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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:06:25 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mes souvenirs + +Author: Jules Massenet + +Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +MES SOUVENIRS + +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE +_30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder +numérotés de un à trente._ + + + + +JULES MASSENET + +MES +SOUVENIRS + +(1848-1912) + +_A mes Petits-Enfants_ + +[Illustration: colophon] + +PIERRE LAFITTE & Cie +90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES +PARIS + +Copyright 1912 +by Pierre Lafitte et Cie. + + + + +PRÉFACE + + +_Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit +descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un +pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment +éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays +à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement +travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que +pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux +Normand._ + +_Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin, +dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une +fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient +quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des +harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante. +L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de +travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait +près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et +nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de_ Manon, de Charlotte, +d'Esclarmonde... + +_La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin._ + +_Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort. +Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des +oiseaux nocturnes--musiciens envieux--qui battaient de l'aile contre la +cage de verre dont il entretenait le feu central, son Å“uvre +continuera de briller éternellement._ + +_Cet Å“uvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le +triomphe et la gloire, il les a bien mérités l'un et l'autre par son +labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie, +d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et +dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles +qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres +desquels l'on feuillette les_ Poèmes d'Avril, _et que de jeunes filles +obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois +strophes mouvementées de_ la Chanson d'amour! _Sa réputation parmi les +musiciens naquit de son Å“uvre symphonique. La partition de scène des_ +Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques _abondent en +trouvailles expressives..._ + +_Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation +justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques +et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un +dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation +théâtrale de_ Marie-Magdeleine _et je me suis complu dans ce spectacle +de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:_ O bien aimé, +avez-vous entendu sa parole, _l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y +a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en +renommée mondiale lorsqu'apparurent ses Å“uvres de théâtre dont +chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces, +c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car +Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de +la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance, +l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des +héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement +et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de_ Manon _les réunit à un +point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de +distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le +compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut_ Le Mage, Le Roi de +Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, _exprime surtout sa +personnalité dans_ Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur +de Notre-Dame, Thérèse..., _etc. Chantre de l'amour, il en a fixé--avec +quel relief!--le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et +souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une +vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume: +elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre. +Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du +style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de +l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son +empreinte sur les musiciens français et étrangers._ + +_Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le +grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans, +aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui +fut un ouvrage hâtivement réalisé et une Å“uvre durable et lumineuse +comme une_ Manon et un Werther, _Massenet prendra sa place parmi «les +grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le +flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'Å“uvre +magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages +qui suivent._ + + XAVIER LEROUX. + + + + +AVANT-PROPOS + + +On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après +des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai. + +Voici comment j'en pris l'habitude régulière. + +Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait +mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, +lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format +allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le _petit_ magasin du _Bon +Marché_, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir, +avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages +de ce _memento_, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si +tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te +reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te +fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible +durant la journée.» + +N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au +cÅ“ur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son +fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa +méthode éducative? + +Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction, +à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat. +J'en détachai une et la croquai. + +J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En +voilà une nouvelle preuve. + +Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma +journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente +tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve, +l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda. + +L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce +moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en +connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme, +je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour +recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!» + +Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours, +j'en avais obtenu la permission. + +C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux +ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les +avoir constamment à la pensée. + + + + +Mes Souvenirs (1848-1912) + + + + +CHAPITRE PREMIER + +L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE + + +Vivrais-je mille ans--ce qui n'est pas dans les choses probables--que +cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne +pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec +la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout +premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je +doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences +exactes!... + +J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant +sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle +fut, surtout, particulièrement froide. + +Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous +servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis. +_Aux armes citoyens!_... hurla-t-elle, en jetant--bien plus qu'elle ne +les rangea--les plats sur la table!... + +J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait +dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient +envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus +débonnaire des rois. + +Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux +qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier +supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie, +il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles +convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la +première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis +XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des +Bourbons. + +Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit +que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des +chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma +mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano. + +Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère, +qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une +bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui +correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur +position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas +moyen de se tromper. + +Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus +tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au +Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano. + +Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du +Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait--il y resta si +longtemps avant d'émigrer rue de Madrid--le Conservatoire national de +musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes +celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris +bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient +le seul ameublement de cette antichambre. + +Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire +l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des +parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des +condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait +se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des +séances. + +Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit +théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était +conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans +me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis, +dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le +Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années. +Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et +bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais +desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne +Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art, +et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient, +vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact +avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux +horreurs des guerres. + +C'est encore dans cette même petite salle--ne pas confondre avec celle +bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du +Conservatoire--que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces +derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se +sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de +comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe +d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond, +caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux +sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les +élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans +cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du +jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de +Rome. + +Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens +eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer +l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la +porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier +poussiéreux et délabré. + +Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy, +de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du +Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que +rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus +célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de +l'opéra et de l'opéra-comique. + +M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la +vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois +toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui +sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871. + +En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les +dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à +son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra--sa promenade +favorite--rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours +terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude +indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»--puis il ajouta, avec un léger +sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.» + +En 1851--époque où je connus M. Auber--notre directeur habitait déjà +depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me +rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin--le travail du maître +achevé!--et où il était tout aux visites qu'il accueillait si +simplement. + +Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait +habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le +regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: _La Muette de Portici_, +qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus +retentissant avant l'apparition de _Robert le Diable_ à l'Opéra. Parler +de _la Muette de Portici_, c'est forcément se souvenir de l'effet +magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la +patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui +assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal +de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener +l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta +avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et +encore, sans se lasser. + +Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel +succès?.... + +A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je +n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de +Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!... + +Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou +trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui +m'appelait devant le jury. + +Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme +pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et +j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde, +mon petit, vous allez tomber»--puis, aussitôt, il me demanda où j'avais +accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans +quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis +tout effaré, presque en courant et tout heureux... _IL_ m'avait +parlé!... + +Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève +au Conservatoire!... + +A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de +piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux +maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe +de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes +études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de +solfège de l'excellent M. Savard. + +Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis +XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée +pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était +la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans +le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus +entière confiance. + +Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome, +actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de +Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui +l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien +l'érudit le plus extraordinaire. + +Son cÅ“ur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler +que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la +classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise +Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons +que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de +Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la +Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon. + +Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant +à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la +longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait +et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des +admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés! + +Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale, +tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, +le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien +suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité! + +Mais voyez la délicatesse de cet homme au cÅ“ur bienfaisant. Le jour +venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il +avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre +symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe +d'Adolphe Adam,--et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois +cents francs!... + +Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait +imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire +que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils +le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment. + +A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon cÅ“ur dit encore: +merci, après tant d'années qu'il n'est plus! + + + + +CHAPITRE II + +ANNÉES DE JEUNESSE + + +A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais +d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même +le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste +Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez +mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur +animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu +autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à +l'huile. (En ce temps-là , le pétrole était à peine connu et, comme +éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.) + +Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la +tasse de thé ne fût devenue à la mode. + +On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir +nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant +debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine +atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité, +mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait. + +J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il +possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du +piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire +entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de +solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue +les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation», +témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais +pas moins ému pour cela, au contraire! + +Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham +avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était +accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un +peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce +qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il +eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part... +elles étaient même anonymes!» + +Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la +maison. J'avais su que l'on donnait _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, +dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand +compositeur dirigerait en personne. + +Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible +d'entendre ainsi l'Å“uvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de +toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie +des chÅ“urs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut +aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans +les coulisses d'un théâtre! + +Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans +inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant +perdu dans ce grand Paris. + +Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de +dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer +l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans +les bois qui tombe deux fois, le cÅ“ur d'une mère, du moins, ne +saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce +côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête +toutes les beautés de l'Å“uvre que j'avais entendue et je revoyais la +haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe +exécution! + +Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas. + +Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat +lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en +Savoie. + +S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry; +ils m'emmenèrent avec eux. + +Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire? + +Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, +toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes +études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de +gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais +destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux +ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point +de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la +chevelure inculte était le complément du talent! + +Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce +délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de +Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux +Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de +Jean-Jacques Rousseau. + +Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard, +quelques Å“uvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et +moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où +j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais +parfois cette exquise page intitulée _Au Soir_, et cela me valut, un +jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec +votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de +dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient +les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique +d'aujourd'hui? + +Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les +premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je +m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement +de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les +attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes +maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter. + +Je savais trouver à Paris une bonne et grande sÅ“ur qui, malgré sa +situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant +le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le +tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais +complètement en famille. + +Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris. + +Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sÅ“ur! Elle +devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment +où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de +_Manon_, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer +le chagrin que je ressentis! + + * * * * * + +En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en +Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de +contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859. + +Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre +11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de +leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où +nous étions enfermés. + +Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que +j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait +d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des +Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir +rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion +d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté +une rosette... mais une rosace!... + +Enfin je fus appelé. + +Le morceau de concours était le concerto en _fa mineur_ de Ferdinand +Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se +rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du +Mendelssohn!... + +Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus +terminé--concerto et page à déchiffrer--il m'embrassa, sans s'inquiéter +du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout +humide de ses chères larmes. + +J'avais déjà , à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai +toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les +premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises +nouvelles... le plus tard possible. + +Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car +ma sÅ“ur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais +plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité, +je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue +Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, +dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai +dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M. +Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le +premier prix de piano est décerné à M. Massenet.» + +Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le +plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée +émue et chèrement reconnaissante. + +De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent +maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux +professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses +camarades de l'armée. + +A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition +d'orchestre des _Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti_. _Messo +in musica dal Signor W. Mozart._ + +La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette +suscription en lettres d'or: _Menus plaisirs du Roi. École royale de +musique et de déclamation_. _Concours de 1822. Premier prix de piano +décerné à M. Laurent._ + +Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes: + +«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant, +le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que +de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu +deviendras un grand artiste. + +«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui +décerné cette belle récompense. + + «Ton vieil ami et professeur. + + «LAURENT.» + +N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré +rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa +carrière? + + + + +CHAPITRE III + +LE GRAND-PRIX DE ROME + + +J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute, +aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne +pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là , pressants, +inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus +pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité +de ma chère sÅ“ur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je +donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de +solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. +Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence +précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans +un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la +musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir +les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois! + +_Quantum mutatus..._ Avec le poète, laissez que je le constate; quels +changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se +«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans +les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de +quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, +qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire, +l'apothéose dans toute sa modestie. + +En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!... + + * * * * * + +Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait. + +Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques +meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître +plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui +s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager; +enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, +d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et +de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes +dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien +solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de +découragement. + + * * * * * + +Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son +orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef +d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour, +timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants +instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous +les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit +que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un +financier... et heureux comme un savetier. + +Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de +Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam. + +J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste +immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins, +séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du +_Cirque Napoléon_, voisinage immédiat de notre maison. + +De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le +luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui +s'échappaient des _Concerts populaires_ que dirigeait Pasdeloup dans ce +cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle +surchauffée, réclamait à grands cris: _de l'air_!... et que, pour lui +donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes. + +De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie +fébrile, l'ouverture du _Tannhæuser_, la _Symphonie fantastique_, enfin +la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz. + +Chaque soir, à six heures--le théâtre commençait très tôt--je me +rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée +des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du +boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je +suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, +du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la +Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire +une idée. + +Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les +entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où +attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et +les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans +leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des +musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les +chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques. + +A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable +pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par +Deloffre! Ah! ces répétitions de _Faust_! Quel bonheur indicible, +lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer +des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études! + +Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de +l'Institut--Gounod habitait place Malesherbes--nous en avons reparlé de +ce temps où _Faust_, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté +par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public +qui se trompe rarement. + +_Vox populi, vox Dei!_ + +Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux +représentations de _la Statue_, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel +succès magnifique! + +Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines +représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant +d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait +abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la +chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies +d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints +Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, +il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait +faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée +n'incommodait pas ces «augustes personnages».--«Non, fit Liszt, c'est +toujours un encens!» + + * * * * * + +J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, +l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du +Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France). + +Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans _Faust_, le +chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme +la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle +Sedie, et un bouffe comme Zucchini! + +Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de +l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même +art parfait de la comédie. + +Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions, +pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de +nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de +mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent, +toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, +sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des +payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma +montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma +première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en +offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je +pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait. + +Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en +dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis +jamais servi de ce secours pour composer. + +Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et +chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de +m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je +n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où +nous logions étaient d'une acoustique rare. + +Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de +l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'Å“il douloureux sur la +fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à +droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai +laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus +émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux +douloureux instants de ma vie déjà si longue... + +En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,--chÅ“ur et +fugue--je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première +épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y +pénétrait par le quai Malaquais. + +Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances +habituelles de l'Académie des Beaux-Arts. + +J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, +tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. +C'est ce qui arriva. + +Ayant passé le premier--nous étions six concurrents--et, comme à cette +époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres +candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le +pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis +sur l'un des bancs de fer qui la garnissent. + +J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être +fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car, +tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui +causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise +Thomas et M. Auber. + +La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant +presque la route. + +Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez +Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «_Le prix!_ +m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, _J'ai le +prix!!!_...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon +maître, et, enfin, M. Auber... + +M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me +montrant: + +«Il ira bien ce gamin-là , quand il aura _moins_ d'expérience!» + + + + +CHAPITRE IV + +LA VILLA MÉDICIS + + +En 1863, les _grands-prix de Rome_ pour la peinture, la sculpture, +l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, +Brune et Chaplein. + +La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous +réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie. + +Quelle nouvelle et idéale existence pour moi! + +Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un +passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, +alors ministre des Affaires étrangères. + +Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu +prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à +Rome, à tous les membres de l'Institut. + +Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites +officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où +demeuraient nos patrons. + +Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire +gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des +sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues. + +Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils +n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours. + +M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y +mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais +dites-leur donc que je n'y suis pas!» + +Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs +élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires. +Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les +élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères +étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières +de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on +entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son +élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!» +Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi +disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles: +«M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, +et il n'est pas cher!» + +Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les +admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis +dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement! + +Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné +rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les +retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq +chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice, +où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait +alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand +agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je +passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec +l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion, +pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle, +car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la +Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O +jeunesse!... + +Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir. + +J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais +en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, +seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, +trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les +citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs +troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais +connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe +piétinée de ses fortifications et le parfum--je dis parfum--des +coulisses aimées! + +Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière +de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et +réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que +l'amour-propre survit après la mort? + +Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, +cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, +plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes +devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par +le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A +cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a +dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée. + +Nous fûmes très empoignés devant _la Cène_, de Léonard de Vinci. Elle se +trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats +autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur! +abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture +même. + +Ce chef-d'Å“uvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura +complètement disparu, mais non comme _la Joconde_, plus facile à +emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est +peinte cette fresque. + +Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au +tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle +pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de +l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de +Giotto, sur l'_Histoire du Christ_, j'eus l'intuition que +Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise! + +Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais +pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique +m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide +trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de +divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles +de Venise. + +Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une +église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu +des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole, +je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant +pas aperçu le tableau, une _Santa Barbara_, je me fis conduire à un +autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et +menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre +église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit, +moitié moqueur: «Entrez là , vous trouverez le vôtre!» + +Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails. + +Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter +quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le +chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par +Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la +glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à +Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia. C'était une première traversée que je +supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais +constamment à la bouche en en exprimant le jus. + +Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à +la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils +furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête +d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne. + +L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les +plaisanteries faites aux _nouveaux_, dits _les affreux nouveaux_. + +En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main, +sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la +Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je +tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les +pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur +farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette. +Ils comprirent, et l'on vint me repêcher. + +J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La +nuit devait amener d'autres brimades. + +La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le +lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les +domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur, +étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux +pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur. +La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté. + +Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha +pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple, +on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une +discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on +vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de +cris formidables. + +Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit +immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des +pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne +toujours!» + +Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais +un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la +table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du _Pré aux Clercs_ y +avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette +même Villa Médicis. + + + + +CHAPITRE V + +LA VILLA MEDICIS + + + * * * * * + +Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes +d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci +nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler +une brimade de dimension. + +A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires +s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous +obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous +étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien +nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de +collège nous parlaient. + +Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions +entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour +nous. + +La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant +bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole, +nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des +vallonnements du célèbre _Campo Vaccino_, dont la reproduction, +conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'Å“uvre de notre Claude +Le Lorrain. + +A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes +fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce +lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis +dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces +jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et +enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel +des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande +pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais +d'Ostie. + +Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de +Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à +caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après, +nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions +indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande +croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire. +Arrivé là , je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai, +je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le +Colisée, dans un silence qui me parut effrayant. + +Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où +un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la +Villa Médicis. Ce fut en vain. + +Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point +que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme +un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue. + +La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre +que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste, +où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs. +Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de +la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste, +en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut +mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme +le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait +me ramener sur le bon chemin. + +Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui +m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon +était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de +Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut, +m'avait accompagné jusqu'à mon logis. + +M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe +de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de +superbes glands d'or. + +Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui +ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses +études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la +Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de +ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants +de l'Académie de France à Rome. + +La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui +l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé +de ce soin. + +La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours. +Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient +plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de +l'arrivée. + +J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié. + +Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain: + +On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans +fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce +débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la +circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui +avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de +manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre +Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une +petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait, +l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait, +en jetant ces mots: «Fais pas attention... je suis souffrant... Ça +passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami +avait là un voisinage bien mal placé! + +La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa +véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la +Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y +exécuta durant son séjour! + +Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs +bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise, +elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un +tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions +participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par +les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des +fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des +balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement, +Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la +_Femme_, pour faire suite à son livre sur l'_Amour_, dut avoir sous les +yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les +nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté. + +Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la +bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans +ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments +italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart +à des commerçants allemands. + +O Progrès, que voilà bien de tes coups! + +Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre +chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de +la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux +pensionnaires. + +Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là , +d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme +président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts. + +«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de +l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme +de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses +fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome, +après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant +d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se +signa.» + + * * * * * + +Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au +moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier +de son geste. + +Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le +désirait. + +Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son +cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la +Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en +compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa +gloire il venait de revoir pour la dernière fois... + + * * * * * + +A quelques jours de là , Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour +Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à +l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à +Naples!... + + + + +CHAPITRE VI + +LA VILLA MÉDICIS + + + * * * * * + +Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient +leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un +si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui! + +Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit +j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait +incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi. + +Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière +scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré. + +En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse +rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt +sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin. + +Ces mesures devinrent les premières notes de _Marie-Magdeleine_, drame +sacré auquel je songeais déjà pour un envoi. + +J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là . + +Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont +habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi, +vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous +en était réservé. + +C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les +fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci +fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la +région italienne dès qu'on a passé le Var. + +Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette +et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec +les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher. + +Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois +complets de flanelle blanche à larges raies bleues. + +_Risum teneatis_, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez +vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure. + +Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une +insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les +passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en +demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de +la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un +costume presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation +nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous +allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous +les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet +de galérien! + +Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée +Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles +d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été +entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de +ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases! + +Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve, +dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes +tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de +flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco. + +A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai +Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui +représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise +aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à +cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de +Capri. + +Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples +sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en +orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de +couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison +où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la +_Jérusalem délivrée_. Un simple buste en terre cuite orne la façade de +cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui +fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec +l'Orient était considérable. + +A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des +capucins. + +Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon Ier +attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la +nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux! +Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la +ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats! + +Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui +nous conduisit à Capri. + +Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10 +heures du soir... + +Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze +kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds +au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'Å“il découvre l'un des +plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie. + +En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage +épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames +furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui +hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de +Naples. + +Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et +de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l'ordre de +revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du +Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui +regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant +le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint +Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla +avec sa permission. + +Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante. +Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore. + +Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il +était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des +lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants, +les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs +exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une +image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand +bonheur du peuple. + +Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son +idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté +quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la +suite. + +L'automne nous ramena à Rome. + +J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les +lignes suivantes: + +«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités +vingt Transtévérins et Transtévérines,--plus six musiciens, aussi du +Transtévère! Tous en costume! + +«Le temps était splendide et le coup d'Å“il uniquement admirable, +lorsque nous avons été dans le «Bosco», _Mon Bois sacré_, à moi! Le +soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête +s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé _a giorno_, par nos +soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement +enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à -vis aux +Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;--les +femmes, surtout, estimaient fort notre punch!» + + * * * * * + +Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se +préparait. + +Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour +suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se +célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran +furent celles qui me frappèrent le plus. + +Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs, +étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du +Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche. + +La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et +j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que +j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement +la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes, +tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée +de colonnes provenant de temples antiques. + +Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux +trois cents marches qui mène à l'église de l'Ara-CÅ“li, deux dames +dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut +délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune. + +Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se +préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se +trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à +l'Ara-CÅ“li. + +Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome, +avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée +à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses +études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris. + +Liszt me désigna aussitôt à elle. + +J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne +désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le +charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance. + +Vous l'avez deviné déjà , mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune +fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la +compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de +mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses +comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà +de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à +l'Ara-CÅ“li, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes +séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin +parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines! +N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie? + +Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne +vous fais point mes confidences. + +Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme +de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois +kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols, +percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un +souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et +à sa famille de connaître cet endroit incomparable. + +Là , dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me +rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses _Promenades +archéologiques_ de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui +furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour +amener à Turnus une partie de ses troupes. + +La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis +pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait +en moi une indéfinissable tristesse. + +Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai +les brouillons de ma _Première Suite d'orchestre_. + +Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes +sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en +servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du _Cid_. + +Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement +pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la +gare, dans la soirée. + +Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en +contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir. + +Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour +des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois, +quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces +souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent +rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les +frais d'expédition. + +Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût +complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était +Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses +adieux!... + + + + +CHAPITRE VII + +LE RETOUR A PARIS + + +Réunis à la gare _dei Termini_, voisine des ruines de Dioclétien, mes +camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force +embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait +eût complètement disparu à l'horizon. + +Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là , à l'Académie, +alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par +cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne +m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce +lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au +sommeil. + +Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence. + +Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des +plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une +des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait +que je n'y étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades +m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes +devant tous ces chefs-d'Å“uvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y +revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces +Michel-Ange, ces Raphaël. + +De quel Å“il délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor +inestimable qu'est la _Vierge à la chaise_, de Raphaël, chef-d'Å“uvre +de la peinture, puis la _Tentation de saint Antoine_, par Salvator Rosa, +visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la _Vénus_, +de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les +Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations. + +Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le +palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la +corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps +modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti, +dessiné par Tribolo et Buontalenti. + +Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le +bois de Boulogne de Florence, la _promenade les Cascine_, à la porte et +à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de +fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de +Florence, cette ville qu'on a surnommée l'_Athènes de l'Italie_. + +Il me souvient que le soir tombait déjà , et, privé de ma montre que, par +mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un +paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que +j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier le tour vraiment +poétique. En voici la traduction: + + _Il est sept heures, l'air en tremble encore! + Sono le sette, l'aria ne treme ancora!..._ + + * * * * * + +Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour. + +Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand +on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de +Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui +l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du +Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois +chefs-d'Å“uvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou +le _Dôme de Pise_, le campanile, plus connu sous le nom de _Tour +penchée_, et enfin le _Baptistère_. + +Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre +dont la terre fut apportée de Jérusalem. + +Il me sembla que la _Tour penchée_ voulut bien attendre que je sois +passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de +Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont +l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses +expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce +qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui, +chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à toute volée, n'ont +jamais compromis la résistance de sa curieuse construction. + +Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon +voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence, +et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par +la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis +par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui +dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un +capricieux ballon. + +La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans +des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des +monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense. + +Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin +parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout +ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité, +avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le +lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à +d'incalculables profondeurs. + +Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en +moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par +cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et +que ma vie allait y commencer. + +De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien +quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le +froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon +wagon. + +Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon! +Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien +des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville? + +Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu, +tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,--et celui que +je retrouvais sombre et gris, si maussade! + +Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la +somme de... deux francs! + + * * * * * + +Quand j'arrivai chez ma sÅ“ur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine +aussi! + +Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me +servirent à acheter ce _vade mecum_ indispensable: un parapluie! Je ne +m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie. + +Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances, +où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année. +A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille +francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune! + +L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué +une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout. + +De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais +au centre de ce Paris agité et bruyant. + +Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis +qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que +j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, _la +Source_, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis +diriger un chÅ“ur délicieux chanté par des dames du monde, et je me +dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un chÅ“ur! Et il sera chanté!» Il +le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le +premier prix au concours de la Ville de Paris. + +De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand +Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale +d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs +amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et +c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement +inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète +dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le _Poème +d'Avril_, tiré des exquises poésies de son premier volume. + +Puisque je parle du _Poème d'Avril_, je me souviens de la belle +impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à +un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse, +chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre +démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de _Faust_, je +n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de +suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la +Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des Å“uvres de +Meyerbeer. + +Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu. + +Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la +rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand +jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit: +«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de +la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous +voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur. + +Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le _Poème +d'Avril_, qui venait de recevoir de si pénibles accueils. + +Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en +avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après, +les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème: + + Que l'heure est donc brève + Qu'on passe en aimant! + +Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand +encouragement. + +Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient +plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas, +prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita +dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de +l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître +m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit. + +J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer +dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs. +Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent +gagné avec ma musique. + + * * * * * + +La santé de Paris s'était améliorée. + +Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du +village d'Avon, près de Fontainebleau. + +Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste +Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes +témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de +moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui +piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent +presque d'entendre l'allocution du brave curé. + +Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle +compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore. + +Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied +dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au +milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée +des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le +tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire: + + Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore. + +Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer, +au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes, +souvent. + +Je corrigeai là les épreuves du _Poème d'Avril_ et des dix pièces pour +piano. + +Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de +compositeur était-elle commencée? + + + + +CHAPITRE VIII + +LE DÉBUT AU THÉÂTRE + + +Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un +ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'Å“il et +réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande, +les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me +confier un ouvrage en un acte. Il était question de _la Grand'Tante_, +opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet. + +Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je +regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet +ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi. + +Les études commencèrent l'année suivante. + +Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de +m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient +connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé, +Gounod, Meyerbeer!... + +J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si +heureux! + +Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier +amour! + +Moins la croix, j'avais tout. + +La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de +sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et +Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les +délices de l'Opéra-Comique. + +Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira. +On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de +dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans +plus tard, je devais confier la création de _Manon_. + +A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas +conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci, +celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous +que j'étais complètement satisfait et heureux. + +J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces +coulisses qui me rappelaient _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, à +laquelle j'avais assisté en cachette. + +Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle +fut comique! + +Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation. + +A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots +fascinateurs, si gros de promesses: + + _Première représentation de la «Grand'Tante»_ + + Opéra-comique en 1 acte. + +Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer +qu'à l'annonce de la seconde représentation. + +Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, _le Voyage +en Chine_, de Labiche et François Bazin. + +Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes +et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à +son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir +eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois +après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut. +C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du +dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum. + +Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau +se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de +mon cher ami, Jules Adenis. Mon cÅ“ur palpitait d'anxiété, saisi par +ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme, +comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! _un +peu enfantin!_ + +La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de +rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons +bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!» + +Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait: + +La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête. +Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul +entra, en disant ces mots du poème: + + Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant! + +lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria: + + Enfin... voici donc un visage!... + +A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous +avions entendus... + +La pièce, cependant, continua sans autre incident. + +On bissa les couplets de Mlle Girard. + + Les filles de la Rochelle... + +On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante, +Heilbronn. + +L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le +régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un +chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et +tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas +entendus. + +C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient +faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la +presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se +ganta de velours. + +Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut +bien déverser sur l'Å“uvre quelques-unes de ses étincelantes +paillettes, témoignage de son évidente bienveillance. + +_La Grand'Tante_ était jouée en même temps que le _Voyage en Chine_, +gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le +ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze +représentations, cela ne chiffrait guère. + +La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans +l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte +pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce +témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait +intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants. + +A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec +laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il +arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait +m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur +est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque +je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie +cessât. + +Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps, +furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous +eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je +n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que +j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais +écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint de la lui +envoyer. Je la lui expédiai la même semaine. + +J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il +m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur +génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à +faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du +théâtre. + +Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité, +n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à +l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons +lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu +savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties +d'orchestre.» + +A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il, +d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de +moi? + +--Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il +une fugue? une marche? un nocturne?... + +--Exactement, me répondit-il. + +--Mais alors, fis-je, c'est ma suite!... + +Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages, +raconter l'aventure à ma femme et à sa mère. + +Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu. + +Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le +surlendemain, dimanche. + +Que faire pour entendre ce que j'avais écrit? + +Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule +compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l'on +restait debout. + +Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli. + +Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin, +siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta, +applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce +trouble-fête était donc manqué. + +Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au +cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt. + +Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents +d'avoir entendu cet ouvrage. + +On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première +page, dans le _Figaro_, Albert Wolf n'eût consacré un long article, +aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et +railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade +Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable +courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert +Wolf. + +Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand +cÅ“ur qui battait en lui. + +Reyer, de son côté, me consola de l'article du _Figaro_ par ce mot +curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les +imbéciles, sont susceptibles de se tromper!» + +Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta +tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre +importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il +pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien que, par la +suite, il devint mon plus fervent ami. + +Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je +n'attendis pas le lendemain pour y prendre part. + +Je concourus donc pour la cantate _Prométhée_, l'opéra-comique _le +Florentin_, et l'opéra _la Coupe du Roi de Thulé_. + +Le résultat ne me donna rien. + +Saint-Saëns eut le prix avec _Prométhée_, Charles Lenepveu fut couronné +avec _le Florentin_, ma place fut la troisième, et, avec _la Coupe du +Roi de Thulé_, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra, +dans des conditions merveilleuses d'interprétation. + +Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en +balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de +temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si +belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que +ton ouvrage y soit représenté!» + +Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là ! + +Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages +d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des +passages pour mes ouvrages successifs. + +J'étais battu, mais non abattu. + +Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me +présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de _Mignon_ et +d'_Hamlet_. + +Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me +confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé +_Méduse_. + +J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12 +juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques +jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue +Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer +cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction. + +Émile Perrin était absent. + +Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au +revoir! sur la scène de l'Opéra!» + +Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où +j'habitais. + +J'allais être heureux... + +Mais l'avenir était trop beau! + +Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de +la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le +revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui +semblait devoir être décisive pour moi. + +Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra! +Adieu, adieu aussi aux miens! + +C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs, +qui allait ensanglanter le sol de notre France! + +Je partis. + + * * * * * + +Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je +ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers +enfants, vous en épargner les lugubres récits. + + + + +CHAPITRE IX + +AU LENDEMAIN DE LA GUERRE + + +La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous +retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau. + +Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait +peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne +devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de +papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin, +sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des +traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du +ministère des Finances. + +En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au +travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de +leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les _Scènes Pittoresques_. Je +les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe, l'auteur de _Patrie_, +qui fut plus tard mon confrère à l'Institut. + +Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant +de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en +moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est +ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée +quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet. + +On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus +tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile +Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de +Théophile Gautier. + +Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle +gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du +style, ainsi qu'on l'a appelé! + +Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat +m'emmena avec lui. + +Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète! +Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle +vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses +moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances! + +Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats. +Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis +aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur +maître. + +Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que +j'étais musicien et qu'un ballet, signé de son nom, m'ouvrirait les +portes de l'Opéra. + +Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: _le Preneur de +rats_ et _la Fille du roi des Aulnes_. Pour ce dernier sujet, le +souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au +directeur de l'Opéra l'offre du _Preneur de rats_. + +Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans +l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien. + +Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que +je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route. + +Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur +les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au +théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie +antique: _Les Erinnyes_, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes +de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé. + +Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste +Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées +par Leconte de Lisle, en personne. + +Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de +Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait +égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme +incrusté et à travers lequel l'Å“il brillait du plus fulgurant éclat. + +Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait +pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on +accable tant de poètes. Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que +la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et +estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art. +D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que +sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en +volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse +d'appréciation! + +Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont +j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre. + +Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer +quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique +des _Erinnyes_. + +Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans +cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au +lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel--cela aurait +produit un ensemble mesquin--j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36 +instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y +adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto +et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint. + +Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental +inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens. + +Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune +collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du +théâtre,--que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop tôt +pour la scène!--je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de +l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet +ouvrage: _Don César de Bazan_. + +Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la +déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune +débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy. + +L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce +point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre. + +Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs _bis_, ainsi que +l'_Entr'acte-Sevillana_. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il +quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières, +l'auteur de _Dimitri_, plaida vainement ma cause à la Société des +auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on +n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait +encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! _Don +César_ ne devait plus être joué. + +Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de +province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il +fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non +gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai +1887, comme l'avait été mon premier ouvrage. + +Une force invincible et secrète conduisait ma vie. + +J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme +Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de +musique. + +Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré: +_Marie-Magdeleine_. + +A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon +de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance +de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même. + +Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée +vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion +inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»--«Un ouvrage de jeunesse, +_Marie-Magdeleine_, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui +dis-je.--«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre +Marie-Magdeleine.» + +Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix: + + O bien-aimé! Sous ta sombre couronne... + +Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce +à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée +presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à +l'Odéon, le _Concert National_. Ce nouveau concert populaire eut pour +chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire, +choisi déjà par moi pour diriger les _Erinnyes_. + +La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre +jeunesse, y compris César Franck, dont les Å“uvres sublimes n'étaient +pas encore répandues. + +Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine était devenu un +véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo, +Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement +et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand +art qui devait illustrer leur vie. + +Les cinq premiers programmes du _Concert National_ furent consacrés à +César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint +à l'exécution complète de _Marie-Magdeleine_. + + + + +CHAPITRE X + +DE LA JOIE.--DE LA DOULEUR. + + +La première lecture d'ensemble de _Marie-Magdeleine_ eut lieu un matin, +à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui +avait autrefois servi aux séances de quatuors. + +Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait +devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de +l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après. + +Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre. + +Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste +très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique +remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une +femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure. + +Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public habituel des +répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses +portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de +personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le +privilège le plus enviable. + +La presse y assistait également. + +Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes +très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à +faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils +allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie! + +Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la +salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour +l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates. + +Le premier écho de _Marie-Magdeleine_ ne devait m'arriver qu'à Naples. +Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours +si bon Ambroise Thomas. + +Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui +marquait mes pas dans la carrière artistique: + + «Paris, 12 avril 1873. + + «Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être + le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je + ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que + j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau + succès... + + «Voilà une Å“uvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle + est bien de _notre temps_, mais vous avez prouvé qu'on peut + marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et + mesuré. + + «Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému. + + «J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde. + + «Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame + sublime! + + «Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des + tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré + coloriste en gardant le charme et la lumière... + + «Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera. + + «Au revoir; je vous embrasse de tout cÅ“ur. + + «Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet. + + «AMBROISE THOMAS.» + +Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir, +tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait. + +J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le +bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le +domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la +main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui +avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du _Journal des +Débats_ y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa +signature, un article faisant de mon Å“uvre le plus brillant éloge, un +des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus. + +J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité +Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si +captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela +au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus +indicible des ravissements. + +Une semaine après, nous étions à Rome. + +A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très +gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie +de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert. + +Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres +ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries +de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les +tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise. + +A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques +passages de _Marie-Magdeleine_. Des nouvelles flatteuses lui en étaient +venues de Paris. + +Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce +fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à +manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à +côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un +atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le +_Gloria Victis_, ce splendide chef-d'Å“uvre destiné à immortaliser le +nom de Mercié. + +Venant de vous parler de _Marie-Magdeleine_, je vous confesserai, mes +chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage +devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me +fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction. +Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré. + +Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le +premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma +part, je l'en remercie grandement. + +Notre première Marie-Magdeleine, _au théâtre_, fut Lina Pacary. La voix, +la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette +création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna _Ariane_, +l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès +ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable. + +L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui +fit représenter l'Å“uvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne +fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno +Ackté et Salignac. + +_Marie-Magdeleine_ m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher +souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades +idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine. + +Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète +et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un +quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie. + +Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme +on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres: +«Il en joue comme Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant +coloriste! + +Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas! +quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris. + +A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai +habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de +Jules Adenis: _les Templiers_. + +J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais +inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses +situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer. + +Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si +catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux +cents pages que je venais de lui soumettre. + +Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai +d'aller voir mon collaborateur de _Marie-Magdeleine_, Louis Gallet, +alors économe à l'hôpital Beaujon. + +Je sortis de cet entretien avec le plan du _Roi de Lahore_. Du bûcher du +dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais +abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième +ciel pour moi! + +Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder _les +Concerts de l'Harmonie sacrée_ dans le local du Cirque des +Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à +faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle +excellente pour de grands concerts une pelouse dans les +Champs-Élysées!) + +On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces +concerts. + +Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à +Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité +Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'_Ève_, mystère en trois +parties. + +L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait +d'accord. + +L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme +Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet. + +_Les Concerts de l'Harmonie sacrée_ eurent à leur programme du 18 mars +1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu. + +Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle +complètement vide,--c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai, +car je commençais, alors déjà , à me soustraire aux émotions des +exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre, +dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon +ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux +_Concerts de l'Harmonie sacrée_.--Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que +j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux, +alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra! + +Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me +communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième +partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que +tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte +remercier Lamoureux. + +Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des +musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes +confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison. +Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et +manifestant, mouchoirs et chapeaux agités. + +Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux! + +Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du +succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et +montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde. + +Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais +dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des +concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de +venir voir ma mère très malade. + +Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui +avais envoyé des places pour elle et ma sÅ“ur. J'étais certain +qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert. + +Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur +le palier, ma sÅ“ur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces +mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...» + +Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de +l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au +moment où il semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages! + +Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le +lendemain. Ma sÅ“ur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes +surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible +spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous +êtes porté pour la croix!» + +Pauvre mère, elle eût été si fière!... + + * * * * * + + + «21 mars 75. + + «CHER AMI, + + «Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que + j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le + «Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la + joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le + succès de votre _Ève_. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour + l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du + signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle Å“uvre + a remué dans mon cÅ“ur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est + celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas. + Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase + d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui + faudra souffrir pour mon nom». + + «Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous + sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint + pas l'oiseau du ciel. + + «A vous de tout mon cÅ“ur. + + «CH. GOUNOD.» + + + + +CHAPITRE XI + +DÉBUT A L'OPÉRA + + +La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en +m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce +fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes, +l'été suivant, Fontainebleau. + +Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris, +le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,--Bizet qui avait été un +camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel +j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son +âge. + +La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait +croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette +_Carmen_, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui +étaient chargés de la juger une Å“uvre contenant de bonnes choses, +quoique bien incomplète, et aussi--que n'a-t-on pas dit alors?--un +sujet dangereux et immoral!... + +Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!... + +Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai +de me reprendre à la vie, en travaillant à ce _Roi de Lahore_ qui +m'occupait déjà depuis bien des mois. + +L'été, cette année-là , fut particulièrement chaud et fatigant. J'en +étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté, +je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil. + +Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne +restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées +apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire +imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe, +mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!... +L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène, +je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes +reprises. + +Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours +suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène +paradisiaque. + +Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez +nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également. + +J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes +travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons +remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la +plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on +faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du +matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant +encore... + +Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes +à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille. +J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du +_Roi de Lahore_, entreprise plusieurs années déjà . + +Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur +qu'un travail vous a procuré!... + +J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano +que je venais d'achever. + +Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il +jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là +l'écueil, le point obscur de l'avenir... + +Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à +l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des +_Promenades_, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à +mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: _La Vierge_. + +Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite, +les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer +découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers +enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir +de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette +crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte. + +Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention de persécuter +Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession. + +Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au +Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on +était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon +maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du +jury. + +Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui +désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à +votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je +devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années. + +On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès +dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux +tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire. + +La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et +qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques. + +L'ameublement était dans le style de Napoléon Ier. + +Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez +vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises +au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout, +à des tables séparées. + +La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les +concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du +salon dont je vous ai parlé. + +Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m'apercevant, il eut un +sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me +dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le +premier échelon!» + +--Que faut-il accepter? lui dis-je. + +--Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix. + +Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva, +alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non +sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir +avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de +l'écritoire du président! + +Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise +et d'un encouragement profond? + +Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur. + +Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans +mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez +jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait +flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants, +que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule +cependant, puisque je la fais sincèrement? + +Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je +songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au +coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M. +Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en +médiocre estime dans la _grande maison_, à la suite du refus de mon +ballet: _Le Preneur de rats_. + +M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche. + +--Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi! + +J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole. + +--Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra? +répondis-je tout interdit. + +--Et si je le veux, moi! + +--Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, _le Roi +de Lahore_, avec Louis Gallet. + +--Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et +apporte-moi tes feuilles. + +Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à +Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à +ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu +jusqu'alors. + +Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y +attendait déjà . + +Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la +superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme. + +Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de +l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture +complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains +brisées de fatigue... + +Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et +que Gallet et moi nous nous disposions à sortir: + +--Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie? + +Je regardai Gallet avec stupéfaction. + +--Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?... + +--L'avenir te le dira!» + +A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre +appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta +un bulletin de l'Opéra, avec ces mots: + + + _Le Roi._ + + _2 heures._--_Foyer._ + + Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké--dont + les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus + tard:--Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création. + + Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était, + d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le + fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la + répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée + «générale». + + Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage + avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le + personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un + débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à + la première représentation. + + Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon + qui aimait la jeunesse et la protégeait! + + La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï; + l'interprétation, de premier ordre... + + La première du _Roi de Lahore_, qui eut lieu le 27 avril 1877, + marque une date bien glorieuse dans ma vie. + + Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert + laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte, + avec ces mots: + + _Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!_ + + Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable + pénétration d'esprit de celui qui a écrit _Salammbô_ et l'immortel + chef-d'Å“uvre qu'est _Madame Bovary_. + + Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand + artiste Charles Garnier les lignes suivantes: + + «Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais, + sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton + Å“uvre et que je la trouve _admirable_. Ça, c'est la vérité. + + «Ton + + «CARLO.» + + +La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois +auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir +s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par +l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes +aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on +parle de l'Å“uvre d'une si haute magnificence de Charles Garnier, +c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: _Quel +bon théâtre_! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public +qui rend à Garnier un légitime et juste hommage! + + + + +CHAPITRE XII + +THÉÂTRES D'ITALIE + + +Les représentations du _Roi de Lahore_ à l'Opéra se succédaient, très +suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car +je n'allais déjà plus au théâtre. + +Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je +l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne, +travailler à la _Vierge_. + +J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio +Ricordi, qui avait entendu le _Roi de Lahore_ à l'Opéra, s'était mis +d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie. + +Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en +italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils +devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il +m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer _le Roi de Lahore_ au +lendemain de ses premières représentations. + +Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à +Turin. + +Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades, +pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un +enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de +1878. + +Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1er février +1878. + +Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de +Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la +faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo +Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui +s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des +plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos +jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des +arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante. + +Il existait au Regio des mÅ“urs tout à fait différentes de celles que +l'on pratique à Paris, mÅ“urs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard, +en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence +complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement +chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel. +L'orchestre était soumis aux moindres intentions du _direttore_ +d'orchestre. + +Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la +suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des +mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les +_Masques_ (_Tutti in maschera_). Sa mort survint dans des circonstances +tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant: +«Es-tou content? Je le suis tant, moi!» + +Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il +possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre +en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés. +Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que +j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le +croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien. + +Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor: +Cinq et Cinq font dix! (_Cinque e cinque fanno dieci_). + +Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le +baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient. + +Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et +moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à +Rome, où _Il Re di Lahore_ eut les honneurs d'une première +représentation, le 21 mars 1879. + +J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi +le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand +mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne, +et sa plus jeune sÅ“ur, charmante également. + +Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange, +fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la +première représentation du _Barbier de Séville_ au Théâtre Argentina, à +laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini, +la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir +écrit le _Barbier de Séville_ et _Guillaume Tell_ est, en vérité, +l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus +puissante! + +J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis. +Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant +pis, mettons: acclamé! + +J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso. + +Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma +chambre--j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard--un +billet portant ces mots: + + «Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas + dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme! + Mais je suis bien content pour vous! + + «Votre vieil ami, + + «DU LOCLE.» + +Du Locle! Comment, lui? Il était là , lui qui fut mon directeur au moment +de _Don César de Bazan_! + +Je courus l'embrasser. + +La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et +du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures +dans mes souvenirs. + +J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intrônisé. +Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue +antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous +agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main +droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier +lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le +Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits +pour mon art. + +A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me +rappela tout à fait celle de Pie IX. + +A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du +Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine +Marguerite. + +Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous +attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs +de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un +piano droit. + +Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale. + +J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons +que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant +évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: _La Regina_ (la +Reine!), puis, plus rapprochée: _La Regina!_ en suite, plus près encore: +_La Regina!_ après et plus fort: _La Regina!_ et enfin, dans le salon +voisin, d'une voix éclatante: _La Regina!_ Et la reine parut dans le +salon où nous étions. + +Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit. + +D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle +n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre _il Capolavoro_ du maître +français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle +ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre +quelques motifs de l'opéra?» + +N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout, +lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je +m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition +si adorablement demandée. + +Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux +accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le +marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute +courtoisie. + +Un quart d'heure après, j'étais _via delle Carrozze_, rendant visite à +Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris. + +Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité +des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape, +Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi! + +Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique +noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement, +mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me +répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais +on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.» + +Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre +ambassadeur, le duc de Montebello. A la demande de la duchesse, je +recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La +duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de +cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la +fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses +dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse. + +Quelles heures inoubliables encore! + +Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade +(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir. + +Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver +que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à +Fontainebleau, et terminai _la Vierge_. + +Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa +d'Este. + +Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses, +pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans +ma carrière, de leur trace ineffable. + +Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère +fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en +ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y +trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de +notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma +fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands +messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille, +rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un +renommé professeur italien. + +Arrigo Boïto, le célèbre auteur de _Mefistofele_, qui était aussi en +villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si +personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement +souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre +inoubliable dans sa création de _Lakmé_, de mon glorieux et si regretté +Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt. + +Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San +Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre), +Giulio Ricordi, mon voisin--car ses grands établissements d'édition +étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la +via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele--Giulio Ricordi vint +m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très +inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant +intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était +Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes. + +On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous +une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte, +l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade. + +Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, _le Roi de Lahore_ fut +représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la +première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif +pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie. + +En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail +pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au +théâtre, quelque belles qu'elles fussent. + +Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent +certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de +Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor +étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante, +un cortège funéraire. + +Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de +gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire, +que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la +file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence, +ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout +ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une +grande et bien mélancolique tristesse. + +Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à +reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé. + +Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir +la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas +m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de +composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de +l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement, +en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts, +l'élection du successeur de Bazin étant proche. + +Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés +en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la +vérité! + + + + +CHAPITRE XIII + +LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT + + +J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au +Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était +sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de +Fontainebleau? + +La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au +sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si +heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville. + +Si les livres ont leur destinée (_habent sua fata libelli_), comme dit +le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale, +inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre, +surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés! + +Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi +et le vendredi, à une heure et demie. + +Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir +sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les +conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais +comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants +dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait +filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait +inculqué. + +Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge, +et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au +travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon +élève que vous!» + +Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier +jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois, +je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs +impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le +lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, _le Roi de +Lahore_. + +Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le +«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes +compositeurs. + +Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les +succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et +combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être +le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il +fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini. + +Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit +années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à +un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au +Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur! + +Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les +fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là , du +Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui +raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants. + +Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de +leur part. + +Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où +l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas! +qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre +plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin +par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de +plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé +d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures, +avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient +précédées des lignes suivantes: + + + «CHER MAITRE, + + «Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion + d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage + de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.» + +Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur +gratitude étaient ceux de: Hillemacher, Henri Rabaud, Max d'Ollone, +Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard, +Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier, +Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra, +d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier, +Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe! + + * * * * * + +Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à +l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller, +voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la +lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me +recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres +n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque +judicieuse froissait un peu ma modestie... + +Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que +nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont +j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat +le plus en évidence. + +J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la +moindre prétention à me voir élu. + +Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes +leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais +dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six +heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant, +qu'il savait où me trouver pour m'annoncer le résultat, quel qu'il fût. +Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir, +membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!» + +J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon +devoir, les _Promenades d'un Solitaire_, de Stéphen Heller (ah! ce cher +musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!), +lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang +se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif. + +Un domestique entra vivement et dit: + +«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout +s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux +et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être. + +Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par +mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon +concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu, +Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par +lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin. +Voilà , certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma +vie! + +Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des +séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire +perpétuel. + +La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en +me rendant à l'Institut pour cette réception--le frac, à trois heures de +l'après-midi!--on aurait cru que j'étais de noce. + +Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore +aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà ! + +A quelques jours de là , je voulus profiter de mes privilèges pour +assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de +service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de +l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser +pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince +Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître. + +J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je +me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de +la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout +surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait +pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas +voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre +moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je +déjeune; partagez avec moi mes Å“ufs sur le plat!» J'acceptai et nous +causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses +manifestations. + +Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide +ami. + +L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement +ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer +la partition d'_Hérodiade_, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient +au nombre de mes plus sûres ressources. + + * * * * * + +Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à +cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt +mille personnes y assistaient. + +Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs Å“uvres. J'eus l'honneur de +diriger le final du troisième acte du _Roi de Lahore_. Qui ne se +souvient encore de l'effet prodigieux de ce _Festival_, organisé par +Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance? + +Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que +Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle +impression il avait de la salle: + +«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!» + +Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci: + +La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours +à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà +placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je +commencerai quand tout le monde sera _sorti_!» Cette apostrophe +ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et +les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par +enchantement. + + * * * * * + +Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des _Concerts historiques_ +créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de +musique. + +Il y fit exécuter ma légende sacrée: _La Vierge_. Mme Gabrielle Krauss +et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes. + +Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet +ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir +plutôt pénible. + +L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux +public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce +passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le +prélude de la quatrième partie, _le Dernier Sommeil de la Vierge_. + +Quelques années plus tard, la Société des _Concerts du Conservatoire_ +donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de _la Vierge_. +Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la +Vierge. + +Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire +la plus précieuse des revanches. + + + + +CHAPITRE XIV + +UNE PREMIERE A BRUXELLES + + +Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour +suivre, sinon pour préparer, les représentations du _Roi de Lahore_, +successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de +l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la +partition d'_Hérodiade_; elle arriva bientôt à son complet achèvement. + +Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce +vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de +mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en +est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a +à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux +artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition +sont souvent à expliquer; et les mouvements, d'après le métronome, sont +si peu les véritables! + +Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes. +Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix, +décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer +aussi--ce serait dans mes vÅ“ux les plus chers--à aller exprimer, en +personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui +connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux +indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation +de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient +au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés +et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux +d'un inconnu pour eux. + +Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que +j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs, +d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck, +Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes +remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations. + +Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville, +près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet +venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse +des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces +excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures +par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette +me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n'est +qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant +plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande +envergure. + +Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut +depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce +voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais +jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept +heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf +heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il +désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut +deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si +étincelante, du célèbre académicien. + +Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et +que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui +ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce +moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte. + +Au commencement de 1881, la partition d'_Hérodiade_ était terminée. +Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de +l'Opéra. Les trois années que j'avais données à _Hérodiade_ n'avaient +été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un +dévouement inoubliable et bien inattendu. + +Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un +théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et +j'allai à l'Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur +de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus +l'honneur d'avoir avec lui. + +--Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec _le +Roi de Lahore_ me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage +_Hérodiade_? + +--Quel est votre poète? + +--Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment. + +--Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui... +(cherchant le mot)... un _carcassier_. + +--Un _carcassier_!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un +_carcassier_!... Mais quel est cet animal?... + +--Un _carcassier_, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un +_carcassier_ est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse +d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez +_carcassier_, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un +autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert. + +...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après +cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà , les décors du +_Roi de Lahore_ avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue +Richer,--ce qui signifiait l'abandon final. + +Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non +loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un +rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes +pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le cÅ“ur +défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon +d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus +salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M. +Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles. + +Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la +collection des directeurs qui me montraient visage de bois? + +--Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand +ouvrage: _Hérodiade_. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de +suite, au Théâtre de la Monnaie. + +--Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je. + +--Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition. + +--Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous +l'inflige. + +--Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles. + +--A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le +magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là ... nous y serons +seuls. + +Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant, +pleurant, ce qui venait de m'arriver! + +Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul +Milliet était prévenu en toute hâte. + +Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts, +sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les +répétitions d'_Hérodiade_ allaient commencer au Théâtre-Royal de la +Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné +un permis de circulation. + +On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de +Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers, +surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les +remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des +places pour le théâtre de la Monnaie! + +Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie +au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui +allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique. + +Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési, +m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle +aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre +sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du +vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle, +le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être +remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a +été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin +de là . + +Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue, +autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils +et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et +mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer +l'ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le +talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé; +Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef +d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury, +Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux +fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les chÅ“urs. + +J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très +gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser +d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table +chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce +même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes +m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!... +Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai +presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si +contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser +qu'à manger. De quoi me serais-je plaint? + +Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du +théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au +rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent, +que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du +séminaire, de _Manon_. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910, +le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers. + +Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si +souvent en compagnie de Reyer, l'auteur de _Sigurd_ et de _Salammbô_, +mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes, +lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet +hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais +étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses +obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de +l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le +cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres +paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de _Sigurd_ et +d'_Esclarmonde_. + +Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille +de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à +regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées +chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême +adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau +provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune +fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté, +n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des +pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les +choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons +laissée à très bon compte!...» + +En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque, +l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous +les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître +Gevaert. + +Ah! le triste jour d'hiver!... + + * * * * * + +Les répétitions d'_Hérodiade_ se succédaient à la Monnaie. Elles +n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes +enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans +les journaux du temps: + +«...Enfin, le grand soir arriva. + +Dès la veille--c'était un dimanche--le public prit la file aux abords du +théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en +location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et, +tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la +file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs +les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs. + +Le soir, la salle fut prise d'assaut. + +Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène, +accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier +d'ordonnance du roi. + +Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la +comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem +et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière. + +Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du +roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden, +chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le +major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du +roi. + +Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de +France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du +cabinet et Mme Frère-Orban, etc. + +Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé +bourgmestre, et les échevins. + +Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les +compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud, +Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc., +etc. + +Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit +à l'Å“uvre un succès délirant. + +Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit +venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et +Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre _la Statue_. + +L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier +acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène +à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne +parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le +régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'Å“uvre en scène, dut +enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où +se terminait la représentation. + +Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la +cour, et un arrêté royal paraissait au _Moniteur_, le nommant chevalier +de l'Ordre de Léopold. + +Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse +européenne, qui le célébra presque sans exception en termes +enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista +obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui +réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de +l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir... + + * * * * * + +_Hérodiade_, qui a fait sa première apparition sur la scène de la +Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement +brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de +Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs +reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911, +à la distance donc de bientôt trente ans. _Hérodiade_ avait dépassé +depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation. + + * * * * * + +Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!... + + + + +CHAPITRE XV + +L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE + + +Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux +même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois +actes: la _PhÅ“bé_, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne +m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais +énervé, impatienté! + +Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux +auteur de tant d'Å“uvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était +dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures +merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol, +qu'il habitait au 30 de la rue Drouot. + +Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre +grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que, +souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui +apportais des nouvelles de notre _PhÅ“bé_: + +--C'est terminé? me fit-il. + +A ce bonjour, je ripostai _illico_, d'un ton moins assuré: + +--Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais! + +Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était +extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un +ouvrage me frappa comme une révélation. + +--_Manon!_ m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac. + +--_Manon Lescaut_, c'est _Manon Lescaut_ que vous voulez? + +--Non! _Manon_, _Manon_ tout court; _Manon_, c'est _Manon_! + +Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec +ce délicieux et délicat esprit, cet homme au cÅ“ur tendre et charmant +qu'était Philippe Gille. + +--Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous +raconterai ce que j'aurai fait... + +En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au +cÅ“ur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc +chez Vachette, et, là , inénarrable et tout adorable surprise, je +trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de _Manon_! +Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours. + +L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve +réalisé. + +Bien que très enfiévré par les répétitions d'_Hérodiade_, et fort +dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à +_Manon_ au courant de l'été 1881. + +Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à +Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq +heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors, +tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans +le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour +amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai +l'acte de Transylvanie. + +Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées +s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver, +si possible, à la perfection! + +Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en +temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère! + +Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à +Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de +sa belle forêt! + +Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début +de l'été 1882. + +Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux +en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume +de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de _l'Indépendance +belge_. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très +en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française. + +C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa +physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien +celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers +et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les +paupières, et qui ne sont plus là , ni pour moi, ni pour ceux qui les +aimaient. + +Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce +rôle, dans _Hérodiade_, pendant toute la nouvelle saison, était allée se +fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon +ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les +manuscrits des premiers actes de _Manon_, je risquai devant lui et notre +belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai +de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail. + +Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation +à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement +amusantes. + +Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt +apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me +fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant +appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller +installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu +l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer--ce fut pendant l'été +de 1882--dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des _Mémoires d'un +homme de qualité_. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y +trouvait encore. + +Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt +sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la +résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et +exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches +haleines de leur museau humide... + + * * * * * + +Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'Å“uvre +terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de +Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac +et Philippe Gille. _Manon_ fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes +amis en parurent charmés. + +Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter: + +--Que n'ai-je vingt ans de moins! + +Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût +sur la partition, et je la lui dédiai. + +Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du +côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe +distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup, +certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne +sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le +voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le +cÅ“ur que j'y avais mis. + +Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier, +des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la +copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler +chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon. + +A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles +Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris, +m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant--plus tard Mme +Vaillant-Couturier--la charmante artiste dont je viens de parler, y +tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle +avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune +fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (_proh +pudor!_) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son +souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que +je voyais sans cesse devant moi en travaillant! + +Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à +l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et +ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur. + +--_Illustre maître_, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène? +Vous êtes ici chez vous, vous le savez!... + +--Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra +nouveau... + +--_Cher monsieur_, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant +m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder. + +--Pour de bon? + +--Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon +théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, _bibi_? + +Les choses en restèrent là , sur de vagues promesses formulées de part et +d'autre. + +Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent +marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout +fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du +théâtre. + +A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi. + +--Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante? + +--Heilbronn! m'écriai-je. + +--Elle-même!... + +Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier +ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la +première fois sur la scène. + +--Chantez-vous encore? + +--Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me +manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle! + +--J'en ai un: _Manon_! + +--_Manon Lescaut?_ + +--Non: _Manon_... Cela dit tout: + +--Puis-je entendre la musique? + +--Quand vous voudrez. + +--Ce soir? + +--Impossible! Il est près de minuit... + +--Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là +quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon +appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera +ouvert, le lustre allumé... + +Ce qui fut dit fut fait. + +Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie +sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon. + +Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes. +A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais +c'est ma vie, cela!...» + +Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre +de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon Å“uvre. + +Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement. + +L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations +consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!... + +...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur +souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous +apporte le jour de l'éternelle séparation. + +Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre. + +A quelque temps de là , l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes. +_Manon_ fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl +Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200e. + +Une gloire m'était réservée pour la 500e. Ce soir-là , Manon fut +chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante +et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation. + +Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui +tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar, +Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes +Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes +encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu +en ce moment sous ma plume reconnaissante. + +Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la +première représentation de _Manon_, comme je l'ai déjà dit, de jouer +_Hérodiade_ avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké, +Victor Maurel, Édouard de Reszké. + +Tandis que j'écris ces lignes en 1911, _Hérodiade_ continue sa carrière +au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en +1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le +lendemain de la première d'_Hérodiade_ à Paris, je recevais ces lignes +de notre illustre maître Gounod: + + + «Dimanche 3 février 84. + + «MON CHER AMI, + + «Le bruit de votre succès d'_Hérodiade_ m'arrive; mais il me manque + celui de l'Å“uvre même, et je me le paierai le plus tôt possible, + probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et + + «Bien à vous. + + «CH. GOUNOD.» + + +Entre temps, _Marie-Magdeleine_ poursuivait sa carrière dans de grands +festivals à l'étranger. Ce n'est pas sans un profond orgueil que je me +rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant: + + ... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me + donnes la fièvre, brigand! + + «Tu es un fier musicien, va! + + «Ma femme vient de mettre _Marie-Magdeleine_ sous clef!... + + «Ce détail est éloquent, n'est-ce pas? + + «Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!... + + «Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son + admiration et dans son affection que ton + + «BIZET.» + +Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de +l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que +j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi, +si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de +son prestigieux et merveilleux talent. + +Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait +tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour. + + + + +CHAPITRE XVI + +UNE COLLABORATION A CINQ + + +Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que _Manon_ eût un sort, pour +tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me +trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait +écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en +retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte +jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le _Cid_, opéra en +cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce +manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à +répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...» + +Écrire un ouvrage d'après le chef-d'Å“uvre du grand Corneille, et en +devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de +l'Opéra impérial: _la Coupe du roi de Thulé_, où j'avais failli enlever +le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour +me plaire. + +J'appris donc, comme toujours, le poème par cÅ“ur. Je voulais l'avoir +sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en +poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans +le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le +loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en +sens empoigné, comme c'était le cas. + +Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque +temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au +cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru +suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème, +j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au +célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette +scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du _Cid_. D'Ennery entra +ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène +découvre en Rodrigue le meurtrier de son père. + +Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y +prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au +Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été +directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien +l'Hospitalier. + +Je continuai mon travail du _Cid_, là où je me trouvais, suivant que les +représentations de _Manon_ me retenaient dans les théâtres de province +où elles alternaient avec celle d'_Hérodiade_, données en France et à +l'étranger. + +Ce fut à Marseille, à l'_hôtel Beauvau_, pendant un assez long séjour +que j'y fis, que j'écrivis le ballet du _Cid_. + +J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et +dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y +jouissais d'un coup d'Å“il absolument féerique. Cette chambre était +ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon +étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il +m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car +elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y +avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois +jusqu'au fétichisme! + +On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes +d'Å“illets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand +je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il +avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et +encore? + +Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de +gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où +l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant +de miel?... + +Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des +directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre: + + «MON CHER AMI, + + «Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du _Cid_? + + «Amitié. + + «E. RITT.» + +Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet +de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la +sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage, +elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis +Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du +_Cid_. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je +monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!... + +Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu, +comme l'Opéra me le demandait. + +Puisque je vous ai parlé du ballet du _Cid_, il me revient en mémoire +que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce +ballet. + +J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste +posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à +des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel. +Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse. +Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur +locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper. + +Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux +soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine +plusieurs rythmes très intéressants. + + * * * * * + +De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le +pays des Magyars à la France. + +L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une +quarantaine de Français, dont j'étais, de nous rendre en Hongrie, à des +fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point +pour surprendre. + +Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en +caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les +docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis +charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre +tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins, +sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre +illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il +portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût +pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous. + +Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le +voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos +de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries +sans fin. + +Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de +toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé. + +En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq +minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une +dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans +un coin du _dining-car_, et avaient assisté impassibles, à toutes nos +folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent +étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont +bien communs!» N'en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes +jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises. + +Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables +et dont la drôlerie le disputait au burlesque. + +Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites +par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand +de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le _Grand Français_, +Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du +lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait: +_Demain matin, à quatre heures, en habit noir_, et le premier levé, +habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous +le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en +excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!» + +Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en +notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande +représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes +invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages. + +Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de +toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: _Elyen!!!_ je +trouvai au pupitre la partition... du premier acte de _Coppélia_ alors +que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'_Hérodiade_ que je +devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je +battis la mesure, de mémoire. + +L'aventure, cependant, se compliqua. + +Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le +troisième acte d'_Hérodiade_, comme j'étais retourné dans la salle +auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le +pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait, +suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui +donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de +mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien +qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté! + +Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où +naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime +musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour. + +Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son +speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos +partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession +de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques +de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois. + +J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un +état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie +sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay», +pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très +voluptueux et capiteux parfum! + +Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit +noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des +couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la +liberté de leur pays. + +Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces +cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du _Cid_ qui +m'attendaient, dès mon retour à Paris. + +J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une +lettre de l'auteur de la _Messe du Saint-Graal_, cet ouvrage +avant-coureur de _Parsifal_: + + + «TRÈS HONORÉ CONFRÈRE, + + «La Gazette d'_Hongrie_ (_sic_) m'apprend que vous m'avez témoigné + de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères + remerciements et constante cordialité. + + «F. LISZT.» + + «26 août 85. Weimar.» + + + * * * * * + +Les études en scène du _Cid_, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté +et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un +maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des +artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en +Å“uvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en +rendre hommage. + +Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors +d'_Ariane_ à l'Opéra. + +Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du _Cid_, en +même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, _Manon_, qui avait +dépassé sa quatre-vingtième représentation. + +Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées la répétition +générale du _Cid_, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de +_Manon_. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il +n'était question que de la première du _Cid_ qui, à la même heure, +battait son plein. + +Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux; +aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de +_Manon_, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible +me poussait de ce côté. + +Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule +élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste +connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des +résultats de la soirée, ces mots: _C'est crevant, mon cher!..._ Très +troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des +informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des +artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces +paroles: _C'est un triomphe!..._ + +Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste. +Elle me réconforta complètement. + +Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on +donnait _Hérodiade_ et _Manon_. + +Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec +deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des _Deux +Cortèges_, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta +un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu: + +«Cinquième du _Cid_ remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue. +Artistes souffrants.» + +Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un évanouissement qui +se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis. + +Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort? + +Au bout de trois semaines, cependant, le _Cid_ reparut sur l'affiche, et +je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont +témoigne, entre autres, la lettre suivante: + + + «MON CHER CONFRÈRE, + + «Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous + applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne + revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour + qu'on donne le _Cid_ ce jour-là , _vendredi 11 décembre_. + + «Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère. + + «H. D'ORLÉANS.» + +Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R. +le duc d'Aumale! + +Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées +au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat, +Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante +dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et +comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans +prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans +la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument +séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les +choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au +bivouac, au milieu de nos soldats! + +Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements +d'exquise familiarité. + +Et _le Cid_, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière. + +En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911, +au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux: + +«Hier soir, la représentation du _Cid_ fut des plus belles. Une salle +tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle Å“uvre de M. +Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile +du ballet, Mlle Zambelli.» + +Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de +cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris +par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante +Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent +professeur au Conservatoire. + + + + +CHAPITRE XVII + +VOYAGE EN ALLEMAGNE + + +Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre +_Parsifal_, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition +de ce _miracle unique_, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la +Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à +l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la +ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle, +dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui +m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable. + +Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité +différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar. +Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où GÅ“the +avait conçu son immortel roman, _les Souffrances du jeune Werther_. + +Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le +plus ému. Me voir dans cette même maison, que GÅ“the avait rendue +célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna +profondément. + +--J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible +et belle émotion que vous éprouvez. + +Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le +temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de +GÅ“the. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit +de l'aphorisme _traduttore traditore_, qui veut qu'une traduction +trahisse fatalement la pensée de l'auteur. + +J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous +entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en +Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes +que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des +étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux +cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en +porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes. + +Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique +atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais +m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les +sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet, +que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces +luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera +Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après +cette lecture palpitante des vers d'Ossian: + +«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je +suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me +flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain +viendra le voyageur; son Å“il me cherchera partout, et il ne me +trouvera plus,..» + +Et GÅ“the d'ajouter: + +«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots; +il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir. + +«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du +projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui +serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui +avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.» + +Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux +yeux. + +Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner! +C'était _Werther_! C'était mon troisième acte. + +La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la +fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que +j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives +passions! + +Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément +éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé _PhÅ“bé_, et +les hasards m'amenèrent à écrire _Manon_. + +Ce fut ensuite _le Cid_ qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de +1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes +d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'_Hérodiade_, +Paul Milliet, pour nous mettre décidément à _Werther_. + +Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?), +mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux +Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de +plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai +m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle, +et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire +était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann +chez le plus renommé antiquaire. + +Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer +habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il +comprenait GÅ“the, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que +je m'occupe enfin de cet ouvrage. + +Comme on me proposait un jour d'écrire une Å“uvre lyrique sur _la Vie +de Bohème_, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune +manière, de refuser ce travail. + +La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans +son Å“uvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre, +celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il +eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde +spécial que lui-même a défini, qu'il nous a fait parcourir à travers +mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait +pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de +pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient +pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il +possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais +sourires, le cri du cÅ“ur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il +chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son +violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme +comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs. + +Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la +veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis, +où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant +entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note +comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement? + +J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le +Schaunard de _la Vie de Bohème_), lequel, voyant Murger manger de +magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit +en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!» + +Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il +me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de +_la Vie de Bohème_. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais +tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que +le moment n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de +chanter ce roman si vécu. + +Parlant de cette époque assez lointaine déjà , je me fais gloire de me +rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre +Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies, +est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de +son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage. +O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus +de cinquante ans!... + + * * * * * + +L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais +obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à +auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages +du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion. +J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je +tombai épuisé... anéanti! + +Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit: + +--J'espérais que vous m'apporteriez une autre _Manon_! Ce triste sujet +est sans intérêt. Il est condamné d'avance... + +Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, +surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que +l'ouvrage soit aimé! + +Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du +claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le +soir de l'audition de _Manon_... J'avais la gorge aussi sèche que la +parole; je sortis sans dire un mot. + +Le lendemain, _horresco referens_, oui, le lendemain, j'en suis encore +atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement +détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes +dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre +directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre +six années dans le silence, dans l'oubli. + +Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté _Manon_; la +centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La +capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des +plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de +me demander un ouvrage. + +C'est alors que je proposai _Werther_. Le peu de bon vouloir des +directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition. + +Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction +ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur +d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à +l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra. + +Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et +éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste +salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils. +Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des +panneaux; dans le un piano à queue. + +Tous les artistes de _Werther_ se trouvaient réunis autour du piano, +lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous +voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent +en s'inclinant. + +A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie--à +laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade--je +répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout +tremblant, je me mis au piano. + +L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de +mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans +cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les +larmes me venir aux yeux. + +A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler. +L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare, +l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les +nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement: + +--_Ia! Göttlicher Mann!..._ (Oui, homme aimé de Dieu!...) + +La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à +midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils +d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet +mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient +venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au +milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment +reçu de la plus flatteuse et exquise manière. + +Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de +cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par +les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck. + +En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de +l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda _Werther_, et +cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier. + +La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et +Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt +et l'éditeur Charpentier. + +Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune +artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre +que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de _la +Reine de Saba_, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui +prenant les mains: + +--Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté. + +Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à +l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod: + + + «CHER AMI, + + «Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe + dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des + Français.» + +Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi +envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra: + + + «AMICO MIO, + + Deux yeux pour te voir, + Deux oreilles pour t'entendre, + Deux lèvres pour t'embrasser, + Deux bras pour t'enlacer, + Deux mains pour t'applaudir, + + et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton + _Werther_ est joliment tapé,--savez-vous? Je suis fier de toi et de + ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi. + + «CARLO.» + +En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de +nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût +merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette Å“uvre +au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation. + +Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque: +Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui +créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle +Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et... +d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms. + +A la reprise, due à M. Albert Carré, _Werther_ eut la grande fortune +d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément +et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet +ouvrage. + + + + +CHAPITRE XVIII + +UNE ÉTOILE + + +Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique. + +On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre +dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en +fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait, +avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes. + +Hartmann lui offrit deux ouvrages: _Le roi d'Ys_, d'Édouard Lalo, et mon +_Werther_, en souffrance. + +J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le +jour à cet ouvrage. + +Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en +dire. + +Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande +famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il +m'arrive--le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de +penchant pour ce genre de distractions--l'on était, cependant, si +gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon +refus. Il m'avait semblé que mon cÅ“ur affligé devait y rencontrer un +dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?... + +J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique +d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un +diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me +sembla-t-il, les limites. «_Est modus in rebus_,--en toutes choses il y +a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très +ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière, +l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...» + +Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui +s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire +quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est +qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure +de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain, +l'anglais, l'allemand, le français. + +Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore? + +Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir +ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur +diplomate: + +_Le monsieur._--Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle +Orphéa? + +_La dame._--La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en +détresse?... + +_Le monsieur_ (insinuant).--Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que +les sons pour effacer les peines du cÅ“ur? + +_La dame._--Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase +brisé. + +_Le monsieur_ (poétique).--Un _nocturne_, sans doute... + +Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt +de cours. + +Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire +un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames, +vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites. + +Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même +instant, je leur fus présenté. + +La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en +beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent +nous en envoie la République étoilée. + +«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé, +on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir +l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge +suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes +sÅ“urs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux +aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en +blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!» + +Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano. + +«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce +serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!» + +Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna +d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit», +de _la Flûte enchantée_. + +Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois +octaves en pleine force et dans le pianissimo! + +J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se +rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se +manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire +que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste +une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient +lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières +au théâtre. + +Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter +l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille. + +Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une +artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou +non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me +remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour +l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu +dans deux ans, en mai 1889.» + +Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux +que je m'écriai, dans un élan de profonde conviction: «J'ai l'artiste +pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle +Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau +que vous m'offrez!» + +C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM. +Alfred Blau et Louis de Gramont. + +Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon +égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl +Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour +ses représentations. + +La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon +entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs +et costumiers suivant mes propres conceptions. + +Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M. +Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers +que lui donna _Esclarmonde_. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut +représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle +de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année. + +Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl +Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert. + +L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque +j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie +avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer _Esclarmonde_. +C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique, +où elle triomphait depuis plusieurs mois. + +Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste, applaudie par +tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si +brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un +instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province +arrivaient les échos des succès remportés, dans _Esclarmonde_, par des +artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de +Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon. + +_Esclarmonde_ devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare +et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à +Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre. + +Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je +rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine +beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à +l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient +avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus +magnifiquement douées que j'aie connues. + +Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir +l'interprète ardente de plusieurs de mes Å“uvres; mais aussi, pour +nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des +artistes qui réaliseront votre rêve! + +C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'_Esclarmonde_, je lui +consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme +en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir +de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices. + + * * * * * + +Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa +sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure! +Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir. + +Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les +premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui +avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses +séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime, +Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la +belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui +resteront: + +--_Elle était aimée!_ + +Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire +de celle qui n'est plus?... + +Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits +rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire +_Esclarmonde_. + +Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et +j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux +d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac +de Genève, et que sa _Fête des vignerons_ a rendue célèbre. Je l'avais +entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses +environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout +de ce que j'en avais lu dans _les Confessions_ de Jean-Jacques Rousseau, +qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de +Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse +petite cité l'a suivi dans tous ses voyages. + +Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre +de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à +un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des +excursions sur le lac. + +En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas. +Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord, +et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car +je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes: + + + «Illiec, lundi 20 août 1888. + + «Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée + ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière. + Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent, + mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux + jours! + + «C'était trop peu!... + + «Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir? + + «Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez + content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je + voudrais pouvoir en dire autant. + + «A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au + mien!... + + «Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps + interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma + solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris. + + «Je vous envoie les affectueux souvenirs de Mme Ambroise Thomas, + et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la + main. + + «De tout cÅ“ur à vous. + + «AMBROISE THOMAS.» + +Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir. + +Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois sÅ“urs habitaient aussi le +Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais +travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans +la journée. + +N'attendant pas que mon esprit soit en friche après _Esclarmonde_, et +connaissant mes sentiments attristés au sujet de _Werther_, que je +persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction, +d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en +était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand +sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: _le Mage_. + +Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de +l'ouvrage. + +Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a +dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au +courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je +trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il +choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il +m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du _Mage_. + +P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus +dévoué des amis. Il monta l'ouvrage avec un luxe inusité. Je lui dus +une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM. +Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon +féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri. + +L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à +avoir plus de quarante représentations. + +D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait +sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège. +Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre +directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à +E. Bertrand, lors de l'apparition de _Thaïs_, dont je parlerai. + +A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me +reviennent à la pensée. Les voici: + + Le «Mage» est loin, «Werther» est proche, + Et déjà «Thaïs» est sous roche; + Admirable fécondité... + Moi, voilà dix ans que je pioche + Sur le «Capucin enchanté». + +Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette +Å“uvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un +sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de +l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse. + + + «Acte premier et unique! + + «La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une + taverne fameuse. Entre par la droite un capucin. Il regarde la + porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir + le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on + veut. Tout à coup, on voit ressortir «le _capucin_... _enchanté_... + enchanté certainement de la cuisine!» + +Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de +l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!! + + + + +CHAPITRE XIX + +UNE VIE NOUVELLE + + +L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie +une profonde répercussion. + +Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa +d'exister. + +Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle? +Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout +marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus +grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison +Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des +enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu. + +J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui +confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de _Werther_, et la +partition d'orchestre d'_Amadis_. A côté de ses valeurs, il mit donc à +l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites. + +Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de _Werther_; peut-être +apprendrez-vous un jour celle d'_Amadis_, dont le poème est de notre +grand ami Jules Claretie, de l'Académie française. + +Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon +labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait +_Manon_? Où échouerait _Hérodiade_? Qui acquerrait _Marie-Magdeleine_? +Qui aurait mes _Suites d'orchestre_? Tout cela agitait confusément ma +pensée et la rendait inquiète. + +Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un +cÅ“ur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé, +autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation. + +Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la +grande maison le _Ménestrel_, devaient être mes sauveurs. Ils allaient +être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie +passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les +risques de l'aventure ou du hasard. + +Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix +considérable. + +En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième +anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais +cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la +gratitude émue que je leur en conserve. + +Que de fois j'étais passé devant le _Ménestrel_, enviant, sans aucune +pensée hostile, d'ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés +de cette grande maison! + +Mon entrée au _Ménestrel_ devait inaugurer pour moi une ère de gloire, +et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les +satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au +cÅ“ur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle. + + * * * * * + +Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de +l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré. + +Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en +1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle +exprimait bien sa résignation attristée: + + + «MON CHER MAITRE, + + «J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies + artistiques. _Manon_ y tient une première place... + + «Ah! le beau diamant! + + «LÉON CARVALHO.» + +Sa première pensée fut de reprendre _Manon_, qui avait disparu de +l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut +lieu au mois d'octobre 1892. + +Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au +théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait _Esclarmonde_ et +_Manon_. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre _Manon_, +à Paris. _Manon_ qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et +qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763e représentation. + +Au commencement de cette même année, on avait joué _Werther_, à Vienne, +et un ballet: le _Carillon_. Les collaborateurs applaudis en étaient +notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de +Roddaz. + +Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que +mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre +visite au _Ménestrel_. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un +superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes +artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me +proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, _Thaïs_. + +La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de _Thaïs_, je voyais +Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage +pour ce théâtre. + +A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de +laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma +femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur +j'avais déjà composé de l'ouvrage. + +J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat +angora gris, au poil long et soyeux. + +Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre +laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité, +venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque +sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre +un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait, +il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser! + +Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi +les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui +remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire +impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis +quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens +et de chats, ses grands amis. + +«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable +comtesse est un vrai mécène pour les artistes. + +L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux +verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de +travail! + + * * * * * + +Je terminai _Thaïs_, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien +n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël +qui flambaient dans la cheminée. + +A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un +monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas +cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les +auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes +répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que, +volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude +de ne pas sortir le soir. + +A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses +soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main +droite. J'en avais quelque inquiétude. + +A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce +praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le +bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli +chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en +venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa +barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle +blanche.» + +Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas +répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire: + + «Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de + foi! + + «A. DUMAS.» + +Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés. + +Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit _le +Portrait de Manon_, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais +déjà la poésie: _les Enfants_. + +De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa +chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes +circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique +de leur fils, Henri Cain. Son succès de _la Vivandière_ s'affirmait de +plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant +du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut +un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui +ne se souvient de ce chef-d'Å“uvre: _le Tasse_? + +Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs +d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs, +et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du +premier acte du _Tasse_. + +Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La +Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait +m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre +cité des papes. + +Nous habitions l'excellent _Hôtel de l'Europe_, place Crillon. Nos +hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent +pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais +besoin de tranquillité, écrivant alors _la Navarraise_, l'acte que +m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri +Cain. + +Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux, +avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un +lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et, +parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras. + +Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui, +immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance +de l'idiome poétique du Midi. + +Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que +sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il +montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances +générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste! +En le voyant, nous nous rappelions cette _Belle d'août_, poétique +légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de +_Mireille_, et tant d'autres Å“uvres encore qui l'ont rendu célèbre. + +Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien +en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier, +_gentleman farmer_, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela, +plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le +brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron. + +Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant +des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et +grand poète. + +L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de _Thaïs_, +à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour +l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans +_Manon_, trois fois par semaine. + +Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici: +Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée +aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à +l'avance Carvalho. + +Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard +nous avisa qu'il allait jouer _Thaïs_ à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson! +«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à +répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit +Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le +méritais! + +_Thaïs_ eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du +rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui +avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi +de même pour celui qui lui était dévolu. + +Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle +déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs +d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son +cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes. +Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous +le devions à une vitrine du musée Guimet. + +La veille de la répétition générale de _Thaïs_, je m'étais échappé de +Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler +et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que +je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent +forcément sur toute Å“uvre, quand elle affronte pour la première fois +le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses +préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une Å“uvre +ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme; +aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en +aborder l'obscur mystère! + +Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et +Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré. +Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient +long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!... +C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être +la représentation. + +Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce +n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger; +qu'à l'Opéra lui-même _Thaïs_ a depuis longtemps dépassé la centième. + +Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de +découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me +douter que je serais destiné à revoir cette même partition de _Thaïs_, +datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le +pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle +artiste n'est plus depuis longtemps?... + +Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui +avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant +que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la +soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un +ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau +tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet. + +Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et +Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix +et Mastio le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de +Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage +à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier +voyage en Italie jusqu'à ce jour. + + + + +CHAPITRE XX + +MILAN-LONDRES-BAYREUTH + + +Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels +il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent +toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable +Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus +délicates et les plus affectueuses. + +Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du +bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que +d'heures vraiment enchanteresses je passai là , avec mes confrères +italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des +amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres. + +J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres, +tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à +Paris, mais alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation +qu'ils devaient se créer un jour au théâtre. + +A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur +Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein +de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants +souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre +Puccini. + +J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux +débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et, +quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était +évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter _crescendo_! +Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante +fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir, +surtout cet hiver-là , endosser sa riche et chaude houppelande!... Il +neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver +était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de +mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui, +tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri +sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je +regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je +pensais à leurs sÅ“urs de la place Saint-Marc, si jolies, si +familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant. + +J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis +à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus +qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce jour-là , +dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et +je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité +d'apparence étonnante, que j'avais achetée--qu'on se rassure, elle était +en carton--chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif, +j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès +peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le +repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne +songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être +succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire +honneur dans cette opulente maison! + +En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète +de _Sapho_ la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911, +elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale +carrière. + +J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer _Thaïs_ à Milan. Sonzogno +m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me +souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, _al +teatro lirico_ de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix +chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la +porta aux nues. + +Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan». +Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre +à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était +demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à +queue du grand maître était encore là , et, sur la table dont il se +servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore +imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière +qu'il eût portée, était là , accrochée à la muraille, et l'on pouvait +distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me +froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer, +c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et +emportés comme des reliques. + +Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à +nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le +joug d'autrefois! + +Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la +_Somnanbula_ et de la _Norma_, Verdi, l'immortel créateur de tant de +chefs-d'Å“uvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec +une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de +tous les théâtres du monde. + +Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la +carte de ce grand homme, _avec ses affections et ses vÅ“ux_. + +Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce +maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles. + +«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année. +Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et +de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais +une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de +la couronne du génie latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler +cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné +contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la +musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître, +l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait +chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui +viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la +Méditerranée.» + + * * * * * + +Pour ajouter encore à mes souvenirs de _Thaïs_, je rappellerai ces deux +lettres qui devaient me toucher si vivement: + + + «1er août 1892. + + «...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée _Thaïs_, et + comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous + n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la + traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il + vous la rendra vierge encore. + + «Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet, + qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix. + + «GÉROME.» + +Cette statuette polychrome, Å“uvre de mon illustre confrère, avait été +désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais +_Thaïs_. J'ai toujours aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole +de l'ouvrage qui m'occupait. + +La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de _Thaïs_ à +l'Opéra: + + + «CHER MAITRE, + + «Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre + _Thaïs_. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. _Assieds-toi + près de nous_, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté + charmante et grande. + + «Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel + vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre + les mains avec joie. + + «ANATOLE FRANCE.» + + * * * * * + +A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden». +D'abord pour _le Roi de Lahore_, ensuite pour _Manon_, jouée par +Sanderson et Van Dyck. + +Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de _la Navarraise_. +Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon. + +Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand +honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec +elle, lors des répétitions de _Sapho_ à Paris. + +A la première représentation de _la Navarraise_ assistait le prince de +Galles, plus tard Édouard VII. + +Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux, si +enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne +paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là , et ne pouvais +non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le +directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du +public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de +fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!» + +C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à +dire»!!! + +Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi +qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des +théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation +de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus +charmant et le plus précieux. + +J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir +à Windsor lui jouer _la Navarraise_, et je sus qu'on avait improvisé +dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus +pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor +fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes +chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter. + +Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda _la Navarraise_ à Londres (20 +juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté _le Portrait de Manon_, un +acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par +Fugère, Grivot et Mlle Lainé? + +Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de _Manon_. Le sujet +me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et +d'un souvenir très poétique de Manon morte depuis longtemps. + +Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir _les +Maîtres Chanteurs de Nuremberg_. + +Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là , mais son âme +titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout +en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth, +que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une +petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise, +appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand +et il s'était proposé pour faire la traduction française du +_Tannhæuser_. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour +mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique. + +Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au +piano les fragments de ce chef-d'Å“uvre, si maladroitement méconnu +alors et depuis tant admiré du monde entier. + + + + +CHAPITRE XXI + +VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS + + +Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel +Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu. + +Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les +différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir. +Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: _Cendrillon_. + +Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi +pour y travailler pendant l'été. + +Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable +valeur historique. + +Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la +rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée +de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui +nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques +plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de +vue. + +La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait +habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au +parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et +le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable, +écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus +parfaite actrice du monde»,--cette femme, splendide entre toutes, avait +abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien +exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux +posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld +et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante +compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe +lui ait dédié une Å“uvre sans doute admirable, par le style, mais +considérée encore comme l'Å“uvre la plus complète de l'érudition +moderne. + +Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys +auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres +de notre petit château. + +Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement +sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un +chef-d'Å“uvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle. + +Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, +et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de +style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait +de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de +mes partitions d'orchestre. + +C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho. +Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil +profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le +plus magistral talent. Ce fut là , aussi, que je reçus la visite de mon +directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il +était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir +l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner +à son nom. + +Carvalho était venu me demander d'achever la musique de _la Vivandière_, +cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de +santé faisait craindre qu'il ne pût terminer. + +J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin +Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de +son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de +laisser Benjamin Godard achever son Å“uvre. + +Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait +quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la +gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un +seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on +montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la +portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables +rossinantes, y étaient attelés. + +Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique, +pour l'avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses +propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point +ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par _décorum_, on me +permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au +vocabulaire zoologique. + +Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne +retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à +l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se +soient quelque peu prolongés! + + * * * * * + +Carvalho décida de donner _la Navarraise_ à Paris, à l'Opéra-Comique, et +l'ouvrage passa au mois de mai 1895. + +J'allai terminer _Cendrillon_ à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes +absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants +pour nous. + +Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours, +pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de +l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient _la Navarraise_. La +protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison +Frandin. + +Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette +ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite. + +En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il +habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte +clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs +d'enthousiasme et de gloire: VERDI. + +Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa +bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à +toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher. + +Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable, +causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher, +puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes, +et, par delà , la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette +illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses +flottes victorieuses. + +En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant +que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...» + +Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin +sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils +dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle +renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je +voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara +qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son +travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique +plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture, +après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure. + + * * * * * + +En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion, +que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade. + +Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver le froid pour aller +assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le +terrible et superbe prologue de _Françoise de Rimini_. + +On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas. + +Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait +pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel +ouvrage. + +Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans +l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne +devait plus se lever... + +Ce jour-là , le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait +de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré +maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les +dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête, +et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. _Mourir par un aussi +beau temps!..._ fit-il, et ce fut tout. + +Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes, +dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la +loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant +vingt-cinq ans. + +Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la +_Société des auteurs et compositeurs dramatiques_. Je la commençais en +ces termes: + +«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à +terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: +«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi, celui qui +repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille +qu'après leur mort. + +«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve +d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de +bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête +pour le bien regarder en face?...» + +A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla +s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et +maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que +j'aurais tout le temps de pleurer! + +Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards +d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au +Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus +convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors +était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la +tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu, +depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire +perpétuel, et l'élu de l'Académie française. + +La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers +enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie +de théâtre, qui réclamait tout mon temps. + +En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus, +les mêmes excuses. + +Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au +Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette +situation que parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que +j'aimais tant. + +Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans +les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de +l'Auvergne. + + + + +CHAPITRE XXII + +DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!... + + +L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé +à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant +l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse +Daudet: _Sapho_. + +J'étais parti pour les montagnes, le cÅ“ur léger. Pas de direction du +Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans! +J'écrivis _Sapho_ avec une ardeur que je m'étais rarement connue +jusqu'alors. + +Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit, +de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère +enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en +voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses +sites, mais alors encore trop ignoré. Nous allions silencieux. Le seul +accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le +long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois, +c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme +de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs +escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient +nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs +cris aigus et perçants. + +Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages +s'accumulaient. + +J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à +l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que +j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux! + +Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là , c'est que dans ma +carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que +je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail: +_Marie-Magdeleine_, _Werther_, _Sapho_ et _Thérèse_. + +Au commencement de septembre de cette même année se place un incident +assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la +population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir +passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les +avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de +partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne +semble pas exagéré. + +Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis +également; notre appartement était resté vide. Nous étions chez des +amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège +fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment +était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts, +nous rentrâmes à la hâte. + +Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de +l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs +dehors. C'était ça! on nous cambriolait!... + +Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes, +dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre +temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous +mîmes tous à rire, et du meilleur cÅ“ur, de cette bien curieuse +aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient +naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient +un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination, +voilà bien de tes fantaisistes créations! + + * * * * * + +La maquette des décors et les costumes de _Cendrillon_ avaient déjà été +préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris, +il donna le tour à _Sapho_. + +Avec l'admirable protagoniste de _la Navarraise_, à Londres et à Paris, +nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon +(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri +Cain) et M. Leprestre, mort depuis. + +J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant la musique +de _Sapho_, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur +Bernède en avaient très habilement construit le poème. + +Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus +séduisantes. + +O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable! + +Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions, +ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous +affectionnait tant. + +Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano. + +Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant +presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa +belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa +myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels +parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie. + +Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma +femme et moi connûmes alors. + +Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première +répétition de _Sapho_, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant +ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter. + +Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897. + +La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première +distribution, m'apporta le billet suivant: + + + «MON CHER MASSENET, + + «Je suis heureux de votre grand succès. + «Avec Massenet et Bizet, _non omnis moriar_. + «Tendrement à vous. + + «ALPHONSE DAUDET.» + +J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à +la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne +sortait déjà plus ou très rarement. + +Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore. + +Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les +coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui +portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des +lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa +gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté. + +Son état ne laissa pas que de m'inquiéter. + +Combien étaient fondés mes tristes pressentiments! + +Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain. + +Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont +l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière +heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable +horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles. + +Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui +éclatait en sanglots, derrière le char funèbre, faisait peine à voir. +Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant +cortège. + +Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à +Sainte-Clotilde. _La Solitude_ de _Sapho_ (entr'acte du 5e acte) fut +exécutée pendant le service, après les chants du _Dies iræ_. + +J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la +foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était +comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs +et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie. + +Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma +dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant +des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches +d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel +bonheur intime cela lui valait. + + * * * * * + +_Sapho_, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour +Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter. + +Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le +propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très +affairées. + +J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris +que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et +une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom, +avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans +cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho avait +dû suspendre le cours de ses représentations. + +Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste? + +Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au +théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive! + +Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert +Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été, +jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts. + +Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus +tard, reprendrait _Sapho_, avec la si belle artiste qui devint sa femme? + +Oui, ce fut elle qui incarna la _Sapho_ de Daudet, avec une rare +séduction d'interprétation. + +Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin. + +Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un +nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec +enthousiasme. + +_Sapho_ fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette +Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck. + +Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de +vérité. + +Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage! + +Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut _l'Ile du +Rêve_, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que +la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a +aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses! + +Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer +trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque +imagée: + +«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en +avait assez et qui filait...» + +Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également, +celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz: + +«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!» + +Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le +plus vieil ami de Reyer. + + * * * * * + +Je retrouve ce mot de l'auteur de _Louise_, que j'avais connu, enfant, +dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une +familiale affection: + + + «Saint-Sylvestre, minuit. + + «CHER MAITRE, + + «Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit + par _Sapho_, et la première heure d'une année qui finira par + _Cendrillon_. + + «GUSTAVE CHARPENTIER.» + +_Cendrillon_ ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup +sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot +suivant de Gounod: + +«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier beau succès. +Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous +suivre.» + +Ainsi que je l'ai dit, la partition de _Cendrillon_, écrite sur l'une +des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault», +était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à _Sapho_, sur +la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré, +m'annonça son intention de donner _Cendrillon_, à la saison la plus +prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore. + +J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait +vécu, et j'y étais tout à mon travail de _la Terre promise_, dont la +Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois +parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la +terrifiante nouvelle de l'incendie du _Bazar de la Charité_. Ma chère +fille y était vendeuse!... + +Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos +vives alarmes. + +Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que +l'héroïne de _Perséphone_ et de _Thérèse_, celle qui fut aussi la belle +«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au +comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou +treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue, +derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre +personnes. + +Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un +enfant. + +Puisque j'ai parlé de _la Terre promise_, j'en eus une audition bien +inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien et le critique si écouté, le +compositeur grandement applaudi d'un _Tasse_ représenté à Monte-Carlo, +me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec +un orchestre et un personnel choral immenses. + +La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche, +coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se +terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de +la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le +formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les +retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal. + +J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande +tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait +l'honneur de nous inviter. + +Ce fut le 15 mars 1900! + + * * * * * + +J'en reviens à _Cendrillon_. Albert Carré avait monté cet opéra en +créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse! + +Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme +Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie +Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra +artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya +le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains, +que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris, +pour échapper à la «générale» et à la «première». + +Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises, +suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en +donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose +curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en +particulier, fit à _Cendrillon_ un très bel accueil. A Rome, cette +Å“uvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De +l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte: + +«CENDRILLON _hier, succès phéno ménal._» + +Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau +expéditeur!... + + * * * * * + +Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande +Exposition. + +J'étais à peine remis de la belle émotion de _la Terre promise_, à +Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à +l'Opéra, à des répétitions du _Cid_, qu'on allait bientôt reprendre. La +centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année. + +Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés +du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples +s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient, +toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y +contrastaient. + +Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et +ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le +soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du +jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais +magnifique élevé par notre cher et grand Charles Garnier aux +manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse. + +Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de +mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister, +dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu, +en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation. + +Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le +soir de la centième du _Cid_, avec un enthousiasme délirant. Au rappel +du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa +loge, malgré ma résistance... + +Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le +superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre. + + + + +CHAPITRE XXIII + +EN PLEIN MOYEN AGE + + +Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation +que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la +pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être +revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres +angoisses de la vie. + +J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps +et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature, +la grande consolatrice, dans son calme solitaire. + +J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée +de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte. +Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du +chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un +rouleau: «Oh! non, fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur +une pièce de théâtre... + +Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui +voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en +cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris +et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire, +cependant, que j'en eusse. + +Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à +peu,--je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien +que je finis par ressentir une véritable surprise,--ce devint même, +l'avouerai-je, de la stupéfaction! + +--Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition +muette de la Vierge! + +Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments +étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir +mettre à la scène _Manon_, _Sapho_, _Thaïs_ et autres aimables dames? +C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des +femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se +serait montrée charitable au jongleur repentant! + +A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant +l'Å“uvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la +littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le +manuscrit. + +M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce +mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom +et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler +que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage. + +Le titre de _Jongleur de Notre-Dame_, suivi de celui de «miracle en +trois actes», me mit dans l'enchantement. + +Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même +moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper +mon travail de l'atmosphère rêvée. + +La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à +mon inconnu. + +Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis. + +On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur +n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à +Lyon, où il occupait une chaire de philosophie. + +Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite +gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là , dans ma chambre, +nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse, +je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre +cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du +_Jongleur de Notre-Dame_. + +A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse +l'étreignait... + +Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu, +maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous +être joués? + +La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la +blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union +elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous +redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!... +comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur. + +L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la +veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions +dans notre ouvrage. + +N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais +satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle +ou telle scène... + +Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la +vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords +de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si +je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans +cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église +aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si, +dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de +notre _Jongleur de Notre-Dame_? Ne serait-ce pas un moment divin dont +l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes +notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les +chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent. + +Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes. + +L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année +suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de +jouer l'ouvrage. + +Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y +pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg. + +J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur +si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre. + +Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le +prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au +théâtre de Monte-Carlo. + +_Le Jongleur de Notre-Dame_ était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que +Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter +l'Å“uvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et +artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du +Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit +l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement. +L'Å“uvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent +lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg. + +En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous +rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort +affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode +de celle que nous quittions! + +Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous +la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions +enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle +Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même! +C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!... + +Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces +jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce +décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par +la flore des tropiques? + +Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle, +révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses +intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré. + +En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé, +arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre +famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes, +ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente +demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté. +Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous +parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence, +cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous +avait accueillis. + +La première du _Jongleur de Notre-Dame_ eut lieu à l'Opéra de +Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes +superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique. + +Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que +l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison. + +Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du +_Jongleur de Notre-Dame_, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette +distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard. + +L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis +ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes _le Jongleur de Notre-Dame_ +est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs +années. + +Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur +fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste +admirée à Paris comme aux États-Unis! + +Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter +le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de +la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je +m'incline et j'applaudis. + +Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme +Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant +applaudie au Théâtre-Français, _Grisélidis_, d'Eugène Morand et Armand +Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes +voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap +d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne +propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et +si heureusement _Villa Soleil_, et qu'il destinait aux journalistes +accablés par la misère et par l'âge. + +Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles +blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil +du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de +myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses, +imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de +la Côte d'Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de +l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique +Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la +Provence le salut lointain de la cité phocéenne. + +Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous +eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en +pleine jouissance d'une santé parfaite! + +Ayant parlé de _Grisélidis_, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages +libres, celui-ci et _le Jongleur de Notre-Dame_, mon éditeur en +entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur _Grisélidis_. Ce fut +le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, _le Jongleur de +Notre-Dame_ fut représenté à Monte-Carlo en 1902. + +_Grisélidis_ prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à +l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901. + +Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne +parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis; +il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut +extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux +dans celui d'Alain. + +J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait. + +Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et +chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les +croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé +d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la +délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce +grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre +même. Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis, +devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule +le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa +tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite +cabotine! + +Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et +historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin +de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis +fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon! + +Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille! + +Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon +vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante! +Depuis un an déjà , il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me +laisser mourir avant de voir _Grisélidis_ à l'Opéra-Comique?...» Il +devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène +Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste. + +Alors que je travaillais à _Grisélidis_, un érudit tout féru de +littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de +cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là , +travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti. + +Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions +réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait +l'à -propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son +opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant +hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait. + + + + +CHAPITRE XXIV + +DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE + + +Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure +toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était _le Chérubin_, de +Francis de Croisset. + +J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué +n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce. + +Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la +glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse +Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous +établîmes nos accords. + +Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux +_Chérubin_. + +J'en écrivis la musique à Égreville. + +En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de +tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne--vous +savez, mes chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos +grands-parents--mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui +s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne +serons plus là ... + +Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents, +qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser +l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et +tendre fraîcheur dans les étés brûlants. + +Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions +tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance! + +Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les +frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient +jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et +vous ne le voudrez pas!... + + * * * * * + +S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en +musique de _Chérubin_, et se souvenant de ce _Jongleur de Notre-Dame_, +qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais +respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en +donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan +j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me +retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions +conservé de si impérissables souvenirs. + +Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite +Carré,--l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,--et le rôle du +philosophe fut rempli par Maurice Renaud. + +Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se +prolongea, grâce aux acclamations et aux _bis_ constants dont on fêta +les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une +atmosphère du plus délirant enthousiasme. + +Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements +que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand +nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si +haute et si belle. + +Henri Cain, qui, pour _Chérubin_, avait été mon collaborateur avec +Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la +musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: _Cigale_. + +L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse +Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima +en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière! + +De ceux qui assistèrent aux répétitions de _Cigale_, je fus, certes, +celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort +attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange, +avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de +Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain. + +Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, _Chérubin_ fut +représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant, +l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En +paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée +que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait +ajouter un nouveau succès à tant d'autres déjà obtenus par cet artiste, +et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme +Vallandri. + + * * * * * + +Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien +dit encore d'_Ariane_, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant +plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que +lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'_Ariane_, pas +davantage que de _Roma_, dont j'avais écrit les premières scènes en +1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la _Rome +vaincue_, d'Alexandre Parodi. + +A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de _Roma_ sont en +répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis +déjà trop... A plus tard!... + +Je reprends donc le courant de ma vie. + +_Ariane!_ _Ariane!_ l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si +élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de +Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés? + +Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel +m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'_Ariane_. + +Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes +d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon cÅ“ur et de ma +pensée avant de connaître le premier mot de la première scène! + +Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle +Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de +ce grand lettré et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus +parfait talent. + +Je sortis de là , tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon +cÅ“ur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai +dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à +torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes +d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être. + +Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur, +pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles +attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur +Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes! + +Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de +notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile +réveilla les échos de ce paisible pays. + +N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, _CÅ“lo tonantem Jovem_, comme +eût dit Horace, le délicat poète des _Odes_? Un instant je pus le +croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,--surprise entre toutes +agréable--lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre +deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas +moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix +amies. + +L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit +architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en +étais d'_Ariane_, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra? + +On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses +meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du +premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre +noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était +toute la partition terminée. + +Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'Å“uvre et le fromage du +dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je +déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en +charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du +propriétaire. + +Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et +dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le +feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de +l'interprétation. + +Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique +Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du +tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra, +nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des +Enfers. + +Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs. + +En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante +dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit +une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le +montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons +échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!» + +Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux, +enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils +vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères +espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais. + +Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai. + +Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux. +Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans +un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche +remplie. + +On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces +poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon +l'expression d'Alphonse Daudet. + + * * * * * + +Je place ici un détail concernant _Ariane_. On verra qu'il ne manque pas +d'importance, au contraire. + +Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques +jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui +racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux +Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa sÅ“ur Phèdre, et comme +je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant, +bon papa, nous allons être aux Enfers?» + +La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation +si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange, +presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la +suppression de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver +et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans +les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de +Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui +lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir +la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la +main.» + + * * * * * + +Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation +que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon +dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14 +décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister +aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la +première fois en Italie, on avait monté _Ariane_. L'ouvrage avait une +luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande +artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout +le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre, +faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers. +Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses, +cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir +dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans +ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son cÅ“ur, +comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé, +qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps +disparues, au cher adoré qu'enfin l'on retrouve, il n'y a pas loin! +Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste +sourit; avait-elle compris?... + + * * * * * + +_Ariane_ donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant +appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire +_Thérèse_, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera +court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.» + +Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard. + +J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à +chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de +sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil, +nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard! + +Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos +artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la +mort, pendant 36 heures!... + +L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant +nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions +pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos +artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter, +généralement, en octobre et passer à la fin du mois. + +Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut +lieu le 31 octobre 1906. + +Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques +de presse, était devenu mon plus ardent collaborateur, et, chose digne +de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la +déclamation de ses beaux vers. + +Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au +théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette +estime dans laquelle il me tenait. + +Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique +dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se +poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième. + +A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de +fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait +pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.--Non! exclama son +interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez +toujours bissé l'air des roses! + +Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je +dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de +cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante. + + * * * * * + +Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages +étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque +de mes débuts! + +Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de +vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des +paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux +fond de _la Favorite_; pour le second, deux châssis de _Rigoletto_, +etc., etc.» + +Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la +veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me +prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire +qu'il est toujours _tombé_ au troisième acte!» + +Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une +prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait +notre basse, descend _tellement_ qu'on ne peut pas trouver la note sur +le piano!...» + +Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes. +Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès. + +Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs +d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage +qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire _Thérèse_. + + + + +CHAPITRE XXV + +EN PARLANT DE 1793 + + +Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du +Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et +charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques +autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le +couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard. + +Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la +horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres +massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement +célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud +et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra +une forme blanche qui errait au loin, solitaire. + +«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins, +si forte et si courageuse auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud, +où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre. + +Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était +Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était +écartée pour cacher ses larmes. + + _Thérèse se révélait déjà ..._ + +A peu de jours de là , je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert, +la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante, +la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du +palais de l'Ambassade, rue de Grenelle. + +En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres +de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres +avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de +la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au +caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous +n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi, +ici!...» + +Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à +Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa +surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre +et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit +celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre +bien. Je vous le rends!» + +_Le poème de Thérèse s'annonçait!_ Cette révélation le faisait +pressentir. + + * * * * * + +Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de cette année-là , dans +le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de +l'ouvrage. + +C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales. +On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux +arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu. +Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées, +roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature! +son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées. + +Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de +Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques +pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de +Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied; +leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes +pensées. + +J'étais d'autant plus au cÅ“ur de l'ouvrage, dans «les entrailles du +sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me +trouvais, figurait la future héroïne de _Thérèse_. + +Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps +horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me +redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre +avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que +j'avoue aimer profondément. + +Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard +que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été, +aux bords de la mer), je composai la musique de _Thérèse_. + +Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation qui réclamait +impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie, +m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des +Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose +presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée, +avant quatre heures!... + +Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique +déférente. + +Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai +sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf! + +Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû +s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya _illico_ +une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour +un rapide placement. + +O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un +jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous +donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de +plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.» + +_Par pari refertur_, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une +grâce et une obligeance que j'appréciai hautement. + +Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile. +Je parvins cependant à avoir la communication. + +J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne +figurerait pas à l'_Annuaire_. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je +serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument. + +Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet +appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur +la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone. + +Il s'agissait de la dernière scène. + +Je lui téléphonai: + +_Faites égorger Thérèse et tout sera bien._ + +J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris +affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre +abandonné); elle me hurlait: + +_Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la +police. Un crime pareil! De qui est-il question?_ + +Subitement la voix de Claretie: + +_Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je +préfère cela au poison!_ + +La voix du monsieur: + +_Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner! +J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!..._ + +Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux +reparut. + +Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions, +Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble +encore! + +Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté +d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit ma voix jusqu'à celle de +Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre +telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de +l'écrire. + +Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de +Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous +Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce +délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé +devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son +ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration, +le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole», +c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être +habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et +collectionneur. + +Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de _Thérèse_ le +rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette +pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des +marquis d'Hertford. + +La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul +Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo, +nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de +Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait +déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte +d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme +Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel. + +Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir +près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il +écouta quelques passages de _Thérèse_. Il apprit de nous ce détail. Lors +de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable +artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène, +celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la +terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et +clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de +rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre +interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de +transport: «Jamais je ne pourrai _chanter_ cette scène jusqu'au bout, +car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a +sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de +_déclamer_ toute la fin de la pièce.» + +Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements +instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de +Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à +son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue! + +Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur +de Des Grieux. Il voulut ajouter: _toi!..._ avant le _vous_! qu'il lance +en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce _toi_! +n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa +maîtresse? + + * * * * * + +Les premières études de _Thérèse_ eurent lieu dans le bel appartement, +si richement décoré de tableaux anciens et d'Å“uvre d'art, que Raoul +Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an; +nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à +minuit. + +Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le +laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère +qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes +espérances. + +Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces +trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne! + +Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de _Thérèse_, à +l'Opéra de Monte-Carlo. + +Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du +prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute +mon admiration. + +Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où +j'avais été appelé, à la fin de la première du _Jongleur de Notre-Dame_, +et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé +lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de +Saint-Charles. + +Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à +la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de _Thérèse_, ma +place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le +séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le +pouvais supposer. + +Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos +trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n'y +résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer! + +Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis +étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le +merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier +acte de _Thérèse_, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions +également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du +banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre +appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve. + +Pendant deux années consécutives, _Thérèse_ fut reprise à Monte-Carlo, +et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor +Rousselière et le maître professeur Bouvet. + +Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï, +eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée +océanographique. + +A la représentation de gala, on redonna _Thérèse_, devant un public +composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime, +membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants +du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M. +Loubet, ancien président de la République, étaient là . + +Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un +admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies +étrangères. + +J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui +eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de +gala dont j'ai parlé. + +Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du +lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si +je n'avais été obligé de garder le lit. + +Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès! + +Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de +me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince +lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me +redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse, +Lucy Arbell. + +Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma +porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes +nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il +savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi. + +Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci: + +On avait représenté _le Vieil Aigle_, de Raoul Gunsbourg, où Mme +Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit +acclamée. _Thérèse_ était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui +avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis +parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait +_Thérèse_, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice. + +Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant +d'autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première +de _Thérèse_ eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et _l'Écho de +Paris_ voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément +merveilleusement présenté. + +Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de _Thérèse_ +fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra, +le dimanche 10 décembre 1911, par l'Å“uvre pie, française et +populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami +Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et +bonne. + + * * * * * + +Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit _le Jongleur +de Notre-Dame_ avec la foi, vous avez écrit _Thérèse_ avec le cÅ“ur. + +Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage. + + + + +CHAPITRE XXVI + +D'ARIANE A DON QUICHOTTE + + +Je reprenais, ce matin, le cours de _Mes Souvenirs_, quand j'appris une +nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme +Maucorps-Delsuc! + +Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au +Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire +obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa +quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de +tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à +l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner. + +En sincère émotion, mon cÅ“ur va vers elle! + + * * * * * + +Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi, +pendant des mois, des années même. + +J'achevais de terminer _Thérèse_--longtemps avant qu'elle dût être +représentée--quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu +avec Catulle Mendès pour donner une suite à _Ariane_. + +Tout en étant un ouvrage distinct, _Bacchus_ devait, dans notre pensée, +ne former qu'un tout avec _Ariane_. + +Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt. + +Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des +hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter. + +De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité, +celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on +connaît le moins. + +L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers +temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition +classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des +savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des +religions. + +Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les +inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée. + +Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki, +_Râmayana_, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux +et plus immense même que les _Niebelungen_, ce poème épique de +l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des +Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille. +En proclamant _Râmayana_ l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien +exagéré. C'est divinement beau, comme l'Å“uvre immortelle du vieil +Homère, qui a traversé les siècles. + +Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me +fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations +même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent +distrait. + +Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je +rejetais, je reprenais. Enfin je terminai _Bacchus_, après y avoir +consacré tant de jours, tant de mois! + +La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM. +Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la +figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans +Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre +Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre +fanatique. + +La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre +magnifique à notre ouvrage. + +Comme autrefois, pour _le Mage_, on avait été cruel, je l'ai dit, pour +notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant +son départ de l'Opéra,--ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps +après, encore plus aimé qu'avant,--de même, on fut dur pour _Bacchus_. + +Au moment de _Bacchus_, le public, la presse étaient indécis sur la +vraie valeur de la nouvelle direction. + +Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois, +affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage, +malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité. + +Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses +sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme +bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du +troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le +ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié. + +L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un +gros succès. + +Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises +humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance. + +Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des +actes de _Don Quichotte_ (j'en parlerai plus loin), il était quatre +heures du soir, je courus chez mon éditeur, au _Ménestrel_, au +rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en +y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait +attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces +mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!» + +Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût +pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de +l'épouvantable catastrophe. + +Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour +_Bacchus_ à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!... + +Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait +soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche +de la part des meurtris. + +Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà +parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions, +il aurait, par là même, rendu grand service. + +Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables +artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat +et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage. + +Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans +lendemain, MM. Messager et Broussan. + +J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour +accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre +l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du +moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles +chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des +rochers. + +Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les +Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à +leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien. + +Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les mÅ“urs de ces +mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a +si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe +a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer! + +Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser +_Bacchus_ entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison, +qu'en 1909), j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de +trois actes, _Don Quichotte_, dont le sujet et la distribution des +artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour +le théâtre de Monte-Carlo. + +Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur +en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma +conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me +reprocher. + +_Don Quichotte_ arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie. +J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je +souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence +plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui +me permettait d'écrire étant couché. + +J'éloignais de ma pensée _Bacchus_ et le sort incertain que lui +réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de +_Don Quichotte_. + +Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un +scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel +avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de +l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue +figure! + +Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une +géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante +d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque +_Belle Dulcinée_. Les auteurs dramatiques français les plus en renom +n'avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un +élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de +puissante poésie à notre _Don Quichotte_ mourant d'amour, du véritable +amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut +point cette passion. + +Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la +représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février +1910. O la belle, la magnifique première! + +Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos +merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell, +étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du +plus parfait comique! + +En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même +saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je +sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve, +le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de +_Roma_. + +J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour _Mes Souvenirs_ +en 1912. + +Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de _Don +Quichotte_ au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir +l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des +directeurs, les frères Isola. + +La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à +Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour +Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son +triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour la Belle Dulcinée au +Théâtre-Lyrique de la Gaîté. + +Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange? + +Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas +pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en +scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis. + +Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines +par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose +curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes +furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres, +témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la +répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes! + +Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce +et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910, +pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du +soir. + +Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très +souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta +les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis, +heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une +délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me +rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour _Don Quichotte_ à +Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même +théâtre. + +Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet +ouvrage pendant les répétitions de _Roma_, en février prochain. + +La première année de _Don Quichotte_, au théâtre des frères Isola aura +eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage. + +J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement +intéressé pendant les études de cet ouvrage. + +C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy +Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson +du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une +véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants +populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une +innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité: +l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la +coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de +l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu +réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que, +connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies +vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète; +et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. _Le +Prophète_ et _le Barbier de Séville_ en témoignent. + +La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par +Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant +cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo. + +Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire +que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme! + +Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'on mit en scène le +cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier +du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria, +dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don +Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt +et exhala ainsi son âme fière et amoureuse. + + + + +CHAPITRE XXVII + +UNE SOIRÉE! + + +Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante. + +_Roma_ était gravée depuis longtemps, matériel prêt; _Panurge_ terminé; +et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant +quelques mois. + +Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être, +au _dolce farniente_, n'était point possible! Je cherchai donc et je +trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon +cÅ“ur. + +Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la +disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les +partitions de _Werther_ et d'_Amadis_. Je n'ai à parler, maintenant, que +d'_Amadis_. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort, +non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept +cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition +d'_Amadis_, composée fin de l'année 1889 et année 1890. Il y avait donc +vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence. + +_Amadis!_ Quel joli poème j'avais là ! Quel aspect vraiment nouveau! +Quelle poétique et touchante allure avait ce _Chevalier du lys_, resté +le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces +situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces +nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants +et si braves! + +Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et +deux chÅ“urs pour voix d'hommes. _Amadis_ devait être mon travail de +l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer +à Égreville. + +Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait +calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très +souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer, +me sachant dans un état de santé si précaire. + +J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me +cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très +malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais +encore lorsque vous êtes venu!» + +«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il. + +Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon +cher et doux foyer, ma chambre tant aimée. + +Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La +Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je +fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les +médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on +m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans +ces moments-là . + +Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse +attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite +le salon Borghèse. J'en fus ému. + +Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des +docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les +plus dévoués. + +J'étais là , environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une +tranquillité dont j'appréciais tout le prix. + +Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que +l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était +accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue. + +Je devais être sauvé au bout de quelques jours. + +Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit +de travailler. + +Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des +discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et +président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était +échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi +mes instructions pour les futurs décors de _Don Quichotte_. + +Enfin, je rentrai chez moi! + +Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à +feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient +de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les +êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah! +quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de +larmes. + +Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le +bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien +chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de +promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg, +au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y +prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient +sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin, +leur ravissant royaume! + + * * * * * + +Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui +devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon +sort, ma femme bien-aimée put y retourner. + +L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les +deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et +les répétitions, aussi, de _Don Quichotte_. + +Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à +qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis +cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai +le nom proposé par l'interprète: les _Expressions lyriques_. Cette +réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je +m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix. + +Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation +de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation. + +Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions +une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on +peut s'honorer, cependant. + +Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés +par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que +leur donnait l'interprète. + + * * * * * + +Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de +_Panurge_, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait +pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du +Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de +Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il +venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me +demander de leur donner _Panurge_. + +A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces +messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne +connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable +M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!» + +On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des +artistes proposés par la direction. + +Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de +_Panurge_, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions. + + * * * * * + +Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante +impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra. + +Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir +et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de +participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur, +pour fêter le dixième anniversaire de l'Å“uvre française et populaire: +les _Trente ans de Théâtre_. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une +extrême confusion... + +Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux +de prêter son concours à cette soirée. + +Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de +famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal +dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra +et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du +Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul +Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au +Conservatoire, se joignit à eux. + +Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières +commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai +toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand +arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie. + +«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais +tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits. + +Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas +participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre +vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles +chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de +l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes, +intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne +dîna; tout le monde fut au rendez-vous! + +A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus! + +Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je +pris une part si personnelle... + +Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient +dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait +contraste. + +Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la +soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres +qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette +fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire +et dont il était héritier. + +Je lui présentai mes condoléances et il partit. + +Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange +conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue +avec le représentant des pompes funèbres. + +«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première +classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt, +l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus +monumental», suivant la somme. + +L'héritier hésita... + +«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de +l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme. + +Nouvelle hésitation... + +Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit: + +«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que +ce ne sera pas _gai_! (_sic_)» + +Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste, +j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se +terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue: + +«Veuillez croire à mes plus sincères... _obsèques_.» (Traduction libre +d'_ossequiosita_.) + +La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de +tristes. + +Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet +suivaient les enterrements. + +Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms +au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion, +par les journaux? On n'a jamais pu savoir. + +Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des +frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré, +en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce +sera à lui bientôt!» + +Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant +les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements, +mais ils les annoncent!» + + + + +CHAPITRE XXVIII + +CHÈRES ÉMOTIONS + + +Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à +Égreville. + +Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se +trouvait _Rome vaincue_, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie +avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois +sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable. + +Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque, +avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de +l'Å“uvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia, +et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor. + +Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le +rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne +pense pas à elle; qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction +d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses +attraits aux exigences supérieures de l'art! + +Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à +l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite. + +Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui +envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville. + +J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la _Rome vaincue_ +jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher, +tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand +Corneille, que + + ...l'obscure clarté qui tombe des étoiles, + Bientôt avec la nuit... + +arrêtât ma lecture. + +Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt +au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de +Posthumia, au 4e acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais +ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant +les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon +titre: _Roma_. + +Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha +pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901, +l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais +ma lettre devait rester sans réponse. + +Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre +tragique m'apprit, en effet, par la suite, que ma demande n'était +jamais parvenue à sa destination. + +Parodi! qu'il était bien le _vir probus dicendi peritus_ des anciens! +Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des +Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne +demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il +avait lue dans Ovide, leur grand historiographe! + +J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du +passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation +dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et +simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes +et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà ! Il +semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de +ses tortures intérieures. + +Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration +n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans +le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais! + +Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais +abandonner mon projet d'écrire _Roma_ lorsque, dans ma vie, apparut un +maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra: +_Ariane_; je vous en ai déjà parlé. + +Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander +si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration. + +Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs, +qu'une autre idée me préoccupait. C'était exact. Je fus amené à lui +confier mon aventure à propos de _Roma_. + +Mon désir de trouver dans cette Å“uvre le poème rêvé fut immédiatement +partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait +l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui +m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter +l'ouvrage. + +Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme +d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une +situation éminente dans l'instruction publique. + +Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en +février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première +représentation de _Don Quichotte_. J'habitais alors, déjà , cet +appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis +toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement. + +La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards +de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable. + +Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à +l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur +le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco. + +Dans cette calme et paisible demeure--chose exceptionnelle pour un +hôtel--malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient +installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté, +entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour _Roma_; +j'avais emporté avec moi les huit cents pages d'orchestre de la +partition manuscrite complètement terminée. + +Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de +Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu +enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur. + +Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de _Roma_, j'assistai à +l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et +dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à +cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays, +l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées. + +En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par +lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous +ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom +de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui +confier pour 1912. _Roma_ était terminée depuis longtemps, le matériel +en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et +attendre deux années encore. Je le lui proposai. + +Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que +lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important, +est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à +remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier, +ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer +Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que +rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M. +Massenet se hâte d'achever sa partition afin d'être prêt pour le +premier...!» Laissons dire et... continuons. + +Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de _Roma_ pour les +artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg. + +Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de +Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les +mettant en scène! + +Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces +passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures, +je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de +_Roma_. + +L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait, +lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa +mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce +pays des rêves. + +A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien! + +La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des +répétitions futures. Le mieux se maintient! + +L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse. +C'est le mieux qui continue! + +Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai? + +Enfin, la lecture de _Roma_, dite à l'italienne: orchestre, artistes et +chÅ“urs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations, +que je payai ces _chaudes_ émotions par un... _refroidissement_. + +O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant? Tous les contrastes +ne sont-ils pas dans cette même nature? + +Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux +jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en +profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites +pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous +étions là , dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans +ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un +vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand +j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait +Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat. + +Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans +doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa +société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce +fut pour ce compagnon que j'épanchai mon cÅ“ur tout palpitant. +N'était-ce pas, en effet, ce jour-là , pendant ces heures d'isolement, +que la répétition générale de _Roma_ battait son plein? Oui, me +disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est +Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est +Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons, +nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue +telle ou telle scène, une sorte de divination de la division +mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14 +février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la +joie de tous mes beaux artistes! + +Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile +de vous parler de la superbe première représentation de _Roma_. Je me +permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les +impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse: + + «L'interprétation--une des plus complètement belles à laquelle il + nous a été donné d'applaudir--a été en tous points digne de ce + nouveau chef-d'Å“uvre de Massenet. + + «Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de + _Roma_ sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons + rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant + et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos + du public. + + «Cela dit à l'éloge de l'Å“uvre, félicitons ces merveilleux + interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme: + + «Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix + superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des + oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus + séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter. + + «Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été + pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell + l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus + extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens + esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer, + le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de + lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et + enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les + accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto. + + «Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième + acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant + qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et + exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière + artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer + qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo. + + «Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla) + ont complété excellemment une interprétation féminine de premier + ordre. + + «Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins + remarquables et pas moins acclamés. + + «M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et + de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et + une mâle beauté qui lui ont conquis tous les cÅ“urs et qui, à + Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe. + + «M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique + si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi + que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet, + a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont + son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à + souhait les farouches imprécations. + + «M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait + une création--la première de sa carrière--qui place ce jeune + premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les + célèbres vétérans de l'Opéra de Paris, auprès desquels il + combattait hier au soir le bon combat de l'art. + + «Les chÅ“urs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur + maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres, + qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont + été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin, + auquel tous les compositeurs dont il dirige les Å“uvres + prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et + dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le + talent et l'infatigable vaillance. + + «M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles + ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du + théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour _Roma_ cinq décors, ou, pour + mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés + et applaudis. Son _Forum_ et son _Bois sacré_ sont parmi les plus + belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici. + + «Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais + superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que + _Roma_ est une des partitions qu'il a montées avec le plus de + plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y + a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et + d'artiste?... + + «Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur + _Roma_, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des + plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre + compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire + du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.» + + * * * * * + +Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon +cÅ“ur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection +d'autant plus touchante. + +Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge +princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je +rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et +devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je +pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son +Altesse m'embrassa avec une vive effusion. + + * * * * * + +Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de +_Roma_, à l'Opéra. + +J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la +première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde? + + + + +CHAPITRE XXIX + +(INTERMÈDE) + +PENSÉES POSTHUMES + + +J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs +occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la +splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes +chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais +obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de +l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais +plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières +représentations, aux discussions littéraires et autres qui en +découlaient. + +Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées! + +Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je +suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le +voudraient-ils? + +Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit +mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette +occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: _Mes premières +volontés_). + +J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de +la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon +cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui +l'habitent. + +J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures +noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture +de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement, +dès huit heures du matin. + +Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses +lecteurs de mon décès. Quelques amis--j'en avais encore la +veille--vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et +lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son +adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette +voiture obligeante m'emmenait. + +A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles, +de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là , dans +les théâtres, on parla de l'aventure: + +--Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas? + +--Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de +nous gêner! + +--Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans +ses ouvrages! + +Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela. + +Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant! + +Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et +arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient +presque une consolation. + +La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de +l'enterrement. + +Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville +quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits +s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps +mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques +heures plus tard, la porte de l'oubli! + + + + +APPENDICE + + + + +MASSENET PAR SES ÉLÈVES + + +_Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les +plus célèbres de Massenet:_ + + + 9 décembre 1911. + + Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le + plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut + plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous + voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre + lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par + un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris, + qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était + vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un + tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était + impossible de résister pour peu qu'on eût une parcelle de cÅ“ur + et d'intelligence. + + On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça + que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a + trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française + du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le + plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne + l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de + lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante? + + Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences, + ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il + s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus + remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation + dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il + s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans + le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il + avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne + semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire + de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son + style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait + spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire... + + Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose + désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de + cordialité. + + --Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas + absolument rendu ce que vous vouliez. Oh! je le sais bien, ce que + vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une + finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est + difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé... + Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez + indiqué d'instinct, vous-même? Là , voyez!... + + Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et + nerveuse... + + Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui, + sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui + relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature + stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques + pages d'orchestre qu'il lui montrait: + + --C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien + l'orchestre de votre musique. + + Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un + morceau de chant ou de piano: + + --C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme + vous faites bien la musique de votre orchestre!... + + Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa + rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de + citation. + + Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où, + emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la + scène de la prédiction du grand prêtre dans _Alceste_: «Apollon est + sensible à nos gémissements!» + + Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter--que dis-je! la voir + jouer par personne! + + Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout + lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire + comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai + jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre... + + REYNALDO HAHN. + + + Niort, 7 décembre 1911. + + Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui + remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma + jeunesse. + + C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes + dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et + c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour + vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage: + le plus beau et le plus doux que je puisse offrir. + + ALFRED BRUNEAU. + + + Paris, 10 décembre 1911. + + Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel + pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je + me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M. + Mathias, je lui dis: + + --Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M. + Massenet. + + Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité: + + --Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime + «Monsieur». + + Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était + pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même + temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les + beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant + comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des + exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture. + Exemple bien caractéristique: + + --N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du + vermillon! + + Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de + faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant + au piano, les Å“uvres des maîtres. Il nous jouait souvent + Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans + les plus petites nuances. + + Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours + intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des + développements de la symphonie en _sol mineur_ du grand Mozart. Un + jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence + entre les «trois orages»: de _la Pastorale_, de _Guillaume Tell_ et + de _Philémon et Baucis_. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et + l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là , la diversité de son + enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de + mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je + tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez + de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers + mon cher maître, une des gloires de l'art musical français. + + CHARLES LEVADÉ. + + + 9 décembre 1911. + + Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle + de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le + lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par + un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de + deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve. + Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de + deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les + autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait + les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on + respirait là -dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne + n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient + au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol, + était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la + chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son Å“il + avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout + s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes + illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement + se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et + à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au + hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir + plus de méthode; mais, données avec la vivacité d'intelligence et + la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un + pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune + esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres + essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé + d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous + n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail + en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de + faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure, + la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la + sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers + conseils. + + On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves + «faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu + demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses + élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes, + contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien + peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son + irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud + et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien + d'elles. + + Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les + choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin + qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun + l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique, + soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles + impressions de l'art, de la nature, et de la vie surtout, le fond + de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle + intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable, + éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un + chef-d'Å“uvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait + davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de + ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique + de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet. + Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au + degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il + apportait quelques pages manuscrites de la partition en Å“uvre! + pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un + aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages + de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou + grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore + une lecture, inoubliable, de _Werther_; et je revois l'expression + singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait + pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier + public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation. + + J'ai commencé de comprendre, ce jour-là , que, lorsqu'on reproche à + M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative + n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou, + plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer + lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que + tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui + trouvera le plus directement des cÅ“urs prêts à s'ouvrir... + + Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux + entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage + passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard + divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père + Franck», qui venait--les deux classes ayant beaucoup d'élèves + communs, et les heures coïncidant certaines fois--demander si l'un + de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu + compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul. + + GASTON CARRAUD. + + + 10 décembre 1911. + + Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses Å“uvres, + un silence farouche; il nous les cachait presque. + + Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques + mesures de la danse galiléenne de _la Vierge_, dont l'orchestration + nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans + s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en + _si mineur_ d'_Hérodiade_; plus tard encore, quelques mesures de + Manon qu'il achevait alors; le récitatif: _Je ne suis qu'une pauvre + fille_. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples + personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue. + Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de + faire de nous--au sens le plus hautain, le plus éternel du mot--des + musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus + généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les âmes ont + répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer + hautement comme sienne l'harmonieuse moisson. + + PAUL VIDAL. + + 9 décembre. + + Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où + nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves, + d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique. + + C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux + élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance. + + HENRI RABAUD, + Chef d'orchestre de l'Opéra. + + + + +MASSENET PAR SES INTERPRÈTES + +_Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu +également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:_ + + + 10 décembre 1911. + + Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un + peu ce que sont les études avec lui. + + Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître, + lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que + l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les + nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se + croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le + premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection! + + Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est + joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges. + Exagération au début... exagération à la fin. + + Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes + qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa + famille. + + Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent! + + LUCY ARBELL, de l'Opéra. + #/ + + + 11 décembre. + + Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il + fut le premier à m'applaudir à Paris. + + Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du + Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des + mains. + + --Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit + l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie! + + J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut + courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates» + attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles + qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux + de paroles, je distinguais pourtant ces mots: + + --En a-t-elle de la chance! + + --C'est vrai que Massenet vous a applaudie? + + --Pas possible! + + --Si! + + --Non! + + --Ça se raconte. + + Etc. + + Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde + d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse: + + --Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours... + quand on lui chante sa musique.» + + Je venais de concourir dans le grand air de _la Juive_!!! + + JULIA GUIRAUDON-CAIN. + + + + +MES DISCOURS + + + + + +INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL + +2 octobre 1892. + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des +Beaux-Arts._ + + + MESSIEURS, + +Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à +honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes +célèbres qu'il a vus naître. + +Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont +la patrie a le droit de s'enorgueillir. + +Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers +temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme +sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche +qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste +dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire +sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts +de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la +parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de +son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez +désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très +humble pour un ancêtre illustre et vénéré. + +Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des +Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de +grandes destinées artistiques. + +C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette +circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et +imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments +de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter: +n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui +qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale? + +Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes +de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait +d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir, +ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps +de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les +échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons +harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique. + +Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous +n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier, +posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il +devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans. + +Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai +berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située +tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient +des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des +plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges +du Seigneur. + +C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc +enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles +années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il +reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs +cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en +cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un +grand secours. + +Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute, +de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les +connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise +fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs +privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses +fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il +s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les +couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de +musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre +elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la +tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile +imagination. + +On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela +était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme +d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se +demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette +robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient +pas pouvoir élever plus haut leur ambition. + +Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel +artiste nous aurions perdu! + +Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient +pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu +qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put +répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière +répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient +l'embrasser. + +Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au +prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et +des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet +pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés. + +Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux +conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux +illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de +l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck +dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus +mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en +souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la +trompette épique dès son premier ouvrage, cette _Euphrosine_ qui fut une +révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme. + +Un maître artiste était né à la France. + +D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans +leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la +glorieuse série des ouvrages qui suivirent _Euphrosine_, et ont fait +ressortir les mérites de _Stratonice_, d'_Ariodant_, d'_Adrien_, de +l'_Irato_, du _Jeune Henry_ et surtout de cet incomparable _Joseph_, qui +passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté. + +J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra +moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si +superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes +qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis +moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que +nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir +avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la +musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de +coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse, +plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont +créé. + +Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les +honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut +de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur. + +C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant +laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis, +s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas +aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent, +si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous +dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous +donnait. + +Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les +siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de +Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est +l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent +de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte +volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise, +et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette +image chère et glorieuse. + +Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de +Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la +France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays +et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien +illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette +d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle +Méhul et qu'il a écrit le _Chant du départ_--ce frère jumeau de notre +_Marseillaise_--qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les +armées de la première République. + +Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote +dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la +défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour +symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais +n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire. + + + + +FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS + +22 février 1896. + + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des +auteurs et compositeurs dramatiques._ + + MESSIEURS, + +On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre +d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme +il est grand!» + +Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant +de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir +passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art, +qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et +d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le +bien regarder en face? + +...Et c'est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs +ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste, +alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est +profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les +enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses +conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet +apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement +doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile +aux saveurs plus âpres du Dante,--heureux alliage dont il devait nous +donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de _Françoise de +Rimini_, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra. + +Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant +aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres +désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres +terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique +d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été. + +Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter +toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de +flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses. +Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents +fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et +s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur +les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur +qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils +traversent. + +Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent +les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande +renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre +nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute +l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des +frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle +vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son Å“uvre a +pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du +drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir. +N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson, +celle de notre pays. + +D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse +carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa +noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les +honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la +fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en +était le plus digne. + +C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître, +c'est encore un grand exemple. + + + + +CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ + +INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO + +7 mars 1903. + + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut._ + + MESSIEURS, + +C'est le propre du génie d'être de tous les pays. + +A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière +humanité. + +Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut +dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées. +Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme +de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole +qui le couronnait déjà . + +N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait +de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et +tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober, +pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère +souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les +pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un +monde! + +C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la +peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient +tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de +leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules, +mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons +tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un +dispensateur de grâce et de beauté. + +Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et +sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non +seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la +ferveur pieuse de pécheurs repentants. + +Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien, +l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme +autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici +couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz +y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la +vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la +déification. + +S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays +d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves +épanouis. + +Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel, +son esprit d'illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la +rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui +abritèrent l'enfance du Christ. + +Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent +rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos +terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre _la Course à +l'abîme_, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès. + +Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées +mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa +tristesse. _La Fête chez Capulet_ n'est pas loin; j'en entends souvent +les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux. + +Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à +errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur +amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit +d'été, sous les lueurs blanches des étoiles? + +Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les +trompettes fulgurantes de son _Requiem_ grandiose viendront le +réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse. + +Ainsi donc et jusque-là , cet agité dans la vie aura pu contempler le +calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des +ruissellements d'or; ce cÅ“ur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un +baume l'odeur des lis et des jasmins. + +Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à +son Å“uvre maîtresse, _la Damnation_, un si enthousiaste accueil en en +animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la +scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors +merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui +est son Å“uvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des +malveillants. + +Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie +et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont +suivi son impulsion et triomphent avec ses idées. + +Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a +dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est +aussi le protecteur des arts. + +En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce +jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces +transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le +roi du Soleil. + + + + +FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET + +MEMBRE DE L'INSTITUT + +Le jeudi 15 septembre 1910. + + +_Discours de Massenet, président de l'Institut._ + + MESSIEURS ET CHERS CONFRÈRES, + +Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses +membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts +où la mort impitoyable a cherché sa victime! + +Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est +profonde, elle nous laisse inconsolables!... + +Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil, +la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de +sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier. + +Ses Å“uvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui +survivront, portant l'empreinte de son talent génial. Elles laisseront +un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française. + +Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire +qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don +merveilleux de l'à -propos et de la mesure. + +Emmanuel Frémiet était lui-même. + +Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était +aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir +ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises. +On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son +temps il fut le plus cultivé. + +Dans la science de la _mythologie_, il se montra admirable, comme il le +fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité, +l'exactitude historique. + +Après _le Cavalier gaulois et le Cavalier romain_, après _la statue +équestre de Louis d'Orléans_, chef-d'Å“uvre d'une beauté sans égale, +après _le Centaure Térée_, emportant un enfant dans ses bras, et le +_Faune taquinant de jeunes oursons_, après avoir traité _l'Homme à l'âge +de pierre_, il nous donna cette Å“uvre si tragique: _Gorille enlevant +une femme_. + +Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son +merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir +lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il +avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs. + +L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de +l'histoire. Sa _Jeanne d'Arc_ en est l'éclatant témoignage. Elle a fait +décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur. + +En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en +donnant à sa _Jeanne d'Arc_ cet aspect délicat, tout en laissant à +l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu, +sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans +leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a +supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a +nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire. +Il est passé maître en ce genre. + +Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de +ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous +n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle +et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses +travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière; +et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour +arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à +prendre séance! + +Son cÅ“ur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation +n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir +de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie. + +Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était +le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il +déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous +l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême +dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître. + +Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne lui aura manqué; +peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que +grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion +publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous +pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais +que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre. + +Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre +avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir +accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir +leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les +générations futures. + +Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton cÅ“ur, que tu as tant aimés +et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel +Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des +Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier. + + + + +SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES + +PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT ET DE L'ACADÉMIE DES +BEAUX-ARTS + +Le mardi 25 octobre 1910. + + +_Discours d'ouverture de M. le Président._ + + MESSIEURS, + +C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle--ou bien +encore la malice de mes confrères les artistes--qui m'a porté jusqu'à ce +fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces +séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde +tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et +littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des +doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune. + +Cependant, un musicien déjà --mais celui-là de haute taille et de grande +envergure--s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette +fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de +France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui +sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la +sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle +circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que +je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection. + +Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre +antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en +ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là , paraît-il, un +instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait +existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à +déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre +élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que +l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand +professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein, +alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours +vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le +huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d'Eschyle, +d'Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les Å“uvres dans des +éditions restées fameuses. + +En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de +l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce +qu'il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus +subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au +patrimoine de sa patrie d'adoption. + +En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse +lui-même, encore un de ses amis fort anciens. + +Faut-il citer ses _Études sur le drame antique_, celles sur _l'Antiquité +grecque_, sa longue collaboration au _Journal des savants_ et à la +_Revue des études grecques_? + +Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant +et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le +porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la +chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là , pour le voir se +dresser tout aussitôt, l'Å“il animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on +l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard, +qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères +d'Anacréon. + +Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta +également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827. +Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il +sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit: +_Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal_. + +C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et, +dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des +admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse +surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre +histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté: + +Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la +connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il +l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il +trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi. +Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel +objet, il l'apprend encore. + +C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en +fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur +l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines +françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide +du document. Et là , tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse +victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants, +auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées +si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et +ouvrirent leur imagination. + +Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en +rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en +effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en +gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de +vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des +poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là +séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva. +L'imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s'endormir le +Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son +confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui +fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère, +il écrit _l'Épopée homérique_! Ce fut, messieurs, sa dernière signature +devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis. + +Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses +membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans, +d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à +84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son +jubilé, il y a deux années à peine. + +On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de +la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts +par son intensité même. + +Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette +chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un +décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de +songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire. +L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la +cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire. + +Il sortit de la Bibliothèque, le cÅ“ur affligé mais le front haut, +comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue, +avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant +les portes de la place à qui voulait la prendre. + +Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout, +ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui +lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne +répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées +parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à +graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une +vie. + +L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de +perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait +à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né +le 23 mai 1835, près de Zurich. + +Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et +à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et +à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette +Å“uvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich. +Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer +notre pays, puisqu'il en aimait les lettres. + +Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici +ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler +des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février +dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des +résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan +chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois +années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes +à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations +insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme. +Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une +bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette +bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée, +apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte +par hasard en 1900, par des moines bouddhistes. + +M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et +rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux, +entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du +sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor! + +Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette +énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire +des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur +l'Europe? Un avenir prochain nous le dira. + +Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences +n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres: +M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy. + +Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa +carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau +qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il +sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la +Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de +Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son +dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port +de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré +les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce +qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son +intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter +au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les +ports et les canaux! + +L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute +récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que +lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de +ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau +encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put +s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec +une merveilleuse dextérité. + +Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il +est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter +longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain +d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je +sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses +notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à +propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de +l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie +mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la +mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis +de frémir un peu. + +L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un +membre libre: d'abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en +Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le +principal représentant aux États-Unis de la biologie marine. + +Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la +tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait, +mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la +brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal. + +Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de +l'Observatoire de Milan, vient de disparaître. + +Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la +gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les +compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,--et +mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des +membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle +il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,--de façon +générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert +des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à +leur tour percevoir quelque chose. + +Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une +sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de +pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un +télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il +n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le +membre associé que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et +politiques, l'auteur de _l'Immortalité humaine_ et de _l'Univers +pluralistique_, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il +est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson. +C'est surtout _le Pragmatisme_ qui établit sa réputation et créa une +sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi +spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la +conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs +adeptes de la _Société de recherches psychiques_, leur promettant de +communiquer avec eux de «l'au-delà ». + +Il n'est donc que temps de retenir sa place là -haut, si on veut pouvoir +s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient, +à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle +Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse, +alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour +subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il +lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs +mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de +son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux +garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux +pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et +entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus +substantiel. + +Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes +larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps +futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait +dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus +hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il +appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on +ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre +d'amertume. + +Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en +s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons +alors de cette planète-ci où nous sommes!» + +Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient +de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans +la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire? + +Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène +Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés, +bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a +trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent +classiques dans le monde pédagogique. + +L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de +Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal. + +On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les +destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand. + +Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le +voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de +Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de +la mélancolie et de la méditation autour d'une vieille bibliothèque, où +il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à +deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances». + +La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent, +Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi. + +Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que +Chateaubriand avait écrit avec _René_ une sorte d'autobiographie, de +même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran, +principal personnage du roman _les Morts qui parlent_, celle même de +Melchior. + +Il faut citer encore, pour cette période de production, _Jean d'Agrève_ +et _le Maître de la mer_, qui répondent à d'autres phases de la vie +intellectuelle et morale de l'auteur. + +Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, _Claire_, +qu'il laissait espérer. + +Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant +à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de +l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore +l'auteur du _Génie du Christianisme_. + +Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie +française. + +Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait +après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse. +Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à +nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et +quelles nobles causes elle a souvent servies. + +Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps +attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux +Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un +même coup. + +«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne +cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses +premières publications, leur apportant une unité qui double leur force. + +Mais l'Å“uvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est +assurément _l'Avènement de Bonaparte_, où il éclaire tant de coins +demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs +accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir. +Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille +napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute +situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces +souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était +ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres, +où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller +au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans +l'histoire, qui ne s'en plaignit pas. + +Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a +perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous +serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque, +il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos +estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis +par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise +s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite +continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: _la Guerre +au taudis_, _la Mutualité_, _la Protection des enfants_, etc., etc. La +mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et +le mal. Saluons bien bas sa mémoire. + +M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en +plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles +avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich +(_Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich_) et la +critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les +circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez +assuré que je n'en abuserai pas. + +Les deux ouvrages principaux d'Evellin: _Infini et Quantité_, _la Raison +pure et les Antinomies_, lui assurent pour l'avenir un rang distingué +dans la lignée de Descartes et de Kant. + +Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier, +né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales +en 1902. + +Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la +charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son +esprit si largement ouvert au bien. + +J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée +cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas +autant qu'il le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails +et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre +Académie. + +Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne +lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec +enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui +demander plus qu'elle ne pouvait donner. + +En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit +vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un +ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le +triomphateur avec cette partition du _Florentin_ que, par suite des +graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin +une _Velléda_, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune +d'avoir pour principal interprète Adelina Patti. + +Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de +composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école, +laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu +précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la +probité, de la force tranquille et du clair bon sens. + +La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture +française. C'était un très grand artiste, personnel et original. +Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.» +Frémiet ne suivit pas. + +Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de +_Louis d'Orléans_, _l'Homme à l'âge de pierre_, le _Saint Grégoire de +Tours_, l'_Éléphant_ du jardin du Trocadéro, le _Centaure Térée_, les +_Chiens courants_, le _Faune taquinant de jeunes oursons_, son Å“uvre +tragique et si émotionnante: _Gorille enlevant une femme_, qui lui valut +à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette _Jeanne +d'Arc_ populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de +pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours +svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86 +ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la +glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres, +avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris. + +Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre +qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui +dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort. + +Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il +n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement. + +Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si +merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale +d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des +découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on +entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on +la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au +bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque +chose. + +La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce +«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il +voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le +sourire. + +Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller +Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé +membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas +d'histoire et fut toute consacrée au labeur. + +Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous--les +occasions pareilles en sont si rares--m'a entraîné plus loin qu'il n'eût +fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre. + +Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment +à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non +douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des +fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs +cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont +quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la +route humaine, en puisant des forces dans leur exemple. + + + + +SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS + +Samedi 5 novembre 1910. + + +_Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts._ + + MESSIEURS, + +Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande +réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies, +d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres +françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie; +aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous +pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et, +encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M. +Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au +côté, ce n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un +camarade un peu plus haut juché. + +Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle +de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si +éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les +soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que +nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous +lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons +l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému. + +Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont +pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait _donation entre +vifs_ à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera +employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de +dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis. + +M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à +New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts +de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de _cinq cents +francs_ en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux +Expositions des Beaux-Arts de Paris. + +Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet +1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de +douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les +jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome. + +L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette +touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand +prix de composition musicale. + +Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs +des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne +fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs +espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et +vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au cÅ“ur des artistes +vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire. + +S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez +notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la +seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années. + +Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte, +mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'Å“il +obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux +moulages anatomiques du musée Orfila--il l'a bien fallu pour vivre--mais +de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait +tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et +le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa +force et sa puissance. + +On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro; +Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève! +De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut +rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui s'habitue à +suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller +devant. Et la gloire commence. + +Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté +d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente +sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est +donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des +animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait. + +Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre +a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut +trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien +a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les +combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et +celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des +plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il +peut modifier à sa guise. + +Mais le sculpteur? + +On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui +demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et +taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce +quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De +la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles +se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.» + +Et voici le _Cavalier romain_ qui se dresse hautain sur son cheval de +guerre, comme un maître du monde, voici _Louis d'Orléans_, d'élégante +allure, qui passe sur son destrier, galant, et _Napoléon_, vainqueur, +dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant +d'autres écuyers de tout temps,--tout un carrousel! C'est la lutte +sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les _Chevaux +marins_, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de +l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine +du Luxembourg, l'_Éléphant_ pesant du Trocadéro, la trompe en bataille, +et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de +jeunes ours, le _Rétiaire_ portant ses filets qui descend dans l'arène, +le _Saint Grégoire de Tours_, le _Centaure Térée_ avec l'enfant dans les +bras, les _Chiens courants_ si ardents dans leur poursuite et le +_Gorille enlevant une femme_, chef-d'Å“uvre tragique où l'on ne sait +quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou +de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes; +c'est encore la _Jeanne d'Arc_ si menue sur son gros cheval de labours, +mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France. +C'est toute l'Å“uvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du +néant de la pierre. + +Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire +parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré +d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour +l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour +son vieil adorateur. + +Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette Å“uvre si +abondante et si diverse fut enfantée dans la joie. Jusqu'au dernier +jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux +lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la +musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un +de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel +Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des +petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais +voilà , les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour +des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle +lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable. + +Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un +canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi, +hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des +inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce. +Pauvre cher et grand ami! + +Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire +épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie +l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de +franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la +musique, sans peur et sans reproche. + +«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était +beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il +ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière +de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers +cueillis par ses élèves au dernier concours. + +Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite +pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de +la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier +regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et +d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes +enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un +instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le +souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir +vous réserve gardez-lui sa part légitime. + +Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre +Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans +son Å“uvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi +qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit +tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à +rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que +serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la +seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies +dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous +ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous +le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons +affronter des concours de musique en province, ici et là , pour chaque +fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui +l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et +de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les prix, +il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome +même, il se remet à concourir--c'était sa marotte--pour un prix +d'opéra-comique institué par l'État et naturellement--c'était sa +manie--le voilà couronné avec sa partition du _Florentin_, Å“uvre de +jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut +la _Messe de Requiem_, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de +l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres Å“uvres du +genre. + +Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut +oublier les belles pages de _Velléda_, donnée au théâtre Covent-Garden +de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que +celles d'une _Jeanne d'Arc_, un drame lyrique en trois parties, qui eut +la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la +cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement. + +Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce +succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les +termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami, +quelle Å“uvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime. +Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or +vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des +pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de +se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il +disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que +je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu pénétrer en mon Å“uvre +modeste.--Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai +entendue ni lue.--Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement +interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et +de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par +les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au +souvenir de cette histoire. + +Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir +perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma +douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès +duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes +choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le +calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures +blanches. + +Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires. + +De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés +parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent +discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et +j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit +toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il +en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il +était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour +nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son +éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts. + +Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et +si finement disert. + +Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir +William Quiller Orchardson, un de nos membres associés. + +Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont +en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la +ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans +son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire +avec son _Napoléon sur le «Bellérophon»_. L'Å“uvre est restée célèbre, +popularisée par la gravure et la photographie. + +Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord +Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la +fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une +ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière +Å“uvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales +tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste! + +Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage +par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la +mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le +voyage à Rome. + +Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la +méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits +forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en +détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse +ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous de ces éternels renards +pour qui tous les raisins sont trop verts. + +Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres, +sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange +de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet +la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa +seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout. + +Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio +vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la +ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de +Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine +s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au +Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous +comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière +d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous +votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin. + +Faites sauter les cordes de la lyre. + +Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces +Å“uvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous +pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez +regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une Å“uvre d'art est une Majesté +et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels +sublimes et chaleureux entretiens! + +Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous +échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et +c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra +cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus +spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le +reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent +fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression +ressentie, d'une pensée laissée en notre cÅ“ur, d'un regard, d'un mot, +d'un son de voix. + +Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'_Ave Maria_: les peintres +communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant +Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de +la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les +musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en +notre belle France, tout finit par des chansons. + +Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour +bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que +les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes +constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les +états d'âme. + +Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre +jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons +subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes +quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette +Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux +Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré. + +Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une +petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un +berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons +lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un +grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa +ses doigts comme en un bénitier et se signa. + +Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise, +fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis +des arts. + + FIN + + +3277.--Tours, imprimerie E. ARRAULT ET Cie. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + +***** This file should be named 36729-0.txt or 36729-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mes souvenirs + +Author: Jules Massenet + +Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +MES SOUVENIRS + +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE +_30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder +numérotés de un à trente._ + + + + +JULES MASSENET + +MES +SOUVENIRS + +(1848-1912) + +_A mes Petits-Enfants_ + +[Illustration: colophon] + +PIERRE LAFITTE & Cie +90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES +PARIS + +Copyright 1912 +by Pierre Lafitte et Cie. + + + + +PRÉFACE + + +_Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit +descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un +pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment +éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays +à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement +travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que +pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux +Normand._ + +_Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin, +dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une +fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient +quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des +harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante. +L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de +travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait +près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et +nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de_ Manon, de Charlotte, +d'Esclarmonde... + +_La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin._ + +_Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort. +Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des +oiseaux nocturnes--musiciens envieux--qui battaient de l'aile contre la +cage de verre dont il entretenait le feu central, son oeuvre +continuera de briller éternellement._ + +_Cet oeuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le +triomphe et la gloire, il les a bien mérités l'un et l'autre par son +labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie, +d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et +dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles +qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres +desquels l'on feuillette les_ Poèmes d'Avril, _et que de jeunes filles +obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois +strophes mouvementées de_ la Chanson d'amour! _Sa réputation parmi les +musiciens naquit de son oeuvre symphonique. La partition de scène des_ +Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques _abondent en +trouvailles expressives..._ + +_Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation +justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques +et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un +dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation +théâtrale de_ Marie-Magdeleine _et je me suis complu dans ce spectacle +de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:_ O bien aimé, +avez-vous entendu sa parole, _l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y +a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en +renommée mondiale lorsqu'apparurent ses oeuvres de théâtre dont +chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces, +c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car +Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de +la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance, +l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des +héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement +et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de_ Manon _les réunit à un +point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de +distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le +compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut_ Le Mage, Le Roi de +Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, _exprime surtout sa +personnalité dans_ Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur +de Notre-Dame, Thérèse..., _etc. Chantre de l'amour, il en a fixé--avec +quel relief!--le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et +souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une +vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume: +elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre. +Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du +style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de +l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son +empreinte sur les musiciens français et étrangers._ + +_Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le +grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans, +aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui +fut un ouvrage hâtivement réalisé et une oeuvre durable et lumineuse +comme une_ Manon et un Werther, _Massenet prendra sa place parmi «les +grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le +flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'oeuvre +magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages +qui suivent._ + + XAVIER LEROUX. + + + + +AVANT-PROPOS + + +On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après +des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai. + +Voici comment j'en pris l'habitude régulière. + +Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait +mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, +lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format +allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le _petit_ magasin du _Bon +Marché_, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir, +avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages +de ce _memento_, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si +tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te +reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te +fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible +durant la journée.» + +N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au +coeur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son +fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa +méthode éducative? + +Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction, +à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat. +J'en détachai une et la croquai. + +J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En +voilà une nouvelle preuve. + +Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma +journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente +tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve, +l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda. + +L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce +moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en +connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme, +je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour +recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!» + +Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours, +j'en avais obtenu la permission. + +C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux +ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les +avoir constamment à la pensée. + + + + +Mes Souvenirs (1848-1912) + + + + +CHAPITRE PREMIER + +L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE + + +Vivrais-je mille ans--ce qui n'est pas dans les choses probables--que +cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne +pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec +la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout +premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je +doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences +exactes!... + +J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant +sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle +fut, surtout, particulièrement froide. + +Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous +servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis. +_Aux armes citoyens!_... hurla-t-elle, en jetant--bien plus qu'elle ne +les rangea--les plats sur la table!... + +J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait +dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient +envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus +débonnaire des rois. + +Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux +qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier +supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie, +il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles +convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la +première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis +XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des +Bourbons. + +Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit +que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des +chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma +mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano. + +Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère, +qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une +bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui +correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur +position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas +moyen de se tromper. + +Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus +tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au +Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano. + +Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du +Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait--il y resta si +longtemps avant d'émigrer rue de Madrid--le Conservatoire national de +musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes +celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris +bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient +le seul ameublement de cette antichambre. + +Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire +l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des +parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des +condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait +se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des +séances. + +Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit +théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était +conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans +me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis, +dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le +Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années. +Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et +bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais +desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne +Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art, +et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient, +vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact +avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux +horreurs des guerres. + +C'est encore dans cette même petite salle--ne pas confondre avec celle +bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du +Conservatoire--que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces +derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se +sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de +comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe +d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond, +caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux +sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les +élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans +cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du +jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de +Rome. + +Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens +eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer +l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la +porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier +poussiéreux et délabré. + +Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy, +de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du +Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que +rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus +célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de +l'opéra et de l'opéra-comique. + +M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la +vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois +toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui +sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871. + +En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les +dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à +son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra--sa promenade +favorite--rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours +terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude +indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»--puis il ajouta, avec un léger +sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.» + +En 1851--époque où je connus M. Auber--notre directeur habitait déjà +depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me +rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin--le travail du maître +achevé!--et où il était tout aux visites qu'il accueillait si +simplement. + +Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait +habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le +regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: _La Muette de Portici_, +qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus +retentissant avant l'apparition de _Robert le Diable_ à l'Opéra. Parler +de _la Muette de Portici_, c'est forcément se souvenir de l'effet +magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la +patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui +assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal +de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener +l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta +avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et +encore, sans se lasser. + +Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel +succès?.... + +A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je +n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de +Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!... + +Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou +trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui +m'appelait devant le jury. + +Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme +pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et +j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde, +mon petit, vous allez tomber»--puis, aussitôt, il me demanda où j'avais +accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans +quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis +tout effaré, presque en courant et tout heureux... _IL_ m'avait +parlé!... + +Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève +au Conservatoire!... + +A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de +piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux +maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe +de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes +études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de +solfège de l'excellent M. Savard. + +Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis +XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée +pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était +la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans +le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus +entière confiance. + +Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome, +actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de +Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui +l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien +l'érudit le plus extraordinaire. + +Son coeur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler +que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la +classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise +Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons +que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de +Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la +Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon. + +Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant +à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la +longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait +et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des +admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés! + +Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale, +tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, +le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien +suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité! + +Mais voyez la délicatesse de cet homme au coeur bienfaisant. Le jour +venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il +avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre +symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe +d'Adolphe Adam,--et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois +cents francs!... + +Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait +imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire +que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils +le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment. + +A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon coeur dit encore: +merci, après tant d'années qu'il n'est plus! + + + + +CHAPITRE II + +ANNÉES DE JEUNESSE + + +A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais +d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même +le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste +Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez +mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur +animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu +autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à +l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme +éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.) + +Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la +tasse de thé ne fût devenue à la mode. + +On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir +nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant +debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine +atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité, +mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait. + +J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il +possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du +piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire +entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de +solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue +les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation», +témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais +pas moins ému pour cela, au contraire! + +Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham +avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était +accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un +peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce +qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il +eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part... +elles étaient même anonymes!» + +Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la +maison. J'avais su que l'on donnait _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, +dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand +compositeur dirigerait en personne. + +Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible +d'entendre ainsi l'oeuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de +toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie +des choeurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut +aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans +les coulisses d'un théâtre! + +Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans +inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant +perdu dans ce grand Paris. + +Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de +dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer +l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans +les bois qui tombe deux fois, le coeur d'une mère, du moins, ne +saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce +côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête +toutes les beautés de l'oeuvre que j'avais entendue et je revoyais la +haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe +exécution! + +Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas. + +Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat +lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en +Savoie. + +S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry; +ils m'emmenèrent avec eux. + +Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire? + +Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, +toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes +études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de +gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais +destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux +ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point +de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la +chevelure inculte était le complément du talent! + +Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce +délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de +Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux +Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de +Jean-Jacques Rousseau. + +Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard, +quelques oeuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et +moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où +j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais +parfois cette exquise page intitulée _Au Soir_, et cela me valut, un +jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec +votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de +dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient +les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique +d'aujourd'hui? + +Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les +premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je +m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement +de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les +attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes +maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter. + +Je savais trouver à Paris une bonne et grande soeur qui, malgré sa +situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant +le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le +tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais +complètement en famille. + +Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris. + +Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma soeur! Elle +devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment +où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de +_Manon_, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer +le chagrin que je ressentis! + + * * * * * + +En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en +Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de +contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859. + +Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre +11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de +leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où +nous étions enfermés. + +Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que +j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait +d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des +Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir +rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion +d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté +une rosette... mais une rosace!... + +Enfin je fus appelé. + +Le morceau de concours était le concerto en _fa mineur_ de Ferdinand +Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se +rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du +Mendelssohn!... + +Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus +terminé--concerto et page à déchiffrer--il m'embrassa, sans s'inquiéter +du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout +humide de ses chères larmes. + +J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai +toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les +premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises +nouvelles... le plus tard possible. + +Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car +ma soeur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais +plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité, +je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue +Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, +dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai +dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M. +Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le +premier prix de piano est décerné à M. Massenet.» + +Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le +plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée +émue et chèrement reconnaissante. + +De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent +maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux +professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses +camarades de l'armée. + +A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition +d'orchestre des _Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti_. _Messo +in musica dal Signor W. Mozart._ + +La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette +suscription en lettres d'or: _Menus plaisirs du Roi. École royale de +musique et de déclamation_. _Concours de 1822. Premier prix de piano +décerné à M. Laurent._ + +Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes: + +«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant, +le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que +de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu +deviendras un grand artiste. + +«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui +décerné cette belle récompense. + + «Ton vieil ami et professeur. + + «LAURENT.» + +N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré +rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa +carrière? + + + + +CHAPITRE III + +LE GRAND-PRIX DE ROME + + +J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute, +aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne +pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants, +inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus +pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité +de ma chère soeur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je +donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de +solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. +Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence +précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans +un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la +musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir +les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois! + +_Quantum mutatus..._ Avec le poète, laissez que je le constate; quels +changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se +«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans +les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de +quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, +qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire, +l'apothéose dans toute sa modestie. + +En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!... + + * * * * * + +Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait. + +Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques +meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître +plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui +s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager; +enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, +d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et +de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes +dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien +solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de +découragement. + + * * * * * + +Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son +orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef +d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour, +timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants +instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous +les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit +que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un +financier... et heureux comme un savetier. + +Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de +Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam. + +J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste +immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins, +séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du +_Cirque Napoléon_, voisinage immédiat de notre maison. + +De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le +luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui +s'échappaient des _Concerts populaires_ que dirigeait Pasdeloup dans ce +cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle +surchauffée, réclamait à grands cris: _de l'air_!... et que, pour lui +donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes. + +De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie +fébrile, l'ouverture du _Tannhæuser_, la _Symphonie fantastique_, enfin +la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz. + +Chaque soir, à six heures--le théâtre commençait très tôt--je me +rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée +des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du +boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je +suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, +du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la +Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire +une idée. + +Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les +entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où +attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et +les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans +leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des +musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les +chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques. + +A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable +pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par +Deloffre! Ah! ces répétitions de _Faust_! Quel bonheur indicible, +lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer +des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études! + +Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de +l'Institut--Gounod habitait place Malesherbes--nous en avons reparlé de +ce temps où _Faust_, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté +par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public +qui se trompe rarement. + +_Vox populi, vox Dei!_ + +Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux +représentations de _la Statue_, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel +succès magnifique! + +Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines +représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant +d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait +abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la +chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies +d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints +Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, +il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait +faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée +n'incommodait pas ces «augustes personnages».--«Non, fit Liszt, c'est +toujours un encens!» + + * * * * * + +J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, +l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du +Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France). + +Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans _Faust_, le +chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme +la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle +Sedie, et un bouffe comme Zucchini! + +Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de +l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même +art parfait de la comédie. + +Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions, +pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de +nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de +mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent, +toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, +sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des +payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma +montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma +première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en +offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je +pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait. + +Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en +dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis +jamais servi de ce secours pour composer. + +Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et +chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de +m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je +n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où +nous logions étaient d'une acoustique rare. + +Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de +l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'oeil douloureux sur la +fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à +droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai +laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus +émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux +douloureux instants de ma vie déjà si longue... + +En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,--choeur et +fugue--je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première +épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y +pénétrait par le quai Malaquais. + +Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances +habituelles de l'Académie des Beaux-Arts. + +J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, +tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. +C'est ce qui arriva. + +Ayant passé le premier--nous étions six concurrents--et, comme à cette +époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres +candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le +pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis +sur l'un des bancs de fer qui la garnissent. + +J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être +fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car, +tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui +causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise +Thomas et M. Auber. + +La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant +presque la route. + +Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez +Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «_Le prix!_ +m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, _J'ai le +prix!!!_...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon +maître, et, enfin, M. Auber... + +M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me +montrant: + +«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura _moins_ d'expérience!» + + + + +CHAPITRE IV + +LA VILLA MÉDICIS + + +En 1863, les _grands-prix de Rome_ pour la peinture, la sculpture, +l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, +Brune et Chaplein. + +La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous +réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie. + +Quelle nouvelle et idéale existence pour moi! + +Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un +passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, +alors ministre des Affaires étrangères. + +Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu +prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à +Rome, à tous les membres de l'Institut. + +Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites +officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où +demeuraient nos patrons. + +Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire +gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des +sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues. + +Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils +n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours. + +M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y +mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais +dites-leur donc que je n'y suis pas!» + +Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs +élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires. +Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les +élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères +étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières +de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on +entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son +élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!» +Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi +disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles: +«M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, +et il n'est pas cher!» + +Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les +admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis +dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement! + +Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné +rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les +retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq +chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice, +où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait +alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand +agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je +passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec +l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion, +pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle, +car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la +Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O +jeunesse!... + +Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir. + +J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais +en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, +seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, +trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les +citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs +troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais +connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe +piétinée de ses fortifications et le parfum--je dis parfum--des +coulisses aimées! + +Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière +de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et +réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que +l'amour-propre survit après la mort? + +Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, +cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, +plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes +devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par +le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A +cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a +dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée. + +Nous fûmes très empoignés devant _la Cène_, de Léonard de Vinci. Elle se +trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats +autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur! +abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture +même. + +Ce chef-d'oeuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura +complètement disparu, mais non comme _la Joconde_, plus facile à +emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est +peinte cette fresque. + +Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au +tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle +pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de +l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de +Giotto, sur l'_Histoire du Christ_, j'eus l'intuition que +Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise! + +Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais +pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique +m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide +trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de +divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles +de Venise. + +Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une +église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu +des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole, +je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant +pas aperçu le tableau, une _Santa Barbara_, je me fis conduire à un +autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et +menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre +église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit, +moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!» + +Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails. + +Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter +quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le +chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par +Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la +glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à +Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia. C'était une première traversée que je +supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais +constamment à la bouche en en exprimant le jus. + +Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à +la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils +furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête +d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne. + +L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les +plaisanteries faites aux _nouveaux_, dits _les affreux nouveaux_. + +En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main, +sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la +Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je +tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les +pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur +farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette. +Ils comprirent, et l'on vint me repêcher. + +J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La +nuit devait amener d'autres brimades. + +La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le +lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les +domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur, +étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux +pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur. +La table en sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté. + +Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha +pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple, +on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une +discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on +vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de +cris formidables. + +Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit +immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des +pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne +toujours!» + +Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais +un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la +table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du _Pré aux Clercs_ y +avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette +même Villa Médicis. + + + + +CHAPITRE V + +LA VILLA MEDICIS + + + * * * * * + +Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes +d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci +nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler +une brimade de dimension. + +A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires +s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous +obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous +étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien +nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de +collège nous parlaient. + +Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions +entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour +nous. + +La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant +bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole, +nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des +vallonnements du célèbre _Campo Vaccino_, dont la reproduction, +conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'oeuvre de notre Claude +Le Lorrain. + +A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes +fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce +lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis +dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces +jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et +enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel +des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande +pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais +d'Ostie. + +Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de +Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à +caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après, +nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions +indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande +croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire. +Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai, +je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le +Colisée, dans un silence qui me parut effrayant. + +Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où +un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la +Villa Médicis. Ce fut en vain. + +Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point +que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme +un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue. + +La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre +que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste, +où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs. +Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de +la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste, +en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut +mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme +le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait +me ramener sur le bon chemin. + +Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui +m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon +était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de +Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut, +m'avait accompagné jusqu'à mon logis. + +M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe +de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de +superbes glands d'or. + +Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui +ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses +études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la +Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de +ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants +de l'Académie de France à Rome. + +La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui +l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé +de ce soin. + +La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours. +Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient +plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de +l'arrivée. + +J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié. + +Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain: + +On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans +fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce +débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la +circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui +avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de +manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre +Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une +petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait, +l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait, +en jetant ces mots: «Fais pas attention... je suis souffrant... Ça +passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami +avait là un voisinage bien mal placé! + +La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa +véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la +Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y +exécuta durant son séjour! + +Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs +bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise, +elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un +tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions +participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par +les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des +fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des +balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement, +Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la +_Femme_, pour faire suite à son livre sur l'_Amour_, dut avoir sous les +yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les +nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté. + +Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la +bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans +ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments +italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart +à des commerçants allemands. + +O Progrès, que voilà bien de tes coups! + +Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre +chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de +la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux +pensionnaires. + +Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là, +d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme +président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts. + +«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de +l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme +de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses +fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome, +après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant +d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se +signa.» + + * * * * * + +Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au +moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier +de son geste. + +Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le +désirait. + +Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son +cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la +Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en +compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa +gloire il venait de revoir pour la dernière fois... + + * * * * * + +A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour +Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à +l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à +Naples!... + + + + +CHAPITRE VI + +LA VILLA MÉDICIS + + + * * * * * + +Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient +leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un +si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui! + +Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit +j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait +incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi. + +Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière +scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré. + +En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse +rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt +sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin. + +Ces mesures devinrent les premières notes de _Marie-Magdeleine_, drame +sacré auquel je songeais déjà pour un envoi. + +J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là. + +Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont +habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi, +vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous +en était réservé. + +C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les +fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci +fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la +région italienne dès qu'on a passé le Var. + +Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette +et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec +les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher. + +Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois +complets de flanelle blanche à larges raies bleues. + +_Risum teneatis_, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez +vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure. + +Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une +insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les +passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en +demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de +la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un +costume presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation +nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous +allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous +les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet +de galérien! + +Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée +Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles +d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été +entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de +ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases! + +Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve, +dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes +tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de +flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco. + +A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai +Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui +représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise +aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à +cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de +Capri. + +Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples +sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en +orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de +couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison +où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la +_Jérusalem délivrée_. Un simple buste en terre cuite orne la façade de +cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui +fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec +l'Orient était considérable. + +A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des +capucins. + +Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon Ier +attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la +nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux! +Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la +ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats! + +Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui +nous conduisit à Capri. + +Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10 +heures du soir... + +Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze +kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds +au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'oeil découvre l'un des +plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie. + +En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage +épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames +furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui +hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de +Naples. + +Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et +de la Vierge Marie dans le ciel, ait intimé à son fils l'ordre de +revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du +Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui +regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant +le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint +Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla +avec sa permission. + +Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante. +Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore. + +Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il +était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des +lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants, +les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs +exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une +image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand +bonheur du peuple. + +Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son +idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté +quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la +suite. + +L'automne nous ramena à Rome. + +J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les +lignes suivantes: + +«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités +vingt Transtévérins et Transtévérines,--plus six musiciens, aussi du +Transtévère! Tous en costume! + +«Le temps était splendide et le coup d'oeil uniquement admirable, +lorsque nous avons été dans le «Bosco», _Mon Bois sacré_, à moi! Le +soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête +s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé _a giorno_, par nos +soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement +enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux +Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;--les +femmes, surtout, estimaient fort notre punch!» + + * * * * * + +Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se +préparait. + +Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour +suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se +célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran +furent celles qui me frappèrent le plus. + +Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs, +étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du +Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche. + +La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et +j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que +j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement +la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes, +tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée +de colonnes provenant de temples antiques. + +Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux +trois cents marches qui mène à l'église de l'Ara-Coeli, deux dames +dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut +délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune. + +Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se +préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se +trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à +l'Ara-Coeli. + +Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome, +avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée +à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses +études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris. + +Liszt me désigna aussitôt à elle. + +J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne +désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le +charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance. + +Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune +fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la +compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de +mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses +comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà +de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à +l'Ara-Coeli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes +séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin +parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines! +N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie? + +Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne +vous fais point mes confidences. + +Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme +de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois +kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols, +percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un +souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et +à sa famille de connaître cet endroit incomparable. + +Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me +rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses _Promenades +archéologiques_ de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui +furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour +amener à Turnus une partie de ses troupes. + +La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis +pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait +en moi une indéfinissable tristesse. + +Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai +les brouillons de ma _Première Suite d'orchestre_. + +Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes +sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en +servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du _Cid_. + +Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement +pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la +gare, dans la soirée. + +Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en +contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir. + +Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour +des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois, +quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces +souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent +rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les +frais d'expédition. + +Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût +complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était +Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses +adieux!... + + + + +CHAPITRE VII + +LE RETOUR A PARIS + + +Réunis à la gare _dei Termini_, voisine des ruines de Dioclétien, mes +camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force +embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait +eût complètement disparu à l'horizon. + +Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie, +alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par +cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne +m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce +lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au +sommeil. + +Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence. + +Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des +plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une +des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait +que je n'y étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades +m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes +devant tous ces chefs-d'oeuvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y +revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces +Michel-Ange, ces Raphaël. + +De quel oeil délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor +inestimable qu'est la _Vierge à la chaise_, de Raphaël, chef-d'oeuvre +de la peinture, puis la _Tentation de saint Antoine_, par Salvator Rosa, +visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la _Vénus_, +de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les +Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations. + +Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le +palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la +corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps +modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti, +dessiné par Tribolo et Buontalenti. + +Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le +bois de Boulogne de Florence, la _promenade les Cascine_, à la porte et +à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de +fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de +Florence, cette ville qu'on a surnommée l'_Athènes de l'Italie_. + +Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par +mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un +paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que +j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier le tour vraiment +poétique. En voici la traduction: + + _Il est sept heures, l'air en tremble encore! + Sono le sette, l'aria ne treme ancora!..._ + + * * * * * + +Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour. + +Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand +on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de +Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui +l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du +Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois +chefs-d'oeuvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou +le _Dôme de Pise_, le campanile, plus connu sous le nom de _Tour +penchée_, et enfin le _Baptistère_. + +Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre +dont la terre fut apportée de Jérusalem. + +Il me sembla que la _Tour penchée_ voulut bien attendre que je sois +passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de +Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont +l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses +expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce +qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui, +chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à toute volée, n'ont +jamais compromis la résistance de sa curieuse construction. + +Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon +voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence, +et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par +la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis +par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui +dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un +capricieux ballon. + +La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans +des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des +monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense. + +Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin +parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout +ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité, +avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le +lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à +d'incalculables profondeurs. + +Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en +moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par +cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et +que ma vie allait y commencer. + +De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien +quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le +froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon +wagon. + +Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon! +Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien +des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville? + +Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu, +tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,--et celui que +je retrouvais sombre et gris, si maussade! + +Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la +somme de... deux francs! + + * * * * * + +Quand j'arrivai chez ma soeur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine +aussi! + +Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me +servirent à acheter ce _vade mecum_ indispensable: un parapluie! Je ne +m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie. + +Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances, +où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année. +A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille +francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune! + +L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué +une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout. + +De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais +au centre de ce Paris agité et bruyant. + +Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis +qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que +j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, _la +Source_, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis +diriger un choeur délicieux chanté par des dames du monde, et je me +dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un choeur! Et il sera chanté!» Il +le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le +premier prix au concours de la Ville de Paris. + +De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand +Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale +d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs +amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et +c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement +inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète +dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le _Poème +d'Avril_, tiré des exquises poésies de son premier volume. + +Puisque je parle du _Poème d'Avril_, je me souviens de la belle +impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à +un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse, +chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre +démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de _Faust_, je +n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de +suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la +Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des oeuvres de +Meyerbeer. + +Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu. + +Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la +rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand +jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit: +«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de +la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous +voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur. + +Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le _Poème +d'Avril_, qui venait de recevoir de si pénibles accueils. + +Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en +avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après, +les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème: + + Que l'heure est donc brève + Qu'on passe en aimant! + +Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand +encouragement. + +Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient +plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas, +prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita +dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de +l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître +m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit. + +J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer +dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs. +Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent +gagné avec ma musique. + + * * * * * + +La santé de Paris s'était améliorée. + +Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du +village d'Avon, près de Fontainebleau. + +Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste +Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes +témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de +moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui +piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent +presque d'entendre l'allocution du brave curé. + +Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle +compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore. + +Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied +dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au +milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée +des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le +tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire: + + Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore. + +Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer, +au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes, +souvent. + +Je corrigeai là les épreuves du _Poème d'Avril_ et des dix pièces pour +piano. + +Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de +compositeur était-elle commencée? + + + + +CHAPITRE VIII + +LE DÉBUT AU THÉÂTRE + + +Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un +ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'oeil et +réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande, +les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me +confier un ouvrage en un acte. Il était question de _la Grand'Tante_, +opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet. + +Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je +regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet +ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi. + +Les études commencèrent l'année suivante. + +Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de +m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient +connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé, +Gounod, Meyerbeer!... + +J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si +heureux! + +Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier +amour! + +Moins la croix, j'avais tout. + +La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de +sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et +Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les +délices de l'Opéra-Comique. + +Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira. +On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de +dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans +plus tard, je devais confier la création de _Manon_. + +A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas +conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci, +celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous +que j'étais complètement satisfait et heureux. + +J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces +coulisses qui me rappelaient _l'Enfance du Christ_, de Berlioz, à +laquelle j'avais assisté en cachette. + +Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle +fut comique! + +Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation. + +A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots +fascinateurs, si gros de promesses: + + _Première représentation de la «Grand'Tante»_ + + Opéra-comique en 1 acte. + +Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer +qu'à l'annonce de la seconde représentation. + +Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, _le Voyage +en Chine_, de Labiche et François Bazin. + +Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes +et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à +son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir +eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois +après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut. +C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du +dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum. + +Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau +se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de +mon cher ami, Jules Adenis. Mon coeur palpitait d'anxiété, saisi par +ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme, +comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! _un +peu enfantin!_ + +La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de +rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons +bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!» + +Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait: + +La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête. +Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul +entra, en disant ces mots du poème: + + Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant! + +lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria: + + Enfin... voici donc un visage!... + +A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous +avions entendus... + +La pièce, cependant, continua sans autre incident. + +On bissa les couplets de Mlle Girard. + + Les filles de la Rochelle... + +On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante, +Heilbronn. + +L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le +régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un +chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et +tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas +entendus. + +C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient +faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la +presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se +ganta de velours. + +Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut +bien déverser sur l'oeuvre quelques-unes de ses étincelantes +paillettes, témoignage de son évidente bienveillance. + +_La Grand'Tante_ était jouée en même temps que le _Voyage en Chine_, +gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le +ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze +représentations, cela ne chiffrait guère. + +La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans +l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte +pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce +témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait +intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants. + +A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec +laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il +arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait +m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur +est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque +je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie +cessât. + +Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps, +furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous +eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je +n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que +j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais +écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint de la lui +envoyer. Je la lui expédiai la même semaine. + +J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il +m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur +génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à +faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du +théâtre. + +Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité, +n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à +l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons +lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu +savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties +d'orchestre.» + +A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il, +d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de +moi? + +--Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il +une fugue? une marche? un nocturne?... + +--Exactement, me répondit-il. + +--Mais alors, fis-je, c'est ma suite!... + +Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages, +raconter l'aventure à ma femme et à sa mère. + +Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu. + +Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le +surlendemain, dimanche. + +Que faire pour entendre ce que j'avais écrit? + +Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule +compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l'on +restait debout. + +Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli. + +Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin, +siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta, +applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce +trouble-fête était donc manqué. + +Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au +cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt. + +Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents +d'avoir entendu cet ouvrage. + +On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première +page, dans le _Figaro_, Albert Wolf n'eût consacré un long article, +aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et +railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade +Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable +courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert +Wolf. + +Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand +coeur qui battait en lui. + +Reyer, de son côté, me consola de l'article du _Figaro_ par ce mot +curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les +imbéciles, sont susceptibles de se tromper!» + +Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta +tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre +importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il +pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien que, par la +suite, il devint mon plus fervent ami. + +Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je +n'attendis pas le lendemain pour y prendre part. + +Je concourus donc pour la cantate _Prométhée_, l'opéra-comique _le +Florentin_, et l'opéra _la Coupe du Roi de Thulé_. + +Le résultat ne me donna rien. + +Saint-Saëns eut le prix avec _Prométhée_, Charles Lenepveu fut couronné +avec _le Florentin_, ma place fut la troisième, et, avec _la Coupe du +Roi de Thulé_, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra, +dans des conditions merveilleuses d'interprétation. + +Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en +balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de +temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si +belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que +ton ouvrage y soit représenté!» + +Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là! + +Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages +d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des +passages pour mes ouvrages successifs. + +J'étais battu, mais non abattu. + +Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me +présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de _Mignon_ et +d'_Hamlet_. + +Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me +confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé +_Méduse_. + +J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12 +juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques +jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue +Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer +cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction. + +Émile Perrin était absent. + +Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au +revoir! sur la scène de l'Opéra!» + +Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où +j'habitais. + +J'allais être heureux... + +Mais l'avenir était trop beau! + +Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de +la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le +revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui +semblait devoir être décisive pour moi. + +Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra! +Adieu, adieu aussi aux miens! + +C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs, +qui allait ensanglanter le sol de notre France! + +Je partis. + + * * * * * + +Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je +ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers +enfants, vous en épargner les lugubres récits. + + + + +CHAPITRE IX + +AU LENDEMAIN DE LA GUERRE + + +La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous +retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau. + +Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait +peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne +devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de +papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin, +sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des +traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du +ministère des Finances. + +En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au +travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de +leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les _Scènes Pittoresques_. Je +les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe, l'auteur de _Patrie_, +qui fut plus tard mon confrère à l'Institut. + +Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant +de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en +moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est +ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée +quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet. + +On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus +tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile +Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de +Théophile Gautier. + +Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle +gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du +style, ainsi qu'on l'a appelé! + +Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat +m'emmena avec lui. + +Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète! +Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle +vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses +moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances! + +Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats. +Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis +aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur +maître. + +Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que +j'étais musicien et qu'un ballet, signé de son nom, m'ouvrirait les +portes de l'Opéra. + +Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: _le Preneur de +rats_ et _la Fille du roi des Aulnes_. Pour ce dernier sujet, le +souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au +directeur de l'Opéra l'offre du _Preneur de rats_. + +Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans +l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien. + +Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que +je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route. + +Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur +les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au +théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie +antique: _Les Erinnyes_, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes +de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé. + +Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste +Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées +par Leconte de Lisle, en personne. + +Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de +Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait +égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme +incrusté et à travers lequel l'oeil brillait du plus fulgurant éclat. + +Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait +pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on +accable tant de poètes. Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que +la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et +estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art. +D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que +sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en +volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse +d'appréciation! + +Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont +j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre. + +Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer +quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique +des _Erinnyes_. + +Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans +cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au +lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel--cela aurait +produit un ensemble mesquin--j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36 +instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y +adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto +et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint. + +Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental +inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens. + +Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune +collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du +théâtre,--que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop tôt +pour la scène!--je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de +l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet +ouvrage: _Don César de Bazan_. + +Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la +déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune +débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy. + +L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce +point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre. + +Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs _bis_, ainsi que +l'_Entr'acte-Sevillana_. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il +quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières, +l'auteur de _Dimitri_, plaida vainement ma cause à la Société des +auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on +n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait +encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! _Don +César_ ne devait plus être joué. + +Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de +province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il +fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non +gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai +1887, comme l'avait été mon premier ouvrage. + +Une force invincible et secrète conduisait ma vie. + +J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme +Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de +musique. + +Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré: +_Marie-Magdeleine_. + +A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon +de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance +de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même. + +Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée +vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion +inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»--«Un ouvrage de jeunesse, +_Marie-Magdeleine_, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui +dis-je.--«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre +Marie-Magdeleine.» + +Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix: + + O bien-aimé! Sous ta sombre couronne... + +Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce +à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée +presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à +l'Odéon, le _Concert National_. Ce nouveau concert populaire eut pour +chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire, +choisi déjà par moi pour diriger les _Erinnyes_. + +La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre +jeunesse, y compris César Franck, dont les oeuvres sublimes n'étaient +pas encore répandues. + +Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine était devenu un +véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo, +Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement +et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand +art qui devait illustrer leur vie. + +Les cinq premiers programmes du _Concert National_ furent consacrés à +César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint +à l'exécution complète de _Marie-Magdeleine_. + + + + +CHAPITRE X + +DE LA JOIE.--DE LA DOULEUR. + + +La première lecture d'ensemble de _Marie-Magdeleine_ eut lieu un matin, +à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui +avait autrefois servi aux séances de quatuors. + +Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait +devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de +l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après. + +Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre. + +Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste +très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique +remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une +femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure. + +Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public habituel des +répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses +portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de +personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le +privilège le plus enviable. + +La presse y assistait également. + +Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes +très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à +faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils +allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie! + +Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la +salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour +l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates. + +Le premier écho de _Marie-Magdeleine_ ne devait m'arriver qu'à Naples. +Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours +si bon Ambroise Thomas. + +Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui +marquait mes pas dans la carrière artistique: + + «Paris, 12 avril 1873. + + «Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être + le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je + ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que + j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau + succès... + + «Voilà une oeuvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle + est bien de _notre temps_, mais vous avez prouvé qu'on peut + marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et + mesuré. + + «Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému. + + «J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde. + + «Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame + sublime! + + «Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des + tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré + coloriste en gardant le charme et la lumière... + + «Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera. + + «Au revoir; je vous embrasse de tout coeur. + + «Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet. + + «AMBROISE THOMAS.» + +Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir, +tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait. + +J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le +bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le +domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la +main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui +avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du _Journal des +Débats_ y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa +signature, un article faisant de mon oeuvre le plus brillant éloge, un +des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus. + +J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité +Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si +captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela +au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus +indicible des ravissements. + +Une semaine après, nous étions à Rome. + +A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très +gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie +de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert. + +Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres +ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries +de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les +tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise. + +A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques +passages de _Marie-Magdeleine_. Des nouvelles flatteuses lui en étaient +venues de Paris. + +Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce +fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à +manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à +côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un +atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le +_Gloria Victis_, ce splendide chef-d'oeuvre destiné à immortaliser le +nom de Mercié. + +Venant de vous parler de _Marie-Magdeleine_, je vous confesserai, mes +chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage +devait finir par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me +fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction. +Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré. + +Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le +premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma +part, je l'en remercie grandement. + +Notre première Marie-Magdeleine, _au théâtre_, fut Lina Pacary. La voix, +la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette +création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna _Ariane_, +l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès +ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable. + +L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui +fit représenter l'oeuvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne +fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno +Ackté et Salignac. + +_Marie-Magdeleine_ m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher +souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades +idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine. + +Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète +et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un +quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie. + +Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme +on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres: +«Il en joue comme Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant +coloriste! + +Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas! +quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris. + +A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai +habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de +Jules Adenis: _les Templiers_. + +J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais +inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses +situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer. + +Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si +catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux +cents pages que je venais de lui soumettre. + +Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai +d'aller voir mon collaborateur de _Marie-Magdeleine_, Louis Gallet, +alors économe à l'hôpital Beaujon. + +Je sortis de cet entretien avec le plan du _Roi de Lahore_. Du bûcher du +dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais +abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième +ciel pour moi! + +Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder _les +Concerts de l'Harmonie sacrée_ dans le local du Cirque des +Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à +faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle +excellente pour de grands concerts une pelouse dans les +Champs-Élysées!) + +On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces +concerts. + +Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à +Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité +Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'_Ève_, mystère en trois +parties. + +L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait +d'accord. + +L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme +Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet. + +_Les Concerts de l'Harmonie sacrée_ eurent à leur programme du 18 mars +1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu. + +Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle +complètement vide,--c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai, +car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des +exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre, +dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon +ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux +_Concerts de l'Harmonie sacrée_.--Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que +j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux, +alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra! + +Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me +communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième +partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que +tout était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte +remercier Lamoureux. + +Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des +musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes +confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison. +Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et +manifestant, mouchoirs et chapeaux agités. + +Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux! + +Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du +succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et +montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde. + +Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais +dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des +concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de +venir voir ma mère très malade. + +Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui +avais envoyé des places pour elle et ma soeur. J'étais certain +qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert. + +Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur +le palier, ma soeur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces +mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...» + +Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de +l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au +moment où il semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages! + +Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le +lendemain. Ma soeur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes +surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible +spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous +êtes porté pour la croix!» + +Pauvre mère, elle eût été si fière!... + + * * * * * + + + «21 mars 75. + + «CHER AMI, + + «Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que + j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le + «Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la + joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le + succès de votre _Ève_. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour + l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du + signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle oeuvre + a remué dans mon coeur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est + celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas. + Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase + d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui + faudra souffrir pour mon nom». + + «Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous + sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint + pas l'oiseau du ciel. + + «A vous de tout mon coeur. + + «CH. GOUNOD.» + + + + +CHAPITRE XI + +DÉBUT A L'OPÉRA + + +La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en +m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce +fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes, +l'été suivant, Fontainebleau. + +Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris, +le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,--Bizet qui avait été un +camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel +j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son +âge. + +La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait +croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette +_Carmen_, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui +étaient chargés de la juger une oeuvre contenant de bonnes choses, +quoique bien incomplète, et aussi--que n'a-t-on pas dit alors?--un +sujet dangereux et immoral!... + +Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!... + +Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai +de me reprendre à la vie, en travaillant à ce _Roi de Lahore_ qui +m'occupait déjà depuis bien des mois. + +L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en +étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté, +je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil. + +Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne +restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées +apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire +imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe, +mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!... +L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène, +je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes +reprises. + +Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours +suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène +paradisiaque. + +Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez +nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également. + +J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes +travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons +remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la +plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on +faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du +matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant +encore... + +Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes +à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille. +J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du +_Roi de Lahore_, entreprise plusieurs années déjà. + +Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur +qu'un travail vous a procuré!... + +J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano +que je venais d'achever. + +Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il +jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là +l'écueil, le point obscur de l'avenir... + +Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à +l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des +_Promenades_, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à +mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: _La Vierge_. + +Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite, +les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer +découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers +enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir +de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette +crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte. + +Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention de persécuter +Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession. + +Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au +Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on +était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon +maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du +jury. + +Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui +désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à +votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je +devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années. + +On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès +dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux +tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire. + +La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et +qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques. + +L'ameublement était dans le style de Napoléon Ier. + +Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez +vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises +au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout, +à des tables séparées. + +La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les +concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du +salon dont je vous ai parlé. + +Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m'apercevant, il eut un +sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me +dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le +premier échelon!» + +--Que faut-il accepter? lui dis-je. + +--Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix. + +Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva, +alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non +sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir +avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de +l'écritoire du président! + +Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise +et d'un encouragement profond? + +Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur. + +Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans +mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez +jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait +flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants, +que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule +cependant, puisque je la fais sincèrement? + +Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je +songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au +coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M. +Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en +médiocre estime dans la _grande maison_, à la suite du refus de mon +ballet: _Le Preneur de rats_. + +M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche. + +--Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi! + +J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole. + +--Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra? +répondis-je tout interdit. + +--Et si je le veux, moi! + +--Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, _le Roi +de Lahore_, avec Louis Gallet. + +--Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et +apporte-moi tes feuilles. + +Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à +Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à +ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu +jusqu'alors. + +Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y +attendait déjà. + +Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la +superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme. + +Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de +l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture +complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains +brisées de fatigue... + +Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et +que Gallet et moi nous nous disposions à sortir: + +--Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie? + +Je regardai Gallet avec stupéfaction. + +--Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?... + +--L'avenir te le dira!» + +A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre +appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta +un bulletin de l'Opéra, avec ces mots: + + + _Le Roi._ + + _2 heures._--_Foyer._ + + Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké--dont + les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus + tard:--Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création. + + Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était, + d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le + fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la + répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée + «générale». + + Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage + avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le + personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un + débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à + la première représentation. + + Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon + qui aimait la jeunesse et la protégeait! + + La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï; + l'interprétation, de premier ordre... + + La première du _Roi de Lahore_, qui eut lieu le 27 avril 1877, + marque une date bien glorieuse dans ma vie. + + Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert + laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte, + avec ces mots: + + _Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!_ + + Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable + pénétration d'esprit de celui qui a écrit _Salammbô_ et l'immortel + chef-d'oeuvre qu'est _Madame Bovary_. + + Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand + artiste Charles Garnier les lignes suivantes: + + «Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais, + sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton + oeuvre et que je la trouve _admirable_. Ça, c'est la vérité. + + «Ton + + «CARLO.» + + +La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois +auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir +s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par +l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes +aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on +parle de l'oeuvre d'une si haute magnificence de Charles Garnier, +c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: _Quel +bon théâtre_! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public +qui rend à Garnier un légitime et juste hommage! + + + + +CHAPITRE XII + +THÉÂTRES D'ITALIE + + +Les représentations du _Roi de Lahore_ à l'Opéra se succédaient, très +suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car +je n'allais déjà plus au théâtre. + +Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je +l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne, +travailler à la _Vierge_. + +J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio +Ricordi, qui avait entendu le _Roi de Lahore_ à l'Opéra, s'était mis +d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie. + +Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en +italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils +devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il +m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer _le Roi de Lahore_ au +lendemain de ses premières représentations. + +Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à +Turin. + +Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades, +pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un +enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de +1878. + +Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1er février +1878. + +Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de +Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la +faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo +Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui +s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des +plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos +jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des +arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante. + +Il existait au Regio des moeurs tout à fait différentes de celles que +l'on pratique à Paris, moeurs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard, +en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence +complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement +chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel. +L'orchestre était soumis aux moindres intentions du _direttore_ +d'orchestre. + +Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la +suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des +mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les +_Masques_ (_Tutti in maschera_). Sa mort survint dans des circonstances +tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant: +«Es-tou content? Je le suis tant, moi!» + +Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il +possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre +en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés. +Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que +j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le +croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien. + +Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor: +Cinq et Cinq font dix! (_Cinque e cinque fanno dieci_). + +Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le +baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient. + +Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et +moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à +Rome, où _Il Re di Lahore_ eut les honneurs d'une première +représentation, le 21 mars 1879. + +J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi +le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand +mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne, +et sa plus jeune soeur, charmante également. + +Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange, +fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la +première représentation du _Barbier de Séville_ au Théâtre Argentina, à +laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini, +la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir +écrit le _Barbier de Séville_ et _Guillaume Tell_ est, en vérité, +l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus +puissante! + +J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis. +Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant +pis, mettons: acclamé! + +J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso. + +Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma +chambre--j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard--un +billet portant ces mots: + + «Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas + dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme! + Mais je suis bien content pour vous! + + «Votre vieil ami, + + «DU LOCLE.» + +Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment +de _Don César de Bazan_! + +Je courus l'embrasser. + +La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et +du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures +dans mes souvenirs. + +J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intrônisé. +Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue +antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous +agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main +droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier +lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le +Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits +pour mon art. + +A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me +rappela tout à fait celle de Pie IX. + +A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du +Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine +Marguerite. + +Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous +attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs +de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un +piano droit. + +Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale. + +J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons +que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant +évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: _La Regina_ (la +Reine!), puis, plus rapprochée: _La Regina!_ en suite, plus près encore: +_La Regina!_ après et plus fort: _La Regina!_ et enfin, dans le salon +voisin, d'une voix éclatante: _La Regina!_ Et la reine parut dans le +salon où nous étions. + +Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit. + +D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle +n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre _il Capolavoro_ du maître +français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle +ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre +quelques motifs de l'opéra?» + +N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout, +lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je +m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition +si adorablement demandée. + +Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux +accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le +marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute +courtoisie. + +Un quart d'heure après, j'étais _via delle Carrozze_, rendant visite à +Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris. + +Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité +des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape, +Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi! + +Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique +noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement, +mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me +répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais +on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.» + +Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre +ambassadeur, le duc de Montebello. A la demande de la duchesse, je +recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La +duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de +cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la +fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses +dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse. + +Quelles heures inoubliables encore! + +Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade +(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir. + +Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver +que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à +Fontainebleau, et terminai _la Vierge_. + +Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa +d'Este. + +Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses, +pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans +ma carrière, de leur trace ineffable. + +Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère +fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en +ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y +trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de +notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma +fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands +messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille, +rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un +renommé professeur italien. + +Arrigo Boïto, le célèbre auteur de _Mefistofele_, qui était aussi en +villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si +personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement +souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre +inoubliable dans sa création de _Lakmé_, de mon glorieux et si regretté +Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt. + +Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San +Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre), +Giulio Ricordi, mon voisin--car ses grands établissements d'édition +étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la +via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele--Giulio Ricordi vint +m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très +inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant +intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était +Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes. + +On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous +une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte, +l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade. + +Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, _le Roi de Lahore_ fut +représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la +première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif +pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie. + +En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail +pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au +théâtre, quelque belles qu'elles fussent. + +Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent +certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de +Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor +étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante, +un cortège funéraire. + +Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de +gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire, +que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la +file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence, +ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout +ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une +grande et bien mélancolique tristesse. + +Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à +reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé. + +Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir +la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas +m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de +composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de +l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement, +en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts, +l'élection du successeur de Bazin étant proche. + +Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés +en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la +vérité! + + + + +CHAPITRE XIII + +LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT + + +J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au +Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était +sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de +Fontainebleau? + +La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au +sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si +heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville. + +Si les livres ont leur destinée (_habent sua fata libelli_), comme dit +le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale, +inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre, +surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés! + +Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi +et le vendredi, à une heure et demie. + +Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir +sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les +conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais +comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants +dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait +filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait +inculqué. + +Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge, +et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au +travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon +élève que vous!» + +Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier +jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois, +je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs +impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le +lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, _le Roi de +Lahore_. + +Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le +«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes +compositeurs. + +Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les +succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et +combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être +le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il +fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini. + +Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit +années, où, presque annuellement, le grand-prix de Rome fut décerné à +un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au +Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur! + +Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les +fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du +Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui +raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants. + +Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de +leur part. + +Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où +l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas! +qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre +plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin +par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de +plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé +d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures, +avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient +précédées des lignes suivantes: + + + «CHER MAITRE, + + «Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion + d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage + de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.» + +Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur +gratitude étaient ceux de: Hillemacher, Henri Rabaud, Max d'Ollone, +Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard, +Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier, +Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra, +d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier, +Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe! + + * * * * * + +Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à +l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller, +voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la +lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me +recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres +n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque +judicieuse froissait un peu ma modestie... + +Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que +nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont +j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat +le plus en évidence. + +J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la +moindre prétention à me voir élu. + +Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes +leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais +dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six +heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant, +qu'il savait où me trouver pour m'annoncer le résultat, quel qu'il fût. +Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir, +membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!» + +J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon +devoir, les _Promenades d'un Solitaire_, de Stéphen Heller (ah! ce cher +musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!), +lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang +se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif. + +Un domestique entra vivement et dit: + +«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout +s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux +et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être. + +Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par +mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon +concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu, +Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par +lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin. +Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma +vie! + +Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des +séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire +perpétuel. + +La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en +me rendant à l'Institut pour cette réception--le frac, à trois heures de +l'après-midi!--on aurait cru que j'étais de noce. + +Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore +aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà! + +A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour +assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de +service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de +l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser +pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince +Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître. + +J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je +me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de +la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout +surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait +pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas +voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre +moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je +déjeune; partagez avec moi mes oeufs sur le plat!» J'acceptai et nous +causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses +manifestations. + +Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide +ami. + +L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement +ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer +la partition d'_Hérodiade_, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient +au nombre de mes plus sûres ressources. + + * * * * * + +Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à +cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt +mille personnes y assistaient. + +Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs oeuvres. J'eus l'honneur de +diriger le final du troisième acte du _Roi de Lahore_. Qui ne se +souvient encore de l'effet prodigieux de ce _Festival_, organisé par +Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance? + +Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que +Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle +impression il avait de la salle: + +«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!» + +Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci: + +La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours +à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà +placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je +commencerai quand tout le monde sera _sorti_!» Cette apostrophe +ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et +les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par +enchantement. + + * * * * * + +Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des _Concerts historiques_ +créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de +musique. + +Il y fit exécuter ma légende sacrée: _La Vierge_. Mme Gabrielle Krauss +et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes. + +Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet +ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir +plutôt pénible. + +L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux +public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce +passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le +prélude de la quatrième partie, _le Dernier Sommeil de la Vierge_. + +Quelques années plus tard, la Société des _Concerts du Conservatoire_ +donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de _la Vierge_. +Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la +Vierge. + +Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire +la plus précieuse des revanches. + + + + +CHAPITRE XIV + +UNE PREMIERE A BRUXELLES + + +Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour +suivre, sinon pour préparer, les représentations du _Roi de Lahore_, +successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de +l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la +partition d'_Hérodiade_; elle arriva bientôt à son complet achèvement. + +Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce +vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de +mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en +est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a +à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux +artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition +sont souvent à expliquer; et les mouvements, d'après le métronome, sont +si peu les véritables! + +Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes. +Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix, +décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer +aussi--ce serait dans mes voeux les plus chers--à aller exprimer, en +personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui +connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux +indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation +de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient +au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés +et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux +d'un inconnu pour eux. + +Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que +j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs, +d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck, +Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes +remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations. + +Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville, +près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet +venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse +des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces +excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures +par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette +me prenaient le reste du temps. Il faut le constater, ce n'est +qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant +plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande +envergure. + +Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut +depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce +voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais +jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept +heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf +heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il +désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut +deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si +étincelante, du célèbre académicien. + +Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et +que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui +ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce +moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte. + +Au commencement de 1881, la partition d'_Hérodiade_ était terminée. +Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de +l'Opéra. Les trois années que j'avais données à _Hérodiade_ n'avaient +été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un +dévouement inoubliable et bien inattendu. + +Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un +théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et +j'allai à l'Opéra, ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur +de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus +l'honneur d'avoir avec lui. + +--Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec _le +Roi de Lahore_ me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage +_Hérodiade_? + +--Quel est votre poète? + +--Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment. + +--Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui... +(cherchant le mot)... un _carcassier_. + +--Un _carcassier_!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un +_carcassier_!... Mais quel est cet animal?... + +--Un _carcassier_, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un +_carcassier_ est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse +d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez +_carcassier_, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un +autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert. + +...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après +cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du +_Roi de Lahore_ avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue +Richer,--ce qui signifiait l'abandon final. + +Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non +loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un +rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette rue. Mes +pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le coeur +défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon +d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus +salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M. +Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles. + +Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la +collection des directeurs qui me montraient visage de bois? + +--Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand +ouvrage: _Hérodiade_. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de +suite, au Théâtre de la Monnaie. + +--Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je. + +--Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition. + +--Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous +l'inflige. + +--Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles. + +--A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le +magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons +seuls. + +Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant, +pleurant, ce qui venait de m'arriver! + +Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul +Milliet était prévenu en toute hâte. + +Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts, +sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les +répétitions d'_Hérodiade_ allaient commencer au Théâtre-Royal de la +Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné +un permis de circulation. + +On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de +Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers, +surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les +remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des +places pour le théâtre de la Monnaie! + +Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie +au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui +allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique. + +Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési, +m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle +aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre +sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du +vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle, +le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être +remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a +été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin +de là. + +Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue, +autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils +et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et +mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer +l'ouvrage. En tête de ces artistes étaient Marthe Duvivier, que le +talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé; +Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef +d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury, +Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux +fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les choeurs. + +J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très +gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser +d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table +chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce +même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes +m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!... +Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai +presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si +contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser +qu'à manger. De quoi me serais-je plaint? + +Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du +théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au +rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent, +que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du +séminaire, de _Manon_. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910, +le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers. + +Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si +souvent en compagnie de Reyer, l'auteur de _Sigurd_ et de _Salammbô_, +mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes, +lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet +hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais +étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses +obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de +l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le +cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres +paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de _Sigurd_ et +d'_Esclarmonde_. + +Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille +de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à +regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées +chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême +adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau +provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune +fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté, +n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des +pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les +choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons +laissée à très bon compte!...» + +En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque, +l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous +les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître +Gevaert. + +Ah! le triste jour d'hiver!... + + * * * * * + +Les répétitions d'_Hérodiade_ se succédaient à la Monnaie. Elles +n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes +enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans +les journaux du temps: + +«...Enfin, le grand soir arriva. + +Dès la veille--c'était un dimanche--le public prit la file aux abords du +théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en +location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et, +tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la +file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs +les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs. + +Le soir, la salle fut prise d'assaut. + +Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène, +accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier +d'ordonnance du roi. + +Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la +comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem +et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière. + +Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du +roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden, +chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le +major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du +roi. + +Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de +France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du +cabinet et Mme Frère-Orban, etc. + +Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé +bourgmestre, et les échevins. + +Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les +compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud, +Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc., +etc. + +Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit +à l'oeuvre un succès délirant. + +Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit +venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et +Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre _la Statue_. + +L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier +acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène +à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne +parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le +régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'oeuvre en scène, dut +enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où +se terminait la représentation. + +Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la +cour, et un arrêté royal paraissait au _Moniteur_, le nommant chevalier +de l'Ordre de Léopold. + +Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse +européenne, qui le célébra presque sans exception en termes +enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista +obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui +réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de +l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir... + + * * * * * + +_Hérodiade_, qui a fait sa première apparition sur la scène de la +Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement +brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de +Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs +reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911, +à la distance donc de bientôt trente ans. _Hérodiade_ avait dépassé +depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation. + + * * * * * + +Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!... + + + + +CHAPITRE XV + +L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE + + +Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux +même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois +actes: la _Phoebé_, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne +m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais +énervé, impatienté! + +Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux +auteur de tant d'oeuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était +dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures +merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol, +qu'il habitait au 30 de la rue Drouot. + +Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre +grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que, +souriant de son bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui +apportais des nouvelles de notre _Phoebé_: + +--C'est terminé? me fit-il. + +A ce bonjour, je ripostai _illico_, d'un ton moins assuré: + +--Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais! + +Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était +extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un +ouvrage me frappa comme une révélation. + +--_Manon!_ m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac. + +--_Manon Lescaut_, c'est _Manon Lescaut_ que vous voulez? + +--Non! _Manon_, _Manon_ tout court; _Manon_, c'est _Manon_! + +Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec +ce délicieux et délicat esprit, cet homme au coeur tendre et charmant +qu'était Philippe Gille. + +--Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous +raconterai ce que j'aurai fait... + +En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au +coeur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc +chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je +trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de _Manon_! +Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours. + +L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve +réalisé. + +Bien que très enfiévré par les répétitions d'_Hérodiade_, et fort +dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à +_Manon_ au courant de l'été 1881. + +Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à +Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq +heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors, +tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans +le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour +amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai +l'acte de Transylvanie. + +Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées +s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver, +si possible, à la perfection! + +Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en +temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère! + +Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à +Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de +sa belle forêt! + +Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début +de l'été 1882. + +Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux +en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume +de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de _l'Indépendance +belge_. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très +en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française. + +C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa +physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien +celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers +et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les +paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les +aimaient. + +Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce +rôle, dans _Hérodiade_, pendant toute la nouvelle saison, était allée se +fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon +ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les +manuscrits des premiers actes de _Manon_, je risquai devant lui et notre +belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai +de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail. + +Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation +à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement +amusantes. + +Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt +apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me +fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant +appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller +installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu +l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer--ce fut pendant l'été +de 1882--dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des _Mémoires d'un +homme de qualité_. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y +trouvait encore. + +Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt +sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la +résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et +exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches +haleines de leur museau humide... + + * * * * * + +Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'oeuvre +terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de +Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac +et Philippe Gille. _Manon_ fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes +amis en parurent charmés. + +Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter: + +--Que n'ai-je vingt ans de moins! + +Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût +sur la partition, et je la lui dédiai. + +Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du +côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe +distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup, +certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne +sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le +voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le +coeur que j'y avais mis. + +Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier, +des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la +copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler +chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon. + +A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles +Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris, +m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant--plus tard Mme +Vaillant-Couturier--la charmante artiste dont je viens de parler, y +tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle +avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune +fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (_proh +pudor!_) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son +souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que +je voyais sans cesse devant moi en travaillant! + +Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à +l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et +ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur. + +--_Illustre maître_, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène? +Vous êtes ici chez vous, vous le savez!... + +--Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra +nouveau... + +--_Cher monsieur_, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant +m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder. + +--Pour de bon? + +--Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon +théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, _bibi_? + +Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et +d'autre. + +Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent +marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout +fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du +théâtre. + +A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi. + +--Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante? + +--Heilbronn! m'écriai-je. + +--Elle-même!... + +Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier +ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la +première fois sur la scène. + +--Chantez-vous encore? + +--Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me +manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle! + +--J'en ai un: _Manon_! + +--_Manon Lescaut?_ + +--Non: _Manon_... Cela dit tout: + +--Puis-je entendre la musique? + +--Quand vous voudrez. + +--Ce soir? + +--Impossible! Il est près de minuit... + +--Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là +quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon +appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera +ouvert, le lustre allumé... + +Ce qui fut dit fut fait. + +Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie +sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon. + +Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes. +A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais +c'est ma vie, cela!...» + +Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre +de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon oeuvre. + +Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement. + +L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations +consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!... + +...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur +souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous +apporte le jour de l'éternelle séparation. + +Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre. + +A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes. +_Manon_ fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl +Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200e. + +Une gloire m'était réservée pour la 500e. Ce soir-là, Manon fut +chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante +et exquise artiste était acclamée le soir de la 740e représentation. + +Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles artistes qui +tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar, +Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes +Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes +encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu +en ce moment sous ma plume reconnaissante. + +Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la +première représentation de _Manon_, comme je l'ai déjà dit, de jouer +_Hérodiade_ avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké, +Victor Maurel, Édouard de Reszké. + +Tandis que j'écris ces lignes en 1911, _Hérodiade_ continue sa carrière +au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en +1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le +lendemain de la première d'_Hérodiade_ à Paris, je recevais ces lignes +de notre illustre maître Gounod: + + + «Dimanche 3 février 84. + + «MON CHER AMI, + + «Le bruit de votre succès d'_Hérodiade_ m'arrive; mais il me manque + celui de l'oeuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible, + probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et + + «Bien à vous. + + «CH. GOUNOD.» + + +Entre temps, _Marie-Magdeleine_ poursuivait sa carrière dans de grands +festivals à l'étranger. Ce n'est pas sans un profond orgueil que je me +rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant: + + ... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me + donnes la fièvre, brigand! + + «Tu es un fier musicien, va! + + «Ma femme vient de mettre _Marie-Magdeleine_ sous clef!... + + «Ce détail est éloquent, n'est-ce pas? + + «Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!... + + «Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son + admiration et dans son affection que ton + + «BIZET.» + +Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de +l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que +j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi, +si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de +son prestigieux et merveilleux talent. + +Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait +tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour. + + + + +CHAPITRE XVI + +UNE COLLABORATION A CINQ + + +Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que _Manon_ eût un sort, pour +tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me +trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait +écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en +retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte +jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le _Cid_, opéra en +cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce +manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à +répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...» + +Écrire un ouvrage d'après le chef-d'oeuvre du grand Corneille, et en +devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de +l'Opéra impérial: _la Coupe du roi de Thulé_, où j'avais failli enlever +le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour +me plaire. + +J'appris donc, comme toujours, le poème par coeur. Je voulais l'avoir +sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en +poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans +le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le +loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en +sens empoigné, comme c'était le cas. + +Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque +temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au +cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru +suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème, +j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au +célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette +scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du _Cid_. D'Ennery entra +ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène +découvre en Rodrigue le meurtrier de son père. + +Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y +prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au +Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été +directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien +l'Hospitalier. + +Je continuai mon travail du _Cid_, là où je me trouvais, suivant que les +représentations de _Manon_ me retenaient dans les théâtres de province +où elles alternaient avec celle d'_Hérodiade_, données en France et à +l'étranger. + +Ce fut à Marseille, à l'_hôtel Beauvau_, pendant un assez long séjour +que j'y fis, que j'écrivis le ballet du _Cid_. + +J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et +dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y +jouissais d'un coup d'oeil absolument féerique. Cette chambre était +ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon +étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il +m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car +elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y +avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois +jusqu'au fétichisme! + +On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes +d'oeillets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand +je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il +avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et +encore? + +Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de +gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où +l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant +de miel?... + +Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des +directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre: + + «MON CHER AMI, + + «Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du _Cid_? + + «Amitié. + + «E. RITT.» + +Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet +de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la +sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage, +elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis +Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du +_Cid_. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je +monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!... + +Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu, +comme l'Opéra me le demandait. + +Puisque je vous ai parlé du ballet du _Cid_, il me revient en mémoire +que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce +ballet. + +J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste +posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à +des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel. +Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse. +Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur +locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper. + +Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux +soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine +plusieurs rythmes très intéressants. + + * * * * * + +De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le +pays des Magyars à la France. + +L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une +quarantaine de Français, dont j'étais, de nous rendre en Hongrie, à des +fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point +pour surprendre. + +Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en +caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les +docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis +charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre +tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins, +sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre +illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il +portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût +pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous. + +Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le +voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos +de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries +sans fin. + +Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de +toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé. + +En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq +minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une +dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans +un coin du _dining-car_, et avaient assisté impassibles, à toutes nos +folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent +étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont +bien communs!» N'en déplaise à ce couple puritain, nous ne dépassâmes +jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises. + +Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables +et dont la drôlerie le disputait au burlesque. + +Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites +par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand +de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le _Grand Français_, +Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du +lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait: +_Demain matin, à quatre heures, en habit noir_, et le premier levé, +habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous +le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en +excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!» + +Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en +notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande +représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes +invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages. + +Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de +toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: _Elyen!!!_ je +trouvai au pupitre la partition... du premier acte de _Coppélia_ alors +que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'_Hérodiade_ que je +devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je +battis la mesure, de mémoire. + +L'aventure, cependant, se compliqua. + +Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs, vit sur le pupitre le +troisième acte d'_Hérodiade_, comme j'étais retourné dans la salle +auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le +pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait, +suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui +donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de +mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien +qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté! + +Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où +naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime +musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour. + +Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son +speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos +partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession +de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques +de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois. + +J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un +état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie +sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay», +pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très +voluptueux et capiteux parfum! + +Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit +noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des +couronnes sur la tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la +liberté de leur pays. + +Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces +cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du _Cid_ qui +m'attendaient, dès mon retour à Paris. + +J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une +lettre de l'auteur de la _Messe du Saint-Graal_, cet ouvrage +avant-coureur de _Parsifal_: + + + «TRÈS HONORÉ CONFRÈRE, + + «La Gazette d'_Hongrie_ (_sic_) m'apprend que vous m'avez témoigné + de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères + remerciements et constante cordialité. + + «F. LISZT.» + + «26 août 85. Weimar.» + + + * * * * * + +Les études en scène du _Cid_, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté +et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un +maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des +artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en +oeuvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en +rendre hommage. + +Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors +d'_Ariane_ à l'Opéra. + +Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du _Cid_, en +même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, _Manon_, qui avait +dépassé sa quatre-vingtième représentation. + +Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées la répétition +générale du _Cid_, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de +_Manon_. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il +n'était question que de la première du _Cid_ qui, à la même heure, +battait son plein. + +Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux; +aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de +_Manon_, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible +me poussait de ce côté. + +Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule +élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste +connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des +résultats de la soirée, ces mots: _C'est crevant, mon cher!..._ Très +troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des +informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des +artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces +paroles: _C'est un triomphe!..._ + +Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste. +Elle me réconforta complètement. + +Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on +donnait _Hérodiade_ et _Manon_. + +Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec +deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des _Deux +Cortèges_, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta +un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu: + +«Cinquième du _Cid_ remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue. +Artistes souffrants.» + +Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un évanouissement qui +se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis. + +Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort? + +Au bout de trois semaines, cependant, le _Cid_ reparut sur l'affiche, et +je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont +témoigne, entre autres, la lettre suivante: + + + «MON CHER CONFRÈRE, + + «Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous + applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne + revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour + qu'on donne le _Cid_ ce jour-là, _vendredi 11 décembre_. + + «Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère. + + «H. D'ORLÉANS.» + +Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R. +le duc d'Aumale! + +Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées +au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat, +Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante +dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et +comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans +prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans +la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument +séduits par la parfaite bonhomie avec laquelle le prince contait les +choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au +bivouac, au milieu de nos soldats! + +Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements +d'exquise familiarité. + +Et _le Cid_, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière. + +En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911, +au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux: + +«Hier soir, la représentation du _Cid_ fut des plus belles. Une salle +tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle oeuvre de M. +Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile +du ballet, Mlle Zambelli.» + +Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de +cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris +par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante +Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent +professeur au Conservatoire. + + + + +CHAPITRE XVII + +VOYAGE EN ALLEMAGNE + + +Le dimanche 1er août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre +_Parsifal_, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition +de ce _miracle unique_, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la +Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à +l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la +ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle, +dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui +m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable. + +Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité +différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar. +Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Goethe +avait conçu son immortel roman, _les Souffrances du jeune Werther_. + +Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le +plus ému. Me voir dans cette même maison, que Goethe avait rendue +célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna +profondément. + +--J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible +et belle émotion que vous éprouvez. + +Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le +temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de +Goethe. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit +de l'aphorisme _traduttore traditore_, qui veut qu'une traduction +trahisse fatalement la pensée de l'auteur. + +J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous +entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en +Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes +que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des +étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux +cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en +porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes. + +Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique +atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais +m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les +sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet, +que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces +luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond jettera +Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après +cette lecture palpitante des vers d'Ossian: + +«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je +suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me +flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain +viendra le voyageur; son oeil me cherchera partout, et il ne me +trouvera plus,..» + +Et Goethe d'ajouter: + +«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots; +il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir. + +«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du +projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui +serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui +avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.» + +Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux +yeux. + +Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner! +C'était _Werther_! C'était mon troisième acte. + +La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la +fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que +j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives +passions! + +Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément +éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé _Phoebé_, et +les hasards m'amenèrent à écrire _Manon_. + +Ce fut ensuite _le Cid_ qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de +1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes +d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'_Hérodiade_, +Paul Milliet, pour nous mettre décidément à _Werther_. + +Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?), +mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux +Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de +plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai +m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle, +et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire +était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann +chez le plus renommé antiquaire. + +Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer +habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il +comprenait Goethe, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que +je m'occupe enfin de cet ouvrage. + +Comme on me proposait un jour d'écrire une oeuvre lyrique sur _la Vie +de Bohème_, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune +manière, de refuser ce travail. + +La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans +son oeuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre, +celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il +eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde +spécial que lui-même a défini, qu'il nous a fait parcourir à travers +mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait +pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de +pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient +pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il +possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais +sourires, le cri du coeur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il +chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son +violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme +comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs. + +Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la +veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis, +où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant +entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note +comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement? + +J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le +Schaunard de _la Vie de Bohème_), lequel, voyant Murger manger de +magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit +en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!» + +Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il +me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de +_la Vie de Bohème_. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais +tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que +le moment n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de +chanter ce roman si vécu. + +Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me +rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre +Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies, +est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de +son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage. +O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus +de cinquante ans!... + + * * * * * + +L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais +obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à +auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages +du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion. +J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je +tombai épuisé... anéanti! + +Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit: + +--J'espérais que vous m'apporteriez une autre _Manon_! Ce triste sujet +est sans intérêt. Il est condamné d'avance... + +Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, +surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que +l'ouvrage soit aimé! + +Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du +claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le +soir de l'audition de _Manon_... J'avais la gorge aussi sèche que la +parole; je sortis sans dire un mot. + +Le lendemain, _horresco referens_, oui, le lendemain, j'en suis encore +atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement +détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes +dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre +directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre +six années dans le silence, dans l'oubli. + +Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté _Manon_; la +centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La +capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des +plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de +me demander un ouvrage. + +C'est alors que je proposai _Werther_. Le peu de bon vouloir des +directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition. + +Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction +ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur +d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à +l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra. + +Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et +éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste +salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils. +Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des +panneaux; dans le un piano à queue. + +Tous les artistes de _Werther_ se trouvaient réunis autour du piano, +lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous +voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent +en s'inclinant. + +A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie--à +laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade--je +répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout +tremblant, je me mis au piano. + +L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de +mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans +cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les +larmes me venir aux yeux. + +A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler. +L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare, +l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les +nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement: + +--_Ia! Göttlicher Mann!..._ (Oui, homme aimé de Dieu!...) + +La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à +midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils +d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet +mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient +venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au +milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment +reçu de la plus flatteuse et exquise manière. + +Les représentations qui suivirent devaient être la consécration de +cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par +les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck. + +En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de +l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda _Werther_, et +cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier. + +La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et +Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt +et l'éditeur Charpentier. + +Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune +artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre +que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de _la +Reine de Saba_, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui +prenant les mains: + +--Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté. + +Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à +l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod: + + + «CHER AMI, + + «Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe + dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des + Français.» + +Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi +envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra: + + + «AMICO MIO, + + Deux yeux pour te voir, + Deux oreilles pour t'entendre, + Deux lèvres pour t'embrasser, + Deux bras pour t'enlacer, + Deux mains pour t'applaudir, + + et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton + _Werther_ est joliment tapé,--savez-vous? Je suis fier de toi et de + ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi. + + «CARLO.» + +En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de +nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût +merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette oeuvre +au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation. + +Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque: +Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui +créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle +Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et... +d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms. + +A la reprise, due à M. Albert Carré, _Werther_ eut la grande fortune +d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément +et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet +ouvrage. + + + + +CHAPITRE XVIII + +UNE ÉTOILE + + +Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique. + +On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre +dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en +fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait, +avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes. + +Hartmann lui offrit deux ouvrages: _Le roi d'Ys_, d'Édouard Lalo, et mon +_Werther_, en souffrance. + +J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le +jour à cet ouvrage. + +Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en +dire. + +Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande +famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il +m'arrive--le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de +penchant pour ce genre de distractions--l'on était, cependant, si +gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon +refus. Il m'avait semblé que mon coeur affligé devait y rencontrer un +dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?... + +J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique +d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un +diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me +sembla-t-il, les limites. «_Est modus in rebus_,--en toutes choses il y +a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très +ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière, +l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...» + +Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui +s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire +quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est +qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure +de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain, +l'anglais, l'allemand, le français. + +Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore? + +Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir +ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur +diplomate: + +_Le monsieur._--Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle +Orphéa? + +_La dame._--La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en +détresse?... + +_Le monsieur_ (insinuant).--Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que +les sons pour effacer les peines du coeur? + +_La dame._--Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase +brisé. + +_Le monsieur_ (poétique).--Un _nocturne_, sans doute... + +Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt +de cours. + +Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire +un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames, +vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites. + +Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même +instant, je leur fus présenté. + +La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en +beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent +nous en envoie la République étoilée. + +«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé, +on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir +l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge +suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes +soeurs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux +aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en +blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!» + +Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano. + +«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce +serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!» + +Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna +d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit», +de _la Flûte enchantée_. + +Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois +octaves en pleine force et dans le pianissimo! + +J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se +rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se +manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire +que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste +une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient +lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières +au théâtre. + +Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter +l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille. + +Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une +artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou +non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me +remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour +l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu +dans deux ans, en mai 1889.» + +Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux +que je m'écriai, dans un élan de profonde conviction: «J'ai l'artiste +pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle +Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau +que vous m'offrez!» + +C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM. +Alfred Blau et Louis de Gramont. + +Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon +égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl +Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour +ses représentations. + +La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon +entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs +et costumiers suivant mes propres conceptions. + +Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M. +Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers +que lui donna _Esclarmonde_. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut +représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle +de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année. + +Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl +Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert. + +L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque +j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie +avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer _Esclarmonde_. +C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique, +où elle triomphait depuis plusieurs mois. + +Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste, applaudie par +tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si +brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un +instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province +arrivaient les échos des succès remportés, dans _Esclarmonde_, par des +artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de +Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon. + +_Esclarmonde_ devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare +et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à +Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre. + +Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je +rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine +beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à +l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient +avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus +magnifiquement douées que j'aie connues. + +Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir +l'interprète ardente de plusieurs de mes oeuvres; mais aussi, pour +nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des +artistes qui réaliseront votre rêve! + +C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'_Esclarmonde_, je lui +consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme +en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir +de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices. + + * * * * * + +Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa +sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure! +Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir. + +Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les +premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui +avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses +séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime, +Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la +belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui +resteront: + +--_Elle était aimée!_ + +Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire +de celle qui n'est plus?... + +Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits +rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire +_Esclarmonde_. + +Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et +j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux +d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac +de Genève, et que sa _Fête des vignerons_ a rendue célèbre. Je l'avais +entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses +environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout +de ce que j'en avais lu dans _les Confessions_ de Jean-Jacques Rousseau, +qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de +Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse +petite cité l'a suivi dans tous ses voyages. + +Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre +de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à +un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des +excursions sur le lac. + +En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas. +Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord, +et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car +je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes: + + + «Illiec, lundi 20 août 1888. + + «Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée + ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière. + Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent, + mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux + jours! + + «C'était trop peu!... + + «Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir? + + «Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez + content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je + voudrais pouvoir en dire autant. + + «A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au + mien!... + + «Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps + interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma + solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris. + + «Je vous envoie les affectueux souvenirs de Mme Ambroise Thomas, + et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la + main. + + «De tout coeur à vous. + + «AMBROISE THOMAS.» + +Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir. + +Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois soeurs habitaient aussi le +Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais +travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans +la journée. + +N'attendant pas que mon esprit soit en friche après _Esclarmonde_, et +connaissant mes sentiments attristés au sujet de _Werther_, que je +persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction, +d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en +était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand +sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: _le Mage_. + +Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de +l'ouvrage. + +Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a +dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au +courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je +trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il +choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il +m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du _Mage_. + +P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus +dévoué des amis. Il monta l'ouvrage avec un luxe inusité. Je lui dus +une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM. +Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon +féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri. + +L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à +avoir plus de quarante représentations. + +D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait +sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège. +Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre +directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à +E. Bertrand, lors de l'apparition de _Thaïs_, dont je parlerai. + +A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me +reviennent à la pensée. Les voici: + + Le «Mage» est loin, «Werther» est proche, + Et déjà «Thaïs» est sous roche; + Admirable fécondité... + Moi, voilà dix ans que je pioche + Sur le «Capucin enchanté». + +Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette +oeuvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un +sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de +l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse. + + + «Acte premier et unique! + + «La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une + taverne fameuse. Entre par la droite un capucin. Il regarde la + porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir + le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on + veut. Tout à coup, on voit ressortir «le _capucin_... _enchanté_... + enchanté certainement de la cuisine!» + +Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de +l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!! + + + + +CHAPITRE XIX + +UNE VIE NOUVELLE + + +L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie +une profonde répercussion. + +Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa +d'exister. + +Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle? +Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout +marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus +grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison +Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des +enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu. + +J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui +confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de _Werther_, et la +partition d'orchestre d'_Amadis_. A côté de ses valeurs, il mit donc à +l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites. + +Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de _Werther_; peut-être +apprendrez-vous un jour celle d'_Amadis_, dont le poème est de notre +grand ami Jules Claretie, de l'Académie française. + +Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon +labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait +_Manon_? Où échouerait _Hérodiade_? Qui acquerrait _Marie-Magdeleine_? +Qui aurait mes _Suites d'orchestre_? Tout cela agitait confusément ma +pensée et la rendait inquiète. + +Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un +coeur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé, +autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation. + +Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la +grande maison le _Ménestrel_, devaient être mes sauveurs. Ils allaient +être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie +passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les +risques de l'aventure ou du hasard. + +Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix +considérable. + +En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième +anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais +cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la +gratitude émue que je leur en conserve. + +Que de fois j'étais passé devant le _Ménestrel_, enviant, sans aucune +pensée hostile, d'ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés +de cette grande maison! + +Mon entrée au _Ménestrel_ devait inaugurer pour moi une ère de gloire, +et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les +satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au +coeur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle. + + * * * * * + +Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de +l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré. + +Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en +1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle +exprimait bien sa résignation attristée: + + + «MON CHER MAITRE, + + «J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies + artistiques. _Manon_ y tient une première place... + + «Ah! le beau diamant! + + «LÉON CARVALHO.» + +Sa première pensée fut de reprendre _Manon_, qui avait disparu de +l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut +lieu au mois d'octobre 1892. + +Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au +théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait _Esclarmonde_ et +_Manon_. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre _Manon_, +à Paris. _Manon_ qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et +qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763e représentation. + +Au commencement de cette même année, on avait joué _Werther_, à Vienne, +et un ballet: le _Carillon_. Les collaborateurs applaudis en étaient +notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de +Roddaz. + +Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que +mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre +visite au _Ménestrel_. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un +superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes +artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me +proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, _Thaïs_. + +La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de _Thaïs_, je voyais +Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage +pour ce théâtre. + +A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de +laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma +femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur +j'avais déjà composé de l'ouvrage. + +J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat +angora gris, au poil long et soyeux. + +Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre +laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité, +venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque +sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre +un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait, +il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser! + +Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi +les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui +remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire +impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis +quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens +et de chats, ses grands amis. + +«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable +comtesse est un vrai mécène pour les artistes. + +L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux +verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de +travail! + + * * * * * + +Je terminai _Thaïs_, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien +n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël +qui flambaient dans la cheminée. + +A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un +monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas +cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les +auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes +répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que, +volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude +de ne pas sortir le soir. + +A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses +soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main +droite. J'en avais quelque inquiétude. + +A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce +praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le +bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli +chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en +venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa +barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle +blanche.» + +Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas +répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire: + + «Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de + foi! + + «A. DUMAS.» + +Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés. + +Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit _le +Portrait de Manon_, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais +déjà la poésie: _les Enfants_. + +De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa +chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes +circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique +de leur fils, Henri Cain. Son succès de _la Vivandière_ s'affirmait de +plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant +du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut +un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui +ne se souvient de ce chef-d'oeuvre: _le Tasse_? + +Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs +d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs, +et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du +premier acte du _Tasse_. + +Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La +Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait +m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre +cité des papes. + +Nous habitions l'excellent _Hôtel de l'Europe_, place Crillon. Nos +hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent +pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais +besoin de tranquillité, écrivant alors _la Navarraise_, l'acte que +m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri +Cain. + +Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux, +avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un +lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et, +parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras. + +Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui, +immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance +de l'idiome poétique du Midi. + +Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que +sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il +montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances +générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste! +En le voyant, nous nous rappelions cette _Belle d'août_, poétique +légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de +_Mireille_, et tant d'autres oeuvres encore qui l'ont rendu célèbre. + +Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien +en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier, +_gentleman farmer_, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela, +plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le +brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron. + +Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant +des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et +grand poète. + +L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de _Thaïs_, +à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour +l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans +_Manon_, trois fois par semaine. + +Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici: +Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée +aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à +l'avance Carvalho. + +Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard +nous avisa qu'il allait jouer _Thaïs_ à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson! +«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à +répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit +Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le +méritais! + +_Thaïs_ eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du +rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui +avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi +de même pour celui qui lui était dévolu. + +Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle +déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs +d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son +cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes. +Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous +le devions à une vitrine du musée Guimet. + +La veille de la répétition générale de _Thaïs_, je m'étais échappé de +Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler +et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que +je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent +forcément sur toute oeuvre, quand elle affronte pour la première fois +le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses +préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une oeuvre +ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme; +aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en +aborder l'obscur mystère! + +Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et +Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré. +Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient +long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!... +C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être +la représentation. + +Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce +n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger; +qu'à l'Opéra lui-même _Thaïs_ a depuis longtemps dépassé la centième. + +Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de +découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me +douter que je serais destiné à revoir cette même partition de _Thaïs_, +datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le +pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle +artiste n'est plus depuis longtemps?... + +Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui +avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant +que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la +soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un +ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau +tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet. + +Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et +Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix +et Mastio le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de +Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage +à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier +voyage en Italie jusqu'à ce jour. + + + + +CHAPITRE XX + +MILAN-LONDRES-BAYREUTH + + +Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels +il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent +toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable +Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus +délicates et les plus affectueuses. + +Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du +bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que +d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères +italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des +amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres. + +J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres, +tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à +Paris, mais alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation +qu'ils devaient se créer un jour au théâtre. + +A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur +Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein +de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants +souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre +Puccini. + +J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux +débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et, +quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était +évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter _crescendo_! +Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante +fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir, +surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il +neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver +était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de +mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui, +tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri +sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je +regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je +pensais à leurs soeurs de la place Saint-Marc, si jolies, si +familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant. + +J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis +à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus +qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce jour-là, +dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et +je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité +d'apparence étonnante, que j'avais achetée--qu'on se rassure, elle était +en carton--chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif, +j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès +peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le +repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne +songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être +succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire +honneur dans cette opulente maison! + +En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète +de _Sapho_ la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911, +elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale +carrière. + +J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer _Thaïs_ à Milan. Sonzogno +m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me +souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, _al +teatro lirico_ de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix +chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la +porta aux nues. + +Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan». +Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre +à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était +demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à +queue du grand maître était encore là, et, sur la table dont il se +servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore +imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière +qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait +distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me +froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer, +c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et +emportés comme des reliques. + +Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à +nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le +joug d'autrefois! + +Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la +_Somnanbula_ et de la _Norma_, Verdi, l'immortel créateur de tant de +chefs-d'oeuvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec +une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de +tous les théâtres du monde. + +Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la +carte de ce grand homme, _avec ses affections et ses voeux_. + +Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce +maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles. + +«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année. +Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et +de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais +une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de +la couronne du génie latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler +cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné +contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la +musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître, +l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait +chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui +viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la +Méditerranée.» + + * * * * * + +Pour ajouter encore à mes souvenirs de _Thaïs_, je rappellerai ces deux +lettres qui devaient me toucher si vivement: + + + «1er août 1892. + + «...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée _Thaïs_, et + comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous + n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la + traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il + vous la rendra vierge encore. + + «Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet, + qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix. + + «GÉROME.» + +Cette statuette polychrome, oeuvre de mon illustre confrère, avait été +désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais +_Thaïs_. J'ai toujours aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole +de l'ouvrage qui m'occupait. + +La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de _Thaïs_ à +l'Opéra: + + + «CHER MAITRE, + + «Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre + _Thaïs_. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. _Assieds-toi + près de nous_, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté + charmante et grande. + + «Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel + vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre + les mains avec joie. + + «ANATOLE FRANCE.» + + * * * * * + +A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden». +D'abord pour _le Roi de Lahore_, ensuite pour _Manon_, jouée par +Sanderson et Van Dyck. + +Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de _la Navarraise_. +Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon. + +Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand +honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec +elle, lors des répétitions de _Sapho_ à Paris. + +A la première représentation de _la Navarraise_ assistait le prince de +Galles, plus tard Édouard VII. + +Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux, si +enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne +paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais +non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le +directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du +public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de +fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!» + +C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à +dire»!!! + +Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi +qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des +théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation +de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus +charmant et le plus précieux. + +J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir +à Windsor lui jouer _la Navarraise_, et je sus qu'on avait improvisé +dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus +pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor +fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes +chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter. + +Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda _la Navarraise_ à Londres (20 +juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté _le Portrait de Manon_, un +acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par +Fugère, Grivot et Mlle Lainé? + +Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de _Manon_. Le sujet +me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et +d'un souvenir très poétique de Manon morte depuis longtemps. + +Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir _les +Maîtres Chanteurs de Nuremberg_. + +Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme +titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout +en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth, +que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une +petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise, +appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand +et il s'était proposé pour faire la traduction française du +_Tannhæuser_. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour +mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique. + +Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au +piano les fragments de ce chef-d'oeuvre, si maladroitement méconnu +alors et depuis tant admiré du monde entier. + + + + +CHAPITRE XXI + +VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS + + +Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel +Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu. + +Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les +différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir. +Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: _Cendrillon_. + +Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi +pour y travailler pendant l'été. + +Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable +valeur historique. + +Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la +rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée +de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui +nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes et magnifiques +plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de +vue. + +La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait +habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au +parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et +le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable, +écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus +parfaite actrice du monde»,--cette femme, splendide entre toutes, avait +abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien +exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux +posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld +et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante +compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe +lui ait dédié une oeuvre sans doute admirable, par le style, mais +considérée encore comme l'oeuvre la plus complète de l'érudition +moderne. + +Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys +auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres +de notre petit château. + +Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement +sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un +chef-d'oeuvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle. + +Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, +et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de +style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait +de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de +mes partitions d'orchestre. + +C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho. +Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil +profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le +plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon +directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il +était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir +l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner +à son nom. + +Carvalho était venu me demander d'achever la musique de _la Vivandière_, +cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de +santé faisait craindre qu'il ne pût terminer. + +J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin +Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de +son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de +laisser Benjamin Godard achever son oeuvre. + +Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait +quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la +gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un +seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on +montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la +portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables +rossinantes, y étaient attelés. + +Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique, +pour l'avoir autrefois rencontré au bois de Boulogne promenant ses +propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point +ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par _décorum_, on me +permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au +vocabulaire zoologique. + +Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne +retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à +l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se +soient quelque peu prolongés! + + * * * * * + +Carvalho décida de donner _la Navarraise_ à Paris, à l'Opéra-Comique, et +l'ouvrage passa au mois de mai 1895. + +J'allai terminer _Cendrillon_ à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes +absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants +pour nous. + +Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours, +pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de +l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient _la Navarraise_. La +protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison +Frandin. + +Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette +ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite. + +En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il +habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte +clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs +d'enthousiasme et de gloire: VERDI. + +Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa +bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à +toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher. + +Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable, +causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher, +puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes, +et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette +illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses +flottes victorieuses. + +En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant +que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...» + +Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin +sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils +dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle +renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je +voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara +qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son +travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique +plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture, +après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure. + + * * * * * + +En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion, +que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade. + +Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver le froid pour aller +assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le +terrible et superbe prologue de _Françoise de Rimini_. + +On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas. + +Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait +pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel +ouvrage. + +Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans +l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne +devait plus se lever... + +Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait +de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré +maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les +dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête, +et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. _Mourir par un aussi +beau temps!..._ fit-il, et ce fut tout. + +Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes, +dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la +loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant +vingt-cinq ans. + +Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la +_Société des auteurs et compositeurs dramatiques_. Je la commençais en +ces termes: + +«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à +terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: +«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi, celui qui +repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille +qu'après leur mort. + +«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve +d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de +bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête +pour le bien regarder en face?...» + +A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla +s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et +maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que +j'aurais tout le temps de pleurer! + +Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards +d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au +Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus +convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors +était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la +tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu, +depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire +perpétuel, et l'élu de l'Académie française. + +La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers +enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie +de théâtre, qui réclamait tout mon temps. + +En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus, +les mêmes excuses. + +Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au +Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette +situation que parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que +j'aimais tant. + +Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans +les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de +l'Auvergne. + + + + +CHAPITRE XXII + +DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!... + + +L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé +à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant +l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse +Daudet: _Sapho_. + +J'étais parti pour les montagnes, le coeur léger. Pas de direction du +Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans! +J'écrivis _Sapho_ avec une ardeur que je m'étais rarement connue +jusqu'alors. + +Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit, +de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère +enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en +voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses +sites, mais alors encore trop ignoré. Nous allions silencieux. Le seul +accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le +long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois, +c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme +de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs +escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient +nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs +cris aigus et perçants. + +Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages +s'accumulaient. + +J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à +l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que +j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux! + +Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma +carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que +je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail: +_Marie-Magdeleine_, _Werther_, _Sapho_ et _Thérèse_. + +Au commencement de septembre de cette même année se place un incident +assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la +population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir +passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les +avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de +partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne +semble pas exagéré. + +Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis +également; notre appartement était resté vide. Nous étions chez des +amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège +fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment +était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts, +nous rentrâmes à la hâte. + +Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de +l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs +dehors. C'était ça! on nous cambriolait!... + +Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes, +dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre +temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous +mîmes tous à rire, et du meilleur coeur, de cette bien curieuse +aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient +naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient +un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination, +voilà bien de tes fantaisistes créations! + + * * * * * + +La maquette des décors et les costumes de _Cendrillon_ avaient déjà été +préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris, +il donna le tour à _Sapho_. + +Avec l'admirable protagoniste de _la Navarraise_, à Londres et à Paris, +nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon +(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri +Cain) et M. Leprestre, mort depuis. + +J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant la musique +de _Sapho_, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur +Bernède en avaient très habilement construit le poème. + +Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus +séduisantes. + +O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable! + +Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions, +ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous +affectionnait tant. + +Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano. + +Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant +presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa +belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa +myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels +parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie. + +Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma +femme et moi connûmes alors. + +Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première +répétition de _Sapho_, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant +ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter. + +Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897. + +La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première +distribution, m'apporta le billet suivant: + + + «MON CHER MASSENET, + + «Je suis heureux de votre grand succès. + «Avec Massenet et Bizet, _non omnis moriar_. + «Tendrement à vous. + + «ALPHONSE DAUDET.» + +J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à +la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne +sortait déjà plus ou très rarement. + +Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore. + +Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les +coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui +portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des +lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa +gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté. + +Son état ne laissa pas que de m'inquiéter. + +Combien étaient fondés mes tristes pressentiments! + +Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain. + +Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont +l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière +heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable +horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles. + +Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui +éclatait en sanglots, derrière le char funèbre, faisait peine à voir. +Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant +cortège. + +Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à +Sainte-Clotilde. _La Solitude_ de _Sapho_ (entr'acte du 5e acte) fut +exécutée pendant le service, après les chants du _Dies iræ_. + +J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la +foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était +comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs +et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie. + +Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma +dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant +des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches +d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel +bonheur intime cela lui valait. + + * * * * * + +_Sapho_, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour +Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter. + +Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le +propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très +affairées. + +J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris +que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et +une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom, +avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans +cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho avait +dû suspendre le cours de ses représentations. + +Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste? + +Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au +théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive! + +Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert +Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été, +jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts. + +Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus +tard, reprendrait _Sapho_, avec la si belle artiste qui devint sa femme? + +Oui, ce fut elle qui incarna la _Sapho_ de Daudet, avec une rare +séduction d'interprétation. + +Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin. + +Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un +nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec +enthousiasme. + +_Sapho_ fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette +Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck. + +Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de +vérité. + +Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage! + +Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut _l'Ile du +Rêve_, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que +la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a +aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses! + +Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer +trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque +imagée: + +«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en +avait assez et qui filait...» + +Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également, +celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz: + +«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!» + +Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le +plus vieil ami de Reyer. + + * * * * * + +Je retrouve ce mot de l'auteur de _Louise_, que j'avais connu, enfant, +dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une +familiale affection: + + + «Saint-Sylvestre, minuit. + + «CHER MAITRE, + + «Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit + par _Sapho_, et la première heure d'une année qui finira par + _Cendrillon_. + + «GUSTAVE CHARPENTIER.» + +_Cendrillon_ ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup +sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot +suivant de Gounod: + +«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier beau succès. +Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous +suivre.» + +Ainsi que je l'ai dit, la partition de _Cendrillon_, écrite sur l'une +des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault», +était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à _Sapho_, sur +la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré, +m'annonça son intention de donner _Cendrillon_, à la saison la plus +prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore. + +J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait +vécu, et j'y étais tout à mon travail de _la Terre promise_, dont la +Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois +parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la +terrifiante nouvelle de l'incendie du _Bazar de la Charité_. Ma chère +fille y était vendeuse!... + +Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos +vives alarmes. + +Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que +l'héroïne de _Perséphone_ et de _Thérèse_, celle qui fut aussi la belle +«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au +comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou +treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue, +derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre +personnes. + +Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un +enfant. + +Puisque j'ai parlé de _la Terre promise_, j'en eus une audition bien +inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien et le critique si écouté, le +compositeur grandement applaudi d'un _Tasse_ représenté à Monte-Carlo, +me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec +un orchestre et un personnel choral immenses. + +La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche, +coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se +terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de +la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le +formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les +retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal. + +J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande +tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait +l'honneur de nous inviter. + +Ce fut le 15 mars 1900! + + * * * * * + +J'en reviens à _Cendrillon_. Albert Carré avait monté cet opéra en +créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse! + +Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme +Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie +Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra +artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya +le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains, +que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris, +pour échapper à la «générale» et à la «première». + +Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises, +suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en +donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose +curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en +particulier, fit à _Cendrillon_ un très bel accueil. A Rome, cette +oeuvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De +l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte: + +«CENDRILLON _hier, succès phéno ménal._» + +Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau +expéditeur!... + + * * * * * + +Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande +Exposition. + +J'étais à peine remis de la belle émotion de _la Terre promise_, à +Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à +l'Opéra, à des répétitions du _Cid_, qu'on allait bientôt reprendre. La +centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année. + +Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés +du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples +s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient, +toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y +contrastaient. + +Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et +ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le +soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du +jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais +magnifique élevé par notre cher et grand Charles Garnier aux +manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse. + +Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de +mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister, +dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu, +en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation. + +Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le +soir de la centième du _Cid_, avec un enthousiasme délirant. Au rappel +du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa +loge, malgré ma résistance... + +Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le +superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre. + + + + +CHAPITRE XXIII + +EN PLEIN MOYEN AGE + + +Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation +que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la +pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être +revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres +angoisses de la vie. + +J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps +et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature, +la grande consolatrice, dans son calme solitaire. + +J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée +de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte. +Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du +chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un +rouleau: «Oh! non, fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur +une pièce de théâtre... + +Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui +voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en +cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris +et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire, +cependant, que j'en eusse. + +Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à +peu,--je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien +que je finis par ressentir une véritable surprise,--ce devint même, +l'avouerai-je, de la stupéfaction! + +--Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition +muette de la Vierge! + +Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments +étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir +mettre à la scène _Manon_, _Sapho_, _Thaïs_ et autres aimables dames? +C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des +femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se +serait montrée charitable au jongleur repentant! + +A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant +l'oeuvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la +littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le +manuscrit. + +M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce +mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom +et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler +que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage. + +Le titre de _Jongleur de Notre-Dame_, suivi de celui de «miracle en +trois actes», me mit dans l'enchantement. + +Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même +moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper +mon travail de l'atmosphère rêvée. + +La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à +mon inconnu. + +Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis. + +On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur +n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à +Lyon, où il occupait une chaire de philosophie. + +Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite +gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre, +nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse, +je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre +cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du +_Jongleur de Notre-Dame_. + +A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse +l'étreignait... + +Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu, +maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous +être joués? + +La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la +blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union +elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous +redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!... +comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur. + +L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la +veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions +dans notre ouvrage. + +N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais +satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle +ou telle scène... + +Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la +vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords +de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si +je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans +cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église +aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si, +dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de +notre _Jongleur de Notre-Dame_? Ne serait-ce pas un moment divin dont +l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes +notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les +chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent. + +Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes. + +L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année +suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de +jouer l'ouvrage. + +Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y +pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg. + +J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur +si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre. + +Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le +prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au +théâtre de Monte-Carlo. + +_Le Jongleur de Notre-Dame_ était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que +Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter +l'oeuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et +artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du +Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit +l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement. +L'oeuvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent +lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg. + +En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous +rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort +affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode +de celle que nous quittions! + +Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous +la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions +enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle +Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même! +C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!... + +Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces +jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce +décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par +la flore des tropiques? + +Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle, +révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses +intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré. + +En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé, +arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre +famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes, +ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente +demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté. +Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous +parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence, +cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous +avait accueillis. + +La première du _Jongleur de Notre-Dame_ eut lieu à l'Opéra de +Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes +superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique. + +Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que +l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison. + +Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du +_Jongleur de Notre-Dame_, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette +distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard. + +L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la centième, et je puis +ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes _le Jongleur de Notre-Dame_ +est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs +années. + +Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur +fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste +admirée à Paris comme aux États-Unis! + +Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter +le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de +la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je +m'incline et j'applaudis. + +Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme +Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant +applaudie au Théâtre-Français, _Grisélidis_, d'Eugène Morand et Armand +Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes +voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap +d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne +propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et +si heureusement _Villa Soleil_, et qu'il destinait aux journalistes +accablés par la misère et par l'âge. + +Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles +blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil +du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de +myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses, +imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de +la Côte d'Azur et de la Riviera, le long des côtes dentelées de +l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique +Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la +Provence le salut lointain de la cité phocéenne. + +Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous +eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en +pleine jouissance d'une santé parfaite! + +Ayant parlé de _Grisélidis_, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages +libres, celui-ci et _le Jongleur de Notre-Dame_, mon éditeur en +entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur _Grisélidis_. Ce fut +le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, _le Jongleur de +Notre-Dame_ fut représenté à Monte-Carlo en 1902. + +_Grisélidis_ prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à +l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901. + +Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne +parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis; +il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut +extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux +dans celui d'Alain. + +J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait. + +Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et +chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les +croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé +d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la +délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce +grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre +même. Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis, +devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule +le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa +tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite +cabotine! + +Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et +historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin +de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis +fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon! + +Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille! + +Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon +vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante! +Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me +laisser mourir avant de voir _Grisélidis_ à l'Opéra-Comique?...» Il +devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène +Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste. + +Alors que je travaillais à _Grisélidis_, un érudit tout féru de +littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de +cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là, +travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti. + +Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions +réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait +l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son +opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant +hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait. + + + + +CHAPITRE XXIV + +DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE + + +Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure +toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était _le Chérubin_, de +Francis de Croisset. + +J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué +n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce. + +Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la +glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse +Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous +établîmes nos accords. + +Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux +_Chérubin_. + +J'en écrivis la musique à Égreville. + +En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de +tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne--vous +savez, mes chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos +grands-parents--mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui +s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne +serons plus là... + +Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents, +qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser +l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et +tendre fraîcheur dans les étés brûlants. + +Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions +tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance! + +Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les +frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient +jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et +vous ne le voudrez pas!... + + * * * * * + +S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en +musique de _Chérubin_, et se souvenant de ce _Jongleur de Notre-Dame_, +qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais +respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en +donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan +j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me +retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions +conservé de si impérissables souvenirs. + +Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite +Carré,--l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,--et le rôle du +philosophe fut rempli par Maurice Renaud. + +Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se +prolongea, grâce aux acclamations et aux _bis_ constants dont on fêta +les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une +atmosphère du plus délirant enthousiasme. + +Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements +que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand +nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si +haute et si belle. + +Henri Cain, qui, pour _Chérubin_, avait été mon collaborateur avec +Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la +musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: _Cigale_. + +L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse +Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima +en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière! + +De ceux qui assistèrent aux répétitions de _Cigale_, je fus, certes, +celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort +attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange, +avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de +Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain. + +Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, _Chérubin_ fut +représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant, +l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En +paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée +que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait +ajouter un nouveau succès à tant d'autres déjà obtenus par cet artiste, +et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme +Vallandri. + + * * * * * + +Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien +dit encore d'_Ariane_, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant +plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que +lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'_Ariane_, pas +davantage que de _Roma_, dont j'avais écrit les premières scènes en +1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la _Rome +vaincue_, d'Alexandre Parodi. + +A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de _Roma_ sont en +répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis +déjà trop... A plus tard!... + +Je reprends donc le courant de ma vie. + +_Ariane!_ _Ariane!_ l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si +élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de +Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés? + +Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel +m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'_Ariane_. + +Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes +d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon coeur et de ma +pensée avant de connaître le premier mot de la première scène! + +Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle +Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de +ce grand lettré et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus +parfait talent. + +Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon +coeur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai +dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à +torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes +d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être. + +Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur, +pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles +attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur +Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes! + +Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de +notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile +réveilla les échos de ce paisible pays. + +N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, _Coelo tonantem Jovem_, comme +eût dit Horace, le délicat poète des _Odes_? Un instant je pus le +croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,--surprise entre toutes +agréable--lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre +deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas +moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix +amies. + +L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit +architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en +étais d'_Ariane_, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra? + +On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses +meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du +premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre +noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était +toute la partition terminée. + +Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'oeuvre et le fromage du +dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je +déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en +charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du +propriétaire. + +Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et +dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le +feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de +l'interprétation. + +Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique +Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du +tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra, +nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des +Enfers. + +Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs. + +En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante +dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit +une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le +montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons +échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!» + +Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux, +enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils +vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères +espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais. + +Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai. + +Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux. +Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans +un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche +remplie. + +On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces +poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon +l'expression d'Alphonse Daudet. + + * * * * * + +Je place ici un détail concernant _Ariane_. On verra qu'il ne manque pas +d'importance, au contraire. + +Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques +jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui +racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux +Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa soeur Phèdre, et comme +je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant, +bon papa, nous allons être aux Enfers?» + +La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation +si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange, +presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la +suppression de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver +et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans +les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de +Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui +lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir +la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la +main.» + + * * * * * + +Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation +que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon +dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14 +décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister +aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la +première fois en Italie, on avait monté _Ariane_. L'ouvrage avait une +luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande +artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout +le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre, +faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers. +Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses, +cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir +dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans +ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son coeur, +comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé, +qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps +disparues, au cher adoré qu'enfin l'on retrouve, il n'y a pas loin! +Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste +sourit; avait-elle compris?... + + * * * * * + +_Ariane_ donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant +appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire +_Thérèse_, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera +court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.» + +Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard. + +J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à +chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de +sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil, +nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard! + +Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos +artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la +mort, pendant 36 heures!... + +L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant +nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions +pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos +artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter, +généralement, en octobre et passer à la fin du mois. + +Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut +lieu le 31 octobre 1906. + +Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques +de presse, était devenu mon plus ardent collaborateur, et, chose digne +de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la +déclamation de ses beaux vers. + +Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au +théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette +estime dans laquelle il me tenait. + +Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique +dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se +poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième. + +A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de +fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait +pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.--Non! exclama son +interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez +toujours bissé l'air des roses! + +Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je +dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de +cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante. + + * * * * * + +Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages +étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque +de mes débuts! + +Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de +vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des +paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux +fond de _la Favorite_; pour le second, deux châssis de _Rigoletto_, +etc., etc.» + +Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la +veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me +prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire +qu'il est toujours _tombé_ au troisième acte!» + +Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une +prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait +notre basse, descend _tellement_ qu'on ne peut pas trouver la note sur +le piano!...» + +Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes. +Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès. + +Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs +d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage +qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire _Thérèse_. + + + + +CHAPITRE XXV + +EN PARLANT DE 1793 + + +Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du +Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et +charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques +autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le +couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard. + +Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la +horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres +massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement +célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud +et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra +une forme blanche qui errait au loin, solitaire. + +«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins, +si forte et si courageuse auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud, +où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre. + +Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était +Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était +écartée pour cacher ses larmes. + + _Thérèse se révélait déjà..._ + +A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert, +la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante, +la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du +palais de l'Ambassade, rue de Grenelle. + +En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres +de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres +avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de +la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au +caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous +n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi, +ici!...» + +Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à +Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa +surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre +et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit +celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre +bien. Je vous le rends!» + +_Le poème de Thérèse s'annonçait!_ Cette révélation le faisait +pressentir. + + * * * * * + +Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de cette année-là, dans +le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de +l'ouvrage. + +C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales. +On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux +arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu. +Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées, +roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature! +son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées. + +Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de +Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques +pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de +Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied; +leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes +pensées. + +J'étais d'autant plus au coeur de l'ouvrage, dans «les entrailles du +sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me +trouvais, figurait la future héroïne de _Thérèse_. + +Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps +horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me +redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre +avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que +j'avoue aimer profondément. + +Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard +que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été, +aux bords de la mer), je composai la musique de _Thérèse_. + +Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation qui réclamait +impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie, +m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des +Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose +presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée, +avant quatre heures!... + +Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique +déférente. + +Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai +sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf! + +Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû +s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya _illico_ +une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour +un rapide placement. + +O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un +jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous +donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de +plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.» + +_Par pari refertur_, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une +grâce et une obligeance que j'appréciai hautement. + +Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile. +Je parvins cependant à avoir la communication. + +J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne +figurerait pas à l'_Annuaire_. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je +serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument. + +Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet +appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur +la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone. + +Il s'agissait de la dernière scène. + +Je lui téléphonai: + +_Faites égorger Thérèse et tout sera bien._ + +J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris +affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre +abandonné); elle me hurlait: + +_Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la +police. Un crime pareil! De qui est-il question?_ + +Subitement la voix de Claretie: + +_Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je +préfère cela au poison!_ + +La voix du monsieur: + +_Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner! +J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!..._ + +Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux +reparut. + +Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions, +Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble +encore! + +Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté +d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit ma voix jusqu'à celle de +Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre +telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de +l'écrire. + +Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de +Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous +Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce +délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé +devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son +ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration, +le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole», +c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être +habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et +collectionneur. + +Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de _Thérèse_ le +rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette +pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des +marquis d'Hertford. + +La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul +Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo, +nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de +Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait +déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte +d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme +Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel. + +Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir +près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il +écouta quelques passages de _Thérèse_. Il apprit de nous ce détail. Lors +de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable +artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène, +celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la +terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et +clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de +rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre +interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de +transport: «Jamais je ne pourrai _chanter_ cette scène jusqu'au bout, +car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a +sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de +_déclamer_ toute la fin de la pièce.» + +Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements +instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de +Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à +son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue! + +Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur +de Des Grieux. Il voulut ajouter: _toi!..._ avant le _vous_! qu'il lance +en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce _toi_! +n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa +maîtresse? + + * * * * * + +Les premières études de _Thérèse_ eurent lieu dans le bel appartement, +si richement décoré de tableaux anciens et d'oeuvre d'art, que Raoul +Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an; +nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à +minuit. + +Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le +laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère +qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes +espérances. + +Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces +trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne! + +Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de _Thérèse_, à +l'Opéra de Monte-Carlo. + +Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du +prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute +mon admiration. + +Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où +j'avais été appelé, à la fin de la première du _Jongleur de Notre-Dame_, +et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé +lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de +Saint-Charles. + +Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à +la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de _Thérèse_, ma +place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le +séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le +pouvais supposer. + +Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos +trois artistes fut à ce point formidable que ni portes, ni tentures n'y +résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer! + +Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis +étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le +merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier +acte de _Thérèse_, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions +également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du +banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre +appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve. + +Pendant deux années consécutives, _Thérèse_ fut reprise à Monte-Carlo, +et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor +Rousselière et le maître professeur Bouvet. + +Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï, +eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée +océanographique. + +A la représentation de gala, on redonna _Thérèse_, devant un public +composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime, +membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants +du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M. +Loubet, ancien président de la République, étaient là. + +Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un +admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies +étrangères. + +J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui +eut lieu au palais, et à la suite duquel on se rendit au spectacle de +gala dont j'ai parlé. + +Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du +lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si +je n'avais été obligé de garder le lit. + +Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès! + +Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de +me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince +lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me +redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse, +Lucy Arbell. + +Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma +porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes +nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il +savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi. + +Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci: + +On avait représenté _le Vieil Aigle_, de Raoul Gunsbourg, où Mme +Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit +acclamée. _Thérèse_ était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui +avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis +parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait +_Thérèse_, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice. + +Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant +d'autres théâtres qui avaient déjà représenté cet ouvrage, la première +de _Thérèse_ eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et _l'Écho de +Paris_ voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément +merveilleusement présenté. + +Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de _Thérèse_ +fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra, +le dimanche 10 décembre 1911, par l'oeuvre pie, française et +populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami +Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et +bonne. + + * * * * * + +Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit _le Jongleur +de Notre-Dame_ avec la foi, vous avez écrit _Thérèse_ avec le coeur. + +Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage. + + + + +CHAPITRE XXVI + +D'ARIANE A DON QUICHOTTE + + +Je reprenais, ce matin, le cours de _Mes Souvenirs_, quand j'appris une +nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme +Maucorps-Delsuc! + +Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au +Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire +obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa +quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de +tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à +l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner. + +En sincère émotion, mon coeur va vers elle! + + * * * * * + +Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi, +pendant des mois, des années même. + +J'achevais de terminer _Thérèse_--longtemps avant qu'elle dût être +représentée--quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu +avec Catulle Mendès pour donner une suite à _Ariane_. + +Tout en étant un ouvrage distinct, _Bacchus_ devait, dans notre pensée, +ne former qu'un tout avec _Ariane_. + +Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt. + +Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des +hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter. + +De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité, +celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on +connaît le moins. + +L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers +temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition +classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des +savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des +religions. + +Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les +inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée. + +Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki, +_Râmayana_, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux +et plus immense même que les _Niebelungen_, ce poème épique de +l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des +Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille. +En proclamant _Râmayana_ l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien +exagéré. C'est divinement beau, comme l'oeuvre immortelle du vieil +Homère, qui a traversé les siècles. + +Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me +fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations +même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent +distrait. + +Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je +rejetais, je reprenais. Enfin je terminai _Bacchus_, après y avoir +consacré tant de jours, tant de mois! + +La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM. +Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la +figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans +Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre +Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre +fanatique. + +La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre +magnifique à notre ouvrage. + +Comme autrefois, pour _le Mage_, on avait été cruel, je l'ai dit, pour +notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant +son départ de l'Opéra,--ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps +après, encore plus aimé qu'avant,--de même, on fut dur pour _Bacchus_. + +Au moment de _Bacchus_, le public, la presse étaient indécis sur la +vraie valeur de la nouvelle direction. + +Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois, +affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage, +malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité. + +Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses +sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme +bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du +troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le +ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié. + +L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un +gros succès. + +Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises +humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance. + +Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des +actes de _Don Quichotte_ (j'en parlerai plus loin), il était quatre +heures du soir, je courus chez mon éditeur, au _Ménestrel_, au +rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en +y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait +attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces +mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!» + +Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût +pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de +l'épouvantable catastrophe. + +Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour +_Bacchus_ à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!... + +Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait +soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche +de la part des meurtris. + +Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà +parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions, +il aurait, par là même, rendu grand service. + +Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables +artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat +et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage. + +Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans +lendemain, MM. Messager et Broussan. + +J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour +accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre +l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du +moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles +chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des +rochers. + +Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les +Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à +leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien. + +Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les moeurs de ces +mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a +si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe +a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer! + +Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser +_Bacchus_ entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison, +qu'en 1909), j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de +trois actes, _Don Quichotte_, dont le sujet et la distribution des +artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour +le théâtre de Monte-Carlo. + +Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur +en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma +conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me +reprocher. + +_Don Quichotte_ arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie. +J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je +souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence +plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui +me permettait d'écrire étant couché. + +J'éloignais de ma pensée _Bacchus_ et le sort incertain que lui +réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de +_Don Quichotte_. + +Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un +scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel +avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de +l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue +figure! + +Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une +géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante +d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque +_Belle Dulcinée_. Les auteurs dramatiques français les plus en renom +n'avaient pas eu cette excellente idée. Elle apportait à notre pièce un +élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de +puissante poésie à notre _Don Quichotte_ mourant d'amour, du véritable +amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut +point cette passion. + +Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la +représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février +1910. O la belle, la magnifique première! + +Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos +merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell, +étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du +plus parfait comique! + +En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même +saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je +sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve, +le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de +_Roma_. + +J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour _Mes Souvenirs_ +en 1912. + +Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de _Don +Quichotte_ au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir +l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des +directeurs, les frères Isola. + +La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à +Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour +Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son +triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour la Belle Dulcinée au +Théâtre-Lyrique de la Gaîté. + +Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange? + +Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas +pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en +scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis. + +Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines +par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose +curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes +furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres, +témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la +répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes! + +Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce +et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910, +pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du +soir. + +Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très +souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta +les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis, +heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une +délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me +rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour _Don Quichotte_ à +Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même +théâtre. + +Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet +ouvrage pendant les répétitions de _Roma_, en février prochain. + +La première année de _Don Quichotte_, au théâtre des frères Isola aura +eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage. + +J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement +intéressé pendant les études de cet ouvrage. + +C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy +Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson +du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une +véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants +populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une +innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité: +l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la +coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de +l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu +réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que, +connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies +vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète; +et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. _Le +Prophète_ et _le Barbier de Séville_ en témoignent. + +La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par +Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant +cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo. + +Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire +que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme! + +Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'on mit en scène le +cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier +du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria, +dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don +Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt +et exhala ainsi son âme fière et amoureuse. + + + + +CHAPITRE XXVII + +UNE SOIRÉE! + + +Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante. + +_Roma_ était gravée depuis longtemps, matériel prêt; _Panurge_ terminé; +et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant +quelques mois. + +Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être, +au _dolce farniente_, n'était point possible! Je cherchai donc et je +trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon +coeur. + +Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la +disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les +partitions de _Werther_ et d'_Amadis_. Je n'ai à parler, maintenant, que +d'_Amadis_. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort, +non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept +cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition +d'_Amadis_, composée fin de l'année 1889 et année 1890. Il y avait donc +vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence. + +_Amadis!_ Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau! +Quelle poétique et touchante allure avait ce _Chevalier du lys_, resté +le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces +situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces +nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants +et si braves! + +Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et +deux choeurs pour voix d'hommes. _Amadis_ devait être mon travail de +l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer +à Égreville. + +Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait +calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très +souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer, +me sachant dans un état de santé si précaire. + +J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me +cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très +malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais +encore lorsque vous êtes venu!» + +«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il. + +Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon +cher et doux foyer, ma chambre tant aimée. + +Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La +Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je +fus inscrit sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les +médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on +m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans +ces moments-là. + +Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse +attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite +le salon Borghèse. J'en fus ému. + +Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des +docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les +plus dévoués. + +J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une +tranquillité dont j'appréciais tout le prix. + +Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que +l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était +accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue. + +Je devais être sauvé au bout de quelques jours. + +Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit +de travailler. + +Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des +discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et +président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était +échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi +mes instructions pour les futurs décors de _Don Quichotte_. + +Enfin, je rentrai chez moi! + +Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à +feuilleter, tous ces objets qui caressaient vos yeux, vous rappelaient +de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les +êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah! +quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de +larmes. + +Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le +bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien +chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de +promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg, +au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y +prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient +sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin, +leur ravissant royaume! + + * * * * * + +Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui +devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon +sort, ma femme bien-aimée put y retourner. + +L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les +deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et +les répétitions, aussi, de _Don Quichotte_. + +Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à +qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis +cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai +le nom proposé par l'interprète: les _Expressions lyriques_. Cette +réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je +m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix. + +Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation +de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation. + +Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions +une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on +peut s'honorer, cependant. + +Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés +par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que +leur donnait l'interprète. + + * * * * * + +Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de +_Panurge_, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait +pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du +Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de +Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il +venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me +demander de leur donner _Panurge_. + +A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces +messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne +connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable +M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!» + +On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des +artistes proposés par la direction. + +Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de +_Panurge_, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions. + + * * * * * + +Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante +impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra. + +Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir +et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de +participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur, +pour fêter le dixième anniversaire de l'oeuvre française et populaire: +les _Trente ans de Théâtre_. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une +extrême confusion... + +Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux +de prêter son concours à cette soirée. + +Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de +famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal +dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra +et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du +Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul +Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au +Conservatoire, se joignit à eux. + +Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières +commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai +toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand +arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie. + +«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais +tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits. + +Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas +participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre +vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles +chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de +l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes, +intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne +dîna; tout le monde fut au rendez-vous! + +A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus! + +Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je +pris une part si personnelle... + +Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient +dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait +contraste. + +Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la +soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres +qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette +fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire +et dont il était héritier. + +Je lui présentai mes condoléances et il partit. + +Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange +conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue +avec le représentant des pompes funèbres. + +«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première +classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt, +l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus +monumental», suivant la somme. + +L'héritier hésita... + +«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de +l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme. + +Nouvelle hésitation... + +Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit: + +«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que +ce ne sera pas _gai_! (_sic_)» + +Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste, +j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se +terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue: + +«Veuillez croire à mes plus sincères... _obsèques_.» (Traduction libre +d'_ossequiosita_.) + +La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de +tristes. + +Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet +suivaient les enterrements. + +Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms +au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion, +par les journaux? On n'a jamais pu savoir. + +Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des +frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré, +en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce +sera à lui bientôt!» + +Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant +les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements, +mais ils les annoncent!» + + + + +CHAPITRE XXVIII + +CHÈRES ÉMOTIONS + + +Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à +Égreville. + +Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se +trouvait _Rome vaincue_, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie +avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois +sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable. + +Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque, +avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de +l'oeuvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia, +et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor. + +Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le +rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne +pense pas à elle; qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction +d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses +attraits aux exigences supérieures de l'art! + +Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à +l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite. + +Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui +envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville. + +J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la _Rome vaincue_ +jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher, +tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand +Corneille, que + + ...l'obscure clarté qui tombe des étoiles, + Bientôt avec la nuit... + +arrêtât ma lecture. + +Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt +au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de +Posthumia, au 4e acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais +ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant +les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon +titre: _Roma_. + +Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha +pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901, +l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais +ma lettre devait rester sans réponse. + +Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre +tragique m'apprit, en effet, par la suite, que ma demande n'était +jamais parvenue à sa destination. + +Parodi! qu'il était bien le _vir probus dicendi peritus_ des anciens! +Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des +Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne +demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il +avait lue dans Ovide, leur grand historiographe! + +J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du +passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation +dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et +simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes +et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il +semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de +ses tortures intérieures. + +Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration +n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans +le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais! + +Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais +abandonner mon projet d'écrire _Roma_ lorsque, dans ma vie, apparut un +maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra: +_Ariane_; je vous en ai déjà parlé. + +Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander +si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration. + +Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs, +qu'une autre idée me préoccupait. C'était exact. Je fus amené à lui +confier mon aventure à propos de _Roma_. + +Mon désir de trouver dans cette oeuvre le poème rêvé fut immédiatement +partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait +l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui +m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter +l'ouvrage. + +Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme +d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une +situation éminente dans l'instruction publique. + +Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en +février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première +représentation de _Don Quichotte_. J'habitais alors, déjà, cet +appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis +toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement. + +La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards +de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable. + +Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à +l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur +le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco. + +Dans cette calme et paisible demeure--chose exceptionnelle pour un +hôtel--malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient +installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté, +entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour _Roma_; +j'avais emporté avec moi les huit cents pages d'orchestre de la +partition manuscrite complètement terminée. + +Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de +Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu +enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur. + +Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de _Roma_, j'assistai à +l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et +dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à +cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays, +l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées. + +En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par +lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous +ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom +de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui +confier pour 1912. _Roma_ était terminée depuis longtemps, le matériel +en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et +attendre deux années encore. Je le lui proposai. + +Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que +lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important, +est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à +remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier, +ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer +Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que +rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M. +Massenet se hâte d'achever sa partition afin d'être prêt pour le +premier...!» Laissons dire et... continuons. + +Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de _Roma_ pour les +artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg. + +Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de +Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les +mettant en scène! + +Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces +passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures, +je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de +_Roma_. + +L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait, +lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa +mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce +pays des rêves. + +A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien! + +La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des +répétitions futures. Le mieux se maintient! + +L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse. +C'est le mieux qui continue! + +Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai? + +Enfin, la lecture de _Roma_, dite à l'italienne: orchestre, artistes et +choeurs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations, +que je payai ces _chaudes_ émotions par un... _refroidissement_. + +O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant? Tous les contrastes +ne sont-ils pas dans cette même nature? + +Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux +jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en +profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites +pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous +étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans +ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un +vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand +j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait +Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat. + +Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans +doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa +société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce +fut pour ce compagnon que j'épanchai mon coeur tout palpitant. +N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement, +que la répétition générale de _Roma_ battait son plein? Oui, me +disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est +Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est +Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons, +nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue +telle ou telle scène, une sorte de divination de la division +mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14 +février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la +joie de tous mes beaux artistes! + +Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile +de vous parler de la superbe première représentation de _Roma_. Je me +permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les +impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse: + + «L'interprétation--une des plus complètement belles à laquelle il + nous a été donné d'applaudir--a été en tous points digne de ce + nouveau chef-d'oeuvre de Massenet. + + «Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de + _Roma_ sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons + rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant + et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos + du public. + + «Cela dit à l'éloge de l'oeuvre, félicitons ces merveilleux + interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme: + + «Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix + superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des + oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus + séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter. + + «Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été + pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell + l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus + extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens + esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer, + le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de + lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément ému et + enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les + accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto. + + «Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième + acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant + qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et + exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière + artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer + qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo. + + «Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla) + ont complété excellemment une interprétation féminine de premier + ordre. + + «Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins + remarquables et pas moins acclamés. + + «M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et + de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et + une mâle beauté qui lui ont conquis tous les coeurs et qui, à + Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe. + + «M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique + si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi + que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet, + a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont + son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à + souhait les farouches imprécations. + + «M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait + une création--la première de sa carrière--qui place ce jeune + premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les + célèbres vétérans de l'Opéra de Paris, auprès desquels il + combattait hier au soir le bon combat de l'art. + + «Les choeurs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur + maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres, + qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont + été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin, + auquel tous les compositeurs dont il dirige les oeuvres + prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et + dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le + talent et l'infatigable vaillance. + + «M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles + ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du + théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour _Roma_ cinq décors, ou, pour + mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés + et applaudis. Son _Forum_ et son _Bois sacré_ sont parmi les plus + belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici. + + «Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais + superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que + _Roma_ est une des partitions qu'il a montées avec le plus de + plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y + a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et + d'artiste?... + + «Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur + _Roma_, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des + plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre + compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire + du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.» + + * * * * * + +Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon +coeur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection +d'autant plus touchante. + +Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge +princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je +rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et +devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je +pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son +Altesse m'embrassa avec une vive effusion. + + * * * * * + +Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de +_Roma_, à l'Opéra. + +J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la +première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde? + + + + +CHAPITRE XXIX + +(INTERMÈDE) + +PENSÉES POSTHUMES + + +J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs +occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la +splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes +chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais +obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de +l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais +plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières +représentations, aux discussions littéraires et autres qui en +découlaient. + +Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées! + +Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je +suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le +voudraient-ils? + +Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit +mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette +occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: _Mes premières +volontés_). + +J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de +la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon +cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui +l'habitent. + +J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures +noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture +de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement, +dès huit heures du matin. + +Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses +lecteurs de mon décès. Quelques amis--j'en avais encore la +veille--vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et +lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son +adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette +voiture obligeante m'emmenait. + +A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles, +de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans +les théâtres, on parla de l'aventure: + +--Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas? + +--Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de +nous gêner! + +--Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans +ses ouvrages! + +Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela. + +Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant! + +Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et +arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient +presque une consolation. + +La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de +l'enterrement. + +Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville +quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits +s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps +mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques +heures plus tard, la porte de l'oubli! + + + + +APPENDICE + + + + +MASSENET PAR SES ÉLÈVES + + +_Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les +plus célèbres de Massenet:_ + + + 9 décembre 1911. + + Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le + plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut + plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous + voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre + lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par + un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris, + qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était + vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un + tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était + impossible de résister pour peu qu'on eût une parcelle de coeur + et d'intelligence. + + On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça + que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a + trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française + du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le + plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne + l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de + lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante? + + Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences, + ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il + s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus + remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation + dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il + s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans + le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il + avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne + semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire + de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son + style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait + spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire... + + Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose + désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de + cordialité. + + --Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas + absolument rendu ce que vous vouliez. Oh! je le sais bien, ce que + vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une + finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est + difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé... + Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez + indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!... + + Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et + nerveuse... + + Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui, + sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui + relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature + stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques + pages d'orchestre qu'il lui montrait: + + --C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien + l'orchestre de votre musique. + + Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un + morceau de chant ou de piano: + + --C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme + vous faites bien la musique de votre orchestre!... + + Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa + rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de + citation. + + Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où, + emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la + scène de la prédiction du grand prêtre dans _Alceste_: «Apollon est + sensible à nos gémissements!» + + Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter--que dis-je! la voir + jouer par personne! + + Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout + lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire + comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai + jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre... + + REYNALDO HAHN. + + + Niort, 7 décembre 1911. + + Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui + remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma + jeunesse. + + C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes + dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et + c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour + vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage: + le plus beau et le plus doux que je puisse offrir. + + ALFRED BRUNEAU. + + + Paris, 10 décembre 1911. + + Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel + pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je + me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M. + Mathias, je lui dis: + + --Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M. + Massenet. + + Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité: + + --Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime + «Monsieur». + + Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était + pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même + temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les + beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant + comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des + exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture. + Exemple bien caractéristique: + + --N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du + vermillon! + + Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de + faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant + au piano, les oeuvres des maîtres. Il nous jouait souvent + Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans + les plus petites nuances. + + Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours + intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des + développements de la symphonie en _sol mineur_ du grand Mozart. Un + jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence + entre les «trois orages»: de _la Pastorale_, de _Guillaume Tell_ et + de _Philémon et Baucis_. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et + l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son + enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de + mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je + tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez + de prouver mon admiration et mon affectueuse reconnaissance envers + mon cher maître, une des gloires de l'art musical français. + + CHARLES LEVADÉ. + + + 9 décembre 1911. + + Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle + de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le + lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par + un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de + deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve. + Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de + deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les + autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait + les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on + respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne + n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient + au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol, + était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la + chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son oeil + avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout + s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes + illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement + se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et + à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au + hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir + plus de méthode; mais, données avec la vivacité d'intelligence et + la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un + pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune + esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres + essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé + d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous + n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail + en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de + faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure, + la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la + sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers + conseils. + + On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves + «faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu + demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses + élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes, + contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien + peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son + irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud + et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien + d'elles. + + Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les + choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin + qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun + l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique, + soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles + impressions de l'art, de la nature, et de la vie surtout, le fond + de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle + intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable, + éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un + chef-d'oeuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait + davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de + ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique + de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet. + Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au + degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il + apportait quelques pages manuscrites de la partition en oeuvre! + pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un + aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages + de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou + grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore + une lecture, inoubliable, de _Werther_; et je revois l'expression + singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait + pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier + public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation. + + J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à + M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative + n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou, + plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer + lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que + tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui + trouvera le plus directement des coeurs prêts à s'ouvrir... + + Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux + entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage + passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard + divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père + Franck», qui venait--les deux classes ayant beaucoup d'élèves + communs, et les heures coïncidant certaines fois--demander si l'un + de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu + compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul. + + GASTON CARRAUD. + + + 10 décembre 1911. + + Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses oeuvres, + un silence farouche; il nous les cachait presque. + + Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques + mesures de la danse galiléenne de _la Vierge_, dont l'orchestration + nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans + s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en + _si mineur_ d'_Hérodiade_; plus tard encore, quelques mesures de + Manon qu'il achevait alors; le récitatif: _Je ne suis qu'une pauvre + fille_. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples + personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue. + Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de + faire de nous--au sens le plus hautain, le plus éternel du mot--des + musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus + généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les âmes ont + répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer + hautement comme sienne l'harmonieuse moisson. + + PAUL VIDAL. + + 9 décembre. + + Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où + nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves, + d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique. + + C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux + élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance. + + HENRI RABAUD, + Chef d'orchestre de l'Opéra. + + + + +MASSENET PAR SES INTERPRÈTES + +_Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu +également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:_ + + + 10 décembre 1911. + + Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un + peu ce que sont les études avec lui. + + Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître, + lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que + l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les + nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se + croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le + premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection! + + Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est + joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges. + Exagération au début... exagération à la fin. + + Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes + qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa + famille. + + Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent! + + LUCY ARBELL, de l'Opéra. + #/ + + + 11 décembre. + + Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il + fut le premier à m'applaudir à Paris. + + Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du + Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des + mains. + + --Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit + l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie! + + J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut + courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates» + attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles + qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux + de paroles, je distinguais pourtant ces mots: + + --En a-t-elle de la chance! + + --C'est vrai que Massenet vous a applaudie? + + --Pas possible! + + --Si! + + --Non! + + --Ça se raconte. + + Etc. + + Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde + d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse: + + --Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours... + quand on lui chante sa musique.» + + Je venais de concourir dans le grand air de _la Juive_!!! + + JULIA GUIRAUDON-CAIN. + + + + +MES DISCOURS + + + + + +INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL + +2 octobre 1892. + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des +Beaux-Arts._ + + + MESSIEURS, + +Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à +honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes +célèbres qu'il a vus naître. + +Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont +la patrie a le droit de s'enorgueillir. + +Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers +temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme +sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche +qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste +dont nous voyons ici la noble image. Cent ans ont passé sur sa gloire +sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts +de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la +parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de +son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez +désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très +humble pour un ancêtre illustre et vénéré. + +Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des +Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de +grandes destinées artistiques. + +C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette +circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et +imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments +de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter: +n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui +qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale? + +Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes +de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait +d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir, +ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps +de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les +échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons +harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique. + +Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent son talent. Mais nous +n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier, +posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il +devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans. + +Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai +berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située +tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient +des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des +plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges +du Seigneur. + +C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc +enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles +années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il +reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs +cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en +cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un +grand secours. + +Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute, +de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les +connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise +fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs +privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses +fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il +s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les +couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de +musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre +elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient tourner la +tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile +imagination. + +On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela +était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme +d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se +demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette +robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient +pas pouvoir élever plus haut leur ambition. + +Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel +artiste nous aurions perdu! + +Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient +pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu +qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put +répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière +répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient +l'embrasser. + +Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au +prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et +des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet +pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés. + +Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux +conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux +illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de +l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck +dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus +mâles et même, délaissant la petite flûte aimable qui régnait alors en +souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la +trompette épique dès son premier ouvrage, cette _Euphrosine_ qui fut une +révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme. + +Un maître artiste était né à la France. + +D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans +leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la +glorieuse série des ouvrages qui suivirent _Euphrosine_, et ont fait +ressortir les mérites de _Stratonice_, d'_Ariodant_, d'_Adrien_, de +l'_Irato_, du _Jeune Henry_ et surtout de cet incomparable _Joseph_, qui +passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté. + +J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra +moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si +superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes +qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis +moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que +nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir +avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la +musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de +coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse, +plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont +créé. + +Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les +honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut +de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur. + +C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant +laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis, +s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas +aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent, +si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous +dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous +donnait. + +Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les +siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de +Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est +l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent +de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte +volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise, +et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette +image chère et glorieuse. + +Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de +Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la +France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays +et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien +illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette +d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle +Méhul et qu'il a écrit le _Chant du départ_--ce frère jumeau de notre +_Marseillaise_--qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les +armées de la première République. + +Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote +dont les chants enflammés entraînèrent les fils de la France à la +défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour +symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais +n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire. + + + + +FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS + +22 février 1896. + + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des +auteurs et compositeurs dramatiques._ + + MESSIEURS, + +On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre +d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme +il est grand!» + +Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant +de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir +passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art, +qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et +d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le +bien regarder en face? + +...Et c'est à moi que des amis, des confrères de la Société des auteurs +ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste, +alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est +profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les +enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses +conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet +apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement +doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile +aux saveurs plus âpres du Dante,--heureux alliage dont il devait nous +donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de _Françoise de +Rimini_, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra. + +Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant +aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres +désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres +terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique +d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été. + +Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter +toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de +flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses. +Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents +fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et +s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur +les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur +qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils +traversent. + +Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent +les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande +renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre +nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute +l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des +frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle +vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son oeuvre a +pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du +drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir. +N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson, +celle de notre pays. + +D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse +carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa +noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les +honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la +fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en +était le plus digne. + +C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître, +c'est encore un grand exemple. + + + + +CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ + +INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO + +7 mars 1903. + + +_Discours de Massenet, membre de l'Institut._ + + MESSIEURS, + +C'est le propre du génie d'être de tous les pays. + +A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière +humanité. + +Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut +dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées. +Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme +de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole +qui le couronnait déjà. + +N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait +de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et +tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober, +pionnier d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère +souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les +pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un +monde! + +C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la +peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient +tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de +leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules, +mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons +tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un +dispensateur de grâce et de beauté. + +Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et +sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non +seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la +ferveur pieuse de pécheurs repentants. + +Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien, +l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme +autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici +couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz +y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la +vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la +déification. + +S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays +d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves +épanouis. + +Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel, +son esprit d'illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la +rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui +abritèrent l'enfance du Christ. + +Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent +rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos +terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre _la Course à +l'abîme_, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès. + +Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées +mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa +tristesse. _La Fête chez Capulet_ n'est pas loin; j'en entends souvent +les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux. + +Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à +errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur +amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit +d'été, sous les lueurs blanches des étoiles? + +Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les +trompettes fulgurantes de son _Requiem_ grandiose viendront le +réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse. + +Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le +calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des +ruissellements d'or; ce coeur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un +baume l'odeur des lis et des jasmins. + +Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à +son oeuvre maîtresse, _la Damnation_, un si enthousiaste accueil en en +animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la +scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors +merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui +est son oeuvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des +malveillants. + +Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie +et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont +suivi son impulsion et triomphent avec ses idées. + +Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a +dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est +aussi le protecteur des arts. + +En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce +jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces +transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le +roi du Soleil. + + + + +FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET + +MEMBRE DE L'INSTITUT + +Le jeudi 15 septembre 1910. + + +_Discours de Massenet, président de l'Institut._ + + MESSIEURS ET CHERS CONFRÈRES, + +Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses +membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts +où la mort impitoyable a cherché sa victime! + +Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est +profonde, elle nous laisse inconsolables!... + +Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil, +la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de +sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier. + +Ses oeuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui +survivront, portant l'empreinte de son talent génial. Elles laisseront +un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française. + +Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire +qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don +merveilleux de l'à-propos et de la mesure. + +Emmanuel Frémiet était lui-même. + +Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était +aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir +ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises. +On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son +temps il fut le plus cultivé. + +Dans la science de la _mythologie_, il se montra admirable, comme il le +fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité, +l'exactitude historique. + +Après _le Cavalier gaulois et le Cavalier romain_, après _la statue +équestre de Louis d'Orléans_, chef-d'oeuvre d'une beauté sans égale, +après _le Centaure Térée_, emportant un enfant dans ses bras, et le +_Faune taquinant de jeunes oursons_, après avoir traité _l'Homme à l'âge +de pierre_, il nous donna cette oeuvre si tragique: _Gorille enlevant +une femme_. + +Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son +merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir +lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il +avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs. + +L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de +l'histoire. Sa _Jeanne d'Arc_ en est l'éclatant témoignage. Elle a fait +décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur. + +En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en +donnant à sa _Jeanne d'Arc_ cet aspect délicat, tout en laissant à +l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu, +sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans +leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a +supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a +nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire. +Il est passé maître en ce genre. + +Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de +ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous +n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle +et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses +travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière; +et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour +arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à +prendre séance! + +Son coeur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation +n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir +de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie. + +Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était +le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il +déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous +l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême +dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître. + +Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne lui aura manqué; +peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que +grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion +publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous +pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais +que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre. + +Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre +avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir +accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir +leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les +générations futures. + +Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton coeur, que tu as tant aimés +et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel +Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des +Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier. + + + + +SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES + +PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT ET DE L'ACADÉMIE DES +BEAUX-ARTS + +Le mardi 25 octobre 1910. + + +_Discours d'ouverture de M. le Président._ + + MESSIEURS, + +C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle--ou bien +encore la malice de mes confrères les artistes--qui m'a porté jusqu'à ce +fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces +séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde +tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et +littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des +doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune. + +Cependant, un musicien déjà--mais celui-là de haute taille et de grande +envergure--s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette +fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de +France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui +sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la +sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle +circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que +je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection. + +Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre +antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en +ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un +instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait +existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à +déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre +élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que +l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand +professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à Francfort-sur-le-Mein, +alors ville libre. Ses études de prédilection le reportaient toujours +vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène attardé parmi nous, le +huitième sage, et se plaisait à vivre dans la rare compagnie d'Eschyle, +d'Euripide et de Démosthène, dont il a commenté les oeuvres dans des +éditions restées fameuses. + +En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de +l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce +qu'il la jugea, même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus +subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au +patrimoine de sa patrie d'adoption. + +En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse +lui-même, encore un de ses amis fort anciens. + +Faut-il citer ses _Études sur le drame antique_, celles sur _l'Antiquité +grecque_, sa longue collaboration au _Journal des savants_ et à la +_Revue des études grecques_? + +Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant +et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le +porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la +chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se +dresser tout aussitôt, l'oeil animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on +l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard, +qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères +d'Anacréon. + +Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta +également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827. +Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il +sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit: +_Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal_. + +C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et, +dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des +admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse +surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre +histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté: + +Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la +connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il +l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il +trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi. +Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel +objet, il l'apprend encore. + +C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en +fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur +l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines +françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide +du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse +victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants, +auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées +si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et +ouvrirent leur imagination. + +Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en +rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en +effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en +gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de +vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des +poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là +séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva. +L'imagination prit un jour sa revanche. Où voyons-nous s'endormir le +Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son +confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui +fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère, +il écrit _l'Épopée homérique_! Ce fut, messieurs, sa dernière signature +devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis. + +Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses +membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans, +d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à +84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son +jubilé, il y a deux années à peine. + +On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de +la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts +par son intensité même. + +Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette +chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un +décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de +songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire. +L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la +cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire. + +Il sortit de la Bibliothèque, le coeur affligé mais le front haut, +comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue, +avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant +les portes de la place à qui voulait la prendre. + +Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et il est mort debout, +ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui +lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne +répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées +parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à +graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une +vie. + +L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de +perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait +à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né +le 23 mai 1835, près de Zurich. + +Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et +à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et +à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette +oeuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich. +Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer +notre pays, puisqu'il en aimait les lettres. + +Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici +ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler +des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février +dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des +résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan +chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois +années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes +à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations +insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme. +Mais la découverte la plus étonnante est celle de toute une +bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette +bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée, +apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte +par hasard en 1900, par des moines bouddhistes. + +M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et +rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux, +entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du +sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor! + +Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette +énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire +des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur +l'Europe? Un avenir prochain nous le dira. + +Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences +n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres: +M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy. + +Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa +carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau +qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il +sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la +Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de +Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son +dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port +de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses plans grandioses, malgré +les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce +qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son +intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter +au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les +ports et les canaux! + +L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute +récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que +lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de +ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau +encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put +s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec +une merveilleuse dextérité. + +Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il +est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter +longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain +d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je +sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses +notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à +propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de +l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie +mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la +mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis +de frémir un peu. + +L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un +membre libre: d'abord M. Agassiz, mort sur le navire qui le ramenait en +Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le +principal représentant aux États-Unis de la biologie marine. + +Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la +tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait, +mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la +brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal. + +Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de +l'Observatoire de Milan, vient de disparaître. + +Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la +gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les +compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,--et +mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des +membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle +il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,--de façon +générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert +des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à +leur tour percevoir quelque chose. + +Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une +sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de +pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un +télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il +n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le +membre associé que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et +politiques, l'auteur de _l'Immortalité humaine_ et de _l'Univers +pluralistique_, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il +est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson. +C'est surtout _le Pragmatisme_ qui établit sa réputation et créa une +sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi +spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la +conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs +adeptes de la _Société de recherches psychiques_, leur promettant de +communiquer avec eux de «l'au-delà». + +Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir +s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient, +à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle +Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse, +alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour +subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il +lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs +mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de +son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux +garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux +pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et +entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus +substantiel. + +Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes +larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps +futurs qui leur apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait +dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus +hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il +appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on +ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre +d'amertume. + +Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en +s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons +alors de cette planète-ci où nous sommes!» + +Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient +de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans +la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire? + +Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène +Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés, +bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a +trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent +classiques dans le monde pédagogique. + +L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de +Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal. + +On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les +destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand. + +Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le +voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de +Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de +la mélancolie et de la méditation autour d'une vieille bibliothèque, où +il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à +deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances». + +La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent, +Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi. + +Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que +Chateaubriand avait écrit avec _René_ une sorte d'autobiographie, de +même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran, +principal personnage du roman _les Morts qui parlent_, celle même de +Melchior. + +Il faut citer encore, pour cette période de production, _Jean d'Agrève_ +et _le Maître de la mer_, qui répondent à d'autres phases de la vie +intellectuelle et morale de l'auteur. + +Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, _Claire_, +qu'il laissait espérer. + +Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant +à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de +l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore +l'auteur du _Génie du Christianisme_. + +Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie +française. + +Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait +après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse. +Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à +nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et +quelles nobles causes elle a souvent servies. + +Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps +attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux +Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un +même coup. + +«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne +cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses +premières publications, leur apportant une unité qui double leur force. + +Mais l'oeuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est +assurément _l'Avènement de Bonaparte_, où il éclaire tant de coins +demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs +accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir. +Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille +napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute +situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces +souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était +ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres, +où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller +au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans +l'histoire, qui ne s'en plaignit pas. + +Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a +perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous +serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque, +il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos +estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis +par les doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise +s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite +continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: _la Guerre +au taudis_, _la Mutualité_, _la Protection des enfants_, etc., etc. La +mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et +le mal. Saluons bien bas sa mémoire. + +M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en +plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles +avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich +(_Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich_) et la +critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les +circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez +assuré que je n'en abuserai pas. + +Les deux ouvrages principaux d'Evellin: _Infini et Quantité_, _la Raison +pure et les Antinomies_, lui assurent pour l'avenir un rang distingué +dans la lignée de Descartes et de Kant. + +Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier, +né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales +en 1902. + +Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la +charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son +esprit si largement ouvert au bien. + +J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée +cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas +autant qu'il le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails +et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre +Académie. + +Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne +lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec +enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui +demander plus qu'elle ne pouvait donner. + +En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit +vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un +ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le +triomphateur avec cette partition du _Florentin_ que, par suite des +graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin +une _Velléda_, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune +d'avoir pour principal interprète Adelina Patti. + +Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de +composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école, +laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu +précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la +probité, de la force tranquille et du clair bon sens. + +La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture +française. C'était un très grand artiste, personnel et original. +Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.» +Frémiet ne suivit pas. + +Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de +_Louis d'Orléans_, _l'Homme à l'âge de pierre_, le _Saint Grégoire de +Tours_, l'_Éléphant_ du jardin du Trocadéro, le _Centaure Térée_, les +_Chiens courants_, le _Faune taquinant de jeunes oursons_, son oeuvre +tragique et si émotionnante: _Gorille enlevant une femme_, qui lui valut +à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette _Jeanne +d'Arc_ populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de +pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours +svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86 +ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la +glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres, +avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris. + +Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre +qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui +dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort. + +Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il +n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement. + +Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si +merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale +d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des +découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on +entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on +la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au +bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque +chose. + +La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce +«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il +voulut entrer dans la politique et sut y apporter la grâce et le +sourire. + +Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller +Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé +membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas +d'histoire et fut toute consacrée au labeur. + +Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous--les +occasions pareilles en sont si rares--m'a entraîné plus loin qu'il n'eût +fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre. + +Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment +à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non +douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des +fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs +cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont +quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la +route humaine, en puisant des forces dans leur exemple. + + + + +SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS + +Samedi 5 novembre 1910. + + +_Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts._ + + MESSIEURS, + +Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande +réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies, +d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres +françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie; +aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous +pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et, +encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M. +Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au +côté, ce n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un +camarade un peu plus haut juché. + +Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle +de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si +éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les +soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que +nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous +lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons +l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému. + +Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont +pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait _donation entre +vifs_ à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera +employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de +dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis. + +M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à +New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts +de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de _cinq cents +francs_ en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux +Expositions des Beaux-Arts de Paris. + +Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet +1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de +douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les +jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome. + +L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette +touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand +prix de composition musicale. + +Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs +des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne +fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs +espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et +vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au coeur des artistes +vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire. + +S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez +notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la +seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années. + +Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte, +mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'oeil +obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux +moulages anatomiques du musée Orfila--il l'a bien fallu pour vivre--mais +de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait +tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et +le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa +force et sa puissance. + +On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro; +Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève! +De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut +rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui s'habitue à +suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller +devant. Et la gloire commence. + +Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté +d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente +sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est +donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des +animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait. + +Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre +a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut +trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien +a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les +combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et +celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des +plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il +peut modifier à sa guise. + +Mais le sculpteur? + +On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui +demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et +taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce +quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De +la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles +se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.» + +Et voici le _Cavalier romain_ qui se dresse hautain sur son cheval de +guerre, comme un maître du monde, voici _Louis d'Orléans_, d'élégante +allure, qui passe sur son destrier, galant, et _Napoléon_, vainqueur, +dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant +d'autres écuyers de tout temps,--tout un carrousel! C'est la lutte +sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les _Chevaux +marins_, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de +l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine +du Luxembourg, l'_Éléphant_ pesant du Trocadéro, la trompe en bataille, +et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de +jeunes ours, le _Rétiaire_ portant ses filets qui descend dans l'arène, +le _Saint Grégoire de Tours_, le _Centaure Térée_ avec l'enfant dans les +bras, les _Chiens courants_ si ardents dans leur poursuite et le +_Gorille enlevant une femme_, chef-d'oeuvre tragique où l'on ne sait +quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou +de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes; +c'est encore la _Jeanne d'Arc_ si menue sur son gros cheval de labours, +mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France. +C'est toute l'oeuvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du +néant de la pierre. + +Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire +parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré +d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour +l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour +son vieil adorateur. + +Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette oeuvre si +abondante et si diverse fut enfantée dans la joie. Jusqu'au dernier +jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux +lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la +musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un +de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel +Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des +petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais +voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour +des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle +lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable. + +Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un +canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi, +hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des +inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce. +Pauvre cher et grand ami! + +Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire +épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie +l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de +franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la +musique, sans peur et sans reproche. + +«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était +beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il +ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière +de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers +cueillis par ses élèves au dernier concours. + +Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite +pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de +la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier +regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et +d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes +enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un +instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le +souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir +vous réserve gardez-lui sa part légitime. + +Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre +Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans +son oeuvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi +qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit +tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à +rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que +serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la +seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies +dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous +ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous +le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons +affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque +fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui +l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et +de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les prix, +il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome +même, il se remet à concourir--c'était sa marotte--pour un prix +d'opéra-comique institué par l'État et naturellement--c'était sa +manie--le voilà couronné avec sa partition du _Florentin_, oeuvre de +jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut +la _Messe de Requiem_, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de +l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres oeuvres du +genre. + +Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut +oublier les belles pages de _Velléda_, donnée au théâtre Covent-Garden +de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que +celles d'une _Jeanne d'Arc_, un drame lyrique en trois parties, qui eut +la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la +cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement. + +Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce +succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les +termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami, +quelle oeuvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime. +Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or +vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des +pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de +se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il +disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que +je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu pénétrer en mon oeuvre +modeste.--Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai +entendue ni lue.--Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement +interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et +de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par +les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au +souvenir de cette histoire. + +Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir +perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma +douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès +duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes +choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le +calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures +blanches. + +Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires. + +De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés +parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent +discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et +j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit +toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il +en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il +était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour +nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son +éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts. + +Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et +si finement disert. + +Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir +William Quiller Orchardson, un de nos membres associés. + +Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont +en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la +ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans +son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire +avec son _Napoléon sur le «Bellérophon»_. L'oeuvre est restée célèbre, +popularisée par la gravure et la photographie. + +Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord +Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la +fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une +ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière +oeuvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales +tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste! + +Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage +par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la +mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le +voyage à Rome. + +Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la +méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits +forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en +détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse +ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous de ces éternels renards +pour qui tous les raisins sont trop verts. + +Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres, +sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange +de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet +la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa +seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout. + +Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio +vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la +ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de +Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine +s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au +Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous +comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière +d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous +votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin. + +Faites sauter les cordes de la lyre. + +Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces +oeuvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous +pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez +regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une oeuvre d'art est une Majesté +et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels +sublimes et chaleureux entretiens! + +Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de la table commune, vous +échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et +c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra +cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus +spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le +reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent +fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression +ressentie, d'une pensée laissée en notre coeur, d'un regard, d'un mot, +d'un son de voix. + +Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'_Ave Maria_: les peintres +communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant +Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de +la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les +musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en +notre belle France, tout finit par des chansons. + +Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour +bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que +les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes +constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les +états d'âme. + +Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre +jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons +subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes +quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette +Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux +Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré. + +Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une +petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un +berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons +lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un +grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa +ses doigts comme en un bénitier et se signa. + +Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise, +fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis +des arts. + + FIN + + +3277.--Tours, imprimerie E. ARRAULT ET Cie. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + +***** This file should be named 36729-8.txt or 36729-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mes souvenirs + +Author: Jules Massenet + +Release Date: July 14, 2011 [EBook #36729] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h1>MES SOUVENIRS</h1> + +<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p> + +<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="c"> +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE<br /> +<i>30 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder<br /> +numérotés de un à trente.</i><br /> +</p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p> + +<p class="cb">JULES MASSENET</p> + +<hr class="full" /> + +<h1><small>MES</small><br /> +<big>SOUVENIRS</big><br /> +<br /> +<small>(1848-1912)</small><br /> +<br /> +<small><i>A mes Petits-Enfants</i></small></h1> + +<p class="figcenter"> +<img src="images/colophon.png" width="100" height="102" alt="colophon" title="" /> +</p> + +<p class="c">PIERRE LAFITTE & C<sup>ie</sup><br /> +90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES<br /> +PARIS</p> + +<p><a name="page_004" id="page_004"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="c">Copyright 1912<br /> +by Pierre Lafitte et C<sup>ie</sup>.</p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<table border="5" cellpadding="5" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left"><a href="#TABLE">TABLE</a></td></tr> +</table> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p><a name="page_005" id="page_005"></a></p> + +<h3><a name="PREFACE" id="PREFACE"></a>PRÉFACE</h3> + +<p class="cb">————</p> + +<p><i>Il y a une cinquantaine d'années, les bateliers, qui de nuit +descendaient la Seine, apercevaient, avant d'arriver à Croisset, un +pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment +éclairées. «C'est la maison de M. Gustave», répondaient les gens du pays +à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement +travaillait en fumant des pipettes, et n'interrompait son labeur que +pour venir exposer à l'air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux +Normand.</i></p> + +<p><i>Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin, +dans la rue de<a name="page_006" id="page_006"></a> Vaugirard, étaient frappés de l'aspect insolite d'une +fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient +quelle fête tardive s'y donnait? C'était la fête des sons et des +harmonies qu'un prestigieux maître menait en une ronde charmante. +L'heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de +travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait +près de lui, lui soufflait à l'oreille et, sous la main blanche et +nerveuse de l'artiste, naissaient les chants de</i> Manon, de Charlotte, +d'Esclarmonde...</p> + +<p><i>La lueur s'est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin.</i></p> + +<p><i>Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort. +Le gardien du feu n'est plus. Malgré les hulullements sinistres des +oiseaux nocturnes—musiciens envieux—qui battaient de l'aile contre la +cage de verre dont il entretenait le feu central, son œuvre +continuera de briller éternellement.</i></p> + +<p><i>Cet œuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le +triomphe et la gloire,<a name="page_007" id="page_007"></a> il les a bien mérités l'un et l'autre par son +labeur fécond. D'aucuns furent les hommes d'une chose, d'une symphonie, +d'un opéra; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et +dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c'est à elles +qu'il dut ses premiers succès populaires! Que de pianos sur les pupitres +desquels l'on feuillette les</i> Poèmes d'Avril, <i>et que de jeunes filles +obtiennent l'admiration des auditeurs en faisant valoir les trois +strophes mouvementées de</i> la Chanson d'amour! <i>Sa réputation parmi les +musiciens naquit de son œuvre symphonique. La partition de scène des</i> +Erinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques <i>abondent en +trouvailles expressives...</i></p> + +<p><i>Le Massenet des oratorios ne peut être négligé; malgré sa réputation +justifiée de musicien de la femme, il s'attaqua à des poèmes bibliques +et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d'un +dessin très pur. Il y a quelques années, j'ai entendu la réalisation +théâtrale de</i> Marie-Magdeleine <i>et je me suis complu dans<a name="page_008" id="page_008"></a> ce spectacle +de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme:</i> O bien aimé, +avez-vous entendu sa parole, <i>l'on comprend que cet ouvrage fonda, il y +a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en +renommée mondiale lorsqu'apparurent ses œuvres de théâtre dont +chacune l'approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces, +c'est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car +Massenet fut avant tout et par-dessus tout l'homme de théâtre. Écrire de +la musique scénique, c'est, au moyen de sonorités, établir l'ambiance, +l'atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des +héros, brosser les larges fresques qui situent l'intrigue historiquement +et psychologiquement. Ces qualités, l'auteur de</i> Manon <i>les réunit à un +point auquel nul musicien n'a jamais atteint. Mais encore convient-il de +distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d'opéras et le +compositeur d'opéras-comiques. Celui qui conçut</i> Le Mage, Le Roi de +Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus,<a name="page_009" id="page_009"></a> Roma, <i>exprime surtout sa +personnalité dans</i> Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur +de Notre-Dame, Thérèse..., <i>etc. Chantre de l'amour, il en a fixé—avec +quel relief!—le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et +souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une +vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume: +elle se particularise sans qu'on puisse la confondre avec aucune autre. +Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du +style n'exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de +l'expression. L'originalité de Massenet, du reste, a marqué son +empreinte sur les musiciens français et étrangers.</i></p> + +<p><i>Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le +grand disparu a élevé; quand cette cendre charmante que versent les ans, +aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui +fut un ouvrage hâtivement réalisé et une œuvre durable et lumineuse +comme une</i> Manon et un Werther, <i>Massenet prendra<a name="page_010" id="page_010"></a> sa place parmi «les +grands»; c'est de ses mains que la jeune école française recueillera le +flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l'œuvre +magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages +qui suivent.</i></p> + +<p class="r">X<small>AVIER</small> L<small>EROUX.</small></p> + +<p class="cb">————</p> + +<p><a name="page_011" id="page_011"></a></p> + +<h3><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h3> + +<p class="cb">————</p> + +<p>On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après +des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.</p> + +<p>Voici comment j'en pris l'habitude régulière.</p> + +<p>Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait +mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, +lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format +allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le <i>petit</i> magasin du <i>Bon +Marché</i>, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir, +avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages +de ce <i>memento</i>, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si +tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te +reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te +fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible +durant la journée.»</p> + +<p>N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au +cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son +fils, le cas<a name="page_012" id="page_012"></a> de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa +méthode éducative?</p> + +<p>Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction, +à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat. +J'en détachai une et la croquai.</p> + +<p>J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En +voilà une nouvelle preuve.</p> + +<p>Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma +journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente +tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve, +l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.</p> + +<p>L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce +moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en +connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme, +je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour +recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»</p> + +<p>Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours, +j'en avais obtenu la permission.</p> + +<p>C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux +ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les +avoir constamment à la pensée.<a name="page_013" id="page_013"></a></p> + +<p class="cb">————</p> + +<h1>Mes Souvenirs<br /> +<small>(1848-1912)</small></h1> + +<hr /> + +<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br /> +L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE</h3> + +<p>Vivrais-je mille ans—ce qui n'est pas dans les choses probables—que +cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne +pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec +la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout +premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je +doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences +exactes!...</p> + +<p>J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant +sur de grands jardins. La<a name="page_014" id="page_014"></a> journée s'était annoncée très belle; elle +fut, surtout, particulièrement froide.</p> + +<p>Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous +servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis. +<i>Aux armes citoyens!</i>... hurla-t-elle, en jetant—bien plus qu'elle ne +les rangea—les plats sur la table!...</p> + +<p>J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait +dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient +envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus +débonnaire des rois.</p> + +<p>Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux +qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier +supérieur sous Napoléon I<sup>er</sup>, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie, +il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles +convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la +première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis +XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des +Bourbons.</p> + +<p>Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit +que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des +chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma +mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.</p> + +<p>Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère, +qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une +bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui +correspondaient<a name="page_015" id="page_015"></a> à chacune des touches blanches et noires, avec leur +position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas +moyen de se tromper.</p> + +<p>Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus +tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au +Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.</p> + +<p>Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du +Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait—il y resta si +longtemps avant d'émigrer rue de Madrid—le Conservatoire national de +musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes +celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris +bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient +le seul ameublement de cette antichambre.</p> + +<p>Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire +l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des +parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des +condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait +se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des +séances.</p> + +<p>Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit +théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était +conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans +me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis, +dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le +Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années.<a name="page_016" id="page_016"></a> +Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et +bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais +desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne +Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art, +et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient, +vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact +avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux +horreurs des guerres.</p> + +<p>C'est encore dans cette même petite salle—ne pas confondre avec celle +bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du +Conservatoire—que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces +derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se +sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de +comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe +d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond, +caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux +sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les +élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans +cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du +jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de +Rome.</p> + +<p>Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens +eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer +l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la +porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier +poussiéreux et délabré.<a name="page_017" id="page_017"></a></p> + +<p>Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy, +de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du +Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que +rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus +célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de +l'opéra et de l'opéra-comique.</p> + +<p>M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la +vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois +toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui +sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.</p> + +<p>En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les +dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à +son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra—sa promenade +favorite—rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours +terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude +indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»—puis il ajouta, avec un léger +sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»</p> + +<p>En 1851—époque où je connus M. Auber—notre directeur habitait déjà +depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me +rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin—le travail du maître +achevé!—et où il était tout aux visites qu'il accueillait si +simplement.</p> + +<p>Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait +habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le +regardant, on se rappelait<a name="page_018" id="page_018"></a> aussitôt cet opéra: <i>La Muette de Portici</i>, +qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus +retentissant avant l'apparition de <i>Robert le Diable</i> à l'Opéra. Parler +de <i>la Muette de Portici</i>, c'est forcément se souvenir de l'effet +magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la +patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui +assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal +de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener +l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta +avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et +encore, sans se lasser.</p> + +<p>Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel +succès?....</p> + +<p>A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je +n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de +Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...</p> + +<p>Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou +trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui +m'appelait devant le jury.</p> + +<p>Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme +pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et +j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde, +mon petit, vous allez tomber»—puis, aussitôt, il me demanda où j'avais +accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans +quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis +tout effaré, presque en courant et tout heureux... <i>IL</i> m'avait +parlé!...<a name="page_019" id="page_019"></a></p> + +<p>Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève +au Conservatoire!...</p> + +<p>A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de +piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux +maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe +de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes +études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de +solfège de l'excellent M. Savard.</p> + +<p>Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis +XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée +pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était +la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans +le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus +entière confiance.</p> + +<p>Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome, +actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de +Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui +l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien +l'érudit le plus extraordinaire.</p> + +<p>Son cœur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler +que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la +classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise +Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons +que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de +Montmartre,<a name="page_020" id="page_020"></a> où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la +Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.</p> + +<p>Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant +à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la +longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait +et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des +admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!</p> + +<p>Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale, +tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, +le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien +suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!</p> + +<p>Mais voyez la délicatesse de cet homme au cœur bienfaisant. Le jour +venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il +avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre +symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe +d'Adolphe Adam,—et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois +cents francs!...</p> + +<p>Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait +imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire +que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils +le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.</p> + +<p>A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon cœur dit encore: +merci, après tant d'années qu'il n'est plus!<a name="page_021" id="page_021"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II<br /><br /> +ANNÉES DE JEUNESSE</h3> + +<p>A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais +d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même +le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste +Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez +mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur +animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu +autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à +l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme +éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)</p> + +<p>Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la +tasse de thé ne fût devenue à la mode.</p> + +<p>On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir +nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant +debout, sur<a name="page_022" id="page_022"></a> cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine +atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité, +mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.</p> + +<p>J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il +possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du +piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire +entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de +solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue +les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation», +témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais +pas moins ému pour cela, au contraire!</p> + +<p>Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham +avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était +accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un +peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce +qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il +eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part... +elles étaient même anonymes!»</p> + +<p>Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la +maison. J'avais su que l'on donnait <i>l'Enfance du Christ</i>, de Berlioz, +dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand +compositeur dirigerait en personne.</p> + +<p>Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible +d'entendre ainsi l'œuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de +toute notre<a name="page_023" id="page_023"></a> jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie +des chœurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut +aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans +les coulisses d'un théâtre!</p> + +<p>Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans +inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant +perdu dans ce grand Paris.</p> + +<p>Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de +dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer +l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans +les bois qui tombe deux fois, le cœur d'une mère, du moins, ne +saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce +côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête +toutes les beautés de l'œuvre que j'avais entendue et je revoyais la +haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe +exécution!</p> + +<p>Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.</p> + +<p>Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat +lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en +Savoie.</p> + +<p>S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry; +ils m'emmenèrent avec eux.</p> + +<p>Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?</p> + +<p>Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, +toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes +études classiques,<a name="page_024" id="page_024"></a> les faisant alterner avec un travail assidu de +gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais +destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux +ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point +de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la +chevelure inculte était le complément du talent!</p> + +<p>Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce +délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de +Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux +Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de +Jean-Jacques Rousseau.</p> + +<p>Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard, +quelques œuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et +moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où +j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais +parfois cette exquise page intitulée <i>Au Soir</i>, et cela me valut, un +jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec +votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de +dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient +les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique +d'aujourd'hui?</p> + +<p>Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les +premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je +m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement +de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les +attirances artistiques, où je devais<a name="page_025" id="page_025"></a> revoir mon cher Conservatoire, mes +maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.</p> + +<p>Je savais trouver à Paris une bonne et grande sœur qui, malgré sa +situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant +le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le +tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais +complètement en famille.</p> + +<p>Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.</p> + +<p>Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sœur! Elle +devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment +où elle se faisait une gloire d'assister à la 500<sup>e</sup> représentation de +<i>Manon</i>, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer +le chagrin que je ressentis!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en +Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de +contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.</p> + +<p>Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre +11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de +leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où +nous étions enfermés.</p> + +<p>Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que +j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait +d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des +Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir +rouge. Certainement, le jour où<a name="page_026" id="page_026"></a> il serait devenu officier de la Légion +d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté +une rosette... mais une rosace!...</p> + +<p>Enfin je fus appelé.</p> + +<p>Le morceau de concours était le concerto en <i>fa mineur</i> de Ferdinand +Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se +rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du +Mendelssohn!...</p> + +<p>Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus +terminé—concerto et page à déchiffrer—il m'embrassa, sans s'inquiéter +du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout +humide de ses chères larmes.</p> + +<p>J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai +toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les +premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises +nouvelles... le plus tard possible.</p> + +<p>Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car +ma sœur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais +plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité, +je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue +Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, +dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai +dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M. +Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le +premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»</p> + +<p>Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina,<a name="page_027" id="page_027"></a> qui fut pour moi le +plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée +émue et chèrement reconnaissante.</p> + +<p>De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent +maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux +professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses +camarades de l'armée.</p> + +<p>A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition +d'orchestre des <i>Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti</i>. <i>Messo +in musica dal Signor W. Mozart.</i></p> + +<p>La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette +suscription en lettres d'or: <i>Menus plaisirs du Roi. École royale de +musique et de déclamation</i>. <i>Concours de 1822. Premier prix de piano +décerné à M. Laurent.</i></p> + +<p>Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:</p> + +<p>«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant, +le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que +de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu +deviendras un grand artiste.</p> + +<p>«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui +décerné cette belle récompense.</p> + +<p class="r">«Ton vieil ami et professeur.<br /> +<span style="margin-right: 2em;">«L<small>AURENT.</small>»</span></p> + +<p>N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré +rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa +carrière?</p> + +<p><a name="page_028" id="page_028"></a></p> + +<p><a name="page_029" id="page_029"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III<br /><br /> +LE GRAND-PRIX DE ROME</h3> + +<p>J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute, +aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne +pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants, +inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus +pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité +de ma chère sœur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je +donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de +solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. +Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence +précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans +un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la +musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir +les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!<a name="page_030" id="page_030"></a></p> + +<p><i>Quantum mutatus...</i> Avec le poète, laissez que je le constate; quels +changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se +«présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans +les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de +quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, +qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire, +l'apothéose dans toute sa modestie.</p> + +<p>En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.</p> + +<p>Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques +meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître +plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui +s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager; +enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, +d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et +de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes +dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien +solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de +découragement.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son +orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef +d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour,<a name="page_031" id="page_031"></a> +timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants +instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous +les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit +que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un +financier... et heureux comme un savetier.</p> + +<p>Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de +Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.</p> + +<p>J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste +immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins, +séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du +<i>Cirque Napoléon</i>, voisinage immédiat de notre maison.</p> + +<p>De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le +luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui +s'échappaient des <i>Concerts populaires</i> que dirigeait Pasdeloup dans ce +cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle +surchauffée, réclamait à grands cris: <i>de l'air</i>!... et que, pour lui +donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.</p> + +<p>De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie +fébrile, l'ouverture du <i>Tannhæuser</i>, la <i>Symphonie fantastique</i>, enfin +la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.</p> + +<p>Chaque soir, à six heures—le théâtre commençait très tôt—je me +rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée +des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du +boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue<a name="page_032" id="page_032"></a> de théâtres; je +suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, +du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la +Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire +une idée.</p> + +<p>Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les +entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où +attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et +les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans +leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des +musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les +chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.</p> + +<p>A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable +pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par +Deloffre! Ah! ces répétitions de <i>Faust</i>! Quel bonheur indicible, +lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer +des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!</p> + +<p>Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de +l'Institut—Gounod habitait place Malesherbes—nous en avons reparlé de +ce temps où <i>Faust</i>, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté +par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public +qui se trompe rarement.</p> + +<p><i>Vox populi, vox Dei!</i></p> + +<p>Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux +représentations de <i>la Statue</i>, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel +succès magnifique!<a name="page_033" id="page_033"></a></p> + +<p>Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines +représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant +d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait +abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la +chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies +d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints +Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, +il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait +faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée +n'incommodait pas ces «augustes personnages».—«Non, fit Liszt, c'est +toujours un encens!»</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, +l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du +Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).</p> + +<p>Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans <i>Faust</i>, le +chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme +la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle +Sedie, et un bouffe comme Zucchini!</p> + +<p>Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de +l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même +art parfait de la comédie.</p> + +<p>Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions, +pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de +nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de +mon<a name="page_034" id="page_034"></a> mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent, +toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, +sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des +payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma +montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma +première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en +offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je +pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.</p> + +<p>Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en +dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis +jamais servi de ce secours pour composer.</p> + +<p>Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et +chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de +m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je +n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où +nous logions étaient d'une acoustique rare.</p> + +<p>Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de +l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'œil douloureux sur la +fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à +droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai +laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus +émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux +douloureux instants de ma vie déjà si longue...</p> + +<p>En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,<a name="page_035" id="page_035"></a>—chœur et +fugue—je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première +épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y +pénétrait par le quai Malaquais.</p> + +<p>Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances +habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.</p> + +<p>J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, +tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. +C'est ce qui arriva.</p> + +<p>Ayant passé le premier—nous étions six concurrents—et, comme à cette +époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres +candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le +pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis +sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.</p> + +<p>J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être +fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car, +tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui +causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise +Thomas et M. Auber.</p> + +<p>La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant +presque la route.</p> + +<p>Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez +Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «<i>Le prix!</i> +m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, <i>J'ai le +prix!!!</i>...» J'embrassai Berlioz avec une indicible<a name="page_036" id="page_036"></a> émotion, puis mon +maître, et, enfin, M. Auber...</p> + +<p>M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me +montrant:</p> + +<p>«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura <i>moins</i> d'expérience!»<a name="page_037" id="page_037"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV<br /><br /> +LA VILLA MÉDICIS</h3> + +<p>En 1863, les <i>grands-prix de Rome</i> pour la peinture, la sculpture, +l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, +Brune et Chaplein.</p> + +<p>La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous +réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.</p> + +<p>Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!</p> + +<p>Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un +passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, +alors ministre des Affaires étrangères.</p> + +<p>Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu +prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à +Rome, à tous les membres de l'Institut.</p> + +<p>Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en<a name="page_038" id="page_038"></a> route pour nos visites +officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où +demeuraient nos patrons.</p> + +<p>Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire +gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des +sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.</p> + +<p>Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils +n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.</p> + +<p>M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y +mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais +dites-leur donc que je n'y suis pas!»</p> + +<p>Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs +élèves jusque dans la cour des messageries, rue +Notre-Dame-des-Victoires. Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde +diligence qui contenait les élèves entassés dans la rotonde, dont les +places les moins chères étaient aussi celles qui vous exposaient le plus +à toutes les poussières de la route, s'ébranlait pour le long voyage de +Paris à Rome, l'on entendit M. Couder, le peintre préféré de +Louis-Philippe, dire à son élève particulier, avec onction: «Surtout, +n'oublie pas ma manière!» Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est +de ce peintre que le roi disait, après lui avoir fait une commande pour +le musée de Versailles: «M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une +couleur satisfaisante, et il n'est pas cher!»</p> + +<p>Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les +admirations étaient justes<a name="page_039" id="page_039"></a> sans les enflures apothéotiques, si je puis +dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!</p> + +<p>Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné +rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les +retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq +chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice, +où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait +alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand +agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je +passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec +l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion, +pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle, +car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la +Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O +jeunesse!...</p> + +<p>Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.</p> + +<p>J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais +en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, +seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, +trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les +citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs +troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais +connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe +piétinée de ses fortifications et le parfum—je dis parfum—des +coulisses aimées!<a name="page_040" id="page_040"></a></p> + +<p>Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière +de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et +réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que +l'amour-propre survit après la mort?</p> + +<p>Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, +cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, +plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes +devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par +le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A +cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a +dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.</p> + +<p>Nous fûmes très empoignés devant <i>la Cène</i>, de Léonard de Vinci. Elle se +trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats +autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur! +abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture +même.</p> + +<p>Ce chef-d'œuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura +complètement disparu, mais non comme <i>la Joconde</i>, plus facile à +emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est +peinte cette fresque.</p> + +<p>Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au +tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle +pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de +l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de +Giotto,<a name="page_041" id="page_041"></a> sur l'<i>Histoire du Christ</i>, j'eus l'intuition que +Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!</p> + +<p>Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais +pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique +m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide +trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de +divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles +de Venise.</p> + +<p>Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une +église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu +des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole, +je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant +pas aperçu le tableau, une <i>Santa Barbara</i>, je me fis conduire à un +autre saint. Nouvelle déception. Comme celle-ci se renouvelait et +menaçait de s'éterniser, mon gondolier me montra, en riant, une autre +église, celle de Tous les Saints (Chiesa di tutti santi), et me dit, +moitié moqueur: «Entrez là, vous trouverez le vôtre!»</p> + +<p>Je passe Pise et Florence, dont je parlerai plus tard, avec détails.</p> + +<p>Arrivés près du territoire pontifical, nous décidâmes, pour ajouter +quelque pittoresque en plus à notre route, qu'au lieu de passer par le +chemin académique et d'arriver à Rome comme les anciens prix, par +Ponte-Molle, antique témoin de la défaite de Maxence et de la +glorification du christianisme, nous prendrions le bateau à vapeur à +Livourne jusqu'à Civitta-Vecchia.<a name="page_042" id="page_042"></a> C'était une première traversée que je +supportai... presque convenablement, grâce à des oranges que je tenais +constamment à la bouche en en exprimant le jus.</p> + +<p>Nous arrivâmes enfin à Rome, par le chemin de fer de Civitta-Vecchia à +la Ville Éternelle. C'était l'heure du dîner des pensionnaires. Ils +furent fort interdits en nous voyant, car ils se faisaient une fête +d'aller à la rencontre de notre voiture sur la voie Flaminienne.</p> + +<p>L'accueil fut brusque. Un dîner spécial fut improvisé, qui commença les +plaisanteries faites aux <i>nouveaux</i>, dits <i>les affreux nouveaux</i>.</p> + +<p>En ma qualité de musicien, je fus chargé d'aller, une cloche à la main, +sonner le dîner, en parcourant les nombreuses allées du jardin de la +Villa Médicis, alors plongées dans la nuit. Ignorant les détours, je +tombai dans un bassin. Naturellement, la cloche s'arrêta et les +pensionnaires, qui écoutaient son tintement, se réjouissant de leur +farce, eurent un rire inextinguible à l'arrêt soudain de la sonnette. +Ils comprirent, et l'on vint me repêcher.</p> + +<p>J'avais payé ma première dette, celle d'entrée à la Villa Médicis. La +nuit devait amener d'autres brimades.</p> + +<p>La salle à manger des pensionnaires, que je connus si agréable dès le +lendemain, était transformée en un véritable repaire de bandits. Les +domestiques, qui portaient habituellement la livrée verte de l'empereur, +étaient costumés en moines, un tromblon en bandouilière et deux +pistolets à la ceinture, le nez vermillonné et façonné par un sculpteur. +La table en<a name="page_043" id="page_043"></a> sapin était tachée de vin et dégoûtante de saleté.</p> + +<p>Les anciens avaient tous la physionomie rogue, ce qui ne les empêcha +pas, à un moment donné, de nous dire que si la nourriture était simple, +on vivait ici dans la plus fraternelle harmonie. Subitement, après une +discussion artistique fort drôlement menée, le désaccord arriva et l'on +vit toutes les assiettes et les bouteilles voler en l'air, au milieu de +cris formidables.</p> + +<p>Sur un signe d'un des prétendus moines, le silence se rétablit +immédiatement, et l'on entendit la voix du plus ancien des +pensionnaires, Henner, dire gravement: «Ici, la bonne harmonie règne +toujours!»</p> + +<p>Bien que nous sachions que nous étions l'objet de plaisanteries, j'étais +un peu interloqué. N'osant bouger, je regardais, le nez baissé sur la +table, quand j'y lus le nom d'Herold, que l'auteur du <i>Pré aux Clercs</i> y +avait gravé avec son couteau, alors qu'il était pensionnaire de cette +même Villa Médicis.</p> + +<p><a name="page_044" id="page_044"></a></p> + +<p><a name="page_045" id="page_045"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V<br /><br /> +LA VILLA MEDICIS</h3> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Comme je l'avais pressenti et d'ailleurs, remarqué aux signes +d'intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci +nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu'on pourrait appeler +une brimade de dimension.</p> + +<p>A peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires +s'enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous +obligèrent, avant d'aller nous reposer dans les chambres qui nous +étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien +nécessaire?) jusqu'au Forum, l'antique Forum dont tous nos souvenirs de +collège nous parlaient.</p> + +<p>Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions +entourés de nos nouveaux camarades, comme d'autant de guides sûrs pour +nous.<a name="page_046" id="page_046"></a></p> + +<p>La nuit, une nuit de janvier, était d'une profonde obscurité, partant +bien favorable aux desseins de nos ciceroni! Arrivés près du Capitole, +nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des +vallonnements du célèbre <i>Campo Vaccino</i>, dont la reproduction, +conservée au Louvre, est restée un des chefs-d'œuvre de notre Claude +Le Lorrain.</p> + +<p>A cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes +fouilles officielles n'avaient été organisées dans le Forum même. Ce +lieu fameux n'était qu'un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis +dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces +jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et +enveloppés d'un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel +des paysans de la campagne romaine; tous étaient armés d'une grande +pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais +d'Ostie.</p> + +<p>Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de +Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à +caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après, +nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions +indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande +croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire. +Arrivé là, je n'aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai, +je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu'était le +Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.</p> + +<p>Je cherchais un chemin quelconque afin de me<a name="page_047" id="page_047"></a> retrouver dans les rues où +un passant attardé, mais complaisant, m'aurait mis sur la voie de la +Villa Médicis. Ce fut en vain.</p> + +<p>Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m'exaspérèrent au point +que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J'y pleurai comme +un enfant. C'était bien excusable, et j'étais brisé de fatigue.</p> + +<p>La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre +que, comme un écureuil dans sa cage, j'avais tourné autour de la piste, +où je n'avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs. +Lorsque l'on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de +la Rome impériale, contenir jusqu'à cent mille spectateurs, cette piste, +en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l'aube naissante fut +mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme +le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait +me ramener sur le bon chemin.</p> + +<p>Enfin, j'étais à la Villa Médicis; j'y pris possession de la chambre qui +m'était réservée. Ma fenêtre donnait sur l'avenue du Pincio; mon horizon +était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de +Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l'Institut, +m'avait accompagné jusqu'à mon logis.</p> + +<p>M. Schnetz, de haute stature, s'enveloppait volontiers d'une vaste robe +de chambre et se coiffait d'un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de +superbes glands d'or.</p> + +<p>Il était le dernier représentant de cette race de<a name="page_048" id="page_048"></a> grands peintres qui +ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses +études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la +Sabine. Son allure solide et décidée l'avait fait estimer et craindre de +ses hôtes d'aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants +de l'Académie de France à Rome.</p> + +<p>La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c'était le vrai cuisinier qui +l'agitait, et non plus moi, qui, la veille, m'étais bénévolement chargé +de ce soin.</p> + +<p>La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours. +Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n'étaient +plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de +l'arrivée.</p> + +<p>J'appris que je n'avais pas été le seul à être mystifié.</p> + +<p>Voici la brimade qu'on avait infligée à notre bon camarade Chaplain:</p> + +<p>On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans +fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce +débarras, on l'avait transformé en chambre à coucher pour la +circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu'on lui +avait dit prendre vue sur le mausolée d'Hadrien. Le lit était disposé de +manière qu'au premier mouvement il devait s'effondrer. Mon pauvre +Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une +petite porte qu'il n'avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait, +l'air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait, +en jetant ces mots: «Fais pas attention...<a name="page_049" id="page_049"></a> je suis souffrant... Ça +passera... Il n'y a que ceux-là dans la maison!» On devine que mon ami +avait là un voisinage bien mal placé!</p> + +<p>La plaisanterie dura jusqu'au jour et s'évanouit dès qu'il parut. Sa +véritable chambre, admirablement située dans l'un des campaniles de la +Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y +exécuta durant son séjour!</p> + +<p>Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs +bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise, +elles n'en avaient pas moins d'entrain. Elles se déroulaient dans un +tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions +participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par +les sculpteurs. La journée s'était passée à lancer des confetti et des +fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des +balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement, +Michelet, lorsqu'il composa sa brillante et poétique étude sur la +<i>Femme</i>, pour faire suite à son livre sur l'<i>Amour</i>, dut avoir sous les +yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les +nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.</p> + +<p>Que de changements depuis, dans cette Rome d'alors, où l'abandon et la +bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l'état permanent! Dans +ce même Corso se promènent, aujourd'hui, les superbes régiments +italiens, et les magasins qui s'y alignent appartiennent pour la plupart +à des commerçants allemands.</p> + +<p>O Progrès, que voilà bien de tes coups!<a name="page_050" id="page_050"></a></p> + +<p>Le directeur nous fit un jour prévenir qu'Hippolyte Flandrin, l'illustre +chef du mouvement religieux dans l'art au dix-neuvième siècle, arrivé de +la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux +pensionnaires.</p> + +<p>Je ne croyais pas qu'il m'aurait été donné, à quarante-six ans de là, +d'évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme +président de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts.</p> + +<p>«Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de +l'Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme +de vasque antique qui, sous un berceau de chênes verts, découpe ses +fines arêtes sur les horizons lointains. C'est là que, de retour à Rome, +après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant +d'entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se +signa.»</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Les arts attristés, qu'il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au +moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier +de son geste.</p> + +<p>Il habitait place d'Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le +désirait.</p> + +<p>Ce fut dans l'église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son +cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la +Villa qu'il avait tant aimée, alors qu'il était pensionnaire en +compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu'à l'apogée de sa +gloire il venait de revoir pour la dernière fois...<a name="page_051" id="page_051"></a></p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>A quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour +Naples, en voiture jusqu'à Palestrina, à pied jusqu'à Terracine, à +l'extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu'à +Naples!...</p> + +<p><a name="page_052" id="page_052"></a></p> + +<p><a name="page_053" id="page_053"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI<br /><br /> +LA VILLA MÉDICIS</h3> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Quels inoubliables moments pour de jeunes artistes qui échangeaient +leurs enthousiasmes pour tout ce qu'ils voyaient dans ces villages d'un +si délicieux pittoresque, disparu très certainement aujourd'hui!</p> + +<p>Nous logions dans des auberges primitives. Je me souviens qu'une nuit +j'eus la sensation assez inquiétante que mon voisin du grenier allait +incendier la pauvre masure; Falguière, de son côté y crut aussi.</p> + +<p>Pure hallucination. C'était le ciel criblé d'étoiles à la lumière +scintillante, qui se montrait à travers le plafond délabré.</p> + +<p>En passant par les bois de Subiacco, la zampogna (sorte de cornemuse +rustique) d'un berger lança une bouffée mélodique que je notai aussitôt +sur un chiffon de papier prêté par un bénédictin d'un couvent voisin.<a name="page_054" id="page_054"></a></p> + +<p>Ces mesures devinrent les premières notes de <i>Marie-Magdeleine</i>, drame +sacré auquel je songeais déjà pour un envoi.</p> + +<p>J'ai conservé le croquis que Chaplain fit de moi, à ce moment-là.</p> + +<p>Ainsi que d'ancienne date, les pensionnaires de la Villa Médicis y sont +habitués pendant leur séjour à Naples, nous allâmes loger casa Combi, +vieille maison donnant sur le quai Santa-Lucia. Le cinquième étage nous +en était réservé.</p> + +<p>C'était une ancienne masure, à la façade crépie en rose, et dont les +fenêtres étaient encadrées de moulures en formes de figurines, celles-ci +fort habilement peintes, comme celles que l'on peut voir dans toute la +région italienne dès qu'on a passé le Var.</p> + +<p>Une vaste chambre contenait nos trois lits. Quant au cabinet de toilette +et... le reste, nous les avions sur le balcon, où, d'accord en cela avec +les usages du pays, nous étalions nos hardes pour les faire sécher.</p> + +<p>Pour voyager plus commodément nous nous étions fait faire à Rome trois +complets de flanelle blanche à larges raies bleues.</p> + +<p><i>Risum teneatis</i>, comme aurait dit Horace, le délicieux poète, retenez +vos rires, mes chers enfants. Écoutez d'abord cette curieuse aventure.</p> + +<p>Dès notre arrivée à la gare de Naples, nous fûmes observés avec une +insistance surprenante par les gendarmes-carabiniers. De leur côté, les +passants nous regardaient tout étonnés. Fort intrigués, nous nous en +demandions la raison. Nous ne tardâmes pas à être fixés. La patronne de +la casa, Marietta, nous apprit que les forçats napolitains portaient un +costume<a name="page_055" id="page_055"></a> presque semblable! Les rires qui accueillirent cette révélation +nous encouragèrent à compléter la ressemblance. C'est ainsi que nous +allâmes au Café Royal, sur la place Saint-Ferdinand, en traînant tous +les trois la jambe droite, comme si elle eût été retenue par un boulet +de galérien!</p> + +<p>Nous vécûmes nos premières journées à Naples, dans les galeries du musée +Borbonico. Les plus merveilleuses découvertes faites dans les fouilles +d'Herculanum, de Pompéi et de leur voisine, Stabies, y avaient été +entassées. Tout nous y était matière à étonnement. Quel sujet de +ravissement! Quelles incessantes et toujours nouvelles extases!</p> + +<p>Nous avons, en passant, à rappeler l'ascension obligatoire au Vésuve, +dont nous apercevions de loin le panache de fumée. Nous en revînmes +tenant à la main nos souliers brûlés, et les pieds enveloppés de +flanelle qu'on nous avait vendue à Torre del Greco.</p> + +<p>A Naples, nous prenions nos repas au bord de la mer, sur le quai +Santa-Lucia, presque en face de notre demeure. Pour douze grani, ce qui +représentait huit sous de notre monnaie, nous avions une soupe exquise +aux coquillages, du poisson frit dans une huile qui avait dû servir à +cet usage depuis deux ou trois ans au moins, et un verre de vin de +Capri.</p> + +<p>Puis ce furent les promenades à Castellamare, au fond du golfe de Naples +sur lequel on jouit d'une vue admirable; à Sorrente, si riche en +orangers, à ce point même que la ville a ses armes tressées en forme de +couronne avec des feuilles d'oranger. Nous vîmes, à Sorrente, la maison +où naquit le Tasse, l'illustre poète italien, l'immortel auteur de la +<i>Jérusalem délivrée<a name="page_056" id="page_056"></a></i>. Un simple buste en terre cuite orne la façade de +cette maison à moitié détruite! De là nous nous rendîmes à Amalfi, qui +fut autrefois presque la rivale de Venise, tant son commerce avec +l'Orient était considérable.</p> + +<p>A Amalfi, nous habitâmes un hôtel qui avait jadis servi de couvent à des +capucins.</p> + +<p>Si en touchant à l'écouvillon d'un canonnier malpropre, Napoléon I<sup>er</sup> +attrapa la gale, nous devons à la vérité de dire que, le lendemain de la +nuit que nous y passâmes, nous étions tous les trois couverts de poux! +Il fallut nous faire raser court, ce qui devait ajouter à la +ressemblance qu'on s'était plu à nous trouver avec les forçats!</p> + +<p>Nous nous consolâmes de l'aventure en prenant une barque à voile qui +nous conduisit à Capri.</p> + +<p>Partis d'Amalfi à 4 heures du matin, nous n'arrivons à Capri qu'à 10 +heures du soir...</p> + +<p>Quelle île délicieuse, à l'aspect enchanteur! D'un périmètre de quinze +kilomètres au sommet du mont Solaro elle se trouve à 1.800 pieds +au-dessus du niveau de la mer. Du mont Solaro l'œil découvre l'un des +plus beaux et des plus vastes horizons dont on puisse jouir en Italie.</p> + +<p>En allant à Capri, nous fûmes surpris, loin de la côte, par un orage +épouvantable. Le bateau portait une énorme quantité d'oranges. Les lames +furieuses les balayèrent toutes, au grand désespoir des mariniers, qui +hurlaient à qui mieux mieux en invoquant san Giuseppe, le patron de +Naples.</p> + +<p>Une jolie légende veut que saint Joseph, attristé du départ de Jésus et +de la Vierge Marie dans le ciel, ait<a name="page_057" id="page_057"></a> intimé à son fils l'ordre de +revenir près de lui. Jésus obéit en ramenant avec lui tous les saints du +Paradis. Il en fut de même de la Vierge, épouse de saint Joseph, qui +regagna le toit conjugal, escortée des onze mille vierges. Dieu, voyant +le Paradis se dépeupler ainsi et ne voulant pas donner tort à saint +Joseph, déclara qu'il était le plus fort de tous, et le ciel se repeupla +avec sa permission.</p> + +<p>Cette vénération du peuple napolitain pour saint Joseph est surprenante. +Le détail que nous allons en rapporter le montre bien encore.</p> + +<p>Au dix-huitième siècle, les rues de Naples étaient très peu sûres; il +était dangereux de les traverser la nuit. Le roi ayant fait placer des +lanternes aux endroits les plus mal famés afin d'éclairer les passants, +les «birbanti» les brisèrent comme les trouvant gênantes pour leurs +exploits nocturnes. L'idée vint alors d'accompagner les lanternes d'une +image de saint Joseph, et, désormais, elles furent respectées, au grand +bonheur du peuple.</p> + +<p>Habiter Capri, y vivre, y travailler, est bien l'existence dans tout son +idéal, dans tout ce qu'il est possible de rêver! J'en ai rapporté +quantité de pages pour les ouvrages que j'avais projeté d'écrire par la +suite.</p> + +<p>L'automne nous ramena à Rome.</p> + +<p>J'écrivis, à cette époque, à mon maître aimé, Ambroise Thomas, les +lignes suivantes:</p> + +<p>«Bourgault a organisé, dimanche dernier, une fête où étaient invités +vingt Transtévérins et Transtévérines,—plus six musiciens, aussi du +Transtévère! Tous en costume!</p> + +<p>«Le temps était splendide et le coup d'œil uniquement<a name="page_058" id="page_058"></a> admirable, +lorsque nous avons été dans le «Bosco», <i>Mon Bois sacré</i>, à moi! Le +soleil couchant éclairait les murs antiques de l'antique Rome. La fête +s'est terminée dans l'atelier de Falguière, éclairé <i>a giorno</i>, par nos +soins. Les danses ont pris là un caractère entraînant, tellement +enivrant que, tous, nous avons fini par faire vis-à-vis aux +Transtévérines, lors du saltarello final... On a fumé, mangé, bu;—les +femmes, surtout, estimaient fort notre punch!»</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Une des phases les plus grandes et les plus palpitantes de ma vie se +préparait.</p> + +<p>Nous étions à la veille de Noël. Une promenade fut organisée pour +suivre, dans les églises, les messes de minuit. Les cérémonies qui se +célébrèrent de nuit à Sainte-Marie-Majeure et à Saint-Jean de Latran +furent celles qui me frappèrent le plus.</p> + +<p>Des bergers, avec leurs troupeaux; vaches, chèvres, moutons et porcs, +étaient sur la place publique comme pour recevoir les bénédictions du +Sauveur, de celui dont on rappelait la naissance dans une crèche.</p> + +<p>La touchante simplicité de ces croyances m'avait vraiment ému et +j'entrai dans Sainte-Marie-Majeure, accompagné d'une adorable chèvre que +j'embrassai et qui ne voulut pas me quitter. La chose n'étonna nullement +la foule recueillie qui s'entassait dans cette église, hommes et femmes, +tous à genoux sur ces beaux pavés en mosaïque, entre cette double rangée +de colonnes provenant de temples antiques.</p> + +<p>Le lendemain, jour à marquer d'une croix, je croisai dans l'escalier aux +trois cents marches qui mène<a name="page_059" id="page_059"></a> à l'église de l'Ara-Cœli, deux dames +dont l'allure était celle d'étrangères élégantes. Mon regard fut +délicieusement charmé par la physionomie de la plus jeune.</p> + +<p>Quelques jours après cette rencontre, m'étant rendu chez Liszt, qui se +préparait à l'ordination, je reconnus, parmi les personnes qui se +trouvaient en visite chez l'illustre maître, les deux dames aperçues à +l'Ara-Cœli.</p> + +<p>Je sus, presque aussitôt après, que la plus jeune était venue à Rome, +avec sa famille, en voyage de touristes et qu'elle avait été recommandée +à Liszt pour qu'il lui indiquât un musicien capable de diriger ses +études musicales qu'elle ne voulait pas interrompre loin de Paris.</p> + +<p>Liszt me désigna aussitôt à elle.</p> + +<p>J'étais pensionnaire de l'Académie de France pour y travailler, ne +désirant par conséquent pas donner mon temps aux leçons. Cependant le +charme de cette jeune fille fut vainqueur de ma résistance.</p> + +<p>Vous l'avez deviné déjà, mes chers enfants, ce fut cette exquise jeune +fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la +compagne toujours attentive, souvent inquiète, de mes jours, témoin de +mes défaillances comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses +comme de mes joies. C'est avec elle que j'ai gravi ces degrés longs déjà +de la vie, qui, pour ne point être escarpés comme ceux qui mènent à +l'Ara-Cœli, cet autel des cieux qui rappelle à Rome les célestes +séjours toujours purs et sans nuages, m'ont conduit dans un chemin +parfois difficile, et où les roses se cueillirent au milieu des épines! +N'en est-il pas toujours ainsi dans la vie?<a name="page_060" id="page_060"></a></p> + +<p>Mais j'oublie que je vous livre mes Mémoires, mes chers enfants, et ne +vous fais point mes confidences.</p> + +<p>Au printemps suivant, la fête annuelle des pensionnaires eut lieu, comme +de coutume, à Castel-Fusano, domaine de la Campagne de Rome, à trois +kilomètres d'Ostie, au milieu d'une magnifique forêt de pins-parasols, +percée d'une allée de chênes-verts de toute beauté. J'emportai un +souvenir si agréable de cette journée que je conseillai à ma fiancée et +à sa famille de connaître cet endroit incomparable.</p> + +<p>Là, dans cette splendide avenue, toute pavée de dalles antiques, je me +rappelai l'histoire décrite par Gaston Boissier dans ses <i>Promenades +archéologiques</i> de Nisus et d'Euryale, ces malheureux jeunes gens qui +furent aperçus, pour leur perte, de Volcens, arrivant de Laurente pour +amener à Turnus une partie de ses troupes.</p> + +<p>La pensée que je devais, au mois de décembre, quitter la Villa Médicis +pour retourner en France, mes deux ans de séjour étant terminés, mettait +en moi une indéfinissable tristesse.</p> + +<p>Je voulus revoir Venise. J'y restai deux mois, pendant lesquels je jetai +les brouillons de ma <i>Première Suite d'orchestre</i>.</p> + +<p>Le soir, lorsqu'en fermant le port, les trompettes autrichiennes +sonnaient des notes si étranges et si belles, je les notais. Je m'en +servis vingt-cinq ans plus tard, au quatrième acte du <i>Cid</i>.</p> + +<p>Le 17 décembre, mes camarades me firent leurs adieux, non seulement +pendant le dernier triste dîner à notre grande table, mais encore à la +gare, dans la soirée.<a name="page_061" id="page_061"></a></p> + +<p>Ce jour-là je l'avais consacré à préparer mes bagages, tout en +contemplant le lit dans lequel je ne devais plus dormir.</p> + +<p>Tous ces tendres souvenirs de mes deux années romaines: palmes du jour +des Rameaux, tambour du Transtévère, ma mandoline, une vierge en bois, +quelques branches cueillies dans le jardin de la Villa, tous ces +souvenirs, dis-je, d'un passé qui vivra autant que moi-même, allèrent +rejoindre mes hardes dans mes malles. L'ambassade française en fit les +frais d'expédition.</p> + +<p>Je ne voulus pas quitter ma fenêtre avant que le soleil couchant eût +complètement disparu derrière Saint-Pierre. Il me semblait que c'était +Rome, à son tour, se réfugiant dans l'ombre, qui me faisait ses +adieux!...</p> + +<p><a name="page_062" id="page_062"></a></p> + +<p><a name="page_063" id="page_063"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII<br /><br /> +LE RETOUR A PARIS</h3> + +<p>Réunis à la gare <i>dei Termini</i>, voisine des ruines de Dioclétien, mes +camarades ne la quittèrent qu'après avoir échangé avec moi force +embrassades, et ils y restèrent jusqu'à ce que le train qui m'emportait +eût complètement disparu à l'horizon.</p> + +<p>Les heureux! Ils devaient, eux, dormir cette nuit-là, à l'Académie, +alors que moi, seul, brisé par les émotions du départ, tout transi par +cet âpre et glacial froid de décembre, roulé dans ce manteau qui ne +m'avait pas quitté pendant tout mon séjour à Rome, enveloppé de ce +lambeau de souvenirs, je ne devais que la fatigue aidant succomber au +sommeil.</p> + +<p>Le lendemain, dans la journée, j'étais à Florence.</p> + +<p>Je voulus revoir une dernière fois cette ville, où se trouve une des +plus riches collections d'art de l'Italie. J'allai au palais Pitti, une +des merveilles de Florence: en parcourant ces galeries, il me semblait +que je n'y<a name="page_064" id="page_064"></a> étais point seul, que le souvenir vivant de mes camarades +m'accompagnait, que j'assistais à leurs extases, à leurs enthousiasmes +devant tous ces chefs-d'œuvre amoncelés dans ce splendide palais. J'y +revis ces Titien, ces Tintoret, ces Léonard de Vinci, ces Véronèse, ces +Michel-Ange, ces Raphaël.</p> + +<p>De quel œil délicieusement ravi j'admirai de nouveau ce trésor +inestimable qu'est la <i>Vierge à la chaise</i>, de Raphaël, chef-d'œuvre +de la peinture, puis la <i>Tentation de saint Antoine</i>, par Salvator Rosa, +visible dans la salle d'Ulysse, et dans la salle de Flore, la <i>Vénus</i>, +de Canova, posée sur une base qui tourne. Les Rubens, les Rembrandt, les +Van Dyck, furent aussi l'objet de mes contemplations.</p> + +<p>Je ne sortis du palais Pitti que pour être de nouveau ébloui par le +palais Strozzi, le plus beau type des palais florentins, dont la +corniche, due à Simone Pollajolo, est la plus belle connue des temps +modernes. Je revis aussi le jardin Boboli, à côté du palais Pitti, +dessiné par Tribolo et Buontalenti.</p> + +<p>Je terminai cette journée par une promenade dans ce qu'on a surnommé le +bois de Boulogne de Florence, la <i>promenade les Cascine</i>, à la porte et +à l'ouest de Florence, entre la rive droite de l'Arno et le chemin de +fer. C'est la promenade favorite du monde élégant et de la fashion de +Florence, cette ville qu'on a surnommée l'<i>Athènes de l'Italie</i>.</p> + +<p>Il me souvient que le soir tombait déjà, et, privé de ma montre que, par +mégarde, j'avais laissée à l'hôtel, j'eus la pensée de demander à un +paysan que je croisai sur la route l'heure qu'il était. La réponse que +j'en reçus est de celles dont on ne saurait oublier<a name="page_065" id="page_065"></a> le tour vraiment +poétique. En voici la traduction:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left"><i>Il est sept heures, l'air en tremble encore!</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Sono le sette, l'aria ne treme ancora!...</i></td></tr> +</table> + +<p class="c">*<br /> +* *</p> + +<p>Je quittai Florence pour continuer par Pise le chemin du retour.</p> + +<p>Pise me sembla dépeuplé comme si la peste y eût fait ses ravages! Quand +on songe qu'au moyen âge elle fut la rivale de Gênes, de Florence, de +Venise, on se sent confondu de cette désolation relative qui +l'enveloppe. Je restai seul pendant près d'une heure sur la place du +Dôme, portant tour à tour mes regards curieux sur les trois +chefs-d'œuvre qui y dressent leur artistique beauté: la cathédrale ou +le <i>Dôme de Pise</i>, le campanile, plus connu sous le nom de <i>Tour +penchée</i>, et enfin le <i>Baptistère</i>.</p> + +<p>Entre le Dôme et le Baptistère s'étend le Campo-Santo, cimetière célèbre +dont la terre fut apportée de Jérusalem.</p> + +<p>Il me sembla que la <i>Tour penchée</i> voulut bien attendre que je sois +passé pour ne point fléchir davantage sur moi, comme le Campanile de +Venise, de funeste destruction. Mais non! il paraît que cette tour, dont +l'inclinaison, précisément, servit à Galilée pour faire ses fameuses +expériences sur la loi de la gravitation, n'a jamais été plus solide. Ce +qui servirait à le prouver, c'est que les sept grosses cloches qui, +chaque jour, à plusieurs reprises, y sonnent à<a name="page_066" id="page_066"></a> toute volée, n'ont +jamais compromis la résistance de sa curieuse construction.</p> + +<p>Me voici parvenu à l'un des instants les plus intéressants de mon +voyage, celui écoulé depuis Pise, blotti sous la bâche d'une diligence, +et suivant ainsi la côte de cette mer d'azur qu'est la Méditerranée, par +la Spezzia jusqu'à Gênes. Quel voyage fantastique que celui que je fis +par cette ancienne voie romaine tracée sur la crête des rochers qui +dominent la mer! Je la longeai comme porté dans la nacelle d'un +capricieux ballon.</p> + +<p>La route côtoie sans cesse le bord de la mer, s'enfonçant tantôt dans +des bois d'oliviers, tantôt, au contraire, s'élevant sur la cime des +monts, d'où, alors, elle commande un horizon immense.</p> + +<p>Partout pittoresque, d'une variété d'aspects étonnante, ce chemin +parcouru, comme je l'ai fait, par un clair de lune magnifique, est tout +ce que l'on peut rêver de plus idéalement beau dans son originalité, +avec ces villages dont parfois l'on voyait une fenêtre éclairée dans le +lointain, et cette mer dans laquelle le regard plongeait à +d'incalculables profondeurs.</p> + +<p>Il me sembla, pendant ce trajet, que je n'avais jamais accumulé en +moi-même un tel ensemble d'idées et de projets, toujours obsédé par +cette pensée que, dans quelques heures, je serais de retour à Paris et +que ma vie allait y commencer.</p> + +<p>De Gênes à Paris, la route se fit en chemin de fer. On dort si bien +quand on est jeune! Ce fut un frisson qui me réveilla. Il gelait. Le +froid intense de la nuit avait couvert d'arabesques les carreaux de mon +wagon.<a name="page_067" id="page_067"></a></p> + +<p>Nous passâmes devant Montereau. Montereau! presque Paris, à l'horizon! +Pouvais-je me douter alors que je posséderais une demeure d'été, bien +des années plus tard, dans ce pays, voisin d'Égreville?</p> + +<p>Quel contraste entre le beau ciel de l'Italie, ce ciel toujours bleu, +tant chanté par les poètes, et que je venais de quitter,—et celui que +je retrouvais sombre et gris, si maussade!</p> + +<p>Mon voyage et quelques menus frais payés, il me restait en poche la +somme de... deux francs!</p> + +<p class="c">*<br /> +* *</p> + +<p>Quand j'arrivai chez ma sœur, quelle joie pour moi! Quelle aubaine +aussi!</p> + +<p>Au dehors il pleuvait à torrents, et les précieux deux francs me +servirent à acheter ce <i>vade mecum</i> indispensable: un parapluie! Je ne +m'en étais point servi pendant tout mon séjour en Italie.</p> + +<p>Abrité ainsi contre le mauvais temps, j'allai au ministère des Finances, +où je savais devoir trouver mon premier trimestre de la nouvelle année. +A cette époque les grands-prix jouissaient d'une pension de trois mille +francs par an. J'y avais droit encore pendant trois ans. Quelle fortune!</p> + +<p>L'ami si bon dont j'ai déjà parlé, prévenu de mon retour, m'avait loué +une chambre au cinquième étage du nº 14 de la rue Taitbout.</p> + +<p>De la beauté calme et sereine de ma chambre à l'Académie, je retombais +au centre de ce Paris agité et bruyant.<a name="page_068" id="page_068"></a></p> + +<p>Mon maître, Ambroise Thomas, m'avait présenté chez quelques riches amis +qui donnaient des soirées musicales fort connues. Ce fut là que +j'aperçus pour la première fois Léo Delibes, auquel son ballet, <i>la +Source</i>, à l'Opéra, avait déjà valu une grosse notoriété. Je le vis +diriger un chœur délicieux chanté par des dames du monde, et je me +dis tout bas: «Moi aussi, j'écrirai un chœur! Et il sera chanté!» Il +le fut en effet, mais par quatre cents voix d'hommes. J'avais eu le +premier prix au concours de la Ville de Paris.</p> + +<p>De cette époque date la connaissance que je fis du poète Armand +Silvestre. Le hasard voulut qu'il fût un jour mon voisin sur l'impériale +d'un omnibus, et, de propos en propos, nous descendîmes les meilleurs +amis du monde. Voyant qu'il avait affaire, avec moi, à un bon public, et +c'était le cas, il me raconta de ces histoires les plus drôlatiquement +inconvenantes, dans lesquelles il excellait. Mais, pour moi, le poète +dépassait encore le conteur, et un mois après, j'avais écrit le <i>Poème +d'Avril</i>, tiré des exquises poésies de son premier volume.</p> + +<p>Puisque je parle du <i>Poème d'Avril</i>, je me souviens de la belle +impression qu'en avait ressentie Reyer. Il m'encouragea à le proposer à +un éditeur. J'allai, muni d'une lettre de lui, beaucoup trop flatteuse, +chez l'éditeur Choudens, auquel il me recommandait. Après quatre +démarches inutiles, reçu enfin chez le riche éditeur de <i>Faust</i>, je +n'eus même pas à montrer mon petit manuscrit; je fus tout éconduit de +suite. Un même accueil me fut fait chez l'éditeur Flaxland, place de la +Madeleine, et aussi chez Brandus, le propriétaire des œuvres de +Meyerbeer.<a name="page_069" id="page_069"></a></p> + +<p>Je trouvai cela tout naturel. Qu'étais-je? Un parfait inconnu.</p> + +<p>Comme je rentrais, sans trop de chagrin pourtant, à mon cinquième de la +rue Taitbout, ma musique dans la poche, je fus interpellé par un grand +jeune homme blond, à la figure intelligente et gracieuse, qui me dit: +«Depuis hier, j'ai ouvert un magasin de musique, ici même, boulevard de +la Madeleine. Je sais qui vous êtes, et vous offre d'éditer ce que vous +voudrez.» C'était Georges Hartmann, mon premier éditeur.</p> + +<p>Je n'eus qu'à retirer la main de ma poche, en lui présentant le <i>Poème +d'Avril</i>, qui venait de recevoir de si pénibles accueils.</p> + +<p>Je ne touchai pas un sou, c'est vrai; mais combien d'argent, si j'en +avais eu, n'aurais-je pas donné pour être édité. Quelques mois après, +les amateurs de musique chantaient les fragments de ce poème:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Que l'heure est donc brève</td></tr> +<tr><td align="left">Qu'on passe en aimant!</td></tr> +</table> + +<p>Ce n'était encore ni l'honneur, ni l'argent, mais, sûrement, un grand +encouragement.</p> + +<p>Le choléra sévissait à Paris. Je tombai malade, et les voisins n'osaient +plus prendre de mes nouvelles. Cependant mon maître, Ambroise Thomas, +prévenu de mon mal dangereux, de ma détresse sans secours, me visita +dans ma pauvre chambre, accompagné de son docteur, médecin de +l'Empereur. Ce mouvement courageux et paternel de mon bien-aimé maître +m'émotionna au point que je m'évanouis dans mon lit.<a name="page_070" id="page_070"></a></p> + +<p>J'ajoute que cette maladie ne fut que passagère et que je pus terminer +dix pièces pour le piano, que l'éditeur Girod me paya deux cents francs. +Un louis par page! Je dois à ce bienfaisant éditeur le premier argent +gagné avec ma musique.</p> + +<p class="c">*<br /> +* *</p> + +<p>La santé de Paris s'était améliorée.</p> + +<p>Le 8 octobre, mon mariage se fit dans la vieille petite église du +village d'Avon, près de Fontainebleau.</p> + +<p>Le frère de ma femme et mon nouveau cousin, l'éminent violoniste +Armingaud, créateur de la célèbre société de quatuors, furent mes +témoins. Il y en eut d'autres cependant. C'était une compagnie de +moineaux qui avaient passé par les vitraux en mauvais état et qui +piaillaient à qui mieux mieux, à ce point qu'ils nous empêchèrent +presque d'entendre l'allocution du brave curé.</p> + +<p>Ses paroles furent un hommage attendrissant adressé à ma nouvelle +compagne, et un encouragement pour mon avenir si incertain encore.</p> + +<p>Au sortir de la cérémonie nuptiale, nous allâmes nous promener à pied +dans la belle forêt de Fontainebleau. Là il me semblait entendre, au +milieu de la magnificence de cette nature toute en verdure, empourprée +des chauds rayons d'un bon soleil, caressée par le chant des oiseaux, le +tendre et grand poète, Alfred de Musset, me dire:</p> + +<p class="c">Aime et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.</p> + +<p><a name="page_071" id="page_071"></a></p> + +<p>Nous quittâmes Avon pour aller passer une semaine aux bords de la mer, +au milieu des charmes d'une solitude à deux, la plus enviable de toutes, +souvent.</p> + +<p>Je corrigeai là les épreuves du <i>Poème d'Avril</i> et des dix pièces pour +piano.</p> + +<p>Corriger des épreuves! Voir ma musique imprimée! Ma carrière de +compositeur était-elle commencée?</p> + +<p><a name="page_072" id="page_072"></a></p> + +<p><a name="page_073" id="page_073"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII<br /><br /> +LE DÉBUT AU THÉÂTRE</h3> + +<p>Au retour à Paris, où j'habitais dans la famille de ma femme un +ravissant appartement, d'une clarté bien faite pour égayer l'œil et +réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande, +les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me +confier un ouvrage en un acte. Il était question de <i>la Grand'Tante</i>, +opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.</p> + +<p>Ce fut un étourdissement de bonheur, j'en étais comme tout envahi. Je +regrette aujourd'hui de n'avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet +ouvrage, tout ce que j'aurais voulu donner de moi.</p> + +<p>Les études commencèrent l'année suivante.</p> + +<p>Que j'étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de +m'asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu'avaient +connue Boïeldieu,<a name="page_074" id="page_074"></a> Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé, +Gounod, Meyerbeer!...</p> + +<p>J'allais connaître les tribulations d'un auteur. Mais j'en étais si +heureux!</p> + +<p>Un premier ouvrage, c'est la première croix d'honneur! C'est le premier +amour!</p> + +<p>Moins la croix, j'avais tout.</p> + +<p>La première distribution était: Marie Roze, dans toute la splendeur de +sa jeune beauté et de son talent; Victor Capoul, adoré du public, et +Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les +délices de l'Opéra-Comique.</p> + +<p>Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira. +On m'enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de +dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans +plus tard, je devais confier la création de <i>Manon</i>.</p> + +<p>A la première répétition d'ensemble avec l'orchestre, je n'eus pas +conscience de ce qui se passait, tant j'étais occupé d'écouter celui-ci, +celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m'empêcha pas de dire à tous +que j'étais complètement satisfait et heureux.</p> + +<p>J'eus le courage d'assister à la première dans les coulisses, ces +coulisses qui me rappelaient <i>l'Enfance du Christ</i>, de Berlioz, à +laquelle j'avais assisté en cachette.</p> + +<p>Ah! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu'elle +fut comique!</p> + +<p>Je passai tout l'après-midi dans une fébrile agitation.</p> + +<p>A chaque affiche que je voyais, je m'arrêtais, pour regarder ces mots +fascinateurs, si gros de promesses:<a name="page_075" id="page_075"></a></p> + +<p class="c"><i>Première représentation de la «Grand'Tante»</i><br /> +Opéra-comique en 1 acte.</p> + +<p>Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer +qu'à l'annonce de la seconde représentation.</p> + +<p>Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, <i>le Voyage +en Chine</i>, de Labiche et François Bazin.</p> + +<p>Je fus un instant l'élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes +et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n'avaient pas enlevé à +son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir +eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d'harmonie un mois +après y être entré. J'allai dans la classe d'Henri Reber, de l'Institut. +C'était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du +dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.</p> + +<p>Par un beau vendredi d'avril, à sept heures et demie du soir, le rideau +se leva à l'Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de +mon cher ami, Jules Adenis. Mon cœur palpitait d'anxiété, saisi par +ce mystère auquel j'allais pour la première fois me livrer corps et âme, +comme à un Dieu inconnu. Cela me paraît aujourd'hui un peu exagéré! <i>un +peu enfantin!</i></p> + +<p>La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de +rire qui partait de la salle. «Écoutez, mon ami, comme nous marchons +bien! me dit Adenis: la salle s'amuse!»<a name="page_076" id="page_076"></a></p> + +<p>Le salle s'amusait, en effet, mais voici ce qui se passait:</p> + +<p>La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d'orage et de tempête. +Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul +entra, en disant ces mots du poème:</p> + +<p class="c">Quel pays! Quelles fondrières!... Pas un habitant!</p> + +<p class="nind">lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s'écria:</p> + +<p class="c">Enfin... voici donc un visage!...</p> + +<p>A peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous +avions entendus...</p> + +<p>La pièce, cependant, continua sans autre incident.</p> + +<p>On bissa les couplets de Mlle Girard.</p> + +<p class="c">Les filles de la Rochelle...</p> + +<p>On acclama Capoul, et l'on fit grande fête à la jeune débutante, +Heilbronn.</p> + +<p>L'opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le +régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un +chat traversait la scène; ce fut une cause nouvelle d'hilarité, et +tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas +entendus.</p> + +<p>C'était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient +faire craindre que la pièce tombât! il n'en fut rien cependant, et la +presse se montra vraiment indulgente; sa griffe, pour nous apprécier, se +ganta de velours.<a name="page_077" id="page_077"></a></p> + +<p>Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut +bien déverser sur l'œuvre quelques-unes de ses étincelantes +paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.</p> + +<p><i>La Grand'Tante</i> était jouée en même temps que le <i>Voyage en Chine</i>, +gros succès d'argent, je vécus quatorze soirs. J'étais dans le +ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze +représentations, cela ne chiffrait guère.</p> + +<p>La partition d'orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans +l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887. Ce n'était pas une grande perte +pour la musique, mais je serais heureux, aujourd'hui, de posséder ce +témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait +intéressés, j'en suis sûr, mes chers enfants.</p> + +<p>A cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec +laquelle, actuellement encore, je suis liée. M'y rendant un jour, il +arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait +m'être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu'«à quelque chose malheur +est bon». J'attendais patiemment dans la gare qu'elle prît fin, lorsque +je vis près de moi Pasdeloup, obligé d'attendre, lui aussi, que la pluie +cessât.</p> + +<p>Il ne m'avait jamais parlé. L'attente dans la gare, le mauvais temps, +furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous +eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je +n'avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que +j'avais une suite d'orchestre en cinq parties (cette suite que j'avais +écrite à Venise, en 1865); il me pria à brûle-pourpoint<a name="page_078" id="page_078"></a> de la lui +envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.</p> + +<p>J'ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il +m'aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur +génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à +faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du +théâtre.</p> + +<p>Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours! Paris, en vérité, +n'est pas l'Italie!), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à +l'orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit: «Nous avons +lu, ce matin, une suite d'orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu +savoir le nom de l'auteur, mais il n'est pas sur les parties +d'orchestre.»</p> + +<p>A ces paroles, je bondis. J'y étais doublement excité. S'agissait-il, +d'abord, d'une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de +moi?</p> + +<p>—Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il +une fugue? une marche? un nocturne?...</p> + +<p>—Exactement, me répondit-il.</p> + +<p>—Mais alors, fis-je, c'est ma suite!...</p> + +<p>Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages, +raconter l'aventure à ma femme et à sa mère.</p> + +<p>Pasdeloup ne m'avait aucunement prévenu.</p> + +<p>Je vis ma première suite d'orchestre affichée sur le programme pour le +surlendemain, dimanche.</p> + +<p>Que faire pour entendre ce que j'avais écrit?</p> + +<p>Je me payai une troisième et je m'écoutai perdu dans cette foule +compacte, comme il y avait tous<a name="page_079" id="page_079"></a> les dimanches à ces places, où l'on +restait debout.</p> + +<p>Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.</p> + +<p>Le dernier se terminait lorsqu'un jeune homme, presque mon voisin, +siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta, +applaudissant d'autant plus chaleureusement. L'effet recherché par ce +trouble-fête était donc manqué.</p> + +<p>Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au +cirque Napoléon, vint m'y retrouver presque aussitôt.</p> + +<p>Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents +d'avoir entendu cet ouvrage.</p> + +<p>On n'aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première +page, dans le <i>Figaro</i>, Albert Wolf n'eût consacré un long article, +aussi désobligeant que possible, à m'éreinter. Son esprit brillant et +railleur l'avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade +Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l'admirable +courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert +Wolf.</p> + +<p>Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand +cœur qui battait en lui.</p> + +<p>Reyer, de son côté, me consola de l'article du <i>Figaro</i> par ce mot +curieux et piquant: «Laissez-le dire. Les gens d'esprit, comme les +imbéciles, sont susceptibles de se tromper!»</p> + +<p>Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu'il regretta +tellement ce qu'il avait écrit, sans y attacher, d'ailleurs, d'autre +importance que celle d'amuser ses lecteurs, et sans se douter qu'il +pouvait du même coup tuer l'avenir d'un jeune musicien<a name="page_080" id="page_080"></a> que, par la +suite, il devint mon plus fervent ami.</p> + +<p>Trois concours avaient été institués par l'empereur Napoléon III. Je +n'attendis pas le lendemain pour y prendre part.</p> + +<p>Je concourus donc pour la cantate <i>Prométhée</i>, l'opéra-comique <i>le +Florentin</i>, et l'opéra <i>la Coupe du Roi de Thulé</i>.</p> + +<p>Le résultat ne me donna rien.</p> + +<p>Saint-Saëns eut le prix avec <i>Prométhée</i>, Charles Lenepveu fut couronné +avec <i>le Florentin</i>, ma place fut la troisième, et, avec <i>la Coupe du +Roi de Thulé</i>, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l'Opéra, +dans des conditions merveilleuses d'interprétation.</p> + +<p>Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu'il avait été en +balance avec celui de Diaz, qui l'avait emporté, m'aborda très peu de +temps après cette décision, et me dit: «Il y a de si bonnes et de si +belles choses dans ta partition que je viens d'écrire à Weimar pour que +ton ouvrage y soit représenté!»</p> + +<p>Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là!</p> + +<p>Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages +d'orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des +passages pour mes ouvrages successifs.</p> + +<p>J'étais battu, mais non abattu.</p> + +<p>Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me +présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de <i>Mignon</i> et +d'<i>Hamlet</i>.</p> + +<p>Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me +confia un poème en trois actes, d'une superbe allure, intitulé +<i>Méduse</i>.<a name="page_081" id="page_081"></a></p> + +<p>J'y travaillai durant l'été et l'hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12 +juillet de cette même année, l'ouvrage étant terminé depuis quelques +jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l'Opéra, rue +Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu'il fallait jouer +cet ouvrage, qu'il en aurait une grande satisfaction.</p> + +<p>Émile Perrin était absent.</p> + +<p>Je quittai Michel Carré, qui m'embrassa violemment, en me faisant: «Au +revoir! sur la scène de l'Opéra!»</p> + +<p>Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où +j'habitais.</p> + +<p>J'allais être heureux...</p> + +<p>Mais l'avenir était trop beau!</p> + +<p>Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de +la France à l'Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le +revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui +semblait devoir être décisive pour moi.</p> + +<p>Adieu, les projets si beaux à Weimar! Adieu mes espérances à l'Opéra! +Adieu, adieu aussi aux miens!</p> + +<p>C'était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs, +qui allait ensanglanter le sol de notre France!</p> + +<p>Je partis.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je ne reprendrai mes souvenirs qu'après l'Année terrible consommée. Je +ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles; je veux, mes chers +enfants, vous en épargner les lugubres récits.</p> + +<p><a name="page_082" id="page_082"></a></p> + +<p><a name="page_083" id="page_083"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX<br /><br /> +AU LENDEMAIN DE LA GUERRE</h3> + +<p>La Commune venait d'exhaler le dernier souffle de son règne, nous nous +retrouvions tous réunis dans la familiale demeure de Fontainebleau.</p> + +<p>Paris respirait enfin, après une longue période d'angoisses; il rentrait +peu à peu dans le calme. Comme si la leçon de ce temps si cruel ne +devait pas s'évanouir et que son souvenir dût se perpétuer, des bouts de +papier carbonisé étaient apportés, de temps à autre, dans notre jardin, +sur l'aile rapide du vent. J'en conservai un morceau. Il portait des +traces de chiffres et provenait très probablement de l'incendie du +ministère des Finances.</p> + +<p>En revoyant ma chère petite chambre de la campagne, je repris courage au +travail, et, dans la paix, sous les grands arbres qui nous couvraient de +leur douce et tranquille ramure, j'écrivis les <i>Scènes Pittoresques</i>. Je +les dédiai à mon excellent camarade Paladilhe,<a name="page_084" id="page_084"></a> l'auteur de <i>Patrie</i>, +qui fut plus tard mon confrère à l'Institut.</p> + +<p>Ayant été soumis à un régime de privations de toute nature pendant tant +de mois, la vie que je revivais me sembla plus exquise; elle ramena en +moi la bonne humeur; redonna le calme et la sérénité à mon esprit. C'est +ainsi que je pus écrire cette seconde suite d'orchestre, exécutée +quelques années plus tard aux Concerts du Châtelet.</p> + +<p>On rentra de bonne heure à Paris. On était désireux de revoir au plus +tôt la grande ville, si éprouvée. A peine de retour, je rencontrai Émile +Bergerat, le spirituel et délicieux poète, qui devint le gendre de +Théophile Gautier.</p> + +<p>Théophile Gautier! Quel nom cher aux lettres françaises! De quelle +gloire étincelante ne les a-t-il pas comblées, cet illustre Benvenuto du +style, ainsi qu'on l'a appelé!</p> + +<p>Dans une visite qu'il fit un jour à son futur beau-père, Bergerat +m'emmena avec lui.</p> + +<p>Quelle inexprimable sensation j'éprouvai en approchant ce grand poète! +Il n'était pas à l'aurore de la vie, mais quelle jeunesse encore, quelle +vivacité dans la pensée, quelle richesse dans les images dont ses +moindres paroles étaient ornées! Quelle variété de connaissances!</p> + +<p>Je le trouvai assis dans un grand fauteuil, entouré de trois chats. +Comme j'ai toujours eu une passion pour ces jolies bêtes, j'en fis +aussitôt mes camarades, ce qui me mit dans les bonnes grâces de leur +maître.</p> + +<p>Bergerat, en qui j'ai conservé l'ami le plus charmant, lui apprit que +j'étais musicien et qu'un ballet,<a name="page_085" id="page_085"></a> signé de son nom, m'ouvrirait les +portes de l'Opéra.</p> + +<p>Séance tenante il me développa les deux sujets suivants: <i>le Preneur de +rats</i> et <i>la Fille du roi des Aulnes</i>. Pour ce dernier sujet, le +souvenir de Schubert m'épouvanta, et il fut convenu que l'on ferait au +directeur de l'Opéra l'offre du <i>Preneur de rats</i>.</p> + +<p>Rien n'aboutit pour moi! Le nom du grand poète fit disparaître dans +l'éblouissement de son éclat la pauvre personne du musicien.</p> + +<p>Il était dit, cependant, que je ne devais pas rester dans le néant, que +je finirais par percer la nue qui obscurcissait ma route.</p> + +<p>Un homme, un admirable ami, Duquesnel, alors directeur de l'Odéon, sur +les instances de mon éditeur Hartmann, me fit venir dans son cabinet, au +théâtre; il me demanda d'écrire de la musique de scène pour la tragédie +antique: <i>Les Erinnyes</i>, de Leconte de Lisle. Il me lut plusieurs scènes +de cette tragédie et j'en fus aussitôt enthousiasmé.</p> + +<p>Ah! quelles splendides répétitions! Dirigées par le célèbre artiste +Brindeau, alors régisseur général de l'Odéon, elles étaient présidées +par Leconte de Lisle, en personne.</p> + +<p>Quelle attitude olympienne que celle du célèbre traducteur d'Homère, de +Sophocle, de Théocrite, ces génies des temps passés qu'il semblait +égaler! Quelle admirable physionomie avec ce binocle qui y était comme +incrusté et à travers lequel l'œil brillait du plus fulgurant éclat.</p> + +<p>Prétendre qu'il n'aimait pas la musique, alors qu'on lui en infligeait +pourtant dans cet ouvrage! Eh bien! non! C'est la légende dont on +accable tant de poètes.<a name="page_086" id="page_086"></a> Théophile Gautier qui trouvait, disait-on, que +la musique est le plus coûteux de tous les bruits, avait trop connu et +estimé d'autres merveilleux artistes pour dénigrer notre art. +D'ailleurs, qui ne se souvient de ses articles de critique musicale que +sa fille Judith Gautier, de l'Académie Goncourt, vient de réunir en +volume, avec un soin pieux et qui sont d'une rare et étonnante justesse +d'appréciation!</p> + +<p>Leconte de Lisle était un fervent de Wagner et Alphonse Daudet, dont +j'aurai l'occasion de parler, avait l'âme musicale la plus tendre.</p> + +<p>Malgré la neige, au mois de décembre, j'allai à la campagne m'enfermer +quelques jours chez de bons parents de ma femme, et j'écrivis la musique +des <i>Erinnyes</i>.</p> + +<p>Duquesnel avait mis à ma disposition une quarantaine de musiciens; dans +cette circonstance, c'était une grande dépense et une grande faveur! Au +lieu d'écrire la partition pour l'orchestre habituel—cela aurait +produit un ensemble mesquin—j'eus l'idée d'avoir un quatuor de 36 +instruments à cordes, ce qui correspondait à un grand orchestre. J'y +adjoignis trois trombones, l'image des trois Erinnyes: Tisiphone, Alecto +et Mégère, et une paire de timbales. Mon chiffre de 40 était atteint.</p> + +<p>Je remercie encore ce cher directeur de ce luxe instrumental +inaccoutumé. Je lui ai dû les sympathies de beaucoup de musiciens.</p> + +<p>Comme j'étais déjà occupé à un opéra-comique en trois actes qu'un jeune +collaborateur de d'Ennery avait obtenu pour moi du maître du +théâtre,—que mon souvenir ému aille vers Chantepie, disparu trop<a name="page_087" id="page_087"></a> tôt +pour la scène!—je reçus une lettre de du Locle, alors directeur de +l'Opéra-Comique, m'annonçant qu'il fallait passer en novembre avec cet +ouvrage: <i>Don César de Bazan</i>.</p> + +<p>Voici quelle en était la distribution: Mlle Priola, Mme Galli-Marié, la +déjà célèbre Mignon qui devait être l'inoubliable Carmen; un jeune +débutant à la voix savante, au physique charmant, M. Bouhy.</p> + +<p>L'ouvrage fut monté à la hâte, dans de vieux décors qui déplurent à ce +point à d'Ennery, qu'il ne reparut plus au théâtre.</p> + +<p>Mme Galli eut les honneurs de la soirée, dans plusieurs <i>bis</i>, ainsi que +l'<i>Entr'acte-Sevillana</i>. L'ouvrage, cependant, ne réussit point, car il +quitta l'affiche à la treizième représentation. Mon confrère, Joncières, +l'auteur de <i>Dimitri</i>, plaida vainement ma cause à la Société des +auteurs dont Auguste Maquet était le président, en prétendant qu'on +n'avait pas le droit de retirer de l'affiche un ouvrage qui faisait +encore une si belle moyenne de recettes! Chères paroles perdues! <i>Don +César</i> ne devait plus être joué.</p> + +<p>Je rappelle ici que plus tard, à la demande de plusieurs théâtres de +province, il me fallut réinstrumenter entièrement l'ouvrage, afin qu'il +fût représenté selon les désirs exprimés. La partition manuscrite (non +gravée, sauf l'entr'acte) avait été brûlée lors de l'incendie de mai +1887, comme l'avait été mon premier ouvrage.</p> + +<p>Une force invincible et secrète conduisait ma vie.</p> + +<p>J'avais été invité à dîner chez la sublime tragédienne lyrique, Mme +Pauline Viardot; on me pria, dans la soirée, de faire un peu de +musique.<a name="page_088" id="page_088"></a></p> + +<p>Pris au dépourvu, je me mis à chanter un fragment de mon drame sacré: +<i>Marie-Magdeleine</i>.</p> + +<p>A défaut de voix, je possédais, à cet âge, beaucoup d'élan dans la façon +de chanter ma musique. Maintenant je la parle et, malgré l'insuffisance +de mes moyens vocaux, mes artistes en sont bien pénétrés quand même.</p> + +<p>Je chantais donc, si j'ose dire, lorsque Mme Pauline Viardot, penchée +vers le clavier et suivant mes doigts, me dit avec un accent d'émotion +inoubliable: «Qu'est-ce que cela?»—«Un ouvrage de jeunesse, +<i>Marie-Magdeleine</i>, qui n'attend même plus l'espoir d'être exécuté,» lui +dis-je.—«Comment? Eh bien! il le sera, et c'est moi qui serai votre +Marie-Magdeleine.»</p> + +<p>Je rechantai aussitôt cette scène de la Magdeleine à la croix:</p> + +<p class="c">O bien-aimé! Sous ta sombre couronne...</p> + +<p>Lorsque mon éditeur Hartmann connut cet événement, il voulut faire pièce +à Pasdeloup qui, ayant entendu naguère la partition, l'avait refusée +presque brutalement, et il créa, en collaboration avec Duquesnel, à +l'Odéon, le <i>Concert National</i>. Ce nouveau concert populaire eut pour +chef d'orchestre Édouard Colonne, mon ancien camarade au Conservatoire, +choisi déjà par moi pour diriger les <i>Erinnyes</i>.</p> + +<p>La maison d'édition Hartmann était le rendez-vous de toute notre +jeunesse, y compris César Franck, dont les œuvres sublimes n'étaient +pas encore répandues.</p> + +<p>Le petit magasin du 17 du boulevard de la Madeleine<a name="page_089" id="page_089"></a> était devenu un +véritable rendez-vous du mouvement musical. Bizet, Saint-Saëns, Lalo, +Franck, Holmès faisaient partie de ce cénacle. Ils y devisaient gaiement +et avec tout l'enthousiasme et toute l'ardeur de leur foi dans ce grand +art qui devait illustrer leur vie.</p> + +<p>Les cinq premiers programmes du <i>Concert National</i> furent consacrés à +César Franck et à d'autres compositeurs. Le sixième et dernier appartint +à l'exécution complète de <i>Marie-Magdeleine</i>.</p> + +<p><a name="page_090" id="page_090"></a></p> + +<p><a name="page_091" id="page_091"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a>CHAPITRE X<br /><br /> +DE LA JOIE.—DE LA DOULEUR.</h3> + +<p>La première lecture d'ensemble de <i>Marie-Magdeleine</i> eut lieu un matin, +à neuf heures, dans la petite salle de la maison Érard, rue du Mail, qui +avait autrefois servi aux séances de quatuors.</p> + +<p>Quelque matinale que fût l'heure fixée, la bonne Mme Viardot l'avait +devancée, tant elle avait hâte d'entendre les premières notes de +l'ouvrage. Mes autres interprètes arrivèrent peu d'instants après.</p> + +<p>Édouard Colonne conduisait les répétitions d'orchestre.</p> + +<p>Mme Viardot s'intéressa vivement à la lecture. Elle la suivit en artiste +très au courant de la composition. Chanteuse et tragédienne lyrique +remarquable, elle était plus qu'une artiste, une grande musicienne, une +femme merveilleusement douée et tout à fait supérieure.</p> + +<p>Le 11 avril, la salle de l'Odéon avait reçu le public<a name="page_092" id="page_092"></a> habituel des +répétitions générales et des premières. Le théâtre avait ouvert ses +portes au Tout-Paris, toujours le même, composé d'une centaine de +personnes pour qui être de «la première» ou de «la générale» semble le +privilège le plus enviable.</p> + +<p>La presse y assistait également.</p> + +<p>Quant à moi, j'étais réfugié dans les coulisses avec mes interprètes +très émus. Il semblait, dans leur émotion, qu'ils fussent appelés à +faire prononcer sur moi une sentence suprême, que c'était un vote qu'ils +allaient exprimer d'où dépendrait le sort de ma vie!</p> + +<p>Je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait être l'impression de la +salle. Comme je devais partir avec ma femme, le lendemain, pour +l'Italie, je n'eus pas de nouvelles immédiates.</p> + +<p>Le premier écho de <i>Marie-Magdeleine</i> ne devait m'arriver qu'à Naples. +Ce fut sous la forme touchante d'une lettre que m'adressait le toujours +si bon Ambroise Thomas.</p> + +<p>Voici ce que m'écrivait ce maître si délicatement attentif à tout ce qui +marquait mes pas dans la carrière artistique:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«Paris, 12 avril 1873.</p> + +<p>«Obligé de me rendre aujourd'hui à ma campagne, j'aurai peut-être +le regret de ne pas vous voir avant votre départ. Dans le doute, je +ne veux pas tarder à vous dire, mon cher ami, tout le plaisir que +j'ai éprouvé hier soir, et combien j'ai été heureux de votre beau +succès...</p> + +<p>«Voilà une œuvre sérieuse, noble et touchante à la fois; elle +est bien de <i>notre temps</i>, mais vous avez<a name="page_093" id="page_093"></a> prouvé qu'on peut +marcher dans la voie du progrès tout en restant clair, sobre et +mesuré.</p> + +<p>«Vous avez su émouvoir, parce que vous avez été ému.</p> + +<p>«J'ai été pris comme tout le monde et plus que tout le monde.</p> + +<p>«Vous avez rendu avec bonheur l'adorable poésie de ce drame +sublime!</p> + +<p>«Dans un sujet mystique où l'on est exposé à tomber dans l'abus des +tons sombres et dans l'âpreté du style vous vous êtes montré +coloriste en gardant le charme et la lumière...</p> + +<p>«Soyez content, votre ouvrage reviendra et restera.</p> + +<p>«Au revoir; je vous embrasse de tout cœur.</p> + +<p>«Mes affectueuses félicitations à Mme Massenet.</p> + +<p class="r">«A<small>MBROISE</small> T<small>HOMAS.</small>»</p></div> + +<p>Je relisais cette chère lettre. Elle ne pouvait sortir de mon souvenir, +tant était doux et précieux le réconfort qu'elle m'apportait.</p> + +<p>J'étais tout à ces rêveries délicieuses lorsque, au moment de prendre le +bateau pour me rendre à Capri, je vis accourir essoufflé, vers moi, le +domestique de l'hôtel où j'étais descendu, un paquet de lettres à la +main. C'étaient des lettres d'amis de Paris, heureux du succès, et qui +avaient tenu à m'en exprimer leur joie. Un numéro du <i>Journal des +Débats</i> y était joint. Il me venait d'Ernest Reyer et contenait, sous sa +signature, un article faisant de mon œuvre le plus brillant éloge, un +des plus émouvants même de ceux que j'aie jamais reçus.<a name="page_094" id="page_094"></a></p> + +<p>J'étais donc retourné voir ce pays au charme si enivrant; j'avais visité +Naples et Capri, puis Sorrente, tous ces sites pittoresques et d'une si +captivante beauté qu'embaument les senteurs des orangers, et tout cela +au lendemain d'une aussi inoubliable soirée. Je vivais dans le plus +indicible des ravissements.</p> + +<p>Une semaine après, nous étions à Rome.</p> + +<p>A peine étions-nous descendus à l'Hôtel de la Minerve, qu'une très +gracieuse invitation à déjeuner nous arriva du directeur de l'Académie +de France, membre de l'Institut, l'illustre peintre Ernest Hébert.</p> + +<p>Il avait, à cette occasion, réuni quelques pensionnaires. Des fenêtres +ouvertes du salon directorial où s'étalent les magnifiques tapisseries +de De Troy, représentant l'histoire d'Esther, nous pouvions aspirer les +tièdes haleines de cette journée tout à fait exquise.</p> + +<p>A l'issue du déjeuner, Hébert me pria de lui faire connaître quelques +passages de <i>Marie-Magdeleine</i>. Des nouvelles flatteuses lui en étaient +venues de Paris.</p> + +<p>Le lendemain, les pensionnaires de la Villa m'invitèrent à leur tour. Ce +fut avec une bien vive émotion que je me retrouvai dans cette salle à +manger, au plafond en forme de voûte, où mon portrait était appendu à +côté de ceux des anciens Grands-Prix; après le déjeuner, c'est dans un +atelier donnant de plain-pied sur le jardin, que je pus contempler le +<i>Gloria Victis</i>, ce splendide chef-d'œuvre destiné à immortaliser le +nom de Mercié.</p> + +<p>Venant de vous parler de <i>Marie-Magdeleine</i>, je vous confesserai, mes +chers enfants, que, comme j'en avais eu le pressentiment, cet ouvrage +devait finir<a name="page_095" id="page_095"></a> par avoir les honneurs de la scène. Cependant, il me +fallut attendre trente ans pour posséder cette bien douce satisfaction. +Elle vérifiait l'opinion que je m'étais faite de ce drame sacré.</p> + +<p>Ce fut M. Saugey, l'habile directeur de l'Opéra de Nice, qui, le +premier, eut cette audace. Il n'eut qu'à s'en féliciter, et, pour ma +part, je l'en remercie grandement.</p> + +<p>Notre première Marie-Magdeleine, <i>au théâtre</i>, fut Lina Pacary. La voix, +la beauté, le talent de cette artiste de race la désignaient pour cette +création et, lorsque plus tard le même grand théâtre donna <i>Ariane</i>, +l'interprète tout indiquée fut encore Lina Pacary dont les succès +ininterrompus consacrèrent sa vie théâtrale vraiment admirable.</p> + +<p>L'année suivante, ce fut mon cher ami et directeur, Albert Carré, qui +fit représenter l'œuvre au théâtre de l'Opéra-Comique. J'eus la bonne +fortune d'y avoir comme interprètes: Mme Marguerite Carré, Mme Aïno +Ackté et Salignac.</p> + +<p><i>Marie-Magdeleine</i> m'avait donc fait revivre à Rome dans son bien cher +souvenir. Il en fut naturellement question au cours de ces promenades +idéalement belles que je fis avec Hébert dans la campagne romaine.</p> + +<p>Hébert était non seulement un grand peintre, mais il était encore poète +et musicien distingué. En cette dernière qualité, il participait à un +quatuor qui se faisait souvent entendre à l'Académie.</p> + +<p>Ingres, qui fut aussi directeur de l'Académie, jouait du violon. Comme +on demandait un jour à Delacroix ce qu'il pensait du violon d'Ingres: +«Il en joue comme<a name="page_096" id="page_096"></a> Raphaël» fut l'amusante réponse du brillant +coloriste!</p> + +<p>Si délicieux que pût être notre séjour à Rome, il nous fallut, hélas! +quitter cette ville si chère à nos souvenirs et rentrer à Paris.</p> + +<p>A peine étais-je de retour rue du Général-Foy, au nº 46, maison que j'ai +habitée pendant plus de trente ans, que je me jetai sur un poème de +Jules Adenis: <i>les Templiers</i>.</p> + +<p>J'en avais déjà écrit plus de deux actes et cependant je me sentais +inquiet. La pièce était fort intéressante, mais elle me mettait, par ses +situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer.</p> + +<p>Ce devait être également l'opinion d'Hartmann; mon éditeur fut même si +catégorique à cet égard que je déchirai en quatre morceaux les deux +cents pages que je venais de lui soumettre.</p> + +<p>Dans un trouble inexprimable, ne sachant plus où j'allais, je m'avisai +d'aller voir mon collaborateur de <i>Marie-Magdeleine</i>, Louis Gallet, +alors économe à l'hôpital Beaujon.</p> + +<p>Je sortis de cet entretien avec le plan du <i>Roi de Lahore</i>. Du bûcher du +dernier grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, que j'avais +abandonné, je me retrouvais dans le paradis d'Indra. C'était le septième +ciel pour moi!</p> + +<p>Charles Lamoureux, le célèbre chef d'orchestre, venait de fonder <i>les +Concerts de l'Harmonie sacrée</i> dans le local du Cirque des +Champs-Élysées, aujourd'hui disparu. (Quel malin plaisir prend-on à +faire d'un superbe théâtre la succursale de la Banque, et d'une salle +excellente pour de grands concerts une pelouse dans les +Champs-Élysées!)<a name="page_097" id="page_097"></a></p> + +<p>On sait que les oratorios d'Hændel rendirent fameux le succès de ces +concerts.</p> + +<p>Un jour, par une neigeuse matinée de janvier, Hartmann me présenta à +Lamoureux, qui habitait un grand chalet dans un jardin de la cité +Frochot. J'avais apporté avec moi le manuscrit d'<i>Ève</i>, mystère en trois +parties.</p> + +<p>L'audition eut lieu avant le déjeuner. Au café, nous étions tout à fait +d'accord.</p> + +<p>L'ouvrage allait entrer en répétition avec les acclamés interprètes: Mme +Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Prunet.</p> + +<p><i>Les Concerts de l'Harmonie sacrée</i> eurent à leur programme du 18 mars +1875 Ève, ainsi qu'il avait été convenu.</p> + +<p>Malgré la superbe répétition générale qui avait eu lieu dans la salle +complètement vide,—c'est précisément le motif pour lequel j'y assistai, +car je commençais, alors déjà, à me soustraire aux émotions des +exécutions publiques, une anxiété secrète m'agitait et j'allai attendre, +dans un petit café voisin, les renseignements que devait m'apporter mon +ancien camarade Taffanel, premier flûtiste, alors, à l'Opéra et aux +<i>Concerts de l'Harmonie sacrée</i>.—Ah! mon cher Taffanel, ami disparu que +j'ai bien aimé, comme ton affection et ton talent m'étaient précieux, +alors que tu dirigeais, comme chef d'orchestre, mes ouvrages à l'Opéra!</p> + +<p>Après chaque partie, Taffanel traversait la rue en courant et me +communiquait des nouvelles bien réconfortantes. Après la troisième +partie, toujours très encourageant, il me dit avec précipitation que +tout<a name="page_098" id="page_098"></a> était fini, le public sorti, et il me pria de venir en hâte +remercier Lamoureux.</p> + +<p>Je le crus; mais, ô supercherie! à peine me trouvai-je dans le foyer des +musiciens que je fus emporté comme une plume dans les bras de mes +confrères que je griffais de mon mieux, car j'avais compris la trahison. +Ils me déposèrent sur l'estrade, devant un public encore présent et +manifestant, mouchoirs et chapeaux agités.</p> + +<p>Je me relevai, bondis comme une balle et disparus furieux!</p> + +<p>Mes chers enfants, si je vous ai fait ce tableau, sans doute exagéré, du +succès, c'est que les minutes qui suivirent me furent terribles et +montrent bien, par leur contraste, l'inanité des choses de ce monde.</p> + +<p>Une domestique m'avait cherché toute la soirée, ne sachant où j'étais +dans Paris, et elle venait de me découvrir à la porte de la salle des +concerts. Il était près de minuit. Elle me dit, les yeux en larmes, de +venir voir ma mère très malade.</p> + +<p>Ma mère affectionnée habitait alors rue Notre-Dame-de-Lorette. Je lui +avais envoyé des places pour elle et ma sœur. J'étais certain +qu'elles avaient toutes les deux assisté au concert.</p> + +<p>Je sautai dans un fiacre avec cette domestique, et quand j'arrivai sur +le palier, ma sœur, les bras étendus, en un cri étouffé, me jeta ces +mots: «Maman est morte, à dix heures du soir!...»</p> + +<p>Quelles paroles pourraient dire ma profonde douleur à l'annonce de +l'horrible malheur qui fondait sur moi? Il venait obscurcir mes jours au +moment où il<a name="page_099" id="page_099"></a> semblait qu'un ciel clément voulût en dissiper les nuages!</p> + +<p>Selon les dernières volontés de ma mère, son embaumement eut lieu le +lendemain. Ma sœur et moi y assistions atterrés, lorsque nous fûmes +surpris par la vue de ce bon Hartmann. Je l'écartai vivement du pénible +spectacle. Il s'éloigna rapidement, me jetant cependant ces mots: «Vous +êtes porté pour la croix!»</p> + +<p>Pauvre mère, elle eût été si fière!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«21 mars 75.</p> + +<p class="addr">«C<small>HER</small> A<small>MI,</small></p> + +<p>«Si je n'avais égaré votre carte (et par suite votre adresse) que +j'ai du reste cherchée pendant un bon quart d'heure dans le +«Testaccio» de mes papiers, je vous aurais dit, dès avant-hier, la +joie vive et l'émotion profonde que m'ont causées l'audition et le +succès de votre <i>Ève</i>. Le triomphe d'un élu doit être une fête pour +l'Église. Vous êtes un élu, mon cher ami: le ciel vous a marqué du +signe de ses enfants: je le sens à tout ce que votre belle œuvre +a remué dans mon cœur! Préparez-vous au rôle de martyr; c'est +celui de tout ce qui vient d'en haut et gêne ce qui vient d'en bas. +Souvenez-vous que quand Dieu a dit: «Celui-ci est un vase +d'élection», Il a ajouté: «et je lui montrerai combien il lui +faudra souffrir pour mon nom».<a name="page_100" id="page_100"></a></p> + +<p>«Sur ce, mon cher ami, déployez hardiment vos ailes et confiez-vous +sans crainte aux régions élevées où le plomb de la terre n'atteint +pas l'oiseau du ciel.</p> + +<p>«A vous de tout mon cœur.</p> + +<p class="r">«C<small>H.</small> G<small>OUNOD.</small>»</p></div> + +<h3><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a>CHAPITRE XI<br /><br /> +DÉBUT A L'OPÉRA</h3> + +<p>La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en +m'enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce +fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes, +l'été suivant, Fontainebleau.</p> + +<p>Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j'appris, +le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet,—Bizet qui avait été un +camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel +j'avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son +âge.</p> + +<p>La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu'il était, il pouvait +croire à l'avenir de gloire qui devait lui survivre; mais cette +<i>Carmen</i>, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui +étaient chargés de la juger une œuvre contenant de bonnes choses, +quoique bien incomplète, et aussi—que n'a-<a name="page_102" id="page_102"></a>t-on pas dit alors?—un +sujet dangereux et immoral!...</p> + +<p>Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs!...</p> + +<p>Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j'essayai +de me reprendre à la vie, en travaillant à ce <i>Roi de Lahore</i> qui +m'occupait déjà depuis bien des mois.</p> + +<p>L'été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J'en +étais accablé à ce point qu'un jour où un formidable orage avait éclaté, +je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.</p> + +<p>Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne +restait pas inactif: il sembla n'avoir cessé de travailler. Mes idées +apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire +imposée par la nature, pour se classer. J'avais entendu, comme en songe, +mon troisième acte, le paradis d'Indra, joué sur la scène de l'Opéra!... +L'impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène, +je le vis, d'ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes +reprises.</p> + +<p>Je n'aurais jamais osé l'espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours +suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène +paradisiaque.</p> + +<p>Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez +nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.</p> + +<p>J'avais pris l'habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes +travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons +remplissaient les six heures de l'après-midi. Quant aux soirées, la +plupart étaient consacrées aux parents de mes<a name="page_103" id="page_103"></a> élèves, chez lesquels on +faisait la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés! Le travail du +matin, je l'aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant +encore...</p> + +<p>Après la saison d'hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes +à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille. +J'y terminai, au commencement de l'été 1876, la partition complète du +<i>Roi de Lahore</i>, entreprise plusieurs années déjà.</p> + +<p>Avoir terminé un ouvrage, c'est dire adieu à l'inexprimable bonheur +qu'un travail vous a procuré!...</p> + +<p>J'avais sur ma table 1.100 pages d'orchestre et ma réduction pour piano +que je venais d'achever.</p> + +<p>Que deviendrait cet ouvrage? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il +jamais joué? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C'était là +l'écueil, le point obscur de l'avenir...</p> + +<p>Au cours du dernier hiver, j'avais fait la connaissance d'un poète à +l'âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des +<i>Promenades</i>, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à +mon intention, une légende sacrée, en quatre parties: <i>La Vierge</i>.</p> + +<p>Je n'ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j'y semai, de suite, +les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu'un amer +découragement y germât? Je vous le conterai plus tard, mes chers +enfants. Le fait est que je n'y tenais plus. J'avais absolument le désir +de revoir Paris; il me semblait que j'en reviendrais allégé de cette +crise de défaillance que je subissais sans trop m'en rendre compte.</p> + +<p>Le 26 juillet, j'allai donc à Paris, avec l'intention<a name="page_104" id="page_104"></a> de persécuter +Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.</p> + +<p>Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j'allai flâner au +Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j'arrivai, on +était aux dix minutes de repos. J'en profitai pour aller saluer mon +maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du +jury.</p> + +<p>Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd'hui +désert et qu'on l'a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à +votre intention, mes chers enfants, ce qu'était alors ce séjour où je +devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.</p> + +<p>On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès +dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux +tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.</p> + +<p>La porte de face ouvrait sur une salle qu'ornait une grande cheminée et +qu'éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.</p> + +<p>L'ameublement était dans le style de Napoléon I<sup>er</sup>.</p> + +<p>Une porte s'ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez +vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises +au bord d'une table à tapis vert; les autres, soit assises, soit debout, +à des tables séparées.</p> + +<p>La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les +concours, était en style pompéien, s'harmonisant avec le caractère du +salon dont je vous ai parlé.</p> + +<p>Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En<a name="page_105" id="page_105"></a> m'apercevant, il eut un +sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me +dit d'un air résigné et délicieux à la fois: «Acceptez-la, c'est le +premier échelon!»</p> + +<p>—Que faut-il accepter? lui dis-je.</p> + +<p>—Vous l'ignorez donc? Depuis hier, vous avez la croix.</p> + +<p>Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva, +alors, de sa boutonnière, le ruban qui s'y trouvait et le passa, non +sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l'ouvrir +avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de +l'écritoire du président!</p> + +<p>Ce mot: «le premier échelon», n'était-il pas d'une délicatesse exquise +et d'un encouragement profond?</p> + +<p>Maintenant, je n'avais qu'une hâte: celle de voir mon éditeur.</p> + +<p>Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans +mes goûts s'il cadre aussi avec mon caractère. J'avais un physique assez +jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait +flamboyer et attirer tous les regards! N'est-ce pas, mes chers enfants, +que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule +cependant, puisque je la fais sincèrement?</p> + +<p>Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je +songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au +coin de la rue de la Paix, par le directeur de l'Opéra, alors M. +Halanzier. J'en eus d'autant plus de surprise, que je me croyais en +médiocre estime dans la <i>grande<a name="page_106" id="page_106"></a> maison</i>, à la suite du refus de mon +ballet: <i>Le Preneur de rats</i>.</p> + +<p>M. Halanzier avait l'âme ouverte et franche.</p> + +<p>—Que fais-tu donc? me dit-il. Je n'entends plus parler de toi!</p> + +<p>J'ajoute qu'il ne m'avait jamais adressé la parole.</p> + +<p>—Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l'Opéra? +répondis-je tout interdit.</p> + +<p>—Et si je le veux, moi!</p> + +<p>—Apprenez alors que j'ai un ouvrage simplement en cinq actes, <i>le Roi +de Lahore</i>, avec Louis Gallet.</p> + +<p>—Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et +apporte-moi tes feuilles.</p> + +<p>Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à +Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles: l'une, visible à +ma boutonnière, l'autre, l'espoir le plus grand que j'avais eu +jusqu'alors.</p> + +<p>Le lendemain, à neuf heures du matin, j'étais place Vendôme. Gallet m'y +attendait déjà.</p> + +<p>Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la +superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.</p> + +<p>Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de +l'Opéra ne m'arrêta pas tant que je n'eus pas terminé la lecture +complète des cinq actes. J'en étais aphone... et j'avais les mains +brisées de fatigue...</p> + +<p>Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et +que Gallet et moi nous nous disposions à sortir:<a name="page_107" id="page_107"></a></p> + +<p>—Eh bien! alors, tu ne me laisses rien pour la copie?</p> + +<p>Je regardai Gallet avec stupéfaction.</p> + +<p>—Mais, alors, vous comptez donc jouer l'ouvrage?...</p> + +<p>—L'avenir te le dira!»</p> + +<p>A ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre +appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m'apporta +un bulletin de l'Opéra, avec ces mots:</p> + +<p class="c"> +<i>Le Roi.</i><br /> +<i>2 heures.</i>—<i>Foyer.</i></p> + +<p>Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké—dont +les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus +tard:—Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.</p> + +<p>Il n'y eut pas de répétition générale publique. Ce n'était, +d'ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le +fait de nos jours à la répétition dite des «couturières», puis à la +répétition dénommée «colonelle», et, enfin, à la répétition appelée +«générale».</p> + +<p>Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l'ouvrage +avait été l'objet aux répétitions par l'orchestre et tout le +personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l'Opéra d'un +débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu'à +la première représentation.</p> + +<p>Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon +qui aimait la jeunesse et la protégeait!<a name="page_108" id="page_108"></a></p> + +<p>La mise en scène, décors et costumes, était d'un luxe inouï; +l'interprétation, de premier ordre...</p> + +<p>La première du <i>Roi de Lahore</i>, qui eut lieu le 27 avril 1877, +marque une date bien glorieuse dans ma vie.</p> + +<p>Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert +laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte, +avec ces mots:</p> + +<p><i>Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir!</i></p> + +<p>Que ces lignes peignent bien, n'est-il pas vrai? l'admirable +pénétration d'esprit de celui qui a écrit <i>Salammbô</i> et l'immortel +chef-d'œuvre qu'est <i>Madame Bovary</i>.</p> + +<p>Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand +artiste Charles Garnier les lignes suivantes:</p> + +<p>«Je ne sais pas si c'est la salle qui fait de bonne musique; mais, +sapristi! ce que je sais bien, c'est que je n'ai rien perdu de ton +œuvre et que je la trouve <i>admirable</i>. Ça, c'est la vérité.</p> + +<p class="r"> +«Ton<br /> +«C<small>ARLO.</small>»</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>La magnifique salle de l'Opéra avait été inaugurée seize mois +auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir +s'attaquer à l'acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par +l'homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes +aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu'on +parle de l'œuvre d'une si<a name="page_109" id="page_109"></a> haute magnificence de Charles Garnier, +c'est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu'on s'exprime: <i>Quel +bon théâtre</i>! La salle, évidemment, n'a pas changé, mais bien le public +qui rend à Garnier un légitime et juste hommage!</p> + +<p><a name="page_110" id="page_110"></a></p> + +<p><a name="page_111" id="page_111"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a>CHAPITRE XII<br /><br /> +THÉÂTRES D'ITALIE</h3> + +<p>Les représentations du <i>Roi de Lahore</i> à l'Opéra se succédaient, très +suivies et très belles. C'était, du moins, ce que j'entendais dire, car +je n'allais déjà plus au théâtre.</p> + +<p>Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je +l'ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne, +travailler à la <i>Vierge</i>.</p> + +<p>J'appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio +Ricordi, qui avait entendu le <i>Roi de Lahore</i> à l'Opéra, s'était mis +d'accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.</p> + +<p>Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en +italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils +devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu'il +m'arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer<a name="page_112" id="page_112"></a> <i>le Roi de Lahore</i> au +lendemain de ses premières représentations.</p> + +<p>Le premier théâtre d'Italie où m'échut cet honneur fut le Regio, à +Turin.</p> + +<p>Revoir l'Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades, +pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré! J'en éprouvais un +enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de +1878.</p> + +<p>Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l'Italie, le 1<sup>er</sup> février +1878.</p> + +<p>Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l'Opéra communal de +Bologne, l'ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la +faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo +Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui +s'élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l'un des +plus renommés du l'Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos +jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des +arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.</p> + +<p>Il existait au Regio des mœurs tout à fait différentes de celles que +l'on pratique à Paris, mœurs avec lesquelles j'ai retrouvé plus tard, +en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence +complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement +chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel. +L'orchestre était soumis aux moindres intentions du <i>direttore</i> +d'orchestre.</p> + +<p>Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la +suite directeur du Conservatoire<a name="page_113" id="page_113"></a> Rossini, à Pesaro, connu par des +mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les +<i>Masques</i> (<i>Tutti in maschera</i>). Sa mort survint dans des circonstances +tragiques. J'entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant: +«Es-tou content? Je le suis tant, moi!»</p> + +<p>Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il +possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre +en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés. +Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d'autres artistes que +j'ai connus usent de ce moyen pour donner l'expression, du moins ils le +croient, alors qu'eux-mêmes ne ressentent absolument rien.</p> + +<p>Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor: +Cinq et Cinq font dix! (<i>Cinque e cinque fanno dieci</i>).</p> + +<p>Au sujet d'une première représentation à ce théâtre, je citerai le +baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.</p> + +<p>Ces déplacements devenaient très fréquents; c'est ainsi qu'Hartmann et +moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à +Rome, où <i>Il Re di Lahore</i> eut les honneurs d'une première +représentation, le 21 mars 1879.</p> + +<p>J'eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi +le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand +mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne, +et sa plus jeune sœur, charmante également.</p> + +<p>Le directeur de l'Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange, +fort amusant, fort gai surtout lorsque<a name="page_114" id="page_114"></a> lui revenait en mémoire la +première représentation du <i>Barbier de Séville</i> au Théâtre Argentina, à +laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini, +la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir +écrit le <i>Barbier de Séville</i> et <i>Guillaume Tell</i> est, en vérité, +l'éclatant témoignage de l'esprit en personne et aussi de l'âme la plus +puissante!</p> + +<p>J'avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis. +Il m'amusait d'y reparaître en auteur... comment dirai-je? Ma foi, tant +pis, mettons: acclamé!</p> + +<p>J'habitais l'hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.</p> + +<p>Le lendemain de la première, on m'apporta le matin, dans ma +chambre—j'étais à peine éveillé, car on était rentré très tard—un +billet portant ces mots:</p> + +<p>«Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n'ai pas +dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé! Quel vacarme! +Mais je suis bien content pour vous!</p> + +<p>«Votre vieil ami,</p> + +<p class="r">«D<small>U</small> L<small>OCLE.</small>»</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Du Locle! Comment, lui? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment +de <i>Don César de Bazan</i>!</p> + +<p>Je courus l'embrasser.</p> + +<p>La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d'enchantement magique et +du plus captivant attrait; aussi comptent-elles parmi les meilleures +dans mes souvenirs.</p> + +<p>J'avais obtenu une audience du pape Léon XIII,<a name="page_115" id="page_115"></a> nouvellement intrônisé. +Le grand salon où je fus introduit était précédé d'une longue +antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s'y trouvaient tous +agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main +droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier +lui ayant fait savoir qui j'étais et le motif de mon voyage à Rome, le +Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d'heureux souhaits +pour mon art.</p> + +<p>A une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me +rappela tout à fait celle de Pie IX.</p> + +<p>A onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du +Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine +Marguerite.</p> + +<p>Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade; dans celui où nous +attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs +de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un +piano droit.</p> + +<p>Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.</p> + +<p>J'avais remarqué qu'un huissier était à la porte de chacun des salons +que j'avais traversés et j'entendais une voix très lointaine sortant +évidemment du premier salon, annoncer à haute voix: <i>La Regina</i> (la +Reine!), puis, plus rapprochée: <i>La Regina!</i> en suite, plus près encore: +<i>La Regina!</i> après et plus fort: <i>La Regina!</i> et enfin, dans le salon +voisin, d'une voix éclatante: <i>La Regina!</i> Et la reine parut dans le +salon où nous étions.</p> + +<p>Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.<a name="page_116" id="page_116"></a></p> + +<p>D'une voix charmante, Sa Majesté me dit qu'il fallait l'excuser si elle +n'allait pas le soir, à l'Opéra, entendre <i>il Capolavoro</i> du maître +français, et, désignant la vitrine: «Nous sommes en deuil!» Puis elle +ajouta: «Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre +quelques motifs de l'opéra?»</p> + +<p>N'ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout, +lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je +m'élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l'audition +si adorablement demandée.</p> + +<p>Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux +accueil; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le +marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute +courtoisie.</p> + +<p>Un quart d'heure après, j'étais <i>via delle Carrozze</i>, rendant visite à +Menotti Garibaldi, pour lequel j'avais une lettre d'un ami de Paris.</p> + +<p>Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité +des personnages que j'avais eu l'honneur de voir: Sa Sainteté le pape, +Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi!</p> + +<p>Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique +noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement, +mais surtout curieusement, s'il descendait de l'empereur Maxime, il me +répondit simplement, modestement: «Je ne le sais pas positivement, mais +on l'assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans.»</p> + +<p>Le soir, après le théâtre, succès superbe, j'allai souper chez notre +ambassadeur, le duc de Montebello. A<a name="page_117" id="page_117"></a> la demande de la duchesse, je +recommençai l'audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La +duchesse fumant elle-même, je me souviens d'avoir grillé beaucoup de +cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la +fumée monter vers les frises, d'y contempler les peintures merveilleuses +dues à l'immortel Carrache, l'auteur de la célèbre galerie Farnèse.</p> + +<p>Quelles heures inoubliables encore!</p> + +<p>Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade +(mieux l'aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.</p> + +<p>Le printemps s'écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver +que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à +Fontainebleau, et terminai <i>la Vierge</i>.</p> + +<p>Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa +d'Este.</p> + +<p>Nous étions en cette année d'enthousiasmes, de joies pures et radieuses, +pour moi, que des heures d'inexprimable bonheur devaient marquer, dans +ma carrière, de leur trace ineffable.</p> + +<p>Giulio Ricordi m'avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère +fille, encore tout enfant, à passer le mois d'août à la villa d'Este, en +ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y +trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de +notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma +fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands +messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille, +rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait<a name="page_118" id="page_118"></a> le chant avec un +renommé professeur italien.</p> + +<p>Arrigo Boïto, le célèbre auteur de <i>Mefistofele</i>, qui était aussi en +villégiature à la villa d'Este, avait été frappé comme moi du timbre si +personnel de cette voix... Cette exquise voix, déjà prodigieusement +souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre +inoubliable dans sa création de <i>Lakmé</i>, de mon glorieux et si regretté +Léo Delibes. J'ai nommé Marie Van Zandt.</p> + +<p>Un soir que je rentrais à l'hôtel de la Belle Venezia, piazza San +Fedele, à Milan (où j'aurais encore aujourd'hui plaisir à descendre), +Giulio Ricordi, mon voisin—car ses grands établissements d'édition +étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la +via degli Omenoni, à côté de l'église San Fedele—Giulio Ricordi vint +m'y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très +inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant +intérêt, sur l'histoire d'Hérodiade; ce lettré remarquable était +Zanardini, descendant d'une des plus grandes familles vénitiennes.</p> + +<p>On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d'attachant, sous +une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l'avait peinte, +l'histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d'Hérodiade.</p> + +<p>Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, <i>le Roi de Lahore</i> fut +représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la +première représentation au Théâtre communal de Bologne. C'est le motif +pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.</p> + +<p>En voyage, il faut s'intéresser à tout. C'est ainsi qu'un détail +pittoresque que je vais dire prit le dessus<a name="page_119" id="page_119"></a> même sur mes occupations au +théâtre, quelque belles qu'elles fussent.</p> + +<p>Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent +certainement inspirer Napoléon I<sup>er</sup> quand il créa à Paris la rue de +Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor +étonnant dans lequel j'ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante, +un cortège funéraire.</p> + +<p>Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de +gros cierges qu'ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire, +que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la +file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence, +ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout +ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une +grande et bien mélancolique tristesse.</p> + +<p>Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J'avais à +reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.</p> + +<p>Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir +la visite de M. Émile Réty! Il venait de la part d'Ambroise Thomas +m'offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de +composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de +l'Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement, +en même temps, de poser ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts, +l'élection du successeur de Bazin étant proche.</p> + +<p>Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d'acclamations passés +en Italie! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la +vérité!</p> + +<p><a name="page_120" id="page_120"></a></p> + +<p><a name="page_121" id="page_121"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XIII" id="CHAPITRE_XIII"></a>CHAPITRE XIII<br /><br /> +LE CONSERVATOIRE ET L'INSTITUT</h3> + +<p>J'avais reçu l'avis officiel de ma nomination comme professeur au +Conservatoire. Je partis pour Paris. Pouvais-je me douter que c'était +sans espoir d'y revenir que je disais adieu à ma chère demeure de +Fontainebleau?</p> + +<p>La vie qui s'annonçait pour moi allait prendre mes étés de travail au +sein d'une douce et paisible solitude, ces étés que je passais si +heureux, loin des bruits et du tumulte de la ville.</p> + +<p>Si les livres ont leur destinée (<i>habent sua fata libelli</i>), comme dit +le poète, chacun de nous ne poursuit-il pas la sienne, également fatale, +inéluctable? On ne remonte pas le courant. Il est doux de le suivre, +surtout s'il doit vous mener aux rivages espérés!</p> + +<p>Je donnais, deux fois par semaine, mes cours au Conservatoire, le mardi +et le vendredi, à une heure et demie.<a name="page_122" id="page_122"></a></p> + +<p>Vous l'avouerai-je? J'étais heureux et fier en même temps de m'asseoir +sur cette chaise, dans cette même classe où, enfant, j'avais reçu les +conseils et les leçons de mon maître. Mes élèves... je les considérais +comme d'autres nouveaux enfants, plutôt encore comme des petits-enfants +dans lesquels pénétrait cet enseignement reçu par moi et qui semblait +filtrer à travers les souvenirs du maître vénéré qui me l'avait +inculqué.</p> + +<p>Les jeunes gens auxquels j'avais affaire semblaient presque de mon âge, +et je leur disais, en manière d'encouragement, pour les exhorter au +travail: «Vous n'avez qu'un camarade de plus, qui tâche d'être aussi bon +élève que vous!»</p> + +<p>Il était touchant de voir la déférente affection que, depuis le premier +jour, ils me témoignaient. Je me sentais tout heureux lorsque, parfois, +je les surprenais dans leurs chuchotements, se racontant leurs +impressions sur l'ouvrage joué la veille ou qui devait se jouer le +lendemain. Cet ouvrage était, au début de mon professorat, <i>le Roi de +Lahore</i>.</p> + +<p>Je devais continuera à être ainsi, pendant dix-huit ans, l'ami et le +«patron», ainsi qu'ils m'appelaient, d'un nombre considérable de jeunes +compositeurs.</p> + +<p>Qu'il me soit permis de rappeler, tant j'en éprouvais de joie, les +succès qu'ils remportaient, chaque année, dans les concours de fugue, et +combien cet enseignement me fut utile à moi-même. Il m'obligeait à être +le plus habile à trouver rapidement, devant le devoir présenté, ce qu'il +fallait faire selon les préceptes rigoureux de Cherubini.</p> + +<p>Quelles douces émotions n'ai-je point ressenties pendant ces dix-huit +années, où, presque annuellement,<a name="page_123" id="page_123"></a> le grand-prix de Rome fut décerné à +un élève de ma classe! Comme il me tardait alors d'aller au +Conservatoire, chez mon maître, lui en rapporter tout l'honneur!</p> + +<p>Je revois encore aussi le soir, dans son paisible salon, dont les +fenêtres donnaient sur la cour déserte, à ce moment-là, du +Conservatoire, le bon administrateur général, Émile Réty, m'écoutant lui +raconter mon bonheur d'avoir assisté aux succès de mes enfants.</p> + +<p>Je fus, il y a quelques années, l'objet d'une touchante manifestation de +leur part.</p> + +<p>Au mois de décembre 1900, je vis un jour arriver chez mon éditeur, où +l'on savait me rencontrer, Lucien Hillemacher, disparu depuis, hélas! +qu'accompagnait un groupe d'anciens grands-prix. Il venait me remettre +plus de cent cinquante signatures tracées sur des feuilles de parchemin +par mes anciens élèves. Ces feuilles étaient réunies sous forme de +plaquette in-8º, reliée avec luxe en maroquin du Levant constellé +d'étoiles. Les pages de garde portaient, dans de brillantes enluminures, +avec mon nom, ces deux dates: 1878-1900. Les signatures étaient +précédées des lignes suivantes:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p> + +<p>«Heureux de votre nomination de grand-officier de la Légion +d'honneur, vos élèves se réunissent pour vous offrir ce témoignage +de leur profonde et très affectueuse reconnaissance.»</p></div> + +<p>Les noms des grands-prix de l'Institut qui me prouvaient ainsi leur +gratitude étaient ceux de: Hillemacher,<a name="page_124" id="page_124"></a> Henri Rabaud, Max d'Ollone, +Alfred Bruneau, Gaston Carraud, G. Marty, André Floch, A. Savard, +Crocé-Spinelli, Lucien Lambert, Ernest Moret, Gustave Charpentier, +Reynaldo Hahn, Paul Vidal, Florent Schmitt, Enesco, Bemberg, Laparra, +d'Harcourt, Malherbe, Guy Ropartz, Tiersot, Xavier Leroux, Dallier, +Falkenberg, Ch. Silver, et tant d'autres chers amis de la classe!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Ambroise Thomas, voyant que je ne pensais pas à me présenter à +l'Institut, ainsi qu'il m'avait fait l'honneur de me le conseiller, +voulut bien me prévenir que j'avais encore deux jours pour envoyer la +lettre posant ma candidature à l'Académie des Beaux-Arts. Il me +recommandait de la faire courte, ajoutant que le rappel des titres +n'était nécessaire que lorsqu'on pouvait les ignorer. La remarque +judicieuse froissait un peu ma modestie...</p> + +<p>Le jour de l'élection était fixé au samedi 30 novembre. Je savais que +nous étions beaucoup de prétendants et que, parmi eux, Saint-Saëns, dont +j'étais et fus toujours l'ami et le grand admirateur, était le candidat +le plus en évidence.</p> + +<p>J'avais cédé au conseil bienveillant d'Ambroise Thomas, sans avoir la +moindre prétention à me voir élu.</p> + +<p>Ainsi que j'en avais l'habitude, j'avais été ce jour-là donner mes +leçons dans différents quartiers de Paris. Le matin, cependant, j'avais +dit à mon éditeur Hartmann que je serais le soir, entre cinq et six +heures, chez un élève, rue Blanche, nº 11, et j'avais ajouté, en riant, +qu'il savait où me trouver pour<a name="page_125" id="page_125"></a> m'annoncer le résultat, quel qu'il fût. +Sur ce, Hartmann de dire avec grandiloquence: «Si vous êtes, ce soir, +membre de l'Institut, je sonnerai deux fois et vous me comprendrez!»</p> + +<p>J'étais en train de faire travailler au piano, l'esprit tout à mon +devoir, les <i>Promenades d'un Solitaire</i>, de Stéphen Heller (ah! ce cher +musicien, cet Alfred de Musset du piano, ainsi qu'on l'a appelé!), +lorsque deux coups de sonnette précipités se firent entendre. Mon sang +se retourna. Mon élève ne pouvait en deviner le motif.</p> + +<p>Un domestique entra vivement et dit:</p> + +<p>«Il y a là deux messieurs qui veulent embrasser votre professeur!» Tout +s'expliqua. Je sortis avec ces Messieurs, plus ébahi encore qu'heureux +et laissant mon élève beaucoup plus content que moi-même peut-être.</p> + +<p>Lorsque j'arrivai chez moi, rue du Général-Foy, j'avais été devancé par +mes nouveaux et célèbres confrères. Ils avaient déposé chez mon +concierge, leurs félicitations signées: Meissonier, Lefuel, Ballu, +Cabanel. Meissonier avait apporté le bulletin de la séance signé par +lui, indiquant les deux votes, car je fus élu au second tour de scrutin. +Voilà, certes, un autographe que je ne recevrai pas deux fois dans ma +vie!</p> + +<p>Quinze jours après, selon l'usage, je fus introduit dans la salle des +séances de l'Académie des Beaux-Arts par le comte Delaborde, secrétaire +perpétuel.</p> + +<p>La tenue du récipiendaire était l'habit noir et la cravate blanche; en +me rendant à l'Institut pour cette réception—le frac, à trois heures de +l'après-midi!—on aurait cru que j'étais de noce.<a name="page_126" id="page_126"></a></p> + +<p>Je pris place dans la salle des séances au fauteuil que j'occupe encore +aujourd'hui. Cela remonte à plus de trente-trois ans déjà!</p> + +<p>A quelques jours de là, je voulus profiter de mes privilèges pour +assister à la réception de Renan, sous la coupole; les huissiers de +service ne me connaissant pas encore, j'étais alors le Benjamin de +l'Académie, ne voulurent pas me croire et refusèrent de me laisser +pénétrer. Il fallut qu'un de mes confrères, et non le moindre, le prince +Napoléon, qui entrait en ce moment, me fît connaître.</p> + +<p>J'étais en tournée de visites habituelles de remerciements, lorsque je +me présentai chez Ernest Reyer, dans son appartement si pittoresque de +la rue de la Tour-d'Auvergne. Ce fut lui qui m'ouvrit la porte, tout +surpris de se trouver en face de moi, qui devais savoir qu'il ne m'avait +pas été tout à fait favorable. «Je sais, lui fis-je, que vous n'avez pas +voté pour moi. Ce qui me touche, c'est que vous n'avez pas été contre +moi!» Ces mots mirent Reyer de bonne humeur, car aussitôt il me dit: «Je +déjeune; partagez avec moi mes œufs sur le plat!» J'acceptai et nous +causâmes longuement de tout ce qui intéressait l'art et ses +manifestations.</p> + +<p>Pendant plus de trente ans, Ernest Reyer fut mon meilleur et plus solide +ami.</p> + +<p>L'Institut, ainsi qu'on pourrait le croire, ne modifia pas sensiblement +ma situation. Elle resta d'autant plus difficile que, désirant avancer +la partition d'<i>Hérodiade</i>, je supprimai plusieurs leçons qui comptaient +au nombre de mes plus sûres ressources.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><a name="page_127" id="page_127"></a></p> + +<p>Trois semaines après mon élection, eut lieu à l'Hippodrome, situé à +cette époque près du pont de l'Alma, un festival monstre. Plus de vingt +mille personnes y assistaient.</p> + +<p>Gounod et Saint-Saëns conduisirent leurs œuvres. J'eus l'honneur de +diriger le final du troisième acte du <i>Roi de Lahore</i>. Qui ne se +souvient encore de l'effet prodigieux de ce <i>Festival</i>, organisé par +Albert Vizentini, un de mes plus tendres camarades d'enfance?</p> + +<p>Comme j'attendais dans le foyer mon tour de paraître en public, et que +Gounod revenait tout auréolé de son triomphe, je lui demandai quelle +impression il avait de la salle:</p> + +<p>«J'ai cru voir, me fit-il, la Vallée de Josaphat!»</p> + +<p>Un détail assez amusant, qui me fut conté plus tard, est celui-ci:</p> + +<p>La foule était considérable au dehors et comme elle continuait toujours +à vouloir entrer, malgré les protestations bruyantes des personnes déjà +placées, Gounod cria à haute voix et de manière à être bien entendu: «Je +commencerai quand tout le monde sera <i>sorti</i>!» Cette apostrophe +ahurissante fit merveille. Les groupes qui avaient envahi l'entrée et +les abords de l'Hippodrome reculèrent. Ils se retirèrent comme par +enchantement.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Le 20 mai 1880 eut lieu, à l'Opéra, le second des <i>Concerts historiques</i> +créés par Vaucorbeil, alors directeur de l'Académie nationale de +musique.</p> + +<p>Il y fit exécuter ma légende sacrée: <i>La Vierge</i>. Mme Gabrielle Krauss +et Mlle Daram en furent les principales et bien splendides interprètes.<a name="page_128" id="page_128"></a></p> + +<p>Rappelez-vous, mes chers enfants, que lorsque je vous ai parlé de cet +ouvrage, je faisais entendre qu'il avait laisse dans ma vie un souvenir +plutôt pénible.</p> + +<p>L'accueil fut froid; seul un fragment parut satisfaire le nombreux +public qui remplissait la salle. On redemanda jusqu'à trois fois ce +passage qui, depuis, est au répertoire de beaucoup de concerts: le +prélude de la quatrième partie, <i>le Dernier Sommeil de la Vierge</i>.</p> + +<p>Quelques années plus tard, la Société des <i>Concerts du Conservatoire</i> +donnait, à deux reprises, la quatrième partie, entière, de <i>la Vierge</i>. +Mlle Aïno Ackté fut vraiment sublime dans l'interprétation du rôle de la +Vierge.</p> + +<p>Ce succès fut pour moi la plus complète des satisfactions, j'allais dire +la plus précieuse des revanches.<a name="page_129" id="page_129"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XIV" id="CHAPITRE_XIV"></a>CHAPITRE XIV<br /><br /> +UNE PREMIERE A BRUXELLES</h3> + +<p>Mes voyages en Italie, les pérégrinations auxquelles je me livrais pour +suivre, sinon pour préparer, les représentations du <i>Roi de Lahore</i>, +successivement à Milan, Plaisance, Venise, Pise, et de l'autre côté de +l'Adriatique, à Trieste, ne m'empêchaient pas de travailler à la +partition d'<i>Hérodiade</i>; elle arriva bientôt à son complet achèvement.</p> + +<p>Vous devez, mes chers enfants, être quelque peu surpris de ce +vagabondage, alors surtout qu'il est si peu dans mes goûts. Beaucoup de +mes élèves, cependant ont suivi mon exemple sur ce point et la raison en +est fort compréhensible. Au début d'une carrière comme la nôtre, il y a +à donner des indications au chef d'orchestre, au metteur en scène, aux +artistes, aux costumiers; le pourquoi et le parce que d'une partition +sont souvent à expliquer; et les mouvements,<a name="page_130" id="page_130"></a> d'après le métronome, sont +si peu les véritables!</p> + +<p>Depuis longtemps je laisse aller les choses; elles vont d'elles-mêmes. +Il est vrai que depuis tant d'années on me connaît, que faire choix, +décider où je devrais aller me serait difficile. Par où commencer +aussi—ce serait dans mes vœux les plus chers—à aller exprimer, en +personne, ma gratitude à tous ces directeurs et à tous ces artistes qui +connaissent maintenant mon théâtre? Ils ont pris les devants quant aux +indications que j'aurais pu leur donner, et des écarts d'interprétation +de leur part sont devenus très rares, beaucoup plus qu'ils ne l'étaient +au commencement lorsque directeurs et artistes ignoraient mes volontés +et ne pouvaient les prévoir; quand mes ouvrages, enfin, étaient ceux +d'un inconnu pour eux.</p> + +<p>Je tiens à rappeler, et je le fais avec une sincère émotion, tout ce que +j'ai dû, dans les grands théâtres de province, à ces chers directeurs, +d'affectueux dévouement à mon égard: Gravière, Saugey, Villefranck, +Rachet, et combien d'autres encore, qui ont droit avec mes +remerciements, à mes plus reconnaissantes félicitations.</p> + +<p>Pendant l'été 1879, je m'étais installé au bord de la mer, à Pourville, +près de Dieppe. Mon éditeur Hartmann et mon collaborateur Paul Milliet +venaient passer les dimanches avec moi. Quand je dis avec moi, j'abuse +des mots et je m'en excuse, car je ne tenais guère compagnie à ces +excellents amis. J'étais habitué à travailler de quinze à seize heures +par jour; je consacrais six heures au sommeil; mes repas et ma toilette +me prenaient le reste du temps. Il faut le constater,<a name="page_131" id="page_131"></a> ce n'est +qu'ainsi, dans l'opiniâtreté du travail poursuivi inlassablement pendant +plusieurs années, qu'on peut mettre debout des ouvrages de grande +envergure.</p> + +<p>Alexandre Dumas fils, dont j'étais le modeste confrère à l'Institut +depuis un an, habitait une superbe propriété à Puys, près de Dieppe. Ce +voisinage me procurait souvent de bien douces satisfactions. Je n'étais +jamais si heureux que lorsqu'il venait me chercher en voiture, à sept +heures du soir, pour aller dîner chez lui. Il m'en ramenait à neuf +heures pour ne pas prendre mon temps. C'était un repos affectueux qu'il +désirait pour moi, repos exquis et tout délicieux en effet, car on peut +deviner quel régal me valait la conversation d'allure si vivante, si +étincelante, du célèbre académicien.</p> + +<p>Combien je l'enviais alors pour ces joies artistiques qu'il goûtait et +que j'ai connues plus tard, moi aussi! Il recevait et gardait chez lui +ses grands interprêtes et leur faisait travailler leurs rôles. A ce +moment c'était la superbe comédienne, Mme Pasca, qui était son hôte.</p> + +<p>Au commencement de 1881, la partition d'<i>Hérodiade</i> était terminée. +Hartmann et Paul Milliet me conseillèrent d'en informer la direction de +l'Opéra. Les trois années que j'avais données à <i>Hérodiade</i> n'avaient +été qu'une joie ininterrompue pour moi. Elles devaient connaître un +dévouement inoubliable et bien inattendu.</p> + +<p>Malgré la répulsion que j'ai toujours éprouvée à frapper à la porte d'un +théâtre, il fallait bien pourtant me décider à parler de cet ouvrage, et +j'allai à l'Opéra,<a name="page_132" id="page_132"></a> ayant une audience de M. Vaucorbeil, alors directeur +de l'Académie nationale de musique. Voici l'entretien que j'eus +l'honneur d'avoir avec lui.</p> + +<p>—Mon cher directeur, puisque l'Opéra a été un peu ma maison avec <i>le +Roi de Lahore</i> me permettez-vous de vous parler d'un nouvel ouvrage +<i>Hérodiade</i>?</p> + +<p>—Quel est votre poète?</p> + +<p>—Paul Milliet, un homme de beaucoup de talent que j'aime infiniment.</p> + +<p>—Moi aussi, je l'aime infiniment: mais... il vous faudrait avec lui... +(cherchant le mot)... un <i>carcassier</i>.</p> + +<p>—Un <i>carcassier</i>!... répliquai-je, bondissant de stupeur; un +<i>carcassier</i>!... Mais quel est cet animal?...</p> + +<p>—Un <i>carcassier</i>, ajouta sentencieusement l'éminent directeur, un +<i>carcassier</i> est celui qui sait établir, de solide façon, la carcasse +d'une pièce et j'ajoute que vous-même, vous n'êtes pas assez +<i>carcassier</i>, selon la signification exacte du mot: apportez-moi un +autre ouvrage et le théâtre national de l'Opéra vous est ouvert.</p> + +<p>...J'avais compris: l'Opéra m'était fermé; et, quelques jours après +cette pénible séance, j'appris que depuis longtemps déjà, les décors du +<i>Roi de Lahore</i> avaient été rigoureusement remisés au dépôt de la rue +Richer,—ce qui signifiait l'abandon final.</p> + +<p>Un jour du même été, je me promenais sur le boulevard des Capucines, non +loin de la rue Daunou; mon éditeur Georges Hartmann habitait un +rez-de-chaussée, au fond de la cour, du numéro 20 de cette<a name="page_133" id="page_133"></a> rue. Mes +pensées étaient terriblement noires... La mine soucieuse et le cœur +défaillant, j'allais, déplorant ces décevantes promesses qu'en façon +d'eau bénite de cour me donnaient les directeurs... Soudain, je fus +salué, puis arrêté, par une personne en laquelle je reconnus M. +Calabrési, directeur du Théâtre-Royal de la Monnaie, à Bruxelles.</p> + +<p>Je restai interloqué. Allais-je devoir le mettre, lui aussi, dans la +collection des directeurs qui me montraient visage de bois?</p> + +<p>—Je sais (dit en m'abordant M. Calabrési) que vous avez un grand +ouvrage: <i>Hérodiade</i>. Si vous voulez me le donner, je le monte, tout de +suite, au Théâtre de la Monnaie.</p> + +<p>—Mais vous ne le connaissez pas? lui dis-je.</p> + +<p>—Je ne me permettrais pas de vous demander, à vous, une audition.</p> + +<p>—Eh bien! moi, répliquai-je aussitôt, cette audition, je vous +l'inflige.</p> + +<p>—Mais... demain matin, je repars pour Bruxelles.</p> + +<p>—A ce soir, alors! ripostai-je. Je vous attendrai à huit heures dans le +magasin d'Hartmann. Ce sera fermé à cette heure-là... nous y serons +seuls.</p> + +<p>Tout rayonnant, j'accourus chez mon éditeur et lui racontai, riant, +pleurant, ce qui venait de m'arriver!</p> + +<p>Un piano fut immédiatement apporté chez Hartmann, tandis que Paul +Milliet était prévenu en toute hâte.</p> + +<p>Alphonse de Rothschild, mon confrère à l'Académie des Beaux-Arts, +sachant que je devais me rendre très souvent à Bruxelles pour les +répétitions d'<i>Hérodiade</i> <a name="page_134" id="page_134"></a>allaient commencer au Théâtre-Royal de la +Monnaie, et voulant m'éviter les attentes dans les gares, m'avait donné +un permis de circulation.</p> + +<p>On avait tellement l'habitude de me voir passer aux frontières de +Feignies et de Quévy, que j'étais devenu un véritable ami des douaniers, +surtout de ceux de la frontière belge. Il me souvient que, pour les +remercier de leurs obligeantes attentions, je leur envoyai même des +places pour le théâtre de la Monnaie!</p> + +<p>Au mois d'octobre de cette année 1881 eut lieu une véritable cérémonie +au Théâtre-Royal. C'était, en effet, le premier ouvrage français qui +allait être créé sur cette superbe scène de la capitale de Belgique.</p> + +<p>Au jour fixé, mes deux excellents directeurs, MM. Stoumon et Calabrési, +m'accompagnèrent jusqu'au grand foyer du public. C'était une vaste salle +aux lambris dorés, prenant jour par le péristyle à colonnades du théâtre +sur la place de la Monnaie. De l'autre côté de cette place (souvenir du +vieux Bruxelles) se trouvaient l'hôtel des Monnaies et, dans un angle, +le local de la Bourse. Ces établissements ont disparu depuis pour être +remplacés par le magnifique hôtel des Postes. Quant à la Bourse, elle a +été transportée dans le palais grandiose qui a été construit, non loin +de là.</p> + +<p>Au milieu du foyer, où je fus introduit, se trouvait un piano à queue, +autour duquel étaient rangés, en hémicycle, une vingtaine de fauteuils +et de chaises. En plus des directeurs, se trouvaient là mon éditeur et +mon collaborateur, ainsi que les artistes choisis par nous pour créer +l'ouvrage. En tête de ces artistes<a name="page_135" id="page_135"></a> étaient Marthe Duvivier, que le +talent, la réputation et la beauté désignaient pour le rôle de Salomé; +Mlle Blanche Deschamps, qui devait devenir la femme du célèbre chef +d'orchestre Léon Jehin, représentant Hérodiade; Vergnet, Jean; Manoury, +Hérode; Gresse père, Phanuel. Je me mis au piano, le dos tourné aux +fenêtres et chantai tous les rôles, y compris les chœurs.</p> + +<p>J'étais jeune, vif et alerte, heureux, et, je l'ajoute à ma honte, très +gourmand. Je le suis resté. Mais si je m'en accuse, c'est pour m'excuser +d'avoir voulu souvent quitter le piano pour aller luncher à une table +chargée d'exquises victuailles étalées sur un plantureux buffet, dans ce +même foyer. Chaque fois que je faisais mine de m'y rendre, les artistes +m'arrêtaient et c'était à qui m'aurait crié: «De grâce!... Continuez!... +Ne vous arrêtez plus!...» Je le fis, mais quelle revanche! Je croquai +presque toutes les friandises préparées à l'intention de tous! Si +contents étaient les artistes qu'ils pensèrent bien plus à m'embrasser +qu'à manger. De quoi me serais-je plaint?</p> + +<p>Je demeurais à l'hôtel de la Poste, rue Fossé-aux-Loups, à côté du +théâtre. C'est dans cette même chambre, que j'occupais au +rez-de-chaussée, à l'angle de l'hôtel et donnant sur la rue d'Argent, +que, durant l'automne suivant, je traçai l'esquisse de l'acte du +séminaire, de <i>Manon</i>. Plus tard, je préférai habiter, et jusqu'en 1910, +le cher «hôtel du Grand-Monarque», rue des Fripiers.</p> + +<p>Cet hôtel se rattache à mes plus profonds souvenirs. J'y vécus si +souvent en compagnie de Reyer,<a name="page_136" id="page_136"></a> l'auteur de <i>Sigurd</i> et de <i>Salammbô</i>, +mon confrère de l'Académie des Beaux-Arts! Ce fut là que nous perdîmes, +lui et moi, notre collaborateur et ami, Ernest Blau. Il mourut dans cet +hôtel et, malgré l'usage qui veut qu'un drap mortuaire ne soit jamais +étalé devant un hôtel, Mlle Wanters, la propriétaire, tint à ce que ses +obsèques fussent rendues publiques et non cachées aux habitants de +l'établissement. Ce fut, dans le salon même, où avait été placé le +cercueil, au milieu des étrangers, que nous prononçâmes de tendres +paroles d'adieu à celui qui avait été le collaborateur de <i>Sigurd</i> et +d'<i>Esclarmonde</i>.</p> + +<p>Un détail vraiment macabre. Notre pauvre ami Blau avait dîné, la veille +de sa mort, chez le directeur Stoumon. Étant en avance, il s'était mis à +regarder, dans la rue des Sablons, des bières très luxueuses exposées +chez un marchand de cercueils. Comme nous venions de dire le suprême +adieu et qu'on avait placé la dépouille mortelle de Blau dans un caveau +provisoire à côté du cercueil tout fleuri de roses blanches d'une jeune +fille, un des porteurs trouva que le défunt, s'il eût pu être consulté, +n'aurait pu préférer meilleur voisinage, tandis que le commissaire des +pompes funèbres faisait cette réflexion: «Nous avons bien fait les +choses. M. Blau avait remarqué une bière superbe, et nous la lui avons +laissée à très bon compte!...»</p> + +<p>En sortant de ce vaste cimetière, encore bien désert à cette époque, +l'émotion poignante de la grande artiste, Mme Jeanne Raunay, frappa tous +les assistants. Elle marchait lentement aux côtés du grand maître +Gevaert.<a name="page_137" id="page_137"></a></p> + +<p>Ah! le triste jour d'hiver!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Les répétitions d'<i>Hérodiade</i> se succédaient à la Monnaie. Elles +n'étaient pour moi que joies et surprises enivrantes. Vous savez, mes +enfants, que le succès fut considérable. Voici ce que je retrouve dans +les journaux du temps:</p> + +<p>«...Enfin, le grand soir arriva.</p> + +<p>Dès la veille—c'était un dimanche—le public prit la file aux abords du +théâtre (on ne donnait pas, à cette époque, les petites places en +location). Les marchands de billets passèrent ainsi toute la nuit, et, +tandis que d'aucuns vendaient cher, le lundi matin, leur place dans la +file, les autres tenaient bon et revendaient couramment soixante francs +les places de parterre. Un fauteuil coûtait cent cinquante francs.</p> + +<p>Le soir, la salle fut prise d'assaut.</p> + +<p>Avant le lever du rideau, la reine entrait dans son avant-scène, +accompagnée de deux dames d'honneur et du capitaine Chrétien, officier +d'ordonnance du roi.</p> + +<p>Dans la baignoire voisine avaient pris place LL. AA. RR. le comte et la +comtesse de Flandre, accompagnés de la baronne Van den Bossch d'Hylissem +et du comte d'Oultremont de Duras, grand-maître de la maison princière.</p> + +<p>Dans les loges de la cour se trouvaient Jules Devaux, chef du cabinet du +roi; les généraux Goethals et Goffinet, aides de camp; le baron Lunden, +chef du département du grand-écuyer; le colonel baron d'Anethan; le +major Donny, le capitaine de Wyckerslooth, officiers d'ordonnance du +roi.<a name="page_138" id="page_138"></a></p> + +<p>Aux premières loges: M. Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts de +France, avec le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris; le chef du +cabinet et Mme Frère-Orban, etc.</p> + +<p>Dans l'avant-scène du rez-de-chaussée: M. Buls, qui venait d'être nommé +bourgmestre, et les échevins.</p> + +<p>Aux fauteuils, au balcon, de nombreuses personnalités parisiennes: les +compositeurs Reyer, Saint-Saëns, Benjamin Godard, Joncières, Guiraud, +Serpette, Duvernois, Julien Porchet, Wormser, Le Borne, Lecocq, etc., +etc.</p> + +<p>Cette salle brillante, frémissante, disent les chroniqueurs d'alors, fit +à l'œuvre un succès délirant.</p> + +<p>Entre le deuxième et le troisième acte, la reine Marie-Henriette fit +venir dans sa loge le compositeur, qu'elle félicita chaleureusement, et +Reyer, de qui la Monnaie venait de reprendre <i>la Statue</i>.</p> + +<p>L'enthousiasme alla crescendo jusqu'à la fin de la soirée. Le dernier +acte se termina dans les acclamations. On appela le compositeur en scène +à grands cris, le rideau se releva plusieurs fois, mais «l'auteur» ne +parut point; et comme le public ne voulait pas quitter le théâtre, le +régisseur général, Lapissida, qui avait mis l'œuvre en scène, dut +enfin venir annoncer que «l'auteur» avait quitté le théâtre au moment où +se terminait la représentation.</p> + +<p>Deux jours après la première, le compositeur était invité à dîner à la +cour, et un arrêté royal paraissait au <i>Moniteur</i>, le nommant chevalier +de l'Ordre de Léopold.</p> + +<p>Le succès éclatant de la première fut claironné par la presse +européenne, qui le célébra presque sans exception<a name="page_139" id="page_139"></a> en termes +enthousiastes. Quant à l'engouement des premiers jours, il persista +obstinément pendant cinquante-cinq représentations consécutives qui +réalisèrent, disent toujours les journaux de l'époque, en dehors de +l'abonnement, plus de quatre mille francs chaque soir...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><i>Hérodiade</i>, qui a fait sa première apparition sur la scène de la +Monnaie, le 19 décembre 1881, dans les circonstances exceptionnellement +brillantes que nous venons de dire, d'après les journaux, tant de +Belgique que d'ailleurs, a reparu à ce théâtre, après plusieurs +reprises, au cours de la première quinzaine de novembre de l'année 1911, +à la distance donc de bientôt trente ans. <i>Hérodiade</i> avait dépassé +depuis longtemps, à Bruxelles, sa centième représentation.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Et je pensais déjà à un nouvel ouvrage!...</p> + +<p><a name="page_140" id="page_140"></a></p> + +<p><a name="page_141" id="page_141"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XV" id="CHAPITRE_XV"></a>CHAPITRE XV<br /><br /> +L'ABBÉ PRÉVOST A L'OPERA-COMIQUE</h3> + +<p>Par un certain matin de l'automne 1881, j'étais assez agité, anxieux +même. Carvalho, alors directeur de l'Opéra-Comique, m'avait confié trois +actes: la <i>Phœbé</i>, d'Henri Meilhac. Je les avais lus, relus, rien ne +m'avait séduit; je me heurtais contre le travail à faire; j'en étais +énervé, impatienté!</p> + +<p>Rempli d'une belle bravoure, je fus donc chez Meilhac... L'heureux +auteur de tant d'œuvres ravissantes, de tant de succès, Meilhac était +dans sa bibliothèque, au milieu de ses livres rarissimes aux reliures +merveilleuses, véritable fortune amoncelée dans une pièce de l'entresol, +qu'il habitait au 30 de la rue Drouot.</p> + +<p>Je le vois encore, écrivant sur un petit guéridon, à côté d'une autre +grande table du plus pur style Louis XIV. A peine m'eut-il vu que, +souriant de son<a name="page_142" id="page_142"></a> bon sourire, et comme ravi, croyant que je lui +apportais des nouvelles de notre <i>Phœbé</i>:</p> + +<p>—C'est terminé? me fit-il.</p> + +<p>A ce bonjour, je ripostai <i>illico</i>, d'un ton moins assuré:</p> + +<p>—Oui, c'est terminé; nous n'en reparlerons plus jamais!</p> + +<p>Un lion mis en cage n'eût pas été plus penaud. Ma perplexité était +extrême, je voyais le vide, le néant, autour de moi, le titre d'un +ouvrage me frappa comme une révélation.</p> + +<p>—<i>Manon!</i> m'écriai-je, en montrant du doigt le livre à Meilhac.</p> + +<p>—<i>Manon Lescaut</i>, c'est <i>Manon Lescaut</i> que vous voulez?</p> + +<p>—Non! <i>Manon</i>, <i>Manon</i> tout court; <i>Manon</i>, c'est <i>Manon</i>!</p> + +<p>Meilhac s'était depuis peu séparé de Ludovic Halévy; il s'était lié avec +ce délicieux et délicat esprit, cet homme au cœur tendre et charmant +qu'était Philippe Gille.</p> + +<p>—Venez demain déjeuner chez Vachette, me dit Meilhac, je vous +raconterai ce que j'aurai fait...</p> + +<p>En me rendant à cette invitation, l'on devine si je devais avoir au +cœur plus de curiosité émue que d'appétit à l'estomac. J'allai donc +chez Vachette, et, là, inénarrable et tout adorable surprise, je +trouvai, quoi? sous ma serviette... les deux premiers actes de <i>Manon</i>! +Les trois autres actes devaient suivre, à peu de jours.</p> + +<p>L'idée de faire cet ouvrage me hantait depuis longtemps. C'était le rêve +réalisé.<a name="page_143" id="page_143"></a></p> + +<p>Bien que très enfiévré par les répétitions d'<i>Hérodiade</i>, et fort +dérangé par mes fréquents voyages à Bruxelles, je travaillais déjà à +<i>Manon</i> au courant de l'été 1881.</p> + +<p>Pendant ce même été, Meilhac était allé habiter le pavillon Henri IV, à +Saint-Germain. J'allais l'y surprendre, ordinairement vers les cinq +heures du soir, quand je savais sa journée de travail terminée. Alors, +tout en nous promenant, nous combinions des arrangements nouveaux dans +le poème. Ce fut là que nous décidâmes l'acte du séminaire et que, pour +amener, au sortir de celui-ci, un contraste plus grand, je réclamai +l'acte de Transylvanie.</p> + +<p>Combien je me plaisais à cette collaboration, à ce travail où nos idées +s'échangeaient sans se heurter jamais, dans le commun désir d'arriver, +si possible, à la perfection!</p> + +<p>Philippe Gille venait partager cette utile collaboration, de temps en +temps, à l'heure du dîner et sa présence m'était si chère!</p> + +<p>Que de tendres et doux souvenirs j'ai conservés depuis cette époque, à +Saint-Germain, à sa magnifique terrasse, à la luxuriante frondaison de +sa belle forêt!</p> + +<p>Mon travail avançait lorsqu'il me fallut retourner à Bruxelles, au début +de l'été 1882.</p> + +<p>Pendant mes divers séjours à Bruxelles, je m'étais fait un ami délicieux +en la personne de Frédérix, qui tenait avec une rare maîtrise la plume +de critique dramatique et lyrique dans les colonnes de <i>l'Indépendance +belge</i>. Il occupait dans le journalisme de son pays une situation très +en vue; on l'appréciait hautement aussi dans la presse française.<a name="page_144" id="page_144"></a></p> + +<p>C'était un homme de grand mérite, doué d'un caractère charmant. Sa +physionomie expressive, spirituelle et ouverte, rappelait assez bien +celle de l'aîné des Coquelins. Il était entre les premiers, de ces chers +et bons amis que j'ai connus, dont un long sommeil, hélas! a clos les +paupières, et qui ne sont plus là, ni pour moi, ni pour ceux qui les +aimaient.</p> + +<p>Notre Salomé d'alors, Marthe Duvivier, qui avait continué à chanter ce +rôle, dans <i>Hérodiade</i>, pendant toute la nouvelle saison, était allée se +fixer durant l'été dans une maison de campagne près de Bruxelles. Mon +ami Frédérix m'entraîna un jour chez elle, et, comme j'avais sur moi les +manuscrits des premiers actes de <i>Manon</i>, je risquai devant lui et notre +belle interprète une audition tout intime. L'impression que j'emportai +de cette audition me fut un encouragement à poursuivre mon travail.</p> + +<p>Si j'étais retourné en Belgique, à cette époque, c'est qu'une invitation +à aller en Hollande m'avait été faite dans des conditions certainement +amusantes.</p> + +<p>Un monsieur hollandais, grand amateur de musique, d'un flegme plutôt +apparent que réel, comme parfois nous en envoie le pays de Rembrandt, me +fit la visite la plus singulière, la plus inattendue qui soit. Ayant +appris que je m'occupais du roman de l'abbé Prévost, il m'offrit d'aller +installer mes pénates à la Haye, dans l'appartement même où avait vécu +l'abbé. J'acceptai l'offre et j'allai m'enfermer—ce fut pendant l'été +de 1882—dans la chambre qu'avait occupée l'auteur des <i>Mémoires d'un +homme de qualité</i>. Son lit, grand berceau en forme de gondole, s'y +trouvait encore.<a name="page_145" id="page_145"></a></p> + +<p>Mes journées se passèrent à la Haye, promenant mes rêvasseries tantôt +sur les dunes de Scheveningue, et tantôt dans le bois qui dépend de la +résidence royale. J'y avais d'ailleurs rencontré de délicieuses et +exquises petites amies, des biches qui m'apportaient les fraîches +haleines de leur museau humide...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Nous étions au printemps de 1883. J'étais rentré à Paris, et, l'œuvre +terminée, rendez-vous fut pris chez M. Carvalho, au 54 de la rue de +Prony. J'y trouvai, avec notre directeur, Mme Miolan-Carvalho, Meilhac +et Philippe Gille. <i>Manon</i> fut lue de neuf heures du soir à minuit. Mes +amis en parurent charmés.</p> + +<p>Mme Carvalho m'embrassa de joie, ne cessant de répéter:</p> + +<p>—Que n'ai-je vingt ans de moins!</p> + +<p>Je consolai de mon mieux la grande artiste. Je voulus que son nom fût +sur la partition, et je la lui dédiai.</p> + +<p>Il fallait trouver une héroïne; beaucoup de noms furent prononcés. Du +côté des hommes, Talazac, Taskin et Cobalet formaient une superbe +distribution. Mais, pour la Manon, le choix resta indécis. Beaucoup, +certes, avaient du talent, une grande réputation même, mais je ne +sentais pas une seule artiste qui répondit à ce rôle, comme je le +voulais, et qui aurait pu rendre la perfide et chère Manon avec tout le +cœur que j'y avais mis.</p> + +<p>Cependant j'avais trouvé dans une jeune artiste, Mme Vaillant-Couturier, +des qualités de séduction vocale qui m'avaient engagé à lui confier la +copie de plusieurs passages de la partition. Je la faisais travailler<a name="page_146" id="page_146"></a> +chez mon éditeur. Elle fut, en fait, ma première Manon.</p> + +<p>A cette époque, on jouait, aux Nouveautés, un des gros succès de Charles +Lecocq. Mon grand ami, le marquis de La Valette, un Parisien de Paris, +m'y avait entraîné un soir. Mlle Vaillant—plus tard Mme +Vaillant-Couturier—la charmante artiste dont je viens de parler, y +tenait adorablement le premier rôle. Elle m'intéressa grandement; elle +avait aussi, à mes yeux, une ressemblance étonnante avec une jeune +fleuriste du boulevard des Capucines. Sans avoir jamais parlé (<i>proh +pudor!</i>) à cette délicieuse jeune fille, sa vue m'avait obsédé, son +souvenir m'avait accompagné: c'était bien la Manon que j'avais vue, que +je voyais sans cesse devant moi en travaillant!</p> + +<p>Emballé par la ravissante artiste des Nouveautés, je demandai à parler à +l'aimable directeur du théâtre, à cet homme à la nature franche et +ouverte, à l'incomparable artiste qu'était Brasseur.</p> + +<p>—<i>Illustre maître</i>, fit-il en m'abordant, quel bon vent vous amène? +Vous êtes ici chez vous, vous le savez!...</p> + +<p>—Je viens vous demander de me céder Mlle Vaillant, pour un opéra +nouveau...</p> + +<p>—<i>Cher monsieur</i>, ce que vous désirez est impossible; Mlle Vaillant +m'est nécessaire. Je ne puis vous l'accorder.</p> + +<p>—Pour de bon?</p> + +<p>—Absolument; mais, j'y pense, si vous voulez écrire un ouvrage pour mon +théâtre, je vous donnerai cette artiste. Est-ce convenu, <i>bibi</i>?<a name="page_147" id="page_147"></a></p> + +<p>Les choses en restèrent là, sur de vagues promesses formulées de part et +d'autre.</p> + +<p>Pendant que s'échangeait ce dialogue, j'avais remarqué que l'excellent +marquis de La Valette était très occupé d'un joli chapeau gris tout +fleuri de roses, qui, sans cesse, passait et repassait au foyer du +théâtre.</p> + +<p>A un moment, je vis ce joli chapeau se diriger vers moi.</p> + +<p>—Un débutant ne reconnaît donc plus une débutante?</p> + +<p>—Heilbronn! m'écriai-je.</p> + +<p>—Elle-même!...</p> + +<p>Heilbronn venait de me rappeler la dédicace écrite sur le premier +ouvrage que j'avais fait, et dans lequel elle avait paru pour la +première fois sur la scène.</p> + +<p>—Chantez-vous encore?</p> + +<p>—Non! Je suis riche, et pourtant, vous le dirai-je? le théâtre me +manque; j'en suis hantée. Ah! si je trouvais un beau rôle!</p> + +<p>—J'en ai un: <i>Manon</i>!</p> + +<p>—<i>Manon Lescaut?</i></p> + +<p>—Non: <i>Manon</i>... Cela dit tout:</p> + +<p>—Puis-je entendre la musique?</p> + +<p>—Quand vous voudrez.</p> + +<p>—Ce soir?</p> + +<p>—Impossible! Il est près de minuit...</p> + +<p>—Comment? Je ne puis attendre jusqu'à demain. Je sens qu'il y a là +quelque chose. Cherchez la partition. Vous me trouverez dans mon +appartement (l'artiste habitait alors aux Champs-Élysées), le piano sera +ouvert, le lustre allumé...<a name="page_148" id="page_148"></a></p> + +<p>Ce qui fut dit fut fait.</p> + +<p>Je rentrai chez moi prendre la partition. Quatre heures et demie +sonnaient quand je chantai les dernières mesures de la mort de Manon.</p> + +<p>Heilbronn, pendant cette audition, avait été attendrie jusqu'aux larmes. +A travers ses pleurs, je l'entendais soupirer: «C'est ma vie... mais +c'est ma vie, cela!...»</p> + +<p>Cette fois, comme toujours, par la suite, j'avais eu raison d'attendre +de prendre le temps de choisir l'artiste qui devait vivre mon œuvre.</p> + +<p>Le lendemain de cette audition, Carvalho signait l'engagement.</p> + +<p>L'année suivante, après plus de quatre-vingts représentations +consécutives, j'apprenais la mort de Marie Heilbronn!...</p> + +<p>...Ah! qui dira aux artistes combien fidèles nous sommes à leur +souvenir, combien nous leur sommes attachés, le chagrin immense que nous +apporte le jour de l'éternelle séparation.</p> + +<p>Je préférai arrêter l'ouvrage plutôt que le voir chanté par une autre.</p> + +<p>A quelque temps de là, l'Opéra-Comique disparaissait dans les flammes. +<i>Manon</i> fut arrêtée pendant dix années. Ce fut la chère et unique Sibyl +Sanderson qui reprit l'ouvrage à l'Opéra-Comique. Elle joua la 200<sup>e</sup>.</p> + +<p>Une gloire m'était réservée pour la 500<sup>e</sup>. Ce soir-là, Manon fut +chantée par Mme Marguerite Carré. Il y a quelques mois, cette captivante +et exquise artiste était acclamée le soir de la 740<sup>e</sup> représentation.</p> + +<p>Qu'on me permette de saluer, en passant, les belles<a name="page_149" id="page_149"></a> artistes qui +tinrent aussi le rôle. J'ai cité Mlles Mary Garden, Géraldine Farar, +Lina Cavalieri, Mme Bréjean-Silver, Mlles Courtenay, Geneviève Vix, Mmes +Edvina et Nicot-Vauchelet, et combien d'autres chères artistes +encore!... Elles me pardonneront si leur nom, à toutes, n'est pas venu +en ce moment sous ma plume reconnaissante.</p> + +<p>Le théâtre italien (saison Maurel) venait, quinze jours après la +première représentation de <i>Manon</i>, comme je l'ai déjà dit, de jouer +<i>Hérodiade</i> avec les admirables artistes: Fidès Devriès, Jean de Reszké, +Victor Maurel, Édouard de Reszké.</p> + +<p>Tandis que j'écris ces lignes en 1911, <i>Hérodiade</i> continue sa carrière +au Théâtre-Lyrique de la Gaîté (direction des frères Isola), qui, en +1903, avait représenté cet ouvrage avec la célèbre Emma Calvé. Le +lendemain de la première d'<i>Hérodiade</i> à Paris, je recevais ces lignes +de notre illustre maître Gounod:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«Dimanche 3 février 84.</p> + +<p class="addr">«M<small>ON CHER AMI</small>,</p> + +<p>«Le bruit de votre succès d'<i>Hérodiade</i> m'arrive; mais il me manque +celui de l'œuvre même, et je me le paierai le plus tôt possible, +probablement samedi. Encore de nouvelles félicitations, et</p> + +<p class="r"><span style="margin-right: 2em;">«Bien à vous.</span><br /> +«C<small>H.</small> G<small>OUNOD.</small>»</p> +</div> + +<p>Entre temps, <i>Marie-Magdeleine</i> poursuivait sa carrière dans de grands +festivals à l'étranger. Ce n'est<a name="page_150" id="page_150"></a> pas sans un profond orgueil que je me +rappelle cette lettre que Bizet m'écrivait quelques années auparavant:</p> + +<div class="blockquot"><p>... «Notre école n'avait encore rien produit de semblable! Tu me +donnes la fièvre, brigand!</p> + +<p>«Tu es un fier musicien, va!</p> + +<p>«Ma femme vient de mettre <i>Marie-Magdeleine</i> sous clef!...</p> + +<p>«Ce détail est éloquent, n'est-ce pas?</p> + +<p>«Diable! tu deviens singulièrement inquiétant!...</p> + +<p>«Sur ce, cher, crois bien que personne n'est plus sincère dans son +admiration et dans son affection que ton</p> + +<p class="r">«B<small>IZET</small>.»</p></div> + +<p>Vous me remercierez, mes chers enfants, de vous laisser ce témoignage de +l'âme si vibrante du camarade excellent, de l'ami bien affectueux que +j'avais en Georges Bizet, ami et camarade qu'il serait resté pour moi, +si un destin aveugle ne nous l'avait enlevé en plein épanouissement de +son prestigieux et merveilleux talent.</p> + +<p>Encore à l'aurore de la vie, quand il disparut de ce monde, il pouvait +tout attendre de cet art auquel il s'était consacré avec tant d'amour.<a name="page_151" id="page_151"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XVI" id="CHAPITRE_XVI"></a>CHAPITRE XVI<br /><br /> +UNE COLLABORATION A CINQ</h3> + +<p>Selon mon habitude, je n'avais pas attendu que <i>Manon</i> eût un sort, pour +tracasser mon éditeur Hartmann et mettre son esprit en éveil afin de me +trouver un nouveau sujet. A peine achevais-je mes doléances qu'il avait +écoutées en silence, la bouche rieuse, qu'il alla à son bureau et en +retira cinq cahiers d'un manuscrit reproduit sur ce papier à teinte +jaune, dit pelure, bien connu des copistes. C'était le <i>Cid</i>, opéra en +cinq actes, de Louis Gallet et Édouard Blatt. En me présentant ce +manuscrit, Hartmann eut cette réflexion à laquelle je n'avais rien à +répondre: «Je vous connais. J'avais prévu l'accès!...»</p> + +<p>Écrire un ouvrage d'après le chef-d'œuvre du grand Corneille, et en +devoir le livret aux collaborateurs que j'avais eu lors du concours de +l'Opéra impérial: <i>la Coupe du roi de Thulé</i>, où j'avais failli enlever +le premier prix, ainsi que je l'ai déjà dit, tout cela était fait pour +me plaire.<a name="page_152" id="page_152"></a></p> + +<p>J'appris donc, comme toujours, le poème par cœur. Je voulais l'avoir +sans cesse présent à la pensée, sans être obligé d'en garder le texte en +poche et pouvoir ainsi y travailler hors de chez moi, dans la rue, dans +le monde, à dîner, au théâtre, partout enfin où j'en aurais eu le +loisir. Je m'arrache difficilement à un travail, surtout lorsque je m'en +sens empoigné, comme c'était le cas.</p> + +<p>Je me souviens, tout en travaillant, que d'Ennery m'avait confié quelque +temps auparavant un livret important et que j'y avais trouvé au +cinquième acte une situation fort émouvante. Si cela ne m'avait pas paru +suffisant cependant pour me déterminer à écrire la musique de ce poème, +j'avais le grand désir de conserver cette situation. Je m'en ouvris au +célèbre dramaturge et j'obtins de lui qu'il consentît à me donner cette +scène pour l'intercaler dans le deuxième acte du <i>Cid</i>. D'Ennery entra +ainsi dans notre collaboration. Cette scène est celle où Chimène +découvre en Rodrigue le meurtrier de son père.</p> + +<p>Quelques jours après, en lisant le romancero de Guilhem de Castro, j'y +prenais un épisode qui devint le tableau de l'apparition consolante au +Cid éploré, au deuxième tableau du troisième acte. J'en avais été +directement inspiré par l'apparition de Jésus à saint Julien +l'Hospitalier.</p> + +<p>Je continuai mon travail du <i>Cid</i>, là où je me trouvais, suivant que les +représentations de <i>Manon</i> me retenaient dans les théâtres de province +où elles alternaient avec celle d'<i>Hérodiade</i>, données en France et à +l'étranger.</p> + +<p>Ce fut à Marseille, à l'<i>hôtel Beauvau</i>, pendant un<a name="page_153" id="page_153"></a> assez long séjour +que j'y fis, que j'écrivis le ballet du <i>Cid</i>.</p> + +<p>J'étais si confortablement installé dans la chambre que j'occupais et +dont les grandes fenêtres à balustrade donnaient sur le vieux port! J'y +jouissais d'un coup d'œil absolument féerique. Cette chambre était +ornée de lambris et de trumeaux remarquables et comme j'exprimais mon +étonnement au propriétaire de l'hôtel de les voir si bien conservés, il +m'apprit que la chambre était l'objet d'un soin tout particulier, car +elle rappelait que Paganini, puis Alfred de Musset et George Sand y +avaient autrefois vécu. Ce que peut le culte du souvenir allant parfois +jusqu'au fétichisme!</p> + +<p>On était au printemps. Ma chambre était embaumée par des gerbes +d'œillets que m'envoyaient, chaque jour, des amis de Marseille. Quand +je dis «des amis», le terme n'est pas suffisant; peut-être faudrait-il +avoir recours aux mathématiques pour en obtenir la racine carrée, et +encore?</p> + +<p>Les amis, à Marseille, débordent de prévenances, d'attentions, de +gentillesses sans fin. N'est-ce pas le pays, ô beau et doux opéra! où +l'on sucre son café en le mettant à l'air, sur son balcon, la mer étant +de miel?...</p> + +<p>Avant de quitter la bien hospitalière cité phocéenne, j'y avais reçu des +directeurs de l'Opéra, Ritt et Gailhard, cette lettre:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON CHER AMI</small>,</p> + +<p>«Voulez-vous prendre jour et heure pour votre lecture du <i>Cid</i>?</p> + +<p>«Amitié.</p> + +<p class="r">«E. R<small>ITT.</small>»</p> +</div> + +<p><a name="page_154" id="page_154"></a></p> + +<p>Je n'avais pas quitté Paris sans en emporter de vives angoisses au sujet +de la distribution de l'ouvrage. Je voulais, pour incarner Chimène, la +sublime Mme Fidès Devriès, mais l'on disait que, depuis son mariage, +elle ne désirait plus paraître au théâtre. Je tenais aussi à mes amis +Jean et Édouard de Reszké, arrivés spécialement à Paris pour causer du +<i>Cid</i>. Ils connaissaient mes intentions à leur égard. Que de fois ai-je +monté l'escalier de l'hôtel Scribe, où ils habitaient!...</p> + +<p>Enfin les contrats furent signés, et, finalement, la lecture eut lieu, +comme l'Opéra me le demandait.</p> + +<p>Puisque je vous ai parlé du ballet du <i>Cid</i>, il me revient en mémoire +que c'est en Espagne que j'ai entendu le motif devenu le début de ce +ballet.</p> + +<p>J'étais donc dans la patrie même du Cid, habitant une assez modeste +posada. Le hasard voulut qu'on y fêtât un mariage, ce qui donna motif à +des danses qui durèrent tout la nuit, dans la salle basse de l'hôtel. +Plusieurs guitares et deux flûtes répétaient à satiété un air de danse. +Je le notai. Il devint le motif dont je parle. C'était une couleur +locale à saisir. Je ne la laissai pas échapper.</p> + +<p>Je destinais ce ballet à Mlle Rosita Mauri, qui faisait déjà les beaux +soirs de la danse à l'Opéra. Je dus même à la célèbre ballerine +plusieurs rythmes très intéressants.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>De tout temps, les liens d'une vive et cordiale sympathie ont uni le +pays des Magyars à la France.</p> + +<p>L'invitation que des étudiants hongrois nous firent un jour, à une +quarantaine de Français, dont j'étais,<a name="page_155" id="page_155"></a> de nous rendre en Hongrie, à des +fêtes qu'ils se proposaient de donner en notre honneur, n'est donc point +pour surprendre.</p> + +<p>Par une belle soirée d'août, nous partîmes vers les rives du Danube, en +caravane joyeuse. François Coppée, Léo Delibes, Georges Clairin, les +docteurs Pozzi et Albert Robin, beaucoup d'autres camarades et amis +charmants, en étaient. Quelques journalistes y figuraient aussi. A notre +tête, comme pour nous présider, par le droit de l'âge tout au moins, +sinon par celui de la renommée, se trouvait Ferdinand de Lesseps. Notre +illustre compatriote avait alors bien près de quatre-vingts ans. Il +portait si allégrement le poids des années que, pour un peu, on l'eût +pris pour l'un des plus jeunes d'entre nous.</p> + +<p>Le départ eut lieu au milieu des élans de la plus débordante gaieté. Le +voyage lui-même ne fut qu'une suite ininterrompue de lazzis, de propos +de la plus franche belle humeur, semés de farces et de plaisanteries +sans fin.</p> + +<p>Le wagon-restaurant nous avait été réservé. Nous ne le quittâmes pas de +toute la nuit, si bien que notre sleeping-car resta absolument inoccupé.</p> + +<p>En traversant Munich, l'Express-Orient avait fait un arrêt de cinq +minutes pour déposer dans cette ville deux voyageurs, un monsieur et une +dame, qui, nous ne savons comment, avaient trouvé moyen de se caser dans +un coin du <i>dining-car</i>, et avaient assisté impassibles, à toutes nos +folies. Ils firent, en descendant du train, avec un assez fort accent +étranger, cette réflexion d'un tour piquant: «Ces gens distingués sont +bien communs!» N'en déplaise à ce couple<a name="page_156" id="page_156"></a> puritain, nous ne dépassâmes +jamais les bornes de la facétie ou de la jovialité permises.</p> + +<p>Ce voyage de quinze jours se continua fertile en incidents inénarrables +et dont la drôlerie le disputait au burlesque.</p> + +<p>Chaque soir, après les réceptions enthousiastes et chaleureuses faites +par la jeunesse hongroise, celui qui était notre chef vénéré, Ferdinand +de Lesseps, appelé dans tous les discours hongrois: le <i>Grand Français</i>, +Ferdinand de Lesseps nous quittait en fixant l'ordre des réceptions du +lendemain, et, en finissant de nous indiquer le programme, il ajoutait: +<i>Demain matin, à quatre heures, en habit noir</i>, et le premier levé, +habillé et à cheval, le lendemain, était le «Grand Français». Comme nous +le félicitions de son extraordinaire allure, si juvénile, il s'en +excusait par ces mots: Il faut bien que jeunesse se passe!»</p> + +<p>Au cours des fêtes et des réjouissances de toute nature, données en +notre honneur, on organisa, en spectacle de gala, une grande +représentation, au théâtre royal, de Budapest. Delibes et moi fûmes +invités à diriger, chacun, un acte de nos ouvrages.</p> + +<p>Quand j'arrivai dans l'orchestre des musiciens, au milieu des hourras de +toute la salle qui, en Hongrie, se traduisent par le cri: <i>Elyen!!!</i> je +trouvai au pupitre la partition... du premier acte de <i>Coppélia</i> alors +que je comptais avoir devant moi le troisième acte d'<i>Hérodiade</i> que je +devais conduire. Ma foi, tant pis! Il n'y avait pas à hésiter et je +battis la mesure, de mémoire.</p> + +<p>L'aventure, cependant, se compliqua.</p> + +<p>Lorsque Delibes, reçu avec les mêmes honneurs,<a name="page_157" id="page_157"></a> vit sur le pupitre le +troisième acte d'<i>Hérodiade</i>, comme j'étais retourné dans la salle +auprès de nos camarades, la vue de Delibes fut un spectacle unique. Le +pauvre cher grand ami s'essuyait le front, tournait, soufflait, +suppliait les musiciens hongrois, qui ne le comprenaient pas, de lui +donner sa vraie partition, mais rien n'y fit! Il dut conduire de +mémoire. Cela sembla l'exaspérer, et, pourtant, l'adorable musicien +qu'était Delibes était bien au-dessus de cette petite difficulté!</p> + +<p>Après le gala, nous assistâmes tous au banquet monstre, où +naturellement, les toasts étaient de rigueur. J'en portai un au sublime +musicien Franz Liszt, auquel la Hongrie s'honore d'avoir donné le jour.</p> + +<p>Quand vint le tour de Delibes, je lui proposai de collaborer à son +speech, avec la même interversion qu'on avait faite au théâtre, dans nos +partitions. Je parlai pour lui, il parla pour moi. Ce fut une succession +de phrases incohérentes accueillies par les applaudissements frénétiques +de nos compatriotes et par les «Elyen» enthousiastes des Hongrois.</p> + +<p>J'ajoute que Delibes comme moi, comme bien d'autres, nous étions dans un +état d'ivresse délicieuse, car les vignes merveilleuses de la Hongrie +sont bien des vignes du Seigneur lui-même! Il faudrait être «tokay», +pardon, toqué, pour n'en pas savourer, avec le charme pénétrant, le très +voluptueux et capiteux parfum!</p> + +<p>Quatre heures du matin! nous étions, selon notre protocole, en habit +noir (nous ne l'avions du reste pas quitté) et prêts à partir porter des +couronnes sur la<a name="page_158" id="page_158"></a> tombe des quarante martyrs hongrois, morts pour la +liberté de leur pays.</p> + +<p>Au milieu de toutes ces joies folles, de toutes ces distractions, de ces +cérémonies touchantes, je pensais aux répétitions du <i>Cid</i> qui +m'attendaient, dès mon retour à Paris.</p> + +<p>J'y trouvai, en arrivant, encore un souvenir de la Hongrie. C'était une +lettre de l'auteur de la <i>Messe du Saint-Graal</i>, cet ouvrage +avant-coureur de <i>Parsifal</i>:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr"> +«T<small>RÈS HONORÉ CONFRÈRE,</small></p> + +<p>«La Gazette d'<i>Hongrie</i> (<i>sic</i>) m'apprend que vous m'avez témoigné +de la bienveillance au banquet des Français à Budapest. Sincères +remerciements et constante cordialité.</p> + +<p class="r">«F. L<small>ISZT.</small>»</p> + +<p><small>«26 août 85. Weimar.»</small></p> +</div> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Les études en scène du <i>Cid</i>, à l'Opéra, furent menées avec une sûreté +et une habileté étonnantes par mon cher directeur, P. Gailhard, un +maître en cet art, lui qui avait été aussi le plus admirable des +artistes au théâtre. Avec quelle affectueuse amitié il mit tout en +œuvre pour le bien de l'ouvrage! J'ai le devoir bien doux de lui en +rendre hommage.</p> + +<p>Je devais retrouver, plus tard, le même précieux collaborateur, lors +d'<i>Ariane</i> à l'Opéra.</p> + +<p>Le soir du 30 novembre 1885, l'Opéra affichait la première du <i>Cid</i>, en +même temps que l'Opéra-Comique jouait, ce même soir, <i>Manon</i>, qui avait +dépassé sa quatre-vingtième représentation.</p> + +<p>Malgré les belles nouvelles que m'avait apportées<a name="page_159" id="page_159"></a> la répétition +générale du <i>Cid</i>, j'allai passer ma soirée avec mes artistes de +<i>Manon</i>. Inutile de dire que, dans les coulisses de l'Opéra-Comique, il +n'était question que de la première du <i>Cid</i> qui, à la même heure, +battait son plein.</p> + +<p>Malgré mon calme apparent, j'étais dans mon for intérieur très soucieux; +aussi allai-je, à peine le rideau baissé sur le cinquième acte de +<i>Manon</i>, vers l'Opéra, au lieu du rentrer chez moi. Une force invincible +me poussait de ce côté.</p> + +<p>Tandis que je longeais la façade du théâtre d'où s'écoulait une foule +élégante et nombreuse, j'entendis, dans un colloque entre un journaliste +connu et un courriériste qui s'informait, en hâte, auprès de lui, des +résultats de la soirée, ces mots: <i>C'est crevant, mon cher!...</i> Très +troublé, on le serait à moins, je courais, pour la suite des +informations, chez les directeurs, quand je rencontrai, à la porte des +artistes, Mme Krauss. Elle m'embrassa avec transport, en prononçant ces +paroles: <i>C'est un triomphe!...</i></p> + +<p>Je préférais, dois-je le dire? l'opinion de cette admirable artiste. +Elle me réconforta complètement.</p> + +<p>Je quittai Paris (quel voyageur je faisais alors!) pour Lyon, où l'on +donnait <i>Hérodiade</i> et <i>Manon</i>.</p> + +<p>Trois jours après mon arrivée, et comme je dînais au restaurant avec +deux grands amis, Joséphin Soulary, le délicat poète des <i>Deux +Cortèges</i>, et Paul Mariéton, le vibrant félibre provençal, on m'apporta +un télégramme d'Hartmann, ainsi conçu:</p> + +<p>«Cinquième du <i>Cid</i> remise à un mois, peut-être. Location énorme rendue. +Artistes souffrants.»</p> + +<p>Nerveux comme je l'étais, je me laissai aller à un<a name="page_160" id="page_160"></a> évanouissement qui +se prolongea et inquiéta beaucoup mes amis.</p> + +<p>Ah! mes chers enfants, qui peut se dire heureux avant la mort?</p> + +<p>Au bout de trois semaines, cependant, le <i>Cid</i> reparut sur l'affiche, et +je me sentis, de nouveau, entouré de hautes sympathies, ce dont +témoigne, entre autres, la lettre suivante:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr"> +«M<small>ON CHER CONFRÈRE</small>,<br /> +</p> + +<p>«Je tiens à vous féliciter de votre succès, et je désire vous +applaudir moi-même le plus tôt possible. Le tour de ma loge ne +revenant que le vendredi 11 décembre, j'ai recours à vous pour +qu'on donne le <i>Cid</i> ce jour-là, <i>vendredi 11 décembre</i>.</p> + +<p>«Croyez à tous les sentiments de votre affectionné confrère.</p> + +<p class="r">«H. <small>D</small>'O<small>RLÉANS</small>.»</p></div> + +<p>Combien j'étais attendri et fier de cette marque d'attention de S.A.R. +le duc d'Aumale!</p> + +<p>Je me rappelle toujours ces ravissantes et délicieuses journées passées +au château de Chantilly avec mes confrères de l'Institut: Léon Bonnat, +Benjamin Constant, Édouard Detaille, Gérôme. Qu'elle était charmante +dans sa simplicité, la réception que nous faisait notre hôte royal, et +comme sa conversation était celle d'un lettré éminent, d'un érudit sans +prétention!... Quel attrait captivant elle avait, lorsque, réunis dans +la bibliothèque du château de Chantilly, nous l'écoutions, absolument +séduits par la parfaite<a name="page_161" id="page_161"></a> bonhomie avec laquelle le prince contait les +choses, la pipe à la bouche, comme il l'avait si souvent fait au +bivouac, au milieu de nos soldats!</p> + +<p>Il n'y a que les grands seigneurs qui sachent avoir ces mouvements +d'exquise familiarité.</p> + +<p>Et <i>le Cid</i>, en province, à l'étranger, poursuivait sa carrière.</p> + +<p>En octobre 1900, on fêta la centième à l'Opéra, et, le 21 novembre 1911, +au bout de vingt-six ans, je pouvais lire dans les journaux:</p> + +<p>«Hier soir, la représentation du <i>Cid</i> fut des plus belles. Une salle +tout à fait comble applaudit avec enthousiasme la belle œuvre de M. +Massenet et ses interprètes: Mlle Bréval, MM. Franz, Delmas, et l'étoile +du ballet, Mlle Zambelli.»</p> + +<p>Je fus particulièrement heureux dans les interprétations précédentes de +cet ouvrage. Après la sublime Fidès Devriès, Chimène fut chantée à Paris +par l'incomparable Mme Rose Caron, la superbe Mme Adiny, l'émouvante +Mlle Mérentié et particulièrement par Louise Grandjean, l'éminent +professeur au Conservatoire.</p> + +<p><a name="page_162" id="page_162"></a></p> + +<p><a name="page_163" id="page_163"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XVII" id="CHAPITRE_XVII"></a>CHAPITRE XVII<br /><br /> +VOYAGE EN ALLEMAGNE</h3> + +<p>Le dimanche 1<sup>er</sup> août, nous étions, Hartmann et moi, allés entendre +<i>Parsifal</i>, au Théâtre Wagner, à Bayreuth. Nous fûmes, après l'audition +de ce <i>miracle unique</i>, visiter la ville, chef-lieu du cercle de la +Haute-Franconie. Quelques-uns de ses monuments se recommandent à +l'attention. Pour ma part, je tenais beaucoup à voir l'église de la +ville (Stadkirsche) construction gothique du milieu du quinzième siècle, +dédiée à sainte Marie-Magdeleine. On peut deviner le souvenir qui +m'attirait vers cet édifice vraiment remarquable.</p> + +<p>Après avoir parcouru ensuite quelques villes de l'Allemagne, visité +différents théâtres, Hartmann, qui avait son idée, me mena à Wetzlar. +Dans Wetzlar, il avait vu Werther. Nous visitâmes la maison où Gœthe +avait conçu son immortel roman, <i>les Souffrances du jeune Werther</i>.<a name="page_164" id="page_164"></a></p> + +<p>Je connaissais les lettres de Werther, j'en avais gardé le souvenir le +plus ému. Me voir dans cette même maison, que Gœthe avait rendue +célèbre en y faisant vivre d'amour son héros, m'impressionna +profondément.</p> + +<p>—J'ai de quoi, me dit en sortant de là Hartmann, compléter la visible +et belle émotion que vous éprouvez.</p> + +<p>Et, ce disant, il tira de sa poche un livre à la reliure jaunie par le +temps. Ce livre n'était autre que la traduction française du roman de +Gœthe. «Cette traduction est parfaite,» m'affirma Hartmann, en dépit +de l'aphorisme <i>traduttore traditore</i>, qui veut qu'une traduction +trahisse fatalement la pensée de l'auteur.</p> + +<p>J'eus à peine ce livre entre les mains, qu'avides de le parcourir, nous +entrâmes dans une de ces immenses brasseries comme on en voit partout en +Allemagne. Nous nous y attablâmes en commandant des bocks aussi énormes +que ceux de nos voisins. On distinguait, parmi les nombreux groupes, des +étudiants, reconnaissables à leurs casquettes scolaires, jouant aux +cartes, à différents jeux, et tenant presque tous une longue pipe en +porcelaine à la bouche. En revanche, très peu de femmes.</p> + +<p>Inutile d'ajouter ce que je dus subir dans cette épaisse et méphitique +atmosphère imprégnée de l'odeur âcre de la bière. Mais je ne pouvais +m'arracher à la lecture de ces lettres brûlantes, d'où jaillissaient les +sentiments de la plus intense passion. Quoi de plus suggestif, en effet, +que les lignes suivantes, qu'entre tant d'autres nous retenons de ces +luttes fameuses, et dont le trouble amer, douloureux et profond<a name="page_165" id="page_165"></a> jettera +Werther et Charlotte, en pâmoison, dans les bras l'un de l'autre, après +cette lecture palpitante des vers d'Ossian:</p> + +<p>«Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps? Tu me caresses et dis: Je +suis chargé de la rosée du ciel, mais le temps approche où je dois me +flétrir; l'orage qui doit abattre mes feuilles est proche. Demain +viendra le voyageur; son œil me cherchera partout, et il ne me +trouvera plus,..»</p> + +<p>Et Gœthe d'ajouter:</p> + +<p>«Le malheureux Werther se sentit accablé de toute la force de ces mots; +il se renversa devant Charlotte, dans le dernier désespoir.</p> + +<p>«Il sembla à Charlotte qu'il lui passait dans l'âme un pressentiment du +projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui +serra les mains, les pressa contre son sein; elle se pencha vers lui +avec attendrissement et leurs joues brûlantes se touchèrent.»</p> + +<p>Tant de passion délirante et extatique me fit monter les larmes aux +yeux.</p> + +<p>Les émouvantes scènes, les passionnants tableaux que cela devait donner! +C'était <i>Werther</i>! C'était mon troisième acte.</p> + +<p>La vie, le bonheur m'arrivaient. C'était le travail apporté à la +fiévreuse activité qui me dévorait, le travail qu'il me fallait et que +j'avais à placer, si possible, au diapason de ces touchantes et vives +passions!</p> + +<p>Les circonstances voulurent, cependant que je fusse momentanément +éloigné de ce projet d'ouvrage. Carvalho m'avait proposé <i>Phœbé</i>, et +les hasards m'amenèrent à écrire <i>Manon</i>.<a name="page_166" id="page_166"></a></p> + +<p>Ce fut ensuite <i>le Cid</i> qui remplit ma vie. Enfin, dès l'automne de +1885, n'attendant même pas le résultat de cet opéra, nous tombâmes +d'accord, Hartmann et mon grand et superbe collaborateur d'<i>Hérodiade</i>, +Paul Milliet, pour nous mettre décidément à <i>Werther</i>.</p> + +<p>Afin de m'inciter plus ardemment au travail (en avais-je bien besoin?), +mon éditeur, qui avait improvisé un scénario, retint pour moi, aux +Réservoirs, à Versailles, un vaste rez-de-chaussée, donnant de +plain-pied sur les jardins de notre grand Le Nôtre. La pièce où j'allai +m'installer était de plafond élevé, aux lambris du dix-huitième siècle, +et garnie de meubles du temps. La table sur laquelle j'allais écrire +était elle-même du plus pur Louis XV. Tout avait été choisi par Hartmann +chez le plus renommé antiquaire.</p> + +<p>Hartmann était doué de qualités toutes particulières pour tirer +habilement parti des événements; il parlait fort bien l'allemand; il +comprenait Gœthe, il aimait l'âme germanique; il tenait donc à ce que +je m'occupe enfin de cet ouvrage.</p> + +<p>Comme on me proposait un jour d'écrire une œuvre lyrique sur <i>la Vie +de Bohème</i>, de Murger, il prit sur lui, sans me consulter en aucune +manière, de refuser ce travail.</p> + +<p>La chose, cependant, m'aurait bien tenté. Il m'eût plu de suivre, dans +son œuvre et dans sa vie, Henry Murger, cet artiste en son genre, +celui que Théophile Gautier a si justement appelé un poète, bien qu'il +eût excellé comme prosateur. Je sens que je l'aurais suivi dans ce monde +spécial que lui-même a défini,<a name="page_167" id="page_167"></a> qu'il nous a fait parcourir à travers +mille péripéties, à la suite des originaux les plus amusants qu'on ait +pu voir, et tant de gaieté et tant de larmes, tant de francs rires et de +pauvreté vaillante, comme disait Jules Janin en parlant de lui, auraient +pu, je pense, me captiver! Comme Alfred de Musset, un de ses maîtres, il +possédait la grâce et l'abandon, les ineffables tendresses, les gais +sourires, le cri du cœur, l'émotion. J'en appelle à Musette! Il +chantait les airs chers aux amoureux, et ses airs nous charmaient. Son +violon, on l'a dit, n'était pas un stradivarius, mais avait une âme +comme celui d'Hofmann, et il en savait jouer jusqu'aux pleurs.</p> + +<p>Je connaissais personnellement Murger, tellement que je le vis encore la +veille de sa mort, à la maison de santé Dubois, au faubourg Saint-Denis, +où il trépassa. Il m'arriva même d'assister à un bien attendrissant +entretien qu'il eut en ma présence et auquel ne manqua pas la note +comique. Avec Murger, aurait-il pu en être autrement?</p> + +<p>J'étais donc à son chevet, lorsqu'on introduisit M. Schaune (le +Schaunard de <i>la Vie de Bohème</i>), lequel, voyant Murger manger de +magnifiques raisins qu'il avait dû payer avec son dernier louis, lui dit +en souriant: «Que tu es donc bête de boire ton vin en pilules!»</p> + +<p>Ayant connu non seulement Murger, mais Schaunard, et aussi Musette, il +me semblait que nul mieux que moi n'était fait pour être le musicien de +<i>la Vie de Bohème</i>. Mais tous ces héros étaient des amis, je les voyais +tous les jours, et je comprends maintenant pourquoi Hartmann trouva que +le moment<a name="page_168" id="page_168"></a> n'était pas encore venu d'écrire cet ouvrage si parisien, de +chanter ce roman si vécu.</p> + +<p>Parlant de cette époque assez lointaine déjà, je me fais gloire de me +rappeler que je connus Corot, à Ville-d'Avray, ainsi que notre célèbre +Harpignies, qui, en dépit de ses quatre-vingt-douze années accomplies, +est encore, au moment où j'écris ces lignes, dans toute la vigueur de +son immense talent. Hier encore, il gravissait gaillardement mon étage. +O le cher grand ami! Le merveilleux artiste, que je connais depuis plus +de cinquante ans!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>L'ouvrage achevé, j'allai, le 25 mai 1887, chez M. Carvalho. J'avais +obtenu de Mme Rose Caron, alors à l'Opéra, qu'elle m'aiderait à +auditionner. L'admirable artiste était près de moi, tournant les pages +du manuscrit et témoignant, par instants, de la plus sensible émotion. +J'avais lu, seul, les quatre actes; quand j'arrivai au dénouement, je +tombai épuisé... anéanti!</p> + +<p>Carvalho s'approcha alors de moi en silence, et, enfin, me dit:</p> + +<p>—J'espérais que vous m'apporteriez une autre <i>Manon</i>! Ce triste sujet +est sans intérêt. Il est condamné d'avance...</p> + +<p>Aujourd'hui, en y repensant, je comprends parfaitement cette impression, +surtout en réfléchissant aux années qu'il a fallu vivre pour que +l'ouvrage soit aimé!</p> + +<p>Carvalho, qui était un tendre, m'offrit alors de ce vin exquis, du +claret, je crois, comme celui que j'avais déjà pris un soir de joie, le +soir de l'audition de <i>Manon<a name="page_169" id="page_169"></a></i>... J'avais la gorge aussi sèche que la +parole; je sortis sans dire un mot.</p> + +<p>Le lendemain, <i>horresco referens</i>, oui, le lendemain, j'en suis encore +atterré, l'Opéra-Comique n'existait plus! Un incendie l'avait totalement +détruit pendant la nuit. Je courus auprès de Carvalho. Nous tombâmes +dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant et pleurant... Mon pauvre +directeur était ruiné!... Inexorable fatalité! L'ouvrage devait attendre +six années dans le silence, dans l'oubli.</p> + +<p>Deux années auparavant, l'Opéra de Vienne avait représenté <i>Manon</i>; la +centième y fut atteinte et même dépassée en très peu de temps. La +capitale autrichienne me faisait donc un accueil fort aimable et des +plus enviables; il fut tel, même, qu'il suggéra à Van Dyck la pensée de +me demander un ouvrage.</p> + +<p>C'est alors que je proposai <i>Werther</i>. Le peu de bon vouloir des +directeurs français m'avait rendu libre de disposer de cette partition.</p> + +<p>Le théâtre de l'Opéra, à Vienne, est un théâtre impérial. La direction +ayant fait demander à S. M. l'empereur de pouvoir disposer en ma faveur +d'un appartement, celui-ci me fut très gracieusement offert à +l'excellent et renommé hôtel Sacher, situé à côté de l'Opéra.</p> + +<p>Ma première visite, en arrivant, fut pour le directeur Jahn. Ce doux et +éminent maître me mena au foyer des répétitions. Ce foyer est un vaste +salon, éclairé par d'immenses fenêtres et garni de majestueux fauteuils. +Un portrait en pied de l'empereur François-Joseph en orne un des +panneaux; dans le un piano à queue.<a name="page_170" id="page_170"></a></p> + +<p>Tous les artistes de <i>Werther</i> se trouvaient réunis autour du piano, +lorsque le directeur Jahn et moi nous entrâmes dans le foyer. En nous +voyant, les artistes se levèrent, d'un seul mouvement, et nous saluèrent +en s'inclinant.</p> + +<p>A cette manifestation de touchante et bien respectueuse sympathie—à +laquelle notre grand Van Dyck ajouta la plus affectueuse accolade—je +répondis en m'inclinant à mon tour; et, quelque peu nerveux, tout +tremblant, je me mis au piano.</p> + +<p>L'ouvrage était absolument au point. Tous les artistes le chantèrent de +mémoire. Les démonstrations chaleureuses dont ils m'accablèrent dans +cette circonstance m'émurent à diverses reprises, jusqu'à sentir les +larmes me venir aux yeux.</p> + +<p>A la répétition d'orchestre, cette émotion devait se renouveler. +L'exécution de l'ouvrage avait atteint une perfection si rare, +l'orchestre, tour à tour doux et puissant, suivait à ce point les +nuances des voix que je ne pouvais revenir de mon enchantement:</p> + +<p>—<i>Ia! Göttlicher Mann!...</i> (Oui, homme aimé de Dieu!...)</p> + +<p>La répétition générale eut lieu le 15 février, de neuf heures du matin à +midi, et je vis (ineffable et douce surprise!) assis aux fauteuils +d'orchestre, mon bien cher et grand éditeur Henri Heugel, Paul Milliet +mon précieux collaborateur, et quelques intimes de Paris. Ils étaient +venus de si loin, pour me retrouver dans la capitale autrichienne, au +milieu de mes bien grandes et vives joies, car j'y avais été vraiment +reçu de la plus flatteuse et exquise manière.</p> + +<p>Les représentations qui suivirent devaient être la<a name="page_171" id="page_171"></a> consécration de +cette belle première, qui eut lieu le 16 février 1892 et fut chantée par +les célèbres artistes Marie Renard et Ernest Van Dyck.</p> + +<p>En cette même année 1892, Carvalho était redevenu directeur de +l'Opéra-Comique, alors place du Châtelet. Il me demanda <i>Werther</i>, et +cela avec un accent si ému que je n'hésitai pas à le lui confier.</p> + +<p>La semaine même de cette entrevue, je dînai avec Mme Massenet chez M. et +Mme Alphonse Daudet. Les convives étaient, avec nous, Edmond de Goncourt +et l'éditeur Charpentier.</p> + +<p>Le dîner fini, Daudet m'annonça qu'il allait me faire entendre une jeune +artiste «la Musique même», disait-il. Cette jeune fille n'était autre +que Marie Delna! Aux premières mesures qu'elle chanta (l'air de <i>la +Reine de Saba</i>, de notre grand Gounod) je me retournai vers elle, et lui +prenant les mains:</p> + +<p>—Soyez Charlotte! notre Charlotte! lui dis-je, transporté.</p> + +<p>Au lendemain de la première représentation qui eut lieu à +l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 1893, je reçus ce mot de Gounod:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER AMI</small>,</p> + +<p>«Toutes nos félicitations bien empressées pour ce double triomphe +dont nous regrettons que les premiers témoins n'aient pas été des +Français.»</p></div> + +<p>Ces lignes si touchantes et si pittoresques à la fois me furent aussi +envoyées par l'illustre architecte de l'Opéra:<a name="page_172" id="page_172"></a></p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«A<small>MICO MIO</small>,</p> + +<p>Deux yeux pour te voir,<br /> + Deux oreilles pour t'entendre,<br /> + Deux lèvres pour t'embrasser,<br /> + Deux bras pour t'enlacer,<br /> + Deux mains pour t'applaudir,<br /> +</p> + +<p>et Deux mots pour te faire tous mes compliments et te dire que ton +<i>Werther</i> est joliment tapé,—savez-vous? Je suis fier de toi et de +ton côté ne rougis pas d'un pauvre architecte tout content de toi.</p> + +<p class="r">«C<small>ARLO.</small>»</p></div> + +<p>En 1903, après neuf années d'ostracisme, M. Albert Carré réveilla de +nouveau l'ouvrage oublié. Avec son incomparable talent, son goût +merveilleux et son art de lettré exquis, il sut présenter cette œuvre +au public et ce fut, pour celui-ci, une véritable révélation.</p> + +<p>Beaucoup d'acclamées artistes ont chanté le rôle depuis cette époque: +Mlle Marié de l'Isle, qui fut la première Charlotte de la reprise et qui +créa l'ouvrage avec son talent si beau et si personnel; puis Mlle +Lamare, Cesbron, Wyns, Raveau, Mme de Nuovina, Vix, Hatto, Brohly et... +d'autres, dont j'écrirai plus tard les noms.</p> + +<p>A la reprise, due à M. Albert Carré, <i>Werther</i> eut la grande fortune +d'avoir Léon Beyle comme protagoniste du rôle; plus tard, Edmond Clément +et Salignac furent aussi les superbes et vibrants interprètes de cet +ouvrage.<a name="page_173" id="page_173"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XVIII" id="CHAPITRE_XVIII"></a>CHAPITRE XVIII<br /><br /> +UNE ÉTOILE</h3> + +<p>Je reprends les événements au lendemain du désastre de l'Opéra-Comique.</p> + +<p>On transporta l'Opéra-Comique, place du Châtelet, dans l'ancien théâtre +dit des Nations, devenu plus tard Théâtre Sarah-Bernhardt. M. Paravey en +fut nommé directeur. J'avais connu M. Paravey alors qu'il dirigeait, +avec un réel talent, le Grand-Théâtre de Nantes.</p> + +<p>Hartmann lui offrit deux ouvrages: <i>Le roi d'Ys</i>, d'Édouard Lalo, et mon +<i>Werther</i>, en souffrance.</p> + +<p>J'étais si découragé, que je préférais attendre pour laisser voir le +jour à cet ouvrage.</p> + +<p>Sa genèse et sa destinée vous sont connues par ce que je viens d'en +dire.</p> + +<p>Je reçus, un jour, une fort aimable invitation à dîner dans une grande +famille américaine. Après l'avoir déclinée, comme le plus souvent il +m'arrive<a name="page_174" id="page_174"></a>—le temps me manquant, d'accord en cela avec mon peu de +penchant pour ce genre de distractions—l'on était, cependant, si +gracieusement revenu à la charge, que je ne persistai pas dans mon +refus. Il m'avait semblé que mon cœur affligé devait y rencontrer un +dérivatif à mes désespérances! Sait-on jamais?...</p> + +<p>J'avais été placé, à table, à côté d'une dame, compositeur de musique +d'un grand talent. De l'autre côté de ma voisine avait pris place un +diplomate français d'une amabilité complimenteuse qui dépassait, me +sembla-t-il, les limites. «<i>Est modus in rebus</i>,—en toutes choses il y +a des bornes»; et notre diplomate aurait peut-être pu, avec ce très +ancien adage, se souvenir du conseil qu'un maître en la matière, +l'illustre Talleyrand, a donné depuis: «Pas de zèle, surtout!...»</p> + +<p>Je ne songerai pas à raconter, par... le menu, les conversations qui +s'échangèrent dans ce milieu charmant, non plus que je ne pense à redire +quel fut le menu, lui-même, de ce repas. Ce dont je me souviens, c'est +qu'en fait de salade, il y en eut surtout une, composée d'une bigarrure +de langues absolument déconcertante, où entraient l'américain, +l'anglais, l'allemand, le français.</p> + +<p>Mais pourquoi aussi, en France, ne savoir que le français, et encore?</p> + +<p>Mes voisins français m'occupaient donc seuls. Cela me permit de retenir +ce délicieux colloque entre la dame compositeur et le monsieur +diplomate:</p> + +<p><i>Le monsieur.</i>—Vous êtes toujours alors l'enfant des Muses, nouvelle +Orphéa?<a name="page_175" id="page_175"></a></p> + +<p><i>La dame.</i>—La musique n'est-elle pas la consolation des âmes en +détresse?...</p> + +<p><i>Le monsieur</i> (insinuant).—Ne trouvez-vous pas l'amour plus fort que +les sons pour effacer les peines du cœur?</p> + +<p><i>La dame.</i>—Hier, je me sentais consolée, j'écrivais la musique du Vase +brisé.</p> + +<p><i>Le monsieur</i> (poétique).—Un <i>nocturne</i>, sans doute...</p> + +<p>Quelques rires étouffés s'entendirent. La conversation changea aussitôt +de cours.</p> + +<p>Le dîner avait pris fin; l'on s'était retiré dans un salon pour y faire +un peu de musique; j'allais habilement m'éclipser, lorsque deux dames, +vêtues de noir, l'une jeune, l'autre plus âgée, furent introduites.</p> + +<p>Le maître de céans s'empressa d'aller les saluer, et, presque au même +instant, je leur fus présenté.</p> + +<p>La plus jeune était extraordinairement jolie; l'autre était sa mère, en +beauté aussi, de cette beauté absolument américaine, telle que souvent +nous en envoie la République étoilée.</p> + +<p>«Cher maître, me dit la jeune femme, avec un accent légèrement accusé, +on m'a priée de venir en cette maison amie, ce soir, pour avoir +l'honneur de vous y voir et vous faire entendre ma voix. Fille d'un juge +suprême, en Amérique, j'ai perdu mon père. Il nous a laissé, à mes +sœurs et à moi, ainsi qu'à ma mère, une belle fortune, mais je veux +aller (ainsi s'exprima-t-elle) au théâtre. Si, ayant réussi, l'on m'en +blâmait, je répondrais que le succès excuse tout!»</p> + +<p>Sans autre préambule, j'accédai à ce désir et me mis aussitôt au piano.<a name="page_176" id="page_176"></a></p> + +<p>«Vous m'excuserez, ajouta-t-elle, si je ne chante pas votre musique. Ce +serait de l'audace, devant vous, et cette audace, je ne l'aurai pas!»</p> + +<p>Elle avait à peine prononcé ces quelques paroles que sa voix résonna +d'une façon magique, éblouissante, dans l'air de la «Reine de la Nuit», +de <i>la Flûte enchantée</i>.</p> + +<p>Quelle voix prestigieuse! Elle allait du sol grave au contre-sol, trois +octaves en pleine force et dans le pianissimo!</p> + +<p>J'étais émerveillé, stupéfait, subjugué! Quand des voix semblables se +rencontrent, il est heureux qu'elles aient le théâtre pour se +manifester; elles appartiennent au monde, leur domaine. Je dois dire +que, avec la rareté de cet organe, j'avais reconnu en la future artiste +une intelligence, une flamme, une personnalité qui se reflétaient +lumineusement dans son regard admirable. Ces qualités-là sont premières +au théâtre.</p> + +<p>Je courus, dès le lendemain matin, chez mon éditeur, lui conter +l'enthousiasme que j'avais ressenti à l'audition de la veille.</p> + +<p>Je trouvai Hartmann préoccupé. «Il s'agit bien, me dit-il, d'une +artiste... J'ai à vous parler d'autre chose, à vous demander si, oui ou +non, vous voulez faire la musique de ce poème qu'on vient de me +remettre.» Et il ajouta: «C'est urgent, car la musique est désirée pour +l'époque de l'ouverture de l'Exposition universelle, qui doit avoir lieu +dans deux ans, en mai 1889.»</p> + +<p>Je pris le manuscrit, et à peine en eus-je parcouru une scène ou deux +que je m'écriai, dans un élan de<a name="page_177" id="page_177"></a> profonde conviction: «J'ai l'artiste +pour ce rôle!... J'ai l'artiste! Je l'ai entendue hier!... C'est Mlle +Sibyl Sanderson! Elle créera Esclarmonde, l'héroïne de l'opéra nouveau +que vous m'offrez!»</p> + +<p>C'était l'artiste idéale pour ce poème romanesque en cinq actes de MM. +Alfred Blau et Louis de Gramont.</p> + +<p>Le nouveau directeur de l'Opéra-Comique, qui se montra toujours à mon +égard plein de déférence et d'une bonté parfaite, engagea Mlle Sibyl +Sanderson en acceptant, sans discussion, le prix proposé par nous pour +ses représentations.</p> + +<p>La commande des décors, comme celle des costumes, il les laissa à mon +entière discrétion, me faisant le maître absolu de diriger décorateurs +et costumiers suivant mes propres conceptions.</p> + +<p>Si je recueillis de cet état de choses une agréable satisfaction, M. +Paravey, de son côté, n'eut qu'à se féliciter des résultats financiers +que lui donna <i>Esclarmonde</i>. Il est vrai d'ajouter qu'elle fut +représentée à l'époque forcément brillante de l'Exposition universelle +de 1889. La première eut lieu le 14 mai de cette même année.</p> + +<p>Les superbes artistes qui figurèrent sur l'affiche, avec Sibyl +Sanderson, furent MM. Bouvet, Taskin et Gibert.</p> + +<p>L'ouvrage avait été joué à Paris cent et une fois de suite, lorsque +j'appris que, depuis quelque temps déjà le Théâtre-Royal de la Monnaie +avait engagé Sibyl Sanderson, à Bruxelles, pour y créer <i>Esclarmonde</i>. +C'était forcément la faire disparaître de la scène de l'Opéra-Comique, +où elle triomphait depuis plusieurs mois.</p> + +<p>Si Paris, cependant, devait voir se taire cette artiste,<a name="page_178" id="page_178"></a> applaudie par +tant de publics divers pendant l'Exposition; si cette étoile, si +brillamment levée à l'horizon de notre ciel artistique, allait un +instant charmer d'autres auditeurs, des grands théâtres de la province +arrivaient les échos des succès remportés, dans <i>Esclarmonde</i>, par des +artistes renommées, telles que Mme Bréjean-Silver, à Bordeaux; Mme de +Nuovina, à Bruxelles; Mme Verheyden et Mlle Vuillaume, à Lyon.</p> + +<p><i>Esclarmonde</i> devait, malgré tout, rester le souvenir vivant de la rare +et belle artiste que j'avais choisie pour la création de l'ouvrage à +Paris; elle lui avait permis de rendre son nom à jamais célèbre.</p> + +<p>Sibyl Sanderson!... Ce n'est pas sans une poignante émotion que je +rappelle cette artiste fauchée par la mort impitoyable, en pleine +beauté, dans l'épanouissement glorieux de son talent. Idéale Manon à +l'Opéra-Comique; Thaïs inoubliée à l'Opéra, ces rôles s'identifiaient +avec le tempérament, l'âme d'élite de cette nature, une des plus +magnifiquement douées que j'aie connues.</p> + +<p>Une invincible vocation l'avait poussée au théâtre, pour y devenir +l'interprète ardente de plusieurs de mes œuvres; mais aussi, pour +nous, quelle joie enivrante d'écrire des ouvrages, des rôles, pour des +artistes qui réaliseront votre rêve!</p> + +<p>C'est en pensée reconnaissante que, parlant d'<i>Esclarmonde</i>, je lui +consacre ces quelques lignes. Les publics nombreux venus à Paris, comme +en 1889, de tous les points du monde, ont, eux aussi, gardé le souvenir +de l'artiste qui avait été leur joie, qui avait fait leurs délices.<a name="page_179" id="page_179"></a></p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Elle fut considérable, la foule silencieuse et recueillie qui se pressa +sur le passage du cortège menant Sibyl Sanderson à sa suprême demeure! +Un voile immense de tristesse semblait la recouvrir.</p> + +<p>Albert Carré et moi, nous suivions le cercueil, nous marchions les +premiers derrière ce qui restait, pauvre chère dépouille, de ce qui +avait été la beauté, la grâce, la bonté, le talent avec toutes ses +séductions; et, comme nous constations cet attendrissement unanime, +Albert Carré, interprétant l'état d'âme de la foule à l'égard de la +belle disparue, dit ces mots, d'une éloquente concision, et qui +resteront:</p> + +<p>—<i>Elle était aimée!</i></p> + +<p>Quel plus simple, plus touchant et plus juste hommage rendu à la mémoire +de celle qui n'est plus?...</p> + +<p>Il me plairait, mes chers enfants, de remémorer en quelques traits +rapides le temps d'agréable souvenir que je passai à écrire +<i>Esclarmonde</i>.</p> + +<p>Pendant les étés de 1887 et 1888, j'avais pris le chemin de la Suisse et +j'étais allé m'installer à Vevey, au Grand-Hôtel. J'étais curieux +d'aller voir cette jolie ville, au pied du Jorat, sur les bords du lac +de Genève, et que sa <i>Fête des vignerons</i> a rendue célèbre. Je l'avais +entendu vanter pour les multiples et charmantes promenades de ses +environs, la beauté et la douceur de son climat. Je me souvenais surtout +de ce que j'en avais lu dans <i>les Confessions</i> de Jean-Jacques Rousseau, +qui avait, d'ailleurs, toutes les raisons d'aimer cette ville. Mme de +Warens y était née. L'amour qu'il avait pris pour cette délicieuse +petite cité l'a suivi dans tous ses voyages.<a name="page_180" id="page_180"></a></p> + +<p>Un superbe parc dépendait de l'hôtel et offrait à ses habitants l'ombre +de ses grands arbres, tout en les menant vers une de ses extrémités, à +un petit port où il leur était loisible de s'embarquer pour des +excursions sur le lac.</p> + +<p>En août 1887, j'avais voulu rendre visite à mon maître Ambroise Thomas. +Il avait acheté un ensemble d'îles dans l'Océan, près les Côtes-du-Nord, +et j'avais été l'y trouver. Ma visite lui fut agréable, sans doute, car +je reçus de lui, l'été d'après, en Suisse, les pages suivantes:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«Illiec, lundi 20 août 1888.</p> + +<p>«Merci de votre bonne lettre, mon cher ami. Elle m'a été renvoyée +ici, dans cette île sauvage, où vous êtes venu l'année dernière. +Vous me rappelez cette aimable visite, dont nous parlons souvent, +mais qui nous a laissé le regret de ne vous avoir gardé que deux +jours!</p> + +<p>«C'était trop peu!...</p> + +<p>«Pourrez-vous revenir ici, ou plutôt, pourrai-je vous y revoir?</p> + +<p>«Vous travaillez avec plaisir, dites-vous, et vous paraissez +content... Je vous en félicite, et, je le dis sans jalousie, je +voudrais pouvoir en dire autant.</p> + +<p>«A votre âge, on est plein de confiance et d'ardeur, mais au +mien!...</p> + +<p>«Je reprends, non sans peine, un travail depuis longtemps +interrompu, et, ce qui vaut mieux, je me sens déjà reposé, dans ma +solitude, des agitations et des fatigues de la vie de Paris.</p> + +<p>«Je vous envoie les affectueux souvenirs de<a name="page_181" id="page_181"></a> Mme Ambroise Thomas, +et je vous dis au revoir, cher ami, en vous serrant bien fort la +main.</p> + +<p>«De tout cœur à vous.</p> + +<p class="r">«A<small>MBROISE</small> T<small>HOMAS.</small>»</p></div> + +<p>Oui, comme le disait mon maître, je travaillais avec plaisir.</p> + +<p>Mlle Sibyl Sanderson, sa mère et ses trois sœurs habitaient aussi le +Grand-Hôtel de Vevey, et chaque soir, de cinq à sept heures, je faisais +travailler à notre Esclarmonde future la scène que j'avais écrite dans +la journée.</p> + +<p>N'attendant pas que mon esprit soit en friche après <i>Esclarmonde</i>, et +connaissant mes sentiments attristés au sujet de <i>Werther</i>, que je +persistais à ne pas vouloir donner au théâtre (aucune direction, +d'ailleurs, ne faisait d'avances pour cet ouvrage), mon éditeur s'en +était ouvert à Jean Richepin, et ils avaient décidé de m'offrir un grand +sujet pour l'Opéra sur l'histoire de Zarastra, titre: <i>le Mage</i>.</p> + +<p>Au cours de l'été 1889, je mettais déjà sur pied quelques scènes de +l'ouvrage.</p> + +<p>Mon excellent ami, l'érudit historiographe Charles Malherbe, qui nous a +dit si malheureusement son suprême adieu, ces temps derniers, était au +courant des moments très rares qui restaient inutilisés par moi. Je +trouvai en lui un véritable collaborateur dans cette circonstance. Il +choisit, en effet, dans mes papiers épars, une série de manuscrits qu'il +m'indiqua pour m'en servir dans différents actes du <i>Mage</i>.</p> + +<p>P. Gailhard, notre directeur de l'Opéra, fut, comme toujours, le plus +dévoué des amis. Il monta l'ouvrage<a name="page_182" id="page_182"></a> avec un luxe inusité. Je lui dus +une distribution magnifique avec Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs, MM. +Vergnet et Delmas. Le ballet, très important et mis en scène d'une façon +féerique, eut comme étoile Rosita-Mauri.</p> + +<p>L'ouvrage, quoique fort ballotté dans la presse, arriva cependant à +avoir plus de quarante représentations.</p> + +<p>D'aucuns étaient heureux de chercher noise à notre directeur, qui jouait +sa suprême carte, étant arrivé aux derniers mois de son privilège. +Peines inutiles: Gailhard devait reprendre peu de temps après le sceptre +directorial de notre grande scène lyrique, où je le retrouvai associé à +E. Bertrand, lors de l'apparition de <i>Thaïs</i>, dont je parlerai.</p> + +<p>A ce propos, quelques vers du toujours si spirituel Ernest Reyer me +reviennent à la pensée. Les voici:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Le «Mage» est loin, «Werther» est proche,</td></tr> +<tr><td align="left"> Et déjà «Thaïs» est sous roche;</td></tr> +<tr><td align="left"> Admirable fécondité...</td></tr> +<tr><td align="left"> Moi, voilà dix ans que je pioche</td></tr> +<tr><td align="left"> Sur le «Capucin enchanté».</td></tr> +</table> + +<p>Il vous étonne, mes chers enfants, de n'avoir jamais vu jouer cette +œuvre de Reyer. En voici le sujet raconté par lui-même, avec un +sérieux des plus amusants dans l'un de nos dîners mensuels de +l'Institut, à l'excellent restaurant Champeaux, place de la Bourse.</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«Acte premier et unique!</p> + +<p>«La scène représente une place publique; à gauche l'enseigne d'une +taverne fameuse. Entre par la droite<a name="page_183" id="page_183"></a> un capucin. Il regarde la +porte de la taverne. Il hésite; puis, enfin se décide à en franchir +le seuil, dont il referme la porte. Musique à l'orchestre si l'on +veut. Tout à coup, on voit ressortir «le <i>capucin</i>... <i>enchanté</i>... +enchanté certainement de la cuisine!»</p></div> + +<p>Le titre de l'ouvrage vous est donc expliqué; il ne s'agit nullement de +l'enchantement féerique d'un pauvre capucin!!!</p> + +<p><a name="page_184" id="page_184"></a></p> + +<p><a name="page_185" id="page_185"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XIX" id="CHAPITRE_XIX"></a>CHAPITRE XIX<br /><br /> +UNE VIE NOUVELLE</h3> + +<p>L'année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie +une profonde répercussion.</p> + +<p>Au mois de mai de cette année, la maison d'éditions Hartmann cessa +d'exister.</p> + +<p>Comment cela se fit-il? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle? +Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout +marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus +grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison +Hartmann allaient être mis à l'encan, auraient à affronter le feu des +enchères publiques. C'était pour moi le plus troublant inconnu.</p> + +<p>J'avais un ami qui possédait un coffre-fort. L'heureux ami! Je lui +confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de <i>Werther</i>, et la +partition d'orchestre<a name="page_186" id="page_186"></a> d'<i>Amadis</i>. A côté de ses valeurs, il mit donc à +l'abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.</p> + +<p>Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de <i>Werther</i>; peut-être +apprendrez-vous un jour celle d'<i>Amadis</i>, dont le poème est de notre +grand ami Jules Claretie, de l'Académie française.</p> + +<p>Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m'attendais à voir mon +labeur de tant d'années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait +<i>Manon</i>? Où échouerait <i>Hérodiade</i>? Qui acquerrait <i>Marie-Magdeleine</i>? +Qui aurait mes <i>Suites d'orchestre</i>? Tout cela agitait confusément ma +pensée et la rendait inquiète.</p> + +<p>Hartmann, qui m'avait toujours manifesté tant d'amitié et qui eut un +cœur si sensible à mon égard, devait avoir, j'en suis persuadé, +autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.</p> + +<p>Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la +grande maison le <i>Ménestrel</i>, devaient être mes sauveurs. Ils allaient +être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie +passée, empêcheraient qu'ils soient disséminés, qu'ils courent les +risques de l'aventure ou du hasard.</p> + +<p>Ils acquirent en bloc tout le fonds d'Hartmann et le payèrent un prix +considérable.</p> + +<p>En l'année 1911, au mois de mai, je leur donnais l'accolade du vingtième +anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n'avons jamais +cessé d'avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la +gratitude émue que je leur en conserve.</p> + +<p>Que de fois j'étais passé devant le <i>Ménestrel</i>, enviant, sans aucune +pensée hostile, d'ailleurs, ces<a name="page_187" id="page_187"></a> maîtres, ces édités, tous les favorisés +de cette grande maison!</p> + +<p>Mon entrée au <i>Ménestrel</i> devait inaugurer pour moi une ère de gloire, +et chaque fois que j'y vais, j'ai le même profond bonheur. Toutes les +satisfactions que j'éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au +cœur de mes éditeurs l'écho le plus fidèle.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de +l'Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.</p> + +<p>Je me rappelle celle carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en +1887, sur laquelle il avait raturé son titre de «directeur». Elle +exprimait bien sa résignation attristée:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON</small> C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p> + +<p>«J'efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies +artistiques. <i>Manon</i> y tient une première place...</p> + +<p>«Ah! le beau diamant!</p> + +<p class="r">«L<small>ÉON</small> C<small>ARVALHO.</small>»</p></div> + +<p>Sa première pensée fut de reprendre <i>Manon</i>, qui avait disparu de +l'affiche depuis l'incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut +lieu au mois d'octobre 1892.</p> + +<p>Sibyl Sanderson, ainsi que je l'ai dit, était engagée depuis un an au +théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait <i>Esclarmonde</i> et +<i>Manon</i>. Carvalho l'enleva de la Monnaie pour venir reprendre <i>Manon</i>, +à<a name="page_188" id="page_188"></a> Paris. <i>Manon</i> qui, depuis lors, ne devait plus quitter l'affiche et +qui, au moment où j'écris ces lignes, en est à sa 763<sup>e</sup> +représentation.</p> + +<p>Au commencement de cette même année, on avait joué <i>Werther</i>, à Vienne, +et un ballet: le <i>Carillon</i>. Les collaborateurs applaudis en étaient +notre Des Grieux et notre Werther allemand: Ernest Van Dyck et de +Roddaz.</p> + +<p>Ce fut en rentrant d'un nouveau séjour que j'avais fait à Vienne, que +mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre +visite au <i>Ménestrel</i>. Mes affectueux éditeurs m'y avaient aménagé un +superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes +artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me +proposèrent un ouvrage sur l'admirable roman d'Anatole France, <i>Thaïs</i>.</p> + +<p>La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de <i>Thaïs</i>, je voyais +Sanderson. Elle appartenait à l'Opéra-Comique, je ferais donc l'ouvrage +pour ce théâtre.</p> + +<p>A peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de +laquelle il m'a toujours plu de vivre, que j'abandonnai Paris avec ma +femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu'avec tant de bonheur +j'avais déjà composé de l'ouvrage.</p> + +<p>J'emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat +angora gris, au poil long et soyeux.</p> + +<p>Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre +laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité, +venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché<a name="page_189" id="page_189"></a> presque +sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre +un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu'il se produisait, +il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser!</p> + +<p>Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi +les chats, c'est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui +remporta la grande médaille d'or pour le piano, au Conservatoire +impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis +quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens +et de chats, ses grands amis.</p> + +<p>«Qui aime les bêtes aime les gens», et nous savons que l'aimable +comtesse est un vrai mécène pour les artistes.</p> + +<p>L'exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux +verts, profonds et inquiétants; ils sont les compagnons de ses heures de +travail!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je terminai <i>Thaïs</i>, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien +n'aurait troublé le silence, n'eût été la crépitation des bûches de Noël +qui flambaient dans la cheminée.</p> + +<p>A cette époque, je n'avais pas encore, comme je l'ai eu depuis, un +monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre; je ne recevais pas +cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les +auteurs; je n'étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes +répétitions; enfin, je ne menais pas encore cette existence que, +volontiers, je qualifierais d'infernale, si je n'avais pris l'habitude +de ne pas sortir le soir.<a name="page_190" id="page_190"></a></p> + +<p>A six heures du matin, j'avais à recevoir la visite d'un masseur. Ses +soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main +droite. J'en avais quelque inquiétude.</p> + +<p>A cette heure matinale, j'étais au travail depuis longtemps et ce +praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m'apportait le +bonjour d'Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli +chez mon illustre confrère de l'Institut le même office, et lorsqu'il en +venait, il me disait: «J'ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa +barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle +blanche.»</p> + +<p>Un certain matin, il m'apporta ces quelques mots d'Alexandre Dumas +répondant à un reproche que je m'étais permis de lui faire:</p> + +<p>«Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de +foi!</p> + +<p class="r">«A. D<small>UMAS.</small>»</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Le Christ n'aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.</p> + +<p>Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j'avais écrit <i>le +Portrait de Manon</i>, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais +déjà la poésie: <i>les Enfants</i>.</p> + +<p>De bons amis à moi, Auguste Cain, célèbre sculpteur animalier, et sa +chère femme, m'avaient été généreusement utiles dans de grandes +circonstances, et j'étais ravi d'applaudir le premier ouvrage dramatique +de leur fils, Henri Cain. Son succès de <i>la Vivandière</i> s'affirmait de +plus en plus. La musique de<a name="page_191" id="page_191"></a> cet ouvrage, en trois actes, fut le chant +du cygne du génial Benjamin Godard. Ah! le cher grand musicien, qui fut +un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu'il écrivit! Qui +ne se souvient de ce chef-d'œuvre: <i>le Tasse</i>?</p> + +<p>Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs +d'Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs, +et je l'envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l'incomparable duo du +premier acte du <i>Tasse</i>.</p> + +<p>Pendant l'été 1893, j'étais allé avec ma femme m'installer à Avignon. La +Ville des Papes, la «terre papale», ainsi que disait Rabelais, devait +m'attirer presque autant que l'avait fait la Rome antique, cette autre +cité des papes.</p> + +<p>Nous habitions l'excellent <i>Hôtel de l'Europe</i>, place Crillon. Nos +hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent +pleins d'attentions pour nous. Cela m'était fort nécessaire, car j'avais +besoin de tranquillité, écrivant alors <i>la Navarraise</i>, l'acte que +m'avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri +Cain.</p> + +<p>Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux, +avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un +lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et, +parmi eux, l'un des premiers et des plus chers, Félix Gras.</p> + +<p>Un jour, nous décidâmes d'aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui, +immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance +de l'idiome poétique du Midi.<a name="page_192" id="page_192"></a></p> + +<p>Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que +sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il +montrait bien, quand il nous parlait, qu'il possédait ces connaissances +générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d'un artiste! +En le voyant, nous nous rappelions cette <i>Belle d'août</i>, poétique +légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de +<i>Mireille</i>, et tant d'autres œuvres encore qui l'ont rendu célèbre.</p> + +<p>Oui, par l'allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien +en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier, +<i>gentleman farmer</i>, comme disent les Anglais; il n'est pas, pour cela, +plus paysan, comme il l'écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le +brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.</p> + +<p>Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant +des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et +grand poète.</p> + +<p>L'hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de <i>Thaïs</i>, +à l'Opéra. Je dis à l'Opéra, et, pourtant, j'avais écrit l'ouvrage pour +l'Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans +<i>Manon</i>, trois fois par semaine.</p> + +<p>Quelle circonstance m'amena à ce changement de théâtre? La voici: +Sanderson, que l'idée d'entrer à l'Opéra avait éblouie, s'était laissée +aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d'en informer à +l'avance Carvalho.</p> + +<p>Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugel et à moi, lorsque Gailhard +nous avisa qu'il allait jouer <i>Thaïs</i><a name="page_193" id="page_193"></a> à l'Opéra, avec Sibyl Sanderson! +«Vous avez l'artiste, l'ouvrage la suivra!» Je n'avais pas autre chose à +répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit +Carvalho. Il m'accusa presque d'ingratitude, et Dieu sait si je le +méritais!</p> + +<p><i>Thaïs</i> eut comme interprètes: Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du +rôle d'Athanaël une de ses plus importantes créations; Alvarez, qui +avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi +de même pour celui qui lui était dévolu.</p> + +<p>Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle +déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs +d'Antinoë, étendue auprès de l'anachorète, encore enveloppé de son +cilice de fer, et qu'elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes. +Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l'imagination, nous +le devions à une vitrine du musée Guimet.</p> + +<p>La veille de la répétition générale de <i>Thaïs</i>, je m'étais échappé de +Paris et j'étais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m'isoler +et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J'ai déjà dit que +je m'arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent +forcément sur toute œuvre, quand elle affronte pour la première fois +le public. Sait-on jamais à l'avance le sentiment qui l'agite, ses +préventions ou ses sympathies, ce qui peut l'entraîner vers une œuvre +ou l'en détourner? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme; +aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en +aborder l'obscur mystère!<a name="page_194" id="page_194"></a></p> + +<p>Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et +Gailhard, les deux directeurs de l'Opéra. Ils avaient un air effondré. +Je ne pus obtenir d'eux que des soupirs, des paroles qui m'en disaient +long dans leur laconisme: «La presse!... mauvaise!... Sujet immoral!... +C'est fini!...» Autant de mots, autant d'indices de ce qu'avait dû être +la représentation.</p> + +<p>Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce +n'a pas quitté les affiches, qu'on la joue en province, à l'étranger; +qu'à l'Opéra lui-même <i>Thaïs</i> a depuis longtemps dépassé la centième.</p> + +<p>Jamais je n'ai autant regretté de m'être laissé aller à un moment de +découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me +douter que je serais destiné à revoir cette même partition de <i>Thaïs</i>, +datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le +pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle +artiste n'est plus depuis longtemps?...</p> + +<p>Pour acclimater le public à l'ouvrage, les directeurs de l'Opéra lui +avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant +que l'ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la +soirée, eut l'idée de me demander d'ajouter un tableau, l'Oasis, et un +ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau +tableau, et Zambelli fut chargée d'incarner le nouveau ballet.</p> + +<p>Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et +Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l'Opéra. Geneviève Vix +et Mastio<a name="page_195" id="page_195"></a> le jouèrent dans d'autres villes. Je me réserve de parler de +Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l'ouvrage +à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l'occasion de mon dernier +voyage en Italie jusqu'à ce jour.</p> + +<p><a name="page_196" id="page_196"></a></p> + +<p><a name="page_197" id="page_197"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XX" id="CHAPITRE_XX"></a>CHAPITRE XX<br /><br /> +MILAN-LONDRES-BAYREUTH</h3> + +<p>Je regrette d'autant plus d'avoir abandonné les voyages, pour lesquels +il semble que je sois devenu paresseux, que mes séjours à Milan furent +toujours délicieux, j'allais dire adorables, grâce au très aimable +Édouard Sonzogno, qui ne cessa de m'entourer des attentions les plus +délicates et les plus affectueuses.</p> + +<p>Oh! ces exquises réceptions, ces dîners d'un raffinement si parfait, du +bel hôtel du 11 de la via Goito! Que de rires, que de gais propos, que +d'heures vraiment enchanteresses je passai là, avec mes confrères +italiens, invités aux mêmes agapes que moi, chez le plus gracieux des +amphitryons: Umberto Giordano, Cilea et tant d'autres.</p> + +<p>J'avais, dans cette grande cité, d'excellents amis, également illustres, +tels Mascagni, Leoncavallo que je connus autrefois et eus comme amis à +Paris, mais<a name="page_198" id="page_198"></a> alors ils ne se doutaient pas de la magnifique situation +qu'ils devaient se créer un jour au théâtre.</p> + +<p>A Milan, je fus aussi invité à sa table par mon ancien ami et éditeur +Giulio Ricordi. J'éprouvai une émotion si sincère à me retrouver au sein +de cette famille Ricordi à laquelle me rattachent tant de charmants +souvenirs! Inutile d'ajouter que nous bûmes à la santé de l'illustre +Puccini.</p> + +<p>J'ai gardé de mes séjours à Milan la souvenance d'y avoir assisté aux +débuts de Caruso. Ce ténor, devenu fameux, était bien modeste alors; et, +quand je le revis un an après, enveloppé d'une ample fourrure, il était +évident que le chiffre de ses appointements avait dû monter <i>crescendo</i>! +Certes, je ne lui enviais pas, en le voyant ainsi, ni sa brillante +fortune, ni son incontestable talent, mais je regrettais de ne pouvoir, +surtout cet hiver-là, endosser sa riche et chaude houppelande!... Il +neigeait, en effet, à Milan, à gros et interminables flocons. L'hiver +était rigoureux; il me souvient même que je n'eus pas trop du pain de +mon déjeuner pour satisfaire l'appétit d'une trentaine de pigeons qui, +tout grelottants, tremblants de froid, étaient venus chercher un abri +sur mon balcon. Pauvres chères petites bêtes, pour lesquelles je +regrettais de ne pouvoir faire davantage! Et, involontairement, je +pensais à leurs sœurs de la place Saint-Marc, si jolies, si +familières, qui devaient être aussi frileuses qu'elles, en cet instant.</p> + +<p>J'ai à m'accuser d'une grosse et bien innocente plaisanterie que je fis +à un dîner chez l'éditeur Sonzogno. Nul n'ignorait les rapports tendus +qui régnaient entre lui et Ricordi. Je me glissai donc, ce<a name="page_199" id="page_199"></a> jour-là, +dans la salle à manger, avant qu'aucun des convives n'y eût pénétré, et +je posai sous la serviette de Sonzogno une bombe Orsini, d'une vérité +d'apparence étonnante, que j'avais achetée—qu'on se rassure, elle était +en carton—chez un confiseur. A côté de ce bien inoffensif explosif, +j'avais placé la carte de Ricordi. Cette plaisanterie obtint un succès +peu ordinaire. Les dîneurs en rirent tant et tant, que, pendant tout le +repas, il ne fut pas question d'autre chose, si bien même que l'on ne +songea que médiocrement au menu, et cependant l'on sait s'il devait être +succulent, comme tous ceux, d'ailleurs, auxquels on était appelé à faire +honneur dans cette opulente maison!</p> + +<p>En Italie, toujours, j'eus la fortune glorieuse d'avoir pour interprète +de <i>Sapho</i> la Bellincioni, la «Duse» de la tragédie lyrique. En 1911, +elle poursuivait, à l'Opéra de Paris, le cours de sa triomphale +carrière.</p> + +<p>J'ai parlé de la Cavalieri comme devant créer <i>Thaïs</i> à Milan. Sonzogno +m'engagea vivement à lui faire voir le rôle avant mon départ. J'ai à me +souvenir du succès considérable qu'elle obtint dans cet ouvrage, <i>al +teatro lirico</i> de Milan. Sa beauté, sa plastique admirable, sa voix +chaude et colorée, ses élans passionnés, empoignèrent le public qui la +porta aux nues.</p> + +<p>Elle m'invita à un déjeuner d'adieux qui eut lieu à l'«hôtel de Milan». +Le couvert fleuri était dressé dans un grand salon attenant à la chambre +à coucher où Verdi était décédé deux ans auparavant. Cette chambre était +demeurée telle que l'avait habitée l'illustre compositeur. Le piano à +queue du grand<a name="page_200" id="page_200"></a> maître était encore là, et, sur la table dont il se +servait, se trouvaient l'encrier, la plume et le papier buvard encore +imprégné des notes qu'il avait tracées. La chemise empesée, la dernière +qu'il eût portée, était là, accrochée à la muraille, et l'on pouvait +distinguer la forme du corps qu'elle dessinait!... Un détail qui me +froisse et que la curiosité avide des étrangers peut seule expliquer, +c'est que des morceaux de ce linge avaient été audacieusement coupés et +emportés comme des reliques.</p> + +<p>Verdi! C'est toute l'Italie victorieuse, de Victor-Emmanuel II jusqu'à +nos jours. Bellini, lui, c'est l'image de l'Italie malheureuse sous le +joug d'autrefois!</p> + +<p>Peu après la mort, en 1835, de Bellini, l'inoubliable auteur de la +<i>Somnanbula</i> et de la <i>Norma</i>, Verdi, l'immortel créateur de tant de +chefs-d'œuvre, entrait en scène et ne devait cesser de produire avec +une rare fécondité ses merveilleux ouvrages, toujours au répertoire de +tous les théâtres du monde.</p> + +<p>Deux semaines environ avant la mort de Verdi, je trouvai à mon hôtel la +carte de ce grand homme, <i>avec ses affections et ses vœux</i>.</p> + +<p>Camille Bellaigue, dans une remarquable étude sur Verdi, consacre à ce +maître admirable ces paroles aussi justes qu'elles sont belles.</p> + +<p>«...Il mourut le 27 janvier 1901, dans sa quatre-vingt-huitième année. +Avec lui la musique a perdu quelque chose de sa force, de sa lumière et +de sa joie. A l'équilibre, au «concert» européen, il manque désormais +une grande voix, une voix nécessaire. Une fleur éclatante est tombée de +la couronne du génie<a name="page_201" id="page_201"></a> latin. Je ne puis songer à Verdi, sans me rappeler +cette parole fameuse de Nietzsche, revenu du wagnérisme et même retourné +contre lui: «Il faut méditerraniser la musique.» Non pas certes la +musique tout entière. Mais aujourd'hui qu'a disparu le vieux maître, +l'hôte glorieux de ce palais Doria, d'où son regard profond s'étendait +chaque hiver sur l'azur de la mer ligurienne, on peut se demander qui +viendra sauver dans la musique les droits et l'influence de la +Méditerranée.»</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Pour ajouter encore à mes souvenirs de <i>Thaïs</i>, je rappellerai ces deux +lettres qui devaient me toucher si vivement:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«1<sup>er</sup> août 1892.</p> + +<p>«...Je vous avais apporté à l'Institut la petite poupée <i>Thaïs</i>, et +comme je partais pour la campagne au sortir de la séance où vous +n'êtes pas venu, je l'ai laissée à Bonvalot, le priant de la +traiter avec soin. J'espère qu'il ne l'aura pas déshonorée, qu'il +vous la rendra vierge encore.</p> + +<p>«Je rentre ces jours-ci, d'autant que samedi nous recevons Frémiet, +qui me charge de vous remercier de lui avoir donné votre voix.</p> + +<p class="r">«G<small>ÉROME.</small>»</p></div> + +<p>Cette statuette polychrome, œuvre de mon illustre confrère, avait été +désirée par moi pour être placée sur ma table pendant que j'écrivais +<i>Thaïs</i>. J'ai toujours<a name="page_202" id="page_202"></a> aimé avoir sous les yeux une image ou un symbole +de l'ouvrage qui m'occupait.</p> + +<p>La seconde lettre, je la reçus au lendemain de la première de <i>Thaïs</i> à +l'Opéra:</p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p> + +<p>«Vous avez élevé au premier rang des héroïnes lyriques ma pauvre +<i>Thaïs</i>. Vous êtes ma plus douce gloire. Je suis ravi. <i>Assieds-toi +près de nous</i>, l'air à Eros, le duo final, tout est d'une beauté +charmante et grande.</p> + +<p>«Je suis heureux et fier de vous avoir fourni le thème sur lequel +vous avez développé les phrases les mieux inspirées. Je vous serre +les mains avec joie.</p> + +<p class="r">«A<small>NATOLE</small> F<small>RANCE.</small>»</p></div> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>A deux reprises déjà je m'étais rendu au théâtre de «Covent Garden». +D'abord pour <i>le Roi de Lahore</i>, ensuite pour <i>Manon</i>, jouée par +Sanderson et Van Dyck.</p> + +<p>Une nouvelle fois, j'y retournai pour les études de <i>la Navarraise</i>. +Nous avions comme artistes principaux: Emma Calvé, Alvarez et Plançon.</p> + +<p>Les répétitions privées, avec Emma Calvé, furent pour moi un grand +honneur et une grande joie que je devais retrouver plus tard aussi, avec +elle, lors des répétitions de <i>Sapho</i> à Paris.</p> + +<p>A la première représentation de <i>la Navarraise</i> assistait le prince de +Galles, plus tard Édouard VII.</p> + +<p>Les rappels à l'adresse des artistes furent si nombreux,<a name="page_203" id="page_203"></a> si +enthousiastes, que l'on finit par me rappeler aussi. Comme je ne +paraissais pas, par la bonne raison que je n'étais pas là, et ne pouvais +non plus être présenté au prince de Galles qui voulait me féliciter, le +directeur ne trouva que ce moyen pour m'excuser auprès du prince et du +public. Il s'avança sur la scène et dit: «M. Massenet est en train de +fumer une cigarette dehors; il ne veut pas venir!»</p> + +<p>C'était sans doute la vérité, mais «toute vérité n'est pas bonne à +dire»!!!</p> + +<p>Je repris le bateau avec ma femme et mon cher éditeur, Heugel, ainsi +qu'avec Adrien Bernheim, commissaire général du gouvernement auprès des +théâtres subventionnés. Ce dernier, qui avait honoré la représentation +de sa présence, devait rester depuis lors pour moi l'ami le plus +charmant et le plus précieux.</p> + +<p>J'appris que S. M. la reine Victoria avait demandé à Emma Calvé de venir +à Windsor lui jouer <i>la Navarraise</i>, et je sus qu'on avait improvisé +dans le salon même de Sa Majesté une mise en scène des plus +pittoresques, sinon primitive. La barricade qui est le sujet du décor +fut figurée par une quantité d'oreillers et d'édredons. Ce détail, mes +chers enfants, m'a paru fort amusant à vous rapporter.</p> + +<p>Ai-je dit qu'au mois de mai qui précéda <i>la Navarraise</i> à Londres (20 +juin 1894) l'Opéra-Comique avait représenté <i>le Portrait de Manon</i>, un +acte exquis de Georges Boyer, qui fut délicieusement interprété par +Fugère, Grivot et Mlle Lainé?</p> + +<p>Dans cet ouvrage reparaissaient plusieurs phrases de <i>Manon</i>. Le sujet +me l'indiquait, puisqu'il s'agissait de des Grieux, à quarante ans, et +d'un souvenir<a name="page_204" id="page_204"></a> très poétique de Manon morte depuis longtemps.</p> + +<p>Entre temps j'étais retourné à Bayreuth. J'étais allé y applaudir <i>les +Maîtres Chanteurs de Nuremberg</i>.</p> + +<p>Depuis bien des années Richard Wagner n'était plus là, mais son âme +titanique présidait à toutes ses représentations. Je me souvenais, tout +en me promenant dans les jardins qui entourent le théâtre de Bayreuth, +que je l'avais connu en 1861. J'avais habité pendant dix jours une +petite chambre voisine de la sienne, dans le château de Plessis-Trévise, +appartenant au célèbre ténor Gustave Roger. Roger connaissait l'allemand +et il s'était proposé pour faire la traduction française du +<i>Tannhæuser</i>. Richard Wagner était donc venu s'installer chez lui pour +mettre les paroles françaises bien d'accord avec la musique.</p> + +<p>Je me souviens encore de son interprétation énergique quand il jouait au +piano les fragments de ce chef-d'œuvre, si maladroitement méconnu +alors et depuis tant admiré du monde entier.<a name="page_205" id="page_205"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXI" id="CHAPITRE_XXI"></a>CHAPITRE XXI<br /><br /> +VISITE A VERDI ADIEUX A AMBROISE THOMAS</h3> + +<p>Henri Cain, qui nous avait accompagnés à Londres vint m'y voir à l'hôtel +Cavendish, Germin Street, où j'étais descendu.</p> + +<p>Nous restâmes plusieurs heures en conférence, passant en revue les +différents sujets d'ouvrages susceptibles de m'occuper dans l'avenir. +Finalement, nous nous mîmes d'accord sur le conte de fée: <i>Cendrillon</i>.</p> + +<p>Je rentrai à Pont-de-l'Arche, notre nouvelle demeure à ma femme et moi +pour y travailler pendant l'été.</p> + +<p>Notre habitation était fort intéressante; elle avait même une véritable +valeur historique.</p> + +<p>Une porte massive, tournant sur d'énormes gonds, donnait accès vers la +rue à un vieil hôtel bordé d'une terrasse d'où l'on dominait la vallée +de la Seine et celle de l'Andelle. C'était déjà la belle Normandie qui +nous donnait le spectacle délicieux de ses riantes<a name="page_206" id="page_206"></a> et magnifiques +plaines et de ses riches pâturages se profilant à l'horizon, à perte de +vue.</p> + +<p>La duchesse de Longueville, la célèbre héroïne de la Fronde, avait +habité cet hôtel, pavillon de ses amours. La très séduisante duchesse au +parler si doux, aux gestes formant, avec l'expression de son visage et +le son de sa voix, une harmonie merveilleuse, à ce point remarquable, +écrivit un écrivain janséniste de l'époque, qu'«elle était la plus +parfaite actrice du monde»,—cette femme, splendide entre toutes, avait +abrité là ses charmes et sa rare beauté. Il faut croire qu'on n'a rien +exagéré à son égard pour que Victor Cousin, devenu son «amoureux +posthume», (avec le duc de Coligny, Marcillac, duc de la Rochefoucauld +et le grand Turenne; il aurait pu se trouver en moins brillante +compagnie), pour que, disons-nous, l'illustre et éclectique philosophe +lui ait dédié une œuvre sans doute admirable, par le style, mais +considérée encore comme l'œuvre la plus complète de l'érudition +moderne.</p> + +<p>Née Bourbon-Condé, fille d'un prince d'Orléans, les fleurs de lys +auxquelles elle avait droit se voyaient aux clefs de voûte des fenêtres +de notre petit château.</p> + +<p>Il y avait un grand salon blanc, aux boiseries du temps délicatement +sculptées, et éclairé par trois fenêtres sur la terrasse. C'était un +chef-d'œuvre, d'une conservation parfaite, du dix-septième siècle.</p> + +<p>Trois fenêtres donnaient également jour à la chambre où je travaillais, +et où l'on pouvait admirer une cheminée, véritable merveille d'art de +style Louis XIV. J'avais trouvé à Rouen une grande table; elle datait<a name="page_207" id="page_207"></a> +de la même époque. Je m'y sentais à l'aise pour disposer les feuilles de +mes partitions d'orchestre.</p> + +<p>C'est à Pont-de-l'Arche, qu'un matin, j'appris la mort de Mme Carvalho. +Sa disparition devait plonger l'art du chant et du théâtre dans un deuil +profond, car elle l'avait incarné, durant de longues années, avec le +plus magistral talent. Ce fut là, aussi, que je reçus la visite de mon +directeur, Léon Carvalho, que cette mort avait cruellement atteint. Il +était accablé par cette perte irréparable, venant comme obscurcir +l'éclat que la grande artiste avait contribué si glorieusement à donner +à son nom.</p> + +<p>Carvalho était venu me demander d'achever la musique de <i>la Vivandière</i>, +cet ouvrage auquel travaillait Benjamin Godard, mais que son état de +santé faisait craindre qu'il ne pût terminer.</p> + +<p>J'opposai à la demande un refus très net. Je connaissais Benjamin +Godard, je savais sa force d'âme ainsi que la richesse et la vivacité de +son inspiration; je demandai donc à Carvalho de taire sa visite et de +laisser Benjamin Godard achever son œuvre.</p> + +<p>Cette journée se termina sur un incident assez drolatique. J'avais fait +quérir, dans le pays, une grande voiture pour reconduire mes hôtes à la +gare. A l'heure convenue, arriva, à ma porte, un landau découvert, un +seize ressorts au moins, garni en satin bleu ciel, dans lequel on +montait par un marchepied à triple degré qui se repliait, une fois la +portière refermée. Deux chevaux blancs, maigres et décharnés, véritables +rossinantes, y étaient attelés.</p> + +<p>Mes invités reconnurent aussitôt ce carrosse, à l'allure préhistorique, +pour l'avoir autrefois rencontré<a name="page_208" id="page_208"></a> au bois de Boulogne promenant ses +propriétaires. La malignité publique avait trouvé ceux-ci à ce point +ridicules, qu'elle leur avait donné des noms que, par <i>décorum</i>, on me +permettra de taire. Je dirai seulement qu'ils avaient été empruntés au +vocabulaire zoologique.</p> + +<p>Jamais les rues de cette petite ville, si paisible et si calme, ne +retentirent de semblables éclats de rire. Ceux-ci ne cessèrent qu'à +l'arrivée à la gare, et encore!... Je ne jurerais pas qu'ils ne se +soient quelque peu prolongés!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Carvalho décida de donner <i>la Navarraise</i> à Paris, à l'Opéra-Comique, et +l'ouvrage passa au mois de mai 1895.</p> + +<p>J'allai terminer <i>Cendrillon</i> à Nice, à l'hôtel de Suède. Nous y fûmes +absolument gâtés par nos hôtes, M. et Mme Roubion, qui furent charmants +pour nous.</p> + +<p>Installé à Nice, je m'en étais échappé pendant une dizaine de jours, +pour aller à Milan, y donner des indications à mes artistes de +l'admirable théâtre de la Scala, qui répétaient <i>la Navarraise</i>. La +protagoniste était l'artiste connue et aimée de toute Italie, Lison +Frandin.</p> + +<p>Comme je savais Verdi à Gênes, je profitai de mon passage par cette +ville, sur la route de Milan, pour lui aller rendre visite.</p> + +<p>En arrivant au premier étage de l'antique palais des Doria, où il +habitait, je pus déchiffrer, dans un couloir sombre, sur une carte +clouée à une porte, ce nom qui rayonne de tant de souvenirs +d'enthousiasme et de gloire: <a name="page_209" id="page_209"></a>V<small>ERDI</small>.</p> + +<p>Ce fut lui qui vint m'ouvrir. Je restai tout interdit. Sa franchise, sa +bonne grâce, la noblesse accueillante que sa haute stature imprimait à +toute sa personne eurent bientôt fait de nous rapprocher.</p> + +<p>Je passai en sa compagnie quelques instants d'un charme indéfinissable, +causant avec la plus délicieuse simplicité dans sa chambre à coucher, +puis sur la terrasse de son salon, d'où l'on dominait le port de Gènes, +et, par delà, la haute mer dans l'horizon le plus lointain. J'eus cette +illusion qu'il était lui-même un Doria me montrant avec orgueil ses +flottes victorieuses.</p> + +<p>En sortant de chez Verdi, je fus entraîné à lui dire que, «maintenant +que je lui avais rendu visite, j'étais en Italie!...»</p> + +<p>Comme j'allais reprendre la valise que j'avais déposée dans un coin +sombre de la grande antichambre où se remarquaient de hauts fauteuils +dorés, dans le goût italien du dix-huitième siècle, je lui dis qu'elle +renfermait des manuscrits qui ne me quittaient jamais quand je +voyageais. Verdi, se saisissant brusquement de mon colis, me déclara +qu'il agissait absolument comme moi, ne voulant jamais se séparer de son +travail en cours. Que j'eusse préféré que ma valise contînt sa musique +plutôt que la mienne! Le maître m'accompagna ainsi, jusqu'à ma voiture, +après avoir traversé les jardins de sa seigneuriale demeure.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>En rentrant à Paris, en février, j'appris, avec la plus vive émotion, +que mon maître, Ambroise Thomas, était dangereusement malade.</p> + +<p>Quoique souffrant, il n'avait pas craint de braver<a name="page_210" id="page_210"></a> le froid pour aller +assister à un festival donné à l'Opéra, où l'on exécutait tout le +terrible et superbe prologue de <i>Françoise de Rimini</i>.</p> + +<p>On bissa le prélude et on acclama Ambroise Thomas.</p> + +<p>Mon illustre maître fut d'autant plus ému de cet accueil, qu'il n'avait +pas oublié qu'on s'était montré cruellement sévère à l'Opéra pour ce bel +ouvrage.</p> + +<p>Au sortir du théâtre, Ambroise Thomas rentra chez lui, dans +l'appartement qu'il occupait au Conservatoire, et se coucha. Il ne +devait plus se lever...</p> + +<p>Ce jour-là, le ciel était pur et sans nuages, le soleil resplendissait +de son plus doux éclat et, pénétrant dans la chambre de mon tant vénéré +maître, venait y caresser les courtines de son lit de douleurs. Les +dernières paroles qu'il prononça furent pour saluer la nature en fête, +et qui voulait, une dernière fois, lui sourire. <i>Mourir par un aussi +beau temps!...</i> fit-il, et ce fut tout.</p> + +<p>Une chapelle ardente avait été disposée dans le vestibule à colonnes, +dont j'ai déjà parlé, et qui précédait le grand escalier menant à la +loge du président, loge qu'il avait honorée de sa présence pendant +vingt-cinq ans.</p> + +<p>Le surlendemain, je prononçais son oraison funèbre, au nom de la +<i>Société des auteurs et compositeurs dramatiques</i>. Je la commençais en +ces termes:</p> + +<p>«On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à +terre d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: +«Comme il «est grand!» Comme il nous paraît grand aussi,<a name="page_211" id="page_211"></a> celui qui +repose ici, devant nous, étant de ceux dont on ne mesure bien la taille +qu'après leur mort.</p> + +<p>«A le voir passer si simple et si calme dans la vie, dans son rêve +d'art, qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de +bonté et d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête +pour le bien regarder en face?...»</p> + +<p>A ce moment, je sentis des larmes obscurcir mes yeux et ma voix sembla +s'éteindre, étranglée par l'émotion. Je me contins cependant, et +maîtrisant ma douleur, je pus reprendre mon discours. Je savais que +j'aurais tout le temps de pleurer!</p> + +<p>Il me fut fort pénible, dans cette circonstance, d'observer les regards +d'envie de ceux qui voyaient déjà en moi le successeur de mon maître au +Conservatoire. Précisément, il advint que, peu de temps après, je fus +convoqué au ministère de l'Instruction publique. Le ministre d'alors +était mon confrère de l'Institut, l'éminent historien Rambaud, et à la +tête des Beaux-Arts, comme directeur, était Henry Roujon, devenu, +depuis, membre de notre Académie des Beaux-Arts, et son secrétaire +perpétuel, et l'élu de l'Académie française.</p> + +<p>La direction du Conservatoire me fut offerte. Vous savez, mes chers +enfants, que je déclinai cet honneur, ne voulant pas interrompre ma vie +de théâtre, qui réclamait tout mon temps.</p> + +<p>En 1905 les mêmes offres me furent faites. J'y opposai les mêmes refus, +les mêmes excuses.</p> + +<p>Naturellement, je présentai ma démission de professeur de composition au +Conservatoire. Je n'avais, d'ailleurs, accepté et conservé cette +situation que<a name="page_212" id="page_212"></a> parce qu'elle me rapprochait de mon directeur que +j'aimais tant.</p> + +<p>Enfin libre et débarrassé à tout jamais de mes chaînes, je partis dans +les premiers jours de l'été, avec ma femme, pour les montagnes de +l'Auvergne.<a name="page_213" id="page_213"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXII" id="CHAPITRE_XXII"></a>CHAPITRE XXII<br /><br /> +DU TRAVAIL!... TOUJOURS DU TRAVAIL!...</h3> + +<p>L'année précédente, au commencement de l'hiver, Henri Cain avait proposé +à Henri Heugel, pour me le faire accepter plus sûrement, sachant +l'empire qu'il avait sur moi, un poème tiré du célèbre roman d'Alphonse +Daudet: <i>Sapho</i>.</p> + +<p>J'étais parti pour les montagnes, le cœur léger. Pas de direction du +Conservatoire, plus de classes, je me sentais rajeuni de vingt ans! +J'écrivis <i>Sapho</i> avec une ardeur que je m'étais rarement connue +jusqu'alors.</p> + +<p>Nous habitions une villa, où je me sentais si loin de tout, de ce bruit, +de ce tumulte, de ce mouvement incessant de la ville, de son atmosphère +enfiévrée! Nous faisions des promenades, de grandes excursions en +voiture, à travers ce beau pays, tant vanté pour la variété de ses +sites, mais alors encore trop<a name="page_214" id="page_214"></a> ignoré. Nous allions silencieux. Le seul +accompagnement de nos pensées était le murmure des eaux qui couraient le +long des routes et dont la fraîcheur venait jusqu'à nous; parfois, +c'était le bruit jaillissant de quelque source qui interrompait le calme +de cette luxuriante nature. Les aigles, aussi, descendant de leurs rocs +escarpés, «séjour du tonnerre», suivant le mot de Lamartine, venaient +nous surprendre, en un vol audacieux, faisant retentir les airs de leurs +cris aigus et perçants.</p> + +<p>Tout en cheminant, mon esprit travaillait et, au retour, les pages +s'accumulaient.</p> + +<p>J'étais passionné pour cet ouvrage et je me réjouissais tant, à +l'avance, de le faire entendre à Alphonse Daudet, un ami bien cher que +j'avais connu alors que nous étions jeunes tous deux!</p> + +<p>Si je mets quelque insistance à parler de ce temps-là, c'est que dans ma +carrière déjà longue, quatre ouvrages m'ont surtout donné des joies que +je qualifierais volontiers d'exquises, dans le travail: +<i>Marie-Magdeleine</i>, <i>Werther</i>, <i>Sapho</i> et <i>Thérèse</i>.</p> + +<p>Au commencement de septembre de cette même année se place un incident +assez comique. L'empereur de Russie était arrivé à Paris. Toute la +population, on peut l'affirmer, sans exagération était dehors, pour voir +passer le cortège qui se déroulait à travers les boulevards et les +avenues. Le monde, que la curiosité avait ainsi attiré, était venu de +partout; l'évaluer à un million de personnes, ainsi disséminées, ne +semble pas exagéré.</p> + +<p>Nous avions fait comme tout le monde; nos domestiques étaient sortis +également; notre appartement<a name="page_215" id="page_215"></a> était resté vide. Nous étions chez des +amis, à une fenêtre donnant sur le parc Monceau. A peine le cortège +fut-il passé que, pris soudainement d'inquiétude à l'idée que le moment +était particulièrement propice au cambriolage des appartements déserts, +nous rentrâmes à la hâte.</p> + +<p>Sur le seuil de notre demeure, des chuchotements nous arrivant de +l'intérieur, nous mirent dans un vif émoi. Nous savions nos serviteurs +dehors. C'était ça! on nous cambriolait!...</p> + +<p>Nous entrâmes, sous le coup de cette appréhension et... nous aperçûmes, +dans le salon, Emma Calvé et Henri Cain qui nous attendaient et, entre +temps, conversaient ensemble. Ahurissement!... Tableau!... Nous nous +mîmes tous à rire, et du meilleur cœur, de cette bien curieuse +aventure. Nos serviteurs, qui étaient entrés avant nous, avaient +naturellement ouvert la porte à ces aimables visiteurs qui nous avaient +un instant, si profondément terrifiés! O puissance de l'imagination, +voilà bien de tes fantaisistes créations!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>La maquette des décors et les costumes de <i>Cendrillon</i> avaient déjà été +préparés par Carvalho, lorsque, apprenant qu'Emma Calvé était à Paris, +il donna le tour à <i>Sapho</i>.</p> + +<p>Avec l'admirable protagoniste de <i>la Navarraise</i>, à Londres et à Paris, +nous avions pour interprètes la charmante artiste Mlle Julia Guiraudon +(qui devait devenir par la suite la femme de mon collaborateur Henri +Cain) et M. Leprestre, mort depuis.</p> + +<p>J'ai dit la joie extrême que j'avais ressentie en écrivant<a name="page_216" id="page_216"></a> la musique +de <i>Sapho</i>, pièce lyrique en 5 actes. Henri Cain et le cher Arthur +Bernède en avaient très habilement construit le poème.</p> + +<p>Jamais, jusqu'alors, les répétitions d'un ouvrage ne m'avaient paru plus +séduisantes.</p> + +<p>O les excellents artistes! Avec eux, quelle besogne douce et agréable!</p> + +<p>Pendant ces répétitions se succédant avec tant d'agrément, nous étions, +ma femme et moi, allés dîner un soir, chez Alphonse Daudet, qui nous +affectionnait tant.</p> + +<p>Les premières épreuves avaient été déposées sur le piano.</p> + +<p>Je vois encore Daudet, assis très bas sur un coussin et effleurant +presque le clavier de sa jolie tête si capricieusement encadrée par sa +belle et opulente chevelure. Il me paraissait tout ému. Le vague de sa +myopie rendait plus admirables encore ses yeux à travers lesquels +parlait son âme, faite de pure et attendrissante poésie.</p> + +<p>Il serait difficile de retrouver des instants pareils à ceux que ma +femme et moi connûmes alors.</p> + +<p>Danbé, mon ami d'enfance, au moment où allait avoir lieu la première +répétition de <i>Sapho</i>, avait dit aux musiciens de l'orchestre l'émouvant +ouvrage qu'ils allaient avoir à exécuter.</p> + +<p>Enfin, la première eut lieu le 27 novembre 1897.</p> + +<p>La soirée dut être fort belle, car le lendemain la poste, à sa première +distribution, m'apporta le billet suivant:<a name="page_217" id="page_217"></a></p> + +<div class="blockquot"><p class="addr">«M<small>ON</small> C<small>HER</small> M<small>ASSENET</small>,</p> + +<p>«Je suis heureux de votre grand succès.<br /> + «Avec Massenet et Bizet, <i>non omnis moriar</i>.<br /> + «Tendrement à vous.</p> + +<p class="r">«A<small>LPHONSE</small> D<small>AUDET.</small>»</p></div> + +<p>J'appris que mon bien-aimé ami et collaborateur célèbre avait assisté à +la première représentation dans le fond d'une baignoire, alors qu'il ne +sortait déjà plus ou très rarement.</p> + +<p>Sa présence à la représentation me touchait donc davantage encore.</p> + +<p>Un soir que je m'étais décidé à me rendre au théâtre, dans les +coulisses, la physionomie de Carvalho me frappa. Lui si alerte et qui +portait si beau, il était tout courbé, et l'on pouvait voir derrière des +lunettes bleues ses yeux tout congestionnés. Sa bonne humeur et sa +gentillesse à mon égard ne l'avaient cependant pas quitté.</p> + +<p>Son état ne laissa pas que de m'inquiéter.</p> + +<p>Combien étaient fondés mes tristes pressentiments!</p> + +<p>Mon pauvre directeur devait mourir le surlendemain.</p> + +<p>Presque au même moment, je devais apprendre que Daudet, lui dont +l'existence avait été si admirablement remplie, entendait sa dernière +heure sonner à l'horloge du temps. O la mystérieuse et implacable +horloge! J'en ressentis un coup des plus pénibles.</p> + +<p>Le convoi de Carvalho fut suivi par une foule considérable. Son fils qui +éclatait en sanglots, derrière<a name="page_218" id="page_218"></a> le char funèbre, faisait peine à voir. +Tout était douloureux et navrant dans ce triste et impressionnant +cortège.</p> + +<p>Les obsèques de Daudet furent célébrées en grande pompe, à +Sainte-Clotilde. <i>La Solitude</i> de <i>Sapho</i> (entr'acte du 5<sup>e</sup> acte) fut +exécutée pendant le service, après les chants du <i>Dies iræ</i>.</p> + +<p>J'avais dû me frayer un passage, presque de vive force, à travers la +foule, tant elle était grande, pour pénétrer dans l'église. C'était +comme un reflet avide et empressé de cette longue théorie d'admirateurs +et d'amis qu'il avait possédés dans sa vie.</p> + +<p>Lorsque je jetai l'eau bénite sur le cercueil, je me rappelai ma +dernière visite rue de Bellechasse, où demeurait Daudet. En lui donnant +des nouvelles du théâtre, je lui avais apporté des branches +d'eucalyptus, un des arbres de ce Midi qu'il adorait. Je savais quel +bonheur intime cela lui valait.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><i>Sapho</i>, entre temps, poursuivait sa carrière. Je partis pour +Saint-Raphaël, ce pays que Carvalho aimait tant habiter.</p> + +<p>Je comptais sur l'appartement que j'y avais retenu, lorsque le +propriétaire de l'hôtel me dit qu'il avait dû le louer à deux dames très +affairées.</p> + +<p>J'allais me chercher un autre logis, lorsque je fus rappelé. J'appris +que les deux dames qui devaient prendre ma place étaient Emma Calvé et +une de ses amies. Ces dames, en entendant sans doute prononcer mon nom, +avaient brusquement changé d'itinéraire. Leur présence, toutefois, dans +cette région assez éloignée de Paris, me montrait que notre Sapho<a name="page_219" id="page_219"></a> avait +dû suspendre le cours de ses représentations.</p> + +<p>Quelles fantaisies ne pardonnerait-on pas à une telle artiste?</p> + +<p>Je sus que, le surlendemain, tout était rentré dans l'ordre, à Paris, au +théâtre. Que n'étais-je là pour embrasser notre adorable fugitive!</p> + +<p>Deux semaines après, étant à Nice, les journaux m'apprirent qu'Albert +Carré était nommé directeur de l'Opéra-Comique. Le théâtre avait été, +jusqu'alors, géré provisoirement par l'administration des Beaux-Arts.</p> + +<p>Qui m'aurait dit, alors, que ce serait notre nouveau directeur qui, plus +tard, reprendrait <i>Sapho</i>, avec la si belle artiste qui devint sa femme?</p> + +<p>Oui, ce fut elle qui incarna la <i>Sapho</i> de Daudet, avec une rare +séduction d'interprétation.</p> + +<p>Le ténor Salignac eut beaucoup de succès dans le rôle de Jean Gaussin.</p> + +<p>Au sujet de cette reprise, Albert Carré me demanda d'intercaler un +nouvel acte, celui des lettres, et son idée fut suivie par moi avec +enthousiasme.</p> + +<p><i>Sapho</i> fut aussi chantée par la très personnelle artiste Mme Georgette +Leblanc, devenue l'épouse du grand homme de lettres Maeterlinck.</p> + +<p>Mme Bréjean-Silver fit aussi, de ce rôle, une figure étonnante de +vérité.</p> + +<p>Que d'autres excellentes artistes ont chanté cet ouvrage!</p> + +<p>Le premier opéra représenté sous la nouvelle direction, fut <i>l'Ile du +Rêve</i>, de Reynaldo Hahn. Il m'avait dédié cette partition exquise. Que +la musique écrite par ce véritable maître est pénétrante! Comme elle a<a name="page_220" id="page_220"></a> +aussi le don de vous envelopper de ses chaudes caresses!</p> + +<p>Il n'en était pas de même pour celle de certains confrères que Reyer +trouvait insupportable et pour laquelle il eut, un soir, cette remarque +imagée:</p> + +<p>«Je viens de rencontrer dans les escaliers la statue de Grétry qui en +avait assez et qui filait...»</p> + +<p>Cela me remet en mémoire une autre boutade, bien spirituelle également, +celle de du Locle, disant à Reyer, au lendemain de la mort de Berlioz:</p> + +<p>«Eh bien, mon cher, vous voilà passé Berlioz en chef!»</p> + +<p>Du Locle pouvait se permettre cette inoffensive plaisanterie, étant le +plus vieil ami de Reyer.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je retrouve ce mot de l'auteur de <i>Louise</i>, que j'avais connu, enfant, +dans ma classe du Conservatoire, et qui a toujours conservé pour moi une +familiale affection:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">«Saint-Sylvestre, minuit.</p> + +<p class="addr">«C<small>HER</small> M<small>AITRE</small>,</p> + +<p>«Fidèle souvenir de votre affectionné, en ce dernier jour qui finit +par <i>Sapho</i>, et la première heure d'une année qui finira par +<i>Cendrillon</i>.</p> + +<p class="r">«G<small>USTAVE</small> C<small>HARPENTIER.</small>»</p></div> + +<p><i>Cendrillon</i> ne passa que le 24 mai 1899. Ces ouvrages, représentés coup +sur coup, à plus d'une année d'intervalle cependant, me valurent le mot +suivant de Gounod:</p> + +<p>«Mille félicitations, mon cher ami, sur votre dernier<a name="page_221" id="page_221"></a> beau succès. +Diable!... Mais!... vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous +suivre.»</p> + +<p>Ainsi que je l'ai dit, la partition de <i>Cendrillon</i>, écrite sur l'une +des perles les plus brillantes de cet écrin: «les Contes de Perrault», +était depuis longtemps terminée. Elle avait cédé la place à <i>Sapho</i>, sur +la scène de l'Opéra-Comique. Notre nouveau directeur, Albert Carré, +m'annonça son intention de donner <i>Cendrillon</i>, à la saison la plus +prochaine, dont plus de seize mois nous séparaient encore.</p> + +<p>J'habitais Aix-les-Bains, en souvenir de mon vénéré père qui y avait +vécu, et j'y étais tout à mon travail de <i>la Terre promise</i>, dont la +Bible m'avait fourni le poème et dont j'avais tiré un oratorio en trois +parties, lorsque ma femme et moi, nous fûmes bouleversés par la +terrifiante nouvelle de l'incendie du <i>Bazar de la Charité</i>. Ma chère +fille y était vendeuse!...</p> + +<p>Il fallut attendre jusqu'au soir pour avoir une dépêche et sortir de nos +vives alarmes.</p> + +<p>Coïncidence curieuse et que je ne connus que longtemps après, c'est que +l'héroïne de <i>Perséphone</i> et de <i>Thérèse</i>, celle qui fut aussi la belle +«Dulcinée», se trouvait également parmi les demoiselles vendeuses, au +comptoir de la duchesse d'Alençon. Elle n'avait alors que douze ou +treize ans. Au milieu de l'épouvante générale, elle découvrit une issue, +derrière l'hôtel du Palais, et put ainsi sauver sa mère et quatre +personnes.</p> + +<p>Voilà qui témoigne d'une décision et d'un courage bien rares chez un +enfant.</p> + +<p>Puisque j'ai parlé de <i>la Terre promise</i>, j'en eus une audition bien +inattendue. Eugène d'Harcourt, le musicien<a name="page_222" id="page_222"></a> et le critique si écouté, le +compositeur grandement applaudi d'un <i>Tasse</i> représenté à Monte-Carlo, +me proposa d'en diriger l'exécution dans l'Église Saint-Eustache, avec +un orchestre et un personnel choral immenses.</p> + +<p>La seconde partie était consacrée à la prise de Jéricho. Une marche, +coupée sept fois par l'éclatante sonnerie de sept grands tubae, se +terminait par l'écroulement des murs de cette cité fameuse, boulevard de +la Judée, que devaient prendre et détruire les Hébreux. Il y joignait le +formidable tonnerre des grandes orgues de Saint-Eustache, dominé par les +retentissantes clameurs de tout l'ensemble vocal.</p> + +<p>J'assistai, avec ma femme, à la dernière répétition, dans une grande +tribune, où le vénérable curé de Saint-Eustache nous avait fait +l'honneur de nous inviter.</p> + +<p>Ce fut le 15 mars 1900!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>J'en reviens à <i>Cendrillon</i>. Albert Carré avait monté cet opéra en +créant une mise en scène aussi nouvelle que merveilleuse!</p> + +<p>Julia Guiraudon fut exquise dans le rôle de Cendrillon, Mme +Deschamps-Jehin étonnante comme chanteuse et comme comédienne, la jolie +Mlle Emelen fut notre Prince Charmant et le grand Fugère se montra +artiste inénarrable dans le rôle de Pandolphe. Ce fut lui qui m'envoya +le bulletin de victoire reçu le lendemain matin, à Enghien-les-Bains, +que j'avais choisi avec ma femme comme villégiature voisine de Paris, +pour échapper à la «générale» et à la «première».<a name="page_223" id="page_223"></a></p> + +<p>Plus de soixante représentations, non interrompues, matinées comprises, +suivirent cette première. Les frères Isola, directeurs de la Gaîté, en +donnèrent plus tard un grand nombre de représentations et, chose +curieuse, pour un ouvrage si parisien d'allure, l'Italie, en +particulier, fit à <i>Cendrillon</i> un très bel accueil. A Rome, cette +œuvre lyrique fut jouée une trentaine de fois, chiffre rare! De +l'Amérique, un câblogramme m'arrive, dont voici le texte:</p> + +<p>«C<small>ENDRILLON</small> <i>hier, succès phéno ménal.</i>»</p> + +<p>Le dernier mot, trop long, avait été coupé en deux par le bureau +expéditeur!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Nous étions donc en 1900, aux instants mémorables de la Grande +Exposition.</p> + +<p>J'étais à peine remis de la belle émotion de <i>la Terre promise</i>, à +Saint-Eustache, que je tombai gravement malade. L'on procédait alors, à +l'Opéra, à des répétitions du <i>Cid</i>, qu'on allait bientôt reprendre. La +centième eut lieu au mois d'octobre de cette même année.</p> + +<p>Paris était tout en fête! La capitale, un des lieux les plus fréquentés +du monde, était mieux que cela, le monde lui-même, car tous les peuples +s'y étaient donné rendez-vous. Toutes les nationalités s'y coudoyaient, +toutes les langues s'y faisaient entendre, tous les costumes y +contrastaient.</p> + +<p>Si l'Exposition envoyait vers le ciel ses millions de notes joyeuses et +ne devait pas manquer d'obtenir dans l'histoire une place d'honneur, le +soir venu, cette foule immense accourait se reposer de ses émotions du +jour dans les théâtres partout ouverts; elle envahissait ce palais +magnifique élevé par notre cher<a name="page_224" id="page_224"></a> et grand Charles Garnier aux +manifestations de l'art lyrique et au culte de la danse.</p> + +<p>Notre directeur, Gailhard, qui était venu me rendre visite au mois de +mai, alors que j'étais si malade, m'avait fait promettre d'assister, +dans sa loge, à la centième qu'il espérait bien donner et qui eut lieu, +en effet, en octobre. A cette date je me rendis à son invitation.</p> + +<p>Mlle Lucienne Bréval, MM. Saléza et Frédéric Delmas furent acclamés le +soir de la centième du <i>Cid</i>, avec un enthousiasme délirant. Au rappel +du troisième acte, Gailhard me poussa vigoureusement au-devant de sa +loge, malgré ma résistance...</p> + +<p>Vous devinez, mes chers enfants, ce qui se passa sur la scène, dans le +superbe orchestre de l'Opéra, et dans la salle, bondée jusqu'au cintre.<a name="page_225" id="page_225"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXIII" id="CHAPITRE_XXIII"></a>CHAPITRE XXIII<br /><br /> +EN PLEIN MOYEN AGE</h3> + +<p>Je venais d'être très souffrant à Paris; j'avais éprouvé cette sensation +que, de la vie à la mort, le chemin est d'une facilité si grande, la +pente m'en avait semblé si douce, si reposante, que je regrettais d'être +revenu comme en arrière, pour me revoir dans les dures et âpres +angoisses de la vie.</p> + +<p>J'avais échappé aux pénibles froids de l'hiver; nous étions au printemps +et j'allais, dans ma vieille demeure d'Égreville, retrouver la nature, +la grande consolatrice, dans son calme solitaire.</p> + +<p>J'avais emporté avec moi une assez volumineuse correspondance, composée +de lettres, de brochures, rouleaux, que je n'avais pas encore ouverte. +Je me proposais de le faire en route, pour me distraire des longueurs du +chemin. J'avais donc décacheté quelques lettres; je venais d'ouvrir un +rouleau: «Oh! non,<a name="page_226" id="page_226"></a> fis-je, c'est assez!» J'étais, en effet, tombé sur +une pièce de théâtre...</p> + +<p>Faut-il donc, pensais-je, que le théâtre me poursuive ainsi? Moi qui +voulais ne plus en faire! J'avais donc rejeté l'importun. Tout en +cheminant, question plutôt de tuer le temps, comme on dit, je le repris +et me mis à parcourir ce fameux rouleau, quelque désir contraire, +cependant, que j'en eusse.</p> + +<p>Mon attention, superficielle et distraite d'abord, se précisa peu à +peu,—je pris insensiblement intérêt à cette lecture, tant et si bien +que je finis par ressentir une véritable surprise,—ce devint même, +l'avouerai-je, de la stupéfaction!</p> + +<p>—Quoi! m'écriai-je, une pièce sans rôle de femme, sinon une apparition +muette de la Vierge!</p> + +<p>Si je fus surpris, si je restai comme stupéfait, quels sentiments +étonnés auraient-ils éprouvés, ceux que j'avais habitués à me voir +mettre à la scène <i>Manon</i>, <i>Sapho</i>, <i>Thaïs</i> et autres aimables dames? +C'est vrai; mais ils auraient oublié, alors, que la plus sublime des +femmes, la Vierge, devait me soutenir dans mon travail, comme elle se +serait montrée charitable au jongleur repentant!</p> + +<p>A peine eus-je parcouru les premières scènes que je me sentis devant +l'œuvre d'un véritable poète, familiarisé avec l'archaïsme de la +littérature du moyen âge. Aucun nom d'auteur ne figurait sur le +manuscrit.</p> + +<p>M'étant adressé à mon concierge pour connaître l'origine de ce +mystérieux envoi, il me fit savoir que l'auteur lui avait laissé son nom +et son adresse, en lui recommandant expressément de ne me les dévoiler +que si j'avais accepté d'écrire la musique de l'ouvrage.<a name="page_227" id="page_227"></a></p> + +<p>Le titre de <i>Jongleur de Notre-Dame</i>, suivi de celui de «miracle en +trois actes», me mit dans l'enchantement.</p> + +<p>Le caractère, précisément, de ma demeure, vestige survivant de ce même +moyen âge, l'ambiance où je me trouvais à Égreville, devait envelopper +mon travail de l'atmosphère rêvée.</p> + +<p>La partition terminée, c'était l'instant attendu pour en faire part à +mon inconnu.</p> + +<p>Connaissant enfin son nom et son adresse, je lui écrivis.</p> + +<p>On ne pourrait douter de la joie avec laquelle je le fis. L'auteur +n'était autre que Maurice Léna, l'ami si dévoué que j'avais connu à +Lyon, où il occupait une chaire de philosophie.</p> + +<p>Ce bien cher Léna vint donc à Égreville le 14 août 1900. De la petite +gare, nous ne fîmes qu'un bond jusqu'à mon logis. Là, dans ma chambre, +nous trouvâmes étalées, sur la grande table de travail (table fameuse, +je m'en flatte, elle avait appartenu à l'illustre Diderot) les quatre +cents pages d'orchestre et la réduction gravée pour piano et chant, du +<i>Jongleur de Notre-Dame</i>.</p> + +<p>A cette vue, Léna resta interdit. L'émotion la plus délicieuse +l'étreignait...</p> + +<p>Tous les deux, nous avions vécu heureux dans le travail. L'inconnu, +maintenant, se dressait devant nous. Où? dans quel théâtre allions-nous +être joués?</p> + +<p>La journée était radieuse. La nature, avec ses enivrantes senteurs, la +blonde saison des champs, les fleurs des prés, cette douce union +elle-même qui, dans la production, s'était faite entre nous, tout nous<a name="page_228" id="page_228"></a> +redisait notre bonheur! Ce bonheur d'un moment qui vaut l'éternité!... +comme l'a si bien dit le poète, Mme Daniel Lesueur.</p> + +<p>L'enveloppante blancheur des prés nous rappelait que nous étions à la +veille du 15 août, de cette fête dédiée à la Vierge, que nous chantions +dans notre ouvrage.</p> + +<p>N'ayant jamais de piano chez moi, et surtout à Égreville, je ne pouvais +satisfaire la curiosité de mon cher Léna d'entendre la musique de telle +ou telle scène...</p> + +<p>Nous nous promenions, vers l'heure des vêpres, dans le voisinage de la +vieille et vénérable église; de loin, on pouvait distinguer les accords +de son petit harmonium. Une idée folle traversa ma pensée. «Hein!... si +je vous proposais, dis-je à mon ami, chose d'ailleurs irréalisable dans +cet endroit sacré, mais à coup sûr bien tentante, d'entrer dans l'église +aussitôt que, déserte, elle serait retournée à sa sainte obscurité: si, +dis-je, je vous faisais entendre, sur ce petit orgue, des fragments de +notre <i>Jongleur de Notre-Dame</i>? Ne serait-ce pas un moment divin dont +l'impression resterait à jamais gravée en nous?...» Et nous poursuivîmes +notre promenade; l'ombre complaisante des grands arbres protégeait les +chemins et les routes contre les morsures d'un soleil trop ardent.</p> + +<p>Le lendemain, triste lendemain, nous nous séparâmes.</p> + +<p>L'automne qui allait suivre, puis l'hiver, le printemps enfin de l'année +suivante, devaient s'écouler sans que, d'aucune part, me vînt l'offre de +jouer l'ouvrage.<a name="page_229" id="page_229"></a></p> + +<p>Une visite, aussi inattendue qu'elle fut flatteuse, m'arriva quand j'y +pensais le moins. Ce fut celle de M. Raoul Gunsbourg.</p> + +<p>J'aime à rappeler ici la haute valeur de ce grand ami, de ce directeur +si personnel, de ce musicien dont les ouvrages triomphent au théâtre.</p> + +<p>Raoul Gunsbourg m'apporta la nouvelle que, sur ses conseils, S. A. S. le +prince de Monaco m'avait désigné pour un ouvrage nouveau à monter au +théâtre de Monte-Carlo.</p> + +<p><i>Le Jongleur de Notre-Dame</i> était prêt. Je l'offris. Il fut convenu que +Son Altesse Sérénissime daignerait venir, en personne, écouter +l'œuvre, à Paris. Cette audition eut lieu, en effet, dans la belle et +artistique demeure de mon éditeur, Henri Heugel, avenue du +Bois-de-Boulogne. Elle donna au prince toute satisfaction; il nous fit +l'honneur d'exprimer, à plusieurs reprises, son sincère contentement. +L'œuvre fut mise à l'étude, et les dernières répétitions en eurent +lieu à Paris, sous la direction de Raoul Gunsbourg.</p> + +<p>En janvier 1902, nous quittâmes Paris, Mme Massenet et moi, pour nous +rendre au palais de Monaco, où Son Altesse nous avait fort +affectueusement invités à être ses hôtes. Quelle existence à l'antipode +de celle que nous quittions!</p> + +<p>Nous avions laissé Paris, le soir, enseveli dans un froid glacial, sous +la neige, et voilà que, quelques heures après, nous nous trouvions +enveloppés d'une autre atmosphère!... C'était le Midi, c'était la belle +Provence; c'était la Côte d'Azur qui s'annonçait! C'était l'idéal même! +C'était, pour moi, l'Orient, aux portes presque de Paris!...<a name="page_230" id="page_230"></a></p> + +<p>Le rêve commençait. Faut-il dire tout ce qu'eurent de merveilleux ces +jours passés comme un songe, dans ce paradis dantesque, au milieu de ce +décor splendide, dans ce luxueux et somptueux palais, tout embaumé par +la flore des tropiques?</p> + +<p>Ce palais, dont les tours génoises rappelaient le quinzième siècle, +révélait, par son aspect grandiose, ces incomparables richesses +intérieures offertes à l'admiration, dès que l'on y avait pénétré.</p> + +<p>En venant décorer Fontainebleau, le Primatice n'avait point négligé, +arrivant d'Italie, de s'arrêter en cet antique manoir de l'illustre +famille des Grimaldi. Ces plafonds admirables, ces marbres polychromes, +ces peintures que le temps a conservées, tout donnait à cette opulente +demeure, avec le charme souriant, une imposante et majestueuse beauté. +Mais ce qui dépassait, en cette fastueuse ambiance, tout ce qui nous +parlait aux yeux, ce qui allait à l'âme, c'était la haute intelligence, +cette bonté sereine, cette exquise urbanité de l'hôte princier qui nous +avait accueillis.</p> + +<p>La première du <i>Jongleur de Notre-Dame</i> eut lieu à l'Opéra de +Monte-Carlo, le mardi 18 février 1902. Elle avait pour protagonistes +superbes MM. Renaud, de l'Opéra, et Maréchal, de l'Opéra-Comique.</p> + +<p>Détail qui relève de la faveur qu'on voulut bien lui faire, c'est que +l'ouvrage fut joué quatre fois de suite pendant la même saison.</p> + +<p>Deux ans après, mon cher directeur, Albert Carré, donnait la première du +<i>Jongleur de Notre-Dame</i>, au théâtre de l'Opéra-Comique, avec cette +distribution idéale: Lucien Fugère, Maréchal, le créateur, et Allard.</p> + +<p>L'ouvrage a dépassé depuis longtemps, à Paris, la<a name="page_231" id="page_231"></a> centième, et je puis +ajouter qu'au moment où j'écris ces lignes <i>le Jongleur de Notre-Dame</i> +est au répertoire des grands théâtres d'Amérique depuis plusieurs +années.</p> + +<p>Une particularité intéressante à signaler, c'est que le rôle du Jongleur +fut créé au Métropolitan House par Mary Garden, l'étincelante artiste +admirée à Paris comme aux États-Unis!</p> + +<p>Mes sentiments sont un peu effarés, je l'avoue, de voir ce moine jeter +le froc, après le spectacle, pour reprendre ensuite une élégante robe de +la rue de la Paix. Toutefois, devant le triomphe de l'artiste, je +m'incline et j'applaudis.</p> + +<p>Ainsi que je l'ai dit, cet ouvrage attendait son heure, et, comme +Carvalho m'avait autrefois engagé à écrire la musique de la pièce tant +applaudie au Théâtre-Français, <i>Grisélidis</i>, d'Eugène Morand et Armand +Silvestre, j'avais écrit cette partition, par intervalles, durant mes +voyages dans le Midi et au Cap d'Antibes. Ah! cet hôtel du cap +d'Antibes! Séjour unique, séjour à nul autre pareil! C'était l'ancienne +propriété créée par Villemessant, qu'il avait baptisée si justement et +si heureusement <i>Villa Soleil</i>, et qu'il destinait aux journalistes +accablés par la misère et par l'âge.</p> + +<p>Représentez-vous, mes chers enfants, une grande villa aux murailles +blanches, empourprée tout entière par les feux de ce clair et bon soleil +du Midi, ayant pour ceinture merveilleuse un bois d'eucalyptus, de +myrtes et de lauriers. L'on en descend par des allées ombreuses, +imprégnées des parfums les plus suaves, vers la mer, cette mer qui, de +la Côte d'Azur et de la<a name="page_232" id="page_232"></a> Riviera, le long des côtes dentelées de +l'Italie, s'en va promener ses vagues transparentes jusqu'à l'antique +Hellade, comme pour lui porter sur ses ondes azurées qui baignent la +Provence le salut lointain de la cité phocéenne.</p> + +<p>Qu'elle me plaisait, mes chers enfants, ma chambre ensoleillée! Que vous +eussiez été heureux de m'y voir travaillant dans le calme et la paix, en +pleine jouissance d'une santé parfaite!</p> + +<p>Ayant parlé de <i>Grisélidis</i>, j'ajouterai que, possédant deux ouvrages +libres, celui-ci et <i>le Jongleur de Notre-Dame</i>, mon éditeur en +entretint Albert Carré, dont le choix se porta sur <i>Grisélidis</i>. Ce fut +le motif pour lequel, ainsi que je l'ai écrit plus haut, <i>le Jongleur de +Notre-Dame</i> fut représenté à Monte-Carlo en 1902.</p> + +<p><i>Grisélidis</i> prit donc les devants, et cet ouvrage fut donné à +l'Opéra-Comique, le 20 novembre 1901.</p> + +<p>Mlle Lucienne Bréval en fit une création superbe. Le baryton Dufranne +parut pour la première fois dans le rôle du marquis, mari de Grisélidis; +il obtint un succès éclatant dès son entrée en scène; Fugère fut +extraordinaire dans le rôle du Diable, et Maréchal tendrement amoureux +dans celui d'Alain.</p> + +<p>J'aimais beaucoup cette pièce. Tout m'en plaisait.</p> + +<p>Elle faisait converger vers des sentiments si touchants la fière et +chevaleresque allure du haut et puissant seigneur partant pour les +croisades, l'aspect fantastique du diable vert, qu'on aurait dit échappé +d'un vitrail de cathédrale médiévale, la simplicité du jeune Alain et la +délicieuse petite figure de l'enfant de Grisélidis! Nous avions pour ce +grand personnage une petite fille de trois ans qui était le théâtre +même.<a name="page_233" id="page_233"></a> Comme au second acte l'enfant, sur les genoux de Grisélidis, +devait donner l'illusion de s'endormir, la petite artiste trouva seule +le geste utile et compréhensible de loin pour le public: elle laissa +tomber un de ses bras, comme accablée de fatigue. O la délicieuse petite +cabotine!</p> + +<p>Albert Carré avait trouvé un oratoire de caractère archaïque et +historique d'un art parfait, et, quand le rideau se leva sur le jardin +de Grisélidis, ce fut un enchantement. Quel contraste entre les lis +fleuris du premier plan et l'antique et sombre castel à l'horizon!</p> + +<p>Et ce décor du prologue, tapisserie animée, une trouvaille!</p> + +<p>Quelles joies je me promettais de pouvoir travailler au théâtre avec mon +vieil ami Armand Silvestre, connu par moi d'une façon si amusante! +Depuis un an déjà, il était souffrant et il m'écrivait: «Va-t-on me +laisser mourir avant de voir <i>Grisélidis</i> à l'Opéra-Comique?...» Il +devait, hélas! en être ainsi, et ce fut mon cher collaborateur, Eugène +Morand, qui nous aida de ses conseils de poète et d'artiste.</p> + +<p>Alors que je travaillais à <i>Grisélidis</i>, un érudit tout féru de +littérature du moyen âge, et qui s'intéressait aimablement à un sujet de +cette époque, me confia un travail qu'il avait fait sur ce temps-là, +travail bien ardu et dont je ne pouvais tirer assez parti.</p> + +<p>Je l'avais montré à Gérôme, esprit curieux de tout, et comme nous étions +réunis, Gérôme, l'auteur et moi, notre grand peintre, qui avait +l'à-propos si rapide et si amusant, dit à l'auteur, qui attendait son +opinion: «Ah! comme je me suis endormi avec plaisir en vous lisant +hier!» Et l'auteur de s'incliner, complètement satisfait.</p> + +<p><a name="page_234" id="page_234"></a></p> + +<p><a name="page_235" id="page_235"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXIV" id="CHAPITRE_XXIV"></a>CHAPITRE XXIV<br /><br /> +DE CHÉRUBIN A THÉRÈSE</h3> + +<p>Je venais de voir jouer au Théâtre-Français trois actes, d'une allure +toute nouvelle, qui m'avaient fort intéressé. C'était <i>le Chérubin</i>, de +Francis de Croisset.</p> + +<p>J'étais, deux jours après, chez l'auteur, dont le talent très remarqué +n'a cessé de s'affirmer hautement depuis, et je lui demandais la pièce.</p> + +<p>Il me souvient que ce fut par un jour de pluie, à l'issue de la +glorieuse cérémonie qui nous avait réunis devant la statue d'Alphonse +Daudet qu'on inaugurait, en revenant par les Champs-Élysées, que nous +établîmes nos accords.</p> + +<p>Le titre, le milieu, l'action, tout me charmait dans ce délicieux +<i>Chérubin</i>.</p> + +<p>J'en écrivis la musique à Égreville.</p> + +<p>En prononçant le nom de cette chère petite ville, oasis de paix et de +tranquillité parfaite dans ce beau département de Seine-et-Marne—vous +savez, mes<a name="page_236" id="page_236"></a> chers enfants, qu'elle abrite la vieille demeure de vos +grands-parents—mes pensées se reportent aussitôt vers les souvenirs qui +s'en échappent, vers ceux que vous voudrez conserver quand nous ne +serons plus là...</p> + +<p>Ces arbres vous rappelleront que c'est la main de vos grands-parents, +qui vous auront tant aimés, qui a dirigé leurs ramures pour en dispenser +l'ombre contre les rayons du soleil et vous apporter leur douce et +tendre fraîcheur dans les étés brûlants.</p> + +<p>Avec quelle joie nous les avons vus croître, ces arbres! Nous pensions +tant à vous, en admirant leur lente et précieuse croissance!</p> + +<p>Vous voudrez les respecter, ne point permettre à la hache de les +frapper! Il semble que les blessures que vous leur feriez arriveraient +jusqu'à nous, par delà la mort, nous atteindraient dans la tombe, et +vous ne le voudrez pas!...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>S. A. S. le prince de Monaco, ayant eu connaissance de la mise en +musique de <i>Chérubin</i>, et se souvenant de ce <i>Jongleur de Notre-Dame</i>, +qu'il avait si splendidement accueilli et que je lui avais +respectueusement dédié, me fit proposer par M. Raoul Gunsbourg d'en +donner la première à Monte-Carlo. On peut imaginer avec quel élan +j'accueillis cette proposition. J'allais donc, avec Mme Massenet, me +retrouver en ce pays idéal et dans ce palais féerique, dont nous avions +conservé de si impérissables souvenirs.</p> + +<p>Chérubin fut créé par Mary Garden, la tendre Nina par Marguerite +Carré,—l'ensorcelante Ensoleillad par la Cavalieri,—et le rôle du +philosophe fut rempli par Maurice Renaud.<a name="page_237" id="page_237"></a></p> + +<p>Ce fut, en vérité, une interprétation délicieuse. La soirée se +prolongea, grâce aux acclamations et aux <i>bis</i> constants dont on fêta +les artistes; les spectateurs les tinrent littéralement dans une +atmosphère du plus délirant enthousiasme.</p> + +<p>Le séjour au palais fut pour nous une suite d'indicibles enchantements +que nous devions, d'ailleurs, voir se renouveler, par la suite, quand +nous nous retrouvâmes les hôtes de ce prince de la science, à l'âme si +haute et si belle.</p> + +<p>Henri Cain, qui, pour <i>Chérubin</i>, avait été mon collaborateur avec +Francis de Croisset, m'avait amusé, entre temps, en me faisant écrire la +musique d'un joli et pittoresque ballet en un acte: <i>Cigale</i>.</p> + +<p>L'Opéra-Comique le donna le 4 février 1904. La ravissante et talentueuse +Mlle Chasle fut notre Cigale, et Messmaecker, de l'Opéra-Comique, mima +en travesti, d'une façon désopilante, le rôle de Mme Fourmi, rentière!</p> + +<p>De ceux qui assistèrent aux répétitions de <i>Cigale</i>, je fus, certes, +celui qui s'y divertit le plus. Il y avait, à la fin, une scène fort +attendrissante et d'une poésie exquise: celle d'une apparition d'ange, +avec une voix d'ange qui chantait au loin. La voix d'ange était celle de +Mlle Guiraudon, devenue Mme Henri Cain.</p> + +<p>Un an après, ainsi que je l'ai dit, le 14 février 1905, <i>Chérubin</i> fut +représenté à l'Opéra princier de Monte-Carlo, et, le 23 mai suivant, +l'on clôtura avec lui la saison de l'Opéra-Comique, à Paris. En +paraissant à ce dernier théâtre, la distribution n'avait été modifiée +que pour le rôle du philosophe, qui, passant à Lucien Fugère, y venait +ajouter un nouveau succès à tant<a name="page_238" id="page_238"></a> d'autres déjà obtenus par cet artiste, +et pour celui de l'Ensoleillad, qui fut confié à la charmante Mme +Vallandri.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Vous m'observerez peut-être, mes chers enfants, que je ne vous ai rien +dit encore d'<i>Ariane</i>, dont vous avez vu les pages à Égreville, pendant +plusieurs étés. La raison en est que je ne parle jamais d'un ouvrage que +lorsqu'il est terminé et gravé. Je n'ai rien dit d'<i>Ariane</i>, pas +davantage que de <i>Roma</i>, dont j'avais écrit les premières scènes en +1902, enthousiasmé que j'étais par la tragédie sublime, la <i>Rome +vaincue</i>, d'Alexandre Parodi.</p> + +<p>A l'heure où je trace ces lignes, les cinq actes de <i>Roma</i> sont en +répétitions, pour Monte-Carlo et pour l'Opéra, mais, silence! j'en dis +déjà trop... A plus tard!...</p> + +<p>Je reprends donc le courant de ma vie.</p> + +<p><i>Ariane!</i> <i>Ariane!</i> l'ouvrage qui m'a fait vivre dans des sphères si +élevées! En pouvait-il être autrement avec la fière collaboration de +Catulle Mendès, le poète des aspirations et des rêves éthérés?</p> + +<p>Ce fut un jour mémorable dans ma vie que celui où mon ami Heugel +m'annonça que Catulle Mendès était prêt à me lire le poème d'<i>Ariane</i>.</p> + +<p>Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes +d'Ariane. Je vibrais donc de toutes les forces de mon cœur et de ma +pensée avant de connaître le premier mot de la première scène!</p> + +<p>Rendez-vous fut pris pour cette lecture. Elle eut lieu chez Catulle +Mendès, 6, rue Boccador, dans le logis si personnellement artistique de +ce grand lettré<a name="page_239" id="page_239"></a> et de sa femme exquise, poète, elle aussi, du plus +parfait talent.</p> + +<p>Je sortis de là, tout enfiévré, le poème dans ma poche, contre mon +cœur, comme pour lui en faire sentir les battements, et je montai +dans une victoria découverte pour rentrer chez moi. La pluie tombait à +torrent, je ne m'en étais pas aperçu. C'était sûrement les larmes +d'Ariane qui, avec délices, mouillaient ainsi tout mon être.</p> + +<p>Chères et bonnes larmes, comme vous deviez un jour couler avec bonheur, +pendant ces délicieuses répétitions! De quelle estime, de quelles +attentions en effet, n'étais-je pas comblé par mon cher directeur +Gailhard, comme aussi par mes bien remarquables interprètes!</p> + +<p>Au mois d'août 1905, je me promenais tout pensif, sous la pergola de +notre demeure d'Égreville, quand, soudain, la trompe d'une automobile +réveilla les échos de ce paisible pays.</p> + +<p>N'était-ce pas Jupiter tonnant au ciel, <i>Cœlo tonantem Jovem</i>, comme +eût dit Horace, le délicat poète des <i>Odes</i>? Un instant je pus le +croire, mais quelle ne fut pas ma surprise,—surprise entre toutes +agréable—lorsque, de ce tonitruant soixante à l'heure, je vis descendre +deux voyageurs qui, pour ne point arriver du ciel, n'en venaient pas +moins me faire entendre les accents les plus paradisiaques de leurs voix +amies.</p> + +<p>L'un était le directeur de l'Opéra, Gailhard, et l'autre, l'érudit +architecte du monument Garnier. Mon directeur venait me demander où j'en +étais d'<i>Ariane</i>, et si je voulais confier cet ouvrage à l'Opéra?<a name="page_240" id="page_240"></a></p> + +<p>On monta dans ma grande chambre, qu'avec ses tentures jaunes et ses +meubles de l'époque on eût volontiers prise pour celle d'un général du +premier Empire. J'y montrai aussitôt, sur une grande table en marbre +noir supportée par des sphinx, un amoncellement de feuilles. C'était +toute la partition terminée.</p> + +<p>Au déjeuner, entre la sardine du hors-d'œuvre et le fromage du +dessert, à défaut du cassoulet parfait, délice pour un Toulousain, je +déclamai plusieurs situations de la pièce. Puis mes convives, mis en +charmante humeur, voulurent bien accepter de faire le tour du +propriétaire.</p> + +<p>Ce fut tout en faisant les cent pas sous la pergola dont j'ai parlé, et +dans l'ombre délicieusement fraîche et épaisse des vignes, dont le +feuillage formait ce verdoyant encorbeillement, que l'on décida de +l'interprétation.</p> + +<p>Le rôle d'Ariane fut destiné à Lucienne Bréval, celui de la dramatique +Phèdre à Louise Grandjean, et, d'un commun accord, nous souvenant du +tragique talent de Lucy Arbell, dont les succès s'affirmaient à l'Opéra, +nous lui destinâmes le rôle de la sombre et belle Perséphone, reine des +Enfers.</p> + +<p>Muratore et Delmas furent tout indiqués pour Thésée et pour Pirithoüs.</p> + +<p>En nous quittant, Gailhard, se souvenant de la forme simple et confiante +dont nos pères, au bon vieux temps, s'engageaient entre eux, cueillit +une branche à l'un des eucalyptus du jardin, et, l'agitant en me le +montrant, il me dit: «Voici le gage des promesses que nous avons +échangées aujourd'hui. Je l'emporte avec moi!»<a name="page_241" id="page_241"></a></p> + +<p>Puis mes hôtes remontèrent dans leur auto et ils disparurent à mes yeux, +enveloppés de la poussière tourbillonnante du chemin. Emmenaient-ils +vers la grande ville les réalisations prochaines de mes biens chères +espérances? Tout en remontant à ma chambre, je me le demandais.</p> + +<p>Fatigué, brisé par les émotions de la journée, je me couchai.</p> + +<p>Le soleil brillait encore à l'horizon, dans toute la gloire de ses feux. +Il venait empourprer mon lit de ses rayons éclatants. Je m'endormis dans +un rêve, le rêve le plus beau qui puisse vous bercer après la tâche +remplie.</p> + +<p>On le croira sans peine. Je ne ressemblais guère, à ce moment, à «ces +poules tellement agitées qu'elles parlent de passer la nuit», selon +l'expression d'Alphonse Daudet.</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Je place ici un détail concernant <i>Ariane</i>. On verra qu'il ne manque pas +d'importance, au contraire.</p> + +<p>Ma petite Marie-Magdeleine était venue à Égreville, passer quelques +jours auprès de ses grands-parents. Cédant à sa curiosité, je lui +racontai la pièce. J'en étais arrivé a l'instant où Ariane est menée aux +Enfers, afin d'y retrouver l'âme errante de sa sœur Phèdre, et comme +je m'arrêtais, ma petite-fille de s'exclamer aussitôt: «Et maintenant, +bon papa, nous allons être aux Enfers?»</p> + +<p>La voix argentine et bien câline de la chère enfant, son interrogation +si soudaine, si naturelle, produisirent sur moi un effet étrange, +presque magique. J'avais précisément l'intention de demander la +suppression<a name="page_242" id="page_242"></a> de cet acte, mais subitement, je me décidai à le conserver +et je répondis à la juste question de l'enfant: «Oui, nous allons dans +les Enfers!» Et j'ajoutai: «Nous y verrons l'émouvante figure de +Perséphone, retrouvant avec enivrement ces roses, ces roses divines, qui +lui rappellent la terre bien-aimée où elle vécut jadis, avant de devenir +la reine de ce terrible séjour, ayant comme sceptre un lis noir à la +main.»</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Cette visite aux Enfers nécessite une mise en scène, une interprétation +que je qualifierais volontiers d'intensives. J'étais allé à Turin (mon +dernier voyage dans ce beau pays) par un froid assez vif, c'était le 14 +décembre 1907, accompagné de mon cher éditeur, Henri Heugel, assister +aux dernières répétitions du «Regio», le théâtre royal où, pour la +première fois en Italie, on avait monté <i>Ariane</i>. L'ouvrage avait une +luxueuse mise en scène et des interprètes remarquables. La grande +artiste, Maria Farneti, remplissait le rôle d'Ariane. J'observai surtout +le soin particulier avec lequel Serafin, l'éminent chef d'orchestre, +faisant fonctions de régisseur, mettait en scène l'acte des Enfers. +Notre Perséphone était aussi tragique que possible; l'air des roses, +cependant, me paraissait manquer d'émotion. Je me souviens lui avoir +dit, à la répétition au foyer, en lui jetant une brassée de roses dans +ses bras large ouverts, de les presser ardemment contre son cœur, +comme elle eût fait, ajoutais-je, d'un mari, d'un fiancé toujours aimé, +qu'elle n'aurait pas vu depuis vingt ans! «Des roses depuis si longtemps +disparues, au cher adoré qu'enfin<a name="page_243" id="page_243"></a> l'on retrouve, il n'y a pas loin! +Pensez-y, signorina, et l'effet sera certain!» La charmante artiste +sourit; avait-elle compris?...</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><i>Ariane</i> donc était terminée. Mon illustre ami, Jules Claretie, l'ayant +appris, me rappela la promesse que je lui avais faite d'écrire +<i>Thérèse</i>, drame lyrique en deux actes. Il ajouta: «L'ouvrage sera +court, car l'émotion qu'il dégage ne saurait se prolonger.»</p> + +<p>Je me mis au travail. Mes souvenirs vous en reparleront plus tard.</p> + +<p>J'ai fait allusion, mes chers enfants, au plaisir que je ressentais à +chaque répétition apportant constamment des trouvailles de scène et de +sentiments. Ah! avec quelle intelligence dévouée, incessamment en éveil, +nos artistes suivaient les précieux conseils de Gailhard!</p> + +<p>Le mois de juin, cependant, fut marqué de jours sombres. Une de nos +artistes tomba très gravement malade. On lutta, pour l'arracher à la +mort, pendant 36 heures!...</p> + +<p>L'ouvrage étant presque terminé comme scène, et cette artiste devant +nous manquer pendant plusieurs semaines, on arrêta les répétitions +pendant l'été, pour les reprendre à la fin de septembre, tous nos +artistes étant alors réunis et bien portants, de façon à répéter, +généralement, en octobre et passer à la fin du mois.</p> + +<p>Ce qui fut dit fut fait; exactitude rare au théâtre. La première eut +lieu le 31 octobre 1906.</p> + +<p>Catulle Mendès, qui avait été souvent sévère pour moi dans ses critiques +de presse, était devenu mon<a name="page_244" id="page_244"></a> plus ardent collaborateur, et, chose digne +de remarque, il appréciait avec joie le respect que j'avais apporté à la +déclamation de ses beaux vers.</p> + +<p>Dans notre travail commun ainsi que dans nos études d'artistes au +théâtre, j'aimais en lui ces élans de dévouement et d'affection, cette +estime dans laquelle il me tenait.</p> + +<p>Les représentations se succédèrent jusque dix fois par mois, fait unique +dans les annales du théâtre pour un ouvrage nouveau, et cela se +poursuivit ainsi jusqu'à la soixantième.</p> + +<p>A ce propos on demandait à notre Perséphone, Lucy Arbell, combien de +fois elle avait joué l'ouvrage, étant certain que sa réponse ne serait +pas exacte. Évidemment, elle répondit: Soixante fois.—Non! exclama son +interlocuteur; vous l'avez joué cent vingt fois, puisque vous avez +toujours bissé l'air des roses!</p> + +<p>Ce furent les nouveaux directeurs, MM. Messager et Broussan, auxquels je +dus cette soixantième qui semble, jusqu'à ce jour, être la dernière de +cet ouvrage dont l'aurore fut si brillante.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Quelle différence, je le dis encore, entre la façon dont mes ouvrages +étaient montés depuis des années, avec ce qu'il en avait été à l'époque +de mes débuts!</p> + +<p>Mes premiers ouvrages devaient être représentés en province, dans de +vieux décors, et il me fallait entendre de la part du régisseur, des +paroles de ce genre: «Pour le premier acte, nous avons trouvé un vieux +fond de <i>la Favorite</i>; pour le second, deux châssis de <i>Rigoletto</i>, +etc., etc.»<a name="page_245" id="page_245"></a></p> + +<p>Je me souviens encore d'un directeur obligeant qui, sachant que, la +veille d'une première, je manquais d'un ténor, m'en offrit un, en me +prévenant ainsi: «Cet artiste connaît le rôle, mais je dois vous dire +qu'il est toujours <i>tombé</i> au troisième acte!»</p> + +<p>Ce même théâtre me rappelle que j'y connus une basse qui avait une +prétention étrange, plus étrangement exprimée encore: «Ma voix, disait +notre basse, descend <i>tellement</i> qu'on ne peut pas trouver la note sur +le piano!...»</p> + +<p>Eh bien! tous ces artistes amis furent de braves et vaillants artistes. +Ils me rendirent service et eurent leurs années de succès.</p> + +<p>Mais je m'aperçois que je m'attarde à vous parler de ces souvenirs +d'antan. J'ai à vous entretenir, mes chers enfants, du nouvel ouvrage +qui allait entrer en répétition à Monte-Carlo, je veux dire <i>Thérèse</i>.</p> + +<p><a name="page_246" id="page_246"></a></p> + +<p><a name="page_247" id="page_247"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXV" id="CHAPITRE_XXV"></a>CHAPITRE XXV<br /><br /> +EN PARLANT DE 1793</h3> + +<p>Georges Cain, mon grand ami, l'éminent et éloquent historiographe du +Vieux Paris, nous avait réunis un matin de l'été 1905: la belle et +charmante Mme Georges Cain, Mlle Lucy Arbell, de l'Opéra, et quelques +autres personnes, pour visiter ensemble ce qui fut, autrefois, le +couvent des Carmes, dans la rue de Vaugirard.</p> + +<p>Nous avions parcouru les cellules de l'ancien cloître, vu le puits où la +horde sanguinaire des septembriseurs jeta les corps des prêtres +massacrés, nous étions arrivés à ces jardins demeurés tristement +célèbres par ces effroyables boucheries, quand, s'arrêtant dans le chaud +et prenant récit de ces lugubres événements, Georges Cain nous montra +une forme blanche qui errait au loin, solitaire.</p> + +<p>«C'est l'âme de Lucile Desmoulins», fit-il. La pauvre Lucile Desmoulins, +si forte et si courageuse<a name="page_248" id="page_248"></a> auprès de son mari qu'on mena à l'échafaud, +où, elle-même, bientôt, ne tardait pas à le suivre.</p> + +<p>Ni ombre, ni fantôme! La forme blanche était bien vivante!... C'était +Lucy Arbell qui, envahie par une crise poignante de sensibilité, s'était +écartée pour cacher ses larmes.</p> + +<p class="c"><i>Thérèse se révélait déjà...</i></p> + +<p>A peu de jours de là, je déjeunais à l'Ambassade d'Italie. Au dessert, +la si aimable comtesse Tornielli nous raconta avec la grâce charmante, +la fine et séduisante éloquence qui lui sont familières, l'histoire du +palais de l'Ambassade, rue de Grenelle.</p> + +<p>En 1793, ce palais appartenait à la famille des Galliffet. Des membres +de cette illustre maison, les uns avaient été guillotinés, les autres +avaient émigré à l'étranger. On voulait vendre l'immeuble comme bien de +la nation; il se trouva, pour s'y opposer, un vieux serviteur au +caractère ferme et décidé. «Je suis le peuple, dit-il, et vous +n'enlèverez pas au peuple ce qui lui appartient. Je suis chez moi, +ici!...»</p> + +<p>Lorsque, en 1798, l'un des émigrés survivants des Galliffet revint à +Paris, sa première pensée fut d'aller voir la demeure familiale. Sa +surprise fut grande d'y être reçu par le fidèle serviteur, dont l'âpre +et énergique parole en avait empêché la spoliation. «Monseigneur, dit +celui-ci en tombant aux pieds de son maître, j'ai su conserver votre +bien. Je vous le rends!»</p> + +<p><i>Le poème de Thérèse s'annonçait!</i> Cette révélation le faisait +pressentir.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je peux dire que c'est à Bruxelles, en novembre de<a name="page_249" id="page_249"></a> cette année-là, dans +le Bois de la Cambre, que j'eus la première vision musicale de +l'ouvrage.</p> + +<p>C'était en un bel après-midi, par un pâle soleil aux lueurs automnales. +On sentait qu'une sève généreuse se retirait lentement de ces beaux +arbres. Le vert et gai feuillage qui couronnait leur cime avait disparu. +Une à une, au caprice du vent, tombaient les feuilles grillées, +roussies, jaunies par le froid, ayant pris à l'or, ironie de la nature! +son éclat, ses nuances comme ses teintes les plus variées.</p> + +<p>Rien ne ressemblait moins aux arbres maigres et chétifs de notre bois de +Boulogne. Au développement de leurs rameaux, ces arbres magnifiques +pouvaient rappeler ceux tant admirés dans les parcs de Windsor et de +Richemond. Je marchais sur ces feuilles mortes, et les chassais du pied; +leur bruissement me plaisait, il accompagnait délicieusement mes +pensées.</p> + +<p>J'étais d'autant plus au cœur de l'ouvrage, dans «les entrailles du +sujet», que, parmi les quatre ou cinq personnes avec lesquelles je me +trouvais, figurait la future héroïne de <i>Thérèse</i>.</p> + +<p>Je recherchais partout, avidement, ce qui se rapportait aux temps +horribles de la Terreur, tout ce qui, dans les estampes, pouvait me +redire la sinistre et sombre histoire de cette époque, afin d'en rendre +avec la plus grande vérité possible les scènes du second acte, que +j'avoue aimer profondément.</p> + +<p>Étant donc rentré à Paris, ce fut dans mon logis de la rue de Vaugirard +que, pendant tout l'hiver et le printemps (j'achevai l'ouvrage, l'été, +aux bords de la mer), je composai la musique de <i>Thérèse</i>.</p> + +<p>Je me souviens qu'un matin, le travail d'une situation<a name="page_250" id="page_250"></a> qui réclamait +impérieusement le secours immédiat de mon collaborateur, Jules Claretie, +m'avait fort énervé. Je me décidai incontinent à écrire au ministre des +Postes, Télégraphes et Téléphones, pour qu'il m'accordât cette chose +presque impossible: avoir le téléphone placé chez moi, dans la journée, +avant quatre heures!...</p> + +<p>Ma lettre, naturellement, reflétait plutôt le ton d'une supplique +déférente.</p> + +<p>Aurais-je pu l'espérer? Quand je rentrai de mes occupations, je trouvai +sur ma cheminée un joli appareil téléphonique, tout neuf!</p> + +<p>Le ministre, M. Bérard, lettré des plus distingués, avait dû +s'intéresser sur-le-champ à mon capricieux désir. Il m'envoya <i>illico</i> +une équipe d'une vingtaine d'hommes munis de tout ce qu'il fallait pour +un rapide placement.</p> + +<p>O le cher et charmant ministre! Je l'aime d'autant plus qu'il eut un +jour pour moi une parole bien aimable: «J'étais heureux, fit-il, de vous +donner cette satisfaction, à vous qui m'avez si souvent causé tant de +plaisir au théâtre, avec vos ouvrages.»</p> + +<p><i>Par pari refertur</i>, oui, c'était la réciproque, mais rendue avec une +grâce et une obligeance que j'appréciai hautement.</p> + +<p>Allo!... Allo! A mon premier essai, on s'en doute, je fus très inhabile. +Je parvins cependant à avoir la communication.</p> + +<p>J'appris aussi, autre gracieuseté bien utile, que mon numéro ne +figurerait pas à l'<i>Annuaire</i>. Personne donc ne pourrait m'appeler. Je +serais seul à pouvoir user du merveilleux instrument.<a name="page_251" id="page_251"></a></p> + +<p>Je ne tardai pas à téléphoner à Claretie. Il resta fort surpris de cet +appel lui venant de la rue Vaugirard. Je lui communiquai mes idées sur +la scène difficile qui avait occasionné la mise en place du téléphone.</p> + +<p>Il s'agissait de la dernière scène.</p> + +<p>Je lui téléphonai:</p> + +<p><i>Faites égorger Thérèse et tout sera bien.</i></p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>J'entendis une voix qui m'était inconnue et qui poussait des cris +affolés (notre fil était en communication maladroite avec un autre +abandonné); elle me hurlait:</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p><i>Ah! si je savais qui vous êtes, gredin! je vous dénoncerais à la +police. Un crime pareil! De qui est-il question?</i></p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Subitement la voix de Claretie:</p> + +<p><i>Une fois égorgée, elle ira rejoindre son mari dans la charrette. Je +préfère cela au poison!</i></p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>La voix du monsieur:</p> + +<p><i>Ah! c'est trop fort! Maintenant, les scélérats, ils vont l'empoisonner! +J'appelle la surveillante!... Je veux une enquête!...</i></p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Une friture énorme se produisit dans l'appareil, et le calme bienheureux +reparut.</p> + +<p>Il était temps; avec un abonné monté à un tel diapason, nous risquions, +Claretie et moi, de passer un mauvais quart d'heure! J'en tremble +encore!</p> + +<p>Souvent, depuis, je travaillai avec Claretie dialoguant de chaque côté +d'un fil, et ce fil d'Ariane conduisit<a name="page_252" id="page_252"></a> ma voix jusqu'à celle de +Perséphone, je veux dire... de Thérèse, à laquelle je faisais entendre +telle ou telle terminaison vocale, voulant avoir son opinion, avant de +l'écrire.</p> + +<p>Par une belle journée de printemps, j'étais allé revoir le parc de +Bagatelle, et ce joli pavillon, alors encore abandonné, construit sous +Louis XVI par le comte d'Artois. Je fixai bien dans ma mémoire ce +délicieux petit château que la Révolution triomphante avait laissé +devenir une entreprise de fêtes champêtres, après en avoir spolié son +ancien propriétaire. En rentrant en sa possession, sous la Restauration, +le comte d'Artois l'avait appelé «Babiole». «Bagatelle» ou «Babiole», +c'est tout un, et ce même pavillon devait, presque de nos jours, être +habité par Richard Wallace, le célèbre millionnaire, philanthrope et +collectionneur.</p> + +<p>Je voulus, plus tard, que le décor du premier acte de <i>Thérèse</i> le +rappelât exactement. Notre artiste fut particulièrement sensible à cette +pensée. On sait, en effet, la parenté qui l'unit à la descendance des +marquis d'Hertford.</p> + +<p>La partition une fois terminée et connaissant les intentions de Raoul +Gunsbourg, qui avait désiré cet ouvrage pour l'Opéra de Monte-Carlo, +nous fûmes informés, Mme Massenet et moi, que S. A. S. le prince de +Monaco honorerait de sa présence notre modeste demeure et viendrait +déjeuner chez nous avec le chef de sa maison, M. le comte de Lamotte +d'Allogny. Immédiatement, nous invitâmes mon cher collaborateur et Mme +Claretie, ainsi que mon excellent éditeur et ami et Mme Heugel.<a name="page_253" id="page_253"></a></p> + +<p>Le prince de Monaco, d'une si haute simplicité, voulut bien s'asseoir +près d'un piano que j'avais fait venir pour la circonstance, et il +écouta quelques passages de <i>Thérèse</i>. Il apprit de nous ce détail. Lors +de la première lecture à notre créatrice, Lucy Arbell, en véritable +artiste, m'arrêta comme j'étais en train de chanter la dernière scène, +celle où Thérèse, en poussant un grand cri d'épouvante, aperçoit la +terrible charrette emmenant son mari, André Thorel, à l'échafaud, et +clame de toutes ses forces: «Vive le roi!» pour être ainsi assurée de +rejoindre son mari dans la mort. Ce fut à cet instant, dis-je, que notre +interprète, violemment émue, m'arrêta et me fit, dans un élan de +transport: «Jamais je ne pourrai <i>chanter</i> cette scène jusqu'au bout, +car lorsque je reconnais mon mari, celui qui m'a donné son nom, qui a +sauvé Armand de Clerval, je dois perdre la voix. Je vous demande donc de +<i>déclamer</i> toute la fin de la pièce.»</p> + +<p>Les grands artistes, seuls, ont le don inné de ces mouvements +instinctifs; témoin Mme Fidès-Devriès qui me demanda de refaire l'air de +Chimène: «Pleurez mes yeux!...» Elle trouvait qu'elle n'y pensait qu'à +son père mort, qu'elle oubliait trop son ami Rodrigue!</p> + +<p>Un geste bien sincère aussi, fut trouvé par le ténor Talazac, créateur +de Des Grieux. Il voulut ajouter: <i>toi!...</i> avant le <i>vous</i>! qu'il lance +en retrouvant Manon, dans le séminaire de Saint-Sulpice. Ce <i>toi</i>! +n'indiquait-il pas le premier cri de l'ancien amant, retrouvant sa +maîtresse?</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Les premières études de <i>Thérèse</i> eurent lieu dans<a name="page_254" id="page_254"></a> le bel appartement, +si richement décoré de tableaux anciens et d'œuvre d'art, que Raoul +Gunsbourg possède rue de Rivoli. Nous étions au premier jour de l'an; +nous le fêtâmes en travaillant dans le salon, de huit heures du soir à +minuit.</p> + +<p>Au dehors, il faisait un froid très vif, mais un superbe feu nous le +laissait ignorer; et ce fut dans cette douce et toute exquise atmosphère +qu'on but le champagne à la réalisation prochaine de nos communes +espérances.</p> + +<p>Étaient-elles assez émouvantes, ces répétitions, qui réunissaient ces +trois beaux artistes: Lucy Arbell, Edmond Clément et Dufranne!</p> + +<p>Le mois suivant, le 7 février 1907, eut lieu la première de <i>Thérèse</i>, à +l'Opéra de Monte-Carlo.</p> + +<p>Ma chère femme et moi, nous étions, cette année encore, les hôtes du +prince, dans ce magnifique palais pour lequel je vous ai déjà dit toute +mon admiration.</p> + +<p>Son Altesse nous avait invités dans la loge princière, la même loge où +j'avais été appelé, à la fin de la première du <i>Jongleur de Notre-Dame</i>, +et dans laquelle, en vue du public, le prince de Monaco m'avait placé +lui-même, sur la poitrine, le grand cordon de son ordre de +Saint-Charles.</p> + +<p>Aller au théâtre, c'est bien; autre chose, cependant, est d'assister à +la représentation et d'écouter! Je repris donc, le soir de <i>Thérèse</i>, ma +place accoutumée dans le salon du prince. Des tentures et des portes le +séparaient de la loge. J'y étais seul, dans le silence, du moins je le +pouvais supposer.</p> + +<p>Le silence? Parlons-en! Le vacarme des acclamations qui saluaient nos +trois artistes fut à ce point formidable<a name="page_255" id="page_255"></a> que ni portes, ni tentures n'y +résistèrent, ne parvinrent à l'étouffer!</p> + +<p>Au dîner officiel donné au palais, le lendemain, nos créateurs applaudis +étaient invités et fêtés. Mon célèbre confrère, M. Louis Diémer, le +merveilleux virtuose qui avait consenti à jouer le clavecin au premier +acte de <i>Thérèse</i>, Mme Louis Diémer, Mme Massenet et moi, nous en étions +également. Nous n'avions, ma femme et moi, pour arriver à la salle du +banquet, qu'à gravir l'escalier d'honneur. Il était proche de notre +appartement, cet appartement idéalement beau, véritable séjour de rêve.</p> + +<p>Pendant deux années consécutives, <i>Thérèse</i> fut reprise à Monte-Carlo, +et, avec Lucy Arbell, la créatrice, nous avions le brillant ténor +Rousselière et le maître professeur Bouvet.</p> + +<p>Au mois de mars 1910, des fêtes d'un éclat inusité, véritablement inouï, +eurent lieu à Monaco pour l'inauguration du colossal palais du Musée +océanographique.</p> + +<p>A la représentation de gala, on redonna <i>Thérèse</i>, devant un public +composé de membres de l'Institut, confrères de Son Altesse Sérénissime, +membre de l'Académie des sciences. Quantité d'illustrations, de savants +du monde entier, les représentants du corps diplomatique, ainsi que M. +Loubet, ancien président de la République, étaient là.</p> + +<p>Le matin de la séance solennelle d'inauguration, le prince prononça un +admirable discours, auquel répondirent les présidents des académies +étrangères.</p> + +<p>J'étais déjà fort souffrant et je ne pus prendre ma place au banquet qui +eut lieu au palais, et à la suite<a name="page_256" id="page_256"></a> duquel on se rendit au spectacle de +gala dont j'ai parlé.</p> + +<p>Mon confrère de l'Institut, Henri Roujon, voulut bien, au banquet du +lendemain matin, lire le discours que j'aurais dû prononcer moi-même, si +je n'avais été obligé de garder le lit.</p> + +<p>Être lu par Henri Roujon, c'est un honneur et un succès!</p> + +<p>Saint-Saëns, invité aussi à ces fêtes et habitant le palais, ne cessa de +me prodiguer les marques de la plus affectueuse sollicitude. Le prince +lui-même daigna me visiter dans ma chambre de malade, et chacun me +redisait, avec le succès de la représentation, celui de notre Thérèse, +Lucy Arbell.</p> + +<p>Mon médecin, aussi, qui m'avait quitté, le soir, plus calme, ouvrit ma +porte vers les minuit. Ce fut, sans doute, pour prendre de mes +nouvelles, mais également pour me parler de la belle représentation. Il +savait que ce serait un baume d'une efficacité certaine pour moi.</p> + +<p>Un détail qui me causa une grande satisfaction fut celui-ci:</p> + +<p>On avait représenté <i>le Vieil Aigle</i>, de Raoul Gunsbourg, où Mme +Marguerite Carré, femme du directeur de l'Opéra-Comique, se vit +acclamée. <i>Thérèse</i> était en même temps sur l'affiche. Albert Carré, qui +avait assisté à la représentation, ayant rencontré un de ses amis +parisiens aux fauteuils d'orchestre, lui annonça qu'il jouerait +<i>Thérèse</i>, à l'Opéra-Comique, avec la bien dramatique créatrice.</p> + +<p>Effectivement, quatre ans après la première à Monte-Carlo, et après tant +d'autres théâtres qui<a name="page_257" id="page_257"></a> avaient déjà représenté cet ouvrage, la première +de <i>Thérèse</i> eut lieu, à l'Opéra-Comique, le 28 mai 1911, et <i>l'Écho de +Paris</i> voulut bien faire paraître, pour la circonstance, un supplément +merveilleusement présenté.</p> + +<p>Au moment où j'écris ces lignes, je lis que le second acte de <i>Thérèse</i> +fait partie du rare programme de la fête qui m'est offerte, à l'Opéra, +le dimanche 10 décembre 1911, par l'œuvre pie, française et +populaire: les «Trente Ans de Théâtre», la si utile création de mon ami +Adrien Bernheim, qui a l'esprit aussi généreux que l'âme grande et +bonne.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Un tendre ami me disait dernièrement: «Si vous avez écrit <i>le Jongleur +de Notre-Dame</i> avec la foi, vous avez écrit <i>Thérèse</i> avec le cœur.</p> + +<p>Rien ne pouvait être pensé plus simplement et me toucher davantage.</p> + +<p><a name="page_258" id="page_258"></a></p> + +<p><a name="page_259" id="page_259"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXVI" id="CHAPITRE_XXVI"></a>CHAPITRE XXVI<br /><br /> +D'ARIANE A DON QUICHOTTE</h3> + +<p>Je reprenais, ce matin, le cours de <i>Mes Souvenirs</i>, quand j'appris une +nouvelle qui me navra: la mort d'une amie de mon enfance, Mme +Maucorps-Delsuc!</p> + +<p>Je dois à ce parfait professeur, qui enseigna autrefois le solfège au +Conservatoire, les conseils précieux qui contribuèrent à me faire +obtenir mon prix de piano, en 1859. Mme Maucorps meurt ayant dépassé sa +quatre-vingtième année, emportant dans un autre monde les sentiments de +tendre reconnaissance que je lui avais voués et qui correspondaient à +l'affectueux intérêt qu'elle n'avait jamais cessé de me témoigner.</p> + +<p>En sincère émotion, mon cœur va vers elle!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je ne livre jamais un ouvrage qu'après l'avoir conservé, par devers moi, +pendant des mois, des années même.<a name="page_260" id="page_260"></a></p> + +<p>J'achevais de terminer <i>Thérèse</i>—longtemps avant qu'elle dût être +représentée—quand mon ami Heugel m'apprit qu'il s'était déjà entendu +avec Catulle Mendès pour donner une suite à <i>Ariane</i>.</p> + +<p>Tout en étant un ouvrage distinct, <i>Bacchus</i> devait, dans notre pensée, +ne former qu'un tout avec <i>Ariane</i>.</p> + +<p>Le poème en fut écrit en très peu de mois. J'y prenais un grand intérêt.</p> + +<p>Cependant, et ceci est bien d'accord avec mon caractère, des +hésitations, des doutes vinrent souvent me tourmenter.</p> + +<p>De l'histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l'antiquité, +celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu'on +connaît le moins.</p> + +<p>L'étude des fables mythologiques, qui n'avait, jusqu'à ces derniers +temps, qu'un intérêt de pure curiosité, tout au plus d'érudition +classique, a acquis une plus haute importance, grâce aux travaux des +savants modernes, lui faisant trouver sa place dans l'histoire des +religions.</p> + +<p>Il devait plaire à l'esprit avisé d'un Catulle Mendès d'y promener les +inspirations de sa muse poétique, toujours si chaude et si colorée.</p> + +<p>Le poème sanscrit, à la fois religieux et épique, de Palmiki, +<i>Râmayana</i>, pour ceux qui ont lu cette sublime épopée, est plus curieux +et plus immense même que les <i>Niebelungen</i>, ce poème épique de +l'Allemagne du moyen âge, retraçant la lutte de la famille des +Niebelungen contre Etzel ou Attila et la destruction de cette famille. +En proclamant <i>Râmayana</i> l'Illiade ou l'Odyssée de l'Inde, on n'a rien<a name="page_261" id="page_261"></a> +exagéré. C'est divinement beau, comme l'œuvre immortelle du vieil +Homère, qui a traversé les siècles.</p> + +<p>Je connaissais cette légende pour l'avoir lue et relue, mais il me +fallut ajouter, par la pensée, ce que les mots, les vers, les situations +même, ne pouvaient expliquer assez clairement pour le public souvent +distrait.</p> + +<p>Mon travail, cette fois, fut acharné, opiniâtre, je luttais; je +rejetais, je reprenais. Enfin je terminai <i>Bacchus</i>, après y avoir +consacré tant de jours, tant de mois!</p> + +<p>La distribution que nous accorda la nouvelle direction de l'Opéra, MM. +Messager et Broussan, fut celle-ci: Lucienne Bréval reparut dans la +figure d'Ariane; Lucy Arbell, en souvenir de son grand succès dans +Perséphone, fut la reine Amahelly, amoureuse de Bacchus: Muratore, notre +Thésée devint en même temps Bacchus, et Gresse accepta le rôle du prêtre +fanatique.</p> + +<p>La nouvelle direction, encore peu affermie, voulut donner un cadre +magnifique à notre ouvrage.</p> + +<p>Comme autrefois, pour <i>le Mage</i>, on avait été cruel, je l'ai dit, pour +notre excellent directeur Gailhard, dont c'était la dernière carte avant +son départ de l'Opéra,—ce qui ne l'empêcha pas d'y revenir peu de temps +après, encore plus aimé qu'avant,—de même, on fut dur pour <i>Bacchus</i>.</p> + +<p>Au moment de <i>Bacchus</i>, le public, la presse étaient indécis sur la +vraie valeur de la nouvelle direction.</p> + +<p>Donner un ouvrage dans ces conditions était, pour la seconde fois, +affronter un péril. Je m'en aperçus, mais trop tard, car l'ouvrage, +malgré ses défauts, paraît-il, ne méritait pas cet excès d'indignité.<a name="page_262" id="page_262"></a></p> + +<p>Le public, cependant, qui se laisse aller à la sincérité de ses +sentiments, fut, en certains endroits de l'ouvrage, d'un enthousiasme +bien réconfortant. Il accueillit, notamment, le premier tableau du +troisième acte par des applaudissements et des rappels nombreux. Le +ballet, dans une forêt de l'Inde, fut très apprécié.</p> + +<p>L'entrée de Bacchus sur son char, d'une mise en scène admirable, eut un +gros succès.</p> + +<p>Avec un peu de patience, ce bon public aurait triomphé des mauvaises +humeurs dont j'avais été prévenu à l'avance.</p> + +<p>Un jour du mois de février 1909, comme je venais de terminer un des +actes de <i>Don Quichotte</i> (j'en parlerai plus loin), il était quatre +heures du soir, je courus chez mon éditeur, au <i>Ménestrel</i>, au +rendez-vous que j'avais avec Catulle Mendès. Je me croyais en retard en +y arrivant, et comme je disais, en entrant, mes regrets d'avoir fait +attendre mon collaborateur, un employé de la maison me répondit par ces +mots: «Il ne viendra pas. Il est mort!»</p> + +<p>Je fus renversé à cette nouvelle terrifiante. Un coup de massue ne m'eût +pas accablé davantage! J'appris, un instant après, les détails de +l'épouvantable catastrophe.</p> + +<p>Lorsque je revins à moi, je ne pus que dire: «Nous sommes perdus pour +<i>Bacchus</i> à l'Opéra! Notre soutien le plus précieux n'est plus!...</p> + +<p>Les colères que sa critique si vibrante et si belle cependant avait +soulevées contre Catulle Mendès devaient être le prétexte d'une revanche +de la part des meurtris.<a name="page_263" id="page_263"></a></p> + +<p>Ces craintes n'étaient que trop justifiées par les doutes dont j'ai déjà +parlé, et si Catulle Mendès eût assisté, par la suite à nos répétitions, +il aurait, par là même, rendu grand service.</p> + +<p>Elle est unique la reconnaissance que je garde à ces admirables +artistes: Bréval, Arbell, Muratore, Gresse! Ils combattirent avec éclat +et leurs talents pouvaient faire croire à un bel ouvrage.</p> + +<p>Souvent on forma le projet de réagir. Je remercie de cette pensée, sans +lendemain, MM. Messager et Broussan.</p> + +<p>J'avais écrit un important morceau d'orchestre (rideau baissé) pour +accompagner le combat victorieux des singes des forêts de l'Inde contre +l'armée héroïque de Bacchus. Je m'étais amusé à réaliser, je le crois du +moins, au milieu des développements symphoniques, les cris des terribles +chimpanzés armés de blocs de pierre qu'ils précipitaient du haut des +rochers.</p> + +<p>Les défilés des montagnes ne portent décidément pas bonheur. Les +Thermopyles! Roncevaux! Le paladin Roland comme Léonidas l'apprirent à +leurs dépens. Toute leur vaillance n'y put rien.</p> + +<p>Que de fois, en écrivant ce morceau, j'allai étudier les mœurs de ces +mammifères, au Jardin des Plantes! Je les aimais, ces amis, eux dont a +si mal parlé Schopenhauer en disant que si l'Asie a les singes, l'Europe +a les Français! Peu aimable pour nous, l'Allemand Schopenhauer!</p> + +<p>Longtemps avant qu'on se décidât, après maintes discussions, à laisser +<i>Bacchus</i> entrer en répétitions (il ne devait passer, en fin de saison, +qu'en 1909),<a name="page_264" id="page_264"></a> j'avais le bonheur d'avoir mis en train la musique de +trois actes, <i>Don Quichotte</i>, dont le sujet et la distribution des +artistes avaient été désirés si affectueusement par Raoul Gunsbourg pour +le théâtre de Monte-Carlo.</p> + +<p>Vous le pressentez, mes chers enfants, j'étais de fort méchante humeur +en songeant aux tribulations qu'allait me valoir Bacchus, sans qu'en ma +conscience d'homme et de musicien j'eusse quoi que ce soit à me +reprocher.</p> + +<p><i>Don Quichotte</i> arrivait donc comme un baume dulcifiant dans ma vie. +J'en avais grand besoin. Depuis le mois de septembre précédent, je +souffrais de douleurs rhumatismales aiguës et je passais mon existence +plutôt dans le lit que debout. J'avais trouvé un système de pupitre qui +me permettait d'écrire étant couché.</p> + +<p>J'éloignais de ma pensée <i>Bacchus</i> et le sort incertain que lui +réservait l'avenir, et j'avançais ainsi, chaque jour, la composition de +<i>Don Quichotte</i>.</p> + +<p>Henri Cain avait très habilement, suivant son habitude, établi un +scénario d'après la comédie héroïque de Le Lorain, ce poète dont le bel +avenir fut tué par la misère, qui précéda sa mort. Je salue ce héros de +l'art dont la physionomie rappelait celle de notre héros à la longue +figure!</p> + +<p>Ce qui, en me charmant, me décida, à écrire cet ouvrage, ce fut une +géniale invention de Le Lorain, de substituer à la grossière servante +d'auberge, la Dulcinée de Cervantès, la si originale et si pittoresque +<i>Belle Dulcinée</i>. Les auteurs dramatiques français les plus en renom +n'avaient pas eu cette excellente idée.<a name="page_265" id="page_265"></a> Elle apportait à notre pièce un +élément de haute beauté dans le rôle de la femme et un attrait de +puissante poésie à notre <i>Don Quichotte</i> mourant d'amour, du véritable +amour cette fois, pour une Belle Dulcinée qui justifiait à un si haut +point cette passion.</p> + +<p>Ce fut donc avec un délice infini que j'attendis le jour de la +représentation. Celle-ci eut lieu à l'Opéra de Monte-Carlo, en février +1910. O la belle, la magnifique première!</p> + +<p>Combien grand fut l'enthousiasme avec lequel on accueillit nos +merveilleux artistes: Chaliapine, Don Quichotte idéal; Lucy Arbell, +étincelante, extraordinaire dans la Belle Dulcinée, et Gresse, Sancho du +plus parfait comique!</p> + +<p>En repensant à cet ouvrage, que l'on donna cinq fois dans la même +saison, à Monte-Carlo, fait unique dans les annales de ce théâtre, je +sens tout mon être vibrer de bonheur à l'idée de revoir ce pays de rêve, +le palais de Monaco et Son Altesse Sérénissime à l'occasion prochaine de +<i>Roma</i>.</p> + +<p>J'ai déjà réservé sur cet ouvrage beaucoup de notes pour <i>Mes Souvenirs</i> +en 1912.</p> + +<p>Des joies nouvelles se réalisèrent lors des répétitions de <i>Don +Quichotte</i> au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, où je savais recevoir +l'accueil le plus franc, le plus ouvert, le plus affectueux des +directeurs, les frères Isola.</p> + +<p>La distribution de Monte-Carlo, se modifia en ce sens que nous eûmes à +Paris pour Don Quichotte le superbe artiste Vanni Marcoux, et, pour +Sancho, le maître comédien Lucien Fugère. Lucy Arbell devait à son +triomphe de Monte-Carlo d'être engagée pour<a name="page_266" id="page_266"></a> la Belle Dulcinée au +Théâtre-Lyrique de la Gaîté.</p> + +<p>Mais fut-il jamais un bonheur sans mélange?</p> + +<p>Cette amère et mélancolique réflexion, je ne la fais certainement pas +pour ce qui concerne l'éclatant succès de nos artistes et de la mise en +scène des frères Isola, si bien secondés par le régisseur général Labis.</p> + +<p>Mais jugez-en plutôt. La répétition dut être ajournée à trois semaines +par les maladies graves et successives de nos trois artistes. Chose +curieuse cependant et vraiment digne d'admiration, nos trois interprètes +furent guéris presque en même temps, et ils quittèrent leurs chambres, +témoins de leurs souffrances, le matin même du jour où eut lieu la +répétition générale. Vivent les beaux et bons artistes!</p> + +<p>Les acclamations frénétiques du public devaient être pour eux une douce +et tout exquise récompense, quand elles éclatèrent, le 28 décembre 1910, +pendant cette répétition générale qui dura de une heure à cinq heures du +soir.</p> + +<p>Mon premier jour de l'an fut bien fêté, lui aussi. J'étais très +souffrant ce jour-là et ce fut dans mon lit de douleur qu'on m'apporta +les cartes de visite de mes fidèles élèves, les pneumatiques des amis, +heureux du succès, les belles fleurs envoyés à ma femme, et une +délicieuse statuette en bronze, souvenir de Raoul Gunsbourg, qui me +rappelait ainsi tout ce que je lui devais pour <i>Don Quichotte</i> à +Monte-Carlo, pour les premières et pour la reprise faite à ce même +théâtre.</p> + +<p>Je sais que la saison 1912 débutera par une reprise nouvelle de cet +ouvrage pendant les répétitions de <i>Roma</i>, en février prochain.<a name="page_267" id="page_267"></a></p> + +<p>La première année de <i>Don Quichotte</i>, au théâtre des frères Isola aura +eu quatre-vingts représentations consécutives de cet ouvrage.</p> + +<p>J'ai plaisir à rappeler certains détails pittoresques qui m'ont vivement +intéressé pendant les études de cet ouvrage.</p> + +<p>C'est, d'abord, la curieuse audace que notre Belle Dulcinée, Lucy +Arbell, eut de vouloir accompagner elle-même, sur la guitare, la chanson +du quatrième acte. Elle parvint, en très peu de temps, à devenir une +véritable virtuose sur cet instrument, dont on soutient les chants +populaires en Espagne, en Italie et même en Russie. Ce fut une +innovation charmante; elle nous débarrassait de cette banalité: +l'artiste frottant une guitare garnie de ficelles, tandis que, dans la +coulisse, un instrumentiste exécute, d'où désaccord entre le geste de +l'artiste et la musique. Jusqu'à ce jour, toutes les Dulcinées n'ont pu +réaliser ce tour de force de la créatrice. Je me souviens aussi que, +connaissant son habileté vocale, j'éclairai le rôle avec de hardies +vocalises et que cela surprit fort, par la suite, plus d'une interprète; +et, pourtant, un contralto doit savoir vocaliser comme un soprano. <i>Le +Prophète</i> et <i>le Barbier de Séville</i> en témoignent.</p> + +<p>La mise en scène de l'acte des Moulins, si ingénieusement trouvée par +Raoul Gunsbourg, se compliqua au théâtre de la Gaîté, tout en gardant +cependant l'effet réalisé à Monte-Carlo.</p> + +<p>Un échange de chevaux, fort habilement dissimulé au public, fit croire +que Don Quichotte et son sosie n'étaient qu'un seul homme!</p> + +<p>Une trouvaille aussi fut celle de Gunsbourg, lorsqu'<a name="page_268" id="page_268"></a>on mit en scène le +cinquième acte. Un artiste, dans une scène d'agonie, fût-il le premier +du monde, veut naturellement mourir couché à terre. Gunsbourg s'écria, +dans un éclair génial: «Un chevalier doit mourir debout!» Et notre Don +Quichotte, alors Chaliapine, s'adossa contre un grand arbre de la forêt +et exhala ainsi son âme fière et amoureuse.<a name="page_269" id="page_269"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXVII" id="CHAPITRE_XXVII"></a>CHAPITRE XXVII<br /><br /> +UNE SOIRÉE!</h3> + +<p>Au printemps de 1910, ma santé était un peu chancelante.</p> + +<p><i>Roma</i> était gravée depuis longtemps, matériel prêt; <i>Panurge</i> terminé; +et je sentais, chose rare, l'impérieux besoin de me reposer pendant +quelques mois.</p> + +<p>Ne rien faire absolument, me livrer tout entier, si doux qu'il pût être, +au <i>dolce farniente</i>, n'était point possible! Je cherchai donc et je +trouvai une occupation qui ne pouvait fatiguer ni mon esprit ni mon +cœur.</p> + +<p>Je vous ai dit, mes chers enfants, qu'au mois de mai 1891, lors de la +disparition de la maison Hartmann, j'avais confié à un ami les +partitions de <i>Werther</i> et d'<i>Amadis</i>. Je n'ai à parler, maintenant, que +d'<i>Amadis</i>. J'allai donc trouver mon ami qui m'ouvrit son coffre-fort, +non pour en tirer des billets de banque, mais pour en extraire sept +cents pages (brouillon d'orchestre), qui formaient la partition +d'<i>Amadis</i>, composée fin de l'année 1889 et année 1890.<a name="page_270" id="page_270"></a> Il y avait donc +vingt et un ans que cet ouvrage attendait dans le silence.</p> + +<p><i>Amadis!</i> Quel joli poème j'avais là! Quel aspect vraiment nouveau! +Quelle poétique et touchante allure avait ce <i>Chevalier du lys</i>, resté +le type des amants constants et respectueux! Quel enchantement dans ces +situations! Quelle attachante résurrection, enfin, que celle de ces +nobles héros de la chevalerie du moyen âge, de ces preux, si vaillants +et si braves!</p> + +<p>Je retirai donc cette partition du coffre et y laissai un quatuor et +deux chœurs pour voix d'hommes. <i>Amadis</i> devait être mon travail de +l'été. J'en commençai allégrement la copie à Paris et allai la continuer +à Égreville.</p> + +<p>Malgré ce travail facile et qui me semblait un si lénitif et si parfait +calmant au malaise que je ressentais, je me trouvais véritablement très +souffrant et je me disais que j'avais bien fait de renoncer à composer, +me sachant dans un état de santé si précaire.</p> + +<p>J'arrivai à Paris pour consulter mon médecin. Il m'ausculta, puis, ne me +cachant pas ce que lui avait révélé son diagnostic: «Vous êtes très +malade!» me fit-il. «Comment? lui dis-je, c'est impossible! Je copiais +encore lorsque vous êtes venu!»</p> + +<p>«Vous êtes très gravement malade!» insista-t-il.</p> + +<p>Le lendemain matin, médecins et chirurgien m'obligeaient à quitter mon +cher et doux foyer, ma chambre tant aimée.</p> + +<p>Une ambulance automobile m'emporta à la maison de santé de la rue de La +Chaise. Ce m'était une consolation. Je ne quittais pas mon quartier. Je +fus inscrit<a name="page_271" id="page_271"></a> sur le registre de la maison sous un nom d'emprunt, les +médecins ayant craint les interviews, bien aimables d'ailleurs, qu'on +m'aurait demandées et qu'il m'était tout à fait défendu d'accorder dans +ces moments-là.</p> + +<p>Le lit dans lequel je m'étendis était placé, par une toute gracieuse +attention, au milieu de la plus belle chambre de l'établissement, dite +le salon Borghèse. J'en fus ému.</p> + +<p>Je fus l'objet, de la part du professeur chirurgien Pierre Duval et des +docteurs Richardière et Laffitte, des soins les plus admirables et les +plus dévoués.</p> + +<p>J'étais là, environné d'un calme silencieux et comme enveloppé par une +tranquillité dont j'appréciais tout le prix.</p> + +<p>Mes plus chères amitiés venaient me rendre visite, chaque fois que +l'autorisation leur en était donnée. Ma femme, tout inquiète, était +accourue d'Égreville et m'apportait son affection la plus émue.</p> + +<p>Je devais être sauvé au bout de quelques jours.</p> + +<p>Le repos forcé imposé à mon corps n'empêchait cependant pas mon esprit +de travailler.</p> + +<p>Je n'attendis pas que le mieux se fît dans mon état pour m'occuper des +discours que j'aurais à prononcer comme président de l'Institut et +président de l'Académie des Beaux-Arts (double présidence qui m'était +échue cette année) et enveloppé de glace, de mon lit, j'envoyais aussi +mes instructions pour les futurs décors de <i>Don Quichotte</i>.</p> + +<p>Enfin, je rentrai chez moi!</p> + +<p>Revoir sa demeure, ses meubles; retrouver les livres qu'on aimait à +feuilleter, tous ces objets qui caressaient<a name="page_272" id="page_272"></a> vos yeux, vous rappelaient +de chers souvenirs, et dont on s'était fait une habitude; revoir les +êtres qui vous sont chers, ces serviteurs pleins d'attentions, ah! +quelle joie! Et si vive fut cette joie qu'elle me causa une crise de +larmes.</p> + +<p>Et ces promenades que je faisais, encore tout chancelant, appuyé sur le +bras de mon tendre frère, le général, et sur celui d'une amie bien +chère, comme je les reprenais avec bonheur! Que j'étais heureux de +promener ma convalescence à travers ces allées ombreuses du Luxembourg, +au milieu des rires enjoués des enfants, de toute cette jeunesse qui y +prenait ses ébats, parmi les claires chansons des oiseaux qui allaient +sautillant de branche en branche, contents de vivre dans ce beau jardin, +leur ravissant royaume!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Égreville, que j'avais déserté alors que je me doutais si peu de ce qui +devait m'advenir, reprit sa vie ordinaire dès que, tranquillisée sur mon +sort, ma femme bien-aimée put y retourner.</p> + +<p>L'été qui m'avait été si triste prit fin, et l'automne arriva avec les +deux séances publiques de l'Institut et de l'Académie des Beaux-Arts et +les répétitions, aussi, de <i>Don Quichotte</i>.</p> + +<p>Une idée d'un réel intérêt me fut soumise, entre temps, par l'artiste à +qui devait échoir la mission de la faire triompher plus tard. Ayant mis +cette idée à profit, j'écrivis une suite de compositions et leur donnai +le nom proposé par l'interprète: les <i>Expressions lyriques</i>. Cette +réunion des deux forces expressives, le chant et la parole, je +m'intéressai grandement à la faire vibrer dans une même voix.<a name="page_273" id="page_273"></a></p> + +<p>Les Grecs, d'ailleurs, n'agissaient pas autrement dans l'interprétation +de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation.</p> + +<p>Et comme il n'y a rien de nouveau sous les étoiles, ce que nous jugions +une innovation moderne n'était que «renouvelé des Grecs», ce dont on +peut s'honorer, cependant.</p> + +<p>Depuis ce temps, et toujours depuis, j'ai vu les auditeurs très captivés +par ces compositions et émus par l'admirable expression personnelle que +leur donnait l'interprète.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Un matin, tandis que j'en étais aux dernières corrections d'épreuves de +<i>Panurge</i>, dont le poème m'avait été confié par mon ami Heugel et avait +pour auteurs Maurice Boukay, pseudonyme de Couyba, plus tard ministre du +Commerce, et Georges Spitzmüller, je reçus l'affectueuse visite de O. de +Lagoanère, administrateur général du Théâtre-Lyrique de la Gaîté. Il +venait au nom de nos excellents directeurs, les frères Isola, me +demander de leur donner <i>Panurge</i>.</p> + +<p>A cette démarche, aussi spontanée que flatteuse, je répondis que ces +messieurs s'engageaient bien aimablement à mon égard, mais qu'ils ne +connaissaient pas l'ouvrage. «C'est vrai, me répliqua aussitôt l'aimable +M. de Lagoanère, mais c'est un ouvrage qui vient de vous!»</p> + +<p>On prit date et, séance tenante, le traité fut signé avec les noms des +artistes proposés par la direction.</p> + +<p>Je me réserve, mes chers enfants, de vous parler plus en détail de +<i>Panurge</i>, aussitôt qu'il sera rentré en répétitions.<a name="page_274" id="page_274"></a></p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Au moment où j'écris ces lignes, je suis encore sous l'émouvante +impression de la splendide soirée donnée le 10 décembre à l'Opéra.</p> + +<p>Il y a quelques semaines, mon excellent ami Adrien Bernheim vint me voir +et, entre deux dragées (il est aussi gourmand que moi), il me proposa de +participer à une grande représentation qu'il organisait en mon honneur, +pour fêter le dixième anniversaire de l'œuvre française et populaire: +les <i>Trente ans de Théâtre</i>. «En mon honneur!» m'écriai-je dans une +extrême confusion...</p> + +<p>Il n'y eut pas un artiste, et des plus grands, qui ne se sentît heureux +de prêter son concours à cette soirée.</p> + +<p>Ce fut ensuite, de jour en jour, toujours chez moi, dans le salon de +famille de la rue de Vaugirard, que je vis se réunir, animés d'un égal +dévouement pour assurer le succès, les secrétaires généraux de l'Opéra +et de l'Opéra-Comique, MM. Stuart et Carbone, et l'administrateur du +Théâtre-Lyrique de la Gaîté, M. O. de Lagoanère. Mon bien cher Paul +Vidal, chef d'orchestre à l'Opéra, et professeur de composition au +Conservatoire, se joignit à eux.</p> + +<p>Le programme fut décidé tout de suite. Les études particulières +commencèrent aussitôt. La peur cependant que j'éprouvais, et que j'ai +toujours eue, lorsque j'ai fait une promesse, d'être souffrant quand +arrivait l'instant de l'exécution, me causa plus d'une insomnie.</p> + +<p>«Tout est bien qui finit bien», dit la sagesse des nations. J'avais +tort, on va le voir, de me torturer pendant tant de nuits.<a name="page_275" id="page_275"></a></p> + +<p>Aucun artiste, ai-je dit, ne se serait senti heureux s'il n'avait pas +participé à cette soirée en lui accordant son généreux concours. Notre +vaillant président Adrien Bernheim, avait, après quelques paroles +chaleureusement patriotiques, obtenu de tous les professeurs de +l'orchestre de l'Opéra qu'ils viendraient répéter les différents actes, +intercalés dans la soirée, à six heures vingt-cinq du soir. Personne ne +dîna; tout le monde fut au rendez-vous!</p> + +<p>A vous tous, mes amis, mes confrères, mes remerciements émus!</p> + +<p>Je n'ai point à apprécier moi-même ce que fut cette fête, à laquelle je +pris une part si personnelle...</p> + +<p>Il n'y a pas de circonstances, si belles et si sérieuses qu'elles soient +dans la vie, auxquelles ne se mêle parfois un incident qui leur fait +contraste.</p> + +<p>Tous mes amis voulaient témoigner de leur empressement à assister à la +soirée de l'Opéra. Il se trouva parmi eux un fidèle habitué des théâtres +qui tint à venir m'exprimer ses regrets de ne pouvoir assister à cette +fête. Il avait perdu tout récemment son oncle, qu'on savait millionnaire +et dont il était héritier.</p> + +<p>Je lui présentai mes condoléances et il partit.</p> + +<p>Le plus drôle, c'est que je devais apprendre fortuitement l'étrange +conversation qu'à l'occasion des funérailles de cet oncle, il avait eue +avec le représentant des pompes funèbres.</p> + +<p>«Si monsieur désire, avait dit ce dernier, un service de première +classe, il aura l'église entièrement tendue de noir aux armes du défunt, +l'orchestre de l'Opéra, les premiers artistes, le catafalque le plus +monumental», suivant la somme.<a name="page_276" id="page_276"></a></p> + +<p>L'héritier hésita...</p> + +<p>«Alors, monsieur, ce sera la seconde classe, l'orchestre de +l'Opéra-Comique, des artistes de second plan», suivant la somme.</p> + +<p>Nouvelle hésitation...</p> + +<p>Le représentant ajouta alors, avec un accent contrit:</p> + +<p>«Ce sera donc la troisième classe; mais je vous préviens, monsieur, que +ce ne sera pas <i>gai</i>! (<i>sic</i>)»</p> + +<p>Puisque je suis sur ce terrain, et le mot est bien le mot juste, +j'ajouterai que j'ai reçu d'Italie une lettre de félicitations qui se +terminait par les salutations d'usage et, cette fois, ainsi conçue:</p> + +<p>«Veuillez croire à mes plus sincères... <i>obsèques</i>.» (Traduction libre +d'<i>ossequiosita</i>.)</p> + +<p>La mort a quelquefois des côtés aussi amusants que la vie en a de +tristes.</p> + +<p>Cela me fait souvenir de la fidélité avec laquelle les frères Lionnet +suivaient les enterrements.</p> + +<p>Était-ce sympathie pour les défunts, ou bien ambition de voir leurs noms +au nombre de ceux des personnes de distinction citées à cette occasion, +par les journaux? On n'a jamais pu savoir.</p> + +<p>Étant un jour de cortège funèbre, Victorien Sardou entendit l'un des +frères Lionnet parler avec un de ses voisins et lui dire, l'air navré, +en lui donnant de tristes nouvelles de la santé d'un ami: «Allons, ce +sera à lui bientôt!»</p> + +<p>Ces mots éveillèrent l'attention de Sardou, qui s'exclama, en montrant +les frères Lionnet: «Non seulement ils suivent tous les enterrements, +mais ils les annoncent!»<a name="page_277" id="page_277"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXVIII" id="CHAPITRE_XXVIII"></a>CHAPITRE XXVIII<br /><br /> +CHÈRES ÉMOTIONS</h3> + +<p>Durant l'été de 1902, arrivant de Paris, je rentrai dans ma demeure, à +Égreville.</p> + +<p>Parmi les livres et les brochures que j'avais emportés avec moi, se +trouvait <i>Rome vaincue</i>, d'Alexandre Parodi. Cette magnifique tragédie +avait obtenu, en 1876, au moment où elle fut jouée pour la première fois +sur la scène de la Comédie-Française, un succès resté inoubliable.</p> + +<p>Sarah Bernhardt et Mounet-Sully, jeunes tous les deux à cette époque, +avaient été les protagonistes de deux actes les plus émouvants de +l'œuvre: Sarah Bernhardt, en incarnant l'aïeule aveugle, Posthumia, +et Mounet-Sully, en interprétant l'esclave gaulois, Vestapor.</p> + +<p>Sarah dans toute l'efflorescence de sa radieuse beauté, avait demandé le +rôle de l'aïeule, tant il est vrai de dire que la véritable artiste ne +pense pas à elle;<a name="page_278" id="page_278"></a> qu'elle sait, quand il le faut, faire abstraction +d'elle-même, sacrifier le charme de ses grâces et l'éclat de ses +attraits aux exigences supérieures de l'art!</p> + +<p>Il en fut de même, mes chers enfants, trente-cinq années plus tard, à +l'Opéra, ainsi que la remarque pourra en être justement faite.</p> + +<p>Je me souviens encore de ces hautes fenêtres, de ces baies immenses qui +envoyaient le jour dans ma grande chambre d'Égreville.</p> + +<p>J'avais lu, après dîner la très attachante brochure de la <i>Rome vaincue</i> +jusqu'aux extrêmes lueurs de la journée. Je ne pouvais m'en détacher, +tant elle m'enthousiasmait. Il fallut, comme l'a dit notre grand +Corneille, que</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">...l'obscure clarté qui tombe des étoiles,</td></tr> +<tr><td align="left">Bientôt avec la nuit...</td></tr> +</table> + +<p class="nind">arrêtât ma lecture.</p> + +<p>Dois-je ajouter, après cela, que je ne pus résister à me mettre aussitôt +au travail, et que l'écrivis, les jours suivants, toute la scène de +Posthumia, au 4<sup>e</sup> acte? Vous me direz, sans doute, que je travaillais +ainsi bien au hasard, n'ayant pas encore distribué les scènes suivant +les exigences d'un ouvrage lyrique. J'avais cependant décidé déjà mon +titre: <i>Roma</i>.</p> + +<p>Le véritable emballement dans lequel ce travail me jeta, ne m'empêcha +pas, néanmoins, de songer qu'à défaut d'Alexandre Parodi, mort en 1901, +l'autorisation de ses héritiers m'était nécessaire. J'écrivis donc; mais +ma lettre devait rester sans réponse.</p> + +<p>Je dus ce contre-temps à une adresse erronée. La veuve de l'illustre +tragique m'apprit, en effet, par la<a name="page_279" id="page_279"></a> suite, que ma demande n'était +jamais parvenue à sa destination.</p> + +<p>Parodi! qu'il était bien le <i>vir probus dicendi peritus</i> des anciens! +Quels souvenirs j'ai gardés de nos promenades le long du boulevard des +Batignolles, où je pensais que se trouvait toujours son ancienne +demeure! Avec quelle éloquence il narrait la vie des Vestales qu'il +avait lue dans Ovide, leur grand historiographe!</p> + +<p>J'écoutais avidement sa parole colorée, si enthousiaste des choses du +passé. Ah! que ses emportements contre tout ce qui n'était pas élévation +dans les sentiments, noble fierté dans les intentions, dignité et +simplicité dans la forme, que ces emportements, dis-je, étaient superbes +et comme on sentait que son âme vibrait toujours dans l'au-delà! Il +semblait qu'une flamme la consumât, imprimant à ses joues le creux de +ses tortures intérieures.</p> + +<p>Je l'ai tant admiré et bien aimé! Il me semble que notre collaboration +n'est point finie, qu'un jour nous pourrons la reprendre ensemble, dans +le mystérieux séjour où l'on va, mais d'où l'on ne revient jamais!</p> + +<p>Fort déçu du silence qui avait suivi l'envoi de ma lettre, j'allais +abandonner mon projet d'écrire <i>Roma</i> lorsque, dans ma vie, apparut un +maître poète, Catulle Mendès. Il m'offrit cinq actes pour l'Opéra: +<i>Ariane</i>; je vous en ai déjà parlé.</p> + +<p>Ce fut cinq ans après, en 1907, que mon ami Henri Cain vint me demander +si j'avais l'intention de reprendre avec lui notre fidèle collaboration.</p> + +<p>Tout en causant avec moi, il remarqua que j'avais mes pensées ailleurs, +qu'une autre idée me préoccupait.<a name="page_280" id="page_280"></a> C'était exact. Je fus amené à lui +confier mon aventure à propos de <i>Roma</i>.</p> + +<p>Mon désir de trouver dans cette œuvre le poème rêvé fut immédiatement +partagé par Henri Cain: quarante-huit heures après, il me rapportait +l'autorisation des héritiers. Ceux-ci avaient signé un traité qui +m'accordait un délai de cinq ans pour écrire et faire représenter +l'ouvrage.</p> + +<p>Il m'est agréable, aujourd'hui, de remercier Mme veuve Parodi, femme +d'une rare et parfaite distinction, et ses fils, dont l'un occupe une +situation éminente dans l'instruction publique.</p> + +<p>Ainsi que je vous l'ai déjà dit, mes chers enfants, je me trouvais, en +février 1910, à Monte-Carlo, pour les répétitions et la première +représentation de <i>Don Quichotte</i>. J'habitais alors, déjà, cet +appartement qui m'a tant plu, à l'Hôtel du Prince de Galles. J'y suis +toujours revenu avec bonheur. Comment aurait-il pu en être autrement.</p> + +<p>La chambre où je travaillais donnait de plain-pied sur un des boulevards +de la ville, et de mes fenêtres j'avais une vue incomparable.</p> + +<p>Au premier plan: des orangers, des citronniers, des oliviers; à +l'horizon: le grand rocher surplombant la mer aux flots d'azur, et, sur +le roc, l'antique palais modernisé du prince de Monaco.</p> + +<p>Dans cette calme et paisible demeure—chose exceptionnelle pour un +hôtel—malgré l'affluence des familles étrangères qui y étaient +installées, j'étais incité au travail. Pendant mes heures de liberté, +entre les répétitions, je m'occupais à écrire une ouverture pour <i>Roma</i>; +j'avais emporté avec moi les huit cents<a name="page_281" id="page_281"></a> pages d'orchestre de la +partition manuscrite complètement terminée.</p> + +<p>Le second mois de mon séjour à Monte-Carlo, je le passai au palais de +Monaco. C'est là que j'achevai cette composition, dans ce milieu +enchanteur, dans la haute poésie de cette splendeur.</p> + +<p>Lorsque, deux ans plus tard, aux répétitions de <i>Roma</i>, j'assistai à +l'audition de cette ouverture, lue par les artistes de l'orchestre et +dirigée par le maître Léon Jehin avec un art extraordinaire, je pensai à +cette coïncidence qui faisait que ces pages, écrites dans le pays, +l'avaient été tout proche du théâtre où elles étaient jouées.</p> + +<p>En rentrant à Paris, en avril, après les fêtes somptueuses par +lesquelles avait été inauguré le Palais océanographique, et que je vous +ai racontées, je reçus la visite de Raoul Gunsbourg. Il venait, au nom +de Son Altesse Sérénissime, s'informer si j'avais un ouvrage à lui +confier pour 1912. <i>Roma</i> était terminée depuis longtemps, le matériel +en était prêt, et, par conséquent, je pouvais le lui promettre et +attendre deux années encore. Je le lui proposai.</p> + +<p>Mon habitude, je l'ai déjà dit, est de ne jamais parler d'un ouvrage que +lorsqu'il est complètement achevé, que son matériel, toujours important, +est gravé et corrigé. C'est là une besogne considérable dont j'ai à +remercier mes chers éditeurs, Henri Heugel et Paul-Émile Chevalier, +ainsi que mes scrupuleux correcteurs, en tête desquels j'aime à placer +Ed. Laurens, un maître musicien. Si j'insiste sur ce point, c'est que +rien n'a pu empêcher, jusqu'ici, la persistance de cette formule: «M. +Massenet se hâte d'achever sa<a name="page_282" id="page_282"></a> partition afin d'être prêt pour le +premier...!» Laissons dire et... continuons.</p> + +<p>Ce ne fut qu'au mois de décembre 1911 que les études de <i>Roma</i> pour les +artistes commencèrent, rue de Rivoli, chez Raoul Gunsbourg.</p> + +<p>Qu'il était beau de voir nos grands artistes se passionner aux leçons de +Gunsbourg qui, vivant les rôles, leur infusait sa vie même en les +mettant en scène!</p> + +<p>Hélas! pour moi, un accident me retint au lit dès le début de ces +passionnantes études. Tous les soirs, cependant, de cinq à sept heures, +je suivais, de mon lit, grâce à mon téléphone, les progrès des études de +<i>Roma</i>.</p> + +<p>L'idée de ne pouvoir, peut-être, aller à Monte-Carlo, me tourmentait, +lorsque enfin mon excellent ami, l'éminent docteur Richardière, autorisa +mon départ! Le 29 janvier, nous partîmes donc, ma femme et moi, pour ce +pays des rêves.</p> + +<p>A la gare de Lyon, excellent dîner!... Bon signe. Cela s'annonce bien!</p> + +<p>La nuit, toujours fatigante en wagon... supportée dans la joie des +répétitions futures. Le mieux se maintient!</p> + +<p>L'arrivée dans ma chambre aimée du «Prince de Galles»... Une ivresse. +C'est le mieux qui continue!</p> + +<p>Quel incomparable bulletin de santé, n'est-il pas vrai?</p> + +<p>Enfin, la lecture de <i>Roma</i>, dite à l'italienne: orchestre, artistes et +chœurs, fut l'objet de si belles et si bienveillantes manifestations, +que je payai ces <i>chaudes</i> émotions par un... <i>refroidissement</i>.</p> + +<p>O contraste! O ironie! Comment s'étonner cependant?<a name="page_283" id="page_283"></a> Tous les contrastes +ne sont-ils pas dans cette même nature?</p> + +<p>Le refroidissement dont je fus atteint ne dura guère, heureusement. Deux +jours après, j'avais rebondi; j'étais plus solide que jamais. J'en +profitai pour aller, avec ma femme, toujours avide et curieuse de sites +pittoresques, m'égarer dans un parc abandonné, le parc Saint-Roman. Nous +étions là, dans la solitude de cette riche et luxuriante nature, dans +ces bois d'oliviers laissant voir, à travers leurs petites feuilles d'un +vert grisâtre, si tendre et si doux, la mer immuablement bleue, quand +j'y trouvai... Quoi? Je vous le donne en dix, en cent, comme eût fait +Mme de Sévigné! Quand j'y trouvai, mes chers enfants... un chat.</p> + +<p>Oui! c'était un chat, un vrai chat, fort aimable. Me sachant, sans +doute, depuis toujours, en amitié avec ses semblables, il m'honora de sa +société et ses miaulis insistants et affectueux ne me quittèrent pas. Ce +fut pour ce compagnon que j'épanchai mon cœur tout palpitant. +N'était-ce pas, en effet, ce jour-là, pendant ces heures d'isolement, +que la répétition générale de <i>Roma</i> battait son plein? Oui, me +disais-je, en ce moment Lentulus vient d'arriver! Ah! maintenant, c'est +Junia! Voilà Fausta dans les bras de Fabius! Actuellement, c'est +Posthumia se traînant aux pieds des sénateurs cruels!... Car nous avons, +nous autres, fait étrange, comme l'intuition du moment exact où se joue +telle ou telle scène, une sorte de divination de la division +mathématique du temps, appliquée à l'action théâtrale. Nous étions au 14 +février. Le soleil de cette splendide journée ne pouvait éclairer que la +joie de tous mes beaux artistes!<a name="page_284" id="page_284"></a></p> + +<p>Sans une gêne bien naturelle, mes chers enfants, il me serait difficile +de vous parler de la superbe première représentation de <i>Roma</i>. Je me +permettrai donc, laissant ce soin à autrui, de reproduire les +impressions que chacun pouvait lire le lendemain dans la presse:</p> + +<div class="blockquot"><p>«L'interprétation—une des plus complètement belles à laquelle il +nous a été donné d'applaudir—a été en tous points digne de ce +nouveau chef-d'œuvre de Massenet.</p> + +<p>«Chose remarquable et qu'il faut d'abord noter: tous les rôles de +<i>Roma</i> sont, au point de vue théâtral, ce qu'on appelle de bons +rôles. Tous comportent, pour leurs interprètes, des effets de chant +et de jeu qui sont de nature à soulever l'admiration et les bravos +du public.</p> + +<p>«Cela dit à l'éloge de l'œuvre, félicitons ces merveilleux +interprètes, dans l'ordre de la distribution portée au programme:</p> + +<p>«Mlle Kousnezoff, dont la jeunesse, la fraîche beauté et la voix +superbe de soprano dramatique ont été un régal des yeux et des +oreilles, fut et demeurera longtemps la plus jolie et la plus +séduisante Fausta qu'on puisse souhaiter.</p> + +<p>«Le rôle particulièrement dramatique de l'aveugle Posthumia a été +pour la grande tragédienne lyrique qu'est Mlle Lucy Arbell +l'occasion d'une création qui comptera parmi les plus +extraordinaires de sa brillante carrière. Drapée avec un sens +esthétique parfait dans un sombre et beau péplum de soie gris fer, +le visage artificiellement vieilli, mais d'une pure beauté de +lignes classiques, Mlle Lucy Arbell a profondément<a name="page_285" id="page_285"></a> ému et +enthousiasmé le public tant par son jeu impressionnant que par les +accents tout à la fois graves et veloutés de sa voix de contralto.</p> + +<p>«Mme Guiraudon a trouvé moyen, dans sa seule scène du deuxième +acte, de se tailler un très gros succès personnel, et jamais autant +qu'hier soir la critique parisienne n'a regretté que cette jeune et +exquise chanteuse ait abandonné prématurément la carrière +artistique, ne consentant désormais à se faire acclamer +qu'exceptionnellement, et... à Monte-Carlo.</p> + +<p>«Mme Eliane Peltier (la grande-prêtresse) et Mlle Doussot (Galla) +ont complété excellemment une interprétation féminine de premier +ordre.</p> + +<p>«Au surplus, les partenaires masculins ne furent pas moins +remarquables et pas moins acclamés.</p> + +<p>«M. Muratore, qui est un ténor de grand opéra, de superbe allure et +de voix généreuse, a campé le rôle de Lentulus avec une vigueur et +une mâle beauté qui lui ont conquis tous les cœurs et qui, à +Paris comme ici, lui vaudront un éclatant et mémorable triomphe.</p> + +<p>«M. J.-F. Delmas, à la diction si nette, à la déclamation lyrique +si théâtrale, a été un Fabius incomparable et non moins applaudi +que ses camarades de l'Opéra, Muratore et Noté. Celui-ci, en effet, +a fait également merveille dans le rôle de l'esclave Vestapor, dont +son organe sonore et vibrant de grand baryton a fait retentir à +souhait les farouches imprécations.</p> + +<p>«M. Clauzure, enfin, dont le masque romain était parfait, à fait +une création—la première de sa carrière—qui place ce jeune +premier prix du Conservatoire sur le pied d'égalité avec les +célèbres vétérans<a name="page_286" id="page_286"></a> de l'Opéra de Paris, auprès desquels il +combattait hier au soir le bon combat de l'art.</p> + +<p>«Les chœurs d'hommes et de femmes, patiemment stylés par leur +maître dévoué, M. Louis Vialet, et les artistes de nos orchestres, +qui, de nouveau, ont affirmé leur maîtrise et leur homogénéité, ont +été irréprochables sous la direction suprême du maître Léon Jehin, +auquel tous les compositeurs dont il dirige les œuvres +prodiguent à juste titre les remerciements et les félicitations, et +dont tous les dilettanti de Monte-Carlo ne cessent d'acclamer le +talent et l'infatigable vaillance.</p> + +<p>«M. Visconti, qui, lui aussi, en son genre, est une des chevilles +ouvrières, ou plutôt artistiques, indispensables à la renommée du +théâtre de Monte-Carlo, a brossé pour <i>Roma</i> cinq décors, ou, pour +mieux dire, cinq tableaux de maître qui ont été longuement admirés +et applaudis. Son <i>Forum</i> et son <i>Bois sacré</i> sont parmi les plus +belles peintures théâtrales qu'on ait encore vues ici.</p> + +<p>«Pour M. Raoul Gunsbourg, metteur en scène dont il est désormais +superflu de célébrer les louanges, qu'il nous suffise de dire que +<i>Roma</i> est une des partitions qu'il a montées avec le plus de +plaisir et le plus de sincère vénération. N'est-ce pas dire qu'il y +a apporté tous ses soins, toute son âme de directeur et +d'artiste?...</p> + +<p>«Avec un pareil concours d'éléments de succès mettant en valeur +<i>Roma</i>, la victoire était certaine. Elle a été hier soir une des +plus complètes dont nous ayons eu depuis quinze années, à rendre +compte ici. Et c'est avec joie que nous le constatons à la gloire<a name="page_287" id="page_287"></a> +du maître Massenet et de l'Opéra de Monte-Carlo.»</p></div> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Cette année, les jours passés au palais furent d'autant plus doux à mon +cœur que le prince me témoigna, s'il est possible, une affection +d'autant plus touchante.</p> + +<p>Honoré du devoir que j'avais à me rendre dans le salon voisin de la loge +princière (et l'on sait que je ne vais jamais à mes premières), je +rappelle que Son Altesse Sérénissime, à la fin du dernier acte, et +devant la salle attentive, me dit: «Je vous ai donné tout ce que je +pouvais; je ne vous avais pas encore embrassé!» Et, ce disant, Son +Altesse m'embrassa avec une vive effusion.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Me voici dans Paris, à la veille des répétitions et de la première de +<i>Roma</i>, à l'Opéra.</p> + +<p>J'espère... J'ai de si admirables artistes! Ils m'ont déjà gagné la +première bataille. Pourraient-ils ne pas triompher dans la seconde?</p> + +<p><a name="page_288" id="page_288"></a></p> + +<p><a name="page_289" id="page_289"></a></p> + +<h3><a name="CHAPITRE_XXIX" id="CHAPITRE_XXIX"></a>CHAPITRE XXIX<br /> +<small>(INTERMÈDE)</small><br /><br /> +PENSÉES POSTHUMES</h3> + +<p>J'avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs +occupations aussi multiples qu'inutiles; enfin, je vivais dans la +splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes +chacune comme des millions de soleils! Autrefois, je n'avais pu jamais +obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de +l'Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n'avais +plus à répondre aux lettres; j'avais dit adieu aux premières +représentations, aux discussions littéraires et autres qui en +découlaient.</p> + +<p>Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées!</p> + +<p>Ah! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je +suis, je n'hésiterais pas à les appeler près de moi! Mais le +voudraient-ils?<a name="page_290" id="page_290"></a></p> + +<p>Avant de m'en aller dans le séjour éloigné que j'habite, j'avais écrit +mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette +occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots: <i>Mes premières +volontés</i>).</p> + +<p>J'avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de +la demeure familiale dans laquelle j'avais si longtemps vécu. Oh! le bon +cimetière! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui +l'habitent.</p> + +<p>J'avais demandé que l'on évitât de pendre à ma porte ces tentures +noires, ornements usés par la clientèle. J'avais désiré qu'une voiture +de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement, +dès huit heures du matin.</p> + +<p>Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses +lecteurs de mon décès. Quelques amis—j'en avais encore la +veille—vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et +lui de répondre: «Hélas! Monsieur nous a quittés sans laisser son +adresse.» Et sa réponse était vraie, puisqu'il ne savait pas où cette +voiture obligeante m'emmenait.</p> + +<p>A l'heure du déjeuner, quelques connaissances m'honorèrent, entre elles, +de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans +les théâtres, on parla de l'aventure:</p> + +<p>—Maintenant qu'il est mort, on le jouera moins, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Savez-vous qu'il a laissé encore un ouvrage? Il ne finira donc pas de +nous gêner!</p> + +<p>—Ah! ma foi, moi je l'aimais bien! J'ai toujours eu tant de succès dans +ses ouvrages!<a name="page_291" id="page_291"></a></p> + +<p>Et c'était une jolie voix de femme qui disait cela.</p> + +<p>Chez mon éditeur, on pleurait, car on m'y aimait tant!</p> + +<p>Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et +arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient +presque une consolation.</p> + +<p>La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de +l'enterrement.</p> + +<p>Et mon âme (l'âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville +quittée. A mesure que la voiture m'en éloignait, les paroles, les bruits +s'affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps +mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques +heures plus tard, la porte de l'oubli!</p> + +<p><a name="page_292" id="page_292"></a></p> + +<p><a name="page_293" id="page_293"></a></p> + +<h3><a name="APPENDICE" id="APPENDICE"></a>APPENDICE</h3> + +<hr /> + +<h3><a name="MASSENET_PAR_SES_ELEVES" id="MASSENET_PAR_SES_ELEVES"></a>MASSENET PAR SES ÉLÈVES</h3> + +<p><i>Voici les notes que nous avons reçues de quelques-uns des élèves les +plus célèbres de Massenet:</i></p> + +<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre 1911.</p> + +<p>Tous ceux qui ont passé par la classe de Massenet en conservent le +plus noble et le plus charmant souvenir. Jamais professeur ne fut +plus aimé de ses élèves ni plus digne de l'être. Dès qu'il vous +voyait, tout de suite, dès la première fois, il établissait entre +lui et vous un lien affectueux, une petite connivence secrète; par +un mot, par un regard, il vous témoignait qu'il vous avait compris, +qu'il était votre ami, qu'il s'emploierait à votre bien. Et c'était +vrai. Il apportait à ses fonctions délicates et supérieures un +tact, une ardeur, un zèle compréhensif, auxquels il était +impossible<a name="page_294" id="page_294"></a> de résister pour peu qu'on eût une parcelle de cœur +et d'intelligence.</p> + +<p>On reproche toujours à ses élèves de faire «du Massenet». Avec ça +que les autres n'en font pas! Est-ce notre faute si Massenet a +trouvé et fixé, pour longtemps encore, la forme mélodique française +du charme amoureux? Si ceux-là mêmes qui l'ont le moins connu et le +plus dénigré n'ont pu s'empêcher de subir son influence, comment ne +l'aurions-nous pas doublement éprouvée, nous qui vivions près de +lui et respirions avec enchantement sa personnalité fascinante?</p> + +<p>Mais jamais, jamais Massenet n'a imposé ses idées, ses préférences, +ni surtout sa manière à aucun de ses élèves; bien au contraire, il +s'identifiait à chacun d'eux, et l'un des traits les plus +remarquables de son enseignement consistait dans l'assimilation +dont il faisait preuve quand il corrigeait leurs travaux; qu'il +s'agît d'un détail à rectifier, ou d'une modification profonde dans +le plan, le factum, la couleur ou le sentiment de l'ouvrage qu'il +avait sous les yeux, ce qu'il indiquait, ce qu'il conseillait, ne +semblait pas émaner de lui, Massenet: il le tirait pour ainsi dire +de l'élève lui-même, de son tempérament, de ses qualités, de son +style propres, et refaisait le travail tel que l'eût refait +spontanément cet élève, s'il eût eu l'expérience nécessaire...</p> + +<p>Je ne lui ai jamais entendu dire à un élève une chose +désobligeante; ses critiques étaient toujours faites sur un ton de +cordialité.</p> + +<p>—Voyez-vous, je regrette un peu ce passage... Vous n'avez pas +absolument rendu ce que vous vouliez. Oh!<a name="page_295" id="page_295"></a> je le sais bien, ce que +vous vouliez! (Et il le décrivait avec une exactitude, une +finesse!) Eh bien! tenez, cherchons ensemble... Ah! c'est +difficile! mais pourtant... oui, je crois que j'ai trouvé... +Parbleu!... Comment ne l'avez-vous pas vu, puisque vous l'avez +indiqué d'instinct, vous-même? Là, voyez!...</p> + +<p>Et son petit crayon d'argent s'agitait dans sa main blanche et +nerveuse...</p> + +<p>Parfois, il était malicieux; mais l'ironie se voilait, chez lui, +sous des formes si séduisantes! A un élève, devenu aujourd'hui +relativement célèbre et dont il goûtait peu, je crois, la nature +stérile et compliquée, il dit un jour, après avoir examiné quelques +pages d'orchestre qu'il lui montrait:</p> + +<p>—C'est intéressant, c'est curieux, comme vous faites bien +l'orchestre de votre musique.</p> + +<p>Et, quelques jours plus tard, comme ce même élève lui soumettait un +morceau de chant ou de piano:</p> + +<p>—C'est amusant..., c'est intéressant à constater... Enfin... comme +vous faites bien la musique de votre orchestre!...</p> + +<p>Il faudrait des pages pour dire son érudition, sa mémoire, sa +rapidité de compréhension, sa facilité de comparaison et de +citation.</p> + +<p>Et quel interprète des maîtres! Je me souviens d'une séance où, +emporté par une démonstration, il en vint à nous chanter toute la +scène de la prédiction du grand prêtre dans <i>Alceste</i>: «Apollon est +sensible à nos gémissements!»</p> + +<p>Je ne pourrai jamais plus l'entendre chanter—que dis-je! la voir +jouer par personne!<a name="page_296" id="page_296"></a></p> + +<p>Il parlait de tout, de littérature, d'histoire et de peinture; tout +lui était bon pour illustrer ce qu'il voulait nous faire +comprendre, et son éloquence égalait sa sensibilité. Je n'oublierai +jamais les heures passées avec lui au Musée du Louvre...</p> + +<p class="r">R<small>EYNALDO</small> H<small>AHN</small>.</p></div> + +<div class="blockquot"><p class="r">Niort, 7 décembre 1911.</p> + +<p>Votre lettre m'arrive à Niort, le jour où j'enterre celle qui +remplaçait ma mère auprès de moi et qui emporte avec elle toute ma +jeunesse.</p> + +<p>C'est ma jeunesse aussi que vous évoquez en me demandant ces lignes +dont la brièveté m'est imposée par la douleur et les larmes. Et +c'est ma jeunesse qui s'associe à la ferveur de mes camarades pour +vous répondre. C'est ma jeunesse qui envoie au maître son hommage: +le plus beau et le plus doux que je puisse offrir.</p> + +<p class="r">A<small>LFRED</small> B<small>RUNEAU</small>.</p></div> + +<div class="blockquot"><p class="r">Paris, 10 décembre 1911.</p> + +<p>Je suis très flatté et très reconnaissant de votre aimable appel +pour rendre gloire à Massenet. Pardon de cette familiarité! Mais je +me souviens que, tout jeune élève à la classe de piano de M. +Mathias, je lui dis:</p> + +<p>—Monsieur, excusez-moi, je vous quitte pour aller au cours de M. +Massenet.</p> + +<p>Et Georges Mathias de me répondre, avec vivacité:<a name="page_297" id="page_297"></a></p> + +<p>—Quand on a l'honneur d'être élève de Massenet, on supprime +«Monsieur».</p> + +<p>Combien j'ai été heureux de faire partie de cette classe qui était +pour moi, comme pour nous tous, une délicieuse récréation, en même +temps qu'un précieux enseignement qui nous conduisait vers les +beautés de la Ville Éternelle! Enseignement très imagé et faisant +comprendre la musique, avec un art tout particulier, par des +exemples qu'il savait trouver dans la littérature, la peinture. +Exemple bien caractéristique:</p> + +<p>—N'oubliez pas à cet endroit, me dit-il, la petite flûte; c'est du +vermillon!</p> + +<p>Un des grands talents du maître, talent inoubliable! c'était de +faire comprendre, aimer, approfondir, lui-même chantant, exécutant +au piano, les œuvres des maîtres. Il nous jouait souvent +Schubert et Schumann, comparant leurs différents génies jusque dans +les plus petites nuances.</p> + +<p>Il nous a commenté aussi la symphonie. Je me souviens d'un cours +intéressant où il nous expliqua avec clarté la hardiesse des +développements de la symphonie en <i>sol mineur</i> du grand Mozart. Un +jour aussi, il nous démontra d'une façon pittoresque la différence +entre les «trois orages»: de <i>la Pastorale</i>, de <i>Guillaume Tell</i> et +de <i>Philémon et Baucis</i>. L'orage-symphonie, l'orage-opéra et +l'orage-opéra-comique. Vous voyez, par là, la diversité de son +enseignement: pas moyen de s'ennuyer! Si je continuais le récit de +mes souvenirs, il me faudrait trop de pages. Avant de terminer, je +tiens à vous remercier, monsieur, de l'occasion que vous me donnez +de prouver mon<a name="page_298" id="page_298"></a> admiration et mon affectueuse reconnaissance envers +mon cher maître, une des gloires de l'art musical français.</p> + +<p class="r">C<small>HARLES</small> L<small>EVADÉ</small>.</p></div> + +<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre 1911.</p> + +<p>Il est peu d'images du passé qui me soient aussi chères que celle +de mon maître Massenet dans sa classe, à l'ancien Conservatoire. Le +lieu était le plus malgracieux qui se pût voir. On y accédait par +un couloir étroit, dont le méandre recélait l'inévitable piège de +deux marches obscures. La petite salle était nue, sans réserve. +Devant un grand vieux piano, une chaise pour le maître, flanquée de +deux escabeaux dont s'emparaient les doyens de la classe, les +autres élèves debout pressés autour. Une crasse auguste engluait +les formes et les couleurs; et l'on ne savait pas ce qu'on +respirait là-dedans: il semblait que, depuis Cherubini, personne +n'eût ouvert les fenêtres, dont les vitres poudreuses tremblaient +au vacarme du faubourg Poissonnière. La lumière, à l'entresol, +était si chiche, qu'il y fallait, certains jours sombres, la +chandelle. Mais, dès que M. Massenet avait levé sur nous son œil +avide de vie, dès qu'il avait parlé ou mis sa main au clavier, tout +s'éclairait, l'atmosphère vibrait d'espérances, de jeunes +illusions, des plus vives impressions musicales. Son enseignement +se bornait à examiner et à corriger nos travaux, à leur opposer et +à commenter des modèles: les principes se déduisaient ainsi, au +hasard de l'occasion, qui parfois menait loin. On peut concevoir +plus de méthode; mais,<a name="page_299" id="page_299"></a> données avec la vivacité d'intelligence et +la passion qu'y apportait M. Massenet, ces leçons avaient un +pouvoir merveilleux d'éveiller et de soutenir l'activité d'un jeune +esprit. Jouant et chantant lui-même, illuminant ainsi nos pauvres +essais, le maître démêlait mieux que nous ce que nous avions rêvé +d'y mettre, discernait du premier coup la miette féconde dont nous +n'avions pas su tirer parti; et s'il nous renvoyait, notre travail +en morceaux, il ne nous renvoyait qu'avec l'ardente confiance de +faire mieux, et le moyen topique d'y réussir. La clarté, la mesure, +la rigoureuse propreté, mais le mouvement juste de la forme; la +sincérité et la simplicité du sentiment: là étaient ses premiers +conseils.</p> + +<p>On lui a reproché cet enseignement: on a dit que tous ses élèves +«faisaient du Massenet». En sept années, je ne l'ai pas entendu +demander une fois, ou seulement approuver qu'on en fît. Et ses +élèves ont-ils été seuls à en faire? Des maîtres mêmes, +contemporains de M. Massenet, et jusqu'à ses aînés, de combien +peut-on dire qu'ils n'ont pas un instant subi l'empreinte de son +irrésistible séduction? Ce sont les natures amorphes, comme Guiraud +et Delibes, qui peuvent former des élèves qui ne gardent rien +d'elles.</p> + +<p>Quant aux auteurs qu'il nous faisait connaître, M. Massenet les +choisissait avec un éclectisme parfait, et quelquefois le plus loin +qu'il pouvait sembler de son propre idéal. Il trouvait dans chacun +l'exemple efficace, soit pour appuyer quelque précepte technique, +soit, et plus souvent encore, pour nous faire saisir de quelles +impressions de l'art, de la nature, et<a name="page_300" id="page_300"></a> de la vie surtout, le fond +de la musique est fait. Ce qui ne se peut dire, c'est avec quelle +intensité de couleur et d'émotion il savait, sur ce piano minable, +éveiller toute la beauté intime et la beauté plastique d'un +chef-d'œuvre; mais il faut avouer que rien ne nous captivait +davantage que l'exécution, exceptionnellement consentie, de l'un de +ses propres ouvrages. Qui n'a pas entendu par Massenet la musique +de Massenet ne sait pas ce que c'est que la musique de Massenet. +Les interprètes sont si rares, qui n'en ont pas chargé le trait, au +degré, souvent, de la caricature! Et quelle joie, quand il +apportait quelques pages manuscrites de la partition en œuvre! +pages de l'aspect le plus net, le plus sûrement ordonné, mais d'un +aspect frémissant, qui avait déjà une grâce expressive: des pages +de sa vie vraiment, la date notée au coin, avec le fait, petit ou +grand, qui avait été pour lui l'événement du jour. J'entends encore +une lecture, inoubliable, de <i>Werther</i>; et je revois l'expression +singulière d'anxiété sur le front du maître, qui certes n'attendait +pas un avis de ses élèves, mais guettait le trouble de ce premier +public, tout sensible, et trop naïf pour la simulation.</p> + +<p>J'ai commencé de comprendre, ce jour-là, que, lorsqu'on reproche à +M. Massenet un grand désir de plaire, cette expression péjorative +n'est pas exacte. Le vrai désir qui le domine est d'être aimé. Ou, +plutôt, c'est un besoin, inquiet jusqu'à la fièvre, d'aimer +lui-même éperdument sa création et de la rendre si émouvante que +tous l'aiment comme il l'aime, et de toujours chercher celle qui +trouvera le plus directement des cœurs prêts à s'ouvrir...<a name="page_301" id="page_301"></a></p> + +<p>Et il arrivait qu'on entendit, au milieu de ces capiteux +entretiens, discrètement heurter. La porte entrebâillée, un visage +passait, un vieux visage à favoris, resplendissant d'un regard +divin et d'un large sourire, où l'âme s'offrait. C'était «le père +Franck», qui venait—les deux classes ayant beaucoup d'élèves +communs, et les heures coïncidant certaines fois—demander si l'un +de ces jeunes gens ne consentirait pas à aller lui tenir un peu +compagnie devant son orgue, où il se morfondait tout seul.</p> + +<p class="r">G<small>ASTON</small> C<small>ARRAUD</small>.</p></div> + +<div class="blockquot"><p class="r">10 décembre 1911.</p> + +<p>Le maître a toujours gardé à notre endroit, quant à ses œuvres, +un silence farouche; il nous les cachait presque.</p> + +<p>Un jour, cédant à nos instances, il voulut bien nous jouer quelques +mesures de la danse galiléenne de <i>la Vierge</i>, dont l'orchestration +nous avait vivement intéressés. Plus tard, il consentit, non sans +s'être fait beaucoup prier, à nous interpréter l'air du ballet en +<i>si mineur</i> d'<i>Hérodiade</i>; plus tard encore, quelques mesures de +Manon qu'il achevait alors; le récitatif: <i>Je ne suis qu'une pauvre +fille</i>. Mais ce fut, en quatre années, tout son apport d'exemples +personnels. A ce point de vue, notre curiosité fut toujours déçue. +Tel était son souci de nous éloigner des choses de la mode, de +faire de nous—au sens le plus hautain, le plus éternel du mot—des +musiciens. Ce fut le plus merveilleux éveilleur d'âmes, le plus +généreux stimulateur d'énergies et d'imaginations. Les<a name="page_302" id="page_302"></a> âmes ont +répondu; les imaginations ont fleuri: il en peut revendiquer +hautement comme sienne l'harmonieuse moisson.</p> + +<p class="r">P<small>AUL</small> V<small>IDAL.</small></p></div> + +<div class="blockquot"><p class="r">9 décembre.</p> + +<p>Mon souvenir de la classe Massenet? Le souvenir d'une classe où +nous allions avec joie, d'un maître qui était adoré de ses élèves, +d'un enseignement vivant, varié, et le contraire de scolastique.</p> + +<p>C'est un beau souvenir. Et notre maître sait bien que ses nombreux +élèves lui gardent tous une profonde reconnaissance.</p> + +<p class="r">H<small>ENRI</small> R<small>ABAUD</small>, <br /> +Chef d'orchestre de l'Opéra.</p></div> + +<h3><a name="MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES" id="MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES"></a>MASSENET PAR SES INTERPRÈTES</h3> +<p><i>Deux des plus charmantes interprètes de Massenet ont bien voulu +également nous adresser un souvenir sur leur maître et ami:</i></p> + +<div class="blockquot"><p class="r">10 décembre 1911.</p> + +<p>Pour parler du maître, je trouve bien intéressant de raconter un +peu ce que sont les études avec lui.</p> + +<p>Ah! ce n'est pas toujours un moment agréable, car le maître, +lorsqu'il apporte les pages nouvelles d'un ouvrage, voudrait que +l'interprète rendît aussitôt le sentiment, le caractère, les +nuances... tout, enfin. Il ne peut admettre une hésitation, il se +croit à la veille d'une répétition générale... Il exige, dès le +premier contact de l'artiste avec le rôle nouveau... la perfection!</p> + +<p>Mais, lorsqu'il se sent compris, quel changement se produit! Il est +joyeux, reconnaissant; il parle avec bonté et vous comble d'éloges. +Exagération au début... exagération à la fin.</p> + +<p>Tout s'arrange, cependant, et le maître aime tant les artistes +qu'il leur donne une place d'honneur parmi les plus chers de sa +famille.</p> + +<p>Combien aussi les artistes l'aiment, l'admirent et le révèrent!</p> + +<p class="r">L<small>UCY</small> A<small>RBELL</small>, de l'Opéra.</p> +</div> + +<p><a name="page_304" id="page_304"></a></p> + +<div class="blockquot"><p class="r">11 décembre.</p> + +<p>Mon grand et cher illustre maître Massenet ne se doute pas qu'il +fut le premier à m'applaudir à Paris.</p> + +<p>Venant de Bordeaux, je me présentais au concours d'admission du +Conservatoire, quand un des membres du jury se mit à battre des +mains.</p> + +<p>—Eh bien! vous pouvez être contente, mademoiselle, me dit +l'appariteur, c'est M. Massenet qui vous a applaudie!</p> + +<p>J'étais follement heureuse. Pensez donc! Mais, hélas! ma joie fut +courte... A peine rentrée dans le foyer où les «candidates» +attendaient leur tour, je me vis assaillie par vingt jeunes filles +qui m'interpellaient avec une volubilité rageuse. A travers ce flux +de paroles, je distinguais pourtant ces mots:</p> + +<p>—En a-t-elle de la chance!</p> + +<p>—C'est vrai que Massenet vous a applaudie?</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—Si!</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Ça se raconte.</p> + +<p>Etc.</p> + +<p>Heureusement, la mère d'une des concurrentes mit tout le monde +d'accord en prononçant, avec autorité, cette phrase venimeuse:</p> + +<p>—Je l'avais bien dit à ma fille: «Massenet applaudit toujours... +quand on lui chante sa musique.»</p> + +<p>Je venais de concourir dans le grand air de <i>la Juive</i>!!!</p> + +<p class="r">J<small>ULIA</small> G<small>UIRAUDON</small>-C<small>AIN.</small></p></div> + +<p><a name="page_305" id="page_305"></a></p> + +<hr /> + +<h3><a name="MES_DISCOURS" id="MES_DISCOURS"></a>MES DISCOURS</h3> + +<h3><a name="INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL" id="INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL"></a>INAUGURATION DE LA STATUE DE MÉHUL</h3> + +<p class="c">2 octobre 1892.</p> + +<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de l'Académie des +Beaux-Arts.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p> + +<p>Nous sommes à une époque où chaque pays, chaque coin de terre, tient à +honneur de glorifier dans le marbre ou dans le bronze les hommes +célèbres qu'il a vus naître.</p> + +<p>Cela vaut mieux assurément qu'une coupable indifférence pour ceux dont +la patrie a le droit de s'enorgueillir.</p> + +<p>Cependant, dans le nombre des statues qu'on a élevées en ces derniers +temps, peut-être quelques-unes l'ont-elles été avec précipitation, comme +sous le coup d'une admiration trop hâtive. Ce n'est pas le reproche +qu'on pourra adresser à celle de votre Méhul, le fier et mâle artiste +dont nous voyons ici la noble image.<a name="page_306" id="page_306"></a> Cent ans ont passé sur sa gloire +sans l'entamer. Et c'est pourquoi je remercie l'Académie des Beaux-Arts +de l'honneur qu'elle m'a fait en m'envoyant parmi vous pour porter la +parole en son nom et pour déposer au pied de ce monument le tribut de +son admiration. Je le ferai, sinon avec l'éloquence que vous auriez +désirée, du moins avec tout le respect et la piété d'un descendant très +humble pour un ancêtre illustre et vénéré.</p> + +<p>Il est né dans votre ville, non loin d'ici, dans l'ancienne rue des +Religieuses, le 24 juin 1763, marqué au front par la Providence pour de +grandes destinées artistiques.</p> + +<p>C'est un vieil organiste du couvent des Récollets qui joua en cette +circonstance le rôle de la Fortune. Il était aveugle comme elle et +imagina, en manière de passe-temps, d'inculquer à l'enfant les éléments +de la musique. On n'a pas conservé son nom et nous devons le regretter: +n'eût-il pas été juste qu'il prît aujourd'hui sa part du triomphe, celui +qui le premier fit vibrer cette petite âme musicale?</p> + +<p>Dans la suite, Méhul trouva des maîtres plus remarquables, plus dignes +de lui comme cet Hanser, le savant organiste de Laval-Dieu, qui venait +d'Allemagne et lui apprit du contrepoint tout ce qu'on peut en savoir, +ou comme cet Edelman, compositeur lui-même de mérite, qui eut le temps +de faire épanouir le génie de son élève, avant de porter sur les +échafauds de la Révolution une tête plus faite pour les combinaisons +harmoniques que pour les combinaisons si dangereuses de la politique.</p> + +<p>Oui, ce furent là les deux maîtres qui formèrent<a name="page_307" id="page_307"></a> son talent. Mais nous +n'en devions pas moins un souvenir au vieil aveugle, qui, le premier, +posa les mains de l'enfant merveilleux sur un clavier d'orgue dont il +devait devenir le titulaire dès l'âge de dix ans.</p> + +<p>Laval-Dieu, où professait cet Hanser dont j'ai parlé, fut le vrai +berceau artistique de Méhul. C'était alors une puissante abbaye située +tout près d'ici, de l'autre côté de la Meuse, où vivaient et priaient +des chanoines de Prémontré, mettant tous leurs soins à posséder une des +plus belles maîtrises de France, afin d'y chanter dignement les louanges +du Seigneur.</p> + +<p>C'est dans cette solitude propice aux méditations, dans un parc +enchanteur aux riches végétations, que Méhul passa les plus belles +années de sa vie. Il aimait à le dire et à le répéter. C'est là qu'il +reçut les fortes leçons d'Hanser, là aussi qu'il prit pour les fleurs +cette passion qui ne le quitta plus. Toute sa vie, il se plut à en +cultiver comme il avait fait à Laval-Dieu et ce lui fut souvent d'un +grand secours.</p> + +<p>Il est dans la vie des artistes bien des heures de lassitude, de doute, +de découragement. Avec sa nature fine et impressionnable, Méhul les +connut plus que tout autre. Il eut à lutter parfois contre la mauvaise +fortune, contre les intrigues et les jalousies, même contre les douleurs +privées. Dans ces jours d'amertume, Méhul se retournait du côté de ses +fleurs et il y retrouvait des horizons roses, des douceurs parfumées. Il +s'oubliait en de longues extases devant un parterre où toutes les +couleurs se mariaient à ses yeux, comme tous les sons dans son esprit de +musicien. Les tulipes surtout le dominaient et il y avait telles d'entre +elles aux nuances vives et changeantes qui lui faisaient<a name="page_308" id="page_308"></a> tourner la +tête tout aussi bien qu'une de ces mélodies rares écloses en sa fertile +imagination.</p> + +<p>On a dit qu'il y avait toujours un serpent caché sous les fleurs. Cela +était vrai pour celles de Laval-Dieu, et le serpent prit ici la forme +d'une robe de moine. Les parents de Méhul, bonnes gens fort simples, se +demandèrent un moment pourquoi leur fils ne la revêtirait pas, cette +robe, puisqu'il était si bien accueilli des religieux. Ils ne pensaient +pas pouvoir élever plus haut leur ambition.</p> + +<p>Eh! mon Dieu, Méhul eût peut-être fait un excellent moine, mais quel +artiste nous aurions perdu!</p> + +<p>Les chanoines pourtant n'eussent pas demandé mieux, tant ils avaient +pris en affection leur jeune élève. Heureusement celui-ci n'avait reçu +qu'une éducation très rudimentaire et à toutes les avances il put +répondre: «Je ne sais pas le latin», comme l'ingénue de Molière +répondait: «Je ne sais pas le grec» aux savantins qui voulaient +l'embrasser.</p> + +<p>Et le voilà parti pour Paris, la ville où l'on trouve la gloire, mais au +prix de quelles luttes et de quelles misères! Méhul souffrit des unes et +des autres, touchant de l'orgue dans les églises et courant le cachet +pour vivre médiocrement. Mais il eut bientôt des bonheurs inespérés.</p> + +<p>Gluck, le grand Gluck, s'intéressa à lui et lui prodigua ses précieux +conseils. Il y a plus d'une affinité entre le génie de ces deux +illustres musiciens, et Méhul devait accomplir dans la forme de +l'opéra-comique la même révolution que celle qu'avait accomplie Gluck +dans l'opéra. Aux ariettes de Philidor il fit succéder des accents plus +mâles et même, délaissant la<a name="page_309" id="page_309"></a> petite flûte aimable qui régnait alors en +souveraine à la salle Favart, il ne craignit pas d'y emboucher la +trompette épique dès son premier ouvrage, cette <i>Euphrosine</i> qui fut une +révélation et provoqua dans tout Paris un véritable enthousiasme.</p> + +<p>Un maître artiste était né à la France.</p> + +<p>D'autres, et parmi eux mon éminent ami Arthur Pougin, vous ont dit dans +leurs études sur Méhul, bien mieux que je ne saurais le faire, toute la +glorieuse série des ouvrages qui suivirent <i>Euphrosine</i>, et ont fait +ressortir les mérites de <i>Stratonice</i>, d'<i>Ariodant</i>, d'<i>Adrien</i>, de +l'<i>Irato</i>, du <i>Jeune Henry</i> et surtout de cet incomparable <i>Joseph</i>, qui +passe immuable à travers les âges dans son éternelle beauté.</p> + +<p>J'aime à me reporter à ces temps héroïques de la musique où l'opéra +moderne, secouant les formes pédagogiques qui l'enserraient, sortait si +superbement de ses langes, servi par cette grande pléiade d'artistes +qu'on appelait Chérubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton; et je dis +moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que +nous suivons encore. Sans doute la palette orchestrale a pu s'enrichir +avec l'armée des instruments qui segmentait; on apporte peut-être à la +musique de nos jours plus de raffinements, plus de recherches, plus de +coloris et de pittoresque, mais on ne saurait y mettre plus de noblesse, +plus de foi, plus d'ampleur que ces rudes pionniers d'un art qu'ils ont +créé.</p> + +<p>Méhul était à leur tête et conduisait le mouvement. Il eut tous les +honneurs, tous les succès. Il fut le premier musicien nommé à l'Institut +de France, il fut aussi le premier dans la Légion d'honneur.<a name="page_310" id="page_310"></a></p> + +<p>C'était donc une sorte de préséance qu'on lui reconnaissait et devant +laquelle, d'ailleurs, ses rivaux, qui étaient tous ses amis, +s'inclinaient sans la moindre arrière-pensée. Et comment ne l'eût-on pas +aimé, cet homme qui, en dehors de son rare talent, était si excellent, +si bon, si aimable pour tous? Il mettait du charme et de l'esprit, nous +dit un de ses biographes, jusque dans le simple bonjour qu'il vous +donnait.</p> + +<p>Et voyez, messieurs, comme le génie rayonne éternellement à travers les +siècles. Voilà cent trente années que Méhul naquit dans cette ville de +Givet, et son souvenir y grandit toujours. Aujourd'hui, c'est +l'apothéose; et nous voici tous réunis autour de la statue que viennent +de lui ériger ses concitoyens reconnaissants. Rendons hommage à la forte +volonté de votre maire, M. Lartigue, qui a mené à bien cette entreprise, +et au talent du sculpteur, M. Croisy, qui nous rend si vivante cette +image chère et glorieuse.</p> + +<p>Non seulement, par cette belle manifestation, vous honorez la mémoire de +Méhul, mais vous vous honorez grandement vous-mêmes, et vous honorez la +France aussi. Il ne saurait nous déplaire qu'à l'extrémité de notre pays +et sur sa limite même, ce soit tout d'abord la statue d'un musicien +illustre qu'on découvre en entrant chez nous. C'est comme une étiquette +d'art donnée à la patrie; c'est plus encore quand ce musicien s'appelle +Méhul et qu'il a écrit le <i>Chant du départ</i>—ce frère jumeau de notre +<i>Marseillaise</i>—qui retentit si souvent à l'heure du danger parmi les +armées de la première République.</p> + +<p>Tournez-la donc du côté de la frontière, la statue du musicien patriote +dont les chants enflammés entraînèrent<a name="page_311" id="page_311"></a> les fils de la France à la +défense du sol sacré. Mettez-y des lyres et des roses, des lyres pour +symboliser son génie, des roses parce qu'il les aima tendrement, mais +n'oubliez pas d'y joindre le clairon qui sonne la victoire.<a name="page_312" id="page_312"></a></p> + +<h3><a name="FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS" id="FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS"></a>FUNÉRAILLES D'AMBROISE THOMAS</h3> +<p class="c">22 février 1896.</p> + +<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut, au nom de la Société des +auteurs et compositeurs dramatiques.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p> + +<p>On rapporte qu'un roi de France, mis en présence du corps étendu à terre +d'un puissant seigneur de sa cour, ne put s'empêcher de s'écrier: «Comme +il est grand!»</p> + +<p>Comme il nous paraît grand aussi celui qui repose ici devant nous, étant +de ceux dont on ne mesure bien la taille qu'après leur mort! A le voir +passer si simple et si calme dans la vie, enfermé dans son rêve d'art, +qui de nous, habitués à le sentir toujours à nos côtés pétri de bonté et +d'indulgence, s'était aperçu qu'il fallait tant lever la tête pour le +bien regarder en face?</p> + +<p>...Et c'est à moi que des amis, des confrères de<a name="page_313" id="page_313"></a> la Société des auteurs +ont confié la douloureuse mission de glorifier ce haut et noble artiste, +alors que j'aurais encore bien plus d'envie de le pleurer. Car elle est +profonde notre douleur, à nous surtout, ses disciples, un peu les +enfants de son cerveau, ceux auxquels il prodigua ses leçons et ses +conseils, nous donnant sans compter le meilleur de lui-même dans cet +apprentissage de la langue des sons qu'il parlait si bien. Enseignement +doux parfois et vigoureux aussi, où semblait se mêler le miel de Virgile +aux saveurs plus âpres du Dante,—heureux alliage dont il devait nous +donner plus tard la synthèse dans ce superbe prologue de <i>Françoise de +Rimini</i>, tant acclamé aux derniers concerts de l'Opéra.</p> + +<p>Sa Muse, d'ailleurs, s'accommodait des modes les plus divers, chantant +aussi bien les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres +désespoirs d'une Mignon. Elle pouvait s'élever jusqu'aux sombres +terreurs d'un drame de Shakespeare, en passant par la grâce attique +d'une Psyché ou les rêveries d'une nuit d'été.</p> + +<p>Sans doute il n'était pas de ces artistes tumultueux qui font sauter +toutes les cordes de la lyre, pythonisses agitées sur des trépieds de +flammes, prophétisant dans l'enveloppement des fumées mystérieuses. +Mais, dans les arts comme dans la nature, s'il est des torrents +fougueux, impatients de toutes les digues, superbes dans leur furie et +s'inquiétant peu de porter quelquefois le ravage et la désolation sur +les rives approchantes, il s'y trouve aussi des fleuves pleins d'azur +qui s'en vont calmes et majestueux, fécondant les plaines qu'ils +traversent.<a name="page_314" id="page_314"></a></p> + +<p>Ambroise Thomas eut cette sérénité et cette force assagie. Elles furent +les bases inébranlables sur lesquelles il établit partout sa grande +renommée de musicien sincère et probe. Et quand quelques-uns d'entre +nous n'apportent pas dans leurs jugements toute la justice et toute +l'admiration qui lui sont dues, portons vite nos regards au delà des +frontières, et quand nous verrons dans quelle estime et dans quelle +vénération on le tient en ces contrées lointaines, où son œuvre a +pénétré glorieusement, portant dans ses pages vibrantes un peu du +drapeau de France, nous trouverons là l'indication de notre devoir. +N'étouffons pas la voix de ceux qui portent au loin la bonne chanson, +celle de notre pays.</p> + +<p>D'autres avant moi, et plus éloquemment, vous ont retracé la lumineuse +carrière du Maître que nous pleurons. Ils vous ont dit quelle fut sa +noblesse d'âme et quel aussi son haut caractère. S'il eut tous les +honneurs, il n'en rechercha aucun. Comme la Fortune pour l'homme de la +fable, ils vinrent tous le trouver sans qu'il y songeât, parce qu'il en +était le plus digne.</p> + +<p>C'est donc non seulement un grand compositeur qui vient de disparaître, +c'est encore un grand exemple.<a name="page_315" id="page_315"></a></p> + +<h3><a name="CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ" id="CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ"></a>CENTENAIRE D'HECTOR BERLIOZ</h3> + +<p class="c">INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A MONTE-CARLO<br /> +7 mars 1903.</p> + +<p class="c"><i>Discours de Massenet, membre de l'Institut.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p> + +<p>C'est le propre du génie d'être de tous les pays.</p> + +<p>A ce titre Berlioz est partout chez lui; il est le citoyen de l'entière +humanité.</p> + +<p>Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut +dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées. +Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme +de cette énergique figure d'artiste, on ne fut pas ébloui de l'auréole +qui le couronnait déjà.</p> + +<p>N'est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait +de son vivant l'apparence d'un vaincu, créature malheureuse et +tourmentée, chercheur d'un idéal qui toujours semblait se dérober, +pionnier<a name="page_316" id="page_316"></a> d'art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère +souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les +pierres qu'on lui jetait pour s'en faire un piédestal et dominer tout un +monde!</p> + +<p>C'est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la +peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient +tout autour d'elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de +leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s'élèvent pas seules, +mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons +tous à Berlioz la reconnaissance qu'on doit à un bienfaiteur, à un +dispensateur de grâce et de beauté.</p> + +<p>Autour de ce groupe d'art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et +sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non +seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la +ferveur pieuse de pécheurs repentants.</p> + +<p>Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien, +l'Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme +autrefois l'ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici +couvert de roses; l'aigle dévorant s'en est enfui pour toujours. Berlioz +y connaîtra dans l'apothéose le repos qu'il chercha vainement dans la +vie. La mort, c'est l'apaisement, et cet autel de marbre, c'est la +déification.</p> + +<p>S'il pouvait vivre encore, qu'il serait heureux de ce pays +d'enchantement qui l'entoure et comme il y trouverait ses rêves +épanouis.</p> + +<p>Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel, +son esprit d'illusion croirait voir<a name="page_317" id="page_317"></a> la Vierge avec Jésus gravissant la +rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui +abritèrent l'enfance du Christ.</p> + +<p>Contraste saisissant, n'est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent +rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos +terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre <i>la Course à +l'abîme</i>, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.</p> + +<p>Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées +mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa +tristesse. <i>La Fête chez Capulet</i> n'est pas loin; j'en entends souvent +les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.</p> + +<p>Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d'Énée et de Didon aimeraient à +errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur +amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d'une nuit +d'été, sous les lueurs blanches des étoiles?</p> + +<p>Il dormira ainsi dans son rêve jusqu'au jour du jugement dernier, où les +trompettes fulgurantes de son <i>Requiem</i> grandiose viendront le +réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.</p> + +<p>Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le +calme de cette mer clémente; ce pauvre verra dans les airs comme des +ruissellements d'or; ce cœur ulcéré sentira monter jusqu'à lui en un +baume l'odeur des lis et des jasmins.</p> + +<p>Oui! c'était bien ici sa terre d'élection, celle où l'on devait faire à +son œuvre maîtresse, <i>la Damnation</i>, un si enthousiaste accueil en en +animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la +scène, en les entourant du prestige des costumes et des<a name="page_318" id="page_318"></a> décors +merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui +est son œuvre et qu'il a maintenue malgré les attaques des +malveillants.</p> + +<p>Combien Son Altesse est récompensée aujourd'hui en voyant que l'Italie +et l'Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont +suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.</p> + +<p>Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a +dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est +aussi le protecteur des arts.</p> + +<p>En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce +jardin des Hespérides qu'aucun dragon jaloux ne garde, dans ces +transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le +roi du Soleil.<a name="page_319" id="page_319"></a></p> + +<h3><a name="FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET" id="FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET"></a>FUNÉRAILLES DE M. E. FRÉMIET</h3> + +<p class="c">MEMBRE DE L'INSTITUT<br /><br /> +Le jeudi 15 septembre 1910.</p> + +<p class="c"><i>Discours de Massenet, président de l'Institut.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS ET CHERS</small> C<small>ONFRÈRES,</small></p> + +<p>Un deuil immense vient de frapper l'Institut!... Il a perdu l'un de ses +membres les plus illustres! C'est, de nouveau, l'Académie des Beaux-Arts +où la mort impitoyable a cherché sa victime!</p> + +<p>Frémiet, notre grand Frémiet n'est plus!... Notre désolation en est +profonde, elle nous laisse inconsolables!...</p> + +<p>Enfant de Paris, de ce Paris qu'il aimait tant et dont il fut l'orgueil, +la renommée d'Emmanuel Frémiet eut tôt fait de franchir les limites de +sa patrie, pour rayonner de son pur éclat dans le monde entier.</p> + +<p>Ses œuvres, considérables par leur nombre et leur diversité, lui +survivront, portant l'empreinte de son<a name="page_320" id="page_320"></a> talent génial. Elles laisseront +un sillon lumineux dans l'histoire de la sculpture française.</p> + +<p>Éloigné de toute prétention, il avait, quand il le fallait, le sourire +qui sait faire valoir et aimer la pensée créatrice. Il avait un don +merveilleux de l'à-propos et de la mesure.</p> + +<p>Emmanuel Frémiet était lui-même.</p> + +<p>Ce qui caractérisait le talent si fort, si personnel de Frémiet, c'était +aussi l'esprit. Son esprit ingénieux et nerveux était habile à choisir +ses sujets; il les composait avec une mesure, avec une malice exquises. +On a pu avancer avec raison, de lui, que de tous les sculpteurs de son +temps il fut le plus cultivé.</p> + +<p>Dans la science de la <i>mythologie</i>, il se montra admirable, comme il le +fut en archéologie, respectant avec un scrupule extrême la vérité, +l'exactitude historique.</p> + +<p>Après <i>le Cavalier gaulois et le Cavalier romain</i>, après <i>la statue +équestre de Louis d'Orléans</i>, chef-d'œuvre d'une beauté sans égale, +après <i>le Centaure Térée</i>, emportant un enfant dans ses bras, et le +<i>Faune taquinant de jeunes oursons</i>, après avoir traité <i>l'Homme à l'âge +de pierre</i>, il nous donna cette œuvre si tragique: <i>Gorille enlevant +une femme</i>.</p> + +<p>Frémiet était alors en plein épanouissement de son éblouissant, de son +merveilleux talent. La médaille d'honneur au Salon de 1888 devait venir +lui dire l'universelle admiration que, dès longtemps d'ailleurs, il +avait su inspirer à la foule de ses contemplateurs.</p> + +<p>L'artiste fut toujours soucieux de la vérité et des leçons de +l'histoire. Sa <i>Jeanne d'Arc</i> en est l'éclatant témoignage. Elle a fait +décerner à Frémiet la glorieuse appellation de précurseur.<a name="page_321" id="page_321"></a></p> + +<p>En reproduisant cette page inoubliable de l'histoire de son pays, en +donnant à sa <i>Jeanne d'Arc</i> cet aspect délicat, tout en laissant à +l'héroïne le visage décidé et énergique, en la plaçant, contraste voulu, +sur un de ces robustes chevaux du Perche comme les utilisaient, dans +leurs chevauchées, les hommes bardés de fer du moyen âge, Frémiet a +supérieurement rendu, dans sa profonde et parfaite éloquence, ce qu'on a +nommé la philosophie, la leçon à tirer de l'histoire, par la statuaire. +Il est passé maître en ce genre.</p> + +<p>Notre illustre confrère portait avec une modestie souriante le poids de +ses glorieux travaux. Il suivait, avec une ponctualité qu'aucun de nous +n'a oubliée, les séances de l'Académie des Beaux-Arts, montrant sa belle +et verte vieillesse, prenant la part la plus consciencieuse à ses +travaux, servant ainsi d'exemple aux plus tard venus dans la carrière; +et quand, dans ces temps récents, en pleine inondation, force fut, pour +arriver à l'Institut, d'y aborder en canots, il ne fut pas le dernier à +prendre séance!</p> + +<p>Son cœur était à la fois généreux et tendre, et sa conversation +n'avait rien de ce marbre glacial qu'il savait si admirablement sortir +de sa froidure pour lui imprimer sa chaleur et sa vie.</p> + +<p>Il y a peu de semaines, nous étions avec lui à l'Institut, dont il était +le patriarche vénéré, et il nous parlait de sa mort (la pressentait-il +déjà prochaine?) avec une sérénité, une résignation admirables; nous +l'écoutions silencieux, émus. Nous ne pensions pas que l'heure suprême +dût si tôt sonner pour notre cher et grand maître.</p> + +<p>Rien des honneurs que l'on décerne aux vivants ne<a name="page_322" id="page_322"></a> lui aura manqué; +peut-être la grand-croix de la Légion d'honneur, dont il n'était que +grand-officier, mais si ce suprême honneur lui faisait défaut, l'opinion +publique le lui avait depuis longtemps décerné, de telle sorte que nous +pouvons réellement dire de Frémiet que rien ne manqua à sa gloire, mais +que, par son trépas, désormais, il manque à la nôtre.</p> + +<p>Adieu, Frémiet, adieu vaillant et illustre Français, tu peux rejoindre +avec la conscience tranquille, avec la sereine conviction du devoir +accompli, ce séjour large ouvert à ceux qui, comme toi, ont su remplir +leur existence de sublimes travaux, leçons précieuses pour les +générations futures.</p> + +<p>Adieu! Pas plus que les êtres chers à ton cœur, que tu as tant aimés +et que tu laisses après toi, pas plus que notre éminent confrère Gabriel +Fauré, auquel tu donnas l'une de tes filles chéries, l'Académie des +Beaux-Arts, elle non plus, ne saura t'oublier.<a name="page_323" id="page_323"></a></p> + +<h3><a name="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES" id="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES"></a>SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES</h3> + +<p class="c">PRÉSIDÉE PAR MASSENET, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT<br /> +ET DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS<br /><br /> +Le mardi 25 octobre 1910.</p> + +<p class="c"><i>Discours d'ouverture de M. le Président.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p> + +<p>C'est la roue de la Fortune, qui n'a jamais été plus aveugle—ou bien +encore la malice de mes confrères les artistes—qui m'a porté jusqu'à ce +fauteuil, où m'échoit l'honneur redoutable de présider l'une de ces +séances annuelles où se trouvent réunies les cinq Académies. Lourde +tâche pour un pauvre compositeur que les questions scientifiques et +littéraires ont toujours vivement interessé, mais auquel la tyrannie des +doubles croches n'a laissé le loisir d'en approfondir aucune.<a name="page_324" id="page_324"></a></p> + +<p>Cependant, un musicien déjà—mais celui-là de haute taille et de grande +envergure—s'est ainsi trouvé à votre tête, en pleine Sorbonne cette +fois, pour célébrer, en 1895, le glorieux centenaire de l'Institut de +France. C'était mon maître vénéré Ambroise Thomas. Certains de ceux qui +sont ici se rappellent assurément sa noble figure, sa belle tenue, la +sobriété et l'élévation de son éloquence, en cette solennelle +circonstance. Avec l'émotion du souvenir et du culte reconnaissant que +je lui dois, vous me permettrez de me placer ici sous sa protection.</p> + +<p>Pour chanter dignement nos cinq Académies, il eût fallu cette lyre +antique à cinq cordes, que les hellénistes appellent pentacorde. Je n'en +ai pas trouvé, par l'excellente raison que c'est là, paraît-il, un +instrument presque fabuleux et que l'on n'est même pas certain qu'il ait +existé. Si M. Henri Weil, le premier de vos confrères dont nous aurons à +déplorer la perte, était parmi nous, il aurait pu d'une science sûre +élucider cette question délicate. Mais voici l'an révolu déjà depuis que +l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a perdu ce grand +professeur qui était son doyen, étant né en 1818, à +Francfort-sur-le-Mein, alors ville libre. Ses études de prédilection le +reportaient toujours vers la Grèce antique. Il était comme un Hellène +attardé parmi nous, le huitième sage, et se plaisait à vivre dans la +rare compagnie d'Eschyle, d'Euripide et de Démosthène, dont il a +commenté les œuvres dans des éditions restées fameuses.</p> + +<p>En 1848, ne pouvant remonter le cours des temps pour devenir citoyen de +l'ancienne Athènes, il choisit la nationalité française sans doute parce +qu'il la jugea,<a name="page_325" id="page_325"></a> même dans sa dégénérescence, la plus raffinée, la plus +subtile de l'époque présente. On sait ce qu'il ajouta d'honneur au +patrimoine de sa patrie d'adoption.</p> + +<p>En 1882, il entre à l'Académie, comme porté par Denys d'Halicarnasse +lui-même, encore un de ses amis fort anciens.</p> + +<p>Faut-il citer ses <i>Études sur le drame antique</i>, celles sur <i>l'Antiquité +grecque</i>, sa longue collaboration au <i>Journal des savants</i> et à la +<i>Revue des études grecques</i>?</p> + +<p>Ainsi il arriva jusqu'aux dernières limites de sa vie, toujours souriant +et affectueux. Quand son corps affaibli semblait ne plus pouvoir le +porter, son cerveau restait lumineux et il suffisait de lui parler de la +chère Grèce ou de nouveaux papyrus découverts ici ou là, pour le voir se +dresser tout aussitôt, l'œil animé. Ah! pour l'amour du grec, qu'on +l'eût alors volontiers embrassé et couronné de roses, le doux vieillard, +qui s'éteignit, un soir, comme un souffle, au milieu des odes légères +d'Anacréon.</p> + +<p>Puis ce fut le tour de M. d'Arbois de Jubainville, qui nous quitta +également dans un âge fort avancé, puisqu'il était né à Nancy en 1827. +Fils d'avocat, il ne trouve sa vocation qu'à l'École des Chartes d'où il +sort le premier en 1851 avec une thèse qui fait quelque bruit: +<i>Recherches sur la minorité et ses effets sur le droit féodal</i>.</p> + +<p>C'en était fait! Dès 1852 il est archiviste du département de l'Aube et, +dans la solitude des faubourgs de Troyes, il entreprend la série des +admirables travaux qui remplirent son existence. Ce qui l'intéresse<a name="page_326" id="page_326"></a> +surtout, c'est la recherche des véritables origines nationales de notre +histoire. Et voyez son énergie et son opiniâtreté:</p> + +<p>Pour approfondir les mystères de nos premières destinées, il juge que la +connaissance du breton d'Armorique lui donnerait des facilités; il +l'apprend. Puis constatant que le bas-breton ne suffit pas et qu'il +trouverait de nouvelles forces à savoir le gallois, il l'apprend aussi. +Amené enfin à reconnaître que l'irlandais a grande importance en un tel +objet, il l'apprend encore.</p> + +<p>C'en était trop! D'Arbois de Jubainville devait être des vôtres. Il en +fut, en 1884. C'est en s'appuyant sur la philologie plus que sur +l'archéologie qu'il entreprit de résoudre le problème ardu des origines +françaises. Aux illusions dorées du rêve, il opposa la précision rigide +du document. Et là, tout en rendant hommage à l'énergie et à la rudesse +victorieuse de d'Arbois, les artistes, qui sont de grands enfants, +auront parfois le regret qu'on leur ait gâté ces récits, contes de fées +si l'on veut, si délicatement sertis, qui bercèrent leur jeunesse et +ouvrirent leur imagination.</p> + +<p>Il est permis de croire d'ailleurs que d'Arbois de Jubainville s'en +rendit compte lui-même, sur la fin de sa vie. Que lui advint-il en +effet? Il fréquentait alors le salon de Gaston Pâris, si achalandé en +gens de lettres remarquables. Il y rencontra de grands esprits, de +vastes cerveaux comme ceux de Renan et de Taine; il s'y frotta à des +poètes radieux comme Sully Prudhomme et de Hérédia. Ce sont là +séductions auxquelles on n'échappe guère. Ce qui devait arriver, arriva. +L'imagination prit un jour sa revanche. Où<a name="page_327" id="page_327"></a> voyons-nous s'endormir le +Celte enraciné? Dans les bras d'Homère, pour la plus grande joie de son +confrère Henri Weil. Il se met à approfondir le grec, puisqu'il lui +fallait toujours apprendre quelque chose, et, comptant avec la chimère, +il écrit <i>l'Épopée homérique</i>! Ce fut, messieurs, sa dernière signature +devant l'Éternel, le «Sésame» qui lui ouvrit les portes du paradis.</p> + +<p>Il semble que l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres donne à ses +membres un véritable brevet de longévité. Henri Weil disparaît à 90 ans, +d'Arbois de Jubainville à 83, et voici Léopold Delisle qui nous laisse à +84. A 32 ans, il était déjà des vôtres et vous avez pu célébrer son +jubilé, il y a deux années à peine.</p> + +<p>On peut dire que sa gloire tint presque entière dans les quatre murs de +la Bibliothèque nationale, mais qu'elle les fit éclater de toutes parts +par son intensité même.</p> + +<p>Et pourtant il arriva qu'après plus d'un demi-siècle passé dans cette +chère bibliothèque, illustrée et remplie de ses travaux, il arriva qu'un +décret inattendu dans sa rigueur vint lui rappeler qu'il était temps de +songer à la retraite, comme s'il était des limites pour la gloire. +L'émotion fut grande dans le pays, à la ville et aux champs, sinon à la +cour. Car le nom de Léopold Delisle était partout populaire.</p> + +<p>Il sortit de la Bibliothèque, le cœur affligé mais le front haut, +comme un général sort d'une ville assiégée et courageusement défendue, +avec tous les honneurs de la guerre. Il semblait un vainqueur ouvrant +les portes de la place à qui voulait la prendre.</p> + +<p>Jusqu'au dernier moment il suivit vos séances et<a name="page_328" id="page_328"></a> il est mort debout, +ainsi qu'il convenait à ce rude travailleur. A quelqu'un des siens qui +lui reprochait, en ces derniers temps, de se lever trop matin ne +répondit-il pas que «les vieillards devaient faire de longues journées +parce qu'ils n'en avaient plus beaucoup à faire». Parole admirable à +graver sur le marbre de sa tombe, car elle est l'indication de toute une +vie.</p> + +<p>L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a eu encore le regret de +perdre un associé étranger en la personne d'Adolf Tobler, qui professait +à Berlin la philologie romane depuis plus de quarante ans. Il était né +le 23 mai 1835, près de Zurich.</p> + +<p>Il contribua pour sa part, en plein dix-neuvième siècle, aux progrès et +à la diffusion des études relatives à notre vieille langue française et +à notre ancienne littérature. Et il est curieux de constater que cette +œuvre pie fut entreprise à Berlin par un professeur de Zurich. +Saluons donc d'un dernier adieu ce savant étranger qui devait aimer +notre pays, puisqu'il en aimait les lettres.</p> + +<p>Je ne voudrais pas quitter l'Académie des Inscriptions sans signaler ici +ce qui fut pour elle le grand événement de cette année, je veux parler +des récentes découvertes faites dans la haute Asie. Le 25 février +dernier, M. Paul Pelliot est venu rendre compte à l'Académie des +résultats de la mission qui lui avait été confiée dans le Turkestan +chinois et qu'il a remplie avec une admirable énergie durant trois +années. Les ruines explorées dans ces régions, les temples, les grottes +à sculptures et à peintures nous révèlent des civilisations +insoupçonnées, contemporaines des premiers siècles du christianisme. +Mais la découverte la plus étonnante<a name="page_329" id="page_329"></a> est celle de toute une +bibliothèque de manuscrits antérieurs au onzième siècle. Cette +bibliothèque se trouvait cachée dans une grotte qui fut murée, +apparemment en l'an 1035 de notre ère, et dont l'entrée a été découverte +par hasard en 1900, par des moines bouddhistes.</p> + +<p>M. Pelliot a été assez heureux pour pouvoir acheter aux moines et +rapporter en France, à la Bibliothèque nationale, cinq mille rouleaux, +entre autres un manuscrit chinois du cinquième siècle ou du début du +sixième siècle, sur soie, admirablement conservé. Quel trésor!</p> + +<p>Que sortira-t-il, au point de vue historique, du déchiffrement de cette +énorme et inattendue source d'informations? Connaîtrons-nous l'histoire +des migrations des races humaines qui de là sont venues fondre sur +l'Europe? Un avenir prochain nous le dira.</p> + +<p>Mais il nous faut reprendre la liste funèbre. L'Académie des Sciences +n'a pas été parmi les plus épargnées, ayant perdu deux de ses membres: +M. Bouquet de la Grye et Maurice Levy.</p> + +<p>Nous ne suivrons pas M. Bouquet de la Grye dans toutes les étapes de sa +carrière d'ingénieur explorateur, en Nouvelle-Calédonie, où le bateau +qui le portait fait naufrage, en Égypte, à Saint-Jean-de-Luz dont il +sauve la plage par la surélévation du récif Artha, au port de la +Rochelle, à l'île Campbell et au Mexique pour y observer le passage de +Vénus. C'est un an après son retour que vous l'appelez parmi vous. Son +dernier rêve, vous le connaissez tous, c'était de faire de Paris un port +de mer. Il n'aura pas vu la réalisation de ses<a name="page_330" id="page_330"></a> plans grandioses, malgré +les quinze années de lutte qu'il y consacra. D'autres recueilleront ce +qu'il aura semé. L'idée d'ailleurs semble avoir perdu aujourd'hui de son +intérêt, puisque les temps sont proches où nous verrons flotter +au-dessus de nos têtes des bateaux aériens. A quoi bon dès lors les +ports et les canaux!</p> + +<p>L'Académie des Sciences vient d'être très éprouvée par la mort toute +récente de Maurice Levy. Quand on lit, dans la notice nécrologique que +lui a consacrée le président Émile Picard, l'étendue et la variété de +ses travaux, on reste confondu. C'était une sorte de cerveau +encyclopédique, d'un ressort et d'une lucidité incomparables, qui put +s'attaquer à tous les sujets scientifiques et s'en rendre maître avec +une merveilleuse dextérité.</p> + +<p>Ce sont là d'ailleurs questions extrêmement délicates, sur lesquelles il +est difficile et peut-être dangereux pour un musicien de disserter +longuement. En toute humilité, il me faut déclarer n'être pas certain +d'en avoir tout pénétré et peut-être, en insistant, m'aventurerais-je +sur un clavier qui ne m'est pas familier. Or la crainte des fausses +notes est le commencement de la sagesse. Quand on entend parler, à +propos de Maurice Levy, des principes de la thermodynamique et de +l'énergétique, de la géométrie infinitésimale, de la théorie +mathématique de l'élasticité, de la mécanique analytique et de la +mécanique céleste, toutes matières où il excellait, il est bien permis +de frémir un peu.</p> + +<p>L'Académie des Sciences a encore perdu trois membres associés et un +membre libre: d'abord M. Agassiz,<a name="page_331" id="page_331"></a> mort sur le navire qui le ramenait en +Amérique, au sortir d'une de vos séances. Grand zoologiste, il était le +principal représentant aux États-Unis de la biologie marine.</p> + +<p>Puis ce fut le docteur allemand Robert Koch, dont les luttes contre la +tuberculose sont restées célèbres. Il ne l'a pas vaincue tout à fait, +mais il en a trouvé le bacille et peut-être par là a-t-il ouvert la +brèche par où d'autres passeront pour venir à bout du terrible mal.</p> + +<p>Enfin le si renommé astronome italien Schiaparelli, directeur de +l'Observatoire de Milan, vient de disparaître.</p> + +<p>Ce n'est pas parce que ce savant s'est toujours préoccupé de la +gestation des étoiles filantes, un point qui préoccupe aussi parfois les +compositeurs, qu'il attire surtout mon attention. De façon générale,—et +mon illustre ami Saint-Saëns ne me contredira pas, lui qui est un des +membres les plus actifs de la Société astronomique de France, à laquelle +il confie volontiers ses pensées sur l'histoire du firmament,—de façon +générale, dis-je, les musiciens ont toujours été attirés vers ce concert +des astres dont parle le divin Platon et dont ils auraient bien voulu à +leur tour percevoir quelque chose.</p> + +<p>Moi-même j'ai installé, au sommet de ma chère retraite d'Égreville, une +sorte d'observatoire, non dans l'espoir fallacieux, je dois le dire, de +pénétrer la musique céleste, mais pour y mieux choisir, à l'aide d'un +télescope, la planète où j'aimerais passer ma seconde existence. Car il +n'en faut pas douter, puisque le philosophe américain William James, le +membre associé<a name="page_332" id="page_332"></a> que vient de perdre l'Académie des Sciences morales et +politiques, l'auteur de <i>l'Immortalité humaine</i> et de <i>l'Univers +pluralistique</i>, nous donne l'espérance d'une autre vie. On estime qu'il +est le plus illustre penseur qu'ait produit l'Amérique depuis Emerson. +C'est surtout <i>le Pragmatisme</i> qui établit sa réputation et créa une +sorte de religion nouvelle. C'est là qu'il affirmait sa foi +spiritualiste dans les termes les plus ardents. Il a poussé la +conviction jusqu'à laisser après lui des messages réservés à plusieurs +adeptes de la <i>Société de recherches psychiques</i>, leur promettant de +communiquer avec eux de «l'au-delà».</p> + +<p>Il n'est donc que temps de retenir sa place là-haut, si on veut pouvoir +s'y loger. C'est l'avis de beaucoup d'esprits avisés, et il me souvient, +à ce propos, d'une anecdote amusante qui me fut contée par Catulle +Mendès, mon grand collaborateur. C'était à l'époque de sa jeunesse, +alors qu'il menait une vie difficile, n'ayant que son talent pour +subsister. Il était des soirs où il ne savait trop comment dîner, où il +lui fallait, comme on dit, serrer d'un cran sa ceinture. Un de ces soirs +mornes, il déambulait mélancoliquement sur le boulevard, en compagnie de +son ami Villiers de l'Isle-Adam, dont l'escarcelle n'était pas mieux +garnie. Mendès, qui avait l'âme forte malgré tout, faisait de son mieux +pour réconforter son compagnon particulièrement découragé, et +entreprenait de le nourrir de rêves, à défaut d'un menu plus +substantiel.</p> + +<p>Un peu fiévreux, tout auréolé d'or comme un apôtre, avec des gestes +larges enveloppant l'espace, il parlait sous la lune blafarde des temps +futurs qui leur<a name="page_333" id="page_333"></a> apporteraient la fortune avec la gloire, et se lançait +dans des spéculations philosophiques transcendantes et des plus +hasardeuses. Affirmant sa foi ardente dans une autre vie supérieure, il +appuyait complaisamment sur les délices de la planète lumineuse, où l'on +ferait bombance, après avoir erré si misérablement sur une terre +d'amertume.</p> + +<p>Et Villiers de l'Isle-Adam, à moitié convaincu, de l'interrompre en +s'abattant sur un banc: «Eh bien! mon vieux, nous nous en souviendrons +alors de cette planète-ci où nous sommes!»</p> + +<p>Mais nous voici peut-être un peu loin de Schiaparelli, dont il convient +de rappeler qu'il fut le premier à vouloir distinguer des «canaux» dans +la planète Mars. Qui, d'ailleurs, pourrait prétendre le contraire?</p> + +<p>Le membre libre qu'a perdu l'Académie des Sciences s'appelait Eugène +Rouché. Que de générations d'écoliers lui doivent d'avoir été initiés, +bon gré, mal gré, aux beautés du carré de l'hypoténuse! Enfin, il a +trouvé sur les équations algébriques des nouveautés qui devinrent +classiques dans le monde pédagogique.</p> + +<p>L'Académie française a fait trois pertes cruelles: Eugène-Melchior de +Vogüé, Henri Barboux et Albert Vandal.</p> + +<p>On pourrait, semble-t-il, établir une sorte de rapprochement entre les +destinées d'Eugène-Melchior de Vogüé et celles mêmes de Chateaubriand.</p> + +<p>Comme il arriva pour Chateaubriand au château de Combourg, nous le +voyons passer les premières années de sa jeunesse dans ce château de +Gourdan, berceau de la noble famille des Vogüé; il y trouve surtout de +la mélancolie et de la méditation autour<a name="page_334" id="page_334"></a> d'une vieille bibliothèque, où +il se plut, selon ses propres expressions, «à lire des poètes chéris, à +deviser de voyages et d'histoires, de projets et d'espérances».</p> + +<p>La politique n'avait pas laissé Chateaubriand indifférent, +Eugène-Melchior de Vogüé s'y laissa prendre aussi.</p> + +<p>Et voici sa carrière de romancier qui commence. De même que +Chateaubriand avait écrit avec <i>René</i> une sorte d'autobiographie, de +même on a voulu voir dans la personne du député Jacques Andarran, +principal personnage du roman <i>les Morts qui parlent</i>, celle même de +Melchior.</p> + +<p>Il faut citer encore, pour cette période de production, <i>Jean d'Agrève</i> +et <i>le Maître de la mer</i>, qui répondent à d'autres phases de la vie +intellectuelle et morale de l'auteur.</p> + +<p>Eugène-Melchior de Vogüé n'a pu achever son quatrième roman, <i>Claire</i>, +qu'il laissait espérer.</p> + +<p>Il est mort dans la sérénité d'une conscience sans reproche, ne voulant +à ses funérailles, prescrivit-il dans son testament, «que les prières de +l'Église catholique». Il était donc un bon chrétien, tout comme encore +l'auteur du <i>Génie du Christianisme</i>.</p> + +<p>Un mois après, presque jour pour jour, nouveau deuil pour l'Académie +française.</p> + +<p>Henri Barboux, l'un des plus illustres maîtres du barreau, s'en allait +après une courte maladie que ne put vaincre sa verte vieillesse. +Profitons de ce que la parole du bâtonnier Barboux est encore chaude à +nos oreilles, pour dire quelle émotion elle soulevait au prétoire, et +quelles nobles causes elle a souvent servies.<a name="page_335" id="page_335"></a></p> + +<p>Le frêle et charmant Albert Vandal ne devait pas non plus longtemps +attendre pour rejoindre dans la mort le puissant et vigoureux +Eugène-Melchior de Vogüé. Le chêne et le roseau furent emportés d'un +même coup.</p> + +<p>«L'histoire manquerait à son but, disait Albert Vandal, si elle ne +cherchait dans le passé des avis et des leçons.» Un lien coordonne ses +premières publications, leur apportant une unité qui double leur force.</p> + +<p>Mais l'œuvre qui gardera surtout son nom de tout oubli, c'est +assurément <i>l'Avènement de Bonaparte</i>, où il éclaire tant de coins +demeurés obscurs des lueurs de la vérité, redresse tant d'erreurs +accréditées, et lave son héros des souillures dont on le voulait salir. +Il ne faut pas oublier qu'Albert Vandal appartenait à une famille +napoléonienne d'idées et d'affection, et que son père avait une haute +situation sous le second Empire. Il était lui-même resté fidèle à ces +souvenirs, et on ne peut que l'en honorer davantage, puisqu'il s'était +ainsi fermé volontairement toutes les carrières diplomatiques ou autres, +où son esprit délié si fertile, si averti, aurait pu utilement briller +au service de la France. Il ne lui restait qu'à se réfugier dans +l'histoire, qui ne s'en plaignit pas.</p> + +<p>Avec Émile Cheysson, l'Académie des Sciences morales et politiques a +perdu surtout un grand homme de bien. Sans lui, au siège de Paris, nous +serions certainement tous morts de faim. Meunier génial et gigantesque, +il sut accumuler dans notre ville un bloc enfariné qui dit plus à nos +estomacs affamés que celui de la fable, d'apparence si suspecte. Conquis +par les<a name="page_336" id="page_336"></a> doctrines du célèbre économiste Le Play, une notion précise +s'empare de son esprit: celle du devoir social. De là cette suite +continue d'ouvrages se rapportant tous au même but poursuivi: <i>la Guerre +au taudis</i>, <i>la Mutualité</i>, <i>la Protection des enfants</i>, etc., etc. La +mort le surprit au milieu de cette lutte incessante contre la misère et +le mal. Saluons bien bas sa mémoire.</p> + +<p>M. Evellin fut, lui, docteur en philosophie, et il la professa en +plusieurs lycées. Ses thèses de doctorat ne sont pas oubliées. Elles +avaient pour sujet la critique de la théorie cosmologique de Boscovich +(<i>Quid de rebus corporeis vel incorporeis senserit Boscovich</i>) et la +critique du concept de l'infini. Je suis heureux, messieurs, que les +circonstances me permettent de vous citer un peu de latin, mais soyez +assuré que je n'en abuserai pas.</p> + +<p>Les deux ouvrages principaux d'Evellin: <i>Infini et Quantité</i>, <i>la Raison +pure et les Antinomies</i>, lui assurent pour l'avenir un rang distingué +dans la lignée de Descartes et de Kant.</p> + +<p>Il me faut ajouter encore ici le nom considérable de M. Gustave Moynier, +né à Genève en 1826, associé étranger de l'Académie des Sciences morales +en 1902.</p> + +<p>Il fut un fervent et précieux appui dans toutes les causes où la +charité, l'ordre, le droit réclamaient sa parole et l'autorité de son +esprit si largement ouvert au bien.</p> + +<p>J'en arrive à ma chère Académie des Beaux-Arts qui vient d'être frappée +cruellement par deux morts récentes, sur lesquelles je n'appuierai pas +autant qu'il<a name="page_337" id="page_337"></a> le faudrait, me réservant d'y revenir avec plus de détails +et de tendresse aussi, lors de la prochaine séance annuelle de notre +Académie.</p> + +<p>Charles Lenepveu fut pour nous le bon compagnon, l'ami sûr. Le sort ne +lui donna pas toujours ce qu'il méritait et pourtant il prenait avec +enjouement la vie telle qu'elle se présentait, se gardant de lui +demander plus qu'elle ne pouvait donner.</p> + +<p>En 1865, il était admis au concours de Rome et d'emblée en sortit +vainqueur. Il prit part à un nouveau concours ouvert par l'État pour un +ouvrage en trois actes destiné à l'Opéra-Comique. Il en fut encore le +triomphateur avec cette partition du <i>Florentin</i> que, par suite des +graves événements de 1870, il ne put voir au théâtre qu'en 1874. Enfin +une <i>Velléda</i>, qui fut représentée à Londres, où il eut la bonne fortune +d'avoir pour principal interprète Adelina Patti.</p> + +<p>Au Conservatoire il fut un professeur admirable d'harmonie et de +composition. Il laissera après lui d'autres maîtres formés à son école, +laquelle, tout en suivant sans hâte la marche ascendante et un peu +précipitée de l'art musical, resta celle de la conscience, de la +probité, de la force tranquille et du clair bon sens.</p> + +<p>La perte de Frémiet est une sorte de découronnement pour la sculpture +française. C'était un très grand artiste, personnel et original. +Michel-Ange a dit: «Celui qui s'habitue à suivre n'ira jamais devant.» +Frémiet ne suivit pas.</p> + +<p>Faut-il rappeler ici ses principaux ouvrages: la statue équestre de +<i>Louis d'Orléans</i>, <i>l'Homme à l'âge de pierre</i>, le <i>Saint Grégoire de +Tours</i>, l'<i>Éléphant</i> du<a name="page_338" id="page_338"></a> jardin du Trocadéro, le <i>Centaure Térée</i>, les +<i>Chiens courants</i>, le <i>Faune taquinant de jeunes oursons</i>, son œuvre +tragique et si émotionnante: <i>Gorille enlevant une femme</i>, qui lui valut +à l'Exposition de 1888 une médaille d'honneur acclamée, et cette <i>Jeanne +d'Arc</i> populaire qui a fait de la place de Rivoli une sorte de lieu de +pèlerinage patriotique. Ainsi il travailla sans s'arrêter, toujours +svelte et alerte, jusqu'à l'extrême vieillesse puisqu'il est mort à 86 +ans et que parfois encore on le surprenait à l'atelier triturant la +glaise ou le ciseau à la main, l'esprit éveillé, la chanson aux lèvres, +avec son air un peu narquois de vieux gamin de Paris.</p> + +<p>Maintenant sa gloire repose dans un linceul de pierre, de cette pierre +qu'il a tant aimée et qu'il animait de son souffle créateur. Elle lui +dut souvent la vie, et elle l'encercle de mort.</p> + +<p>Avec Georges Berger, notre Académie a perdu un gentilhomme d'art. Il +n'en pratiquait aucun, mais il les aimait tous et les servit loyalement.</p> + +<p>Il fut d'abord l'organisateur de nos grandes Expositions, celle si +merveilleuse de 1889. Rappelons aussi l'Exposition spéciale +d'électricité en 1881, d'où partirent les applications usuelles des +découvertes d'Edison; car c'est là aussi qu'on vit ou plutôt qu'on +entendit la première application pratique du téléphone. Se rappelle-t-on +la stupéfaction des auditeurs quand il leur fui donné de percevoir au +bout d'un fil la musique qu'on faisait à l'Opéra? De loin, c'est quelque +chose.</p> + +<p>La «Société des amis du Louvre» lui doit son existence. Il créa enfin ce +«Musée des arts décoratifs» dont on connaît l'intérêt pratique. Il +voulut entrer<a name="page_339" id="page_339"></a> dans la politique et sut y apporter la grâce et le +sourire.</p> + +<p>Je dirai encore quelques mots du peintre anglais Sir Williams Queller +Orchardson, notre membre associé. Né en 1835 à Édimbourg il fut nommé +membre de la Royal Academy en 1877. C'est une vie heureuse qui n'a pas +d'histoire et fut toute consacrée au labeur.</p> + +<p>Pour aujourd'hui, j'estime que le plaisir de converser avec vous—les +occasions pareilles en sont si rares—m'a entraîné plus loin qu'il n'eût +fallu. Je vais donc tirer le rideau, comme nous disons au théâtre.</p> + +<p>Aussi bien nous voici arrivés au bout de cette voie Appienne, où dorment +à présent nos morts. Les anciens la voulaient mélancolique, mais non +douloureuse: «Aux jours d'anniversaire, ils la traversaient avec des +fleurs, et la blancheur des tombeaux y rayonnait dans le deuil des noirs +cyprès.» Adressons un dernier salut à ceux des nôtres qui nous ont +quittés dans l'apaisement d'une noble tâche accomplie, et continuons la +route humaine, en puisant des forces dans leur exemple.<a name="page_340" id="page_340"></a></p> + +<h3><a name="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS" id="SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS"></a>SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS</h3> + +<p class="c">Samedi 5 novembre 1910.</p> + +<p class="c"><i>Discours de Massenet, président de l'Académie des Beaux-Arts.</i></p> + +<p class="addr">M<small>ESSIEURS</small>,</p> + +<p>Il y a quinze jours à peine, sous cette même coupole, c'était grande +réception. Ici se trouvaient réunis les membres des cinq Académies, +d'illustres savants, des philosophes éminents, la fine fleur des lettres +françaises, et nous aussi, les fervents de l'art. C'était une cérémonie; +aujourd'hui c'est une fête familiale. Nous sommes entre nous, nous +pouvons nous livrer sans contrainte aux douceurs de la causerie et, +encore tout à l'heure, nous ferons de la musique, comme chez M. +Choufleuri. Sous le même frac brodé et avec, en parade, la même épée au +côté, ce<a name="page_341" id="page_341"></a> n'est plus pourtant au fauteuil le président d'hier, mais un +camarade un peu plus haut juché.</p> + +<p>Mais voici qu'une pensée nous afflige au début de notre entretien, celle +de ne point voir parmi nous, à sa place habituelle, notre si aimé et si +éminent secrétaire perpétuel Henry Roujon, retenu loin de nous par les +soins d'une convalescence. Qu'il sache, lui et sa chère famille, que +nous sommes profondément attristés de la raison de son absence, que nous +lui souhaitons un heureux et prompt retour et que nous lui adressons +l'expression de notre souvenir le plus vibrant et le plus ému.</p> + +<p>Qu'il me soit permis de remercier ici les généreux donateurs qui ont +pensé aux jeunes artistes. M. Gustave Clausse a fait <i>donation entre +vifs</i> à l'Académie des Beaux-Arts d'un titre de rente annuelle qui sera +employée à faciliter le travail de «restauration» exigé comme envoi de +dernière année d'un architecte pensionnaire de la Villa Médicis.</p> + +<p>M. John Sanford Saltus, artiste, citoyen des États-Unis, demeurant à +New-York, a fait aussi donation entre vifs à l'Académie des Beaux-Arts +de la somme nécessaire pour la fondation d'un prix annuel de <i>cinq cents +francs</i> en faveur de l'auteur d'un tableau de bataille admis aux +Expositions des Beaux-Arts de Paris.</p> + +<p>Mme veuve Ambroise Thomas, par son testament, en date du 27 juillet +1898, a, en souvenir de son illustre mari, légué une rente annuelle de +douze cents francs pour être partagée également chaque année entre les +jeunes musiciens admis au concours définitif du grand-prix de Rome.<a name="page_342" id="page_342"></a></p> + +<p>L'épouse vénérée de mon grand et tendre maître devait avoir cette +touchante attention dont profiteront désormais les concurrents au grand +prix de composition musicale.</p> + +<p>Nous avons en face de nous de la jeunesse radieuse, les triomphateurs +des derniers concours, le futur convoi pour la Villa Médicis, bagne +fleuri des arts, et nous prenons notre part de leur joie et de leurs +espérances. Sans doute, mes jeunes amis, nous sommes le crépuscule et +vous êtes l'aurore. Mais un dicton prétend qu'au cœur des artistes +vit un printemps éternel. Dépêchons-nous d'y croire.</p> + +<p>S'il en fallait un exemple, ne le trouverions-nous pas de suite chez +notre grand Frémiet, que nous venons d'avoir la douleur de perdre, la +seule qu'il nous ait faite en sa longue vie de quatre-vingt-six années.</p> + +<p>Prenez-le à ses débuts, à l'heure des premières difficultés. Il lutte, +mais dans l'allégresse de ses vingt ans, soutenu par sa foi et l'œil +obstinément fixé vers les horizons qui le tentent. Il est employé aux +moulages anatomiques du musée Orfila—il l'a bien fallu pour vivre—mais +de ce stage à la clinique de l'École de médecine, quelles leçons il sait +tirer! Il en profite pour étudier de plus près l'anatomie des fauves et +le jeu de leurs muscles. Ces années de labeur obscur feront plus tard sa +force et sa puissance.</p> + +<p>On est toujours le neveu de quelqu'un, selon la formule de Figaro; +Frémiet eut la chance d'être celui de Rude. Quel maître et quel élève! +De Rude il tenait les principes solides de son métier; mais qu'il sut +rester, malgré tout, personnel et original! «Celui qui<a name="page_343" id="page_343"></a> s'habitue à +suivre n'ira jamais devant», assurait Michel-Ange. Frémiet voulut aller +devant. Et la gloire commence.</p> + +<p>Si on le voulait pousser un peu, il ne faisait nulle difficulté +d'accorder aux bêtes, comme le poète Lucrèce, une suprématie évidente +sur les hommes, et il en donnait nombre de raisons ingénieuses. Il est +donc naturel que ses prédilections l'aient porté surtout du côté des +animaux. «Sculpteur animalier» était le titre qu'il revendiquait.</p> + +<p>Ne trouvez-vous pas prodigieux cet art superbe du sculpteur? Le peintre +a sa palette aux couleurs multiples, où d'un pinceau léger il peut +trouver tous les tons que lui suggère une riche imagination; le musicien +a les sept notes de la gamme, dont il peut varier à l'infini les +combinaisons, selon les lois de l'harmonie, s'il en est encore, et +celles de la polyphonie la plus truculente; l'architecte trace des +plans, que d'un crayon agile et d'une gomme élastique, complaisante il +peut modifier à sa guise.</p> + +<p>Mais le sculpteur?</p> + +<p>On met devant lui un bloc de pierre, et de cette pierre inerte on lui +demande de tirer de la vie: «Va, mon bonhomme, voici un ciseau, rogne et +taille tout à ton aise. De cet obscur caillou, fais de la lumière; de ce +quartier de roc, de la tendresse; de ce poids lourd, de la légèreté. De +la glaise humide et grise, que les fleurs éclosent et que les dentelles +se déroulent! Va, échauffe ce marbre glacé. Crée et multiplie.»</p> + +<p>Et voici le <i>Cavalier romain</i> qui se dresse hautain sur son cheval de +guerre, comme un maître du monde,<a name="page_344" id="page_344"></a> voici <i>Louis d'Orléans</i>, d'élégante +allure, qui passe sur son destrier, galant, et <i>Napoléon</i>, vainqueur, +dans sa grande redingote grise sur sa fine jument blanche, et tant +d'autres écuyers de tout temps,—tout un carrousel! C'est la lutte +sauvage de l'ours contre l'homme du premier âge, ce sont les <i>Chevaux +marins</i>, crinière au vent, et leurs amis les Dauphins, clowns de +l'Océan, qui prennent leurs ébats dans les eaux paisibles de la Fontaine +du Luxembourg, l'<i>Éléphant</i> pesant du Trocadéro, la trompe en bataille, +et le faune étalé qui, du bout de ses baguettes malicieuses taquine de +jeunes ours, le <i>Rétiaire</i> portant ses filets qui descend dans l'arène, +le <i>Saint Grégoire de Tours</i>, le <i>Centaure Térée</i> avec l'enfant dans les +bras, les <i>Chiens courants</i> si ardents dans leur poursuite et le +<i>Gorille enlevant une femme</i>, chef-d'œuvre tragique où l'on ne sait +quoi plus admirer ou de la puissante musculature de l'horrible bête ou +de la grâce pâmée de la belle victime aux chairs souples et palpitantes; +c'est encore la <i>Jeanne d'Arc</i> si menue sur son gros cheval de labours, +mais dont la foi rayonne et qui porte si fièrement l'étendard de France. +C'est toute l'œuvre de Frémiet enfin qui sort resplendissante du +néant de la pierre.</p> + +<p>Ah! cette pierre, qu'il l'a aimée et caressée! Comme il a su la faire +parler! Aujourd'hui qu'il dort son dernier sommeil, encore tout entouré +d'elle, elle s'attendrira sans doute, comme s'il était là toujours pour +l'émouvoir, et trouvera, dans l'obscur tombeau, des pleurs humides pour +son vieil adorateur.</p> + +<p>Et je vous le disais tout à l'heure, messieurs, cette œuvre si +abondante et si diverse fut enfantée dans la<a name="page_345" id="page_345"></a> joie. Jusqu'au dernier +jour, haut, svelte, rapide, il a passé dans la vie, le sourire aux +lèvres et fredonnant volontiers quelque alerte refrain. Car il aimait la +musique et ne craignit pas de confier l'une de ses filles chéries à un +de vos plus chers confrères, oui, messieurs, au compositeur Gabriel +Fauré lui-même, ici présent. Ah! quel bonheur d'avoir un gendre et des +petits-enfants à choyer, à dorloter, de petites âmes à modeler! Mais +voilà, les enfants grandissent si vite! Ils veulent devenir à leur tour +des artistes, comme papa et grand-papa. Attendons-nous à une nouvelle +lignée de Fauré-Frémiet. Événement inéluctable.</p> + +<p>Une des dernières fois que nous vîmes Frémiet tout court, c'était sur un +canot, dans les rues de Paris, ce qui n'est pas banal. Il vint ainsi, +hardi navigateur, jusqu'aux portes mêmes de l'Institut, lors des +inondations. Il en riait, comme un jeune homme qui fait une bonne farce. +Pauvre cher et grand ami!</p> + +<p>Ce fut aussi un bon compagnon que Charles Lenepveu, d'un large rire +épanoui et qui n'engendrait pas la mélancolie, avant que la maladie +l'ait trop fortement atteint, sorte de bon géant rabelaisien, tout de +franchise et de loyauté, quelque chose comme un chevalier servant de la +musique, sans peur et sans reproche.</p> + +<p>«Prenez-moi comme je suis», semblait-il dire à tout venant. Et il était +beaucoup, plus peut-être encore qu'il ne le pensait en sa modestie. Il +ne sera pas possible en effet d'oublier de sitôt sa magnifique carrière +de professeur. Il meurt, on peut le dire, sur un lit de lauriers +cueillis par ses élèves au dernier concours.<a name="page_346" id="page_346"></a></p> + +<p>Vous vous rappellerez longtemps, mes jeunes amis, cette dernière visite +pieuse que nous avons faite à son chevet, où déjà touché par l'aile de +la mort, il eut pour vous, en apprenant la bonne nouvelle, un dernier +regard d'affection, une dernière joie. Il souleva sa tête pâlie, et +d'une voix qu'il croyait forte: «Nous allons sabler le champagne, mes +enfants, murmura-t-il. La coupe en main, célébrons le triomphe.» Pour un +instant, votre chère présence l'avait ranimé. Ah! conservez toujours le +souvenir respectueux de votre maître et, dans les succès que l'avenir +vous réserve gardez-lui sa part légitime.</p> + +<p>Mais ce n'est certes pas la seule gloire à laquelle peut prétendre +Lenepveu. Il se survivra non seulement dans ses élèves, mais encore dans +son œuvre personnelle d'ouvrier d'art probe et souvent inspiré. Ainsi +qu'il est arrivé pour beaucoup d'entre vous, sa famille, au début, fit +tout pour le détourner d'une voie qu'elle estimait ne devoir le mener à +rien et d'une carrière, pour tout dire, si parfaitement inutile. Que +serait cette vie pourtant sans ces inutilités qui en sont la fleur et la +seule vraie raison peut-être? Voulant briser avec des fantaisies +dangereuses, on l'envoie à Paris pour y faire ses études de droit. Nous +ne savons trop ce qu'il advint de ses examens à la Faculté, mais, sous +le manteau de Cujas et en gardant un profond anonymat, nous le voyons +affronter des concours de musique en province, ici et là, pour chaque +fois en sortir vainqueur. Et dès lors il ne résiste plus au flot qui +l'emporte. De l'École de droit il saute d'un bond au Conservatoire, et +de ses grandes jambes il y marche vite, je vous assure. Tous les<a name="page_347" id="page_347"></a> prix, +il les cueille de haute lutte pour finir à la Villa Médicis. A Rome +même, il se remet à concourir—c'était sa marotte—pour un prix +d'opéra-comique institué par l'État et naturellement—c'était sa +manie—le voilà couronné avec sa partition du <i>Florentin</i>, œuvre de +jeunesse pleine d'une verve charmante en bien des endroits. Puis ce fut +la <i>Messe de Requiem</i>, celle-ci de premier ordre, je ne crains pas de +l'affirmer, et qu'on peut mettre à côté des plus célèbres œuvres du +genre.</p> + +<p>Il eut plus de peine à forcer la porte des théâtres. Pourtant on ne peut +oublier les belles pages de <i>Velléda</i>, donnée au théâtre Covent-Garden +de Londres avec Adelina Patti pour principale interprète, non plus que +celles d'une <i>Jeanne d'Arc</i>, un drame lyrique en trois parties, qui eut +la curieuse fortune d'être représenté sous les voûtes mêmes de la +cathédrale de Rouen et dont la réussite très vive eut du retentissement.</p> + +<p>Lenepveu aimait à raconter la conversation qu'il eut à la suite de ce +succès avec notre grand Gounod, qui se plaisait à le féliciter dans les +termes hyperboliques et imagés dont il était coutumier: «Ah! cher ami, +quelle œuvre! J'en ai été remué jusqu'au tréfonds de mon être intime. +Votre piété de musicien est de l'améthyste pure sertie dans de l'or +vierge et votre cerveau de penseur recèle des trésors insoupçonnés, des +pierres précieuses qui ruissellent pour les seuls élus.» Et Lenepveu de +se confondre en remerciements et de «boire du petit-lait», comme il +disait: «Ah! mon illustre maître, que je suis confus de vos éloges, que +je vous suis reconnaissant d'avoir<a name="page_348" id="page_348"></a> bien voulu pénétrer en mon œuvre +modeste.—Moi? interrompait Gounod, je ne la connais pas, je ne l'ai +entendue ni lue.—Mais alors?» répliquait Lenepveu légèrement +interloqué. Gounod de mettre alors un doigt mystérieux sur ses lèvres et +de laisser tomber ces paroles fatidiques: «Ni vue, ni connue, mais par +les effets on devine les causes.» Et le bon Lenepveu de s'esclaffer au +souvenir de cette histoire.</p> + +<p>Toute cette gaieté n'est plus. Je sais que vous avez du chagrin d'avoir +perdu cet excellent camarade. Vous comprendrez donc mon émotion et ma +douleur personnelle d'avoir perdu, moi, cet ami très affectionné, auprès +duquel j'avais, pour ainsi dire, vécu côte à côte, devisant des mêmes +choses, tout le long de la route humaine, et marquant chacun sur le +calepin de notre jeunesse laborieuse plus d'heures noires que d'heures +blanches.</p> + +<p>Heureusement, pour nous musiciens, les blanches valaient deux noires.</p> + +<p>De Georges Berger, qui fut l'un des plus aimables et des plus qualifiés +parmi nos membres libres, j'ai fait l'éloge mérité dans un précédent +discours, et passerai cette fois plus brièvement, car le temps presse et +j'entends les violons s'accorder. Véritable gentilhomme d'art, il prit +toujours en main notre cause et la servit loyalement, chaque fois qu'il +en eut l'occasion. C'est surtout dans les grandes expositions, dont il +était l'âme et l'organisateur habile, que nous l'avons rencontré, pour +nous faire la place la plus belle. A la Chambre des députés aussi, son +éloquence prit souvent et victorieusement la défense de nos intérêts.<a name="page_349" id="page_349"></a></p> + +<p>Nous garderons longtemps le souvenir de ce galant homme si courtois et +si finement disert.</p> + +<p>Et voici encore une curieuse figure d'artiste qui disparaît avec sir +William Quiller Orchardson, un de nos membres associés.</p> + +<p>Il fut peintre de genre et portraitiste très intéressant, comme le sont +en général les artistes anglais, chez qui l'on sent un vif souci de la +ressemblance cherchée même au delà des traits du modèle et jusque dans +son âme intime. Une fois, il s'élève à la grande peinture d'histoire +avec son <i>Napoléon sur le «Bellérophon»</i>. L'œuvre est restée célèbre, +popularisée par la gravure et la photographie.</p> + +<p>Aux jours qui précédèrent sa mort, il achevait le portrait de lord +Blyth. Se sentant atteint gravement, il dut prendre le lit. C'était la +fin et il s'y résignait, quand sa femme, stoïque et courageuse comme une +ancienne Romaine, lui demanda s'il ne voulait pas signer sa dernière +œuvre. Il se fit alors conduire devant la toile, y mit ses initiales +tremblantes, se recoucha et mourut. Belle fin d'artiste!</p> + +<p>Mais secouons cette poussière de tombes, et n'attristons pas davantage +par des images funèbres cette jeunesse vivante, qui est trop loin de la +mort pour y croire et qui attend de nous simplement son viatique pour le +voyage à Rome.</p> + +<p>Rome! c'est la ville sainte où vous trouverez le réconfort et la +méditation féconde. Oh! je sais, vous avez rencontré déjà des esprits +forts ou des doctrinaires à tous crins qui ont tenté de vous en +détourner, qui vous ont représenté comme du temps perdu et de la paresse +ces années bénies entre toutes. Méfiez-vous<a name="page_350" id="page_350"></a> de ces éternels renards +pour qui tous les raisins sont trop verts.</p> + +<p>Allez en toute confiance vers la cité des arts, allez, peintres, +sculpteurs, graveurs, architectes et musiciens, allez, et de l'échange +de vos enthousiasmes faites une collaboration. Un art doit être en effet +la réunion de tous les arts; un artiste ne doit pas se confiner en sa +seule spécialité, il doit l'être en tout, dans tout et partout.</p> + +<p>Dès le premier soir, vous serez conquis et, quand des hauteurs du Pincio +vous verrez se dérouler sous vos regards attendris les méandres de la +ville des papes et des Césars, dominée ici par la coupole souveraine de +Saint-Pierre, là par le Colisée païen, et plus loin la campagne romaine +s'étendant, déjà baignée des nuances indécises du crépuscule, jusqu'au +Janicule encore doré des derniers rayons du soleil couchant, vous +comprendrez. Vous sentirez votre âme se fondre dans une muette prière +d'adoration et de reconnaissance. Ou alors, c'est que rien ne bat sous +votre mamelle gauche et qu'il est inutile d'aller plus loin.</p> + +<p>Faites sauter les cordes de la lyre.</p> + +<p>Et vous vous répandrez par les musées. Entrez dans l'intimité de ces +œuvres maîtresses, prodiges de pensée et d'émotion, et ne vous +pressez pas de porter sur elles des jugements hâtifs que vous pourriez +regretter plus tard. Souvenez-vous qu'une œuvre d'art est une Majesté +et qu'il faut attendre qu'elle vous parle d'abord. Mais ensuite, quels +sublimes et chaleureux entretiens!</p> + +<p>Quand sonnera l'heure du repas, réunis autour de<a name="page_351" id="page_351"></a> la table commune, vous +échangerez encore vos impressions et vos admirations de la journée, et +c'est là surtout que vous profiterez les uns des autres et que naîtra +cette collaboration de l'enthousiasme. S'il m'est permis de parler plus +spécialement de la musique, je vous dirai que notre art n'est que le +reflet de nos sensations. Il faut tout attendre d'une émotion souvent +fortuite. Une mélodie peut naître spontanée au souvenir d'une impression +ressentie, d'une pensée laissée en notre cœur, d'un regard, d'un mot, +d'un son de voix.</p> + +<p>Ainsi vous deviserez jusqu'à l'heure de l'<i>Ave Maria</i>: les peintres +communieront en Raphaël, les sculpteurs s'agenouilleront devant +Michel-Ange, les architectes, emportés par leurs rêves au delà même de +la ville éternelle, vous diront les merveilles de l'Acropole, et les +musiciens chanteront pour chanter!... car à la Villa Médicis comme en +notre belle France, tout finit par des chansons.</p> + +<p>Je me souviens qu'Henner se plaisait aux harmonies imprécises pour +bercer les vagues rêveries de ses nymphes au clair de lune, tandis que +les sculpteurs et les architectes s'extasiaient devant les robustes +constructions musicales de Gluck et de Hændel. Ainsi se révèlent les +états d'âme.</p> + +<p>Et voilà ce qu'on voudrait détruire! Les plus purs enivrements de votre +jeunesse! Ah! mes jeunes amis, vous subirez le charme comme nous l'avons +subi et, plus tard, quand vous aurez quelque découragement des luttes +quotidiennes, vous ferez ainsi que vos aînés: vous reviendrez vers cette +Mecque des arts pour y retremper vos forces défaillantes, nouveaux<a name="page_352" id="page_352"></a> +Antées qui sentirez le besoin de toucher le sol sacré.</p> + +<p>Sur le Pincio même, juste en face de l'Académie de France, il est une +petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique, qui, sous un +berceau de chênes verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons +lointains. C'est là que, de retour à Rome après trente-deux années, un +grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d'entrer dans le temple, trempa +ses doigts comme en un bénitier et se signa.</p> + +<p>Chers amis, gardez aussi cette religion, et qu'elle vous conduise, +fermes et courageux, au milieu des cahots de la vie, jusqu'au paradis +des arts.</p> + +<p class="c">FIN</p> + +<p class="cov"> + 3277.—Tours, imprimerie E. A<small>RRAULT ET</small> C<sup>ie</sup>. </p> + +<hr class="full" /> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="" +style="text-align:center;"> +<tr><td><a name="TABLE" id="TABLE"></a><b>TABLE</b></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td><a href="#PREFACE"><b>Préface</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#AVANT-PROPOS"><b>Avant-propos</b></a></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td><a href="#CHAPITRE_PREMIER"><b>Chapitre Premier, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_II"><b>II, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_III"><b>III, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_V"><b>V, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_X"><b>X, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XII"><b>XII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVI"><b>XVI, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVII"><b>XVII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XVIII"><b>XVIII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XIX"><b>XIX, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XX"><b>XX, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXI"><b>XXI, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXII"><b>XXII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIII"><b>XXIII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIV"><b>XXIV, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXV"><b>XXV, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVI"><b>XXVI, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVII"><b>XXVII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXVIII"><b>XXVIII, </b></a> +<a href="#CHAPITRE_XXIX"><b>XXIX</b></a></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td><a href="#APPENDICE"><b>APPENDICE</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#MASSENET_PAR_SES_ELEVES"><b>Massenet par ses élèves</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#MASSENET_PAR_SES_INTERPRETES"><b>Massenet par ses interprètes</b></a></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td><a href="#MES_DISCOURS"><b>MES DISCOURS</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#INAUGURATION_DE_LA_STATUE_DE_MEHUL"><b>Inauguration de la statue de Méhul</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#FUNERAILLES_DAMBROISE_THOMAS"><b>Funérailles d'Ambroise Thomas</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#CENTENAIRE_DHECTOR_BERLIOZ"><b>Centenaire d'Hector Berlioz</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#FUNERAILLES_DE_M_E_FREMIET"><b>Funérailles de M. E. Frémiet</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DES_CINQ_ACADEMIES"><b>Séance publique annuelle des Cinq Académies</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#SEANCE_PUBLIQUE_ANNUELLE_DE_LACADEMIE_DES_BEAUX-ARTS"><b>Séance publique annuelle de l'Académie des Beaux-arts</b></a></td></tr> +</table> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mes souvenirs, by Jules Massenet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MES SOUVENIRS *** + +***** This file should be named 36729-h.htm or 36729-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/7/2/36729/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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