre-Dame-des-Victoires. Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde
+diligence qui contenait les élèves entassés dans la rotonde, dont les
+places les moins chères étaient aussi celles qui vous exposaient le plus
+à toutes les poussières de la route, s'ébranlait pour le long voyage de
+Paris à Rome, l'on entendit M. Couder, le peintre préféré de
+Louis-Philippe, dire à son élève particulier, avec onction: «Surtout,
+n'oublie pas ma manière!» Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est
+de ce peintre que le roi disait, après lui avoir fait une commande pour
+le musée de Versailles: «M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une
+couleur satisfaisante, et il n'est pas cher!»</p>
+
+<p>Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les
+admirations étaient justes<a name="page_039" id="page_039"></a> sans les enflures apothéotiques, si je puis
+dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!</p>
+
+<p>Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné
+rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les
+retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq
+chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice,
+où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait
+alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand
+agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je
+passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec
+l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion,
+pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle,
+car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la
+Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O
+jeunesse!...</p>
+
+<p>Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.</p>
+
+<p>J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais
+en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme,
+seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées,
+trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les
+citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs
+troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais
+connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe
+piétinée de ses fortifications et le parfum&mdash;je dis parfum&mdash;des
+coulisses aimées!<a name="page_040" id="page_040"></a></p>
+
+<p>Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière
+de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et
+réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que
+l'amour-propre survit après la mort?</p>
+
+<p>Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan,
+cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles,
+plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes
+devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par
+le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A
+cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a
+dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.</p>
+
+<p>Nous fûmes très empoignés devant <i>la Cène</i>, de Léonard de Vinci. Elle se
+trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats
+autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur!
+abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture
+même.</p>
+
+<p>Ce chef-d'&oelig;uvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura
+complètement disparu, mais non comme <i>la Joconde</i>, plus facile à
+emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est
+peinte cette fresque.</p>
+
+<p>Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au
+tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle
+pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de
+l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de
+Giotto,<a name="page_041" id="page_041"></a> sur l'<i>Histoire du Christ</i>, j'eus l'intuition que
+Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!</p>
+
+<p>Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais
+pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique
+m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide
+trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de
+divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles
+de Venise.</p>
+
+<p>Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une
+église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu
+des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole,
+je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant
+pas aperçu le tableau, une <i>Santa Barbara</i>, je me fis conduire à un
+autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et
+menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre
+église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit,
+moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!»</p>
+
+<p>Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.</p>
+
+<p>Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter
+quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le
+chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par
+Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la
+glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à
+Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia.<a name="page_042" id="page_042"></a> C'était une première traversée que je
+supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais
+constamment à la bouche en en exprimant le jus.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à
+la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils
+furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête
+d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.</p>
+
+<p>L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les
+plaisanteries faites aux <i>nouveaux</i>, dits <i>les affreux nouveaux</i>.</p>
+
+<p>En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main,
+sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la
+Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je
+tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les
+pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur
+farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette.
+Ils comprirent, et l'on vint me repêcher.</p>
+
+<p>J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La
+nuit devait amener d'autres brimades.</p>
+
+<p>La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le
+lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les
+domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur,
+étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux
+pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur.
+La table en<a name="page_043" id="page_043"></a> sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.</p>
+
+<p>Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha
+pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple,
+on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une
+discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on
+vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de
+cris formidables.</p>
+
+<p>Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit
+immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des
+pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne
+toujours!»</p>
+
+<p>Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais
+un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la
+table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du <i>Pré aux Clercs</i> y
+avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette
+même Villa Médicis.</p>
+
+<p><a name="page_044" id="page_044"></a></p>
+
+<p><a name="page_045" id="page_045"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V<br /><br />
+LA VILLA MEDICIS</h3>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes
+d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci
+nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler
+une brimade de dimension.</p>
+
+<p>A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires
+s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous
+obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous
+étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien
+nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de
+collège nous parlaient.</p>
+
+<p>Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions
+entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour
+nous.<a name="page_046" id="page_046"></a></p>
+
+<p>La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant
+bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole,
+nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des
+vallonnements du célèbre <i>Campo Vaccino</i>, dont la reproduction,
+conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'&oelig;uvre de notre Claude
+Le Lorrain.</p>
+
+<p>A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes
+fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce
+lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis
+dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces
+jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et
+enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel
+des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande
+pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais
+d'Ostie.</p>
+
+<p>Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de
+Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à
+caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après,
+nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions
+indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande
+croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire.
+Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai,
+je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le
+Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.</p>
+
+<p>Je cherchais un chemin quelconque afin de me<a name="page_047" id="page_047"></a> retrouver dans les rues où
+un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la
+Villa Médicis. Ce fut en vain.</p>
+
+<p>Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point
+que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme
+un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue.</p>
+
+<p>La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre
+que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste,
+où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs.
+Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de
+la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste,
+en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut
+mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme
+le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait
+me ramener sur le bon chemin.</p>
+
+<p>Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui
+m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon
+était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de
+Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut,
+m'avait accompagné jusqu'à mon logis.</p>
+
+<p>M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe
+de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de
+superbes glands d'or.</p>
+
+<p>Il était le dernier représentant de cette race de<a name="page_048" id="page_048"></a> grands peintres qui
+ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses
+études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la
+Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de
+ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants
+de l'Académie de France à Rome.</p>
+
+<p>La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui
+l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé
+de ce soin.</p>
+
+<p>La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours.
+Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient
+plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de
+l'arrivée.</p>
+
+<p>J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié.</p>
+
+<p>Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain:</p>
+
+<p>On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans
+fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce
+débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la
+circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui
+avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de
+manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre
+Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une
+petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait,
+l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait,
+en jetant ces mots: «Fais pas attention...<a name="page_049" id="page_049"></a> je suis souffrant... Ça
+passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami
+avait là un voisinage bien mal placé!</p>
+
+<p>La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa
+véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la
+Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y
+exécuta durant son séjour!</p>
+
+<p>Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs
+bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise,
+elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un
+tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions
+participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par
+les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des
+fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des
+balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement,
+Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la
+<i>Femme</i>, pour faire suite à son livre sur l'<i>Amour</i>, dut avoir sous les
+yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les
+nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.</p>
+
+<p>Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la
+bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans
+ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments
+italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart
+à des commerçants allemands.</p>
+
+<p>O Progrès, que voilà bien de tes coups!<a name="page_050" id="page_050"></a></p>
+
+<p>Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre
+chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de
+la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux
+pensionnaires.</p>
+
+<p>Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là,
+d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme
+président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts.</p>
+
+<p>«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de
+l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme
+de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses
+fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome,
+après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant
+d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se
+signa.»</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au
+moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier
+de son geste.</p>
+
+<p>Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le
+désirait.</p>
+
+<p>Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son
+cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la
+Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en
+compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa
+gloire il venait de revoir pour la dernière fois...<a name="page_051" id="page_051"></a></p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour
+Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à
+l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à
+Naples!...</p>
+
+<p><a name="page_052" id="page_052"></a></p>
+
+<p><a name="page_053" id="page_053"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI<br /><br />
+LA VILLA MÉDICIS</h3>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient
+leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un
+si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui!</p>
+
+<p>Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit
+j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait
+incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi.</p>
+
+<p>Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière
+scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.</p>
+
+<p>En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse
+rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt
+sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin.<a name="page_054" id="page_054"></a></p>
+
+<p>Ces mesures devinrent les premières notes de <i>Marie-Magdeleine</i>, drame
+sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.</p>
+
+<p>J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.</p>
+
+<p>Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont
+habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi,
+vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous
+en était réservé.</p>
+
+<p>C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les
+fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci
+fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la
+région italienne dès qu'on a passé le Var.</p>
+
+<p>Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette
+et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec
+les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.</p>
+
+<p>Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois
+complets de flanelle blanche à larges raies bleues.</p>
+
+<p><i>Risum teneatis</i>, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez
+vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure.</p>
+
+<p>Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une
+insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les
+passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en
+demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de
+la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un
+costume<a name="page_055" id="page_055"></a> presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation
+nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous
+allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous
+les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet
+de galérien!</p>
+
+<p>Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée
+Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles
+d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été
+entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de
+ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases!</p>
+
+<p>Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve,
+dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes
+tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de
+flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco.</p>
+
+<p>A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai
+Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui
+représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise
+aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à
+cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de
+Capri.</p>
+
+<p>Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples
+sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en
+orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de
+couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison
+où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la
+<i>Jérusalem délivrée<a name="page_056" id="page_056"></a></i>. Un simple buste en terre cuite orne la façade de
+cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui
+fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec
+l'Orient était considérable.</p>
+
+<p>A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des
+capucins.</p>
+
+<p>Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon I<sup>er</sup>
+attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la
+nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux!
+Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la
+ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats!</p>
+
+<p>Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui
+nous conduisit à Capri.</p>
+
+<p>Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10
+heures du soir...</p>
+
+<p>Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze
+kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds
+au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'&oelig;il découvre l'un des
+plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.</p>
+
+<p>En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage
+épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames
+furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui
+hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de
+Naples.</p>
+
+<p>Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et
+de la Vierge Marie dans le ciel, ait<a name="page_057" id="page_057"></a> intimé à son fils l'ordre de
+revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du
+Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui
+regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant
+le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint
+Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla
+avec sa permission.</p>
+
+<p>Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante.
+Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.</p>
+
+<p>Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il
+était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des
+lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants,
+les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs
+exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une
+image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand
+bonheur du peuple.</p>
+
+<p>Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son
+idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté
+quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la
+suite.</p>
+
+<p>L'automne nous ramena à Rome.</p>
+
+<p>J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les
+lignes suivantes:</p>
+
+<p>«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités
+vingt Transtévérins et Transtévérines,&mdash;plus six musiciens, aussi du
+Transtévère! Tous en costume!</p>
+
+<p>«Le temps était splendide et le coup d'&oelig;il uniquement<a name="page_058" id="page_058"></a> admirable,
+lorsque nous avons été dans le «Bosco», <i>Mon Bois sacré</i>, à moi! Le
+soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête
+s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé <i>a giorno</i>, par nos
+soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement
+enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux
+Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;&mdash;les
+femmes, surtout, estimaient fort notre punch!»</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se
+préparait.</p>
+
+<p>Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour
+suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se
+célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran
+furent celles qui me frappèrent le plus.</p>
+
+<p>Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs,
+étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du
+Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.</p>
+
+<p>La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et
+j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que
+j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement
+la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes,
+tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée
+de colonnes provenant de temples antiques.</p>
+
+<p>Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux
+trois cents marches qui mène<a name="page_059" id="page_059"></a> à l'église de l'Ara-C&oelig;li, deux dames
+dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut
+délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.</p>
+
+<p>Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se
+préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se
+trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à
+l'Ara-C&oelig;li.</p>
+
+<p>Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome,
+avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée
+à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses
+études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.</p>
+
+<p>Liszt me désigna aussitôt à elle.</p>
+
+<p>J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne
+désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le
+charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.</p>
+
+<p>Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune
+fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la
+compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de
+mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses
+comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà
+de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à
+l'Ara-C&oelig;li, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes
+séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin
+parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines!
+N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie?<a name="page_060" id="page_060"></a></p>
+
+<p>Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne
+vous fais point mes confidences.</p>
+
+<p>Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme
+de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois
+kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols,
+percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un
+souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et
+à sa famille de connaître cet endroit incomparable.</p>
+
+<p>Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me
+rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses <i>Promenades
+archéologiques</i> de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui
+furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour
+amener à Turnus une partie de ses troupes.</p>
+
+<p>La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis
+pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait
+en moi une indéfinissable tristesse.</p>
+
+<p>Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai
+les brouillons de ma <i>Première Suite d'orchestre</i>.</p>
+
+<p>Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes
+sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en
+servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du <i>Cid</i>.</p>
+
+<p>Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement
+pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la
+gare, dans la soirée.<a name="page_061" id="page_061"></a></p>
+
+<p>Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en
+contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.</p>
+
+<p>Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour
+des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois,
+quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces
+souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent
+rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les
+frais d'expédition.</p>
+
+<p>Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût
+complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était
+Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses
+adieux!...</p>
+
+<p><a name="page_062" id="page_062"></a></p>
+
+<p><a name="page_063" id="page_063"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII<br /><br />
+LE RETOUR A PARIS</h3>
+
+<p>Réunis à la gare <i>dei Termini</i>, voisine des ruines de Dioclétien, mes
+camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force
+embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait
+eût complètement disparu à l'horizon.</p>
+
+<p>Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie,
+alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par
+cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne
+m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce
+lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au
+sommeil.</p>
+
+<p>Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence.</p>
+
+<p>Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des
+plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une
+des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait
+que je n'y<a name="page_064" id="page_064"></a> étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades
+m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes
+devant tous ces chefs-d'&oelig;uvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y
+revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces
+Michel-Ange, ces Raphaël.</p>
+
+<p>De quel &oelig;il délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor
+inestimable qu'est la <i>Vierge à la chaise</i>, de Raphaël, chef-d'&oelig;uvre
+de la peinture, puis la <i>Tentation de saint Antoine</i>, par Salvator Rosa,
+visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la <i>Vénus</i>,
+de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les
+Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations.</p>
+
+<p>Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le
+palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la
+corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps
+modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti,
+dessiné par Tribolo et Buontalenti.</p>
+
+<p>Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le
+bois de Boulogne de Florence, la <i>promenade les Cascine</i>, à la porte et
+à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de
+fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de
+Florence, cette ville qu'on a surnommée l'<i>Athènes de l'Italie</i>.</p>
+
+<p>Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par
+mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un
+paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que
+j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier<a name="page_065" id="page_065"></a> le tour vraiment
+poétique. En voici la traduction:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left"><i>Il est sept heures, l'air en tremble encore!</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Sono le sette, l'aria ne treme ancora!...</i></td></tr>
+</table>
+
+<p class="c">*<br />
+* *</p>
+
+<p>Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour.</p>
+
+<p>Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand
+on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de
+Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui
+l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du
+Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois
+chefs-d'&oelig;uvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou
+le <i>Dôme de Pise</i>, le campanile, plus connu sous le nom de <i>Tour
+penchée</i>, et enfin le <i>Baptistère</i>.</p>
+
+<p>Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre
+dont la terre fut apportée de Jérusalem.</p>
+
+<p>Il me sembla que la <i>Tour penchée</i> voulut bien attendre que je sois
+passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de
+Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont
+l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses
+expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce
+qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui,
+chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à<a name="page_066" id="page_066"></a> toute volée, n'ont
+jamais compromis la résistance de sa curieuse construction.</p>
+
+<p>Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon
+voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence,
+et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par
+la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis
+par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui
+dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un
+capricieux ballon.</p>
+
+<p>La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans
+des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des
+monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense.</p>
+
+<p>Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin
+parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout
+ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité,
+avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le
+lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à
+d'incalculables profondeurs.</p>
+
+<p>Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en
+moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par
+cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et
+que ma vie allait y commencer.</p>
+
+<p>De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien
+quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le
+froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon
+wagon.<a name="page_067" id="page_067"></a></p>
+
+<p>Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon!
+Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien
+des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville?</p>
+
+<p>Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu,
+tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,&mdash;et celui que
+je retrouvais sombre et gris, si maussade!</p>
+
+<p>Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la
+somme de... deux francs!</p>
+
+<p class="c">*<br />
+* *</p>
+
+<p>Quand j'arrivai chez ma s&oelig;ur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine
+aussi!</p>
+
+<p>Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me
+servirent à acheter ce <i>vade mecum</i> indispensable: un parapluie! Je ne
+m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie.</p>
+
+<p>Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances,
+où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année.
+A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille
+francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune!</p>
+
+<p>L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué
+une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout.</p>
+
+<p>De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais
+au centre de ce Paris agité et bruyant.<a name="page_068" id="page_068"></a></p>
+
+<p>Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis
+qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que
+j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, <i>la
+Source</i>, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis
+diriger un ch&oelig;ur délicieux chanté par des dames du monde, et je me
+dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un ch&oelig;ur! Et il sera chanté!» Il
+le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le
+premier prix au concours de la Ville de Paris.</p>
+
+<p>De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand
+Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale
+d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs
+amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et
+c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement
+inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète
+dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le <i>Poème
+d'Avril</i>, tiré des exquises poésies de son premier volume.</p>
+
+<p>Puisque je parle du <i>Poème d'Avril</i>, je me souviens de la belle
+impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à
+un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse,
+chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre
+démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de <i>Faust</i>, je
+n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de
+suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la
+Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des &oelig;uvres de
+Meyerbeer.<a name="page_069" id="page_069"></a></p>
+
+<p>Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu.</p>
+
+<p>Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la
+rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand
+jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit:
+«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de
+la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous
+voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur.</p>
+
+<p>Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le <i>Poème
+d'Avril</i>, qui venait de recevoir de si pénibles accueils.</p>
+
+<p>Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en
+avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après,
+les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Que l'heure est donc brève</td></tr>
+<tr><td align="left">Qu'on passe en aimant!</td></tr>
+</table>
+
+<p>Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand
+encouragement.</p>
+
+<p>Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient
+plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas,
+prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita
+dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de
+l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître
+m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit.<a name="page_070" id="page_070"></a></p>
+
+<p>J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer
+dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs.
+Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent
+gagné avec ma musique.</p>
+
+<p class="c">*<br />
+* *</p>
+
+<p>La santé de Paris s'était améliorée.</p>
+
+<p>Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du
+village d'Avon, près de Fontainebleau.</p>
+
+<p>Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste
+Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes
+témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de
+moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui
+piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent
+presque d'entendre l'allocution du brave curé.</p>
+
+<p>Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle
+compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore.</p>
+
+<p>Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied
+dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au
+milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée
+des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le
+tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire:</p>
+
+<p class="c">Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.</p>
+
+<p><a name="page_071" id="page_071"></a></p>
+
+<p>Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer,
+au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes,
+souvent.</p>
+
+<p>Je corrigeai là les épreuves du <i>Poème d'Avril</i> et des dix pièces pour
+piano.</p>
+
+<p>Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de
+compositeur était-elle commencée?</p>
+
+<p><a name="page_072" id="page_072"></a></p>
+
+<p><a name="page_073" id="page_073"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII<br /><br />
+LE DÉBUT AU THÉÂTRE</h3>
+
+<p>Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un
+ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'&oelig;il et
+réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande,
+les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me
+confier un ouvrage en un acte. Il était question de <i>la Grand'Tante</i>,
+opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.</p>
+
+<p>Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je
+regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet
+ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi.</p>
+
+<p>Les études commencèrent l'année suivante.</p>
+
+<p>Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de
+m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient
+connue Boïeldieu,<a name="page_074" id="page_074"></a> Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé,
+Gounod, Meyerbeer!...</p>
+
+<p>J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si
+heureux!</p>
+
+<p>Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier
+amour!</p>
+
+<p>Moins la croix, j'avais tout.</p>
+
+<p>La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de
+sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et
+Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les
+délices de l'Opéra-Comique.</p>
+
+<p>Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira.
+On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de
+dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans
+plus tard, je devais confier la création de <i>Manon</i>.</p>
+
+<p>A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas
+conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci,
+celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous
+que j'étais complètement satisfait et heureux.</p>
+
+<p>J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces
+coulisses qui me rappelaient <i>l'Enfance du Christ</i>, de Berlioz, à
+laquelle j'avais assisté en cachette.</p>
+
+<p>Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle
+fut comique!</p>
+
+<p>Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation.</p>
+
+<p>A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots
+fascinateurs, si gros de promesses:<a name="page_075" id="page_075"></a></p>
+
+<p class="c"><i>Première représentation de la «Grand'Tante»</i><br />
+Opéra-comique en 1 acte.</p>
+
+<p>Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer
+qu'à l'annonce de la seconde représentation.</p>
+
+<p>Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, <i>le Voyage
+en Chine</i>, de Labiche et François Bazin.</p>
+
+<p>Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes
+et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à
+son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir
+eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois
+après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut.
+C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du
+dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.</p>
+
+<p>Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau
+se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de
+mon cher ami, Jules Adenis. Mon c&oelig;ur palpitait d'anxiété, saisi par
+ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme,
+comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! <i>un
+peu enfantin!</i></p>
+
+<p>La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de
+rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons
+bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!»<a name="page_076" id="page_076"></a></p>
+
+<p>Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait:</p>
+
+<p>La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête.
+Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul
+entra, en disant ces mots du poème:</p>
+
+<p class="c">Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant!</p>
+
+<p class="nind">lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria:</p>
+
+<p class="c">Enfin... voici donc un visage!...</p>
+
+<p>A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous
+avions entendus...</p>
+
+<p>La pièce, cependant, continua sans autre incident.</p>
+
+<p>On bissa les couplets de Mlle Girard.</p>
+
+<p class="c">Les filles de la Rochelle...</p>
+
+<p>On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante,
+Heilbronn.</p>
+
+<p>L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le
+régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un
+chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et
+tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas
+entendus.</p>
+
+<p>C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient
+faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la
+presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se
+ganta de velours.<a name="page_077" id="page_077"></a></p>
+
+<p>Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut
+bien déverser sur l'&oelig;uvre quelques-unes de ses étincelantes
+paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.</p>
+
+<p><i>La Grand'Tante</i> était jouée en même temps que le <i>Voyage en Chine</i>,
+gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le
+ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze
+représentations, cela ne chiffrait guère.</p>
+
+<p>La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans
+l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte
+pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce
+témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait
+intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants.</p>
+
+<p>A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec
+laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il
+arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait
+m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur
+est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque
+je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie
+cessât.</p>
+
+<p>Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps,
+furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous
+eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je
+n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que
+j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais
+écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint<a name="page_078" id="page_078"></a> de la lui
+envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.</p>
+
+<p>J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il
+m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur
+génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à
+faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du
+théâtre.</p>
+
+<p>Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité,
+n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à
+l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons
+lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu
+savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties
+d'orchestre.»</p>
+
+<p>A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il,
+d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il
+une fugue? une marche? un nocturne?...</p>
+
+<p>&mdash;Exactement, me répondit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, fis-je, c'est ma suite!...</p>
+
+<p>Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages,
+raconter l'aventure à ma femme et à sa mère.</p>
+
+<p>Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu.</p>
+
+<p>Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le
+surlendemain, dimanche.</p>
+
+<p>Que faire pour entendre ce que j'avais écrit?</p>
+
+<p>Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule
+compacte, comme il y avait tous<a name="page_079" id="page_079"></a> les dimanches à ces places, où l'on
+restait debout.</p>
+
+<p>Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.</p>
+
+<p>Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin,
+siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta,
+applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce
+trouble-fête était donc manqué.</p>
+
+<p>Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au
+cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt.</p>
+
+<p>Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents
+d'avoir entendu cet ouvrage.</p>
+
+<p>On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première
+page, dans le <i>Figaro</i>, Albert Wolf n'eût consacré un long article,
+aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et
+railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade
+Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable
+courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert
+Wolf.</p>
+
+<p>Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand
+c&oelig;ur qui battait en lui.</p>
+
+<p>Reyer, de son côté, me consola de l'article du <i>Figaro</i> par ce mot
+curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les
+imbéciles, sont susceptibles de se tromper!»</p>
+
+<p>Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta
+tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre
+importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il
+pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien<a name="page_080" id="page_080"></a> que, par la
+suite, il devint mon plus fervent ami.</p>
+
+<p>Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je
+n'attendis pas le lendemain pour y prendre part.</p>
+
+<p>Je concourus donc pour la cantate <i>Prométhée</i>, l'opéra-comique <i>le
+Florentin</i>, et l'opéra <i>la Coupe du Roi de Thulé</i>.</p>
+
+<p>Le résultat ne me donna rien.</p>
+
+<p>Saint-Saëns eut le prix avec <i>Prométhée</i>, Charles Lenepveu fut couronné
+avec <i>le Florentin</i>, ma place fut la troisième, et, avec <i>la Coupe du
+Roi de Thulé</i>, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra,
+dans des conditions merveilleuses d'interprétation.</p>
+
+<p>Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en
+balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de
+temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si
+belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que
+ton ouvrage y soit représenté!»</p>
+
+<p>Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là!</p>
+
+<p>Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages
+d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des
+passages pour mes ouvrages successifs.</p>
+
+<p>J'étais battu, mais non abattu.</p>
+
+<p>Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me
+présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de <i>Mignon</i> et
+d'<i>Hamlet</i>.</p>
+
+<p>Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me
+confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé
+<i>Méduse</i>.<a name="page_081" id="page_081"></a></p>
+
+<p>J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12
+juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques
+jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue
+Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer
+cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction.</p>
+
+<p>Émile Perrin était absent.</p>
+
+<p>Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au
+revoir! sur la scène de l'Opéra!»</p>
+
+<p>Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où
+j'habitais.</p>
+
+<p>J'allais être heureux...</p>
+
+<p>Mais l'avenir était trop beau!</p>
+
+<p>Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de
+la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le
+revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui
+semblait devoir être décisive pour moi.</p>
+
+<p>Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra!
+Adieu, adieu aussi aux miens!</p>
+
+<p>C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs,
+qui allait ensanglanter le sol de notre France!</p>
+
+<p>Je partis.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je
+ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers
+enfants, vous en épargner les lugubres récits.</p>
+
+<p><a name="page_082" id="page_082"></a></p>
+
+<p><a name="page_083" id="page_083"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX<br /><br />
+AU LENDEMAIN DE LA GUERRE</h3>
+
+<p>La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous
+retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau.</p>
+
+<p>Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait
+peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne
+devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de
+papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin,
+sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des
+traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du
+ministère des Finances.</p>
+
+<p>En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au
+travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de
+leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les <i>Scènes Pittoresques</i>. Je
+les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe,<a name="page_084" id="page_084"></a> l'auteur de <i>Patrie</i>,
+qui fut plus tard mon confrère à l'Institut.</p>
+
+<p>Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant
+de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en
+moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est
+ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée
+quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet.</p>
+
+<p>On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus
+tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile
+Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de
+Théophile Gautier.</p>
+
+<p>Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle
+gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du
+style, ainsi qu'on l'a appelé!</p>
+
+<p>Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat
+m'emmena avec lui.</p>
+
+<p>Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète!
+Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle
+vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses
+moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances!</p>
+
+<p>Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats.
+Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis
+aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur
+maître.</p>
+
+<p>Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que
+j'étais musicien et qu'un ballet,<a name="page_085" id="page_085"></a> signé de son nom, m'ouvrirait les
+portes de l'Opéra.</p>
+
+<p>Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: <i>le Preneur de
+rats</i> et <i>la Fille du roi des Aulnes</i>. Pour ce dernier sujet, le
+souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au
+directeur de l'Opéra l'offre du <i>Preneur de rats</i>.</p>
+
+<p>Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans
+l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien.</p>
+
+<p>Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que
+je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route.</p>
+
+<p>Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur
+les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au
+théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie
+antique: <i>Les Erinnyes</i>, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes
+de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé.</p>
+
+<p>Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste
+Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées
+par Leconte de Lisle, en personne.</p>
+
+<p>Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de
+Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait
+égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme
+incrusté et à travers lequel l'&oelig;il brillait du plus fulgurant éclat.</p>
+
+<p>Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait
+pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on
+accable tant de poètes.<a name="page_086" id="page_086"></a> Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que
+la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et
+estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art.
+D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que
+sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en
+volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse
+d'appréciation!</p>
+
+<p>Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont
+j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre.</p>
+
+<p>Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer
+quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique
+des <i>Erinnyes</i>.</p>
+
+<p>Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans
+cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au
+lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel&mdash;cela aurait
+produit un ensemble mesquin&mdash;j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36
+instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y
+adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto
+et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint.</p>
+
+<p>Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental
+inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens.</p>
+
+<p>Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune
+collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du
+théâtre,&mdash;que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop<a name="page_087" id="page_087"></a> tôt
+pour la scène!&mdash;je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de
+l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet
+ouvrage: <i>Don César de Bazan</i>.</p>
+
+<p>Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la
+déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune
+débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy.</p>
+
+<p>L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce
+point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre.</p>
+
+<p>Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs <i>bis</i>, ainsi que
+l'<i>Entr'acte-Sevillana</i>. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il
+quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières,
+l'auteur de <i>Dimitri</i>, plaida vainement ma cause à la Société des
+auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on
+n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait
+encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! <i>Don
+César</i> ne devait plus être joué.</p>
+
+<p>Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de
+province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il
+fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non
+gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai
+1887, comme l'avait été mon premier ouvrage.</p>
+
+<p>Une force invincible et secrète conduisait ma vie.</p>
+
+<p>J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme
+Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de
+musique.<a name="page_088" id="page_088"></a></p>
+
+<p>Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré:
+<i>Marie-Magdeleine</i>.</p>
+
+<p>A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon
+de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance
+de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même.</p>
+
+<p>Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée
+vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion
+inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»&mdash;«Un ouvrage de jeunesse,
+<i>Marie-Magdeleine</i>, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui
+dis-je.&mdash;«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre
+Marie-Magdeleine.»</p>
+
+<p>Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix:</p>
+
+<p class="c">O bien-aimé! Sous ta sombre couronne...</p>
+
+<p>Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce
+à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée
+presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à
+l'Odéon, le <i>Concert National</i>. Ce nouveau concert populaire eut pour
+chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire,
+choisi déjà par moi pour diriger les <i>Erinnyes</i>.</p>
+
+<p>La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre
+jeunesse, y compris César Franck, dont les &oelig;uvres sublimes n'étaient
+pas encore répandues.</p>
+
+<p>Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine<a name="page_089" id="page_089"></a> était devenu un
+véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo,
+Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement
+et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand
+art qui devait illustrer leur vie.</p>
+
+<p>Les cinq premiers programmes du <i>Concert National</i> furent consacrés à
+César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint
+à l'exécution complète de <i>Marie-Magdeleine</i>.</p>
+
+<p><a name="page_090" id="page_090"></a></p>
+
+<p><a name="page_091" id="page_091"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a>CHAPITRE X<br /><br />
+DE LA JOIE.&mdash;DE LA DOULEUR.</h3>
+
+<p>La première lecture d'ensemble de <i>Marie-Magdeleine</i> eut lieu un matin,
+à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui
+avait autrefois servi aux séances de quatuors.</p>
+
+<p>Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait
+devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de
+l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après.</p>
+
+<p>Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre.</p>
+
+<p>Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste
+très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique
+remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une
+femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.</p>
+
+<p>Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public<a name="page_092" id="page_092"></a> habituel des
+répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses
+portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de
+personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le
+privilège le plus enviable.</p>
+
+<p>La presse y assistait également.</p>
+
+<p>Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes
+très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à
+faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils
+allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie!</p>
+
+<p>Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la
+salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour
+l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates.</p>
+
+<p>Le premier écho de <i>Marie-Magdeleine</i> ne devait m'arriver qu'à Naples.
+Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours
+si bon Ambroise Thomas.</p>
+
+<p>Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui
+marquait mes pas dans la carrière artistique:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«Paris, 12 avril 1873.</p>
+
+<p>«Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être
+le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je
+ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que
+j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau
+succès...</p>
+
+<p>«Voilà une &oelig;uvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle
+est bien de <i>notre temps</i>, mais vous avez<a name="page_093" id="page_093"></a> prouvé qu'on peut
+marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et
+mesuré.</p>
+
+<p>«Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému.</p>
+
+<p>«J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde.</p>
+
+<p>«Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame
+sublime!</p>
+
+<p>«Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des
+tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré
+coloriste en gardant le charme et la lumière...</p>
+
+<p>«Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera.</p>
+
+<p>«Au revoir; je vous embrasse de tout c&oelig;ur.</p>
+
+<p>«Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet.</p>
+
+<p class="r">«A<small>MBROISE</small> T<small>HOMAS.</small>»</p></div>
+
+<p>Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir,
+tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait.</p>
+
+<p>J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le
+bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le
+domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la
+main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui
+avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du <i>Journal des
+Débats</i> y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa
+signature, un article faisant de mon &oelig;uvre le plus brillant éloge, un
+des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus.<a name="page_094" id="page_094"></a></p>
+
+<p>J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité
+Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si
+captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela
+au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus
+indicible des ravissements.</p>
+
+<p>Une semaine après, nous étions à Rome.</p>
+
+<p>A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très
+gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie
+de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert.</p>
+
+<p>Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres
+ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries
+de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les
+tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.</p>
+
+<p>A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques
+passages de <i>Marie-Magdeleine</i>. Des nouvelles flatteuses lui en étaient
+venues de Paris.</p>
+
+<p>Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce
+fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à
+manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à
+côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un
+atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le
+<i>Gloria Victis</i>, ce splendide chef-d'&oelig;uvre destiné à immortaliser le
+nom de Mercié.</p>
+
+<p>Venant de vous parler de <i>Marie-Magdeleine</i>, je vous confesserai, mes
+chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage
+devait finir<a name="page_095" id="page_095"></a> par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me
+fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction.
+Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré.</p>
+
+<p>Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le
+premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma
+part, je l'en remercie grandement.</p>
+
+<p>Notre première Marie-Magdeleine, <i>au théâtre</i>, fut Lina Pacary. La voix,
+la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette
+création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna <i>Ariane</i>,
+l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès
+ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.</p>
+
+<p>L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui
+fit représenter l'&oelig;uvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne
+fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno
+Ackté et Salignac.</p>
+
+<p><i>Marie-Magdeleine</i> m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher
+souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades
+idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.</p>
+
+<p>Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète
+et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un
+quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie.</p>
+
+<p>Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme
+on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres:
+«Il en joue comme<a name="page_096" id="page_096"></a> Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant
+coloriste!</p>
+
+<p>Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas!
+quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.</p>
+
+<p>A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai
+habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de
+Jules Adenis: <i>les Templiers</i>.</p>
+
+<p>J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais
+inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses
+situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.</p>
+
+<p>Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si
+catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux
+cents pages que je venais de lui soumettre.</p>
+
+<p>Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai
+d'aller voir mon collaborateur de <i>Marie-Magdeleine</i>, Louis Gallet,
+alors économe à l'hôpital Beaujon.</p>
+
+<p>Je sortis de cet entretien avec le plan du <i>Roi de Lahore</i>. Du bûcher du
+dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais
+abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième
+ciel pour moi!</p>
+
+<p>Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder <i>les
+Concerts de l'Harmonie sacrée</i> dans le local du Cirque des
+Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à
+faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle
+excellente pour de grands concerts une pelouse dans les
+Champs-Élysées!)<a name="page_097" id="page_097"></a></p>
+
+<p>On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces
+concerts.</p>
+
+<p>Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à
+Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité
+Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'<i>Ève</i>, mystère en trois
+parties.</p>
+
+<p>L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait
+d'accord.</p>
+
+<p>L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme
+Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.</p>
+
+<p><i>Les Concerts de l'Harmonie sacrée</i> eurent à leur programme du 18 mars
+1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu.</p>
+
+<p>Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle
+complètement vide,&mdash;c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai,
+car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des
+exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre,
+dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon
+ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux
+<i>Concerts de l'Harmonie sacrée</i>.&mdash;Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que
+j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux,
+alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra!</p>
+
+<p>Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me
+communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième
+partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que
+tout<a name="page_098" id="page_098"></a> était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte
+remercier Lamoureux.</p>
+
+<p>Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des
+musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes
+confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison.
+Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et
+manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.</p>
+
+<p>Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux!</p>
+
+<p>Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du
+succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et
+montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde.</p>
+
+<p>Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais
+dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des
+concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de
+venir voir ma mère très malade.</p>
+
+<p>Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui
+avais envoyé des places pour elle et ma s&oelig;ur. J'étais certain
+qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert.</p>
+
+<p>Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur
+le palier, ma s&oelig;ur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces
+mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...»</p>
+
+<p>Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de
+l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au
+moment où il<a name="page_099" id="page_099"></a> semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages!</p>
+
+<p>Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le
+lendemain. Ma s&oelig;ur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes
+surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible
+spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous
+êtes porté pour la croix!»</p>
+
+<p>Pauvre mère, elle eût été si fière!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«21 mars 75.</p>
+
+<p class="addr">«C<small>HER</small> A<small>MI,</small></p>
+
+<p>«Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que
+j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le
+«Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la
+joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le
+succès de votre <i>Ève</i>. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour
+l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du
+signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle &oelig;uvre
+a remué dans mon c&oelig;ur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est
+celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas.
+Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase
+d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui
+faudra souffrir pour mon nom».<a name="page_100" id="page_100"></a></p>
+
+<p>«Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous
+sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint
+pas l'oiseau du ciel.</p>
+
+<p>«A vous de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="r">«C<small>H.</small> G<small>OUNOD.</small>»</p></div>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a>CHAPITRE XI<br /><br />
+DÉBUT A L'OPÉRA</h3>
+
+<p>La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en
+m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce
+fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes,
+l'été suivant, Fontainebleau.</p>
+
+<p>Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris,
+le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,&mdash;Bizet qui avait été un
+camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel
+j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son
+âge.</p>
+
+<p>La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait
+croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette
+<i>Carmen</i>, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui
+étaient chargés de la juger une &oelig;uvre contenant de bonnes choses,
+quoique bien incomplète, et aussi&mdash;que n'a-<a name="page_102" id="page_102"></a>t-on pas dit alors?&mdash;un
+sujet dangereux et immoral!...</p>
+
+<p>Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!...</p>
+
+<p>Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai
+de me reprendre à la vie, en travaillant à ce <i>Roi de Lahore</i> qui
+m'occupait déjà depuis bien des mois.</p>
+
+<p>L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en
+étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté,
+je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.</p>
+
+<p>Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne
+restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées
+apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire
+imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe,
+mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!...
+L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène,
+je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes
+reprises.</p>
+
+<p>Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours
+suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène
+paradisiaque.</p>
+
+<p>Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez
+nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.</p>
+
+<p>J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes
+travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons
+remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la
+plupart étaient consacrées aux parents de mes<a name="page_103" id="page_103"></a> élèves, chez lesquels on
+faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du
+matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant
+encore...</p>
+
+<p>Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes
+à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille.
+J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du
+<i>Roi de Lahore</i>, entreprise plusieurs années déjà.</p>
+
+<p>Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur
+qu'un travail vous a procuré!...</p>
+
+<p>J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano
+que je venais d'achever.</p>
+
+<p>Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il
+jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là
+l'écueil, le point obscur de l'avenir...</p>
+
+<p>Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à
+l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des
+<i>Promenades</i>, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à
+mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: <i>La Vierge</i>.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite,
+les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer
+découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers
+enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir
+de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette
+crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte.</p>
+
+<p>Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention<a name="page_104" id="page_104"></a> de persécuter
+Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.</p>
+
+<p>Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au
+Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on
+était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon
+maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du
+jury.</p>
+
+<p>Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui
+désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à
+votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je
+devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.</p>
+
+<p>On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès
+dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux
+tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.</p>
+
+<p>La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et
+qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.</p>
+
+<p>L'ameublement était dans le style de Napoléon I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez
+vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises
+au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout,
+à des tables séparées.</p>
+
+<p>La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les
+concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du
+salon dont je vous ai parlé.</p>
+
+<p>Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En<a name="page_105" id="page_105"></a> m'apercevant, il eut un
+sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me
+dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le
+premier échelon!»</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il accepter? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix.</p>
+
+<p>Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva,
+alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non
+sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir
+avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de
+l'écritoire du président!</p>
+
+<p>Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise
+et d'un encouragement profond?</p>
+
+<p>Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur.</p>
+
+<p>Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans
+mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez
+jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait
+flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants,
+que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule
+cependant, puisque je la fais sincèrement?</p>
+
+<p>Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je
+songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au
+coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M.
+Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en
+médiocre estime dans la <i>grande<a name="page_106" id="page_106"></a> maison</i>, à la suite du refus de mon
+ballet: <i>Le Preneur de rats</i>.</p>
+
+<p>M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche.</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi!</p>
+
+<p>J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra?
+répondis-je tout interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je le veux, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, <i>le Roi
+de Lahore</i>, avec Louis Gallet.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et
+apporte-moi tes feuilles.</p>
+
+<p>Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à
+Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à
+ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu
+jusqu'alors.</p>
+
+<p>Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y
+attendait déjà.</p>
+
+<p>Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la
+superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.</p>
+
+<p>Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de
+l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture
+complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains
+brisées de fatigue...</p>
+
+<p>Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et
+que Gallet et moi nous nous disposions à sortir:<a name="page_107" id="page_107"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie?</p>
+
+<p>Je regardai Gallet avec stupéfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?...</p>
+
+<p>&mdash;L'avenir te le dira!»</p>
+
+<p>A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre
+appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta
+un bulletin de l'Opéra, avec ces mots:</p>
+
+<p class="c">
+<i>Le Roi.</i><br />
+<i>2 heures.</i>&mdash;<i>Foyer.</i></p>
+
+<p>Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké&mdash;dont
+les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus
+tard:&mdash;Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.</p>
+
+<p>Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était,
+d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le
+fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la
+répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée
+«générale».</p>
+
+<p>Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage
+avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le
+personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un
+débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à
+la première représentation.</p>
+
+<p>Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon
+qui aimait la jeunesse et la protégeait!<a name="page_108" id="page_108"></a></p>
+
+<p>La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï;
+l'interprétation, de premier ordre...</p>
+
+<p>La première du <i>Roi de Lahore</i>, qui eut lieu le 27 avril 1877,
+marque une date bien glorieuse dans ma vie.</p>
+
+<p>Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert
+laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte,
+avec ces mots:</p>
+
+<p><i>Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!</i></p>
+
+<p>Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable
+pénétration d'esprit de celui qui a écrit <i>Salammbô</i> et l'immortel
+chef-d'&oelig;uvre qu'est <i>Madame Bovary</i>.</p>
+
+<p>Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand
+artiste Charles Garnier les lignes suivantes:</p>
+
+<p>«Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais,
+sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton
+&oelig;uvre et que je la trouve <i>admirable</i>. Ça, c'est la vérité.</p>
+
+<p class="r">
+«Ton<br />
+«C<small>ARLO.</small>»</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois
+auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir
+s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par
+l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes
+aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on
+parle de l'&oelig;uvre d'une si<a name="page_109" id="page_109"></a> haute magnificence de Charles Garnier,
+c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: <i>Quel
+bon théâtre</i>! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public
+qui rend à Garnier un légitime et juste hommage!</p>
+
+<p><a name="page_110" id="page_110"></a></p>
+
+<p><a name="page_111" id="page_111"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a>CHAPITRE XII<br /><br />
+THÉÂTRES D'ITALIE</h3>
+
+<p>Les représentations du <i>Roi de Lahore</i> à l'Opéra se succédaient, très
+suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car
+je n'allais déjà plus au théâtre.</p>
+
+<p>Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je
+l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne,
+travailler à la <i>Vierge</i>.</p>
+
+<p>J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio
+Ricordi, qui avait entendu le <i>Roi de Lahore</i> à l'Opéra, s'était mis
+d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.</p>
+
+<p>Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en
+italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils
+devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il
+m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer<a name="page_112" id="page_112"></a> <i>le Roi de Lahore</i> au
+lendemain de ses premières représentations.</p>
+
+<p>Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à
+Turin.</p>
+
+<p>Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades,
+pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un
+enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de
+1878.</p>
+
+<p>Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1<sup>er</sup> février
+1878.</p>
+
+<p>Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de
+Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la
+faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo
+Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui
+s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des
+plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos
+jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des
+arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.</p>
+
+<p>Il existait au Regio des m&oelig;urs tout à fait différentes de celles que
+l'on pratique à Paris, m&oelig;urs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard,
+en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence
+complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement
+chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel.
+L'orchestre était soumis aux moindres intentions du <i>direttore</i>
+d'orchestre.</p>
+
+<p>Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la
+suite directeur du Conservatoire<a name="page_113" id="page_113"></a> Rossini, à Pesaro, connu par des
+mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les
+<i>Masques</i> (<i>Tutti in maschera</i>). Sa mort survint dans des circonstances
+tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant:
+«Es-tou content? Je le suis tant, moi!»</p>
+
+<p>Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il
+possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre
+en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés.
+Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que
+j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le
+croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien.</p>
+
+<p>Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor:
+Cinq et Cinq font dix! (<i>Cinque e cinque fanno dieci</i>).</p>
+
+<p>Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le
+baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.</p>
+
+<p>Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et
+moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à
+Rome, où <i>Il Re di Lahore</i> eut les honneurs d'une première
+représentation, le 21 mars 1879.</p>
+
+<p>J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi
+le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand
+mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne,
+et sa plus jeune s&oelig;ur, charmante également.</p>
+
+<p>Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange,
+fort amusant, fort gai surtout lorsque<a name="page_114" id="page_114"></a> lui revenait en mémoire la
+première représentation du <i>Barbier de Séville</i> au Théâtre Argentina, à
+laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini,
+la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir
+écrit le <i>Barbier de Séville</i> et <i>Guillaume Tell</i> est, en vérité,
+l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus
+puissante!</p>
+
+<p>J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis.
+Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant
+pis, mettons: acclamé!</p>
+
+<p>J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.</p>
+
+<p>Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma
+chambre&mdash;j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard&mdash;un
+billet portant ces mots:</p>
+
+<p>«Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas
+dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme!
+Mais je suis bien content pour vous!</p>
+
+<p>«Votre vieil ami,</p>
+
+<p class="r">«D<small>U</small> L<small>OCLE.</small>»</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment
+de <i>Don César de Bazan</i>!</p>
+
+<p>Je courus l'embrasser.</p>
+
+<p>La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et
+du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures
+dans mes souvenirs.</p>
+
+<p>J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII,<a name="page_115" id="page_115"></a> nouvellement intrônisé.
+Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue
+antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous
+agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main
+droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier
+lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le
+Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits
+pour mon art.</p>
+
+<p>A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me
+rappela tout à fait celle de Pie IX.</p>
+
+<p>A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du
+Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine
+Marguerite.</p>
+
+<p>Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous
+attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs
+de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un
+piano droit.</p>
+
+<p>Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.</p>
+
+<p>J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons
+que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant
+évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: <i>La Regina</i> (la
+Reine!), puis, plus rapprochée: <i>La Regina!</i> en suite, plus près encore:
+<i>La Regina!</i> après et plus fort: <i>La Regina!</i> et enfin, dans le salon
+voisin, d'une voix éclatante: <i>La Regina!</i> Et la reine parut dans le
+salon où nous étions.</p>
+
+<p>Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.<a name="page_116" id="page_116"></a></p>
+
+<p>D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle
+n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre <i>il Capolavoro</i> du maître
+français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle
+ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre
+quelques motifs de l'opéra?»</p>
+
+<p>N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout,
+lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je
+m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition
+si adorablement demandée.</p>
+
+<p>Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux
+accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le
+marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute
+courtoisie.</p>
+
+<p>Un quart d'heure après, j'étais <i>via delle Carrozze</i>, rendant visite à
+Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris.</p>
+
+<p>Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité
+des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape,
+Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi!</p>
+
+<p>Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique
+noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement,
+mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me
+répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais
+on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.»</p>
+
+<p>Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre
+ambassadeur, le duc de Montebello. A<a name="page_117" id="page_117"></a> la demande de la duchesse, je
+recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La
+duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de
+cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la
+fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses
+dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse.</p>
+
+<p>Quelles heures inoubliables encore!</p>
+
+<p>Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade
+(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.</p>
+
+<p>Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver
+que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à
+Fontainebleau, et terminai <i>la Vierge</i>.</p>
+
+<p>Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa
+d'Este.</p>
+
+<p>Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses,
+pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans
+ma carrière, de leur trace ineffable.</p>
+
+<p>Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère
+fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en
+ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y
+trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de
+notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma
+fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands
+messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille,
+rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait<a name="page_118" id="page_118"></a> le chant avec un
+renommé professeur italien.</p>
+
+<p>Arrigo Boïto, le célèbre auteur de <i>Mefistofele</i>, qui était aussi en
+villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si
+personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement
+souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre
+inoubliable dans sa création de <i>Lakmé</i>, de mon glorieux et si regretté
+Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt.</p>
+
+<p>Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San
+Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre),
+Giulio Ricordi, mon voisin&mdash;car ses grands établissements d'édition
+étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la
+via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele&mdash;Giulio Ricordi vint
+m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très
+inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant
+intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était
+Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes.</p>
+
+<p>On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous
+une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte,
+l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade.</p>
+
+<p>Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, <i>le Roi de Lahore</i> fut
+représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la
+première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif
+pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.</p>
+
+<p>En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail
+pittoresque que je vais dire prit le dessus<a name="page_119" id="page_119"></a> même sur mes occupations au
+théâtre, quelque belles qu'elles fussent.</p>
+
+<p>Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent
+certainement inspirer Napoléon I<sup>er</sup> quand il créa à Paris la rue de
+Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor
+étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante,
+un cortège funéraire.</p>
+
+<p>Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de
+gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire,
+que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la
+file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence,
+ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout
+ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une
+grande et bien mélancolique tristesse.</p>
+
+<p>Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à
+reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.</p>
+
+<p>Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir
+la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas
+m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de
+composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de
+l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement,
+en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts,
+l'élection du successeur de Bazin étant proche.</p>
+
+<p>Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés
+en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la
+vérité!</p>
+
+<p><a name="page_120" id="page_120"></a></p>
+
+<p><a name="page_121" id="page_121"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a>CHAPITRE XIII<br /><br />
+LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT</h3>
+
+<p>J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au
+Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était
+sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de
+Fontainebleau?</p>
+
+<p>La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au
+sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si
+heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.</p>
+
+<p>Si les livres ont leur destinée (<i>habent sua fata libelli</i>), comme dit
+le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale,
+inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre,
+surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés!</p>
+
+<p>Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi
+et le vendredi, à une heure et demie.<a name="page_122" id="page_122"></a></p>
+
+<p>Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir
+sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les
+conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais
+comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants
+dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait
+filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait
+inculqué.</p>
+
+<p>Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge,
+et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au
+travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon
+élève que vous!»</p>
+
+<p>Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier
+jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois,
+je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs
+impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le
+lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, <i>le Roi de
+Lahore</i>.</p>
+
+<p>Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le
+«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes
+compositeurs.</p>
+
+<p>Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les
+succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et
+combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être
+le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il
+fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.</p>
+
+<p>Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit
+années, où, presque annuellement,<a name="page_123" id="page_123"></a> le grand-prix de Rome fut décerné à
+un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au
+Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur!</p>
+
+<p>Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les
+fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du
+Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui
+raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants.</p>
+
+<p>Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de
+leur part.</p>
+
+<p>Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où
+l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas!
+qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre
+plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin
+par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de
+plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé
+d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures,
+avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient
+précédées des lignes suivantes:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p>
+
+<p>«Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion
+d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage
+de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.»</p></div>
+
+<p>Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur
+gratitude étaient ceux de: Hillemacher,<a name="page_124" id="page_124"></a> Henri Rabaud, Max d'Ollone,
+Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard,
+Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier,
+Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra,
+d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier,
+Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à
+l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller,
+voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la
+lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me
+recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres
+n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque
+judicieuse froissait un peu ma modestie...</p>
+
+<p>Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que
+nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont
+j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat
+le plus en évidence.</p>
+
+<p>J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la
+moindre prétention à me voir élu.</p>
+
+<p>Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes
+leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais
+dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six
+heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant,
+qu'il savait où me trouver pour<a name="page_125" id="page_125"></a> m'annoncer le résultat, quel qu'il fût.
+Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir,
+membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!»</p>
+
+<p>J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon
+devoir, les <i>Promenades d'un Solitaire</i>, de Stéphen Heller (ah! ce cher
+musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!),
+lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang
+se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.</p>
+
+<p>Un domestique entra vivement et dit:</p>
+
+<p>«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout
+s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux
+et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.</p>
+
+<p>Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par
+mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon
+concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu,
+Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par
+lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin.
+Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma
+vie!</p>
+
+<p>Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des
+séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire
+perpétuel.</p>
+
+<p>La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en
+me rendant à l'Institut pour cette réception&mdash;le frac, à trois heures de
+l'après-midi!&mdash;on aurait cru que j'étais de noce.<a name="page_126" id="page_126"></a></p>
+
+<p>Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore
+aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà!</p>
+
+<p>A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour
+assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de
+service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de
+l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser
+pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince
+Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.</p>
+
+<p>J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je
+me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de
+la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout
+surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait
+pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas
+voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre
+moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je
+déjeune; partagez avec moi mes &oelig;ufs sur le plat!» J'acceptai et nous
+causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses
+manifestations.</p>
+
+<p>Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide
+ami.</p>
+
+<p>L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement
+ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer
+la partition d'<i>Hérodiade</i>, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient
+au nombre de mes plus sûres ressources.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><a name="page_127" id="page_127"></a></p>
+
+<p>Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à
+cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt
+mille personnes y assistaient.</p>
+
+<p>Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs &oelig;uvres. J'eus l'honneur de
+diriger le final du troisième acte du <i>Roi de Lahore</i>. Qui ne se
+souvient encore de l'effet prodigieux de ce <i>Festival</i>, organisé par
+Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance?</p>
+
+<p>Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que
+Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle
+impression il avait de la salle:</p>
+
+<p>«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!»</p>
+
+<p>Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci:</p>
+
+<p>La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours
+à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà
+placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je
+commencerai quand tout le monde sera <i>sorti</i>!» Cette apostrophe
+ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et
+les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par
+enchantement.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des <i>Concerts historiques</i>
+créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de
+musique.</p>
+
+<p>Il y fit exécuter ma légende sacrée: <i>La Vierge</i>. Mme Gabrielle Krauss
+et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.<a name="page_128" id="page_128"></a></p>
+
+<p>Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet
+ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir
+plutôt pénible.</p>
+
+<p>L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux
+public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce
+passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le
+prélude de la quatrième partie, <i>le Dernier Sommeil de la Vierge</i>.</p>
+
+<p>Quelques années plus tard, la Société des <i>Concerts du Conservatoire</i>
+donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de <i>la Vierge</i>.
+Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la
+Vierge.</p>
+
+<p>Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire
+la plus précieuse des revanches.<a name="page_129" id="page_129"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a>CHAPITRE XIV<br /><br />
+UNE PREMIERE A BRUXELLES</h3>
+
+<p>Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour
+suivre, sinon pour préparer, les représentations du <i>Roi de Lahore</i>,
+successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de
+l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la
+partition d'<i>Hérodiade</i>; elle arriva bientôt à son complet achèvement.</p>
+
+<p>Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce
+vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de
+mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en
+est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a
+à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux
+artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition
+sont souvent à expliquer; et les mouvements,<a name="page_130" id="page_130"></a> d'après le métronome, sont
+si peu les véritables!</p>
+
+<p>Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes.
+Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix,
+décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer
+aussi&mdash;ce serait dans mes v&oelig;ux les plus chers&mdash;à aller exprimer, en
+personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui
+connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux
+indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation
+de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient
+au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés
+et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux
+d'un inconnu pour eux.</p>
+
+<p>Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que
+j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs,
+d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck,
+Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes
+remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.</p>
+
+<p>Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville,
+près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet
+venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse
+des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces
+excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures
+par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette
+me prenaient le reste du temps. Il faut le constater,<a name="page_131" id="page_131"></a> ce n'est
+qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant
+plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande
+envergure.</p>
+
+<p>Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut
+depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce
+voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais
+jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept
+heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf
+heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il
+désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut
+deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si
+étincelante, du célèbre académicien.</p>
+
+<p>Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et
+que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui
+ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce
+moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.</p>
+
+<p>Au commencement de 1881, la partition d'<i>Hérodiade</i> était terminée.
+Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de
+l'Opéra. Les trois années que j'avais données à <i>Hérodiade</i> n'avaient
+été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un
+dévouement inoubliable et bien inattendu.</p>
+
+<p>Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un
+théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et
+j'allai à l'Opéra,<a name="page_132" id="page_132"></a> ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur
+de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus
+l'honneur d'avoir avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec <i>le
+Roi de Lahore</i> me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage
+<i>Hérodiade</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre poète?</p>
+
+<p>&mdash;Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui...
+(cherchant le mot)... un <i>carcassier</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Un <i>carcassier</i>!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un
+<i>carcassier</i>!... Mais quel est cet animal?...</p>
+
+<p>&mdash;Un <i>carcassier</i>, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un
+<i>carcassier</i> est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse
+d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez
+<i>carcassier</i>, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un
+autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert.</p>
+
+<p>...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après
+cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du
+<i>Roi de Lahore</i> avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue
+Richer,&mdash;ce qui signifiait l'abandon final.</p>
+
+<p>Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non
+loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un
+rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette<a name="page_133" id="page_133"></a> rue. Mes
+pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le c&oelig;ur
+défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon
+d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus
+salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M.
+Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.</p>
+
+<p>Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la
+collection des directeurs qui me montraient visage de bois?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand
+ouvrage: <i>Hérodiade</i>. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de
+suite, au Théâtre de la Monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous
+l'inflige.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles.</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le
+magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons
+seuls.</p>
+
+<p>Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant,
+pleurant, ce qui venait de m'arriver!</p>
+
+<p>Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul
+Milliet était prévenu en toute hâte.</p>
+
+<p>Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts,
+sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les
+répétitions d'<i>Hérodiade</i> <a name="page_134" id="page_134"></a>allaient commencer au Théâtre-Royal de la
+Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné
+un permis de circulation.</p>
+
+<p>On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de
+Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers,
+surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les
+remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des
+places pour le théâtre de la Monnaie!</p>
+
+<p>Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie
+au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui
+allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.</p>
+
+<p>Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési,
+m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle
+aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre
+sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du
+vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle,
+le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être
+remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a
+été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin
+de là.</p>
+
+<p>Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue,
+autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils
+et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et
+mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer
+l'ouvrage. En tête de ces artistes<a name="page_135" id="page_135"></a> étaient Marthe Duvivier, que le
+talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé;
+Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef
+d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury,
+Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux
+fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les ch&oelig;urs.</p>
+
+<p>J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très
+gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser
+d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table
+chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce
+même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes
+m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!...
+Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai
+presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si
+contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser
+qu'à manger. De quoi me serais-je plaint?</p>
+
+<p>Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du
+théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au
+rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent,
+que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du
+séminaire, de <i>Manon</i>. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910,
+le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers.</p>
+
+<p>Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si
+souvent en compagnie de Reyer,<a name="page_136" id="page_136"></a> l'auteur de <i>Sigurd</i> et de <i>Salammbô</i>,
+mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes,
+lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet
+hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais
+étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses
+obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de
+l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le
+cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres
+paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de <i>Sigurd</i> et
+d'<i>Esclarmonde</i>.</p>
+
+<p>Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille
+de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à
+regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées
+chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême
+adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau
+provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune
+fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté,
+n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des
+pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les
+choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons
+laissée à très bon compte!...»</p>
+
+<p>En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque,
+l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous
+les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître
+Gevaert.<a name="page_137" id="page_137"></a></p>
+
+<p>Ah! le triste jour d'hiver!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Les répétitions d'<i>Hérodiade</i> se succédaient à la Monnaie. Elles
+n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes
+enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans
+les journaux du temps:</p>
+
+<p>«...Enfin, le grand soir arriva.</p>
+
+<p>Dès la veille&mdash;c'était un dimanche&mdash;le public prit la file aux abords du
+théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en
+location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et,
+tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la
+file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs
+les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.</p>
+
+<p>Le soir, la salle fut prise d'assaut.</p>
+
+<p>Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène,
+accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier
+d'ordonnance du roi.</p>
+
+<p>Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la
+comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem
+et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.</p>
+
+<p>Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du
+roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden,
+chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le
+major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du
+roi.<a name="page_138" id="page_138"></a></p>
+
+<p>Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de
+France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du
+cabinet et Mme Frère-Orban, etc.</p>
+
+<p>Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé
+bourgmestre, et les échevins.</p>
+
+<p>Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les
+compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud,
+Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc.,
+etc.</p>
+
+<p>Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit
+à l'&oelig;uvre un succès délirant.</p>
+
+<p>Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit
+venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et
+Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre <i>la Statue</i>.</p>
+
+<p>L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier
+acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène
+à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne
+parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le
+régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'&oelig;uvre en scène, dut
+enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où
+se terminait la représentation.</p>
+
+<p>Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la
+cour, et un arrêté royal paraissait au <i>Moniteur</i>, le nommant chevalier
+de l'Ordre de Léopold.</p>
+
+<p>Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse
+européenne, qui le célébra presque sans exception<a name="page_139" id="page_139"></a> en termes
+enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista
+obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui
+réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de
+l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><i>Hérodiade</i>, qui a fait sa première apparition sur la scène de la
+Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement
+brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de
+Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs
+reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911,
+à la distance donc de bientôt trente ans. <i>Hérodiade</i> avait dépassé
+depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!...</p>
+
+<p><a name="page_140" id="page_140"></a></p>
+
+<p><a name="page_141" id="page_141"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a>CHAPITRE XV<br /><br />
+L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE</h3>
+
+<p>Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux
+même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois
+actes: la <i>Ph&oelig;bé</i>, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne
+m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais
+énervé, impatienté!</p>
+
+<p>Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux
+auteur de tant d'&oelig;uvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était
+dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures
+merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol,
+qu'il habitait au 30 de la rue Drouot.</p>
+
+<p>Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre
+grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que,
+souriant de son<a name="page_142" id="page_142"></a> bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui
+apportais des nouvelles de notre <i>Ph&oelig;bé</i>:</p>
+
+<p>&mdash;C'est terminé? me fit-il.</p>
+
+<p>A ce bonjour, je ripostai <i>illico</i>, d'un ton moins assuré:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais!</p>
+
+<p>Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était
+extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un
+ouvrage me frappa comme une révélation.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Manon!</i> m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Manon Lescaut</i>, c'est <i>Manon Lescaut</i> que vous voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Non! <i>Manon</i>, <i>Manon</i> tout court; <i>Manon</i>, c'est <i>Manon</i>!</p>
+
+<p>Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec
+ce délicieux et délicat esprit, cet homme au c&oelig;ur tendre et charmant
+qu'était Philippe Gille.</p>
+
+<p>&mdash;Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous
+raconterai ce que j'aurai fait...</p>
+
+<p>En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au
+c&oelig;ur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc
+chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je
+trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de <i>Manon</i>!
+Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.</p>
+
+<p>L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve
+réalisé.<a name="page_143" id="page_143"></a></p>
+
+<p>Bien que très enfiévré par les répétitions d'<i>Hérodiade</i>, et fort
+dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à
+<i>Manon</i> au courant de l'été 1881.</p>
+
+<p>Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à
+Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq
+heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors,
+tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans
+le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour
+amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai
+l'acte de Transylvanie.</p>
+
+<p>Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées
+s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver,
+si possible, à la perfection!</p>
+
+<p>Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en
+temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère!</p>
+
+<p>Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à
+Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de
+sa belle forêt!</p>
+
+<p>Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début
+de l'été 1882.</p>
+
+<p>Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux
+en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume
+de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de <i>l'Indépendance
+belge</i>. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très
+en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française.<a name="page_144" id="page_144"></a></p>
+
+<p>C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa
+physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien
+celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers
+et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les
+paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les
+aimaient.</p>
+
+<p>Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce
+rôle, dans <i>Hérodiade</i>, pendant toute la nouvelle saison, était allée se
+fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon
+ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les
+manuscrits des premiers actes de <i>Manon</i>, je risquai devant lui et notre
+belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai
+de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.</p>
+
+<p>Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation
+à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement
+amusantes.</p>
+
+<p>Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt
+apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me
+fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant
+appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller
+installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu
+l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer&mdash;ce fut pendant l'été
+de 1882&mdash;dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des <i>Mémoires d'un
+homme de qualité</i>. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y
+trouvait encore.<a name="page_145" id="page_145"></a></p>
+
+<p>Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt
+sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la
+résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et
+exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches
+haleines de leur museau humide...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'&oelig;uvre
+terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de
+Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac
+et Philippe Gille. <i>Manon</i> fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes
+amis en parurent charmés.</p>
+
+<p>Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter:</p>
+
+<p>&mdash;Que n'ai-je vingt ans de moins!</p>
+
+<p>Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût
+sur la partition, et je la lui dédiai.</p>
+
+<p>Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du
+côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe
+distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup,
+certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne
+sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le
+voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le
+c&oelig;ur que j'y avais mis.</p>
+
+<p>Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier,
+des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la
+copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler<a name="page_146" id="page_146"></a>
+chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.</p>
+
+<p>A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles
+Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris,
+m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant&mdash;plus tard Mme
+Vaillant-Couturier&mdash;la charmante artiste dont je viens de parler, y
+tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle
+avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune
+fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (<i>proh
+pudor!</i>) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son
+souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que
+je voyais sans cesse devant moi en travaillant!</p>
+
+<p>Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à
+l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et
+ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Illustre maître</i>, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène?
+Vous êtes ici chez vous, vous le savez!...</p>
+
+<p>&mdash;Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra
+nouveau...</p>
+
+<p>&mdash;<i>Cher monsieur</i>, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant
+m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder.</p>
+
+<p>&mdash;Pour de bon?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon
+théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, <i>bibi</i>?<a name="page_147" id="page_147"></a></p>
+
+<p>Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et
+d'autre.</p>
+
+<p>Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent
+marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout
+fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du
+théâtre.</p>
+
+<p>A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante?</p>
+
+<p>&mdash;Heilbronn! m'écriai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Elle-même!...</p>
+
+<p>Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier
+ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la
+première fois sur la scène.</p>
+
+<p>&mdash;Chantez-vous encore?</p>
+
+<p>&mdash;Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me
+manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle!</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai un: <i>Manon</i>!</p>
+
+<p>&mdash;<i>Manon Lescaut?</i></p>
+
+<p>&mdash;Non: <i>Manon</i>... Cela dit tout:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je entendre la musique?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! Il est près de minuit...</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là
+quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon
+appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera
+ouvert, le lustre allumé...<a name="page_148" id="page_148"></a></p>
+
+<p>Ce qui fut dit fut fait.</p>
+
+<p>Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie
+sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.</p>
+
+<p>Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes.
+A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais
+c'est ma vie, cela!...»</p>
+
+<p>Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre
+de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement.</p>
+
+<p>L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations
+consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!...</p>
+
+<p>...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur
+souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous
+apporte le jour de l'éternelle séparation.</p>
+
+<p>Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.</p>
+
+<p>A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes.
+<i>Manon</i> fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl
+Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200<sup>e</sup>.</p>
+
+<p>Une gloire m'était réservée pour la 500<sup>e</sup>. Ce soir-là, Manon fut
+chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante
+et exquise artiste était acclamée le soir de la 740<sup>e</sup> représentation.</p>
+
+<p>Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles<a name="page_149" id="page_149"></a> artistes qui
+tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar,
+Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes
+Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes
+encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu
+en ce moment sous ma plume reconnaissante.</p>
+
+<p>Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la
+première représentation de <i>Manon</i>, comme je l'ai déjà dit, de jouer
+<i>Hérodiade</i> avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké,
+Victor Maurel, Édouard de Reszké.</p>
+
+<p>Tandis que j'écris ces lignes en 1911, <i>Hérodiade</i> continue sa carrière
+au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en
+1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le
+lendemain de la première d'<i>Hérodiade</i> à Paris, je recevais ces lignes
+de notre illustre maître Gounod:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«Dimanche 3 février 84.</p>
+
+<p class="addr">«M<small>ON CHER AMI</small>,</p>
+
+<p>«Le bruit de votre succès d'<i>Hérodiade</i> m'arrive; mais il me manque
+celui de l'&oelig;uvre même, et je me le paierai le plus tôt possible,
+probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et</p>
+
+<p class="r"><span style="margin-right: 2em;">«Bien à vous.</span><br />
+«C<small>H.</small> G<small>OUNOD.</small>»</p>
+</div>
+
+<p>Entre temps, <i>Marie-Magdeleine</i> poursuivait sa carrière dans de grands
+festivals à l'étranger. Ce n'est<a name="page_150" id="page_150"></a> pas sans un profond orgueil que je me
+rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me
+donnes la fièvre, brigand!</p>
+
+<p>«Tu es un fier musicien, va!</p>
+
+<p>«Ma femme vient de mettre <i>Marie-Magdeleine</i> sous clef!...</p>
+
+<p>«Ce détail est éloquent, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>«Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!...</p>
+
+<p>«Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son
+admiration et dans son affection que ton</p>
+
+<p class="r">«B<small>IZET</small>.»</p></div>
+
+<p>Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de
+l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que
+j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi,
+si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de
+son prestigieux et merveilleux talent.</p>
+
+<p>Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait
+tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour.<a name="page_151" id="page_151"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a>CHAPITRE XVI<br /><br />
+UNE COLLABORATION A CINQ</h3>
+
+<p>Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que <i>Manon</i> eût un sort, pour
+tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me
+trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait
+écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en
+retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte
+jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le <i>Cid</i>, opéra en
+cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce
+manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à
+répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...»</p>
+
+<p>Écrire un ouvrage d'après le chef-d'&oelig;uvre du grand Corneille, et en
+devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de
+l'Opéra impérial: <i>la Coupe du roi de Thulé</i>, où j'avais failli enlever
+le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour
+me plaire.<a name="page_152" id="page_152"></a></p>
+
+<p>J'appris donc, comme toujours, le poème par c&oelig;ur. Je voulais l'avoir
+sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en
+poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans
+le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le
+loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en
+sens empoigné, comme c'était le cas.</p>
+
+<p>Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque
+temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au
+cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru
+suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème,
+j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au
+célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette
+scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du <i>Cid</i>. D'Ennery entra
+ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène
+découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.</p>
+
+<p>Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y
+prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au
+Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été
+directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien
+l'Hospitalier.</p>
+
+<p>Je continuai mon travail du <i>Cid</i>, là où je me trouvais, suivant que les
+représentations de <i>Manon</i> me retenaient dans les théâtres de province
+où elles alternaient avec celle d'<i>Hérodiade</i>, données en France et à
+l'étranger.</p>
+
+<p>Ce fut à Marseille, à l'<i>hôtel Beauvau</i>, pendant un<a name="page_153" id="page_153"></a> assez long séjour
+que j'y fis, que j'écrivis le ballet du <i>Cid</i>.</p>
+
+<p>J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et
+dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y
+jouissais d'un coup d'&oelig;il absolument féerique. Cette chambre était
+ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon
+étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il
+m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car
+elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y
+avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois
+jusqu'au fétichisme!</p>
+
+<p>On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes
+d'&oelig;illets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand
+je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il
+avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et
+encore?</p>
+
+<p>Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de
+gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où
+l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant
+de miel?...</p>
+
+<p>Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des
+directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON CHER AMI</small>,</p>
+
+<p>«Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du <i>Cid</i>?</p>
+
+<p>«Amitié.</p>
+
+<p class="r">«E. R<small>ITT.</small>»</p>
+</div>
+
+<p><a name="page_154" id="page_154"></a></p>
+
+<p>Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet
+de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la
+sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage,
+elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis
+Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du
+<i>Cid</i>. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je
+monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!...</p>
+
+<p>Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu,
+comme l'Opéra me le demandait.</p>
+
+<p>Puisque je vous ai parlé du ballet du <i>Cid</i>, il me revient en mémoire
+que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce
+ballet.</p>
+
+<p>J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste
+posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à
+des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel.
+Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse.
+Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur
+locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.</p>
+
+<p>Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux
+soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine
+plusieurs rythmes très intéressants.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le
+pays des Magyars à la France.</p>
+
+<p>L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une
+quarantaine de Français, dont j'étais,<a name="page_155" id="page_155"></a> de nous rendre en Hongrie, à des
+fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point
+pour surprendre.</p>
+
+<p>Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en
+caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les
+docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis
+charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre
+tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins,
+sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre
+illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il
+portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût
+pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous.</p>
+
+<p>Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le
+voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos
+de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries
+sans fin.</p>
+
+<p>Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de
+toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.</p>
+
+<p>En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq
+minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une
+dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans
+un coin du <i>dining-car</i>, et avaient assisté impassibles, à toutes nos
+folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent
+étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont
+bien communs!» N'en déplaise à ce couple<a name="page_156" id="page_156"></a> puritain, nous ne dépassâmes
+jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.</p>
+
+<p>Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables
+et dont la drôlerie le disputait au burlesque.</p>
+
+<p>Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites
+par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand
+de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le <i>Grand Français</i>,
+Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du
+lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait:
+<i>Demain matin, à quatre heures, en habit noir</i>, et le premier levé,
+habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous
+le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en
+excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!»</p>
+
+<p>Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en
+notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande
+représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes
+invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de
+toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: <i>Elyen!!!</i> je
+trouvai au pupitre la partition... du premier acte de <i>Coppélia</i> alors
+que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'<i>Hérodiade</i> que je
+devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je
+battis la mesure, de mémoire.</p>
+
+<p>L'aventure, cependant, se compliqua.</p>
+
+<p>Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs,<a name="page_157" id="page_157"></a> vit sur le pupitre le
+troisième acte d'<i>Hérodiade</i>, comme j'étais retourné dans la salle
+auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le
+pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait,
+suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui
+donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de
+mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien
+qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté!</p>
+
+<p>Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où
+naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime
+musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour.</p>
+
+<p>Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son
+speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos
+partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession
+de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques
+de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois.</p>
+
+<p>J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un
+état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie
+sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay»,
+pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très
+voluptueux et capiteux parfum!</p>
+
+<p>Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit
+noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des
+couronnes sur la<a name="page_158" id="page_158"></a> tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la
+liberté de leur pays.</p>
+
+<p>Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces
+cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du <i>Cid</i> qui
+m'attendaient, dès mon retour à Paris.</p>
+
+<p>J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une
+lettre de l'auteur de la <i>Messe du Saint-Graal</i>, cet ouvrage
+avant-coureur de <i>Parsifal</i>:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">
+«T<small>RÈS HONORÉ CONFRÈRE,</small></p>
+
+<p>«La Gazette d'<i>Hongrie</i> (<i>sic</i>) m'apprend que vous m'avez témoigné
+de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères
+remerciements et constante cordialité.</p>
+
+<p class="r">«F. L<small>ISZT.</small>»</p>
+
+<p><small>«26 août 85. Weimar.»</small></p>
+</div>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Les études en scène du <i>Cid</i>, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté
+et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un
+maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des
+artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en
+&oelig;uvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en
+rendre hommage.</p>
+
+<p>Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors
+d'<i>Ariane</i> à l'Opéra.</p>
+
+<p>Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du <i>Cid</i>, en
+même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, <i>Manon</i>, qui avait
+dépassé sa quatre-vingtième représentation.</p>
+
+<p>Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées<a name="page_159" id="page_159"></a> la répétition
+générale du <i>Cid</i>, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de
+<i>Manon</i>. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il
+n'était question que de la première du <i>Cid</i> qui, à la même heure,
+battait son plein.</p>
+
+<p>Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux;
+aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de
+<i>Manon</i>, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible
+me poussait de ce côté.</p>
+
+<p>Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule
+élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste
+connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des
+résultats de la soirée, ces mots: <i>C'est crevant, mon cher!...</i> Très
+troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des
+informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des
+artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces
+paroles: <i>C'est un triomphe!...</i></p>
+
+<p>Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste.
+Elle me réconforta complètement.</p>
+
+<p>Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on
+donnait <i>Hérodiade</i> et <i>Manon</i>.</p>
+
+<p>Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec
+deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des <i>Deux
+Cortèges</i>, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta
+un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu:</p>
+
+<p>«Cinquième du <i>Cid</i> remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue.
+Artistes souffrants.»</p>
+
+<p>Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un<a name="page_160" id="page_160"></a> évanouissement qui
+se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.</p>
+
+<p>Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort?</p>
+
+<p>Au bout de trois semaines, cependant, le <i>Cid</i> reparut sur l'affiche, et
+je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont
+témoigne, entre autres, la lettre suivante:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">
+«M<small>ON CHER CONFRÈRE</small>,<br />
+</p>
+
+<p>«Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous
+applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne
+revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour
+qu'on donne le <i>Cid</i> ce jour-là, <i>vendredi 11 décembre</i>.</p>
+
+<p>«Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.</p>
+
+<p class="r">«H. <small>D</small>'O<small>RLÉANS</small>.»</p></div>
+
+<p>Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R.
+le duc d'Aumale!</p>
+
+<p>Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées
+au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat,
+Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante
+dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et
+comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans
+prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans
+la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument
+séduits par la parfaite<a name="page_161" id="page_161"></a> bonhomie avec laquelle le prince contait les
+choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au
+bivouac, au milieu de nos soldats!</p>
+
+<p>Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements
+d'exquise familiarité.</p>
+
+<p>Et <i>le Cid</i>, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière.</p>
+
+<p>En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911,
+au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux:</p>
+
+<p>«Hier soir, la représentation du <i>Cid</i> fut des plus belles. Une salle
+tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle &oelig;uvre de M.
+Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile
+du ballet, Mlle Zambelli.»</p>
+
+<p>Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de
+cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris
+par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante
+Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent
+professeur au Conservatoire.</p>
+
+<p><a name="page_162" id="page_162"></a></p>
+
+<p><a name="page_163" id="page_163"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a>CHAPITRE XVII<br /><br />
+VOYAGE EN ALLEMAGNE</h3>
+
+<p>Le dimanche 1<sup>er</sup> août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre
+<i>Parsifal</i>, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition
+de ce <i>miracle unique</i>, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la
+Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à
+l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la
+ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle,
+dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui
+m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable.</p>
+
+<p>Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité
+différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar.
+Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où G&oelig;the
+avait conçu son immortel roman, <i>les Souffrances du jeune Werther</i>.<a name="page_164" id="page_164"></a></p>
+
+<p>Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le
+plus ému. Me voir dans cette même maison, que G&oelig;the avait rendue
+célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna
+profondément.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible
+et belle émotion que vous éprouvez.</p>
+
+<p>Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le
+temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de
+G&oelig;the. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit
+de l'aphorisme <i>traduttore traditore</i>, qui veut qu'une traduction
+trahisse fatalement la pensée de l'auteur.</p>
+
+<p>J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous
+entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en
+Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes
+que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des
+étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux
+cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en
+porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.</p>
+
+<p>Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique
+atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais
+m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les
+sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet,
+que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces
+luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond<a name="page_165" id="page_165"></a> jettera
+Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après
+cette lecture palpitante des vers d'Ossian:</p>
+
+<p>«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je
+suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me
+flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain
+viendra le voyageur; son &oelig;il me cherchera partout, et il ne me
+trouvera plus,..»</p>
+
+<p>Et G&oelig;the d'ajouter:</p>
+
+<p>«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots;
+il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.</p>
+
+<p>«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du
+projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui
+serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui
+avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.»</p>
+
+<p>Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux
+yeux.</p>
+
+<p>Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner!
+C'était <i>Werther</i>! C'était mon troisième acte.</p>
+
+<p>La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la
+fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que
+j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives
+passions!</p>
+
+<p>Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément
+éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé <i>Ph&oelig;bé</i>, et
+les hasards m'amenèrent à écrire <i>Manon</i>.<a name="page_166" id="page_166"></a></p>
+
+<p>Ce fut ensuite <i>le Cid</i> qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de
+1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes
+d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'<i>Hérodiade</i>,
+Paul Milliet, pour nous mettre décidément à <i>Werther</i>.</p>
+
+<p>Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?),
+mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux
+Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de
+plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai
+m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle,
+et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire
+était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann
+chez le plus renommé antiquaire.</p>
+
+<p>Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer
+habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il
+comprenait G&oelig;the, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que
+je m'occupe enfin de cet ouvrage.</p>
+
+<p>Comme on me proposait un jour d'écrire une &oelig;uvre lyrique sur <i>la Vie
+de Bohème</i>, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune
+manière, de refuser ce travail.</p>
+
+<p>La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans
+son &oelig;uvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre,
+celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il
+eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde
+spécial que lui-même a défini,<a name="page_167" id="page_167"></a> qu'il nous a fait parcourir à travers
+mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait
+pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de
+pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient
+pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il
+possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais
+sourires, le cri du c&oelig;ur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il
+chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son
+violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme
+comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs.</p>
+
+<p>Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la
+veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis,
+où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant
+entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note
+comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement?</p>
+
+<p>J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le
+Schaunard de <i>la Vie de Bohème</i>), lequel, voyant Murger manger de
+magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit
+en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!»</p>
+
+<p>Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il
+me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de
+<i>la Vie de Bohème</i>. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais
+tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que
+le moment<a name="page_168" id="page_168"></a> n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de
+chanter ce roman si vécu.</p>
+
+<p>Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me
+rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre
+Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies,
+est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de
+son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage.
+O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus
+de cinquante ans!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais
+obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à
+auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages
+du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion.
+J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je
+tombai épuisé... anéanti!</p>
+
+<p>Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit:</p>
+
+<p>&mdash;J'espérais que vous m'apporteriez une autre <i>Manon</i>! Ce triste sujet
+est sans intérêt. Il est condamné d'avance...</p>
+
+<p>Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression,
+surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que
+l'ouvrage soit aimé!</p>
+
+<p>Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du
+claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le
+soir de l'audition de <i>Manon<a name="page_169" id="page_169"></a></i>... J'avais la gorge aussi sèche que la
+parole; je sortis sans dire un mot.</p>
+
+<p>Le lendemain, <i>horresco referens</i>, oui, le lendemain, j'en suis encore
+atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement
+détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes
+dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre
+directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre
+six années dans le silence, dans l'oubli.</p>
+
+<p>Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté <i>Manon</i>; la
+centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La
+capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des
+plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de
+me demander un ouvrage.</p>
+
+<p>C'est alors que je proposai <i>Werther</i>. Le peu de bon vouloir des
+directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition.</p>
+
+<p>Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction
+ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur
+d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à
+l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra.</p>
+
+<p>Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et
+éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste
+salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils.
+Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des
+panneaux; dans le un piano à queue.<a name="page_170" id="page_170"></a></p>
+
+<p>Tous les artistes de <i>Werther</i> se trouvaient réunis autour du piano,
+lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous
+voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent
+en s'inclinant.</p>
+
+<p>A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie&mdash;à
+laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade&mdash;je
+répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout
+tremblant, je me mis au piano.</p>
+
+<p>L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de
+mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans
+cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les
+larmes me venir aux yeux.</p>
+
+<p>A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler.
+L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare,
+l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les
+nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ia! Göttlicher Mann!...</i> (Oui, homme aimé de Dieu!...)</p>
+
+<p>La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à
+midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils
+d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet
+mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient
+venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au
+milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment
+reçu de la plus flatteuse et exquise manière.</p>
+
+<p>Les représentations qui suivirent devaient être la<a name="page_171" id="page_171"></a> consécration de
+cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par
+les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.</p>
+
+<p>En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de
+l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda <i>Werther</i>, et
+cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier.</p>
+
+<p>La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et
+Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt
+et l'éditeur Charpentier.</p>
+
+<p>Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune
+artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre
+que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de <i>la
+Reine de Saba</i>, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui
+prenant les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté.</p>
+
+<p>Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à
+l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER AMI</small>,</p>
+
+<p>«Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe
+dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des
+Français.»</p></div>
+
+<p>Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi
+envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra:<a name="page_172" id="page_172"></a></p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«A<small>MICO MIO</small>,</p>
+
+<p>Deux yeux pour te voir,<br />
+ &nbsp; &nbsp;Deux oreilles pour t'entendre,<br />
+ &nbsp; &nbsp;Deux lèvres pour t'embrasser,<br />
+ &nbsp; &nbsp;Deux bras pour t'enlacer,<br />
+ &nbsp; &nbsp;Deux mains pour t'applaudir,<br />
+</p>
+
+<p>et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton
+<i>Werther</i> est joliment tapé,&mdash;savez-vous? Je suis fier de toi et de
+ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi.</p>
+
+<p class="r">«C<small>ARLO.</small>»</p></div>
+
+<p>En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de
+nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût
+merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette &oelig;uvre
+au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.</p>
+
+<p>Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque:
+Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui
+créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle
+Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et...
+d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms.</p>
+
+<p>A la reprise, due à M. Albert Carré, <i>Werther</i> eut la grande fortune
+d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément
+et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet
+ouvrage.<a name="page_173" id="page_173"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a>CHAPITRE XVIII<br /><br />
+UNE ÉTOILE</h3>
+
+<p>Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique.</p>
+
+<p>On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre
+dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en
+fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait,
+avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes.</p>
+
+<p>Hartmann lui offrit deux ouvrages: <i>Le roi d'Ys</i>, d'Édouard Lalo, et mon
+<i>Werther</i>, en souffrance.</p>
+
+<p>J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le
+jour à cet ouvrage.</p>
+
+<p>Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en
+dire.</p>
+
+<p>Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande
+famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il
+m'arrive<a name="page_174" id="page_174"></a>&mdash;le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de
+penchant pour ce genre de distractions&mdash;l'on était, cependant, si
+gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon
+refus. Il m'avait semblé que mon c&oelig;ur affligé devait y rencontrer un
+dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?...</p>
+
+<p>J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique
+d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un
+diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me
+sembla-t-il, les limites. «<i>Est modus in rebus</i>,&mdash;en toutes choses il y
+a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très
+ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière,
+l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...»</p>
+
+<p>Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui
+s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire
+quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est
+qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure
+de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain,
+l'anglais, l'allemand, le français.</p>
+
+<p>Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore?</p>
+
+<p>Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir
+ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur
+diplomate:</p>
+
+<p><i>Le monsieur.</i>&mdash;Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle
+Orphéa?<a name="page_175" id="page_175"></a></p>
+
+<p><i>La dame.</i>&mdash;La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en
+détresse?...</p>
+
+<p><i>Le monsieur</i> (insinuant).&mdash;Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que
+les sons pour effacer les peines du c&oelig;ur?</p>
+
+<p><i>La dame.</i>&mdash;Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase
+brisé.</p>
+
+<p><i>Le monsieur</i> (poétique).&mdash;Un <i>nocturne</i>, sans doute...</p>
+
+<p>Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt
+de cours.</p>
+
+<p>Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire
+un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames,
+vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites.</p>
+
+<p>Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même
+instant, je leur fus présenté.</p>
+
+<p>La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en
+beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent
+nous en envoie la République étoilée.</p>
+
+<p>«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé,
+on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir
+l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge
+suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes
+s&oelig;urs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux
+aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en
+blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!»</p>
+
+<p>Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano.<a name="page_176" id="page_176"></a></p>
+
+<p>«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce
+serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!»</p>
+
+<p>Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna
+d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit»,
+de <i>la Flûte enchantée</i>.</p>
+
+<p>Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois
+octaves en pleine force et dans le pianissimo!</p>
+
+<p>J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se
+rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se
+manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire
+que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste
+une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient
+lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières
+au théâtre.</p>
+
+<p>Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter
+l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille.</p>
+
+<p>Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une
+artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou
+non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me
+remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour
+l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu
+dans deux ans, en mai 1889.»</p>
+
+<p>Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux
+que je m'écriai, dans un élan de<a name="page_177" id="page_177"></a> profonde conviction: «J'ai l'artiste
+pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle
+Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau
+que vous m'offrez!»</p>
+
+<p>C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM.
+Alfred Blau et Louis de Gramont.</p>
+
+<p>Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon
+égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl
+Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour
+ses représentations.</p>
+
+<p>La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon
+entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs
+et costumiers suivant mes propres conceptions.</p>
+
+<p>Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M.
+Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers
+que lui donna <i>Esclarmonde</i>. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut
+représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle
+de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année.</p>
+
+<p>Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl
+Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert.</p>
+
+<p>L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque
+j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie
+avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer <i>Esclarmonde</i>.
+C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique,
+où elle triomphait depuis plusieurs mois.</p>
+
+<p>Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste,<a name="page_178" id="page_178"></a> applaudie par
+tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si
+brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un
+instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province
+arrivaient les échos des succès remportés, dans <i>Esclarmonde</i>, par des
+artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de
+Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon.</p>
+
+<p><i>Esclarmonde</i> devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare
+et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à
+Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre.</p>
+
+<p>Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je
+rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine
+beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à
+l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient
+avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus
+magnifiquement douées que j'aie connues.</p>
+
+<p>Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir
+l'interprète ardente de plusieurs de mes &oelig;uvres; mais aussi, pour
+nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des
+artistes qui réaliseront votre rêve!</p>
+
+<p>C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'<i>Esclarmonde</i>, je lui
+consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme
+en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir
+de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices.<a name="page_179" id="page_179"></a></p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa
+sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure!
+Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir.</p>
+
+<p>Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les
+premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui
+avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses
+séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime,
+Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la
+belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui
+resteront:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Elle était aimée!</i></p>
+
+<p>Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire
+de celle qui n'est plus?...</p>
+
+<p>Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits
+rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire
+<i>Esclarmonde</i>.</p>
+
+<p>Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et
+j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux
+d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac
+de Genève, et que sa <i>Fête des vignerons</i> a rendue célèbre. Je l'avais
+entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses
+environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout
+de ce que j'en avais lu dans <i>les Confessions</i> de Jean-Jacques Rousseau,
+qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de
+Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse
+petite cité l'a suivi dans tous ses voyages.<a name="page_180" id="page_180"></a></p>
+
+<p>Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre
+de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à
+un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des
+excursions sur le lac.</p>
+
+<p>En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas.
+Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord,
+et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car
+je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«Illiec, lundi 20 août 1888.</p>
+
+<p>«Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée
+ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière.
+Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent,
+mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux
+jours!</p>
+
+<p>«C'était trop peu!...</p>
+
+<p>«Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir?</p>
+
+<p>«Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez
+content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je
+voudrais pouvoir en dire autant.</p>
+
+<p>«A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au
+mien!...</p>
+
+<p>«Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps
+interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma
+solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris.</p>
+
+<p>«Je vous envoie les affectueux souvenirs de<a name="page_181" id="page_181"></a> Mme Ambroise Thomas,
+et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la
+main.</p>
+
+<p>«De tout c&oelig;ur à vous.</p>
+
+<p class="r">«A<small>MBROISE</small> T<small>HOMAS.</small>»</p></div>
+
+<p>Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir.</p>
+
+<p>Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois s&oelig;urs habitaient aussi le
+Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais
+travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans
+la journée.</p>
+
+<p>N'attendant pas que mon esprit soit en friche après <i>Esclarmonde</i>, et
+connaissant mes sentiments attristés au sujet de <i>Werther</i>, que je
+persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction,
+d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en
+était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand
+sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: <i>le Mage</i>.</p>
+
+<p>Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a
+dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au
+courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je
+trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il
+choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il
+m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du <i>Mage</i>.</p>
+
+<p>P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus
+dévoué des amis. Il monta l'ouvrage<a name="page_182" id="page_182"></a> avec un luxe inusité. Je lui dus
+une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM.
+Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon
+féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri.</p>
+
+<p>L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à
+avoir plus de quarante représentations.</p>
+
+<p>D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait
+sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège.
+Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre
+directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à
+E. Bertrand, lors de l'apparition de <i>Thaïs</i>, dont je parlerai.</p>
+
+<p>A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me
+reviennent à la pensée. Les voici:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Le «Mage» est loin, «Werther» est proche,</td></tr>
+<tr><td align="left"> &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp;Et déjà «Thaïs» est sous roche;</td></tr>
+<tr><td align="left"> &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp;Admirable fécondité...</td></tr>
+<tr><td align="left"> &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp;Moi, voilà dix ans que je pioche</td></tr>
+<tr><td align="left"> &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp;Sur le «Capucin enchanté».</td></tr>
+</table>
+
+<p>Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette
+&oelig;uvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un
+sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de
+l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse.</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«Acte premier et unique!</p>
+
+<p>«La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une
+taverne fameuse. Entre par la droite<a name="page_183" id="page_183"></a> un capucin. Il regarde la
+porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir
+le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on
+veut. Tout à coup, on voit ressortir «le <i>capucin</i>... <i>enchanté</i>...
+enchanté certainement de la cuisine!»</p></div>
+
+<p>Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de
+l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!!</p>
+
+<p><a name="page_184" id="page_184"></a></p>
+
+<p><a name="page_185" id="page_185"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a>CHAPITRE XIX<br /><br />
+UNE VIE NOUVELLE</h3>
+
+<p>L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie
+une profonde répercussion.</p>
+
+<p>Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa
+d'exister.</p>
+
+<p>Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle?
+Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout
+marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus
+grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison
+Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des
+enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu.</p>
+
+<p>J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui
+confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de <i>Werther</i>, et la
+partition d'orchestre<a name="page_186" id="page_186"></a> d'<i>Amadis</i>. A côté de ses valeurs, il mit donc à
+l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.</p>
+
+<p>Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de <i>Werther</i>; peut-être
+apprendrez-vous un jour celle d'<i>Amadis</i>, dont le poème est de notre
+grand ami Jules Claretie, de l'Académie française.</p>
+
+<p>Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon
+labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait
+<i>Manon</i>? Où échouerait <i>Hérodiade</i>? Qui acquerrait <i>Marie-Magdeleine</i>?
+Qui aurait mes <i>Suites d'orchestre</i>? Tout cela agitait confusément ma
+pensée et la rendait inquiète.</p>
+
+<p>Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un
+c&oelig;ur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé,
+autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.</p>
+
+<p>Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la
+grande maison le <i>Ménestrel</i>, devaient être mes sauveurs. Ils allaient
+être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie
+passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les
+risques de l'aventure ou du hasard.</p>
+
+<p>Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix
+considérable.</p>
+
+<p>En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième
+anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais
+cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la
+gratitude émue que je leur en conserve.</p>
+
+<p>Que de fois j'étais passé devant le <i>Ménestrel</i>, enviant, sans aucune
+pensée hostile, d'ailleurs, ces<a name="page_187" id="page_187"></a> maîtres, ces édités, tous les favorisés
+de cette grande maison!</p>
+
+<p>Mon entrée au <i>Ménestrel</i> devait inaugurer pour moi une ère de gloire,
+et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les
+satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au
+c&oelig;ur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de
+l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.</p>
+
+<p>Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en
+1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle
+exprimait bien sa résignation attristée:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON</small> C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p>
+
+<p>«J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies
+artistiques. <i>Manon</i> y tient une première place...</p>
+
+<p>«Ah! le beau diamant!</p>
+
+<p class="r">«L<small>ÉON</small> C<small>ARVALHO.</small>»</p></div>
+
+<p>Sa première pensée fut de reprendre <i>Manon</i>, qui avait disparu de
+l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut
+lieu au mois d'octobre 1892.</p>
+
+<p>Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au
+théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait <i>Esclarmonde</i> et
+<i>Manon</i>. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre <i>Manon</i>,
+à<a name="page_188" id="page_188"></a> Paris. <i>Manon</i> qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et
+qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763<sup>e</sup>
+représentation.</p>
+
+<p>Au commencement de cette même année, on avait joué <i>Werther</i>, à Vienne,
+et un ballet: le <i>Carillon</i>. Les collaborateurs applaudis en étaient
+notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de
+Roddaz.</p>
+
+<p>Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que
+mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre
+visite au <i>Ménestrel</i>. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un
+superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes
+artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me
+proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, <i>Thaïs</i>.</p>
+
+<p>La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de <i>Thaïs</i>, je voyais
+Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage
+pour ce théâtre.</p>
+
+<p>A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de
+laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma
+femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur
+j'avais déjà composé de l'ouvrage.</p>
+
+<p>J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat
+angora gris, au poil long et soyeux.</p>
+
+<p>Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre
+laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité,
+venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché<a name="page_189" id="page_189"></a> presque
+sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre
+un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait,
+il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser!</p>
+
+<p>Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi
+les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui
+remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire
+impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis
+quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens
+et de chats, ses grands amis.</p>
+
+<p>«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable
+comtesse est un vrai mécène pour les artistes.</p>
+
+<p>L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux
+verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de
+travail!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je terminai <i>Thaïs</i>, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien
+n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël
+qui flambaient dans la cheminée.</p>
+
+<p>A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un
+monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas
+cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les
+auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes
+répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que,
+volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude
+de ne pas sortir le soir.<a name="page_190" id="page_190"></a></p>
+
+<p>A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses
+soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main
+droite. J'en avais quelque inquiétude.</p>
+
+<p>A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce
+praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le
+bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli
+chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en
+venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa
+barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle
+blanche.»</p>
+
+<p>Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas
+répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire:</p>
+
+<p>«Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de
+foi!</p>
+
+<p class="r">«A. D<small>UMAS.</small>»</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.</p>
+
+<p>Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit <i>le
+Portrait de Manon</i>, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais
+déjà la poésie: <i>les Enfants</i>.</p>
+
+<p>De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa
+chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes
+circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique
+de leur fils, Henri Cain. Son succès de <i>la Vivandière</i> s'affirmait de
+plus en plus. La musique de<a name="page_191" id="page_191"></a> cet ouvrage, en trois actes, fut le chant
+du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut
+un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui
+ne se souvient de ce chef-d'&oelig;uvre: <i>le Tasse</i>?</p>
+
+<p>Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs
+d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs,
+et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du
+premier acte du <i>Tasse</i>.</p>
+
+<p>Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La
+Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait
+m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre
+cité des papes.</p>
+
+<p>Nous habitions l'excellent <i>Hôtel de l'Europe</i>, place Crillon. Nos
+hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent
+pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais
+besoin de tranquillité, écrivant alors <i>la Navarraise</i>, l'acte que
+m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri
+Cain.</p>
+
+<p>Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux,
+avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un
+lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et,
+parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras.</p>
+
+<p>Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui,
+immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance
+de l'idiome poétique du Midi.<a name="page_192" id="page_192"></a></p>
+
+<p>Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que
+sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il
+montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances
+générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste!
+En le voyant, nous nous rappelions cette <i>Belle d'août</i>, poétique
+légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de
+<i>Mireille</i>, et tant d'autres &oelig;uvres encore qui l'ont rendu célèbre.</p>
+
+<p>Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien
+en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier,
+<i>gentleman farmer</i>, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela,
+plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le
+brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.</p>
+
+<p>Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant
+des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et
+grand poète.</p>
+
+<p>L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de <i>Thaïs</i>,
+à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour
+l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans
+<i>Manon</i>, trois fois par semaine.</p>
+
+<p>Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici:
+Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée
+aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à
+l'avance Carvalho.</p>
+
+<p>Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard
+nous avisa qu'il allait jouer <i>Thaïs</i><a name="page_193" id="page_193"></a> à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson!
+«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à
+répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit
+Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le
+méritais!</p>
+
+<p><i>Thaïs</i> eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du
+rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui
+avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi
+de même pour celui qui lui était dévolu.</p>
+
+<p>Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle
+déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs
+d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son
+cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes.
+Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous
+le devions à une vitrine du musée Guimet.</p>
+
+<p>La veille de la répétition générale de <i>Thaïs</i>, je m'étais échappé de
+Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler
+et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que
+je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent
+forcément sur toute &oelig;uvre, quand elle affronte pour la première fois
+le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses
+préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une &oelig;uvre
+ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme;
+aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en
+aborder l'obscur mystère!<a name="page_194" id="page_194"></a></p>
+
+<p>Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et
+Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré.
+Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient
+long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!...
+C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être
+la représentation.</p>
+
+<p>Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce
+n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger;
+qu'à l'Opéra lui-même <i>Thaïs</i> a depuis longtemps dépassé la centième.</p>
+
+<p>Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de
+découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me
+douter que je serais destiné à revoir cette même partition de <i>Thaïs</i>,
+datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le
+pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle
+artiste n'est plus depuis longtemps?...</p>
+
+<p>Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui
+avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant
+que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la
+soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un
+ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau
+tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet.</p>
+
+<p>Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et
+Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix
+et Mastio<a name="page_195" id="page_195"></a> le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de
+Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage
+à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier
+voyage en Italie jusqu'à ce jour.</p>
+
+<p><a name="page_196" id="page_196"></a></p>
+
+<p><a name="page_197" id="page_197"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a>CHAPITRE XX<br /><br />
+MILAN-LONDRES-BAYREUTH</h3>
+
+<p>Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels
+il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent
+toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable
+Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus
+délicates et les plus affectueuses.</p>
+
+<p>Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du
+bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que
+d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères
+italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des
+amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres.</p>
+
+<p>J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres,
+tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à
+Paris, mais<a name="page_198" id="page_198"></a> alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation
+qu'ils devaient se créer un jour au théâtre.</p>
+
+<p>A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur
+Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein
+de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants
+souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre
+Puccini.</p>
+
+<p>J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux
+débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et,
+quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était
+évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter <i>crescendo</i>!
+Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante
+fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir,
+surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il
+neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver
+était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de
+mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui,
+tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri
+sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je
+regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je
+pensais à leurs s&oelig;urs de la place Saint-Marc, si jolies, si
+familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant.</p>
+
+<p>J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis
+à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus
+qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce<a name="page_199" id="page_199"></a> jour-là,
+dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et
+je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité
+d'apparence étonnante, que j'avais achetée&mdash;qu'on se rassure, elle était
+en carton&mdash;chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif,
+j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès
+peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le
+repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne
+songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être
+succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire
+honneur dans cette opulente maison!</p>
+
+<p>En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète
+de <i>Sapho</i> la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911,
+elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale
+carrière.</p>
+
+<p>J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer <i>Thaïs</i> à Milan. Sonzogno
+m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me
+souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, <i>al
+teatro lirico</i> de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix
+chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la
+porta aux nues.</p>
+
+<p>Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan».
+Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre
+à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était
+demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à
+queue du grand<a name="page_200" id="page_200"></a> maître était encore là, et, sur la table dont il se
+servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore
+imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière
+qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait
+distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me
+froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer,
+c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et
+emportés comme des reliques.</p>
+
+<p>Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à
+nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le
+joug d'autrefois!</p>
+
+<p>Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la
+<i>Somnanbula</i> et de la <i>Norma</i>, Verdi, l'immortel créateur de tant de
+chefs-d'&oelig;uvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec
+une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de
+tous les théâtres du monde.</p>
+
+<p>Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la
+carte de ce grand homme, <i>avec ses affections et ses v&oelig;ux</i>.</p>
+
+<p>Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce
+maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles.</p>
+
+<p>«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année.
+Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et
+de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais
+une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de
+la couronne du génie<a name="page_201" id="page_201"></a> latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler
+cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné
+contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la
+musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître,
+l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait
+chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui
+viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la
+Méditerranée.»</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Pour ajouter encore à mes souvenirs de <i>Thaïs</i>, je rappellerai ces deux
+lettres qui devaient me toucher si vivement:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«1<sup>er</sup> août 1892.</p>
+
+<p>«...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée <i>Thaïs</i>, et
+comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous
+n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la
+traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il
+vous la rendra vierge encore.</p>
+
+<p>«Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet,
+qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix.</p>
+
+<p class="r">«G<small>ÉROME.</small>»</p></div>
+
+<p>Cette statuette polychrome, &oelig;uvre de mon illustre confrère, avait été
+désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais
+<i>Thaïs</i>. J'ai toujours<a name="page_202" id="page_202"></a> aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole
+de l'ouvrage qui m'occupait.</p>
+
+<p>La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de <i>Thaïs</i> à
+l'Opéra:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p>
+
+<p>«Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre
+<i>Thaïs</i>. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. <i>Assieds-toi
+près de nous</i>, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté
+charmante et grande.</p>
+
+<p>«Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel
+vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre
+les mains avec joie.</p>
+
+<p class="r">«A<small>NATOLE</small> F<small>RANCE.</small>»</p></div>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden».
+D'abord pour <i>le Roi de Lahore</i>, ensuite pour <i>Manon</i>, jouée par
+Sanderson et Van Dyck.</p>
+
+<p>Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de <i>la Navarraise</i>.
+Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon.</p>
+
+<p>Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand
+honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec
+elle, lors des répétitions de <i>Sapho</i> à Paris.</p>
+
+<p>A la première représentation de <i>la Navarraise</i> assistait le prince de
+Galles, plus tard Édouard VII.</p>
+
+<p>Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux,<a name="page_203" id="page_203"></a> si
+enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne
+paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais
+non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le
+directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du
+public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de
+fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!»</p>
+
+<p>C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à
+dire»!!!</p>
+
+<p>Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi
+qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des
+théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation
+de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus
+charmant et le plus précieux.</p>
+
+<p>J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir
+à Windsor lui jouer <i>la Navarraise</i>, et je sus qu'on avait improvisé
+dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus
+pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor
+fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes
+chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter.</p>
+
+<p>Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda <i>la Navarraise</i> à Londres (20
+juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté <i>le Portrait de Manon</i>, un
+acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par
+Fugère, Grivot et Mlle Lainé?</p>
+
+<p>Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de <i>Manon</i>. Le sujet
+me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et
+d'un souvenir<a name="page_204" id="page_204"></a> très poétique de Manon morte depuis longtemps.</p>
+
+<p>Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir <i>les
+Maîtres Chanteurs de Nuremberg</i>.</p>
+
+<p>Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme
+titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout
+en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth,
+que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une
+petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise,
+appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand
+et il s'était proposé pour faire la traduction française du
+<i>Tannhæuser</i>. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour
+mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique.</p>
+
+<p>Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au
+piano les fragments de ce chef-d'&oelig;uvre, si maladroitement méconnu
+alors et depuis tant admiré du monde entier.<a name="page_205" id="page_205"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXI" id="CHAPITRE_XXI"></a>CHAPITRE XXI<br /><br />
+VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS</h3>
+
+<p>Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel
+Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu.</p>
+
+<p>Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les
+différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir.
+Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: <i>Cendrillon</i>.</p>
+
+<p>Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi
+pour y travailler pendant l'été.</p>
+
+<p>Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable
+valeur historique.</p>
+
+<p>Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la
+rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée
+de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui
+nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes<a name="page_206" id="page_206"></a> et magnifiques
+plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de
+vue.</p>
+
+<p>La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait
+habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au
+parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et
+le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable,
+écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus
+parfaite actrice du monde»,&mdash;cette femme, splendide entre toutes, avait
+abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien
+exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux
+posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld
+et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante
+compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe
+lui ait dédié une &oelig;uvre sans doute admirable, par le style, mais
+considérée encore comme l'&oelig;uvre la plus complète de l'érudition
+moderne.</p>
+
+<p>Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys
+auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres
+de notre petit château.</p>
+
+<p>Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement
+sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un
+chef-d'&oelig;uvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle.</p>
+
+<p>Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais,
+et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de
+style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait<a name="page_207" id="page_207"></a>
+de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de
+mes partitions d'orchestre.</p>
+
+<p>C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho.
+Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil
+profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le
+plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon
+directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il
+était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir
+l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner
+à son nom.</p>
+
+<p>Carvalho était venu me demander d'achever la musique de <i>la Vivandière</i>,
+cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de
+santé faisait craindre qu'il ne pût terminer.</p>
+
+<p>J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin
+Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de
+son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de
+laisser Benjamin Godard achever son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait
+quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la
+gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un
+seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on
+montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la
+portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables
+rossinantes, y étaient attelés.</p>
+
+<p>Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique,
+pour l'avoir autrefois rencontré<a name="page_208" id="page_208"></a> au bois de Boulogne promenant ses
+propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point
+ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par <i>décorum</i>, on me
+permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au
+vocabulaire zoologique.</p>
+
+<p>Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne
+retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à
+l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se
+soient quelque peu prolongés!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Carvalho décida de donner <i>la Navarraise</i> à Paris, à l'Opéra-Comique, et
+l'ouvrage passa au mois de mai 1895.</p>
+
+<p>J'allai terminer <i>Cendrillon</i> à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes
+absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants
+pour nous.</p>
+
+<p>Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours,
+pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de
+l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient <i>la Navarraise</i>. La
+protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison
+Frandin.</p>
+
+<p>Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette
+ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.</p>
+
+<p>En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il
+habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte
+clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs
+d'enthousiasme et de gloire: <a name="page_209" id="page_209"></a>V<small>ERDI</small>.</p>
+
+<p>Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa
+bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à
+toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.</p>
+
+<p>Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable,
+causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher,
+puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes,
+et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette
+illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses
+flottes victorieuses.</p>
+
+<p>En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant
+que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...»</p>
+
+<p>Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin
+sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils
+dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle
+renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je
+voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara
+qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son
+travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique
+plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture,
+après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion,
+que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.</p>
+
+<p>Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver<a name="page_210" id="page_210"></a> le froid pour aller
+assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le
+terrible et superbe prologue de <i>Françoise de Rimini</i>.</p>
+
+<p>On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.</p>
+
+<p>Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait
+pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel
+ouvrage.</p>
+
+<p>Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans
+l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne
+devait plus se lever...</p>
+
+<p>Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait
+de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré
+maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les
+dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête,
+et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. <i>Mourir par un aussi
+beau temps!...</i> fit-il, et ce fut tout.</p>
+
+<p>Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes,
+dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la
+loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant
+vingt-cinq ans.</p>
+
+<p>Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la
+<i>Société des auteurs et compositeurs dramatiques</i>. Je la commençais en
+ces termes:</p>
+
+<p>«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à
+terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier:
+«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi,<a name="page_211" id="page_211"></a> celui qui
+repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille
+qu'après leur mort.</p>
+
+<p>«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve
+d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de
+bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête
+pour le bien regarder en face?...»</p>
+
+<p>A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla
+s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et
+maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que
+j'aurais tout le temps de pleurer!</p>
+
+<p>Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards
+d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au
+Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus
+convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors
+était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la
+tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu,
+depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire
+perpétuel, et l'élu de l'Académie française.</p>
+
+<p>La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers
+enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie
+de théâtre, qui réclamait tout mon temps.</p>
+
+<p>En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus,
+les mêmes excuses.</p>
+
+<p>Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au
+Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette
+situation que<a name="page_212" id="page_212"></a> parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que
+j'aimais tant.</p>
+
+<p>Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans
+les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de
+l'Auvergne.<a name="page_213" id="page_213"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXII" id="CHAPITRE_XXII"></a>CHAPITRE XXII<br /><br />
+DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!...</h3>
+
+<p>L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé
+à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant
+l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse
+Daudet: <i>Sapho</i>.</p>
+
+<p>J'étais parti pour les montagnes, le c&oelig;ur léger. Pas de direction du
+Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans!
+J'écrivis <i>Sapho</i> avec une ardeur que je m'étais rarement connue
+jusqu'alors.</p>
+
+<p>Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit,
+de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère
+enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en
+voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses
+sites, mais alors encore trop<a name="page_214" id="page_214"></a> ignoré. Nous allions silencieux. Le seul
+accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le
+long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois,
+c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme
+de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs
+escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient
+nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs
+cris aigus et perçants.</p>
+
+<p>Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages
+s'accumulaient.</p>
+
+<p>J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à
+l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que
+j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux!</p>
+
+<p>Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma
+carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que
+je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail:
+<i>Marie-Magdeleine</i>, <i>Werther</i>, <i>Sapho</i> et <i>Thérèse</i>.</p>
+
+<p>Au commencement de septembre de cette même année se place un incident
+assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la
+population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir
+passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les
+avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de
+partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne
+semble pas exagéré.</p>
+
+<p>Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis
+également; notre appartement<a name="page_215" id="page_215"></a> était resté vide. Nous étions chez des
+amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège
+fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment
+était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts,
+nous rentrâmes à la hâte.</p>
+
+<p>Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de
+l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs
+dehors. C'était ça! on nous cambriolait!...</p>
+
+<p>Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes,
+dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre
+temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous
+mîmes tous à rire, et du meilleur c&oelig;ur, de cette bien curieuse
+aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient
+naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient
+un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination,
+voilà bien de tes fantaisistes créations!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>La maquette des décors et les costumes de <i>Cendrillon</i> avaient déjà été
+préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris,
+il donna le tour à <i>Sapho</i>.</p>
+
+<p>Avec l'admirable protagoniste de <i>la Navarraise</i>, à Londres et à Paris,
+nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon
+(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri
+Cain) et M. Leprestre, mort depuis.</p>
+
+<p>J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant<a name="page_216" id="page_216"></a> la musique
+de <i>Sapho</i>, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur
+Bernède en avaient très habilement construit le poème.</p>
+
+<p>Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus
+séduisantes.</p>
+
+<p>O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable!</p>
+
+<p>Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions,
+ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous
+affectionnait tant.</p>
+
+<p>Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano.</p>
+
+<p>Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant
+presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa
+belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa
+myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels
+parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie.</p>
+
+<p>Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma
+femme et moi connûmes alors.</p>
+
+<p>Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première
+répétition de <i>Sapho</i>, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant
+ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter.</p>
+
+<p>Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897.</p>
+
+<p>La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première
+distribution, m'apporta le billet suivant:<a name="page_217" id="page_217"></a></p>
+
+<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON</small> C<small>HER</small> M<small>ASSENET</small>,</p>
+
+<p>«Je suis heureux de votre grand succès.<br />
+ &nbsp; &nbsp;«Avec Massenet et Bizet, <i>non omnis moriar</i>.<br />
+ &nbsp; &nbsp;«Tendrement à vous.</p>
+
+<p class="r">«A<small>LPHONSE</small> D<small>AUDET.</small>»</p></div>
+
+<p>J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à
+la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne
+sortait déjà plus ou très rarement.</p>
+
+<p>Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore.</p>
+
+<p>Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les
+coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui
+portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des
+lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa
+gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté.</p>
+
+<p>Son état ne laissa pas que de m'inquiéter.</p>
+
+<p>Combien étaient fondés mes tristes pressentiments!</p>
+
+<p>Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain.</p>
+
+<p>Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont
+l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière
+heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable
+horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles.</p>
+
+<p>Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui
+éclatait en sanglots, derrière<a name="page_218" id="page_218"></a> le char funèbre, faisait peine à voir.
+Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant
+cortège.</p>
+
+<p>Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à
+Sainte-Clotilde. <i>La Solitude</i> de <i>Sapho</i> (entr'acte du 5<sup>e</sup> acte) fut
+exécutée pendant le service, après les chants du <i>Dies iræ</i>.</p>
+
+<p>J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la
+foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était
+comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs
+et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie.</p>
+
+<p>Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma
+dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant
+des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches
+d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel
+bonheur intime cela lui valait.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><i>Sapho</i>, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour
+Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter.</p>
+
+<p>Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le
+propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très
+affairées.</p>
+
+<p>J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris
+que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et
+une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom,
+avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans
+cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho<a name="page_219" id="page_219"></a> avait
+dû suspendre le cours de ses représentations.</p>
+
+<p>Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste?</p>
+
+<p>Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au
+théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive!</p>
+
+<p>Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert
+Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été,
+jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts.</p>
+
+<p>Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus
+tard, reprendrait <i>Sapho</i>, avec la si belle artiste qui devint sa femme?</p>
+
+<p>Oui, ce fut elle qui incarna la <i>Sapho</i> de Daudet, avec une rare
+séduction d'interprétation.</p>
+
+<p>Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin.</p>
+
+<p>Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un
+nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec
+enthousiasme.</p>
+
+<p><i>Sapho</i> fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette
+Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck.</p>
+
+<p>Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de
+vérité.</p>
+
+<p>Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage!</p>
+
+<p>Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut <i>l'Ile du
+Rêve</i>, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que
+la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a<a name="page_220" id="page_220"></a>
+aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses!</p>
+
+<p>Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer
+trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque
+imagée:</p>
+
+<p>«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en
+avait assez et qui filait...»</p>
+
+<p>Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également,
+celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz:</p>
+
+<p>«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!»</p>
+
+<p>Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le
+plus vieil ami de Reyer.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je retrouve ce mot de l'auteur de <i>Louise</i>, que j'avais connu, enfant,
+dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une
+familiale affection:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">«Saint-Sylvestre, minuit.</p>
+
+<p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p>
+
+<p>«Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit
+par <i>Sapho</i>, et la première heure d'une année qui finira par
+<i>Cendrillon</i>.</p>
+
+<p class="r">«G<small>USTAVE</small> C<small>HARPENTIER.</small>»</p></div>
+
+<p><i>Cendrillon</i> ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup
+sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot
+suivant de Gounod:</p>
+
+<p>«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier<a name="page_221" id="page_221"></a> beau succès.
+Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous
+suivre.»</p>
+
+<p>Ainsi que je l'ai dit, la partition de <i>Cendrillon</i>, écrite sur l'une
+des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault»,
+était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à <i>Sapho</i>, sur
+la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré,
+m'annonça son intention de donner <i>Cendrillon</i>, à la saison la plus
+prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore.</p>
+
+<p>J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait
+vécu, et j'y étais tout à mon travail de <i>la Terre promise</i>, dont la
+Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois
+parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la
+terrifiante nouvelle de l'incendie du <i>Bazar de la Charité</i>. Ma chère
+fille y était vendeuse!...</p>
+
+<p>Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos
+vives alarmes.</p>
+
+<p>Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que
+l'héroïne de <i>Perséphone</i> et de <i>Thérèse</i>, celle qui fut aussi la belle
+«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au
+comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou
+treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue,
+derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre
+personnes.</p>
+
+<p>Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un
+enfant.</p>
+
+<p>Puisque j'ai parlé de <i>la Terre promise</i>, j'en eus une audition bien
+inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien<a name="page_222" id="page_222"></a> et le critique si écouté, le
+compositeur grandement applaudi d'un <i>Tasse</i> représenté à Monte-Carlo,
+me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec
+un orchestre et un personnel choral immenses.</p>
+
+<p>La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche,
+coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se
+terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de
+la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le
+formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les
+retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal.</p>
+
+<p>J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande
+tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait
+l'honneur de nous inviter.</p>
+
+<p>Ce fut le 15 mars 1900!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>J'en reviens à <i>Cendrillon</i>. Albert Carré avait monté cet opéra en
+créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse!</p>
+
+<p>Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme
+Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie
+Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra
+artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya
+le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains,
+que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris,
+pour échapper à la «générale» et à la «première».<a name="page_223" id="page_223"></a></p>
+
+<p>Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises,
+suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en
+donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose
+curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en
+particulier, fit à <i>Cendrillon</i> un très bel accueil. A Rome, cette
+&oelig;uvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De
+l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte:</p>
+
+<p>«C<small>ENDRILLON</small> <i>hier, succès phéno ménal.</i>»</p>
+
+<p>Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau
+expéditeur!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande
+Exposition.</p>
+
+<p>J'étais à peine remis de la belle émotion de <i>la Terre promise</i>, à
+Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à
+l'Opéra, à des répétitions du <i>Cid</i>, qu'on allait bientôt reprendre. La
+centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année.</p>
+
+<p>Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés
+du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples
+s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient,
+toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y
+contrastaient.</p>
+
+<p>Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et
+ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le
+soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du
+jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais
+magnifique élevé par notre cher<a name="page_224" id="page_224"></a> et grand Charles Garnier aux
+manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse.</p>
+
+<p>Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de
+mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister,
+dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu,
+en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation.</p>
+
+<p>Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le
+soir de la centième du <i>Cid</i>, avec un enthousiasme délirant. Au rappel
+du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa
+loge, malgré ma résistance...</p>
+
+<p>Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le
+superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre.<a name="page_225" id="page_225"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXIII" id="CHAPITRE_XXIII"></a>CHAPITRE XXIII<br /><br />
+EN PLEIN MOYEN AGE</h3>
+
+<p>Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation
+que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la
+pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être
+revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres
+angoisses de la vie.</p>
+
+<p>J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps
+et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature,
+la grande consolatrice, dans son calme solitaire.</p>
+
+<p>J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée
+de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte.
+Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du
+chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un
+rouleau: «Oh! non,<a name="page_226" id="page_226"></a> fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur
+une pièce de théâtre...</p>
+
+<p>Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui
+voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en
+cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris
+et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire,
+cependant, que j'en eusse.</p>
+
+<p>Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à
+peu,&mdash;je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien
+que je finis par ressentir une véritable surprise,&mdash;ce devint même,
+l'avouerai-je, de la stupéfaction!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition
+muette de la Vierge!</p>
+
+<p>Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments
+étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir
+mettre à la scène <i>Manon</i>, <i>Sapho</i>, <i>Thaïs</i> et autres aimables dames?
+C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des
+femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se
+serait montrée charitable au jongleur repentant!</p>
+
+<p>A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant
+l'&oelig;uvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la
+littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le
+manuscrit.</p>
+
+<p>M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce
+mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom
+et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler
+que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage.<a name="page_227" id="page_227"></a></p>
+
+<p>Le titre de <i>Jongleur de Notre-Dame</i>, suivi de celui de «miracle en
+trois actes», me mit dans l'enchantement.</p>
+
+<p>Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même
+moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper
+mon travail de l'atmosphère rêvée.</p>
+
+<p>La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à
+mon inconnu.</p>
+
+<p>Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.</p>
+
+<p>On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur
+n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à
+Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.</p>
+
+<p>Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite
+gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre,
+nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse,
+je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre
+cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du
+<i>Jongleur de Notre-Dame</i>.</p>
+
+<p>A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse
+l'étreignait...</p>
+
+<p>Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu,
+maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous
+être joués?</p>
+
+<p>La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la
+blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union
+elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous<a name="page_228" id="page_228"></a>
+redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!...
+comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.</p>
+
+<p>L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la
+veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions
+dans notre ouvrage.</p>
+
+<p>N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais
+satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle
+ou telle scène...</p>
+
+<p>Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la
+vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords
+de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si
+je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans
+cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église
+aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si,
+dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de
+notre <i>Jongleur de Notre-Dame</i>? Ne serait-ce pas un moment divin dont
+l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes
+notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les
+chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent.</p>
+
+<p>Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.</p>
+
+<p>L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année
+suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de
+jouer l'ouvrage.<a name="page_229" id="page_229"></a></p>
+
+<p>Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y
+pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.</p>
+
+<p>J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur
+si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.</p>
+
+<p>Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le
+prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au
+théâtre de Monte-Carlo.</p>
+
+<p><i>Le Jongleur de Notre-Dame</i> était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que
+Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter
+l'&oelig;uvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et
+artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du
+Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit
+l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement.
+L'&oelig;uvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent
+lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.</p>
+
+<p>En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous
+rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort
+affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode
+de celle que nous quittions!</p>
+
+<p>Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous
+la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions
+enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle
+Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même!
+C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!...<a name="page_230" id="page_230"></a></p>
+
+<p>Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces
+jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce
+décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par
+la flore des tropiques?</p>
+
+<p>Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle,
+révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses
+intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré.</p>
+
+<p>En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé,
+arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre
+famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes,
+ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente
+demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté.
+Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous
+parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence,
+cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous
+avait accueillis.</p>
+
+<p>La première du <i>Jongleur de Notre-Dame</i> eut lieu à l'Opéra de
+Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes
+superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique.</p>
+
+<p>Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que
+l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.</p>
+
+<p>Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du
+<i>Jongleur de Notre-Dame</i>, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette
+distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.</p>
+
+<p>L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la<a name="page_231" id="page_231"></a> centième, et je puis
+ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes <i>le Jongleur de Notre-Dame</i>
+est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs
+années.</p>
+
+<p>Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur
+fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste
+admirée à Paris comme aux États-Unis!</p>
+
+<p>Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter
+le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de
+la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je
+m'incline et j'applaudis.</p>
+
+<p>Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme
+Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant
+applaudie au Théâtre-Français, <i>Grisélidis</i>, d'Eugène Morand et Armand
+Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes
+voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap
+d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne
+propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et
+si heureusement <i>Villa Soleil</i>, et qu'il destinait aux journalistes
+accablés par la misère et par l'âge.</p>
+
+<p>Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles
+blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil
+du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de
+myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses,
+imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de
+la Côte d'Azur et de la<a name="page_232" id="page_232"></a> Riviera, le long des côtes dentelées de
+l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique
+Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la
+Provence le salut lointain de la cité phocéenne.</p>
+
+<p>Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous
+eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en
+pleine jouissance d'une santé parfaite!</p>
+
+<p>Ayant parlé de <i>Grisélidis</i>, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages
+libres, celui-ci et <i>le Jongleur de Notre-Dame</i>, mon éditeur en
+entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur <i>Grisélidis</i>. Ce fut
+le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, <i>le Jongleur de
+Notre-Dame</i> fut représenté à Monte-Carlo en 1902.</p>
+
+<p><i>Grisélidis</i> prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à
+l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.</p>
+
+<p>Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne
+parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis;
+il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut
+extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux
+dans celui d'Alain.</p>
+
+<p>J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait.</p>
+
+<p>Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et
+chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les
+croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé
+d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la
+délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce
+grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre
+même.<a name="page_233" id="page_233"></a> Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis,
+devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule
+le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa
+tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite
+cabotine!</p>
+
+<p>Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et
+historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin
+de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis
+fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon!</p>
+
+<p>Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille!</p>
+
+<p>Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon
+vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante!
+Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me
+laisser mourir avant de voir <i>Grisélidis</i> à l'Opéra-Comique?...» Il
+devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène
+Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste.</p>
+
+<p>Alors que je travaillais à <i>Grisélidis</i>, un érudit tout féru de
+littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de
+cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là,
+travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.</p>
+
+<p>Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions
+réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait
+l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son
+opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant
+hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait.</p>
+
+<p><a name="page_234" id="page_234"></a></p>
+
+<p><a name="page_235" id="page_235"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXIV" id="CHAPITRE_XXIV"></a>CHAPITRE XXIV<br /><br />
+DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE</h3>
+
+<p>Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure
+toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était <i>le Chérubin</i>, de
+Francis de Croisset.</p>
+
+<p>J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué
+n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce.</p>
+
+<p>Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la
+glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse
+Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous
+établîmes nos accords.</p>
+
+<p>Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux
+<i>Chérubin</i>.</p>
+
+<p>J'en écrivis la musique à Égreville.</p>
+
+<p>En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de
+tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne&mdash;vous
+savez, mes<a name="page_236" id="page_236"></a> chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos
+grands-parents&mdash;mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui
+s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne
+serons plus là...</p>
+
+<p>Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents,
+qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser
+l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et
+tendre fraîcheur dans les étés brûlants.</p>
+
+<p>Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions
+tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance!</p>
+
+<p>Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les
+frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient
+jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et
+vous ne le voudrez pas!...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en
+musique de <i>Chérubin</i>, et se souvenant de ce <i>Jongleur de Notre-Dame</i>,
+qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais
+respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en
+donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan
+j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me
+retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions
+conservé de si impérissables souvenirs.</p>
+
+<p>Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite
+Carré,&mdash;l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,&mdash;et le rôle du
+philosophe fut rempli par Maurice Renaud.<a name="page_237" id="page_237"></a></p>
+
+<p>Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se
+prolongea, grâce aux acclamations et aux <i>bis</i> constants dont on fêta
+les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une
+atmosphère du plus délirant enthousiasme.</p>
+
+<p>Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements
+que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand
+nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si
+haute et si belle.</p>
+
+<p>Henri Cain, qui, pour <i>Chérubin</i>, avait été mon collaborateur avec
+Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la
+musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: <i>Cigale</i>.</p>
+
+<p>L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse
+Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima
+en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière!</p>
+
+<p>De ceux qui assistèrent aux répétitions de <i>Cigale</i>, je fus, certes,
+celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort
+attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange,
+avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de
+Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain.</p>
+
+<p>Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, <i>Chérubin</i> fut
+représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant,
+l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En
+paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée
+que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait
+ajouter un nouveau succès à tant<a name="page_238" id="page_238"></a> d'autres déjà obtenus par cet artiste,
+et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme
+Vallandri.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien
+dit encore d'<i>Ariane</i>, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant
+plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que
+lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'<i>Ariane</i>, pas
+davantage que de <i>Roma</i>, dont j'avais écrit les premières scènes en
+1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la <i>Rome
+vaincue</i>, d'Alexandre Parodi.</p>
+
+<p>A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de <i>Roma</i> sont en
+répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis
+déjà trop... A plus tard!...</p>
+
+<p>Je reprends donc le courant de ma vie.</p>
+
+<p><i>Ariane!</i> <i>Ariane!</i> l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si
+élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de
+Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés?</p>
+
+<p>Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel
+m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'<i>Ariane</i>.</p>
+
+<p>Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes
+d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon c&oelig;ur et de ma
+pensée avant de connaître le premier mot de la première scène!</p>
+
+<p>Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle
+Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de
+ce grand lettré<a name="page_239" id="page_239"></a> et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus
+parfait talent.</p>
+
+<p>Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon
+c&oelig;ur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai
+dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à
+torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes
+d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être.</p>
+
+<p>Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur,
+pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles
+attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur
+Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes!</p>
+
+<p>Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de
+notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile
+réveilla les échos de ce paisible pays.</p>
+
+<p>N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, <i>C&oelig;lo tonantem Jovem</i>, comme
+eût dit Horace, le délicat poète des <i>Odes</i>? Un instant je pus le
+croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,&mdash;surprise entre toutes
+agréable&mdash;lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre
+deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas
+moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix
+amies.</p>
+
+<p>L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit
+architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en
+étais d'<i>Ariane</i>, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra?<a name="page_240" id="page_240"></a></p>
+
+<p>On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses
+meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du
+premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre
+noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était
+toute la partition terminée.</p>
+
+<p>Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'&oelig;uvre et le fromage du
+dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je
+déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en
+charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du
+propriétaire.</p>
+
+<p>Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et
+dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le
+feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de
+l'interprétation.</p>
+
+<p>Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique
+Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du
+tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra,
+nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des
+Enfers.</p>
+
+<p>Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs.</p>
+
+<p>En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante
+dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit
+une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le
+montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons
+échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!»<a name="page_241" id="page_241"></a></p>
+
+<p>Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux,
+enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils
+vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères
+espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais.</p>
+
+<p>Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai.</p>
+
+<p>Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux.
+Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans
+un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche
+remplie.</p>
+
+<p>On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces
+poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon
+l'expression d'Alphonse Daudet.</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Je place ici un détail concernant <i>Ariane</i>. On verra qu'il ne manque pas
+d'importance, au contraire.</p>
+
+<p>Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques
+jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui
+racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux
+Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa s&oelig;ur Phèdre, et comme
+je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant,
+bon papa, nous allons être aux Enfers?»</p>
+
+<p>La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation
+si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange,
+presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la
+suppression<a name="page_242" id="page_242"></a> de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver
+et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans
+les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de
+Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui
+lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir
+la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la
+main.»</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation
+que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon
+dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14
+décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister
+aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la
+première fois en Italie, on avait monté <i>Ariane</i>. L'ouvrage avait une
+luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande
+artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout
+le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre,
+faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers.
+Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses,
+cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir
+dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans
+ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son c&oelig;ur,
+comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé,
+qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps
+disparues, au cher adoré qu'enfin<a name="page_243" id="page_243"></a> l'on retrouve, il n'y a pas loin!
+Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste
+sourit; avait-elle compris?...</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><i>Ariane</i> donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant
+appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire
+<i>Thérèse</i>, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera
+court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.»</p>
+
+<p>Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard.</p>
+
+<p>J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à
+chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de
+sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil,
+nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard!</p>
+
+<p>Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos
+artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la
+mort, pendant 36 heures!...</p>
+
+<p>L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant
+nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions
+pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos
+artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter,
+généralement, en octobre et passer à la fin du mois.</p>
+
+<p>Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut
+lieu le 31 octobre 1906.</p>
+
+<p>Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques
+de presse, était devenu mon<a name="page_244" id="page_244"></a> plus ardent collaborateur, et, chose digne
+de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la
+déclamation de ses beaux vers.</p>
+
+<p>Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au
+théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette
+estime dans laquelle il me tenait.</p>
+
+<p>Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique
+dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se
+poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième.</p>
+
+<p>A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de
+fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait
+pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.&mdash;Non! exclama son
+interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez
+toujours bissé l'air des roses!</p>
+
+<p>Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je
+dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de
+cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages
+étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque
+de mes débuts!</p>
+
+<p>Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de
+vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des
+paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux
+fond de <i>la Favorite</i>; pour le second, deux châssis de <i>Rigoletto</i>,
+etc., etc.»<a name="page_245" id="page_245"></a></p>
+
+<p>Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la
+veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me
+prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire
+qu'il est toujours <i>tombé</i> au troisième acte!»</p>
+
+<p>Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une
+prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait
+notre basse, descend <i>tellement</i> qu'on ne peut pas trouver la note sur
+le piano!...»</p>
+
+<p>Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes.
+Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès.</p>
+
+<p>Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs
+d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage
+qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire <i>Thérèse</i>.</p>
+
+<p><a name="page_246" id="page_246"></a></p>
+
+<p><a name="page_247" id="page_247"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXV" id="CHAPITRE_XXV"></a>CHAPITRE XXV<br /><br />
+EN PARLANT DE 1793</h3>
+
+<p>Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du
+Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et
+charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques
+autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le
+couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.</p>
+
+<p>Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la
+horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres
+massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement
+célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud
+et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra
+une forme blanche qui errait au loin, solitaire.</p>
+
+<p>«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins,
+si forte et si courageuse<a name="page_248" id="page_248"></a> auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud,
+où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.</p>
+
+<p>Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était
+Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était
+écartée pour cacher ses larmes.</p>
+
+<p class="c"><i>Thérèse se révélait déjà...</i></p>
+
+<p>A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert,
+la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante,
+la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du
+palais de l'Ambassade, rue de Grenelle.</p>
+
+<p>En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres
+de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres
+avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de
+la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au
+caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous
+n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi,
+ici!...»</p>
+
+<p>Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à
+Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa
+surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre
+et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit
+celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre
+bien. Je vous le rends!»</p>
+
+<p><i>Le poème de Thérèse s'annonçait!</i> Cette révélation le faisait
+pressentir.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de<a name="page_249" id="page_249"></a> cette année-là, dans
+le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales.
+On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux
+arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu.
+Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées,
+roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature!
+son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.</p>
+
+<p>Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de
+Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques
+pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de
+Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied;
+leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes
+pensées.</p>
+
+<p>J'étais d'autant plus au c&oelig;ur de l'ouvrage, dans «les entrailles du
+sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me
+trouvais, figurait la future héroïne de <i>Thérèse</i>.</p>
+
+<p>Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps
+horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me
+redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre
+avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que
+j'avoue aimer profondément.</p>
+
+<p>Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard
+que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été,
+aux bords de la mer), je composai la musique de <i>Thérèse</i>.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation<a name="page_250" id="page_250"></a> qui réclamait
+impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie,
+m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des
+Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose
+presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée,
+avant quatre heures!...</p>
+
+<p>Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique
+déférente.</p>
+
+<p>Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai
+sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf!</p>
+
+<p>Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû
+s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya <i>illico</i>
+une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour
+un rapide placement.</p>
+
+<p>O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un
+jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous
+donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de
+plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.»</p>
+
+<p><i>Par pari refertur</i>, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une
+grâce et une obligeance que j'appréciai hautement.</p>
+
+<p>Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile.
+Je parvins cependant à avoir la communication.</p>
+
+<p>J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne
+figurerait pas à l'<i>Annuaire</i>. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je
+serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.<a name="page_251" id="page_251"></a></p>
+
+<p>Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet
+appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur
+la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.</p>
+
+<p>Il s'agissait de la dernière scène.</p>
+
+<p>Je lui téléphonai:</p>
+
+<p><i>Faites égorger Thérèse et tout sera bien.</i></p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris
+affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre
+abandonné); elle me hurlait:</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p><i>Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la
+police. Un crime pareil! De qui est-il question?</i></p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Subitement la voix de Claretie:</p>
+
+<p><i>Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je
+préfère cela au poison!</i></p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>La voix du monsieur:</p>
+
+<p><i>Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner!
+J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!...</i></p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux
+reparut.</p>
+
+<p>Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions,
+Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble
+encore!</p>
+
+<p>Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté
+d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit<a name="page_252" id="page_252"></a> ma voix jusqu'à celle de
+Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre
+telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de
+l'écrire.</p>
+
+<p>Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de
+Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous
+Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce
+délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé
+devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son
+ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration,
+le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole»,
+c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être
+habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et
+collectionneur.</p>
+
+<p>Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de <i>Thérèse</i> le
+rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette
+pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des
+marquis d'Hertford.</p>
+
+<p>La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul
+Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo,
+nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de
+Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait
+déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte
+d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme
+Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.<a name="page_253" id="page_253"></a></p>
+
+<p>Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir
+près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il
+écouta quelques passages de <i>Thérèse</i>. Il apprit de nous ce détail. Lors
+de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable
+artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène,
+celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la
+terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et
+clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de
+rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre
+interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de
+transport: «Jamais je ne pourrai <i>chanter</i> cette scène jusqu'au bout,
+car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a
+sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de
+<i>déclamer</i> toute la fin de la pièce.»</p>
+
+<p>Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements
+instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de
+Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à
+son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue!</p>
+
+<p>Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur
+de Des Grieux. Il voulut ajouter: <i>toi!...</i> avant le <i>vous</i>! qu'il lance
+en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce <i>toi</i>!
+n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa
+maîtresse?</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Les premières études de <i>Thérèse</i> eurent lieu dans<a name="page_254" id="page_254"></a> le bel appartement,
+si richement décoré de tableaux anciens et d'&oelig;uvre d'art, que Raoul
+Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an;
+nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à
+minuit.</p>
+
+<p>Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le
+laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère
+qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes
+espérances.</p>
+
+<p>Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces
+trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne!</p>
+
+<p>Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de <i>Thérèse</i>, à
+l'Opéra de Monte-Carlo.</p>
+
+<p>Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du
+prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute
+mon admiration.</p>
+
+<p>Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où
+j'avais été appelé, à la fin de la première du <i>Jongleur de Notre-Dame</i>,
+et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé
+lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de
+Saint-Charles.</p>
+
+<p>Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à
+la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de <i>Thérèse</i>, ma
+place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le
+séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le
+pouvais supposer.</p>
+
+<p>Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos
+trois artistes fut à ce point formidable<a name="page_255" id="page_255"></a> que ni portes, ni tentures n'y
+résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer!</p>
+
+<p>Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis
+étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le
+merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier
+acte de <i>Thérèse</i>, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions
+également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du
+banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre
+appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.</p>
+
+<p>Pendant deux années consécutives, <i>Thérèse</i> fut reprise à Monte-Carlo,
+et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor
+Rousselière et le maître professeur Bouvet.</p>
+
+<p>Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï,
+eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée
+océanographique.</p>
+
+<p>A la représentation de gala, on redonna <i>Thérèse</i>, devant un public
+composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime,
+membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants
+du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M.
+Loubet, ancien président de la République, étaient là.</p>
+
+<p>Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un
+admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies
+étrangères.</p>
+
+<p>J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui
+eut lieu au palais, et à la suite<a name="page_256" id="page_256"></a> duquel on se rendit au spectacle de
+gala dont j'ai parlé.</p>
+
+<p>Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du
+lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si
+je n'avais été obligé de garder le lit.</p>
+
+<p>Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès!</p>
+
+<p>Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de
+me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince
+lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me
+redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse,
+Lucy Arbell.</p>
+
+<p>Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma
+porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes
+nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il
+savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi.</p>
+
+<p>Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci:</p>
+
+<p>On avait représenté <i>le Vieil Aigle</i>, de Raoul Gunsbourg, où Mme
+Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit
+acclamée. <i>Thérèse</i> était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui
+avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis
+parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait
+<i>Thérèse</i>, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.</p>
+
+<p>Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant
+d'autres théâtres qui<a name="page_257" id="page_257"></a> avaient déjà représenté cet ouvrage, la première
+de <i>Thérèse</i> eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et <i>l'Écho de
+Paris</i> voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément
+merveilleusement présenté.</p>
+
+<p>Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de <i>Thérèse</i>
+fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra,
+le dimanche 10 décembre 1911, par l'&oelig;uvre pie, française et
+populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami
+Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et
+bonne.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit <i>le Jongleur
+de Notre-Dame</i> avec la foi, vous avez écrit <i>Thérèse</i> avec le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.</p>
+
+<p><a name="page_258" id="page_258"></a></p>
+
+<p><a name="page_259" id="page_259"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXVI" id="CHAPITRE_XXVI"></a>CHAPITRE XXVI<br /><br />
+D'ARIANE A DON QUICHOTTE</h3>
+
+<p>Je reprenais, ce matin, le cours de <i>Mes Souvenirs</i>, quand j'appris une
+nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme
+Maucorps-Delsuc!</p>
+
+<p>Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au
+Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire
+obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa
+quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de
+tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à
+l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner.</p>
+
+<p>En sincère émotion, mon c&oelig;ur va vers elle!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi,
+pendant des mois, des années même.<a name="page_260" id="page_260"></a></p>
+
+<p>J'achevais de terminer <i>Thérèse</i>&mdash;longtemps avant qu'elle dût être
+représentée&mdash;quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu
+avec Catulle Mendès pour donner une suite à <i>Ariane</i>.</p>
+
+<p>Tout en étant un ouvrage distinct, <i>Bacchus</i> devait, dans notre pensée,
+ne former qu'un tout avec <i>Ariane</i>.</p>
+
+<p>Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt.</p>
+
+<p>Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des
+hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.</p>
+
+<p>De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité,
+celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on
+connaît le moins.</p>
+
+<p>L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers
+temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition
+classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des
+savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des
+religions.</p>
+
+<p>Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les
+inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.</p>
+
+<p>Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki,
+<i>Râmayana</i>, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux
+et plus immense même que les <i>Niebelungen</i>, ce poème épique de
+l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des
+Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille.
+En proclamant <i>Râmayana</i> l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien<a name="page_261" id="page_261"></a>
+exagéré. C'est divinement beau, comme l'&oelig;uvre immortelle du vieil
+Homère, qui a traversé les siècles.</p>
+
+<p>Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me
+fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations
+même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent
+distrait.</p>
+
+<p>Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je
+rejetais, je reprenais. Enfin je terminai <i>Bacchus</i>, après y avoir
+consacré tant de jours, tant de mois!</p>
+
+<p>La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM.
+Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la
+figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans
+Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre
+Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre
+fanatique.</p>
+
+<p>La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre
+magnifique à notre ouvrage.</p>
+
+<p>Comme autrefois, pour <i>le Mage</i>, on avait été cruel, je l'ai dit, pour
+notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant
+son départ de l'Opéra,&mdash;ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps
+après, encore plus aimé qu'avant,&mdash;de même, on fut dur pour <i>Bacchus</i>.</p>
+
+<p>Au moment de <i>Bacchus</i>, le public, la presse étaient indécis sur la
+vraie valeur de la nouvelle direction.</p>
+
+<p>Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois,
+affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage,
+malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité.<a name="page_262" id="page_262"></a></p>
+
+<p>Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses
+sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme
+bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du
+troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le
+ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié.</p>
+
+<p>L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un
+gros succès.</p>
+
+<p>Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises
+humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance.</p>
+
+<p>Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des
+actes de <i>Don Quichotte</i> (j'en parlerai plus loin), il était quatre
+heures du soir, je courus chez mon éditeur, au <i>Ménestrel</i>, au
+rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en
+y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait
+attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces
+mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!»</p>
+
+<p>Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût
+pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de
+l'épouvantable catastrophe.</p>
+
+<p>Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour
+<i>Bacchus</i> à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!...</p>
+
+<p>Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait
+soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche
+de la part des meurtris.<a name="page_263" id="page_263"></a></p>
+
+<p>Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà
+parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions,
+il aurait, par là même, rendu grand service.</p>
+
+<p>Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables
+artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat
+et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.</p>
+
+<p>Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans
+lendemain, MM. Messager et Broussan.</p>
+
+<p>J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour
+accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre
+l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du
+moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles
+chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des
+rochers.</p>
+
+<p>Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les
+Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à
+leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien.</p>
+
+<p>Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les m&oelig;urs de ces
+mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a
+si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe
+a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer!</p>
+
+<p>Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser
+<i>Bacchus</i> entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison,
+qu'en 1909),<a name="page_264" id="page_264"></a> j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de
+trois actes, <i>Don Quichotte</i>, dont le sujet et la distribution des
+artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour
+le théâtre de Monte-Carlo.</p>
+
+<p>Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur
+en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma
+conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me
+reprocher.</p>
+
+<p><i>Don Quichotte</i> arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie.
+J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je
+souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence
+plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui
+me permettait d'écrire étant couché.</p>
+
+<p>J'éloignais de ma pensée <i>Bacchus</i> et le sort incertain que lui
+réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de
+<i>Don Quichotte</i>.</p>
+
+<p>Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un
+scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel
+avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de
+l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue
+figure!</p>
+
+<p>Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une
+géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante
+d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque
+<i>Belle Dulcinée</i>. Les auteurs dramatiques français les plus en renom
+n'avaient pas eu cette excellente idée.<a name="page_265" id="page_265"></a> Elle apportait à notre pièce un
+élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de
+puissante poésie à notre <i>Don Quichotte</i> mourant d'amour, du véritable
+amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut
+point cette passion.</p>
+
+<p>Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la
+représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février
+1910. O la belle, la magnifique première!</p>
+
+<p>Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos
+merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell,
+étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du
+plus parfait comique!</p>
+
+<p>En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même
+saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je
+sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve,
+le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de
+<i>Roma</i>.</p>
+
+<p>J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour <i>Mes Souvenirs</i>
+en 1912.</p>
+
+<p>Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de <i>Don
+Quichotte</i> au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir
+l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des
+directeurs, les frères Isola.</p>
+
+<p>La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à
+Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour
+Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son
+triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour<a name="page_266" id="page_266"></a> la Belle Dulcinée au
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté.</p>
+
+<p>Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange?</p>
+
+<p>Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas
+pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en
+scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.</p>
+
+<p>Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines
+par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose
+curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes
+furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres,
+témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la
+répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes!</p>
+
+<p>Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce
+et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910,
+pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du
+soir.</p>
+
+<p>Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très
+souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta
+les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis,
+heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une
+délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me
+rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour <i>Don Quichotte</i> à
+Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même
+théâtre.</p>
+
+<p>Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet
+ouvrage pendant les répétitions de <i>Roma</i>, en février prochain.<a name="page_267" id="page_267"></a></p>
+
+<p>La première année de <i>Don Quichotte</i>, au théâtre des frères Isola aura
+eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.</p>
+
+<p>J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement
+intéressé pendant les études de cet ouvrage.</p>
+
+<p>C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy
+Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson
+du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une
+véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants
+populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une
+innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité:
+l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la
+coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de
+l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu
+réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que,
+connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies
+vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète;
+et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. <i>Le
+Prophète</i> et <i>le Barbier de Séville</i> en témoignent.</p>
+
+<p>La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par
+Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant
+cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo.</p>
+
+<p>Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire
+que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme!</p>
+
+<p>Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'<a name="page_268" id="page_268"></a>on mit en scène le
+cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier
+du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria,
+dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don
+Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt
+et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.<a name="page_269" id="page_269"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXVII" id="CHAPITRE_XXVII"></a>CHAPITRE XXVII<br /><br />
+UNE SOIRÉE!</h3>
+
+<p>Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.</p>
+
+<p><i>Roma</i> était gravée depuis longtemps, matériel prêt; <i>Panurge</i> terminé;
+et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant
+quelques mois.</p>
+
+<p>Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être,
+au <i>dolce farniente</i>, n'était point possible! Je cherchai donc et je
+trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la
+disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les
+partitions de <i>Werther</i> et d'<i>Amadis</i>. Je n'ai à parler, maintenant, que
+d'<i>Amadis</i>. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort,
+non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept
+cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition
+d'<i>Amadis</i>, composée fin de l'année 1889 et année 1890.<a name="page_270" id="page_270"></a> Il y avait donc
+vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.</p>
+
+<p><i>Amadis!</i> Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau!
+Quelle poétique et touchante allure avait ce <i>Chevalier du lys</i>, resté
+le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces
+situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces
+nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants
+et si braves!</p>
+
+<p>Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et
+deux ch&oelig;urs pour voix d'hommes. <i>Amadis</i> devait être mon travail de
+l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer
+à Égreville.</p>
+
+<p>Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait
+calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très
+souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer,
+me sachant dans un état de santé si précaire.</p>
+
+<p>J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me
+cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très
+malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais
+encore lorsque vous êtes venu!»</p>
+
+<p>«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon
+cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.</p>
+
+<p>Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La
+Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je
+fus inscrit<a name="page_271" id="page_271"></a> sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les
+médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on
+m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans
+ces moments-là.</p>
+
+<p>Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse
+attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite
+le salon Borghèse. J'en fus ému.</p>
+
+<p>Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des
+docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les
+plus dévoués.</p>
+
+<p>J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une
+tranquillité dont j'appréciais tout le prix.</p>
+
+<p>Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que
+l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était
+accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue.</p>
+
+<p>Je devais être sauvé au bout de quelques jours.</p>
+
+<p>Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit
+de travailler.</p>
+
+<p>Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des
+discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et
+président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était
+échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi
+mes instructions pour les futurs décors de <i>Don Quichotte</i>.</p>
+
+<p>Enfin, je rentrai chez moi!</p>
+
+<p>Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à
+feuilleter, tous ces objets qui caressaient<a name="page_272" id="page_272"></a> vos yeux, vous rappelaient
+de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les
+êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah!
+quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de
+larmes.</p>
+
+<p>Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le
+bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien
+chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de
+promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg,
+au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y
+prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient
+sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin,
+leur ravissant royaume!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui
+devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon
+sort, ma femme bien-aimée put y retourner.</p>
+
+<p>L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les
+deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et
+les répétitions, aussi, de <i>Don Quichotte</i>.</p>
+
+<p>Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à
+qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis
+cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai
+le nom proposé par l'interprète: les <i>Expressions lyriques</i>. Cette
+réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je
+m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.<a name="page_273" id="page_273"></a></p>
+
+<p>Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation
+de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.</p>
+
+<p>Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions
+une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on
+peut s'honorer, cependant.</p>
+
+<p>Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés
+par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que
+leur donnait l'interprète.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de
+<i>Panurge</i>, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait
+pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du
+Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de
+Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il
+venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me
+demander de leur donner <i>Panurge</i>.</p>
+
+<p>A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces
+messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne
+connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable
+M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!»</p>
+
+<p>On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des
+artistes proposés par la direction.</p>
+
+<p>Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de
+<i>Panurge</i>, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions.<a name="page_274" id="page_274"></a></p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante
+impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra.</p>
+
+<p>Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir
+et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de
+participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur,
+pour fêter le dixième anniversaire de l'&oelig;uvre française et populaire:
+les <i>Trente ans de Théâtre</i>. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une
+extrême confusion...</p>
+
+<p>Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux
+de prêter son concours à cette soirée.</p>
+
+<p>Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de
+famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal
+dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra
+et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du
+Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul
+Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au
+Conservatoire, se joignit à eux.</p>
+
+<p>Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières
+commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai
+toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand
+arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie.</p>
+
+<p>«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais
+tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.<a name="page_275" id="page_275"></a></p>
+
+<p>Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas
+participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre
+vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles
+chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de
+l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes,
+intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne
+dîna; tout le monde fut au rendez-vous!</p>
+
+<p>A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus!</p>
+
+<p>Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je
+pris une part si personnelle...</p>
+
+<p>Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient
+dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait
+contraste.</p>
+
+<p>Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la
+soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres
+qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette
+fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire
+et dont il était héritier.</p>
+
+<p>Je lui présentai mes condoléances et il partit.</p>
+
+<p>Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange
+conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue
+avec le représentant des pompes funèbres.</p>
+
+<p>«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première
+classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt,
+l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus
+monumental», suivant la somme.<a name="page_276" id="page_276"></a></p>
+
+<p>L'héritier hésita...</p>
+
+<p>«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de
+l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme.</p>
+
+<p>Nouvelle hésitation...</p>
+
+<p>Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit:</p>
+
+<p>«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que
+ce ne sera pas <i>gai</i>! (<i>sic</i>)»</p>
+
+<p>Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste,
+j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se
+terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue:</p>
+
+<p>«Veuillez croire à mes plus sincères... <i>obsèques</i>.» (Traduction libre
+d'<i>ossequiosita</i>.)</p>
+
+<p>La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de
+tristes.</p>
+
+<p>Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet
+suivaient les enterrements.</p>
+
+<p>Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms
+au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion,
+par les journaux? On n'a jamais pu savoir.</p>
+
+<p>Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des
+frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré,
+en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce
+sera à lui bientôt!»</p>
+
+<p>Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant
+les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements,
+mais ils les annoncent!»<a name="page_277" id="page_277"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXVIII" id="CHAPITRE_XXVIII"></a>CHAPITRE XXVIII<br /><br />
+CHÈRES ÉMOTIONS</h3>
+
+<p>Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à
+Égreville.</p>
+
+<p>Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se
+trouvait <i>Rome vaincue</i>, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie
+avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois
+sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.</p>
+
+<p>Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque,
+avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de
+l'&oelig;uvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia,
+et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor.</p>
+
+<p>Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le
+rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne
+pense pas à elle;<a name="page_278" id="page_278"></a> qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction
+d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses
+attraits aux exigences supérieures de l'art!</p>
+
+<p>Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à
+l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.</p>
+
+<p>Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui
+envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville.</p>
+
+<p>J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la <i>Rome vaincue</i>
+jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher,
+tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand
+Corneille, que</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">...l'obscure clarté qui tombe des étoiles,</td></tr>
+<tr><td align="left">Bientôt avec la nuit...</td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">arrêtât ma lecture.</p>
+
+<p>Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt
+au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de
+Posthumia, au 4<sup>e</sup> acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais
+ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant
+les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon
+titre: <i>Roma</i>.</p>
+
+<p>Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha
+pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901,
+l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais
+ma lettre devait rester sans réponse.</p>
+
+<p>Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre
+tragique m'apprit, en effet, par la<a name="page_279" id="page_279"></a> suite, que ma demande n'était
+jamais parvenue à sa destination.</p>
+
+<p>Parodi! qu'il était bien le <i>vir probus dicendi peritus</i> des anciens!
+Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des
+Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne
+demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il
+avait lue dans Ovide, leur grand historiographe!</p>
+
+<p>J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du
+passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation
+dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et
+simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes
+et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il
+semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de
+ses tortures intérieures.</p>
+
+<p>Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration
+n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans
+le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais!</p>
+
+<p>Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais
+abandonner mon projet d'écrire <i>Roma</i> lorsque, dans ma vie, apparut un
+maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra:
+<i>Ariane</i>; je vous en ai déjà parlé.</p>
+
+<p>Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander
+si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration.</p>
+
+<p>Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs,
+qu'une autre idée me préoccupait.<a name="page_280" id="page_280"></a> C'était exact. Je fus amené à lui
+confier mon aventure à propos de <i>Roma</i>.</p>
+
+<p>Mon désir de trouver dans cette &oelig;uvre le poème rêvé fut immédiatement
+partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait
+l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui
+m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme
+d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une
+situation éminente dans l'instruction publique.</p>
+
+<p>Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en
+février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première
+représentation de <i>Don Quichotte</i>. J'habitais alors, déjà, cet
+appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis
+toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.</p>
+
+<p>La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards
+de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable.</p>
+
+<p>Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à
+l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur
+le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco.</p>
+
+<p>Dans cette calme et paisible demeure&mdash;chose exceptionnelle pour un
+hôtel&mdash;malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient
+installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté,
+entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour <i>Roma</i>;
+j'avais emporté avec moi les huit cents<a name="page_281" id="page_281"></a> pages d'orchestre de la
+partition manuscrite complètement terminée.</p>
+
+<p>Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de
+Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu
+enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.</p>
+
+<p>Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de <i>Roma</i>, j'assistai à
+l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et
+dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à
+cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays,
+l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.</p>
+
+<p>En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par
+lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous
+ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom
+de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui
+confier pour 1912. <i>Roma</i> était terminée depuis longtemps, le matériel
+en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et
+attendre deux années encore. Je le lui proposai.</p>
+
+<p>Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que
+lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important,
+est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à
+remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier,
+ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer
+Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que
+rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M.
+Massenet se hâte d'achever sa<a name="page_282" id="page_282"></a> partition afin d'être prêt pour le
+premier...!» Laissons dire et... continuons.</p>
+
+<p>Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de <i>Roma</i> pour les
+artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.</p>
+
+<p>Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de
+Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les
+mettant en scène!</p>
+
+<p>Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces
+passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures,
+je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de
+<i>Roma</i>.</p>
+
+<p>L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait,
+lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa
+mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce
+pays des rêves.</p>
+
+<p>A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien!</p>
+
+<p>La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des
+répétitions futures. Le mieux se maintient!</p>
+
+<p>L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse.
+C'est le mieux qui continue!</p>
+
+<p>Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>Enfin, la lecture de <i>Roma</i>, dite à l'italienne: orchestre, artistes et
+ch&oelig;urs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations,
+que je payai ces <i>chaudes</i> émotions par un... <i>refroidissement</i>.</p>
+
+<p>O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant?<a name="page_283" id="page_283"></a> Tous les contrastes
+ne sont-ils pas dans cette même nature?</p>
+
+<p>Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux
+jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en
+profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites
+pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous
+étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans
+ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un
+vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand
+j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait
+Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat.</p>
+
+<p>Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans
+doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa
+société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce
+fut pour ce compagnon que j'épanchai mon c&oelig;ur tout palpitant.
+N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement,
+que la répétition générale de <i>Roma</i> battait son plein? Oui, me
+disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est
+Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est
+Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons,
+nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue
+telle ou telle scène, une sorte de divination de la division
+mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14
+février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la
+joie de tous mes beaux artistes!<a name="page_284" id="page_284"></a></p>
+
+<p>Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile
+de vous parler de la superbe première représentation de <i>Roma</i>. Je me
+permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les
+impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse:</p>
+
+<div class="blockquot"><p>«L'interprétation&mdash;une des plus complètement belles à laquelle il
+nous a été donné d'applaudir&mdash;a été en tous points digne de ce
+nouveau chef-d'&oelig;uvre de Massenet.</p>
+
+<p>«Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de
+<i>Roma</i> sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons
+rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant
+et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos
+du public.</p>
+
+<p>«Cela dit à l'éloge de l'&oelig;uvre, félicitons ces merveilleux
+interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme:</p>
+
+<p>«Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix
+superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des
+oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus
+séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter.</p>
+
+<p>«Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été
+pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell
+l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus
+extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens
+esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer,
+le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de
+lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément<a name="page_285" id="page_285"></a> ému et
+enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les
+accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.</p>
+
+<p>«Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième
+acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant
+qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et
+exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière
+artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer
+qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo.</p>
+
+<p>«Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla)
+ont complété excellemment une interprétation féminine de premier
+ordre.</p>
+
+<p>«Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins
+remarquables et pas moins acclamés.</p>
+
+<p>«M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et
+de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et
+une mâle beauté qui lui ont conquis tous les c&oelig;urs et qui, à
+Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.</p>
+
+<p>«M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique
+si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi
+que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet,
+a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont
+son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à
+souhait les farouches imprécations.</p>
+
+<p>«M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait
+une création&mdash;la première de sa carrière&mdash;qui place ce jeune
+premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les
+célèbres vétérans<a name="page_286" id="page_286"></a> de l'Opéra de Paris, auprès desquels il
+combattait hier au soir le bon combat de l'art.</p>
+
+<p>«Les ch&oelig;urs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur
+maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres,
+qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont
+été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin,
+auquel tous les compositeurs dont il dirige les &oelig;uvres
+prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et
+dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le
+talent et l'infatigable vaillance.</p>
+
+<p>«M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles
+ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du
+théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour <i>Roma</i> cinq décors, ou, pour
+mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés
+et applaudis. Son <i>Forum</i> et son <i>Bois sacré</i> sont parmi les plus
+belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici.</p>
+
+<p>«Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais
+superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que
+<i>Roma</i> est une des partitions qu'il a montées avec le plus de
+plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y
+a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et
+d'artiste?...</p>
+
+<p>«Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur
+<i>Roma</i>, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des
+plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre
+compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire<a name="page_287" id="page_287"></a>
+du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.»</p></div>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon
+c&oelig;ur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection
+d'autant plus touchante.</p>
+
+<p>Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge
+princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je
+rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et
+devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je
+pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son
+Altesse m'embrassa avec une vive effusion.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de
+<i>Roma</i>, à l'Opéra.</p>
+
+<p>J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la
+première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde?</p>
+
+<p><a name="page_288" id="page_288"></a></p>
+
+<p><a name="page_289" id="page_289"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_XXIX" id="CHAPITRE_XXIX"></a>CHAPITRE XXIX<br />
+<small>(INTERMÈDE)</small><br /><br />
+PENSÉES POSTHUMES</h3>
+
+<p>J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs
+occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la
+splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes
+chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais
+obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de
+l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais
+plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières
+représentations, aux discussions littéraires et autres qui en
+découlaient.</p>
+
+<p>Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées!</p>
+
+<p>Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je
+suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le
+voudraient-ils?<a name="page_290" id="page_290"></a></p>
+
+<p>Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit
+mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette
+occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: <i>Mes premières
+volontés</i>).</p>
+
+<p>J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de
+la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon
+cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui
+l'habitent.</p>
+
+<p>J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures
+noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture
+de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement,
+dès huit heures du matin.</p>
+
+<p>Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses
+lecteurs de mon décès. Quelques amis&mdash;j'en avais encore la
+veille&mdash;vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et
+lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son
+adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette
+voiture obligeante m'emmenait.</p>
+
+<p>A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles,
+de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans
+les théâtres, on parla de l'aventure:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de
+nous gêner!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans
+ses ouvrages!<a name="page_291" id="page_291"></a></p>
+
+<p>Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela.</p>
+
+<p>Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant!</p>
+
+<p>Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et
+arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient
+presque une consolation.</p>
+
+<p>La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de
+l'enterrement.</p>
+
+<p>Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville
+quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits
+s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps
+mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques
+heures plus tard, la porte de l'oubli!</p>
+
+<p><a name="page_292" id="page_292"></a></p>
+
+<p><a name="page_293" id="page_293"></a></p>
+
+<h3><a name="APPENDICE" id="APPENDICE"></a>APPENDICE</h3>
+
+<hr />
+
+<h3><a name="MASSENET_PAR_SES_ELEVES" id="MASSENET_PAR_SES_ELEVES"></a>MASSENET PAR SES ÉLÈVES</h3>
+
+<p><i>Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les
+plus célèbres de Massenet:</i></p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre 1911.</p>
+
+<p>Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le
+plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut
+plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous
+voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre
+lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par
+un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris,
+qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était
+vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un
+tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était
+impossible<a name="page_294" id="page_294"></a> de résister pour peu qu'on eût une parcelle de c&oelig;ur
+et d'intelligence.</p>
+
+<p>On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça
+que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a
+trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française
+du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le
+plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne
+l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de
+lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante?</p>
+
+<p>Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences,
+ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il
+s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus
+remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation
+dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il
+s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans
+le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il
+avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne
+semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire
+de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son
+style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait
+spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire...</p>
+
+<p>Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose
+désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de
+cordialité.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas
+absolument rendu ce que vous vouliez. Oh!<a name="page_295" id="page_295"></a> je le sais bien, ce que
+vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une
+finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est
+difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé...
+Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez
+indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!...</p>
+
+<p>Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et
+nerveuse...</p>
+
+<p>Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui,
+sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui
+relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature
+stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques
+pages d'orchestre qu'il lui montrait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien
+l'orchestre de votre musique.</p>
+
+<p>Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un
+morceau de chant ou de piano:</p>
+
+<p>&mdash;C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme
+vous faites bien la musique de votre orchestre!...</p>
+
+<p>Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa
+rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de
+citation.</p>
+
+<p>Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où,
+emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la
+scène de la prédiction du grand prêtre dans <i>Alceste</i>: «Apollon est
+sensible à nos gémissements!»</p>
+
+<p>Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter&mdash;que dis-je! la voir
+jouer par personne!<a name="page_296" id="page_296"></a></p>
+
+<p>Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout
+lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire
+comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai
+jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...</p>
+
+<p class="r">R<small>EYNALDO</small> H<small>AHN</small>.</p></div>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">Niort, 7 décembre 1911.</p>
+
+<p>Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui
+remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma
+jeunesse.</p>
+
+<p>C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes
+dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et
+c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour
+vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage:
+le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.</p>
+
+<p class="r">A<small>LFRED</small> B<small>RUNEAU</small>.</p></div>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">Paris, 10 décembre 1911.</p>
+
+<p>Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel
+pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je
+me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M.
+Mathias, je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M.
+Massenet.</p>
+
+<p>Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité:<a name="page_297" id="page_297"></a></p>
+
+<p>&mdash;Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime
+«Monsieur».</p>
+
+<p>Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était
+pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même
+temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les
+beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant
+comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des
+exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture.
+Exemple bien caractéristique:</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du
+vermillon!</p>
+
+<p>Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de
+faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant
+au piano, les &oelig;uvres des maîtres. Il nous jouait souvent
+Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans
+les plus petites nuances.</p>
+
+<p>Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours
+intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des
+développements de la symphonie en <i>sol mineur</i> du grand Mozart. Un
+jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence
+entre les «trois orages»: de <i>la Pastorale</i>, de <i>Guillaume Tell</i> et
+de <i>Philémon et Baucis</i>. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et
+l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son
+enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de
+mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je
+tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez
+de prouver mon<a name="page_298" id="page_298"></a> admiration et mon affectueuse reconnaissance envers
+mon cher maître, une des gloires de l'art musical français.</p>
+
+<p class="r">C<small>HARLES</small> L<small>EVADÉ</small>.</p></div>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre 1911.</p>
+
+<p>Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle
+de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le
+lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par
+un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de
+deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve.
+Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de
+deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les
+autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait
+les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on
+respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne
+n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient
+au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol,
+était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la
+chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son &oelig;il
+avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout
+s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes
+illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement
+se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et
+à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au
+hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir
+plus de méthode; mais,<a name="page_299" id="page_299"></a> données avec la vivacité d'intelligence et
+la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un
+pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune
+esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres
+essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé
+d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous
+n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail
+en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de
+faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure,
+la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la
+sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers
+conseils.</p>
+
+<p>On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves
+«faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu
+demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses
+élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes,
+contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien
+peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son
+irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud
+et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien
+d'elles.</p>
+
+<p>Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les
+choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin
+qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun
+l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique,
+soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles
+impressions de l'art, de la nature, et<a name="page_300" id="page_300"></a> de la vie surtout, le fond
+de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle
+intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable,
+éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un
+chef-d'&oelig;uvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait
+davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de
+ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique
+de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet.
+Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au
+degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il
+apportait quelques pages manuscrites de la partition en &oelig;uvre!
+pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un
+aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages
+de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou
+grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore
+une lecture, inoubliable, de <i>Werther</i>; et je revois l'expression
+singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait
+pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier
+public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.</p>
+
+<p>J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à
+M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative
+n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou,
+plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer
+lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que
+tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui
+trouvera le plus directement des c&oelig;urs prêts à s'ouvrir...<a name="page_301" id="page_301"></a></p>
+
+<p>Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux
+entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage
+passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard
+divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père
+Franck», qui venait&mdash;les deux classes ayant beaucoup d'élèves
+communs, et les heures coïncidant certaines fois&mdash;demander si l'un
+de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu
+compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.</p>
+
+<p class="r">G<small>ASTON</small> C<small>ARRAUD</small>.</p></div>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">10 décembre 1911.</p>
+
+<p>Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses &oelig;uvres,
+un silence farouche; il nous les cachait presque.</p>
+
+<p>Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques
+mesures de la danse galiléenne de <i>la Vierge</i>, dont l'orchestration
+nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans
+s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en
+<i>si mineur</i> d'<i>Hérodiade</i>; plus tard encore, quelques mesures de
+Manon qu'il achevait alors; le récitatif: <i>Je ne suis qu'une pauvre
+fille</i>. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples
+personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue.
+Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de
+faire de nous&mdash;au sens le plus hautain, le plus éternel du mot&mdash;des
+musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus
+généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les<a name="page_302" id="page_302"></a> âmes ont
+répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer
+hautement comme sienne l'harmonieuse moisson.</p>
+
+<p class="r">P<small>AUL</small> V<small>IDAL.</small></p></div>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre.</p>
+
+<p>Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où
+nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves,
+d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.</p>
+
+<p>C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux
+élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.</p>
+
+<p class="r">H<small>ENRI</small> R<small>ABAUD</small>, &nbsp; &nbsp;<br />
+Chef d'orchestre de l'Opéra.</p></div>
+
+<h3><a name="MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES" id="MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES"></a>MASSENET PAR SES INTERPRÈTES</h3>
+<p><i>Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu
+également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:</i></p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">10 décembre 1911.</p>
+
+<p>Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un
+peu ce que sont les études avec lui.</p>
+
+<p>Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître,
+lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que
+l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les
+nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se
+croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le
+premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection!</p>
+
+<p>Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est
+joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges.
+Exagération au début... exagération à la fin.</p>
+
+<p>Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes
+qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa
+famille.</p>
+
+<p>Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent!</p>
+
+<p class="r">L<small>UCY</small> A<small>RBELL</small>, de l'Opéra.</p>
+</div>
+
+<p><a name="page_304" id="page_304"></a></p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">11 décembre.</p>
+
+<p>Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il
+fut le premier à m'applaudir à Paris.</p>
+
+<p>Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du
+Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit
+l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie!</p>
+
+<p>J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut
+courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates»
+attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles
+qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux
+de paroles, je distinguais pourtant ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;En a-t-elle de la chance!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai que Massenet vous a applaudie?</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Si!</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Ça se raconte.</p>
+
+<p>Etc.</p>
+
+<p>Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde
+d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours...
+quand on lui chante sa musique.»</p>
+
+<p>Je venais de concourir dans le grand air de <i>la Juive</i>!!!</p>
+
+<p class="r">J<small>ULIA</small> G<small>UIRAUDON</small>-C<small>AIN.</small></p></div>
+
+<p><a name="page_305" id="page_305"></a></p>
+
+<hr />
+
+<h3><a name="MES_DISCOURS" id="MES_DISCOURS"></a>MES DISCOURS</h3>
+
+<h3><a name="INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL" id="INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL"></a>INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL</h3>
+
+<p class="c">2 octobre 1892.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des
+Beaux-Arts.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p>
+
+<p>Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à
+honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes
+célèbres qu'il a vus naître.</p>
+
+<p>Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont
+la patrie a le droit de s'enorgueillir.</p>
+
+<p>Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers
+temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme
+sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche
+qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste
+dont nous voyons ici la noble image.<a name="page_306" id="page_306"></a> Cent ans ont passé sur sa gloire
+sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts
+de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la
+parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de
+son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez
+désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très
+humble pour un ancêtre illustre et vénéré.</p>
+
+<p>Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des
+Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de
+grandes destinées artistiques.</p>
+
+<p>C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette
+circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et
+imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments
+de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter:
+n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui
+qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale?</p>
+
+<p>Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes
+de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait
+d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir,
+ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps
+de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les
+échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons
+harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.</p>
+
+<p>Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent<a name="page_307" id="page_307"></a> son talent. Mais nous
+n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier,
+posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il
+devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans.</p>
+
+<p>Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai
+berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située
+tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient
+des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des
+plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges
+du Seigneur.</p>
+
+<p>C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc
+enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles
+années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il
+reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs
+cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en
+cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un
+grand secours.</p>
+
+<p>Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute,
+de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les
+connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise
+fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs
+privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses
+fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il
+s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les
+couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de
+musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre
+elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient<a name="page_308" id="page_308"></a> tourner la
+tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile
+imagination.</p>
+
+<p>On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela
+était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme
+d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se
+demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette
+robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient
+pas pouvoir élever plus haut leur ambition.</p>
+
+<p>Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel
+artiste nous aurions perdu!</p>
+
+<p>Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient
+pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu
+qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put
+répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière
+répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient
+l'embrasser.</p>
+
+<p>Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au
+prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et
+des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet
+pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.</p>
+
+<p>Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux
+conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux
+illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de
+l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck
+dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus
+mâles et même, délaissant la<a name="page_309" id="page_309"></a> petite flûte aimable qui régnait alors en
+souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la
+trompette épique dès son premier ouvrage, cette <i>Euphrosine</i> qui fut une
+révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.</p>
+
+<p>Un maître artiste était né à la France.</p>
+
+<p>D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans
+leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la
+glorieuse série des ouvrages qui suivirent <i>Euphrosine</i>, et ont fait
+ressortir les mérites de <i>Stratonice</i>, d'<i>Ariodant</i>, d'<i>Adrien</i>, de
+l'<i>Irato</i>, du <i>Jeune Henry</i> et surtout de cet incomparable <i>Joseph</i>, qui
+passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.</p>
+
+<p>J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra
+moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si
+superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes
+qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis
+moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que
+nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir
+avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la
+musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de
+coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse,
+plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont
+créé.</p>
+
+<p>Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les
+honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut
+de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur.<a name="page_310" id="page_310"></a></p>
+
+<p>C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant
+laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis,
+s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas
+aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent,
+si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous
+dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous
+donnait.</p>
+
+<p>Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les
+siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de
+Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est
+l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent
+de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte
+volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise,
+et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette
+image chère et glorieuse.</p>
+
+<p>Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de
+Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la
+France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays
+et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien
+illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette
+d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle
+Méhul et qu'il a écrit le <i>Chant du départ</i>&mdash;ce frère jumeau de notre
+<i>Marseillaise</i>&mdash;qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les
+armées de la première République.</p>
+
+<p>Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote
+dont les chants enflammés entraînèrent<a name="page_311" id="page_311"></a> les fils de la France à la
+défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour
+symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais
+n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire.<a name="page_312" id="page_312"></a></p>
+
+<h3><a name="FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS" id="FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS"></a>FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS</h3>
+<p class="c">22 février 1896.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des
+auteurs et compositeurs dramatiques.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p>
+
+<p>On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre
+d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme
+il est grand!»</p>
+
+<p>Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant
+de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir
+passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art,
+qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et
+d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le
+bien regarder en face?</p>
+
+<p>...Et c'est à moi que des amis, des confrères de<a name="page_313" id="page_313"></a> la Société des auteurs
+ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste,
+alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est
+profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les
+enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses
+conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet
+apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement
+doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile
+aux saveurs plus âpres du Dante,&mdash;heureux alliage dont il devait nous
+donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de <i>Françoise de
+Rimini</i>, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra.</p>
+
+<p>Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant
+aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres
+désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres
+terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique
+d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été.</p>
+
+<p>Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter
+toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de
+flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses.
+Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents
+fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et
+s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur
+les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur
+qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils
+traversent.<a name="page_314" id="page_314"></a></p>
+
+<p>Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent
+les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande
+renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre
+nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute
+l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des
+frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle
+vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son &oelig;uvre a
+pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du
+drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir.
+N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson,
+celle de notre pays.</p>
+
+<p>D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse
+carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa
+noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les
+honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la
+fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en
+était le plus digne.</p>
+
+<p>C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître,
+c'est encore un grand exemple.<a name="page_315" id="page_315"></a></p>
+
+<h3><a name="CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ" id="CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ"></a>CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ</h3>
+
+<p class="c">INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO<br />
+7 mars 1903.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p>
+
+<p>C'est le propre du génie d'être de tous les pays.</p>
+
+<p>A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière
+humanité.</p>
+
+<p>Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut
+dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées.
+Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme
+de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole
+qui le couronnait déjà.</p>
+
+<p>N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait
+de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et
+tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober,
+pionnier<a name="page_316" id="page_316"></a> d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère
+souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les
+pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un
+monde!</p>
+
+<p>C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la
+peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient
+tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de
+leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules,
+mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons
+tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un
+dispensateur de grâce et de beauté.</p>
+
+<p>Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et
+sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non
+seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la
+ferveur pieuse de pécheurs repentants.</p>
+
+<p>Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien,
+l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme
+autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici
+couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz
+y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la
+vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la
+déification.</p>
+
+<p>S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays
+d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves
+épanouis.</p>
+
+<p>Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel,
+son esprit d'illusion croirait voir<a name="page_317" id="page_317"></a> la Vierge avec Jésus gravissant la
+rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui
+abritèrent l'enfance du Christ.</p>
+
+<p>Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent
+rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos
+terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre <i>la Course à
+l'abîme</i>, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.</p>
+
+<p>Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées
+mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa
+tristesse. <i>La Fête chez Capulet</i> n'est pas loin; j'en entends souvent
+les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.</p>
+
+<p>Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à
+errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur
+amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit
+d'été, sous les lueurs blanches des étoiles?</p>
+
+<p>Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les
+trompettes fulgurantes de son <i>Requiem</i> grandiose viendront le
+réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.</p>
+
+<p>Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le
+calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des
+ruissellements d'or; ce c&oelig;ur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un
+baume l'odeur des lis et des jasmins.</p>
+
+<p>Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à
+son &oelig;uvre maîtresse, <i>la Damnation</i>, un si enthousiaste accueil en en
+animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la
+scène, en les entourant du prestige des costumes et des<a name="page_318" id="page_318"></a> décors
+merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui
+est son &oelig;uvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des
+malveillants.</p>
+
+<p>Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie
+et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont
+suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.</p>
+
+<p>Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a
+dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est
+aussi le protecteur des arts.</p>
+
+<p>En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce
+jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces
+transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le
+roi du Soleil.<a name="page_319" id="page_319"></a></p>
+
+<h3><a name="FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET" id="FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET"></a>FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET</h3>
+
+<p class="c">MEMBRE DE L'INSTITUT<br /><br />
+Le jeudi 15 septembre 1910.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours de Massenet, président de l'Institut.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS ET CHERS</small> C<small>ONFRÈRES,</small></p>
+
+<p>Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses
+membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts
+où la mort impitoyable a cherché sa victime!</p>
+
+<p>Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est
+profonde, elle nous laisse inconsolables!...</p>
+
+<p>Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil,
+la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de
+sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.</p>
+
+<p>Ses &oelig;uvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui
+survivront, portant l'empreinte de son<a name="page_320" id="page_320"></a> talent génial. Elles laisseront
+un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française.</p>
+
+<p>Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire
+qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don
+merveilleux de l'à-propos et de la mesure.</p>
+
+<p>Emmanuel Frémiet était lui-même.</p>
+
+<p>Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était
+aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir
+ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises.
+On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son
+temps il fut le plus cultivé.</p>
+
+<p>Dans la science de la <i>mythologie</i>, il se montra admirable, comme il le
+fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité,
+l'exactitude historique.</p>
+
+<p>Après <i>le Cavalier gaulois et le Cavalier romain</i>, après <i>la statue
+équestre de Louis d'Orléans</i>, chef-d'&oelig;uvre d'une beauté sans égale,
+après <i>le Centaure Térée</i>, emportant un enfant dans ses bras, et le
+<i>Faune taquinant de jeunes oursons</i>, après avoir traité <i>l'Homme à l'âge
+de pierre</i>, il nous donna cette &oelig;uvre si tragique: <i>Gorille enlevant
+une femme</i>.</p>
+
+<p>Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son
+merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir
+lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il
+avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.</p>
+
+<p>L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de
+l'histoire. Sa <i>Jeanne d'Arc</i> en est l'éclatant témoignage. Elle a fait
+décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.<a name="page_321" id="page_321"></a></p>
+
+<p>En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en
+donnant à sa <i>Jeanne d'Arc</i> cet aspect délicat, tout en laissant à
+l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu,
+sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans
+leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a
+supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a
+nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire.
+Il est passé maître en ce genre.</p>
+
+<p>Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de
+ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous
+n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle
+et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses
+travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière;
+et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour
+arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à
+prendre séance!</p>
+
+<p>Son c&oelig;ur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation
+n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir
+de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.</p>
+
+<p>Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était
+le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il
+déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous
+l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême
+dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.</p>
+
+<p>Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne<a name="page_322" id="page_322"></a> lui aura manqué;
+peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que
+grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion
+publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous
+pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais
+que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.</p>
+
+<p>Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre
+avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir
+accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir
+leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les
+générations futures.</p>
+
+<p>Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton c&oelig;ur, que tu as tant aimés
+et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel
+Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des
+Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier.<a name="page_323" id="page_323"></a></p>
+
+<h3><a name="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES" id="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES"></a>SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES</h3>
+
+<p class="c">PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT<br />
+ET DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS<br /><br />
+Le mardi 25 octobre 1910.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours d'ouverture de M. le Président.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p>
+
+<p>C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle&mdash;ou bien
+encore la malice de mes confrères les artistes&mdash;qui m'a porté jusqu'à ce
+fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces
+séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde
+tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et
+littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des
+doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune.<a name="page_324" id="page_324"></a></p>
+
+<p>Cependant, un musicien déjà&mdash;mais celui-là de haute taille et de grande
+envergure&mdash;s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette
+fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de
+France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui
+sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la
+sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle
+circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que
+je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.</p>
+
+<p>Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre
+antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en
+ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un
+instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait
+existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à
+déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre
+élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que
+l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand
+professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à
+Francfort-sur-le-Mein, alors ville libre. Ses études de prédilection le
+reportaient toujours vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène
+attardé parmi nous, le huitième sage, et se plaisait à vivre dans la
+rare compagnie d'Eschyle, d'Euripide et de Démosthène, dont il a
+commenté les &oelig;uvres dans des éditions restées fameuses.</p>
+
+<p>En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de
+l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce
+qu'il la jugea,<a name="page_325" id="page_325"></a> même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus
+subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au
+patrimoine de sa patrie d'adoption.</p>
+
+<p>En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse
+lui-même, encore un de ses amis fort anciens.</p>
+
+<p>Faut-il citer ses <i>Études sur le drame antique</i>, celles sur <i>l'Antiquité
+grecque</i>, sa longue collaboration au <i>Journal des savants</i> et à la
+<i>Revue des études grecques</i>?</p>
+
+<p>Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant
+et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le
+porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la
+chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se
+dresser tout aussitôt, l'&oelig;il animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on
+l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard,
+qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères
+d'Anacréon.</p>
+
+<p>Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta
+également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827.
+Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il
+sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit:
+<i>Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal</i>.</p>
+
+<p>C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et,
+dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des
+admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse<a name="page_326" id="page_326"></a>
+surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre
+histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté:</p>
+
+<p>Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la
+connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il
+l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il
+trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi.
+Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel
+objet, il l'apprend encore.</p>
+
+<p>C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en
+fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur
+l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines
+françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide
+du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse
+victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants,
+auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées
+si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et
+ouvrirent leur imagination.</p>
+
+<p>Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en
+rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en
+effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en
+gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de
+vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des
+poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là
+séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva.
+L'imagination prit un jour sa revanche. Où<a name="page_327" id="page_327"></a> voyons-nous s'endormir le
+Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son
+confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui
+fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère,
+il écrit <i>l'Épopée homérique</i>! Ce fut, messieurs, sa dernière signature
+devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis.</p>
+
+<p>Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses
+membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans,
+d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à
+84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son
+jubilé, il y a deux années à peine.</p>
+
+<p>On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de
+la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts
+par son intensité même.</p>
+
+<p>Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette
+chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un
+décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de
+songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire.
+L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la
+cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.</p>
+
+<p>Il sortit de la Bibliothèque, le c&oelig;ur affligé mais le front haut,
+comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue,
+avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant
+les portes de la place à qui voulait la prendre.</p>
+
+<p>Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et<a name="page_328" id="page_328"></a> il est mort debout,
+ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui
+lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne
+répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées
+parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à
+graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une
+vie.</p>
+
+<p>L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de
+perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait
+à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né
+le 23 mai 1835, près de Zurich.</p>
+
+<p>Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et
+à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et
+à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette
+&oelig;uvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich.
+Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer
+notre pays, puisqu'il en aimait les lettres.</p>
+
+<p>Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici
+ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler
+des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février
+dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des
+résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan
+chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois
+années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes
+à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations
+insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme.
+Mais la découverte la plus étonnante<a name="page_329" id="page_329"></a> est celle de toute une
+bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette
+bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée,
+apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte
+par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.</p>
+
+<p>M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et
+rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux,
+entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du
+sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor!</p>
+
+<p>Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette
+énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire
+des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur
+l'Europe? Un avenir prochain nous le dira.</p>
+
+<p>Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences
+n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres:
+M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.</p>
+
+<p>Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa
+carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau
+qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il
+sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la
+Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de
+Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son
+dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port
+de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses<a name="page_330" id="page_330"></a> plans grandioses, malgré
+les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce
+qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son
+intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter
+au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les
+ports et les canaux!</p>
+
+<p>L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute
+récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que
+lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de
+ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau
+encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put
+s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec
+une merveilleuse dextérité.</p>
+
+<p>Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il
+est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter
+longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain
+d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je
+sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses
+notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à
+propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de
+l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie
+mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la
+mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis
+de frémir un peu.</p>
+
+<p>L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un
+membre libre: d'abord M. Agassiz,<a name="page_331" id="page_331"></a> mort sur le navire qui le ramenait en
+Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le
+principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.</p>
+
+<p>Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la
+tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait,
+mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la
+brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal.</p>
+
+<p>Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de
+l'Observatoire de Milan, vient de disparaître.</p>
+
+<p>Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la
+gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les
+compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,&mdash;et
+mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des
+membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle
+il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,&mdash;de façon
+générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert
+des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à
+leur tour percevoir quelque chose.</p>
+
+<p>Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une
+sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de
+pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un
+télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il
+n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le
+membre associé<a name="page_332" id="page_332"></a> que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et
+politiques, l'auteur de <i>l'Immortalité humaine</i> et de <i>l'Univers
+pluralistique</i>, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il
+est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson.
+C'est surtout <i>le Pragmatisme</i> qui établit sa réputation et créa une
+sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi
+spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la
+conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs
+adeptes de la <i>Société de recherches psychiques</i>, leur promettant de
+communiquer avec eux de «l'au-delà».</p>
+
+<p>Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir
+s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient,
+à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle
+Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse,
+alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour
+subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il
+lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs
+mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de
+son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux
+garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux
+pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et
+entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus
+substantiel.</p>
+
+<p>Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes
+larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps
+futurs qui leur<a name="page_333" id="page_333"></a> apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait
+dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus
+hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il
+appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on
+ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre
+d'amertume.</p>
+
+<p>Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en
+s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons
+alors de cette planète-ci où nous sommes!»</p>
+
+<p>Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient
+de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans
+la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire?</p>
+
+<p>Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène
+Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés,
+bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a
+trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent
+classiques dans le monde pédagogique.</p>
+
+<p>L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de
+Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.</p>
+
+<p>On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les
+destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.</p>
+
+<p>Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le
+voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de
+Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de
+la mélancolie et de la méditation autour<a name="page_334" id="page_334"></a> d'une vieille bibliothèque, où
+il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à
+deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances».</p>
+
+<p>La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent,
+Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi.</p>
+
+<p>Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que
+Chateaubriand avait écrit avec <i>René</i> une sorte d'autobiographie, de
+même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran,
+principal personnage du roman <i>les Morts qui parlent</i>, celle même de
+Melchior.</p>
+
+<p>Il faut citer encore, pour cette période de production, <i>Jean d'Agrève</i>
+et <i>le Maître de la mer</i>, qui répondent à d'autres phases de la vie
+intellectuelle et morale de l'auteur.</p>
+
+<p>Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, <i>Claire</i>,
+qu'il laissait espérer.</p>
+
+<p>Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant
+à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de
+l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore
+l'auteur du <i>Génie du Christianisme</i>.</p>
+
+<p>Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie
+française.</p>
+
+<p>Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait
+après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse.
+Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à
+nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et
+quelles nobles causes elle a souvent servies.<a name="page_335" id="page_335"></a></p>
+
+<p>Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps
+attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux
+Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un
+même coup.</p>
+
+<p>«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne
+cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses
+premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.</p>
+
+<p>Mais l'&oelig;uvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est
+assurément <i>l'Avènement de Bonaparte</i>, où il éclaire tant de coins
+demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs
+accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir.
+Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille
+napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute
+situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces
+souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était
+ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres,
+où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller
+au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans
+l'histoire, qui ne s'en plaignit pas.</p>
+
+<p>Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a
+perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous
+serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque,
+il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos
+estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis
+par les<a name="page_336" id="page_336"></a> doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise
+s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite
+continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: <i>la Guerre
+au taudis</i>, <i>la Mutualité</i>, <i>la Protection des enfants</i>, etc., etc. La
+mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et
+le mal. Saluons bien bas sa mémoire.</p>
+
+<p>M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en
+plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles
+avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich
+(<i>Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich</i>) et la
+critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les
+circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez
+assuré que je n'en abuserai pas.</p>
+
+<p>Les deux ouvrages principaux d'Evellin: <i>Infini et Quantité</i>, <i>la Raison
+pure et les Antinomies</i>, lui assurent pour l'avenir un rang distingué
+dans la lignée de Descartes et de Kant.</p>
+
+<p>Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier,
+né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales
+en 1902.</p>
+
+<p>Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la
+charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son
+esprit si largement ouvert au bien.</p>
+
+<p>J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée
+cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas
+autant qu'il<a name="page_337" id="page_337"></a> le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails
+et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre
+Académie.</p>
+
+<p>Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne
+lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec
+enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui
+demander plus qu'elle ne pouvait donner.</p>
+
+<p>En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit
+vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un
+ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le
+triomphateur avec cette partition du <i>Florentin</i> que, par suite des
+graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin
+une <i>Velléda</i>, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune
+d'avoir pour principal interprète Adelina Patti.</p>
+
+<p>Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de
+composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école,
+laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu
+précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la
+probité, de la force tranquille et du clair bon sens.</p>
+
+<p>La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture
+française. C'était un très grand artiste, personnel et original.
+Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.»
+Frémiet ne suivit pas.</p>
+
+<p>Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de
+<i>Louis d'Orléans</i>, <i>l'Homme à l'âge de pierre</i>, le <i>Saint Grégoire de
+Tours</i>, l'<i>Éléphant</i> du<a name="page_338" id="page_338"></a> jardin du Trocadéro, le <i>Centaure Térée</i>, les
+<i>Chiens courants</i>, le <i>Faune taquinant de jeunes oursons</i>, son &oelig;uvre
+tragique et si émotionnante: <i>Gorille enlevant une femme</i>, qui lui valut
+à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette <i>Jeanne
+d'Arc</i> populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de
+pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours
+svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86
+ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la
+glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres,
+avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.</p>
+
+<p>Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre
+qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui
+dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort.</p>
+
+<p>Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il
+n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.</p>
+
+<p>Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si
+merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale
+d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des
+découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on
+entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on
+la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au
+bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque
+chose.</p>
+
+<p>La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce
+«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il
+voulut entrer<a name="page_339" id="page_339"></a> dans la politique et sut y apporter la grâce et le
+sourire.</p>
+
+<p>Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller
+Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé
+membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas
+d'histoire et fut toute consacrée au labeur.</p>
+
+<p>Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous&mdash;les
+occasions pareilles en sont si rares&mdash;m'a entraîné plus loin qu'il n'eût
+fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.</p>
+
+<p>Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment
+à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non
+douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des
+fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs
+cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont
+quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la
+route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.<a name="page_340" id="page_340"></a></p>
+
+<h3><a name="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS" id="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS"></a>SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS</h3>
+
+<p class="c">Samedi 5 novembre 1910.</p>
+
+<p class="c"><i>Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts.</i></p>
+
+<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p>
+
+<p>Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande
+réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies,
+d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres
+françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie;
+aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous
+pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et,
+encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M.
+Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au
+côté, ce<a name="page_341" id="page_341"></a> n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un
+camarade un peu plus haut juché.</p>
+
+<p>Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle
+de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si
+éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les
+soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que
+nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous
+lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons
+l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému.</p>
+
+<p>Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont
+pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait <i>donation entre
+vifs</i> à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera
+employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de
+dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis.</p>
+
+<p>M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à
+New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts
+de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de <i>cinq cents
+francs</i> en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux
+Expositions des Beaux-Arts de Paris.</p>
+
+<p>Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet
+1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de
+douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les
+jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome.<a name="page_342" id="page_342"></a></p>
+
+<p>L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette
+touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand
+prix de composition musicale.</p>
+
+<p>Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs
+des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne
+fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs
+espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et
+vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au c&oelig;ur des artistes
+vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire.</p>
+
+<p>S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez
+notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la
+seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années.</p>
+
+<p>Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte,
+mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'&oelig;il
+obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux
+moulages anatomiques du musée Orfila&mdash;il l'a bien fallu pour vivre&mdash;mais
+de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait
+tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et
+le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa
+force et sa puissance.</p>
+
+<p>On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro;
+Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève!
+De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut
+rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui<a name="page_343" id="page_343"></a> s'habitue à
+suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller
+devant. Et la gloire commence.</p>
+
+<p>Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté
+d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente
+sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est
+donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des
+animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait.</p>
+
+<p>Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre
+a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut
+trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien
+a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les
+combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et
+celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des
+plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il
+peut modifier à sa guise.</p>
+
+<p>Mais le sculpteur?</p>
+
+<p>On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui
+demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et
+taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce
+quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De
+la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles
+se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.»</p>
+
+<p>Et voici le <i>Cavalier romain</i> qui se dresse hautain sur son cheval de
+guerre, comme un maître du monde,<a name="page_344" id="page_344"></a> voici <i>Louis d'Orléans</i>, d'élégante
+allure, qui passe sur son destrier, galant, et <i>Napoléon</i>, vainqueur,
+dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant
+d'autres écuyers de tout temps,&mdash;tout un carrousel! C'est la lutte
+sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les <i>Chevaux
+marins</i>, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de
+l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine
+du Luxembourg, l'<i>Éléphant</i> pesant du Trocadéro, la trompe en bataille,
+et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de
+jeunes ours, le <i>Rétiaire</i> portant ses filets qui descend dans l'arène,
+le <i>Saint Grégoire de Tours</i>, le <i>Centaure Térée</i> avec l'enfant dans les
+bras, les <i>Chiens courants</i> si ardents dans leur poursuite et le
+<i>Gorille enlevant une femme</i>, chef-d'&oelig;uvre tragique où l'on ne sait
+quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou
+de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes;
+c'est encore la <i>Jeanne d'Arc</i> si menue sur son gros cheval de labours,
+mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France.
+C'est toute l'&oelig;uvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du
+néant de la pierre.</p>
+
+<p>Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire
+parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré
+d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour
+l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour
+son vieil adorateur.</p>
+
+<p>Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette &oelig;uvre si
+abondante et si diverse fut enfantée dans la<a name="page_345" id="page_345"></a> joie. Jusqu'au dernier
+jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux
+lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la
+musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un
+de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel
+Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des
+petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais
+voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour
+des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle
+lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable.</p>
+
+<p>Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un
+canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi,
+hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des
+inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce.
+Pauvre cher et grand ami!</p>
+
+<p>Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire
+épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie
+l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de
+franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la
+musique, sans peur et sans reproche.</p>
+
+<p>«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était
+beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il
+ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière
+de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers
+cueillis par ses élèves au dernier concours.<a name="page_346" id="page_346"></a></p>
+
+<p>Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite
+pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de
+la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier
+regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et
+d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes
+enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un
+instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le
+souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir
+vous réserve gardez-lui sa part légitime.</p>
+
+<p>Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre
+Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans
+son &oelig;uvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi
+qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit
+tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à
+rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que
+serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la
+seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies
+dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous
+ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous
+le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons
+affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque
+fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui
+l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et
+de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les<a name="page_347" id="page_347"></a> prix,
+il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome
+même, il se remet à concourir&mdash;c'était sa marotte&mdash;pour un prix
+d'opéra-comique institué par l'État et naturellement&mdash;c'était sa
+manie&mdash;le voilà couronné avec sa partition du <i>Florentin</i>, &oelig;uvre de
+jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut
+la <i>Messe de Requiem</i>, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de
+l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres &oelig;uvres du
+genre.</p>
+
+<p>Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut
+oublier les belles pages de <i>Velléda</i>, donnée au théâtre Covent-Garden
+de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que
+celles d'une <i>Jeanne d'Arc</i>, un drame lyrique en trois parties, qui eut
+la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la
+cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement.</p>
+
+<p>Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce
+succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les
+termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami,
+quelle &oelig;uvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime.
+Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or
+vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des
+pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de
+se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il
+disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que
+je vous suis reconnaissant d'avoir<a name="page_348" id="page_348"></a> bien voulu pénétrer en mon &oelig;uvre
+modeste.&mdash;Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai
+entendue ni lue.&mdash;Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement
+interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et
+de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par
+les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au
+souvenir de cette histoire.</p>
+
+<p>Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir
+perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma
+douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès
+duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes
+choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le
+calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures
+blanches.</p>
+
+<p>Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires.</p>
+
+<p>De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés
+parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent
+discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et
+j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit
+toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il
+en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il
+était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour
+nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son
+éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts.<a name="page_349" id="page_349"></a></p>
+
+<p>Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et
+si finement disert.</p>
+
+<p>Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir
+William Quiller Orchardson, un de nos membres associés.</p>
+
+<p>Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont
+en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la
+ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans
+son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire
+avec son <i>Napoléon sur le «Bellérophon»</i>. L'&oelig;uvre est restée célèbre,
+popularisée par la gravure et la photographie.</p>
+
+<p>Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord
+Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la
+fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une
+ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière
+&oelig;uvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales
+tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste!</p>
+
+<p>Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage
+par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la
+mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le
+voyage à Rome.</p>
+
+<p>Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la
+méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits
+forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en
+détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse
+ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous<a name="page_350" id="page_350"></a> de ces éternels renards
+pour qui tous les raisins sont trop verts.</p>
+
+<p>Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres,
+sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange
+de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet
+la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa
+seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout.</p>
+
+<p>Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio
+vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la
+ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de
+Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine
+s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au
+Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous
+comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière
+d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous
+votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin.</p>
+
+<p>Faites sauter les cordes de la lyre.</p>
+
+<p>Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces
+&oelig;uvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous
+pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez
+regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une &oelig;uvre d'art est une Majesté
+et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels
+sublimes et chaleureux entretiens!</p>
+
+<p>Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de<a name="page_351" id="page_351"></a> la table commune, vous
+échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et
+c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra
+cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus
+spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le
+reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent
+fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression
+ressentie, d'une pensée laissée en notre c&oelig;ur, d'un regard, d'un mot,
+d'un son de voix.</p>
+
+<p>Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'<i>Ave Maria</i>: les peintres
+communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant
+Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de
+la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les
+musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en
+notre belle France, tout finit par des chansons.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour
+bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que
+les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes
+constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les
+états d'âme.</p>
+
+<p>Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre
+jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons
+subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes
+quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette
+Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux<a name="page_352" id="page_352"></a>
+Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré.</p>
+
+<p>Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une
+petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un
+berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons
+lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un
+grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa
+ses doigts comme en un bénitier et se signa.</p>
+
+<p>Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise,
+fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis
+des arts.</p>
+
+<p class="c">FIN</p>
+
+<p class="cov">
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;3277.&mdash;Tours, imprimerie E. A<small>RRAULT ET</small> C<sup>ie</sup>.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p>
+
+<hr class="full" />
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""
+style="text-align:center;">
+<tr><td><a name="TABLE" id="TABLE"></a><b>TABLE</b></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td><a href="#PREFACE"><b>Préface</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#AVANT-PROPOS"><b>Avant-propos</b></a></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td><a href="#CHAPITRE_PREMIER"><b>Chapitre Premier, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_II"><b>II, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_III"><b>III, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IV"><b>IV, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_V"><b>V, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VI"><b>VI, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VII"><b>VII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_VIII"><b>VIII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_IX"><b>IX, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_X"><b>X, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XI"><b>XI, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XII"><b>XII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIII"><b>XIII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIV"><b>XIV, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XV"><b>XV, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVI"><b>XVI, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVII"><b>XVII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XVIII"><b>XVIII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XIX"><b>XIX, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XX"><b>XX, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXI"><b>XXI, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXII"><b>XXII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIII"><b>XXIII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIV"><b>XXIV, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXV"><b>XXV, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVI"><b>XXVI, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVII"><b>XXVII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXVIII"><b>XXVIII, </b></a>
+<a href="#CHAPITRE_XXIX"><b>XXIX</b></a></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td><a href="#APPENDICE"><b>APPENDICE</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#MASSENET_PAR_SES_ELEVES"><b>Massenet par ses élèves</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES"><b>Massenet par ses interprètes</b></a></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td><a href="#MES_DISCOURS"><b>MES DISCOURS</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL"><b>Inauguration de la statue de Méhul</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS"><b>Funérailles d'Ambroise Thomas</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ"><b>Centenaire d'Hector Berlioz</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET"><b>Funérailles de M. E. Frémiet</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES"><b>Séance publique annuelle des Cinq Académies</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS"><b>Séance publique annuelle de l'Académie des Beaux-arts</b></a></td></tr>
+</table>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS ***
+
+***** This file should be named 36729-h.htm or 36729-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/36729-h/images/colophon.png b/36729-h/images/colophon.png
new file mode 100644
index 0000000..c4370ee
--- /dev/null
+++ b/36729-h/images/colophon.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..363d8b3
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #36729 (https://www.gutenberg.org/ebooks/36729)