summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:08:50 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:08:50 -0700
commitc029afeb52f37b4af2a280380ed123a57c5ac2cc (patch)
tree1ef71ca818f5b2fed2eafe4f9a63a5ada79523d6
initial commit of ebook 37805HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--37805-8.txt6830
-rw-r--r--37805-8.zipbin0 -> 128068 bytes
-rw-r--r--37805-h.zipbin0 -> 237555 bytes
-rw-r--r--37805-h/37805-h.htm7163
-rw-r--r--37805-h/images/illu-001.jpgbin0 -> 32680 bytes
-rw-r--r--37805-h/images/illu-002.pngbin0 -> 30231 bytes
-rw-r--r--37805-h/images/illu-003.pngbin0 -> 39618 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
10 files changed, 14009 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/37805-8.txt b/37805-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..bd66ba5
--- /dev/null
+++ b/37805-8.txt
@@ -0,0 +1,6830 @@
+Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Nuits chaudes du Cap français
+
+Author: Hugues Rebell
+
+Release Date: October 20, 2011 [EBook #37805]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ 3fr COLLECTION 3fr
+ VARIA
+
+
+ HUGUES REBELL
+
+ LES NUITS CHAUDES
+ DU CAP FRANÇAIS
+
+
+ [Illustration]
+
+ Editions Georges Cres
+ Paris 21 rue Hautefeuille
+
+
+
+
+ Les Nuits chaudes
+ du Cap français
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+ HUGUES REBELL
+
+ Les Nuits chaudes
+ du Cap français
+
+
+ [Illustration: logo de l'éditeur]
+
+ PARIS
+
+ GEORGES CRÈS & Cie
+
+ Éditions de la _Plume_
+
+ 116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
+
+
+ MCMXVIII
+
+
+
+
+_A MAURICE SAILLAND_
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+
+
+
+LA VENGEANCE D'UN INCONNU
+
+
+Comme je visitais Bordeaux, par un matin d'été, et que je suivais, avec
+un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard
+s'attacha sur une maison du XVIIIe siècle, aux balcons de fer renflés,
+soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons
+grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres,
+elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues,
+sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l'on voyait du
+linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et
+avare qui ne l'éclairait qu'à demi, des figures sculptées assez
+rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins
+cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure
+avait grand air; j'y lisais comme une expression de richesse fastueuse
+et insolente; des souvenirs de ce négoce hardi qui s'en allait à travers
+le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s'il avait réussi, étalait
+au retour son triomphe et criait ses plaisirs.
+
+Voyant que les vieux murs m'avaient rendu songeur, mon compagnon, qui
+était de la ville, me dit: «Cette maison a une histoire singulière.» Je
+la lui demandai. Et voici à peu près ce qu'il me conta, tandis que nous
+nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits
+voiturant leurs éventaires et des servantes allant aux provisions, les
+cheveux enroulés sous un foulard écarlate.
+
+ * * * * *
+
+Pour écraser l'émeute qu'avaient soulevée à Bordeaux l'arrestation des
+députés girondins, l'arrêt des affaires et enfin la famine, la
+Convention venait d'envoyer avec pleins pouvoirs le représentant
+Tallien. C'était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui,
+par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la
+République, devint tout d'un coup sanguinaire. Trouvant que
+l'insurrection s'était calmée trop promptement pour sa gloire, il
+affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la
+guillotine ne chôma plus.
+
+Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d'humanité
+et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse
+divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte,
+s'autorisa d'une courte entrevue qu'elle avait eue naguère avec le
+représentant pour lui demander justice; elle parvint à le voir, le
+toucha de sa vive et agaçante beauté d'Espagnole. Tallien lui rendit la
+liberté, et n'eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse; sans
+être beau ni agréable, c'était alors une puissance, que Thérésia, peu
+farouche, et surtout intéressée, devait se plaire à conquérir. On les
+vit passer sur le Cours de Tourny, enlacés comme d'humbles et obscurs
+amoureux; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même réprobation.
+
+Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur
+féminin à être bonne et s'appliquait à la miséricorde comme à une
+élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées
+d'écrou; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations,
+c'était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite
+récompense et qu'on ne peut guère attendre celles de l'autre monde,
+Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt
+c'était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c'était
+presque une fortune, vite gaspillée d'ailleurs, en joyaux, en toilette
+et en fêtes.
+
+Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des
+rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de
+légères querelles, soit que Tallien jugeât périlleuse la vente d'une
+nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour les
+camarades du représentant. Avec des façons d'ours mal apprivoisé, il
+criait à son amie: «Si tu continues, je vais te faire guillotiner.» Mais
+la jeune femme lui répliquait en riant: «C'est bien! je ne t'embrasse
+plus.» Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle,
+c'était encore la plus puissante.
+
+Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères
+qu'elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le
+lui rendaient plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui
+n'ont point à compter avec l'amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa
+fortune.
+
+Un matin qu'elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse
+qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une
+lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d'une gaieté
+enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès
+qu'elle se mêlait d'écrire, les manières prétentieuses de son
+correspondant ne l'en amusèrent pas moins à l'excès. La tête renversée
+sur l'oreiller, ayant peine à contenir son rire:
+
+--Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de
+son lit, et elle lui tendit l'épître d'un geste nonchalant, au bout de
+son bras nu.
+
+ «Jamais l'Innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n'a décoré
+ un front plus pur que le vôtre; il rendrait l'Amour muet, et glacerait
+ jusqu'au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en
+ inspirant l'admiration, ne laissait croire aussi que les paroles
+ sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles...»
+
+--Hein! s'écria Thérésia, tu ne m'en as jamais écrit de pareilles!
+
+--L'insolent, murmurait Tallien.
+
+--Bah! fit-elle, c'est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à
+conséquence.
+
+--Bel esprit, bel esprit! cela te plaît à dire, mais ce jargon ridicule
+cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais bien savoir
+quel est le malotru qui s'est permis de t'adresser ces indécences. Je
+lui ferais passer le goût de t'en écrire de nouvelles.
+
+--Laisse-donc! Laisse-donc! disait Thérésia. Je suis de force à me
+défendre d'un galantin.
+
+--Tu les encourages par tes coquetteries, s'écriait Tallien furieux, et
+il se promenait à grands pas, froissant la lettre, heurtant les meubles
+à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et
+les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette
+chambre féminine.
+
+Mais Thérésia, toute joyeuse d'avoir ainsi chauffé au point voulu la
+colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre:
+
+--Frénelle! Frénelle!
+
+C'était le secrétaire, l'agent secret, l'auxiliaire de Thérésia;
+d'ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie.
+
+Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure.
+
+--Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre
+que je viens de lui montrer! Voilà comment il encourage ma confiance!
+
+--Oh! citoyen, s'écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé,
+pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée!
+
+Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la
+maîtresse à la servante:
+
+--Allons! embrassez-vous, et que ça finisse!
+
+Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait
+Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et
+d'une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un baiser.
+
+--Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop de mal!
+
+--Mes caresses?
+
+--Non, ces lettres...
+
+--Mais ce n'est pourtant pas ma faute si on m'écrit, répliquait
+Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme
+un roulement de tambour.
+
+ * * * * *
+
+Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux
+suspects qu'il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas
+risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son
+ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment.
+Sa cour d'admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de
+colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se
+succédaient sur ses lèvres. L'aventure de la lettre fut bientôt la fable
+de la ville.
+
+Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C'était un des plus riches
+négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces
+façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais
+qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un homme
+habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie; et, bien que
+ce ne fût pas son métier d'écrire des billets doux, on s'étonnait qu'il
+eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que Thérésia
+lui eût tourné la tête. D'ordinaire il observait une réserve extrême;
+et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son existence
+s'écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue
+Sainte-Catherine.
+
+Il est vrai qu'il n'avait pas toujours ainsi vécu. On l'avait connu gai,
+d'une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il
+entretenait alors une comédienne à la mode, et c'est pour elle qu'il
+avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne
+l'installa point, car les amants se brouillèrent avant qu'il ne fût
+achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue,
+d'où arriva un beau jour cette nouvelle: «Dubousquens se marie!
+Dubousquens se marie!»
+
+Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à
+Thérésia de Fontenay.
+
+On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s'éveillait,
+essayant d'imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens; déjà
+on préparait voeux et compliments, bals et festins, quand on vit le
+négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de
+visage et d'humeur.
+
+Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée,
+disait-on, par une femme.
+
+Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu'il l'avait laissé
+soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire,
+trop belle pour n'être qu'une servante. Elle semblait réunir en sa
+personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins,
+les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle
+grâce légère, tout européenne; et aussi de ces grands yeux vagues qui
+s'endorment ou s'illuminent sans qu'on devine pourquoi; une vie tour à
+tour somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l'ardeur des
+gestes, le mouvement d'un sein qui s'offre, d'une croupe qui ondule, des
+bonds d'animal lubrique. C'est du moins ce qu'avaient rapporté les rares
+personnes qui l'avaient entrevue sur le navire, ou, en passant, par une
+fenêtre entr'ouverte. On ne pouvait l'approcher davantage. Dès son
+arrivée à Bordeaux, Dubousquens l'avait pour ainsi dire cloîtrée dans
+son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient
+défendus de toute curiosité par d'épais ombrages. Deux vieux domestiques
+anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur
+maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée
+que fût la rue où donnait l'hôtel, il n'était point permis à la jeune
+noire de s'y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un
+instant au balcon. On ne l'avait jamais surprise à causer, ni même à
+dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux
+ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui
+semblent, plutôt qu'un chant développé, un soupir d'exil, un appel aux
+grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas.
+
+Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier
+commis Jumilhac, feignait de s'absenter de Bordeaux quelques jours. Il
+allait simplement s'enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il
+n'y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le
+secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fût, de venir l'y
+chercher.
+
+Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de
+larges aumônes; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne
+manquait pas de commenter cette retraite et d'essayer d'en soulever le
+voile. «Pauvre homme! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de
+raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler.--Il se
+vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n'est peut-être
+point l'homme paisible qu'il veut paraître.»
+
+Et l'on racontait qu'il s'élevait souvent, de la maison mystérieuse, les
+lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu'un disait avoir assisté, à
+la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène. Dubousquens
+frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au milieu des
+sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques retentissantes sur
+la chair nue, la voix furieuse du maître: «Ah! parle donc de tes
+caresses! toutes tes caresses abominables ne valent pas un seul de ses
+sourires. Tiens, donne-moi tes mains, tes mains criminelles, que je les
+frappe encore! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l'as tuée, exécrable
+fille!... Est-ce que tu pouvais te comparer, brute obscène, à celle qui
+était l'Amour!» Le témoin s'était enfui, épouvanté de ces imprécations
+insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait vu Dubousquens
+subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui disant d'une voix
+entrecoupée: «Laisse-moi baiser ton épaule, elle s'y appuyait comme
+cela, t'en souviens-tu? Te rappelles-tu aussi, le jour où elle s'est
+endormie contre toi?» Puis il haussait la voix comme si la colère le
+dominait encore: «Ingrate! Ingrate! Elle qui t'aimait tant! As-tu connu
+maîtresse si clémente!»
+
+On prétendait qu'entre le négociant et la jeune noire, il existait
+quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure.
+Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l'un à l'autre.
+
+Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s'amusa
+fort d'avoir pour adorateur «l'homme à la négresse».
+
+Elle ne comprenait rien à cette double adoration: «S'il m'aime tant,
+disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah! coeur
+d'artichaut: une feuille pour tout le monde!»
+
+ * * * * *
+
+Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les
+épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia.
+Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit
+bonheur du jour où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses
+caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu'assez lasse d'une
+poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser
+brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin et
+tirer profit; sans rien faire pour l'encourager, elle voulait attendre.
+
+Mais ce qu'elle supportait d'abord sans trop d'ennui, lui devint bientôt
+odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n'étaient
+plus d'humbles supplications, d'idolâtres prières, mais des ordres et
+des menaces, puis des insultes.
+
+Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa
+maîtresse blême, tremblante d'émotion, les yeux en larmes, sauter à bas
+de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre un papier bouchonné,
+déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu'on se fût, après coup,
+décidé à le conserver.
+
+--Lis, lis! disait-elle. C'est inouï!
+
+Tallien commença à haute voix, mais il s'arrêta à la première ligne:
+
+ «Immonde prostituée, toi qui t'es vendue à tout Bordeaux, toi que le
+ dernier des portefaix a pu trousser sur le pont...»
+
+Le reste était encore plus insultant.
+
+Comme s'il n'y avait point dans le vocabulaire commun d'assez basse
+injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent
+les mariniers ivres, ceux qui n'évoquent les charmes de la femme que
+pour les mépriser et les salir.
+
+Le représentant devint pâle; la lettre tremblait entre ses doigts.
+
+--Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d'une
+ville et la proie d'un misérable? Vais-je tous les jours être traitée de
+la sorte!
+
+--Comment, tous les jours?
+
+--Oui, reprit Thérésia, ce n'est pas la première lettre de ce genre que
+je reçois. J'en ai reçu vingt, trente peut-être! Je ne te les montrais
+pas, pour ne pas t'attrister. Cette fois vraiment c'est trop d'outrages!
+Je ne peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe le
+lâche.
+
+--Quel est le misérable, s'écriait le représentant, quel est le
+misérable qui a pu écrire ces abominations!
+
+--Tu ne vois pas! La lettre est signée!
+
+--Comment! il a osé!... Du-bous-quens! Dubousquens! répétait Tallien,
+mais je connais ce nom-là.
+
+Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de
+paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et
+refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de
+calepin, une petite note ainsi conçue:
+
+ «Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect
+ par ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme
+ Martignac. Rôle douteux pendant l'insurrection contre-révolutionnaire.
+ Depuis, a affecté des sentiments constitutionnels.
+
+ «A des amis puissants dans tous les partis. Très lié avec Robespierre
+ jeune. Très populaire dans la ville. A ménager.»
+
+--Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire
+et à ménager!
+
+--Et qu'importe qu'il soit populaire! s'écria Thérésia.
+
+Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l'étreignant
+avec force:
+
+--Voyons, m'aimes-tu, Tallien? Vas-tu souffrir qu'on insulte ta
+Thérésia? Vas-tu hésiter à châtier un monstre! De quoi as-tu peur?
+N'es-tu pas le maître ici? D'ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah! si
+tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me
+traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds,
+ils m'égorgeront peut-être, les infâmes!
+
+--Sois donc tranquille! sois donc tranquille!
+
+--Non! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m'auras pas vengée!
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens,
+fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse du
+théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la
+Porte du Palais, dont l'accès était interdit à tout le monde. Mais
+Jumilhac, sous le coup d'une si pressante menace, ne crut point devoir
+respecter la défense, et, sans retard, il s'en fut le trouver.
+
+A l'heure qu'il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair,
+l'hôtel et les jardins formaient une nuit impénétrable. Mais comme il
+levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux
+fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un
+rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l'émotion qu'il
+éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi
+le désir d'être utile à Dubousquens, dominaient son inquiétude. On ne
+parut pas l'avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants, retentirent
+encore; enfin, comme il s'obstinait à frapper, une fenêtre s'ouvrit, un
+homme parut, demanda:
+
+--Qui est là?
+
+--C'est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle!
+
+Un instant après un verrou glissait, la porte s'entrebâilla, et Jumilhac
+pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à
+travers des corridors obscurs, jusqu'à un vaste salon entouré de glaces
+et meublé de sofas, qu'éclairait d'une lumière pâle un lustre à demi
+allumé. A son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la
+pièce voisine.
+
+--Que venez-vous faire? demanda Dubousquens, et qui vous a permis?
+
+Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi
+déchirée, laissant voir son cou sillonné d'éraflures rouges et comme de
+griffes profondes, Dubousquens l'effraya, avec ses yeux hagards, ses
+mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui soulevait sa
+poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible.
+
+Jumilhac lui dit d'une voix sourde:
+
+--Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril.
+
+--Comment cela? fit Dubousquens sans se troubler.
+
+Absorbé comme il l'était, il prêtait à peine attention aux paroles les
+plus alarmantes.
+
+--Vous avez été bien imprudent! répliqua le commis. Courtiser la
+maîtresse d'un homme aussi puissant, c'était déjà dangereux; mais lui
+écrire des injures!... Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement
+votre tête?
+
+--Que me contez-vous là? s'écria Dubousquens qui avait écouté son commis
+avec la plus grande surprise.
+
+--Mais la vérité simplement!
+
+--Moi, j'ai courtisé une femme? Je lui ai écrit des injures? Voyons,
+vous êtes fou!
+
+--Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture.
+
+--Et comment s'appelait cette amoureuse que j'ignore?
+
+Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de
+son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de
+la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à
+découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la
+raison d'un langage qui lui paraissait extravagant.
+
+--Thérésia de Fontenay! dit-il, mais c'est absurde, c'est insensé!
+Thérésia de Fontenay! je l'ai vue juste une fois, un soir qu'elle
+passait au cours de Tourny. J'ai même dit, je m'en souviens, à un ami:
+«Vraiment, cette femme est au-dessous de sa réputation. Je l'aurais crue
+plus belle.»
+
+A ce moment, un rire bizarre, comme une roulade de cris aigres, un rire
+qui ressemblait plutôt à un aboiement de chienne qu'à un éclat de gaieté
+humaine retentit dans la pièce voisine; Dubousquens s'approcha de la
+porte, y donna un coup de pied.
+
+--Tigresse! te tairas-tu, enfin?
+
+Et se tournant vers Jumilhac:
+
+--Il n'y a pas d'être au monde qui m'ait fait plus de mal.
+
+Puis il se mit à marcher à grands pas, la tête baissée, tandis qu'il
+répétait sans cesse:
+
+--Thérésia de Fontenay! mais je ne la connais pas! je ne la connais pas
+plus que je n'ai connu Mme de Pompadour. Quel est le coquin assez
+audacieux pour avoir osé se servir de mon nom?
+
+--Il est adroit en tout cas, observa Jumilhac. Tous ceux qui ont vu ces
+lettres n'ont pas douté qu'elles ne fussent de vous et Thérésia moins
+que tout autre. Or elle est en mesure de se venger. Vous connaissez
+Tallien, n'est-ce pas? Il ne lui en faut pas beaucoup pour transformer
+un honnête homme en suspect.
+
+--Mais que faire? demanda Dubousquens accablé.
+
+--Il faut fuir, reprit Jumilhac, et sans retard. Il faut fuir dès ce
+soir.
+
+--Puis-je ainsi abandonner mes affaires, risquer ma fortune?
+
+--Et votre vie! vous n'y pensez plus? vous ne pensez pas que vous avez
+contre vous des ennemis acharnés, des amitiés compromettantes, des
+jalousies. Il ne s'agit d'ailleurs que de disparaître un moment. Je vous
+remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois.
+
+Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup:
+
+--Allons, fit-il, et il alla préparer son départ.
+
+Il n'avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine
+s'élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple
+animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue.
+
+Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce; le
+regard au contraire était plein d'une douceur insinuante. Jumilhac crut
+lui voir autour du cou une parure de corail: c'étaient des gouttelettes
+de sang qui coulaient d'une blessure toute fraîche; on eût dit qu'une
+lame d'épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux
+restaient encore rouges, et humides des pleurs qu'elle venait de
+répandre.
+
+Elle alla s'étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête
+appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant
+elle, en montrant ses dents brillantes.
+
+Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à
+partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l'emporta; il la
+prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle
+s'abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune
+frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de
+dédain et qui semblait une menace de morsure.
+
+--Misérable! criait Dubousquens en la frappant. Oh! je ne te laisserai
+pas ainsi. Il faut que je te tue!
+
+--A quoi songez-vous? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens
+qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d'être
+arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles? Tenez, écoutez!
+
+La rue retentissait d'un long piétinement. Des pas s'arrêtèrent devant
+l'hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute
+cria:
+
+--Ouvrez! au nom de la loi!
+
+--Les bougres! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant!
+
+
+Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la
+négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et
+priait Jumilhac de le suivre.
+
+Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était
+levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils
+gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en
+cherchant la clef qui devait l'ouvrir:
+
+--Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette
+issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir.
+
+--Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J'ai tout préparé pour votre
+départ. Vous trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez
+Soulac. Le _Scipion_ prend la mer après-demain, il vous débarquera sur
+la côte d'Espagne. En cas d'ennuis, voici un passeport en règle. Je vous
+apporte aussi l'argent qui est rentré cette semaine.
+
+--Ah! mon ami, puissè-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me
+faites en ce moment.
+
+--Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J'entends du bruit.
+
+Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un
+recul de terreur. Des fusils et des baudriers blancs brillaient dans la
+nuit. Une troupe de gendarmes l'attendaient à sortir.
+
+--Ah! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire!
+
+Et il essaya de faire feu de ses pistolets; mais aussitôt on se jeta sur
+lui, il fut désarmé en un clin d'oeil.
+
+Comme on l'entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu
+des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C'était la
+négresse qui s'était échappée ou qu'on venait de délivrer. Elle se
+détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser
+ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de
+chienne, puis elle disparut dans une ruelle.
+
+ * * * * *
+
+Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine,
+suivit d'un balcon, en compagnie de Tallien, l'exécution de son
+insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs
+et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de
+ce monde.
+
+Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France,
+retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au
+milieu d'eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes.
+
+A Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union bizarre n'est
+point encore éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles,
+dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans
+doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les
+volets clos et le seuil moussu de l'hôtel exhalent la sombre tristesse
+des maisons abandonnées.
+
+ * * * * *
+
+Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure,
+le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se
+rapporter à notre histoire: c'est le journal d'une dame créole, le livre
+de bord d'un négrier et un cahier des mémoires d'un docteur. Plus tard
+nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces
+pages à la suite de ce récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme
+nous qu'un même lien les unit et que, contenant chacune des
+renseignements spéciaux, et écrites d'un style particulier, elles n'en
+forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d'une
+même histoire.
+
+
+
+
+LIVRE SECOND
+
+
+
+
+JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE
+
+
+ _Le Cap français, mai 1791._
+
+J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon
+lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent.
+
+La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette
+sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le
+feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai
+respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du
+Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit
+que la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil. Eh
+bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et,
+lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis,
+j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même,
+cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins
+m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai
+pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas!
+
+Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang
+m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez:
+j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle
+m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au
+confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu
+surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans
+hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je
+sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas été sacrilège! C'est
+seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec
+terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui
+m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas
+pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la
+conscience!
+
+Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me
+voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me
+roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de
+voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de
+Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien
+qu'il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d'une
+graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui
+est de Séville: il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon
+bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d'élégance. Il
+venait d'entr'ouvrir les rideaux et d'écarter le moustiquaire. Je me
+suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de ma
+peine, j'ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j'avais
+faits, s'était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait
+dû découvrir une drôle de figure.
+
+--Vous me devez un cierge, Rose, m'a-t-il dit. (Il est familier avec moi
+à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)
+
+--Pour m'avoir surprise au lit?
+
+--Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un
+champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.
+
+Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je
+tremblai à l'idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de
+ma frayeur, parce qu'à présent j'étais en sûreté.
+
+--Vous ne vous aperceviez de rien?
+
+--Non. Je sentais bien un peu le roussi; seulement dans mon rêve je me
+croyais en enfer: c'était de circonstance. Mais, comment étiez-vous
+encore ici?
+
+--Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme
+pour un reproche.) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse? Ne
+deviez-vous pas _lui_ parler ce soir?
+
+Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu'il s'en doutât, l'opprobre de
+mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu'un crime a conduite
+chez moi et à laquelle j'ai pris tout son luxe, tout son bien-être,
+toute sa liberté!...
+
+Ah! qu'ai-je écrit? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus
+charitable des femmes! Tant pis, j'avais besoin de me confesser. Et puis
+personne ne verra ce cahier, que moi--et Dieu.
+
+--Si, mon ami, ai-je répondu, si, je me souviens bien, mais pour parler
+de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que
+les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour
+qu'elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison,
+faites-lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu'elle
+pense de vous. Je vous promets de faire tout pour la décider à une
+union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je
+ne me crois pas le droit de la lui imposer.
+
+--Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel
+éloge de votre serviteur.
+
+--Je n'y manquerai pas. A présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si
+quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la
+ville... vous savez quoi!
+
+--Personne ne m'a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. A
+propos, vous avez toujours cette Zinga?
+
+--Mais oui!
+
+--Cette horrible négresse?
+
+--Pourquoi horrible? elle est plutôt jolie, cette enfant.
+
+--Je n'aime pas ses yeux. J'y lis la haine, la cruauté, le goût du mal,
+et puis...
+
+--Et puis quoi? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir!
+
+Je lui avais saisi les bras, m'avançant toute vers lui, haletant contre
+sa poitrine, mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un
+sourire:
+
+--Une autre fois! Vous savez bien qu'il est trop tard ce soir pour que
+je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville...
+
+--Méchant! lui criai-je comme il sortait de la chambre.
+
+Que lui a-t-on raconté sur la négresse? Est-ce qu'il saurait quelque
+chose de nos conventions atroces? Non, car il ne viendrait plus ici. Je
+lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l'ai à
+ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C'est même
+étrange que je n'y aie pas songé plus tôt. Qu'il épouse Antoinette, oui!
+qu'il l'emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue
+même m'est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n'aurai
+plus souvenir des événements qui l'ont conduite dans ma maison; je ne
+redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent
+le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme
+tout le monde, à ma charité. Je serai, à mes yeux mêmes, «la bonne
+Madame Gourgueil».
+
+Mais aux yeux de Dieu?...
+
+Et si Dieu n'existait pas?... Mme du Plantier est athée; le docteur
+Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi
+intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance
+vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait
+tout le jour, quand j'étais fillette, ânonner le catéchisme... A Paris
+il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.
+
+Dans cette nuit chaude, c'est en vain que j'essaie de m'assoupir. A
+chaque instant des idées surgissent en moi; il faut que je reprenne mon
+cahier, ma plume, et que j'écrive comme pour soulager mon esprit en feu.
+
+Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin,
+je savais ce qu'elle pense de Montouroy? si j'avais la certitude qu'elle
+est prête à l'épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue;
+peut-être même le couple quitterait-il l'île; je ne la verrais plus.
+
+ * * * * *
+
+Un désir de causer avec elle dès à présent m'a saisie. Il m'a semblé que
+le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre
+entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s'est
+assoupie. Je l'entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son
+sourire railleur; elle ne soupçonnera rien; elle ne s'avisera donc pas
+de m'adresser des reproches pour faire acte d'autorité.
+
+Je me suis levée; et, sans prendre la peine de me vêtir, j'ai traversé
+le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu'à la chambre
+d'Antoinette, j'ai écarté la portière: Antoinette dort aussi elle,
+doucement. C'est à peine si je perçois son souffle. J'ai été surprise.
+D'ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l'éveiller. Elle est
+si tranquille! Pourquoi troubler cette âme d'un amour auquel elle ne
+songe pas encore? Son enfance lui est légère; elle s'y attarde,
+dirait-on, avec délices. C'est vrai. Cependant l'image d'un jeune amant
+pourrait bien la ravir aussi. Et puis qu'importe qu'elle aime ou
+qu'elle reste innocente! J'ai besoin, moi, qu'elle se marie; il faut que
+je sache son opinion sur Montouroy. Elle l'aime peut-être. Et si elle ne
+l'aime pas, elle l'épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas
+avoir trop l'air de la contraindre.
+
+ * * * * *
+
+Je suis entrée dans la chambre; je me suis approchée du lit. Comme sa
+bouche large, charnue, entr'ouverte, comme ses paupières aux longs cils,
+bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce! Le jour, quand elle
+laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil
+ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint; ses cheveux châtains,
+aux touffes opulentes, sont répandus ici et là sur l'oreiller; de ses
+pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour
+corriger ce désordre, son bras, d'un geste pudique, ramène la chemise
+sur son sein.
+
+Jamais je n'aurais soupçonné qu'elle pût être aussi jolie. J'ai eu
+soudain pitié d'elle. Quelle destinée atroce m'a livré cette
+malheureuse enfant!
+
+Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j'ai hâté le
+réveil d'Antoinette, en levant l'abat-jour du flambeau. A la clarté
+subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de
+suite, elle a fait une moue gentille, une moue d'enfant volontaire qui
+se révolte contre une pénitence.
+
+--Je ne veux pas qu'on m'agace comme ça! s'est-elle écriée, puis en me
+reconnaissant: Ah! c'est vous, madame!...
+
+Elle avait cru que c'était une esclave qui était entrée.
+
+--Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.
+
+--Oh! oui... et bien! il faisait si plaisant là-bas!
+
+--Dans vos songes? A quoi rêviez-vous donc?
+
+--Je ne sais pas... Mais je me sentais bien heureuse.
+
+Et elle s'étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir,
+effleurer encore ce bon sommeil qui s'enfuyait, tendant vers moi toute
+la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans l'effarement du
+réveil, de ce qu'elle pouvait me montrer de ses grâces secrètes.
+
+--Ma chérie, lui dis-je, j'aurais désiré vous parler de choses
+sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de
+la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait
+convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les
+visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.
+
+Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer
+son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit:
+
+--Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir.
+
+Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout
+près d'elle.
+
+--Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?...
+
+A ces paroles, Antoinette fut encore plus émue; elle mit presque de la
+colère à me répondre:
+
+--Oui, il a été ridicule comme toujours.
+
+--Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable,
+de se plaire auprès de vous?
+
+--Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je
+le trouve simplement insupportable.
+
+--Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je
+vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez
+moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui:
+M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme.
+
+--Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.
+
+J'étais irritée; je répliquai vivement:
+
+--Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde
+d'après les impressions de votre amie.
+
+Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une
+mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au
+plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous leurs
+caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne s'explique
+pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire
+danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour elle. A
+présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je
+pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une camarade
+était le principal désavantage de Montouroy.
+
+Cependant Antoinette me répondit:
+
+--Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.
+
+--Alors qu'avez-vous contre lui?
+
+--Il me déplaît.
+
+--Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait
+fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais
+de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans
+fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne
+correspond malheureusement pas à mes ressources d'argent, d'une
+médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide
+jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens.
+
+Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus
+criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de
+tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis
+oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être
+utile à cette enfant.
+
+Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé
+de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités
+de son coeur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se
+révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si
+attentive, je continuai de la sorte:
+
+--Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne
+peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous
+l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles
+il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, que
+demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne,
+mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.
+
+Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et
+éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses
+larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort,
+la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me
+repoussait avec violence.
+
+L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de
+lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes
+propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je
+la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et
+pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se
+dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse
+de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la
+chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes
+d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais
+pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles
+souplesses.
+
+Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour
+personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse
+jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et
+mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit
+qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas
+un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je
+connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le
+croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable
+caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je
+suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en
+convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet
+quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas.
+Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment
+malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec
+tout homme! Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être sacrifiée.
+
+Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans
+doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du
+mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son
+bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son
+plaisir.
+
+Dites, mon Dieu! que vous le permettez!
+
+
+Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers
+elle, et effleurant son visage dans un baiser:
+
+--Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais
+sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous
+teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.
+
+--Oh! madame.
+
+--Vous m'aimez donc un peu?
+
+--Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici?
+
+--Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a pas l'habitude de faire du mal à
+personne et moins encore à celles qu'elle aime.
+
+--Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais
+vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis
+paresseuse!
+
+--Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près
+de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre
+pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites
+oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me
+donner et que vous remplacez.
+
+Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui
+l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes
+bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je
+cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue,
+dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi
+brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.
+
+Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui!
+
+Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche
+sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale
+humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai
+doucement mon lit.
+
+J'étais à peine couchée que Zinga a paru devant mon lit, riant de ses
+dents fines et de ses grosses lèvres entr'ouvertes qui me donnent à la
+fois l'idée d'un fruit suave et d'une gueule venimeuse. Son être est
+fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de
+traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune
+noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit
+d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence,
+ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule
+vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,--mes crimes, hélas!
+Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas
+possible! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres,--on ne la connaît
+pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si facile de
+savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être. J'y
+songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les moeurs
+deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis
+pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait
+volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un
+continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle
+sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant
+je lui ai crié d'une voix rude:
+
+--Qui t'a appelée?
+
+--_Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li?_ (Maîtresse, je t'ai
+entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?)
+
+Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me
+caresser le soir quand je ne dors pas.
+
+--Non, non, ai-je murmuré tout bas.
+
+Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir.
+
+Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit qu'elle voulût agir à sa
+fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet
+de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de
+fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et
+s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses
+des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le
+visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais
+tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une
+touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque,
+pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux,
+aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein
+les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches
+sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y
+égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux
+comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait
+une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m'anéantissait
+de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais
+pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers
+elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer de mes paroles.
+Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses
+féroces dévotions.
+
+Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle
+et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.
+
+--Va-t'en! Va-t'en!
+
+Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner.
+Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis
+qu'elle voulait et n'osait pas me parler.
+
+--Allons, qu'as-tu?
+
+--_Maîtress_, fit-elle, _mo guen kichoz pou dili_. (Maîtresse, j'ai
+quelque chose à te dire.)
+
+Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il
+fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.
+
+--_Maîtress, oun blang vini jodi._ (Maîtresse, un blanc est venu
+aujourd'hui.)
+
+--On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue?
+
+--_No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle?_ (Non, je ne t'ai pas
+prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?»)
+
+--Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M.
+de Montouroy?
+
+--_No, pas mouché Montouroy, oun bel._ (Non, pas M. de Montouroy, un
+plus bel homme.)
+
+--Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette?
+
+--_No, lo ye rivé la kaz, diti._ (Non, il reviendra à la maison, a-t-il
+dit.)
+
+--Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux
+apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de
+Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.
+
+--_Mouché Montouroy!_ s'écria Zinga en feignant une profonde surprise.
+
+--Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets
+ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.
+
+Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection,
+Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains
+de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m'a
+montré des pièces d'or.
+
+ [1] Jupe très large et courte qui s'arrête au-dessus du genou.
+
+--_Es zot-oulé vandé mo to lang._ (Voudrais-tu me vendre ta langue?)
+
+Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté,
+m'exposa très gravement son projet.
+
+--_Savé li, savé cri ké to!_ (Je veux savoir lire, savoir écrire comme
+toi!)
+
+--Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter
+une langue.
+
+Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute
+joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les
+mains.
+
+Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et
+pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s'instruire? Est-ce pour
+m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour
+m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée
+ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.
+
+J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son
+sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout
+imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je
+l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute
+l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on
+devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la
+trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et
+ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais!
+
+Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me
+sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait
+moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble
+quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions misérables...
+Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu?
+
+ * * * * *
+
+Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit
+d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de
+prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société
+du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette.
+Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de
+fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.
+
+Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien
+qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un
+commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant,
+sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie pas, il provoque au rire
+plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa
+femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce
+matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point,
+j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et
+étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue.
+
+
+--Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas
+plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui
+remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu
+t'enrichis avec moi.
+
+--_Guen, Zami_ (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué.
+
+--C'est à moi que tu oses dire cela? s'est-il écrié en levant sa large
+paume.
+
+Elle a éclaté de rire.
+
+--_Pa jwé! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen,
+mo che, mo pran viand di mo voezen._ (Ah! ah! tu prends ça pour une
+insulte. Tu ne crois donc pas avoir de quoi être aimé? Alors, si ça ne
+te gêne pas, il faut bien que j'en aime un autre.)
+
+--Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux
+savoir si _l'argent existe_.
+
+--_No savé._ (Je ne sais pas.)
+
+--Tu le sais, et tu me le diras...
+
+
+J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a
+fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent
+que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu
+sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il
+veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru
+tous deux fort troublés à ma vue.
+
+Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette
+après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je
+crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout
+cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus aisément et
+j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de
+protéger ma chère enfant.
+
+J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne
+ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir
+si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse
+de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette
+le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de
+chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des
+trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes
+pleines, puis les bagaces.
+
+Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un
+et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en
+visite de cérémonie.
+
+Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée
+de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé
+également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des
+ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise
+amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse exagérée sur
+ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une
+autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes
+blanches.
+
+Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents
+petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et,
+malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air
+langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue
+se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit
+aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus
+belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand
+on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est
+d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus
+qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait
+être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de
+Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée pour me montrer son
+jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant
+aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus
+aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une
+marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son
+nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.
+
+Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation,
+mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une
+négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant
+paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention;
+or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les
+tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont
+quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils
+s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang,
+Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite
+maîtresse quand, tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre les
+tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter,
+disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis
+un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le
+clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à
+toute vitesse.
+
+--Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau,
+les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les
+arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident.
+
+Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le
+corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je
+ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui
+en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents
+d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du
+moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur
+excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui
+s'ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du
+supplice.
+
+L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence:
+
+--_Ego te absolvo, in nomine Domini._
+
+--Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers
+les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.
+
+--Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce
+répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît
+l'accident:
+
+--C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête.
+
+Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe
+et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait
+du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la
+tête de la morte.
+
+--C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes!
+
+--Faut-il continuer? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon
+commandeur alors absent.
+
+--Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case,
+lui ai-je répondu, on l'enterrera demain, et continuez le travail.
+
+--C'est que l'un des conducteurs est son mari.
+
+Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l'année dernière, mais
+l'accident ne l'émouvait guère; toujours assis sur la volée qui termine
+le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il
+conservait un visage impassible.
+
+--Vous le ferez fouetter ce soir, m'écriai-je, indignée de cette
+indifférence; oui! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à
+arrêter son attelage quand on le lui commande. C'est son insouciance
+impardonnable qui est cause de cet accident.
+
+L'abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix:
+
+--Ce n'est pas un accident, mais un crime.
+
+Et comme nous le considérions avec effroi:
+
+--Vous vous rappelez que Berchoux s'était marié contre son gré, et par
+ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse Jacqueline se
+plaignait de l'abandon où la laissait son mari; or, voici ce que j'ai
+appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient les
+moeurs ordinaires des nègres musulmans; ils délaissaient les femmes
+pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les dénoncer,
+ils ont aidé le moulin à l'écraser, quand ils pouvaient si aisément
+arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent presser tout
+le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé, mais on aurait
+pu lui sauver la vie.
+
+--Les misérables! dis-je. Quand je pense que c'est Mme Du Plantier qui
+me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements!
+Fiez-vous donc à vos amies.
+
+--Cette bonne Mme Du Plantier! reprit Mme de Létang avec un sifflement.
+
+--C'est tout simple, dit l'abbé de La Pouyade. Avec ces nègres
+sodomites, elle craignait d'avoir des ennuis.
+
+--Elle préférait que je les eusse à sa place.
+
+--Et qu'allez-vous faire de ces deux nègres, madame? demanda l'abbé. Les
+dénoncer au Conseil colonial?
+
+--Je vais bien les sangler, ce soir... et j'espère qu'ils se corrigeront
+de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l'abbé, et vous,
+ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me
+causer les plus grands dommages.
+
+Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil?
+
+C'est assez de perdre une bonne négresse, sans encore me priver de deux
+ouvriers qui sont d'excellents travailleurs.
+
+Mais il était dit que cette journée ne m'apporterait que des ennuis.
+
+Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à
+voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires,
+bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants,
+nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du
+sucre; puis nous pénétrâmes dans le magasin, et c'est ici que l'employé
+se montra d'une suprême maladresse. Mme de Létang est trop absorbée par
+sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et l'abbé a
+coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du ciel,
+pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile de
+les leur faire connaître. Mais l'employé, sottement, s'est mis à leur
+décrire la vente. Il est vrai qu'avec une insistance et une curiosité
+très indiscrète, qu'expliquerait seul le désir de vérifier d'odieuses
+médisances, Mme de Létang, l'abbé et jusqu'à Agathe le pressaient de
+questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte
+et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des
+noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu'on fait
+affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes
+des barriques qu'il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus
+lourd et qui, pesant davantage, permet d'y mettre moins de sucre; ou
+bien, on remplit la barrique à plusieurs reprises, de telle sorte que
+le premier sirop s'étant refroidi, les sirops qu'on verse ensuite se
+figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids
+considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse
+mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent
+s'apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L'abbé de La
+Pouyade ne s'en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie.
+
+--Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez
+garde de vous tromper de barrique.
+
+--Oh! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et
+même avec la terre d'ailleurs, quand on est jolie femme.
+
+--Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le
+même ton.
+
+Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le
+spectacle qui nous attendait, n'était point pour nous réjouir. Le
+commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de
+jeunes négresses, dans le jardin, à quelques pas de la maison, et un
+Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre, du
+bout des doigts, collant l'oreille sur leur abdomen, en des mouvements
+répétés et indécis.
+
+--Qu'est-ce que signifient toutes ces façons? m'écriai-je. Voulez-vous
+me l'expliquer, mon frère?
+
+Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d'épais sourcils
+roux, un profil pointu dur et sans barbe, m'adressa d'un coup de tête
+vif, un salut dédaigneux qui me donna l'envie de le faire jeter sur la
+route: les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se
+pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui
+était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux
+ahuris.
+
+--Madame, dit le capucin, d'un ton apitoyé et solennel, comme s'il
+allait m'annoncer un malheur, on a rapporté à l'hôpital que vos noirs ne
+se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale; on me
+signale de grands abus, dans les relations sexuelles, et notamment,
+plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi; toute
+négresse convaincue d'avoir eu des relations avec un blanc est
+confisquée par nos missions.
+
+--Cela vous permet d'avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs!
+
+--Madame! s'écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe!
+
+--Votre robe, je vous la lèverai tout à l'heure par dessus la tête,
+malotru!
+
+--Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas
+mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le
+ventre bombé de la grosse ahurie.
+
+--Soutiendrez-vous que c'est un blanc qui l'a engrossée? Je suis veuve.
+Il n'y a pas de blanc dans la plantation.
+
+--Eh! eh! répliqua le Frère des Missions avec un air d'incrédulité des
+plus insolents.
+
+--Que prétendez-vous insinuer, misérable! m'écriai-je.
+
+--Je ne prétends rien, madame, mais je dois vous dire, que je dois
+emmener toute négresse enceinte et non mariée à l'hôpital; si elle
+accouche d'un mulâtre, elle y sera retenue; si elle met au monde un
+noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement.
+
+--Et comment osez-vous me l'enlever sur une simple présomption?
+
+--Oh! fit-il, ce n'est pas une simple présomption qu'un aveu de
+l'intéressée.
+
+--Quoi! elle a avoué.
+
+La surprise un instant me paralysa; me tournant enfin vers l'esclave
+incriminée:
+
+--Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d'un blanc, malheureuse!
+
+La grosse négresse, dont sa voisine, fille dégingandée, à l'air
+malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement;
+et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade,
+montrant le capucin du doigt, d'un geste lent:
+
+--Li, papa!
+
+Les négresses, à ce mot, partirent toutes d'un rire criard qui
+ressemblait à un aboiement de petits chiens. Dans leur hilarité, elles
+se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en arrière;
+certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la tête,
+tandis que le frère, tout rouge, balbutiait des explications qu'il était
+seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna nous-mêmes, et
+encouragées par notre tolérance, voilà qu'elles se mettent à danser
+autour du ridicule capucin, se baissant jusqu'à terre, se relevant d'un
+bond, d'une tension de reins impayable, et répétant en choeur:
+
+--Li papa! Li papa!
+
+Il ne manquait à la calenda qu'un tambourin. Leur derrière sonore,
+qu'elles claquaient en cadence, en faisait l'office. Seule la grosse
+fille qu'on avait réclamée, restait contemplatrice, de tous ces
+mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des
+négresses s'était fermé autour de lui; et, s'il voulait s'en échapper,
+une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à
+la croupe de sa voisine; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son tour
+de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement avait
+assez duré, je dis à mon commandeur de l'interrompre; sur un ordre un
+peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon
+capucin rajusta sa robe qu'elles avaient retroussée, chercha une de ses
+sandales qu'il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d'une
+voix courte et rageuse:
+
+--Je vais faire ma déclaration à l'hôpital, et je ne manquerai pas,
+soyez-en sûre, madame, d'en avertir le Conseil colonial.
+
+A peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d'ordinaire
+à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer.
+
+--Je regrette, dit-il, qu'on ait ainsi traité ce frère, car je le
+connais, sa conduite est non seulement à l'abri de tout soupçon, mais
+digne des plus grands éloges.
+
+--Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer?
+
+--Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu'il ne vient pas de lui-même,
+mais à la requête de quelque puissant personnage auquel on vous aura
+méchamment dénoncée.
+
+Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre
+d'un procédé aussi vexatoire.
+
+--Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont
+lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui,
+sous l'apparence d'une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le
+mal qu'elles peuvent.
+
+Un nom me vint de suite aux lèvres:
+
+--Vous songez à Mme Du Plantier, n'est-ce pas?
+
+Mme de Létang me répondit d'un signe de tête puis, se tournant vers
+Agathe et Antoinette:
+
+--Vous seriez bien aimables, mes chéries, de vous promener au jardin.
+Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement.
+
+Les jeunes filles nous ont fait une moue, d'ailleurs fort gracieuse,
+Agathe a chuchoté à l'oreille d'Antoinette, et elles ont quitté la
+galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l'entrée, dans la nuit
+ardente des hauts feuillages; la lumière lissait les palmes les plus
+élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher
+au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à
+vif. Mais l'ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute
+une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait,
+fortifiant notre intimité.
+
+--Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l'affirme, Mme Du
+Plantier est une catin... le mal qu'elle essaie de vous faire est
+incalculable. Elle vous a longtemps calomnié auprès de M. le gouverneur.
+Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une
+vieille fée de sa tournure.
+
+--N'est-il plus son amant? fis-je d'un ton de surprise qui n'était que
+joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette
+ancienne maîtresse par Mme de Létang.
+
+--Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu'une personne de son âge, aussi mal
+conservée et aussi ridicule, n'a point les amants qu'elle voudrait. Par
+bonheur pour elle on la dit fort riche; sans doute fait-elle part à ses
+amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme que
+de telles complaisances... Ainsi cet odieux Montouroy.
+
+--Je croyais qu'il vous faisait la cour...
+
+--Un moment je l'ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels
+camouflets qu'il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l'argent
+qu'il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier.
+Mais elle est bien forcée de s'avouer plus d'une fois l'impuissance de
+ses charmes, or savez-vous le moyen qu'elle emploie pour retenir dans
+ses jupons un homme qu'elle dégoûte? Elle essaie d'attirer des jeunes
+filles et des plus jolies à ses collations. D'abord j'ai cru que ces
+réunions étaient convenables, j'y ai envoyé Agathe; on s'est permis de
+tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles
+indécences, que ma pauvre enfant m'est revenue deux heures après être
+partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l'a reconduite m'a dit
+qu'elle avait pris sur elle de l'emmener, tant elle s'était sentie
+indignée des manières de Mme Du Plantier et de Montouroy.
+
+--Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d'avoir
+prévu l'aventure; mais j'ai trouvé qu'il sied à une jeune fille de ne
+point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il
+se noue plus d'intrigues qu'il ne s'ébauche de fiançailles.
+
+--Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous
+en veut à mort, surtout après l'espèce d'injure que vous avez faite à
+Montouroy.
+
+--Quelle injure?
+
+--Vous l'avez mis à la porte.
+
+--Nullement. J'ai trouvé qu'il faisait des visites trop fréquentes aux
+Ingas et qu'il paraissait désirer mon absence pour être seul avec
+Antoinette; j'ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son
+zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j'avais su quel
+homme il était, je n'aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire
+moi-même de ne plus revenir chez moi.
+
+--Il est pire encore que vous ne pouviez vous l'imaginer. C'est un homme
+capable de tous les crimes!
+
+Et Mme de Létang poussa un long soupir.
+
+--Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie?
+
+--Certes! fit-elle d'une voix furieuse, puis changeant de ton: Il a
+répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas!
+va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C'est lui, n'en
+doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin.
+
+--Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les
+mains, comme je vous remercie de m'avertir ainsi. Ah! j'ai toujours mis
+en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd'hui comme elle était
+bien placée!
+
+--Et croyez que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en
+portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai
+tout pour vous rendre service!
+
+--Vous avez un bon ami dans le gouverneur?
+
+--Il me chérit comme son enfant,... c'est un père pour moi. Il m'a
+connue si jeune! Mais une telle affection, qui a la caducité de l'âge,
+ne peut satisfaire un coeur tel que le mien... Allez, pauvre chère,
+j'ai bien aimé, mais j'ai eu des déceptions cruelles.
+
+Et elle éclata en sanglots.
+
+--Notre infortune est la même, lui dis-je en l'embrassant, depuis la
+mort de mon pauvre mari, rien n'a égayé mon existence.
+
+Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se
+coller aux miennes; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût
+voulu s'unir à moi, et qu'elle trouvât dans cette étreinte charnelle une
+consolation.
+
+J'étais étonnée d'un attendrissement si subit. Je songeai cependant
+qu'elle pouvait m'être d'un grand secours auprès du gouverneur pour
+lequel,--ce n'est pas un secret,--elle a les extrêmes complaisances que
+réclament des vieillards usés et libertins; j'avoue que moi-même j'étais
+grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son
+corsage libre; tout à coup sa main m'a surprise sous les robes, par une
+curiosité plus qu'indiscrète; je ne sais si ses yeux, sa bouche
+souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse; mais il m'a
+paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être
+ordinaires, n'avaient d'abord rien de répréhensible, et d'y répondre
+sans contrainte: puis j'ai voulu savoir si elle était aussi bien faite
+que l'assurait Madame de Mauduit; la nudité mignonne de ses petites
+chairs, qui sous le tulle, la gaze, et l'ampleur des robes, se tendait,
+se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques
+instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle
+était si émue qu'elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me
+demande si c'était toujours de douleur. J'étais, je l'avoue, heureuse de
+son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants
+d'abord, fussent devenus d'une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle
+eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l'espace
+d'une personne, rabattit sa robe dérangée d'un geste modeste, et passa
+doucement la main sur son front.
+
+--Je rêve, dit-elle.
+
+Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les
+plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine; les cierges des
+sables, les aloès, les agas, les figuiers d'Inde, apparaissaient comme
+des virilités menaçantes.
+
+A ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement.
+Craignant d'être épiée, je détournai la tête. Oh! la désagréable
+surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et
+souriait. Dès qu'elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face
+et rentra dans la maison.
+
+--Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j'espère que
+vous ne tromperez pas ma bonne foi.
+
+Je ne remarquai point aussitôt l'impertinence de ces paroles prononcées
+d'une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre
+prière:
+
+--Mon amie, défendez-moi auprès du gouverneur, je vous en aurai une
+obligation éternelle.
+
+J'ajoutai, comme si vraiment j'étais obligée de lui faire cet aveu:
+
+--Vous ne savez pas combien j'ai besoin de votre aide!
+
+Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée
+qui ne lui était pas ordinaire.
+
+--Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner
+au Cap. Je me suis bien attardée chez vous, chère madame.
+
+Ces mots «chère madame» semblaient effacer tout ce qui s'était passé
+entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie; elle avait
+dû s'asseoir par terre.
+
+--Oh! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états
+pareils quand on est en visite!
+
+Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis
+accompagner par des lanterniers jusqu'au Cap, car la nuit était fort
+sombre. A leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie,
+étendue sur un sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme de
+Létang dont l'image la plus intime me poursuivait avec insistance.
+
+Quand j'allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à
+écrire. Aussitôt qu'elle m'a vu entrer, elle a mis brusquement la main
+sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre.
+
+--Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries?
+montrez-moi ce que vous écriviez.
+
+Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m'a tendu une
+lettre singulière qui commençait par ces mots: «Mon ami bien aimé.»
+
+--C'est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis
+la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l'un à l'autre,
+pour rire!
+
+--Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je
+vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l'avenir à votre amie.
+Qu'elle s'écrive et se réponde elle-même, autant qu'il lui plaira. Pour
+vous, je vous défends un pareil amusement.
+
+J'étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu'il m'était
+difficile d'écarter. Au risque d'instruire la jeune imagination
+d'Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l'emploi de sa
+journée.
+
+--Qu'avez-vous fait avec Agathe?
+
+--Oh! madame, figurez-vous qu'elle a absolument changé d'idée; l'autre
+jour elle ne pouvait pas sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui
+embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l'épouser.
+
+--Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je
+vivement pour l'éprouver.
+
+--Oh! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n'ai pas
+changé de sentiment. J'ai dit à Agathe qu'elle pouvait le garder pour
+elle, s'il lui plaisait tant; mais elle ne cessait de me vanter ses
+qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman.
+
+--Voilà qui est extraordinaire! m'écriai-je, puis la prenant dans mes
+bras et l'embrassant de toute ma force: Mon enfant, ma chère enfant, lui
+disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si vous
+saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour moi de
+vous quitter. Je n'ai que vous au monde.
+
+Elle avait, tandis que je l'étreignais, des yeux étonnés, puis
+indifférents; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je
+d'abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l'amitié! et
+pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup
+j'eus honte de moi-même, je m'en voulus d'étreindre ce petit corps frais
+et intact, avec ces mains encore souillées d'attouchements bêtes et
+inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si
+insensible.
+
+Je souffrais à cause d'elle et elle ne le savait même pas! A un amant
+impitoyable, j'aurais du moins l'ivresse d'avouer mon sacrifice. Elle ne
+pouvait me comprendre.
+
+Zinga me rejoignit au moment où j'allais m'étendre sur mon lit.
+
+--_Maîtress, pa veni, pimigno Létang._ (Maîtresse, c'est inutile que je
+vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.)
+
+Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d'irriter sa jalousie. Je
+tenais cette misérable par les caresses. Ah! comme j'ai été dupe
+aujourd'hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée!
+
+Oui je le vois à bien à présent: malgré ce que Mme de Létang m'a conté
+sur Montouroy, elle l'aime toujours; persuadée qu'Antoinette est riche,
+elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez
+elle, pour la marier à cet homme qui, d'après ce qu'elle m'a laissé
+entendre, ne cherche que l'argent. Elle pense que ce mariage lui donnera
+un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à
+Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune.
+
+Dire que j'ai pu me fier à cette femme et que j'avais songé un instant,
+à unir Antoinette à ce gredin!
+
+Ah! que cette journée est affligeante. Il me semble que j'ai perdu
+considération, honneur, et que ma chère Antoinette n'est plus à moi.
+Elle paraissait, l'autre soir, m'être si attachée! Agathe lui a-t-elle
+dit du mal de moi? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort de Mme
+Lafon.
+
+Canaille! si tu en avais l'audace, je te tuerais!
+
+Mais non, Antoinette n'a que l'indifférence de son âge. Je dois la
+surveiller davantage, l'amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra
+bien qu'elle m'aime.
+
+Surtout j'aurai l'oeil sur mes ennemis.
+
+ * * * * *
+
+Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des
+jalaps: Mme de Létang, Agathe auprès d'Antoinette, Mme Du Plantier, le
+docteur Chiron, l'abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont
+les volets viennent d'être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le
+ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous
+étreint de la menace infinie et obscure de ses vagues. Elles sont
+confondues en une montagne mouvante qui s'avance lentement vers nous,
+qui brille ici de l'éclat dur d'un métal en fusion, et là-bas, jusqu'à
+l'horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au
+large, dans l'immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble
+dormir.
+
+--Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable
+clarté d'émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du
+gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m'avait été
+envoyée de Paris?... le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert
+d'eau, couverte de crêpe rayé en paillon d'argent. La couturière de la
+reine l'avait faite pour la comtesse de Chimay qui l'avait trouvée trop
+chère, et comme j'ai absolument sa taille, c'est à peine s'il y avait eu
+besoin de quelques retouches.
+
+Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de
+mentons, dont les uns ont l'air de crever, tandis que d'autres en
+dessus ou en dessous naissent et grandissent.
+
+--Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous
+devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir.
+
+--Vous croyez? a-t-elle répondu, sans comprendre.
+
+Antoinette regardait à une fenêtre; elle avait le haut du corps un peu
+penché, et ses hanches s'arrondissaient gracieusement dans l'embrasure;
+cette petite sèche, maigriotte d'Agathe s'est approchée, lui a claqué
+puis pincé la fesse, tandis qu'Antoinette se retournait vers elle,
+souriant, se défendant, rougissant.
+
+--Oh! maman, viens donc voir, Antoinette qui n'a rien sous ses jupes.
+Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais.
+
+Mais Mme de Létang s'abandonnait toute à une contemplation qui semblait
+être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses
+narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait
+les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et abondantes formaient
+sur le lisse feuillage comme une neige légère; puis, se tournant de
+l'autre côté de la galerie, elle respirait les odeurs de jasmin qui
+montaient des plantations. Je la contemplais: plus mince encore que sa
+fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle semble ruinée
+par la passion. Son confident ordinaire, l'abbé de la Pouyade, jeune et
+vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade, ramène à chaque
+instant sur sa culotte les longues basques de son habit, comme pour
+cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de rubis qu'on
+lui voit porter depuis quelques jours, et qu'on prétend être un cadeau
+d'une pénitente. Derrière nous, à l'oreille de l'abbé qui ne l'écoute
+pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en pli, dans
+son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac qu'il
+laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez.
+
+Nous avions les nerfs un peu irrités par l'approche de l'orage et
+l'odeur entêtante qui montait du jardin; Mme de Létang caressait les
+cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des jeux
+de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à rappeler
+une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs. Soudain,
+derrière l'habitation, un cri s'éleva, perçant, exhalant quelque extrême
+douleur, et nous fit tous tressaillir.
+
+Ce cri, suivi de beaucoup d'autres, nous annonçait qu'on châtiait
+quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment
+une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre
+qu'Agathe de Létang, qui n'a pas l'âme bien pitoyable, surprise et
+amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu'il arrive
+toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence
+maternelle, dangereuse d'ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta
+par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et
+rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise:
+
+--Prenez exemple sur votre jeune amie, lui dit sa mère, je suis sûre
+qu'elle a horreur de votre cruauté.
+
+--Oh! répliqua Antoinette, j'admets qu'on frappe les vieux esclaves,
+mais cela me révolte qu'on maltraite les tout petits.
+
+--Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on
+ne châtiait plus les esclaves?
+
+--Ma toute, belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas
+soigner vos victimes, permettez-moi donc d'être seule à m'occuper des
+miennes; je suffis sans effort à cette tâche, d'autant mieux que je ne
+les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous, de les envoyer
+en paradis.
+
+Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du
+moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l'un de ses
+nègres: tout le monde s'accorde à dire que, sans sa liaison avec le
+gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c'est à peine
+si ma répartie la blessa: elle est grasse, elle aime son repos, et
+laisse passer les impertinences sans y répondre. Elle se contenta de
+hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d'une façon
+innocente, et de battre l'air plus vivement de son éventail.
+
+--Ces cris sont insupportables! fit à demi-voix l'abbé de la Pouyade.
+
+--Croyez bien, monsieur l'abbé, lui dis-je, que je ne suis point la
+cause de cette barbarie; j'ai rarement ordonné un châtiment, cela me
+répugne; j'abandonne d'ailleurs tout le soin de ma propriété à mon
+commandeur.
+
+--Un mulâtre, n'est-ce pas? demanda le docteur Chiron.
+
+--Oui, c'est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père
+était un riche négociant.
+
+--Le père d'Obalukun?
+
+--Qu'est cela, Obalukun?
+
+--Mais votre commandeur!
+
+--Il s'appelle Joseph Figeroux-Larougerie.
+
+--Pour vous, madame, mais les noirs l'appellent Obalukun. Figeroux a
+pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a
+été domestique en France.
+
+--Vous le connaissez donc bien?
+
+--Trop, madame... Oui! Et puisque l'occasion s'en présente, permettez à
+votre vieux docteur d'être sincère: vous avez, dans cette plantation,
+des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non
+seulement pour vous, mais pour la colonie.
+
+--Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du
+Plantier d'un ton aigre.
+
+--Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers
+que le docteur exagère.
+
+--Et en quoi donc, madame, je vous le demande? La plantation des Ingas
+est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos
+esclaves, s'il leur prenait fantaisie de se révolter?
+
+--Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu! observa l'abbé. Ne sont-ils
+pas heureux ici?
+
+--Heureux, dit le docteur en souriant, permettez-moi d'en douter; la
+petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire
+Mlle Agathe tout à l'heure, ne chanterait pas sur ce ton-là, si elle
+éprouvait réellement de la félicité.
+
+--Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur
+décrasser la peau! D'ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à
+Saint-Domingue!
+
+--C'est que justement ils sont peut-être fatigués d'être battus.
+
+--Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l'expédition n'est
+pas près d'être terminée!
+
+--Ah! plût au Ciel!...
+
+--Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l'abbé.
+
+--Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais
+dire, c'est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes
+paroles insensées.
+
+--Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu'une révolte au Cap serait
+possible?
+
+--Non seulement je la crois possible, mais inévitable.
+
+--Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l'abbé qui cessa
+enfin de siroter sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à Syracuse,
+mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens, mais
+chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n'ont aucun trait commun.
+Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du
+paganisme--plus malheureux, plus maltraités que des bêtes
+domestiques,--des êtres qui reçoivent le baptême et les autres
+sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations
+de tous les chrétiens et qui, s'ils font le bien, jouiront avec nous du
+bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions
+parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie
+point: nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des
+hommes.
+
+--Puisque vous n'êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous
+pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous
+deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à
+ne jamais reconnaître.
+
+L'abbé eut un mouvement d'indignation.
+
+--Comment, à ne jamais reconnaître? Est-ce que Mme de Létang n'a pas un
+hospice pour ses femmes malades? je l'ai visité, moi qui vous parle,
+j'en ai admiré la propreté, l'excellente disposition; j'ai loué la
+prévoyance délicate qui avait si bien secondé l'architecte. D'autres
+hospices vont se construire.
+
+--Ah! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole
+de son originalité.
+
+--Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous
+imiter... Oh! je sens que la religion fait de grands progrès. C'est
+incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces
+exécutions dont j'ai été témoin dans mon enfance; les moeurs
+s'adoucissent.
+
+--Dites que les nerfs s'affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi
+cruel, on l'est même plus qu'autrefois. Seulement on tient à proclamer
+son bon coeur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se
+permettre. Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous les
+regardez, que vous n'avez plus souvenir de ce qu'ont fait vos mains, ces
+inconscientes!
+
+--Docteur, je vous prie, m'écriai-je, cessez cet entretien; vous blessez
+ces dames.
+
+--De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous
+divertirait.
+
+Le docteur s'était levé, la face légèrement congestionnée; il s'approcha
+de la fenêtre pour respirer un peu d'air, mais l'atmosphère était
+toujours étouffante; alors il s'éventa, et ses cheveux blancs, qu'il
+porte arrangés en perruque, s'agitèrent autour de son front et lui
+firent comme une auréole burlesque. Après s'être promené quelques
+minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait,
+sous l'habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à
+brûle-pourpoint:
+
+--Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de
+fouet?
+
+--Seigneur mon Dieu!
+
+--Et vous, mademoiselle Antoinette, vous plairait-il d'éventer une
+négresse, accroupie à ses côtés?
+
+--En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu
+fou.
+
+--Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très
+sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps.
+Puisque vous avez proclamé l'égalité de tous les hommes, il est logique
+que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous
+donner la leur.
+
+A ces paroles, les dames et l'abbé se regardèrent en riant et en
+secouant la tête.
+
+--Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon
+commandeur.
+
+--Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur: quand
+nous serons seuls.
+
+--Docteur, vous manquez de respect à M. l'abbé, à ces dames et à
+moi-même. Nous sommes ici entre amis.
+
+--Raison de plus pour ne rien dire!
+
+--Antoinette va sortir, si vous l'exigez.
+
+--C'est inutile. Plus tard vous saurez quel est l'homme et aussi quelle
+est la femme en qui vous avez mis votre confiance.
+
+--Cette pauvre Zinga! s'écria Antoinette.
+
+--Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga.
+
+--Vous allez encore l'accuser, vous! je ne vous aimerai plus.
+
+--Tant pis. On n'est pas toujours récompensé du bien que l'on peut
+faire. On se résigne.
+
+--Enfin, docteur, on n'accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous
+taire!
+
+--Ce que j'ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous
+citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring?
+
+--Oui, dit l'abbé, et bien qu'il ne pratique pas notre religion, c'est
+un excellent homme.
+
+--C'est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis
+qu'Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en
+riant: «Couacre! Couacre!»
+
+--Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring,
+sous prétexte de soigner les noirs malades, d'instruire les enfants,
+d'annoncer à tous l'Evangile, leur prêche la révolte contre leurs
+maîtres.
+
+Ce fut un cri d'indignation.
+
+--Mais c'est un maître lui aussi! Qu'aurait-il à gagner à une révolte?
+
+--Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-t-il de
+l'apaiser et de la dominer. Peut-être n'écoute-t-il que sa haine de
+pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs!
+
+--Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux?
+
+--Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux
+amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel
+Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la
+mienne. Combien de fois Figeroux s'est attardé à causer devant la porte
+du prédicateur évangélique!... Sitôt qu'ils m'entendaient sortir, ils
+rentraient dans l'habitation, mais j'avais eu le temps de les voir.
+
+--Figeroux, dis-je, est pourtant d'une sévérité cruelle; souvent j'ai dû
+intervenir pour l'empêcher d'appliquer avec tant de rigueur les
+châtiments. Il me répondait que je n'avais pas assez l'habitude de
+commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les
+forcer au travail: «Si je ne puis à mon gré diriger la plantation,
+ajoutait-il, je préfère qu'un autre que moi en prenne le soin.» Sont-ce
+les paroles d'un homme qui prépare une révolution?
+
+--Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s'il
+est cruel pour les noirs, ce qui n'aurait rien d'étonnant, il ne le
+laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt
+qu'ils peuvent subir, sont commandés par vous!
+
+--Grand Dieu!
+
+--Il le dit et on le croit. C'est votre Zinga qui est chargée de porter
+vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon.
+
+--Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d'amitié!...
+
+--Ah! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil.
+
+--Serait-elle donc?...
+
+--Ce qu'elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu'elle
+est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont
+peut-être raison.
+
+--Docteur, s'écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici!
+
+--Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n'y aura
+pas grand mal.
+
+--Cet homme est d'une inconvenance! fit à demi-voix Mme Du Plantier à
+Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui
+semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations
+du docteur m'avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à
+mon entourage. J'éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme
+si le visage de cette fille pouvait m'apprendre sa trahison ou son
+innocence. J'aurais voulu ne pas croire le docteur.
+
+Afin d'avoir un prétexte pour la faire venir:
+
+--Zinga, appelai-je, en entr'ouvrant le salon, apportez des raisinades.
+
+Je pensais qu'elle était assise devant la porte. Mais je n'eus pas de
+réponse. J'allais voir où elle se trouvait, lorsqu'un nouveau visiteur
+entra, et que nous n'attendions point, certes! le révérend Samuel
+Goring.
+
+C'est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le
+menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses
+yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d'une eau saumâtre;
+défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s'ils craignaient que
+quelque chose ne vînt déranger la bosse de leur propriétaire; ou bien
+enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils,
+comme s'ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contempteurs. Les
+jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses
+sermons, il a une manière de poser à l'extase, en levant le front vers
+le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine,
+qui est impayable. En ces moments-là, le manteau dont il est enveloppé
+même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos contrefait
+et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe, Antoinette,
+toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand c'est une
+jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur la joue,
+et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l'on devine
+de la reconnaissance; quand c'est une de ces dames ou moi, du bout des
+dents et avec une rage contenue, il se contente de dire: «Je n'avais pas
+besoin de vous». Et il continue à prêcher d'une voix tour à tour
+grinçante et geignarde.
+
+Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de
+découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme
+le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux.
+
+Loin d'avoir peur de lui, et d'ajouter foi aux médisances, nous avons
+tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s'est
+épanouie davantage; Agathe a oublié les soufflets de sa mère; l'abbé,
+qui somnolait un peu, s'est complètement réveillé, et Mme de Létang qui
+rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard voluptueux. Jusqu'à
+la petite négresse qu'on battait au loin, qui a cessé ses cris
+subitement, comme si elle en avait senti tout à coup l'inconvenance.
+
+--Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait
+pas les lèvres et n'eut même pas pour ces dames une inclination de tête.
+
+L'abbé s'avança au-devant de Goring avec une politesse souriante:
+
+--Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il...
+
+Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses
+avances:
+
+--Nous travaillons l'un et l'autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux
+voies parallèles: je cherche à purifier les blancs...
+
+--Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le
+docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte.
+J'essayai vainement de le retenir.
+
+--Je vois, dit-il, qu'il faut unir le temple à la sacristie. Si cela
+vous amuse d'être la passerelle, madame, grand bien vous fasse!
+
+--Allons, docteur, m'écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous
+ne partez pas... Enfin, quand vous reverra-t-on?
+
+--Quand vous serez malade, madame, bien malade!
+
+Et il descendit l'escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité
+d'une avalanche.
+
+Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son
+départ ne fût qu'une fausse sortie; puis, les yeux baissés, d'une voix
+criarde qui avait le son d'une clef rouillée dans une vieille serrure:
+
+--Je vous apporte, mes soeurs, une nouvelle bien réjouissante. La
+société des Amis des Noirs vient d'achever sa grande oeuvre.
+L'Assemblée nationale s'est rendue aux conseils de la raison et de la
+vertu. Elle est, m'écrit-on de France, sur le point de promulguer ce
+décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de
+couleur la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait
+entendre sa voix!
+
+--M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant
+d'éloquence que je le soupçonne fort d'avoir donné son coeur à l'une
+de ces belles dames d'ébène, dont les lèvres ont des baisers, m'a-t-on
+dit, paradisiaques.
+
+--Il ne s'agit point de voluptés criminelles, s'écria Goring, mais des
+vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de
+justice que la nature inspire. Et je vous le déclare: je serais plus
+fier d'avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l'une de ces femmes
+blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres
+gestes un hommage au vice et à l'impudeur.
+
+--Bravo! s'écria Mme Du Plantier.
+
+--Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point
+de confitures. Mais j'aime cette sévérité, moi! Ça m'aiguillonne.
+
+--Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité.
+
+--Cette fois pourtant, observa l'abbé, j'ai peur que vous ne vous
+abusiez. J'ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de
+l'Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous
+attendez. On a l'intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur
+qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que
+les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les
+conditions d'éligibilité. Or...
+
+--Or, comme ces assemblées sont composées d'aristocrates...
+
+--De blancs!...
+
+--Vous espérez que jamais elles n'accorderont les droits demandés?
+
+--J'en ai peur.
+
+--Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira
+que la nation se soit prononcée pour nous.
+
+--Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation!
+
+--Non, elles n'en représentent que la pourriture! Mais en vain
+s'opposent-elles aux revendications sacrées d'un peuple malheureux.
+J'irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s'il le faut, dire à
+tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants
+innocents, que la nation désire leur liberté.
+
+--Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme du Plantier.
+Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Nos
+esclaves sont trop occupés à présent. Une telle nouvelle leur causerait
+une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire
+à la colonie.
+
+--Ce qui nuit à la colonie, c'est l'ignorance et le servage dans
+lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l'image de Dieu.
+On a trop tardé à leur apprendre ce qu'ils étaient!
+
+--Et s'ils allaient ne plus vouloir nous servir? dit Mme de Létang.
+
+--Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser
+partir. N'usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits
+sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à
+user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est
+nécessaire. Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m'a enseigné
+tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la maréchale, vous
+deviendriez gourmande.
+
+A ce moment j'entendis comme un écroulement dans l'escalier qui
+conduisait à l'office. Je sortis vivement. Le couloir était plein
+d'assiettes et de verres brisés. L'auteur de ce bel exploit devait être
+Cochonnette, la fille de cuisine: elle avait glissé, selon son habitude,
+et laissé toute la vaisselle s'échapper de ses mains.
+
+--Vilaine mazette! m'écriai-je, je vais te frotter le cul d'une
+pimentade qui t'apprendra bien, à l'avenir, à être solide sur tes
+jambes!
+
+Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle; mais l'avisée,
+qui avait sans doute entendu mes menaces, s'était si bien cachée que je
+ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l'absence
+inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d'un désordre, car
+elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la
+maison.
+
+Comme j'errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un
+bruit s'éleva de la chambre d'Antoinette. J'y entre aussitôt et ma
+surprise n'est pas légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je
+m'approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt
+il disparut derrière les bananiers du jardin. C'était un blanc, habillé
+à la mode française, et qui m'a semblé fort bien fait et élégant.
+
+Pourquoi s'introduire ici? Dans quelle malhonnête intention?
+
+Je m'adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j'ai aperçu
+Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler
+le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir.
+Sa mise, d'ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette
+fois d'un soin et d'un apprêté extrêmes; elle avait une chemise de soie
+à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait
+aux mains des bracelets de rassade. A mon entrée dans la chambre, elle
+devait être couchée; comme mon regard s'était tourné d'abord du côté
+opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober.
+
+Lorsqu'elle se vit découverte, elle s'adossa au lit et, d'un air
+honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la
+voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l'idée de la frapper.
+
+--Pourquoi es-tu ici? que faisait cet homme? m'écriai-je en écartant ses
+mains et en la souffletant.
+
+Tout de suite son air narquois disparut; et ses yeux se remplirent de
+larmes.
+
+--_Maîtress!_ fit-elle d'une voix étouffée, avec un gémissement.
+
+--Tu te moques de moi! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans
+tarder.
+
+Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d'une voix assurée:
+
+--_Maîtress, mô libre!_
+
+--Et que m'importe, lui criai-je, que tu sois libre! Tu serais la femme
+du gouverneur, espèce de racoleuse d'hommes, traînée de boue, que je te
+fouetterais comme une bozale[2].
+
+ [2] Négresse nouvellement débarquée d'Afrique et, par suite, inexperte
+ et sauvage.
+
+Et du balai de lianes que j'avais emporté pour châtier Cochonnette, je
+lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus
+honteuse que blessée; puis, au milieu de sanglots, elle criait:
+
+--_Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri!_ (Je parlerai moi,
+je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.)
+
+La gueuse! elle a prononcé le nom de Mme Lafon! elle m'a accusée; et
+elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient
+l'entendre!
+
+Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre.
+
+--Tais-toi, fis-je. Je te pardonne! mais je veux que tu te taises,
+entends-tu!
+
+Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit
+croire que tout ce chagrin n'était qu'une comédie, puis elle partit
+sans prononcer un mot. Au même instant, j'aperçus Antoinette, qui, me
+voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge.
+
+--Qu'avez-vous, mon enfant? lui dis-je et en la serrant contre moi, je
+sentais son coeur battre très vivement.
+
+Elle eut un coup d'oeil vers le lit défait et vers le jardin, et elle
+arrêta sur moi un regard plein d'anxiété.
+
+--Enfin, que se passe-t-il ici? repris-je. Que signifie cet air étonné?
+Pourquoi avez-vous quitté le salon? Quel est ce mystère? Voulez-vous me
+parler, Antoinette?
+
+Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche:
+
+--Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me
+devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite.
+
+Mais elle ne m'obéit pas davantage. Elle était moins troublée que
+moi-même; je ne le lui laissai pas voir; je fermai les volets de la
+fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je
+la laissai dans sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur de
+la porte.
+
+--Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m'appellerez, lui
+criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée! On vous apportera
+votre souper ici.
+
+Je l'entendis sangloter, et pourtant j'eus le courage de m'arracher à
+cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait; alors, il est
+vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m'avait même
+fallu me retenir pour ne pas la battre comme j'aurais battu une enfant;
+et j'étais presque heureuse d'avoir pu, sans la frapper, lui faire mal.
+Ce secret qu'elle garde pour elle seule m'irrite comme un affront.
+Hélas! à peine commençais-je à sentir les joies d'une affection réelle,
+et déjà elle échappe à mon désir! Mon Dieu! quand je songe que c'est
+près de cette enfant que j'espérais trouver le pardon et l'oubli du
+passé. Pourquoi ne l'avez-vous pas voulu, Seigneur!
+
+Au milieu de ma rage, et par une sorte d'instinct irréfléchi, je me suis
+dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans une
+inquiétude si cruelle, ne devaient pas m'être indifférents!
+
+L'orage, menaçant tout à l'heure, venait d'éclater. Les coups de
+tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou, par des explosions
+soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l'oreille et
+terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la
+maison, les montagnes semblaient se rompre et s'écrouler dans des
+craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer
+s'avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque
+cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des
+mondes infinis. Elle crevait en torrents d'écume, qui, tels que des
+trombes, s'élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les
+pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis
+quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère,
+pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace.
+
+--Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur
+les nuages sombres, c'est aux clartés de la foudre que se révèle à nous
+la loi du Seigneur.
+
+Mais personne ne l'écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la
+muraille, poussait de petits gémissements: Mme de Létang, assise sur le
+canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu'Agathe, agenouillée,
+appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y
+trouver abri et sécurité. Seul, l'abbé, les mains croisées derrière le
+dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l'orage, les
+déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l'horizon
+et s'éteignent dans un tremblement.
+
+--Mes soeurs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu!
+
+--Tartuffe! m'écriai-je en haussant les épaules.
+
+Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j'étais
+pleine, s'étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré
+la pluie qui s'était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je
+l'arrêtai; puis, sans me soucier du désespoir qu'elle montrait en voyant
+l'eau gâter toute sa fraîche toilette, sans m'occuper moi-même de
+l'inondation qui me suffoquait:
+
+--Zinga, dis-je, parle-moi franchement: pourquoi cette homme était-il
+dans la chambre d'Antoinette?
+
+--_Pou Figeroux pa wé mo!_ (Pour que Figeroux ne me vît pas!) a-t-elle
+répondu simplement. La chambre d'Antoinette se trouve en effet à l'aile
+droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à
+gauche.
+
+--Alors cet homme venait pour toi?
+
+--_Wi! pou mo!_ (Oui, pour moi!)
+
+--C'est bien vrai? Jure-le sur ton talisman.
+
+Mais sans s'occuper de ma demande:
+
+--_Maîtress, moy ye tou di lo!_ (Maîtresse, je t'ai tout dit!)
+
+Elle se secoua comme une perruche trempée sous l'averse qui redoublait,
+et rentra dans la maison en courant.
+
+A quoi bon l'interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses
+paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques.
+
+J'ai laissé mes hôtes s'effrayer et se rassurer à la parole du quaker;
+j'ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j'ai pleuré.
+Zinga n'est pas venue cette nuit; elle savait bien que je l'aurais
+chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi; il m'a envoyé un rêve de délices:
+j'ai vu près de moi la chérie; elle était douce et elle m'aimait.
+
+Seigneur! je vous en supplie, faites qu'elle ne me quitte pas, qu'elle
+ne s'éprenne pas d'un homme.--C'est pour son bien! elle serait si
+malheureuse!
+
+ * * * * *
+
+Je m'étais éveillée avec tant de plaisir! Ah! je n'aurais pas prévu la
+fin horrible de cette journée!
+
+Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche
+m'apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C'est à peine si
+l'orage a laissé de traces autour de la maison tandis qu'à une
+demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert.
+
+Mes angoisses de la veille s'étaient dissipées à la clarté limpide du
+ciel; à peine hors du lit, je courus à la chambre d'Antoinette. Je
+voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler une
+excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant! j'éprouve tant de
+peine à lui causer le moindre chagrin! mais je ne puis vaincre l'égoïsme
+cruel de mon affection. Ah! si j'étais sûre qu'elle m'aimât, j'aurais de
+moins dures exigences.
+
+Par bonheur, Antoinette n'a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces
+dames, qui connaissent l'inconstance de mon humeur, excusèrent ma
+brusque disparition, l'attribuant aux nerfs ou à l'orage. Profitant
+d'une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et
+partirent pour le Cap en même temps que l'abbé. Seule, Agathe de Létang
+que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s'en aller avec sa mère. Zinga
+eut alors l'inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais
+gré, d'offrir à la jeune fille le lit d'Antoinette. Agathe accepta.
+Elles ne s'attendaient ni l'une ni l'autre à trouver fermée la porte de
+mon enfant. Mais Zinga ne s'émut pas de si peu. Elle devina ce qui
+s'était passé entre nous; et sans crainte de ma fureur, elle vint,
+pendant que je dormais, fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra
+la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. A trois elles
+ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n'a plus eu
+peur de l'orage; et c'est dans toutes sortes de jeux qu'Antoinette a
+fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m'a arrêté dans le vestibule
+pour tout me raconter.
+
+Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de
+fierté comme d'un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation.
+
+--Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais
+plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends
+garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en
+cuirait à ta peau.
+
+Agathe et Antoinette, lasses d'avoir dansé la veille, reposaient encore.
+Un souffle léger, d'un mouvement égal, soulevait leur sein. Agathe
+avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d'Antoinette; frêle,
+presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande
+amie dont le bras s'allongeait sur son épaule. Une ombre charmante
+couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs
+lèvres; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient
+en rêve.
+
+A mon pas elles tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des
+attitudes plaisantes, s'étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent
+éveillées et qu'elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger
+effroi. Les joues d'Antoinette s'empourprèrent; Agathe poussa même un
+cri.
+
+--Ne vous effrayez pas, mes chéries, fis-je, je ne veux point vous
+gronder. J'en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me
+montrer plus de confiance.
+
+C'est tout ce que j'eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de
+surprise sans doute, car elles s'attendaient à une semonce, elles
+partirent d'un éclat de rire. Ce fut délicieux comme un égouttis de
+source mêlé à des trilles d'oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue
+pour être coupable, acheva de m'enlever mes inquiétudes, et voyant que
+je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive
+abondance de détails inutiles et gracieux.
+
+--Nous nous sommes bien amusées, allez! madame, Zinga nous a appris à
+faire du gâteau galeux... c'est un vilain nom, mais c'est follement bon.
+On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois oeufs,
+mais il faut que l'oeuf soit sans blanc, et puis vous détrempez la
+farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis... Ah!
+je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette?
+
+--Mais oui, seulement tu t'es trompée; on prend aussi du fromage fait,
+tu ne te rappelles rien!
+
+--Moi, je m'en moque... de la cuisine, seulement je l'aime; si vous
+n'aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C'était
+adorable!
+
+--Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah! vous avez bien manqué.
+
+--C'est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies
+danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga,
+on crevait de rire!
+
+--On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda!
+
+--Et la chica! Elles se tortillent comme cela; on dirait qu'elles ont la
+colique.
+
+--Mais, mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très
+inconvenantes; j'avais défendu plus d'une fois à Antoinette de danser
+avec nos esclaves; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre
+également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des
+jeunes filles?
+
+--Oh! madame, s'écriait Agathe, je vous assure, ce n'était pas
+inconvenant; il n'y avait que des négresses. On ne nous a pas vues; nous
+étions les deux seules blanches.
+
+Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre,
+partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l'ami
+le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants, à
+demi nues à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette
+visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se
+couvrir, il eut un geste dédaigneux.
+
+--C'est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. A force
+de voir les maux de l'humanité, je suis devenu insensible à ses grâces.
+
+J'étais indignée de cette rusticité. J'essayai de le lui faire
+comprendre.
+
+--Comment, docteur! osez-vous dire...
+
+--C'est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s'il ne m'avait pas
+entendue. Au vrai, j'exerce bien encore, quelquefois, mais c'est par
+habitude et par hygiène. J'ai, pour cet office un des échantillons les
+moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les
+égarements de la passion.
+
+Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur
+jeta un regard de reproche.
+
+--Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j'ai beau avoir les cheveux blancs,
+sous ma vieille peau le coeur est jeune encore.
+
+--Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez
+indifférent à nos grâces.
+
+--Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n'a pas permis...
+
+--Et la Faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins? c'est
+là l'important.
+
+--Allons, taisez-vous, Agathe, m'écriai-je, et vous, docteur, trêve à
+ces compliments où vous me semblez à l'aise comme un chat dans une mare
+à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu'ayant juré de ne plus
+me voir qu'à mon lit de mort, vous vous trouviez sitôt devant moi.
+
+--Mon serment, madame, n'avait rien de sérieux. On ne s'engage pas à
+faire le mal. J'étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de
+l'espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je
+n'en serais pas moins venu aujourd'hui vous apprendre des événements que
+vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître.
+
+Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m'émut.
+
+--Je suis prête à vous écouter, lui dis-je, curieuse et assez alarmée.
+
+Il me laissa voir qu'il ne tenait point à parler devant les jeunes
+filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous
+traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la
+route du Cap et sur la mer.
+
+Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s'étendaient
+les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs,
+cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient
+un frémissement continu. Il s'en élevait une plainte sourde, puis
+vibrante, pareille à l'écroulement des vagues sur le sable, mais perdue,
+comme le bourdonnement des murmures dans l'air silencieux, la joie et la
+splendeur de la lumière. Le cri d'une négritte châtiée, les roulements
+de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves
+viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands
+arbres, les plantes et les cultures innombrables qui se pressent sur la
+côte et dans la vallée. Les cases disparaissent au milieu du
+floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout
+de grandes feuilles de velours s'étalent, ou se courbent vers nous; les
+oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol
+des cocolobas. La voix d'un esclave chante:
+
+ _Si Bonguiè di li bon,
+ Li divet gagnen so rèzon._
+
+Si le bon Dieu dit que c'est bon, il doit avoir raison.
+
+
+--Tu fais sagement, pensais-je, pauvre nègre, d'accepter le sort que
+t'envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir.
+
+Comme devant la magnificence de cette matinée, j'oubliais tout, et le
+passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur! Je me rêvais déjà un
+paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah! que
+j'allais être promptement désabusée!
+
+J'avais courbé vers le docteur une tige de canne, et je lui en faisais
+remarquer la lourdeur.
+
+--La récolte sera belle, cette année, lui dis-je.
+
+--Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire.
+
+--Encore! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut
+causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte
+prochaine! Comme si nos plantations n'étaient pas tranquilles! Et qui la
+ferait donc, cette révolte!
+
+--Mais, mon Dieu, les blancs d'abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de
+riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer
+la canne par le tabac; ils n'ont que faire de payer des impôts pour des
+esclaves qui leur sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une
+quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l'on
+abandonnât et même que l'on ravageât quelques plantations. Cela
+renchérirait d'autant leur marchandise. D'autres enfin ont affermé des
+boutiques à leurs anciens esclaves et en retireraient plus de profit si
+les commerçants noirs n'étaient pas soumis à certaines impositions. Tous
+ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien sincères sur le sort
+des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des Amis des Noirs, ils
+vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui réclament pour les hommes
+de couleur les mêmes droits que pour les blancs. Ils disent que le roi
+et l'Assemblée désirent leur liberté. Les noirs ne voient pas tous du
+même oeil arriver cet affranchissement de nom qui leur en coûtera
+peut-être un autre, moins honorable mais plus réel. Les nègres
+commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis d'impôts, et, en
+dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce, comme ils n'ont
+rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis bénéfices; les esclaves
+n'ayant pas légalement le droit de vendre, les maîtres qui leur prêtent
+un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à rien leur réclamer, et
+on leur donne ce qu'on veut. D'un autre côté, les noirs des plantations,
+établis dans l'île depuis longtemps, ne se soucient pas d'une liberté
+qui va les jeter à la porte de leurs maîtres, et leur enlever
+l'assurance qu'ils ont encore de pouvoir chaque jour de leur existence
+manger leur manioc et reposer leur corps sous un toit. Chose étrange!
+ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent encore à leurs
+champs de cannes, et s'imaginent avec raison que des nègres citoyens se
+croiront déshonorés de cultiver autre chose que la politique; ils
+s'unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et redoutent que
+les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne leur fassent
+une concurrence ruineuse, dès qu'ils auront le droit de tenir boutique.
+Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne tiendra pas contre
+l'intérêt de quelques grosses fortunes; l'ambition, la vanité de deux ou
+trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de venger d'anciennes
+injures; la folie enfin de ces nègres bozales, récemment débarqués par
+la traite et que vous affectez de considérer comme des êtres
+raisonnables. Le mot de liberté à de telles oreilles signifie incendie,
+pillage, viol et massacre. L'ivresse que leur versent vos beaux discours
+se communiquera aux autres. Tout ce troupeau qui ne craint plus le
+fouet, va se précipiter avec délices dans la barbarie.
+
+--Nous l'en empêcherons bien!
+
+--Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n'a plus chez lui que
+son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis.
+
+--Et où sont-ils?
+
+--Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s'organise. Et j'ai
+d'autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d'être
+assassinée par ses esclaves; ce matin même, j'apprends qu'on a pillé la
+maison du gouverneur en l'absence du maître et sous les yeux de
+l'intendant, désarmé ou complice.
+
+--Mais ce n'est pas la première fois qu'on voit de pareilles aventures.
+Elles sont plus ou moins fréquentes: voilà tout.
+
+--Vous avez trop d'insouciance des événements qui ne se passent pas sous
+vos yeux pour pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une importance
+extrême.
+
+Nous étions arrivés au pavillon; après une telle causerie j'hésitais à y
+entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d'un ton
+assez impertinent:
+
+--Ainsi, c'est pour m'entretenir de votre «politique» que vous êtes venu
+me déranger?
+
+--Non, madame, répondit-il. Je n'ai ni le goût des paroles inutiles, ni
+celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte
+qui est inévitable à Saint-Domingue; je veux seulement avertir mes amis
+assez tôt pour qu'ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter:
+veillez à vos serviteurs!
+
+--Ah! vous voulez encore me parler de Zinga, m'écriai-je irritée. Vous
+avez dû voir pourtant que vos médisances n'avaient eu, hier, aucun
+succès.
+
+--C'est ce qui m'engage à les recommencer aujourd'hui, répartit le
+docteur.
+
+Là-dessus il entra dans le pavillon et s'assit lourdement sur un sofa,
+renversant la tête sur le dossier, comme pour bien marquer qu'on ne
+l'en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là!
+
+Je n'en avais pas d'ailleurs l'intention. Un incident, en apparence
+négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et
+éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se
+glisser dans la plantation; ses yeux obliques et ridicules de lapin
+effrayé étaient encore plus soucieux qu'à l'ordinaire, et il détournait
+la tête à chaque instant, comme s'il craignait d'être aperçu. Une
+négritte, l'ayant vu, s'inclina devant lui. Sans répondre à son salut,
+le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis
+continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient
+cette visite matinale et tout ce grand mystère?
+
+Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte.
+
+--Etes-vous disposée à m'écouter, à présent? demanda-t-il.
+
+Il n'avait pas besoin de ma réponse; j'étais assez attentive; il
+commença donc son récit sans prévoir le trouble qu'il allait me causer.
+
+«Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa soeur,
+reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui
+demandant avec instance de venir s'établir dans l'île. Son frère,
+écrivait-on, avait eu de grands malheurs; l'orage avait détruit ses
+récoltes; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d'argent, en lui
+enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de
+rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation,
+rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée
+«Mettereau», était écrite par une main étrangère, celle, sans doute,
+d'un garde-malade, ou d'un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour
+son frère l'amitié la plus vive; depuis longtemps elle avait formé le
+projet d'aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage,
+c'était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci
+était alors bien portante, et qu'il s'agissait peut-être de sauver de la
+mort un frère qu'elle aimait, elle se décida aussitôt à partir. Elle
+emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans la
+colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux.
+Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue où
+l'intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à
+l'habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres.
+
+«Or, l'intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M.
+Mettereau n'existait plus; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout
+le monde, et c'est alors qu'eut lieu un effroyable drame. Tandis que les
+deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la
+Plantation Mettereau, l'intendant et les noirs qui l'accompagnent se
+jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce
+qu'elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les
+massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La
+mère est tuée; la jeune fille échappe, et c'est chez vous qu'elle vient
+chercher un refuge.
+
+--Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion; des
+esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous
+parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance.
+Vous savez, docteur, puisque vous l'avez soignée, combien dura son
+délire; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans
+suite qu'elle prononçait durant sa fièvre. Je l'entendais seulement
+quelquefois appeler sa mère.
+
+--Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit?
+
+--Ceci simplement: très fatiguée de la traversée, elle s'était endormie
+aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son
+oncle. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des
+torches qui brillaient dans la nuit; des nègres aux physionomies
+féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu'à des hommes,
+avaient commencé à lui lier les mains; elle entendait autour d'elle des
+cris et des gémissements; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on
+lui mit un bâillon, on la frappa; elle s'est évanouie de terreur sous
+les coups.
+
+--Et vous avez fait rechercher les assassins, n'est-ce pas? et, malgré
+tous vos efforts vous n'avez pu les découvrir?
+
+--Non, fis-je, effrayée de cette question.
+
+--Moi, j'ai été plus heureux, je connais le nom de l'assassin. Oui, un
+esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n'a été que
+témoin, m'a tout raconté.
+
+Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d'une voix
+tremblante que je demandai:
+
+--Qui est-ce donc, docteur?
+
+--Figeroux, oui, c'est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens,
+comme c'est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont
+il était l'intendant.
+
+--N'accusez pas sans preuves! m'écriai-je presque soulagée.
+
+J'avais craint un instant qu'il ne prononçât mon nom.
+
+--Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n'est-il pas
+arrêté?
+
+--Le témoignage d'un seul homme, répondit-il, surtout d'un noir, n'a
+pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux
+tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour
+moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m'a raconté le crime n'a aucun
+intérêt à accuser Figeroux. D'ailleurs, au moment de la mort de
+Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre; les explications qu'il a
+données, l'alibi qu'il a réussi à se créer n'ont point calmé tous les
+soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs.
+
+
+Je savais, hélas! mieux que personne, ce qu'il y avait de vrai et de
+faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi
+l'horrible scène; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon; les coups
+à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements; puis, dans
+l'entrebâillement de la porte, l'apparition effrayante sous la lanterne,
+les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du
+corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans regard, qui entre
+tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse
+informe, un paquet de jupes boueuses: sa fille, ma chère Antoinette!...
+râlant d'une voix éteinte, stupide: «Sauvez-la! Sauvez-nous!» Tandis que
+nous nous empressions, Zinga et moi, autour de l'enfant évanouie, la
+mère perdit elle-même connaissance. Ah! Dieu m'est témoin que je les ai
+couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme
+j'aurais soigné ma mère et ma fille... Mais, pour mon malheur, Zinga
+était près de moi, l'immonde créature! Je la vois qui s'approche du
+manteau dont j'avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde
+curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son
+jargon: «Maîtresse, regardez donc! les voleurs n'ont pas été bien
+adroits.» Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles
+pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû
+réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et
+contemplait l'or: «Voilà» disait-elle, «pour me faire plaisir, à moi!»
+Elle ajoutait en me regardant: «Et à toi aussi, maîtresse.» Elle
+n'ignorait pas qu'à ce moment j'étais dans un embarras extrême; un jeune
+mulâtre, fils d'affranchi, furieux d'avoir été chassé de la maison,
+menaçait, si je n'achetais son silence, de raconter que je l'avais
+soumis, avec d'autres noirs et même des domestiques blancs, à
+d'abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges
+qu'il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à
+jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais
+j'étais alors sans argent; une mauvaise récolte, des constructions
+dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne
+momentanée, et un emprunt, la vente d'un titre ou d'un bien me
+répugnaient. «Cette somme-là serait bien utile,» disait Zinga.--«Portez
+tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre», dis-je en affectant
+de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans
+s'occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à
+regarder cet or tentateur. «C'est le bon Dieu qui nous a envoyé ces
+voyageuses,» faisait-elle, «et puisqu'elles sont à moitié mortes...» Un
+geste affreux achevait sa pensée. Et j'avais beau m'indigner de ces
+paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du
+Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas
+maîtresse de mes actions!... Alors Zinga a senti combien je me défendais
+mollement contre son dessein; elle a compris tout l'ascendant, toute
+l'autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte; peut-être aussi
+l'or l'avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j'avais déjà
+remarquée chez elle à l'égard des femmes blanches l'enivrait-elle contre
+les pauvres fugitives... Et l'horrible forfait s'est accompli. Zinga,
+ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l'infortunée.
+Mon Dieu! que votre miséricorde s'étende sur moi! Vous savez que je ne
+fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable
+inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n'a été que
+de faiblir, de manquer de courage. Ne voulait-elle pas aussi frapper
+Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la mienne?
+Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels mensonges, à
+quels périls continuels allait m'entraîner cette enfant, quelles fables
+il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin d'expliquer sa
+présence auprès de moi. N'importe, je n'ai pas hésité; et vous avez béni
+ma charité, mon Dieu; au Cap, malgré tant de calomnies, on vante mon âme
+généreuse; Antoinette me garde de la reconnaissance de l'avoir
+recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre pardon...
+
+Hélas! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu'elle
+a appelé mon crime, lorsqu'elle a voulu partager l'or. Ah! l'atroce nuit
+où je me suis disputée, battue avec elle--une esclave!--où elle m'a
+menacée de m'accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais pas «sa
+part.» Ah! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme
+elle se moque bien de mes ordres! «Sa part», c'est ma fortune! oui,
+voilà ce qu'elle désire.
+
+Et dire que pour m'épargner une calomnie ridicule, par avarice, par
+lâcheté, je suis sous le coup d'une dénonciation capitale!
+
+Il est vrai que le témoignage d'un esclave est nul devant la justice. Le
+docteur m'a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le
+lui ai demandé:
+
+--N'est-ce pas, docteur, on n'admet pas les plaintes des noirs au
+Conseil?
+
+Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d'abord au
+récit du crime, lui avait laissé croire qu'il m'avait convertie à sa
+méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui
+tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis
+plusieurs minutes, je n'écoutais que d'une oreille fort distraite ses
+commentaires.
+
+--Et qu'importe! s'écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a
+beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut
+mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le
+regard trop rapide; elle ne distingue que les ensembles; pour se
+familiariser et s'assouplir aux variétés de l'existence, elle a besoin
+de l'armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces
+animaux-là!
+
+--Fort heureusement, dis-je.
+
+Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, presque insolent,
+comme pour deviner ma pensée. Mon coeur battait plus fort. Se
+doutait-il de ma complicité? Etait-il venu m'arracher des aveux? Mais je
+vis bientôt l'absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait
+rien. Déjà il s'était remis à me parler de Figeroux.
+
+--Tout l'accuse, reprit-il. C'est seulement le surlendemain du crime que
+Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et
+s'engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère
+Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction; on avait essayé de
+l'embaumer. Figeroux, m'a-t-on raconté, avait voulu d'abord le faire
+disparaître, puis il s'était décidé à le garder sous clef jusqu'à
+l'arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s'était sans doute proposé
+d'accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire qui
+amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de
+faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu'il n'aurait dû
+l'être, ce qui déjoua les projets du misérable.
+
+--S'il est réellement l'assassin de Mme Lafon, dis-je, c'était bien
+maladroit de se rapprocher d'Antoinette. Il n'ignorait pas, en effet,
+quand il est venu chez moi, que je l'avais recueillie. Il voulait donc
+se faire reconnaître?
+
+--Oh! fit le docteur, l'assassinat a eu lieu la nuit; Figeroux avait
+peut-être le visage couvert, masqué; peut-être aussi a-t-il dirigé les
+meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes.
+
+--Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi?
+
+--Il paraît qu'après le crime, Figeroux n'a pas trouvé sur sa victime
+l'or qu'il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l'argent, au
+milieu de la lutte, lorsqu'elle essaya d'échapper aux bandits, soit que
+les noirs qu'il conduisait l'eussent emporté à son insu. Il s'est
+imaginé que Mme Lafon l'avait confié à Antoinette. Il est entré chez
+vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être.
+
+--Oh! docteur, comme cette idée est étrange!
+
+--Mais dans cette affaire tout est étrange! Pourquoi, par exemple,
+Figeroux a-t-il froidement commandé qu'on violentât ces femmes. Ce ne
+pouvait pas être une vengeance, et d'après tout ce qu'on sait de ses
+moeurs, ce n'est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu'on en
+rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n'a point
+leurs passions de mâle. Il n'y a rien d'impossible à ce qu'il ait agi au
+nom d'un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos
+gardes. A votre place, moi je renverrais Figeroux.
+
+Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m'avait recommandé
+Zinga, qu'elle m'avait presque forcée de prendre chez moi, me
+remplissait d'inquiétude. Connaissait-il «mon crime», ma destinée
+dépendait-elle de ces deux assassins; Figeroux allait-il, un beau soir,
+devant mes esclaves insensibles, et avec l'aide de Zinga, me tuer aussi,
+comme ils avaient tué Mme Lafon? Certes, les conjectures du docteur
+n'avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de
+craintes, une image, plus puissante que les autres, s'imposait à mon
+esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à
+éloigner de moi une scène d'horreur, d'une obscénité révoltante. Je
+voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de
+luxure; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie,
+ensanglantée par ces mains de barbares. J'entendais ses cris de douleur
+et de honte. Etait-il possible, comme le docteur le prétendait, qu'on se
+fût attaqué à tant de grâces, qu'un sauvage eût osé souiller une si
+charmante jeunesse?
+
+--Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu'on a violenté ces
+malheureuses femmes? Jamais Antoinette, aux rares fois où j'ai fait
+allusion à la mort de sa mère, n'a paru troublée comme aurait dû l'être
+une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant contrainte
+de cacher une telle injure. Elle m'a toujours parlé de cette nuit
+horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras.
+
+--Ah! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent
+à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr
+que vous-même autrefois... Allons, passons. Dans l'attitude de Mlle
+Antoinette, je m'imagine qu'il y a beaucoup d'inconscience. Vous m'avez
+raconté que vous l'aviez trouvée évanouie. Elle n'a donc rien senti
+pendant l'opération, heureuse enfant! A moins, au contraire, qu'elle
+n'ait éprouvé beaucoup de plaisir. D'où sa réserve. La coquine tient à
+garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon
+conseil, madame: il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la
+demoiselle; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais
+d'abord, n'est-ce pas, renvoyez Figeroux.
+
+--Pourquoi parlez-vous de Figeroux au sujet d'Antoinette? m'écriai-je
+toute en fureur.
+
+En vérité cet homme a des paroles si grossières que j'avais envie de le
+gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour
+son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui
+m'a fait oublier tant de cynisme et de rusticité.
+
+Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s'est levé
+brusquement et, m'attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte,
+protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous
+dérober aux passants:
+
+--Regardez Zinga! m'a-t-il chuchoté à l'oreille.
+
+La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu'au
+soir où je l'avais surprise dans la chambre d'Antoinette. Sa chemisette
+fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses,
+dont les fentes, resserrées par des noeuds de ruban écarlate,
+laissaient voir la jupe de dessous, de toile blanche. Elle avait son
+collier d'agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s'en allait la tête
+haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine entr'ouverts
+sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire, les narines
+palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs railleurs et
+méchants; elle semblait presque jolie dans son bonheur.
+
+Elle passa devant la fenêtre; en même temps, à quelque distance apparut
+Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le
+voir, le quaker courait derrière elle; il la rejoignit enfin; et, tout
+essoufflé, d'une voix haletante:
+
+--Zinga, dit-il, je vous ai attendue.
+
+--M'enfû! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et
+elle voulut continuer sa marche.
+
+Alors il l'étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une
+brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s'en fut
+heurter la muraille de notre pavillon.
+
+--_Ou pati, Kouraj! aguié!_ (Partez, bonne chance, adieu!) cria-t-elle
+en le saluant de la main.
+
+Mais, ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne
+la suivit pas longtemps. Voyant qu'il la serrait de près, elle se
+détourna à demi et, la jambe allongée, d'un coup expert de boxeuse, elle
+lui envoya le pied en plein visage; puis, comme il perdait l'équilibre,
+elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la
+chanson créole:
+
+ _E si nou kontré ké roch,
+ M'a kasé-yé ké mo do._
+
+(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.)
+
+
+Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs
+paroles d'une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à
+ses lèvres.
+
+--Ils la suivent, disait-il, comme les boeufs qu'on va immoler... Que
+mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette
+femme: elle a fait perdre la vie aux plus forts.
+
+Et, lui tournant le dos, il s'essuya les yeux.
+
+--Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l'empêche pas de
+pleurer.
+
+Puis se tournant vers moi:
+
+--J'ai envie d'aller voir où court cette fille.
+
+--Et moi de même, dis-je. Mais si elle s'aperçoit que nous la suivons?
+
+--Nous verrons bien ce qu'elle fera. En tout cas, nous ne nous
+laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre
+Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D'ailleurs, voyez, elle a dans la
+cervelle des papillons blancs; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde
+rien, elle ne nous verra pas.
+
+Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le
+révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde
+à ce qui se passait autour de lui.
+
+Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes
+à quelque distance. Elle s'avançait d'un pas rapide et dégagé, en
+fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient; au
+loin les monts avaient encore de grandes écharpes d'ombre, mais la
+route, presque partout découverte, brûlait; un vent chaud, de temps à
+autre, soulevait des tourbillons.
+
+Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les
+apercevions, qui dormaient repliés au soleil. A notre approche ils
+s'allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de
+lumière.
+
+Je regrettais déjà cette promenade d'espionnage; le docteur s'essuyait
+le front; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours.
+
+ _Lontan, lontan tout moun té nwê
+ San pa oun blang lasou la té
+ Tan-là sa pa té kou jodi;_
+
+ _Souvan Bonguié koutmé vini
+ Pou palé ké sa moun ki bon,
+ Yé pa pé li okin' fason,_
+
+ _Tout sa moun li téki palé
+ Li té, guen kichoz pou bay-yé._
+
+(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la
+terre. Temps-là n'était pas temps-ci.
+
+Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on
+n'avait peur de lui en aucune façon.
+
+A tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.)
+
+Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations
+apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous
+éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées
+de l'arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l'ombre et
+l'odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l'air tandis
+qu'une neige blanche, s'échappant des massifs, volait devant nos yeux.
+On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves,
+eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes,
+s'entendaient les ciseaux d'élagage, et, sur l'écorce des cacaoyers, le
+claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs.
+
+Zinga, apercevant les maisons du Cap, s'arrêta devant des sterculias qui
+étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées;
+s'étant troussé la candale et la jupe, elle s'accroupit et pissa, puis
+nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s'oindre la croupe, le
+ventre et les jambes. L'odeur était si forte qu'à cinquante pas nous en
+étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le lança
+derrière elle, et reprit sa marche.
+
+--C'est sa toilette d'amour, dis-je au docteur.
+
+--Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif.
+
+--Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la
+négrophilie, comme le révérend Samuel Goring!
+
+Mais il releva la tête et étendant la main, d'un geste solennel:
+
+--Ça, jamais, s'écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux:
+D'ailleurs la science l'a voulu, je suis un chaste!
+
+Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une
+petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues
+d'écrasage, et exhalant l'odeur écoeurante des mélasses, nous suivîmes
+la négresse jusqu'à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée
+derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d'elle une petite
+avenue ténébreuse et fraîche en plein soleil. Des fenêtres ouvertes
+s'envolaient les sons caressants, les tendres accords d'un clavecin.
+Zinga prit l'avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes
+s'ouvrirent, le clavecin se tut, et j'entendis un bruit de baisers. Je
+ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j'avais reçu un
+soufflet. J'eus envie de m'en aller, puis une curiosité insurmontable
+m'attacha devant ces fenêtres; je voulus même entrer dans l'avenue.
+
+--Où allez-vous? me dit le docteur. C'est la maison de M. Dubousquens.
+
+--Qu'est cela, Dubousquens?
+
+--Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces
+sucreries.
+
+--Tant pis! Il n'a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui
+dirai bien, à ce monsieur!
+
+--Arrêtez! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez
+Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n'allez pas
+ainsi compromettre votre dignité chez un étranger! Ne vous suffit-il pas
+de savoir où elle est. Je craignais qu'elle n'eût une liaison moins
+inoffensive.
+
+--Inoffensive! me récriai-je, qu'en savez-vous? Cet homme-là est
+peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je
+permettrai jamais à une esclave de s'échapper de la plantation quand il
+lui en prend fantaisie? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des
+autres esclaves, la garde et le service d'Antoinette? En vérité, c'est
+inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs... Et
+quelle audace a cet homme de me la prendre! La religion, les moeurs,
+ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C'est un esprit fort,
+sans doute. Vous lui ressemblez, d'ailleurs. Ah! il vous sied bien de
+parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte,
+tenez, qui perdront l'île!
+
+--Calmez-vous, madame, on va vous entendre.
+
+--Et qu'importe qu'on m'entende. Je le voudrais, être entendue! Ce
+serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa
+conduite. Ecoutez! ils s'embrassent encore... Oh! c'est trop fort; elle
+prononce mon nom; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu'ils
+disent. Approchons-nous. N'ayez pas peur, voyons, docteur! Derrière
+cette haie de lianes on ne nous verra pas.
+
+Je ne pouvais plus me contenir. L'effronterie de cette horrible fille
+soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c'était les lèvres
+salies par les baisers d'un Dubousquens qu'elle venait à moi. Ah!
+l'ignoble coureuse. J'avais envie de me précipiter sur elle, de la
+frapper, de la déchirer de mes ongles; puis, un instant après, j'aurais
+voulu m'éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la
+curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut
+rester là, devant ces fenêtres, qu'ils n'avaient même pas la pudeur de
+fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et
+moi; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient
+suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre.
+
+Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de parler son patois, s'exprimât
+à peu près comme une blanche qui n'aurait pas été à l'école.
+S'était-elle donc, ainsi qu'elle en avait devant moi témoigné le désir,
+«acheté une langue»? ou bien m'avait-elle trompé en feignant de ne
+savoir que le créole?
+
+Je rapporte ici la conversation qu'elle eut avec Dubousquens. Je néglige
+seulement l'accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler
+français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens
+m'échappe ou que j'ai oubliées.
+
+
+--Je vois bien que tu ne m'aimes pas, disait-elle. Pourquoi n'es-tu pas
+heureux avec moi? Est-ce que je ne sais pas t'embrasser, te donner du
+plaisir? Pourquoi m'as-tu prise si tu ne m'aimes pas!
+
+--Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce
+serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la
+première venue. A Paris et ailleurs, j'ai déjà entendu maintes fois un
+ramage pareil au tien. Cela ne m'a pas encore tourné la tête.
+
+--Ah! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sais pas comprendre!
+
+--Qu'est-ce donc que je ne sais pas comprendre?... que tu ressembles à
+toutes les filles de ta sorte, que seul l'or peut te faire battre le
+coeur? En vérité, cela n'est pas difficile à voir... Il faut être
+raisonnable, Zinga: tu es belle, tu peux t'en vanter; dans ta race, on
+n'en compte point des centaines comme toi, c'est sûr; mais vas-tu, pour
+cela, exiger de l'amour de tous ceux qui t'ont payé tes baisers? Je ne
+suppose pas que tu aies l'âme si despotique... ni si niaise.
+
+Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut
+un coup d'oeil vague vers l'avenue. J'eus le temps de voir et
+d'étudier son visage. C'était un homme d'une trentaine d'années, et,
+bien qu'assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa
+chemise de dentelle; il avait le regard intelligent, avec quelque chose
+de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d'esprit rapide et
+superficiel. Son oeil n'observait pas; à demi-clos, peut-être ne se
+faisait-il voir que pour laisser luire sur tous son éclair méprisant.
+La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait pas de
+montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que transforment
+les moindres impressions; elle était comme un déguisement de sa pensée
+et une défense contre son entourage; en revanche elle accusait ses
+instincts avides et violents: la luxure, peut-être la cruauté. Sa
+bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre ses joues
+grasses; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en tomber sans
+âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les feuilles sèches
+tombent de l'arbre. On eût dit que rien chez lui ne pouvait l'émouvoir,
+en dehors de l'orgueil et du plaisir, mais cette bouche appelait plus
+que le plaisir égoïste, elle commandait la passion.
+
+Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d'aisance,
+lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir:
+nous nous piquons à leur conquête, et c'est nous, hélas! qui sommes
+conquises!
+
+Dubousquens s'était mis à siffloter à la fenêtre; cependant Zinga, qui
+avait laissé passer les injures sans les interrompre, s'approcha tout à
+coup, et d'une voix sourde, haletante de fureur:
+
+--Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi! Dis-le
+donc, pour voir!
+
+Il se retourna vers elle, étonné; il n'avait point prévu que ses paroles
+dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère:
+
+--A qui tu t'es donnée? s'écria-t-il; en vérité la demande est
+plaisante. A qui! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait
+pas à inscrire le nom de tous tes amants.
+
+Il n'achevait pas qu'une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa
+face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner
+toute prudence. Au risque d'être vue, et malgré les conseils du docteur,
+j'approchai un banc et montai dessus; de la sorte, le visage encadré de
+deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait
+dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait déjà
+fait sa soumission.
+
+Il essayait d'enlacer Zinga qui détournait de lui le visage:
+
+--Pardon, disait-il, je ne voulais pas t'offenser. Allons, Zinga,
+pardonne-moi!
+
+--Jamais, répliqua-t-elle.
+
+Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte.
+Dubousquens courut après en criant:
+
+--Où va-t-elle? Elle est folle, cette fille!
+
+--Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me verras
+plus.
+
+Il eut un sourire railleur, plein de dédain:
+
+--Et quand viendras-tu me demander de l'argent?
+
+Zinga lui jeta un coup d'oeil féroce; je crus qu'elle allait se
+précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l'extrémité de son mouchoir de
+soie, y prit des pièces d'or et les lança violemment contre la muraille;
+puis, comme écrasée par l'émotion, elle alla tomber sur un canapé en
+sanglotant. Dubousquens parut très embarrassé de ce chagrin. Il
+s'employa pourtant le mieux qu'il put à la consoler.
+
+--Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n'ai pas besoin de
+tes belles paroles, ni de tes pièces d'or: tu m'as méprisée...
+
+--Oh! grand Dieu! s'écriait Dubousquens.
+
+--Si! tu as cru que j'étais une de ces putains que le premier venu peut
+avoir. Imbécile que tu es! Tu penses que c'est ton argent qui m'attire.
+Eh bien, veux-tu que je te le dise: il me brûle, ton argent, il me
+torture! Quand tu me le mets dans la main, j'ai mal là, tiens! Je
+m'imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi...
+Ah! ton argent, c'est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet
+argent, je ne pourrais venir ici. C'est pour ça que je l'accepte.
+...N'as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m'épie, chaque fois
+que je sors de chez toi?... Il n'est pas là encore, mais il va venir
+tout à l'heure... C'est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui
+rapportais rien, s'il pouvait penser que j'ai plaisir à te voir, que je
+viens pour toi...
+
+--Il te tuerait peut-être?
+
+--Oui, il me battrait à la mort!
+
+--Et pourquoi ne le quittes-tu pas? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer
+ici comme je te l'ai demandé?
+
+--Oh! il est mon mari.
+
+Dubousquens se mit à rire.
+
+--Tu le trompes pourtant avec un bel entrain!
+
+--Il le permet, mais il ne veut pas que je le quitte.
+
+--On se passerait de sa volonté.
+
+--Il peut me lancer une piaye[3]. C'est un sorcier.
+
+ [3] Un sortilège.
+
+--Je te défendrai contre lui.
+
+--Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l'abandonner.
+
+--J'irai lui demander de t'affranchir.
+
+--Et quand même!... Il y a des serpents entre nous.
+
+--Raison de plus pour t'éloigner d'elle.
+
+--Tu ne comprends pas: il y a quelque chose d'inconnu qui nous lie.
+
+Je tressaillis.
+
+Allait-elle me dénoncer? Le docteur qui était tout oreilles à cet
+entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation.
+
+--...et puis je ne veux pas que tu me parles d'elle; je ne veux pas que
+tu viennes comme hier...
+
+--N'as-tu pas été heureuse?
+
+--J'ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j'ai pensé à toi,
+j'ai eu très mal.
+
+--Très mal, pourquoi?
+
+--Parce que j'ai pensé que tu n'étais pas venu pour moi.
+
+--Et pour qui donc serais-je venu?
+
+--Pour la demoiselle... Rappelle-toi: quand tu m'as demandé avant-hier:
+«Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga?--Mais non,» t'ai-je répondu,
+«tu sais bien, j'accompagne la Mme Gourgueil à la promenade. «--Alors,»
+as-tu dit, «elle laisse sa maison toute seule?--Non, il y a la
+demoiselle et Figeroux pour la garder.--Ah!» as-tu fait. Pourquoi es-tu
+venu si ce n'est pour elle? Sans l'orage tu ne me trouvais pas.
+
+--Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m'intéressait de connaître
+la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m'est encore
+inconnu ici; il y a si peu de temps que je suis dans l'île!
+
+--Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la
+demoiselle?
+
+--Je t'avais vue à une fenêtre. J'ai essayé de trouver la chambre où
+était cette fenêtre. J'ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir
+où était la chambre de Mlle Antoinette!
+
+--Tu mens, vois-tu! Je sais bien que tu mens! L'autre jour, comme tu
+dormais près de moi, tu as parlé d'elle; oui, tu as prononcé son nom, et
+tu as parlé aussi de l'enlever. C'est sûr! Ah! ami, ami blanc, moi qui
+t'aime, comme c'est mal ce que tu m'as fait!
+
+--Tu ne sais pas ce que tu dis.
+
+--Oh! si. Et encore tout à l'heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu
+voulais la connaître?
+
+--Et qu'importe, bon Dieu! Je puis désirer connaître une dame de mon
+pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle!
+
+--Moi, je ne cause pas bien, n'est-ce pas? Tu ne me comprends pas
+toujours?
+
+--Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien.
+
+--Non, je ne sais pas le français, mais je vais l'apprendre, et plus
+tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus
+que moi. Tu m'aimeras seule. Est-ce qu'il y a des femmes au Cap, dans
+l'île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi? Je suis
+noire, c'est vrai, mais tu te souviens de la chanson: «Il y a longtemps,
+longtemps, tout le monde était noir.» Je suis d'une meilleure race que
+tes faces à la crême. Vois donc si les blanches ont des nênets comme
+ceux-ci!
+
+Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis,
+comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle
+n'avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe;
+vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa
+autour de ses épaules et de ses hanches, tomba à ses pieds, et elle
+apparut comme une idole de bronze. Un instant elle jouit de
+l'admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait
+abandonné ses airs d'orgueil et d'insouciance, et l'attirait, la bouche
+avide, les yeux brillants; mais bientôt l'idole s'anima; le corps
+s'échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens
+tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir;
+Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les
+jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage
+des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient
+n'être qu'une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage
+les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus
+apparentes: cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise,
+ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il
+l'étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l'avait prise à bras
+le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous
+son ventre en rut, dans l'effort et sous la saccade de ses fesses
+majestueuses.
+
+--Quelle impudicité révoltante! dis-je au docteur.
+
+--Ah! c'est une belle fille, s'écria-t-il sans m'écouter, puis comme
+s'il venait de deviner mon observation: Que voulez-vous, elle va à
+l'amour comme l'abeille va aux fleurs!
+
+--Qu'elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir
+de l'instruction que je lui ai donnée. C'était bien la peine de lui
+enseigner la morale!
+
+Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l'obscénité abjecte de
+ses penchants; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses
+devoirs envers moi. N'est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle
+point en se livrant ainsi à un homme? En vain se croit-elle jolie,--et
+certes je l'ai trouvée mieux que je ne l'avais jamais vue--sa beauté ne
+serait point une excuse, au contraire! elle la doit à sa maîtresse, à la
+maison qui la nourrit et l'a faite ce qu'elle est.
+
+Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l'ignominie de sa
+conduite, et je n'en ai pas l'audace. Si elle parlait! certes on ne la
+croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à
+supporter ses répugnantes débauches; maîtresse, il faut me soumettre à
+l'esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel
+point Zinga méprise mes ordres et son service? Ne va-t-il pas suspecter
+mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me
+rend le pantin de cette gueuse?
+
+
+Au moment où ils s'enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit
+derrière nous. Zinga n'y prit pas garde. Seul le plaisir semblait
+inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second
+coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore
+sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et,
+prêtant l'oreille, parut attendre un nouvel appel.
+
+--C'est lui, fit Zinga avec une grimace d'ennui.
+
+--Qui donc? demanda Dubousquens.
+
+--Figeroux.
+
+--Ne peux-tu le laisser siffler?
+
+--Oh! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut
+bien.
+
+Et elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour
+Dubousquens qui l'étreignit avec passion. Les rôles d'amour semblaient
+renversés. C'était lui, à présent, qui paraissait l'aimer.
+
+--Ah! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga?
+Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes!
+
+Elle eut un sourire railleur.
+
+--Celles de «la demoiselle» sont plus douces encore.
+
+--Méchante! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand
+reviendras-tu?
+
+--Après-demain, à la même heure. Adieu.
+
+--Pourquoi pas demain?
+
+Il n'eut point de réponse; elle était déjà partie. Elle effleura
+vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna
+la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt et nous entendîmes une
+vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots.
+
+--Je t'apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t'appelle.
+
+--Mais je n'entendais pas.
+
+--Tu n'entendais pas? C'est donc qu'il t'ensorcelle, pour que tu ne
+penses plus à le quitter! Sais-tu combien de temps tu es restée avec
+lui? Et qu'est-ce qu'il t'a donné pour ta peine?
+
+Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à
+l'algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les
+coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d'elle, et le
+docteur, à demi-voix, me faisait observer l'expression féroce du
+mulâtre. Il est singulier que moi, qui l'ai tous les jours, à toute
+heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa
+physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse; elle annonce aussi, par
+moments, une décision cruelle et hardie, que rien n'arrête. Comment ne
+m'a-t-elle pas frappée plus tôt? Figeroux a donc employé un sortilège
+pour m'aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher cette
+femme à un être pareil?
+
+En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son
+visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de
+dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas
+ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la
+couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on,
+boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement
+lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines
+larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu'il
+apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s'élance de ses
+cheveux, ailleurs noirs et laineux. L'oeil à fleur de visage, brillant
+d'un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés,
+donnerait à croire que l'existence n'apporte à cet homme que motifs de
+colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble,
+malgré l'étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en
+mouvement, à quelque planteur oisif qui ne quitte le lit que pour la
+table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et
+prétentieux: un tricorne de visite, l'habit de drap, que personne ne
+revêt par cette chaleur, et l'épée au côté, qui n'allait guère avec sa
+chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes
+souliers.
+
+Il ne cessait de menacer et d'injurier sa femme dans ce créole du port,
+rempli d'obscénités grossières, et que je n'entends pas toujours. Voici
+du moins ce que j'ai compris.
+
+--Veux-tu me dire ce qu'il t'a donné? répétait-il en secouant le bras de
+Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour
+prévenir de nouvelles violences.
+
+--J'ai oublié de prendre l'argent, gémit-elle.
+
+--Tu as oublié! Tu as oublié!
+
+Les yeux du mulâtre s'élargissaient d'étonnement. Il ne pouvait
+concevoir une telle négligence.
+
+--Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur,
+tandis que Zinga s'adossait à une muraille, résignée à son sort, se
+protégeant seulement le plus qu'elle pouvait le dos et le visage. Il la
+battit de toute la force de son poing, frappant au hasard: les épaules,
+la poitrine, les hanches.
+
+--Ah! ah! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion;
+le blanc l'a embagouinée! Le devoir à présent lui importe peu. Qu'elle
+jouisse, la truie; c'est tout ce qu'elle demande. Eh bien, je t'en
+donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là?
+
+Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre.
+
+--Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring,
+pourquoi tu l'as frappé. Qu'est-ce qu'il t'avait fait?
+
+Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte:
+
+--Ah! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là!
+
+--Et pourquoi donc pas?
+
+--Il me dégoûte. Je le déteste, je l'exècre!
+
+--Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard
+qu'aujourd'hui. Je le veux!
+
+--Pour l'argent qu'il me donne!
+
+--Il ne s'agit pas d'argent. Il s'agit du bien qu'il fait à notre cause,
+par ses prédications.
+
+--Je m'en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera.
+
+--Tu dis? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu,
+pour voir!
+
+--Jamais! reprit-elle d'une voix résolue, jamais il ne me touchera.
+
+Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant
+ainsi le coup de bâton, et s'était mise à courir. Figeroux la poursuivit
+quelques instants, jusqu'à ce qu'il fût hors de souffle. Alors il
+s'arrêta, tout haletant, et d'une main furieuse lui jeta son bâton dans
+les jambes.
+
+--Carne! cria-t-il, je te retrouverai.
+
+Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleine mains de la bouse
+de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant
+de rire. Figeroux s'essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle
+injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était
+patient dans la vengeance.
+
+--Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur.
+
+--Ils sont révoltants d'impudeur et de scélératesse! m'écriai-je.
+
+--Et qu'allez-vous faire?
+
+Il souriait en me regardant avec curiosité comme s'il avait deviné ma
+réponse et déjà s'en égayait. Je lui répondis d'un ton ferme:
+
+--Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour.
+
+Je le quittai sur ces mots. J'étais outrée de colère, et, en ce moment,
+bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l'avais dit. Mais la
+prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revient
+sans cesse à l'esprit, la douce image d'Antoinette, chassa toutes les
+autres. Je ne songeai plus qu'au danger qu'elle pouvait courir, entre
+cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j'en étais sûre,
+les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés.
+Si je l'avais surpris dans la chambre d'Antoinette, c'est qu'il voulait
+voir mon enfant bien aimée, lui parler, lui crier sa détestable
+passion, qui sait? peut-être la déshonorer.
+
+Zinga n'était pour lui qu'un passe-temps, une de ces luxures sans âme où
+les hommes n'apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins
+il désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu'à cette
+répulsion secrète que j'éprouvais pour lui sans rien connaître de son
+existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux: les
+pressentiments ne m'ont jamais trompée.
+
+Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l'attitude accablée,
+l'air de consternation que je remarque chez tous les esclaves
+m'avertissent d'un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande
+à chacun: «Antoinette! où est Antoinette?» N'obtenant pas de réponse, je
+vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel
+état, grand Dieu! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête
+rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le
+bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée; je secoue
+Catherine Fuseau qui pleure, la tête dans les mains. Je menace, je
+prie, j'injurie, je veux des explications: «Qu'est-il arrivé? Voyons!
+Voulez-vous répondre, canailles?» Alors, au milieu de gémissements et
+avec toutes sortes d'excuses pour se mettre hors de cause, Marion,
+Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur
+bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant,
+s'enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me
+raconter ou plutôt de me faire deviner l'aventure. «Les demoiselles
+étaient à s'habiller, nous, nous préparions le dîner.--Dis donc que tu
+dormais!--Si on peut mentir!...--Je mens point. Même que je disais: elle
+fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en
+travaillant. C'est vrai que ces demoiselles qui s'ébattent comme des
+diables d'ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de
+petites souris. On pensait qu'elles s'étaient rendormies... Mais voici
+tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la
+chambre de Mam'zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse,
+des cris qui vous entrent dans le coeur. Catherine a peur, elle veut
+se sauver--Non, c'est toi!--C'est elle, maîtresse! J'ai dû l'emmener
+avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous arrivons
+ainsi à la chambre de mam'zelle Antoinette. Bon Dieu! qu'est-ce que nous
+voyons! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des traces
+d'ongles sur la tapisserie comme si on s'y était accroché, mais
+personne... La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris
+venaient du dehors; nous avons regardé dans le jardin: deux diables de
+nègres, des solides et qui n'avaient pas les jarrets en coton!
+décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n'aurait pu
+les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et
+frétillantes. C'étaient nos demoiselles. J'ai bien reconnu la jupe à
+pois roses d'Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans
+amarantes, qui battaient l'une après l'autre les côtes de son voleur.
+C'était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas
+plus les jambes ni les lèvres qu'une statue. Comme le jardinier et
+Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons
+appelé: «A l'aide! à l'aide!» et nous nous sommes lancés à la poursuite
+de ces brigands. L'un des diables, tout fort et tout grand qu'il était,
+nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses
+entrailles. Il a lâchée mam'zelle. Paf! elle est tombée de ses bras
+comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour
+rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les
+cannes. Nous sommes allées à mam'zelle qui était évanouie; et nous
+l'avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure!»
+
+Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un
+autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu'à Antoinette.
+Agenouillée devant son lit, j'ouvris son corsage, et je passai sous ses
+narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment.
+
+--Vite! vite! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles
+qui m'entouraient. Vite! vite! Courez chez le docteur Chiron.
+Ramenez-le! Vous dépêcherez-vous, fainéantes!
+
+Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance; je vis ses paupières
+se relever lentement, les ailes de son nez palpiter; ses lèvres en
+s'entr'ouvrant parurent me sourire.
+
+--Mon enfant adorée! m'écriai-je en la serrant contre mon coeur, et
+mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de
+ses beaux cheveux.
+
+
+Lorsque le docteur entra et qu'il sut ce qui était arrivé:
+
+--Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent...
+Qu'est-ce que je vous disais, madame?
+
+A ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes.
+
+--Ménagez-la, voyons, docteur! cette enfant souffre!
+
+Il observa le pouls d'un air détaché, puis laissant tomber la main:
+
+--Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la
+jeunesse, ajouta-t-il avec un rire stupide, et il ordonna, au hasard,
+quelque remède.
+
+Il semblait enchanté comme si l'événement donnait raison à ses
+prophéties. Même l'enlèvement d'Agathe ne l'inquiétait pas.
+
+--Bah! elle reviendra! Cette jeune fille avait évidemment des
+dispositions au libertinage.
+
+--Vous êtes fou, docteur!
+
+--Ma théorie est faite, madame: point n'enlève-t-on fille qui n'y
+consente. La bouche dit non, le cul dit oui... D'ailleurs, si cela
+pouvait vous rendre à l'avenir plus prudente envers vos esclaves et plus
+attentive à mes conseils, l'aventure aurait été excellente.
+
+A ce moment j'aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers
+Antoinette. L'infâme! était-elle donc complice des ravisseurs? Si j'en
+étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni
+vengeances. J'aurais sa vie!
+
+--Oh! Oh! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc
+pas à enfermer cette fille, chère madame.
+
+--Ah! dis-je, en arrivant ici je n'ai pensé qu'à Antoinette.
+
+Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j'ajoutai en me tournant vers
+la négresse:
+
+--Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse!
+
+Elle feignit une profonde surprise; la bouche entrebâillée, les yeux
+innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me
+reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles:
+
+--Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon...
+
+Et je levai le bras sur elle.
+
+Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis
+elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son
+rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet.
+
+--Elle vous respecte bien, fit le docteur d'un ton ironique; j'admire,
+pour ma part, votre courage. Ah! si la rosse était à moi, je la ferais
+marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses.
+
+Mais que n'importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier!
+Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues: je n'avais plus
+cette idée horrible de la mort qui m'avait accablée en entrant dans la
+plantation. J'oubliais même l'enlèvement d'Agathe, je ne pensais même
+pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère.
+
+--Où est Agathe? m'avait demandé la chère enfant en reprenant
+connaissance.
+
+--On l'a retrouvée, répondis-je; ne vous effrayez pas. Soyez calme.
+
+J'étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie.
+Qui avait pu ordonner cet enlèvement? Ce n'était, certes, pas l'amour
+qui l'avait inspiré, car pourquoi s'attaquer à ces deux malheureuses
+enfants! Je me perdais en conjectures.
+
+--S'ils veulent t'enlever, m'écriai-je, il faudra qu'ils m'enlèvent avec
+toi, car je ne te quitte plus.
+
+Par le jardinier, je fis armer d'un fusil, et poster derrière les
+cacaoyers, deux nègres dont j'ai eu déjà l'occasion d'éprouver la
+fidélité.
+
+Si quelqu'un essaie d'entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre
+de tirer.
+
+De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d'Antoinette dans
+ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant.
+
+Je ne me fierai plus à personne, qu'à moi-même.
+
+Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à
+mon mari d'excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table,
+près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite.
+
+Mais qui donc a eu l'audace de commander cet enlèvement?... Je ne crois
+pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant!... Dès
+demain j'irai porter plainte au Conseil; il faudra bien qu'on découvre
+les coupables et qu'on venge mon Antoinette!
+
+ * * * * *
+
+Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l'inquiétude où je
+suis de perdre mon enfant, je n'espérais pas trouver un auxiliaire à la
+fois si précieux et si méprisé, ni qu'une main ignoble et charitable se
+tendrait vers la mienne et que je l'accepterais.
+
+Je m'étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il
+reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l'avais
+presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession.
+
+Il était accouru vers moi, l'habit à demi déboutonné, les souliers
+dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N'importe!
+c'était un prêtre, et j'avais si grand besoin à ce moment de me confier
+à un ministre de Dieu et d'entendre, par ses lèvres, que j'étais
+pardonnée d'en haut, que je l'avais, tel quel, entraîné dans l'église.
+
+--Mon Dieu! s'écria-t-il, madame, qu'avez-vous, que vous est-il arrivé?
+Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller?
+
+--Hélas! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu'il fût seulement dans la
+maison, mais je soupçonne qu'il est en moi.
+
+--Ah! ah! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu'ici, n'ai
+exorcisé personne! Comment vais-je faire pour chasser votre démon?
+
+--Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent
+souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu;
+mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu'une
+autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes
+auxquels elle ne prend aucune part.
+
+--Dieu s'en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée
+de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis: Dites vos
+péchés, fit-il, et avec une ironie absolument déplacée, il ajouta: Ou
+plutôt ceux de votre démon.
+
+
+La faute que j'avais commise ne me causait tant de trouble que parce
+qu'elle atteignait ma chère enfant et l'innocence de mon amour. Une
+autre ne s'en fût point émue, mais le lien qui m'unit à cet ange est
+saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d'en avoir terni
+la céleste pureté.
+
+L'enlèvement d'Agathe, l'état dans lequel se trouvait mon enfant, tout
+me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de
+veiller moi-même sur ce bien sacré. C'est pourquoi j'avais fait
+transporter dans ma chambre le lit d'Antoinette, mais la chère enfant
+était trop loin encore! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras
+et la portai dans mon lit. Oh! quelle joie lorsque je sentis son corps
+contre le mien; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma
+poitrine et l'effleura d'une caresse délicieuse! Je ne sais pourquoi à
+ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me
+rappelai les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon
+esprit. Les brigands qui avaient attaqué la pauvre mère, avaient-ils osé
+porter leurs mains sacrilèges sur l'enfant? Le doute me suppliciait. Je
+voulus avoir une certitude,--dût-elle être douloureuse,--et profiter de
+ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette,
+écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient
+vouloir dérober leur trésor, j'approchai une petite lampe, et penchée
+vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le
+secret adorable. Dieu soit béni! les barbares n'avaient point flétri mon
+enfant; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore,
+dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les
+frisures d'une mousse capricieuse et dorée.
+
+O ma chérie! m'écriai-je, se peut-il qu'un jour un mâle brutal déchire
+des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de
+douleur! Va, je te défendrai contre leurs désirs. Je te garderai pour
+moi seule, car, seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas
+tromper.
+
+Alors, prise d'une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette
+jeunesse; au risque de la flétrir moi-même, j'imprégnais mes doigts de
+son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la
+saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes.
+J'aurais voulu m'abîmer en elle.
+
+Cependant je la sentis soudain tressaillir; elle eut une exclamation de
+lassitude ou de jouissance; je crus qu'elle appelait sa mère; à demi
+éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme
+une narquoise figure, les charnures jumelles et l'arc tendu de son
+mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde,
+elle me toucha les cheveux. J'eus grand'peur qu'elle ne m'aperçût. Vite,
+doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe; une honte froide,
+puis ardente m'envahit: mon ivresse impie s'était dissipée. Il me sembla
+que je venais d'insulter à ma religion; je pleurai, et plus d'une de
+mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en
+était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès
+d'Antoinette, je souffris d'une solitude désespérée. En découvrant en
+elle des joies si coupables, j'avais senti comme un nouvel être qui, par
+ses séductions même, semblait outrager le premier.
+
+
+Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux!
+
+Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j'essayais, sans
+lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que
+j'avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je
+pense, repentir plus vif n'avait courbé une femme devant un prêtre, et
+toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L'image de mon
+enfant me poursuivait: nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes
+lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque
+sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements de mon
+coeur. Mais un sentiment tout autre vint m'agiter quand, jetant les
+yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment avec
+une chaînette d'or qui soutenait son carnet.
+
+Etait-ce donc là l'effet que produisait sur lui ma confession! Moi qui
+eusse rêvé l'éclat d'une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes
+qu'imposait la primitive Eglise, à tout le moins de sincères reproches!
+Cette indifférence de la part d'un prêtre me révoltait. Je fus encore
+plus choquée lorsque, pour me donner l'absolution, M. de la Pouyade leva
+une main où je vis, à l'annulaire, briller une améthyste, entourée de
+topazes. Je ne crois point qu'il ait le titre d'évêque, et l'eût-il, de
+semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ?
+
+Je me relevai tout irritée.
+
+--Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de
+pareils retours?
+
+Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage.
+
+--Que sais-je? vous séparer d'elle, la marier...
+
+--La marier! m'écriai-je avec une sorte d'indignation.
+
+--Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des
+tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y
+résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti
+que vous choisirez sera le meilleur, j'en suis convaincu.
+
+Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l'étais à mon
+arrivée. Sans doute, pour qu'on m'accueille ainsi, en souriant, j'ai dû
+exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu'une mère à l'égard de
+cette enfant? J'ai encore la jeunesse; plus d'une fois on m'a dit que
+j'étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce
+Gourgueil, qui m'interdit un second mariage à moins que je ne renonce à
+ses biens, je ne porterais plus aujourd'hui son nom odieux. Mais, au
+fond, que m'importe? Quel est l'homme qui saurait être tendre,
+caressant, soumis? Le successeur de ce Gourgueil dont la tyrannie m'a
+été si cruelle, le continuerait; il faudrait être, comme pour l'autre,
+une esclave. Et si j'avais un amant, quel scandale dans la colonie! On
+s'est trop habitué à me considérer comme une des femmes les plus
+vertueuses de l'île; il faut que je porte le poids de ma réputation.
+Charge bien légère! Tous ces baisers barbares ne me tentent pas. Toi
+seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir. J'oublie que
+je suis une femme devant toi; tu m'as donné comme un autre sexe pour
+t'aimer. O pure, innocente enfant, va! je te garderai! tu ne connaîtras
+point l'étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune corps et
+te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu'ici as ignoré tous les maux!
+Je ne te demande pas aujourd'hui ton amour; je suis patiente; un jour
+peut-être ta gratitude s'éveillera pour mon bienfait, mais, en
+attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par
+de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et
+que ma chair porte en ta chair tout le feu qui la dévore. Dieu ne nous
+maudira pas, ô la plus chérie; il ne peut condamner l'amour qui veut
+pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans l'ombre,
+mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que tu n'es
+pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée!
+
+
+J'étais encore devant la maison de M. de la Pouyade lorsque je
+rencontrai Mme de Létang. Ce n'était plus la femme qui se laissait
+porter par l'existence avec tant d'indolence et de mollesse, et que rien
+ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de
+sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre
+les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se
+soutenir. J'oubliai toute rancune, j'allai vers elle, je lui pris les
+mains; elle n'eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait
+hébétée par la douleur.
+
+--Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre
+chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne m'a-t-on pas
+dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et
+qu'il pensait être sur une bonne piste?
+
+Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard
+un motif d'espérer, puis secouant la tête d'un air de désolation, elle
+me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade.
+Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère! Pour
+moi, sa vue m'avait atterrée; je pleurai en pensant au rapt de sa fille,
+mais je songeais moins à son infortune qu'au péril de mon Antoinette.
+Que deviendrais-je si elle aussi?... mais je ne veux pas croire que la
+destinée me réserve des peines si cruelles; je n'y survivrais pas.
+D'ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes
+qu'unissent l'amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes?
+
+Voici comment s'est faite cette nouvelle liaison. Ah! bien étranges sont
+parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des
+dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus!
+
+Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes
+quatre noirs que j'activais de la voix et d'une souple badine, dans mon
+impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j'avais ressenti devant
+l'abbé de la Pouyade avait cessé; je me sentais heureuse, pure de toute
+faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec
+toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la
+porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au
+galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse: tout en
+acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé
+de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent
+comme des voiles. A peine eus-je le temps de le regarder; les rideaux
+s'écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins,
+faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de
+satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite
+négresse qui, à peine sur ses jambes, s'avança vers moi avec l'air
+dégagé et la malice d'une jeune guenon:
+
+--_Maame Gourgueil!_ fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses
+lèvres entre les dents brillantes, lorsqu'elle fut tout près de moi.
+
+--Comment, répondis-je, me connais-tu si bien?
+
+--_Li vue, li marquée._ (Une fois qu'on t'a vue, on ne t'oublie pas).
+
+Et, parlant ainsi, elle tira d'une pochette de sa candale une lettre
+odorante d'un parfum vif et entêtant. J'en rompis le cachet et j'y lus
+cette demande singulière:
+
+ «Madame,
+
+ «Je vous prie d'excuser la liberté d'une simple fille qui, n'étant
+ point de qualité, et n'appartenant même pas à votre race, ne saurait
+ prétendre à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des
+ intérêts, qui nous sont communs, ne me pressaient de solliciter
+ humblement mais avec instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour
+ l'une et l'autre que l'on ignore notre entrevue, je vous demanderai de
+ venir vous-même me trouver pendant la fête qu'on donnera ce soir au
+ Cap, en déguisé, ou bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu
+ de la foule. Tandis que si j'allais aux Ingas, des personnes que je
+ connais et ne tiens pas à rencontrer pourraient m'y voir. Vous
+ demanderez la maison du sieur Pichon au bout de l'Allée des Lataniers.
+ Elle est à droite. Je demeure derrière, dans un pavillon qui donne sur
+ le jardin. Vous n'avez qu'à traverser la cour, vous y êtes. Encore une
+ fois, madame, je déplore mon audace et les ennuis que vous doit coûter
+ cette visite, et pourtant j'ose espérer que vous n'en aurez point de
+ regret.
+
+ «Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement
+ avec lesquels je suis votre très humble et très obéissante servante.
+
+ «Nanette Berthier.»
+
+Ce nom n'est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses
+amis de couleur appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que nous
+nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse, grande
+et grasse, une véritable _pièce d'Inde_[4]. Il n'est point de
+négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent
+d'aller souper avec Dodue-Fleurie; ils croiraient même ignorer les
+délices de l'île s'ils n'obtenaient, à prix d'or, une de ses nuits où,
+dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage
+son corps lorsqu'elle se promène dans les rues et les jardins du Cap;
+tout ce qu'il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de
+ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le
+jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans
+une extase, tantôt levées sur des yeux blancs, où le regard étincelle
+de colère ou de dédain; ses domestiques noirs qu'elle traite comme des
+animaux, mais auxquels elle donne des livrées dignes de la Cour; son
+luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides des hommes
+qu'elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui a fait une
+célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en despote. Combien
+a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de confiantes fiancées!
+Personne n'ose élever la voix contre elle. Il a fallu que le fils du
+gouverneur s'éprît de cette femme pour que le père alarmé et furieux
+d'une telle liaison menaçât la courtisane de la faire arrêter et de
+déchirer l'acte qui l'affranchissait. Alors pour quelques mois elle a
+abandonné sa magnifique maison et s'est retirée dans ce logis à demi
+secret qu'elle m'indique dans sa lettre, ne sortant plus et condamnant
+sa porte à son ancien amoureux afin d'apaiser le père. Je ne connais pas
+d'être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie. Zinga m'irrite;
+Zinga m'effraie; Zinga me rappelle d'atroces souvenirs; mais que de
+fois l'ai-je sentie liée et dévouée à mon être, soit qu'une caresse me
+l'eût conquise, soit que la beauté de mon corps ou la supériorité de ma
+race exerce sur son esprit quelque fascination, soit enfin que le fouet,
+quand il m'est arrivé d'en user avec elle, lui ait fait comprendre la
+force de ma volonté. Mais je n'ai jamais vu cette Dodue-Fleurie, sans
+ressentir comme un soulèvement de dégoût; toute sa personne me révolte;
+sous ses cotillons de soie brochés d'or et parfumés à la poudre à la
+maréchale, je sens une odeur d'huile et de chair mal lavée. Elle me
+produit l'impression d'une latrine décorée somptueusement, et pourtant,
+moi comme les autres, je me sens dominée par elle, et si elle me regarde
+en face, à la promenade, je baisse les yeux. Ah! il ne fallait pas
+affranchir un pareil monstre; c'est comme si on ouvrait un cloaque, on
+serait vite infecté par son débordement. Mais vais-je être injuste
+envers l'être qui va sauver mon Antoinette; ne puis-je dominer ma
+répugnance et accepter, quel qu'il soit, le secours que m'envoie le
+Ciel!
+
+ [4] Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse jeune, en
+ bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les Portugais
+ avaient coutume d'en acheter pour leurs colonies des Indes.
+
+Dès que j'eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite
+négrillonne que j'irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt
+elle s'inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa
+maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers
+le Cap, sur les épaules de ses porteurs.
+
+Je n'avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse;
+l'humiliation d'une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt
+j'avais le pressentiment que cette femme allait me parler d'Antoinette
+et cela seul suffisait à m'attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je
+senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu'elle exerce sur tous et
+auquel il faut se soumettre, malgré soi.
+
+Je passai la journée avec ma chère enfant; elle s'était remise peu à peu
+de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu,
+elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j'eusse toutes
+ces inquiétudes et qu'elle m'occupât à ce point l'esprit, pour souffrir
+si courageusement les horribles douleurs d'entrailles qui vinrent me
+tourmenter. Je m'imaginais qu'un cercle de fer me comprimait, me
+rétrécissait le ventre de moment en moment; le mal avait des élans
+brusques et des coups féroces. Parfois j'aurais eu envie de me rouler
+par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de
+crainte de l'ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler.
+Elle m'interrogea. «Oh! ce ne sera rien,» lui dis-je. En réalité je ne
+m'expliquais point ce mal subit; et je me rappelai un fait dont le
+docteur Chiron m'avait parlé, peu de jours avant: l'empoisonnement d'une
+maîtresse par ses esclaves. Etais-je aussi, moi, empoisonnée? La crainte
+de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m'étais montrée
+d'abord si tranquille, m'empêcha d'appeler le docteur. Je pensai qu'il
+se moquerait de moi.
+
+Vers le soir, cependant, le mal se calma; je dis adieu à Antoinette, je
+la laissai sous la garde de deux noirs en qui j'avais confiance et,
+après l'avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap,
+emportant, afin de n'être point reconnue, un voile léger de tulle noir
+que je me mis sur le visage, aussitôt que j'eus quitté les Ingas. Je me
+faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont
+dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes
+à l'insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la
+plantation, et bien que l'aîné n'ait pas quinze ans, ils sont si forts,
+si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient
+chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard.
+Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j'aime mon
+Antoinette pour m'exposer ainsi.
+
+Le soleil, étincelant encore à mon départ, m'abandonna en route. Il
+tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de
+cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets,
+jaillirent seules de l'ombre noire dans le ciel qui, d'instant en
+instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse
+infinie pesa sur tout mon être. J'attirai mon plus jeune compagnon
+contre moi.
+
+--Pas peur, maîtresse! dit-il. Zozo et Troussot près toi.
+
+--Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent?
+
+--Maîtresse, sont bons.
+
+Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour,
+me lécha la main. Cette venue de l'obscurité m'apporte presque chaque
+jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d'effroi. Je me sens
+perdue dans ces vastes ténèbres; j'embrasserais alors un animal dans ma
+terreur de la solitude.
+
+Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le
+plus grand, marchait devant moi; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.
+
+De la route des Ingas j'aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse.
+Les rumeurs de la fête venaient jusqu'à nous, assourdies. Dans
+l'immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts,
+les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de
+place que ces feux d'acacias que les nègres marrons allument en chantant
+pour conjurer les démons nocturnes.
+
+Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices,
+que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la
+Saint-Jean et sous l'influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres
+ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première
+fois je me demandai si le docteur n'avait pas raison, et je fus saisie
+de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des
+épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes
+où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d'étranges
+reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des
+poings. J'entendis autour de moi gronder des colères; mon coeur
+battait violemment, et je me disais: «S'ils devinent que j'ai peur, je
+suis perdue.»
+
+Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l'on n'a pu
+dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l'Afrique; ceux
+qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement
+des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les
+avait-on lâchés ainsi? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de
+blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos
+moeurs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de
+serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s'étaient installés pour la
+journée. Des têtes ricaneuses et féroces d'un noir luisant comme le
+bronze, sans cheveux ou bien couvertes d'une laine frisée, des têtes aux
+yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche
+grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes,
+m'apparaissaient telles que ces faces d'animaux inconnus que nous voyons
+dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables; elles me frôlaient,
+me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me happer et me
+mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible cauchemar, car les
+têtes se multipliaient à l'infini, me regardant de leurs gros yeux
+immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de plus en plus
+animées de joie furieuse et comme de délire; les bouches d'abord
+muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses; on sentait que le
+mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme
+lorsque l'on quitte les rivages pour la pleine mer. D'instant en instant
+elles me heurtaient et me pressaient davantage.
+
+Deux jeunes blanches qui s'étaient aventurées dans cette multitude,
+curieuses des verroteries et des menus objets qu'offraient les petits
+marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et
+fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en
+s'accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d'un élan
+brusque. Au milieu de cette foule les mouvements étaient encore plus
+grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des vents
+infects.
+
+--Bola! Bola! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d'abord
+essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner
+avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser
+nues ainsi qu'ils étaient eux-mêmes.
+
+Comme elles ne paraissaient pas avoir même l'idée d'obéir ou de refuser,
+insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur
+arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et
+rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Epouvantée
+je regardais les noirs, attirée par l'ignoble spectacle comme dans le
+vertige on est attiré par l'abîme; moi-même je fus entraînée, emportée
+vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes
+fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut,
+pincée, frappée, mordue jusqu'au sang par tout le corps. A mes cris
+Troussot fit le geste de tirer son pistolet, mais Zozo l'arrêta: un
+coup de feu eût causé notre massacre; avec une force étonnante pour son
+âge, il m'enleva aux bras qui m'étreignaient, et, tandis que son frère
+frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d'un
+marchand, dressée juste en face d'une petite allée qui heureusement
+était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes
+loin des brutes, je m'arrêtai pour arranger mes vêtements. J'étais toute
+meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon
+retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette,
+Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de
+sang; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la
+lécha. Je fus bien touchée de cette marque d'affection, et je l'en
+remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous,
+jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d'une
+volière immense de perroquets. C'était une troupe de noirs qui passait;
+elle nous rejeta contre une maison. Ils n'étaient pas très nombreux,
+mais ils emplissaient la ruelle d'un bruit énorme; leurs pieds nus
+résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue; ils
+chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois
+notes cette bizarre complainte:
+
+
+ _Tili saba, a kouma
+ I soumousso akha gni
+ I assan nté
+ --Nté: Mousso a bé fourou
+ --Nieba, baguifing debenta
+ Nté ndimata._
+
+ _Hé gni tubabulengo
+ Ouory a sota abé_
+
+ _Kono nian-a bé
+ Nté moussodé.
+ --Gni dé, ibé mousso la.
+ --Tyo tili kile abé fourota
+ --Nieba. Tan i foula misse.
+ Ni sira
+ Nté ndimata_
+
+ _Hé gni tubabulengo.
+ Ouory a sota abé_
+
+ _Nimbe a kha mina dion.
+ Marka abée mousso.
+ Man ouory, sira, missé.
+ Tita Marka, galo diani
+ Konkho bena, aman doumount
+ Nté a mon dibissa kou bété
+ Nté a takha sesouma koro
+ Khang tombi khoto._
+
+ _Ne gni tubabulengo.
+ Ouory a sota abé._
+
+ _Moun nté a blo sounia da foula
+ Mousso ni ouory.
+ Aman ke fen nté._
+
+
+ _(Il y a trois jours il me dit:
+ «Ta jument est belle.
+ Vends-la moi.
+ --Mais c'est ma femme, elle est mariée.
+ --Ça ne fait rien. Je te donnerai
+ cinquante pièces de guinée.»_
+
+ _Ah! ces Européens rouges
+ Ils ont tous de l'argent._
+
+ _Dans l'oeil il avait aussi
+ Ma fille aînée.
+ «Est-ce ton enfant? me demande-t-il
+ --Oui, elle va se marier dans un mois.
+ --Ça ne fait rien. Je te donnerai
+ Douze boeufs
+ Et du tabac.»_
+
+ _Ah! ces Européens rouges
+ Ils ont tous de l'argent!_
+
+ _Ils ont emmené captives
+ Toutes les filles de Marka.
+ Et je n'ai eu ni argent, ni boeufs, ni tabac:
+ Marka démoli, le village brûlé,
+ La faim est venue, je n'ai pas mangé,
+ Je suis bien malheureux.
+ Je n'ai plus d'autre abri contre le soleil
+ Que le vieux tamarinier._
+
+ _Ah! ces Européens rouges
+ Ils ont tous de l'argent!_
+
+ _Mais pourquoi m'as-tu laissé voler ton
+ fusil à deux coups.
+ Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)_
+
+
+Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction.
+
+--Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a
+parqués, sales nègres! Ah! si moi étais maître à eux, les laisserais pas
+courir comme ça!
+
+--Et que leur ferais-tu donc?
+
+--Tannerais cuir à eux, et bien! Sales nègres, va!
+
+--Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi!
+
+Il baissa la tête:
+
+--Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu'ai
+fait moi à toi pou qu'insultes moi!
+
+--Mais je ne t'insulte pas, tu es fou, voyons.
+
+Et je lui tapotais les joues.
+
+Je le calmais de mon mieux quand j'entendis des pas précipités; une
+femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui
+la rattrapa, et enfin un troisième individu qu'ils devaient chercher à
+éviter, mais qui courant plus vite qu'eux parvint à les rejoindre à
+l'extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation.
+Les invectives, les injures pleuvaient; les deux hommes se menaçaient de
+leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la
+fin de la querelle.
+
+--Dieu! m'écriai-je, mais c'est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les
+misérables! Voilà comment ils gardent la plantation!
+
+Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous
+laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine,
+avec des mots aussi grossiers que ceux que l'on entend crier aux
+portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière
+protégé. Elle n'employait plus ce langage prétentieux qu'elle avait
+tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français,
+comme si tantôt elle eût voulu n'être comprise que de Figeroux, et
+tantôt au contraire n'eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se
+retournait avec un sourire d'intelligence, chaque fois qu'elle avait
+lancé au mulâtre une bonne injure.
+
+Elle disait:
+
+--_Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien._ (Il n'a pas d'argent, à
+présent, mais peu importe). Fe'ai toi cornard si m'amuse!
+
+--Je t'enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse! répondait Figeroux.
+
+--Moi, te la coupe'ai, un soi', pendant toi do'mi'.
+
+Le mulâtre leva le bras. Alors, le visage protégé de ses mains, elle dit
+comme pour s'excuser:
+
+--C'était pou rire, pou rire. Toi, n'en as pas!
+
+Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta:
+
+--I n'en a pas! I n'en a pas! Dors touzou quand z'ai envie.
+
+Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats,
+collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre.
+
+--On vous a payé, dit-il, laissez-nous.
+
+--L'autre m'a payé aussi, répliqua froidement Figeroux; elle lui doit sa
+nuit.
+
+A ce moment, des sanglots s'élevèrent et j'aperçus un homme qui
+pleurait. La lanterne de la galerie qu'on alluma soudain au-dessus de
+nous lui éclaira le visage: c'était Samuel Goring.
+
+--Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien
+du tout. Ze vais lui paler tout de suite, à gros coçon.
+
+En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu'elle m'aperçût
+et je me cachai derrière un sterculia, mais c'était bien inutile; elle
+était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour
+glisser un regard dans la galerie.
+
+--Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais!
+
+Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de
+geste et d'attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des
+fusées de rire.
+
+--_Gadé li!_ disait-elle, _li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou
+krab._ (Regardez-le, regardez-le! Le voilà qui fait le joli coeur avec
+ses yeux pareils à des trous de crabes.)
+
+--Au nom du Ciel! implora Goring.
+
+--Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse.
+
+--Zinga, écoute-moi, tu m'avais promis...
+
+Elle s'écria furieuse:
+
+--Moi zamais ai promis, tu mens, coçon!
+
+Goring tendit les mains, l'enlaça et l'étreignit avec violence.
+
+--Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu! veux-tu! Moi vais cracer
+sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens! tiens!
+
+Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait
+des ruades et des coups de poing; Goring recevait les coups et les
+injures, mais la tenait toujours; Dubousquens dut s'interposer:
+
+--Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux!
+
+Hors d'haleine, la voix entrecoupée:
+
+--Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle,
+veux pas! moi hais lui!
+
+--Puisqu'elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s'en aller, dit à son
+tour Figeroux.
+
+Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse; il se releva, la
+regarda s'éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent.
+Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules.
+
+--Vous n'êtes pas un homme! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre
+sermon ce soir.
+
+--Oh! ayez pitié! soupira Goring.
+
+--Il faut que vous parliez ce soir à l'Assemblée, dit Figeroux. Je le
+veux!
+
+--J'essaierai, dit Goring.
+
+Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et
+gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées.
+
+
+Je pris l'Allée des Lataniers et n'eus pas de peine à trouver la demeure
+du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n'est pas encore chez
+Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases
+africaines et de constructions européennes entourées de jardins. Quand
+on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la
+rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement
+infini d'allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands
+arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs
+inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent
+obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond
+duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux
+fenêtres. Ce devait être l'habitation de Nanette. Au hasard nous
+suivîmes un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de
+muraille, la lueur tremblotante d'une petite lampe.
+
+Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le
+couloir. A sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me
+sembla que c'était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin:
+
+--La maison de Nanette Berthier?
+
+On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de
+lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis: la
+personne que j'avais prise pour une esclave venait, avant de
+disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes
+yeux me trompaient, j'avais bien reconnu Agathe de Létang!
+
+Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m'avait
+porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée
+d'argent, vint au-devant de moi:
+
+--Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il.
+
+Alors je quittai le corridor sombre et mal tenu pour entrer dans un
+appartement vraiment extraordinaire de luxe et d'incurie, où l'on était
+d'abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d'ébène,
+ornés d'incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le
+cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu
+magique de clartés, qu'adoucissaient à peine çà et là des tentures de
+l'Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des
+parfums âcres et capiteux que l'on respirait dès le seuil me
+suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m'entraînait déjà vers la
+chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes
+autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de
+couleurs, odorant l'étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées
+pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en
+disaient long sur la paresse, l'insouciance et la saleté de la riche
+affranchie.
+
+Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies
+étincelantes, sur un petit canapé qu'elle écrasait de son corps large
+et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes
+fines, veloutées ou rudes; elle s'amusait de tous ces tissus que
+l'ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle
+s'abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa
+bestialité jouisseuse et triomphante.
+
+La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que
+des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui,
+disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient
+les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le
+vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes
+et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait
+deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses
+dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où
+semblaient briller mille mauvais désirs; puis quelquefois, à un
+mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux
+et mutin apparaissait à demi, dans le relèvement des jupes et
+l'encadrement des dentelles: la raie d'ombre, attirante et mystérieuse,
+les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin
+de souper, de vin répandu et d'amour emplissait la chambre.
+Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j'entrais, sans
+paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m'avait précédée:
+
+--Dis à Gatte de se dépêcher à venir.
+
+Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l'ordre de sa
+maîtresse.
+
+Hélas! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine
+vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et
+honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête.
+
+--Vas-tu finir d'emporter la collation, limaçonne! cria Dodue-Fleurie.
+
+J'aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats,
+de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand'peine, et en
+prenant mille précautions, essayait de transporter dans l'antichambre;
+mais comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent.
+
+--Attends, je vais t'apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie
+en envoyant sa pantoufle à la tête d'Agathe, puis d'un bond elle se
+précipita sur elle.
+
+--Madame, dis-je en m'interposant, je connais mademoiselle de Létang et
+je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si
+inconvenantes que vous avez réclamé ma visite.
+
+--Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue
+en balbutiant, d'une voix zézayante et minaudière. Ah! ce n'est pas ici
+le luxe des Ingas. Je ne suis qu'une pauvre négresse, madame, mais
+prenez place près de moi. Ce que j'ai à vous dire doit vous intéresser.
+Oh! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère.
+
+Et elle eut un rire éclatant et forcé qu'on pouvait prendre aussi bien
+pour une marque d'affabilité que pour une affectation d'insolence.
+
+--Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que j'aie chez moi la petite
+Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous? Je
+regrette qu'elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait: Dodue,
+pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de
+pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame,
+(elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains),
+je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec
+Létang c'est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour
+moi une maladie. D'ailleurs, l'aimez-vous tant que ça! Elle ne vous aime
+guère, elle, et sa mère donc! Comme elle riait, avec toutes ces dames,
+de La Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j'étais dans leur
+maison!
+
+--Et que disaient-elles donc de moi?
+
+--Oh! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu'on vous arrangeait de
+jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer
+à la foire. Ah! ah! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme!
+
+--Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous? Elle a été enlevée en même
+temps qu'Antoinette, dans ma plantation; et, malgré vos démonstrations
+d'amitié, j'ai lieu d'être inquiète d'un dévouement que les événements
+semblent si fort démentir.
+
+--C'est pour vous expliquer ce qui s'est passé et vous demander votre
+aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la
+destinée nous a unies et comme nous aurions tort d'être des adversaires.
+
+Et, après m'avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu
+elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec
+lequel elle me l'a conté, me fait croire véridique:
+
+--Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n'ai pas
+toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. A quatorze
+ans j'étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries.
+Dur emploi pour une fille qui était alors d'une santé fort délicate. On
+ne me ménageait point; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps,
+avec sa face abominable, marquée de petite vérole et son corps pourri,
+dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait plus que
+mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu'on ne m'attachât aux
+trois piquets et qu'on ne me déchirât de cordes ou de lianes. Ce fut
+après avoir été ainsi châtiée, alors qu'on me détachait toute sanglante,
+et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes,
+que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux; mais ne croyez pas que la
+pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la sucrerie, au milieu du
+travail des esclaves, avec une impudeur de blanc qui se croit tout
+permis, il se jeta sur moi et, m'ayant possédée brutalement, il me
+laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à coups de fouet; car
+l'honneur d'avoir été distinguée par un maître ne me fut pas compté.
+Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que mon corps ne lui
+était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré des plaisirs que
+je lui donnais,--il est vrai, bien malgré moi. La nuit, il venait me
+chercher dans ma case, et je restais jusqu'au matin auprès de lui.
+Alors, lasse de ces caresses que je n'acceptais qu'avec dégoût, il me
+fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais de fatigue,
+les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy assista
+quelquefois à ces exécutions; il ne disait rien, quand il eût pu
+facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi
+torturée! Cependant la sensualité grossière qui l'attachait à mes jupes
+ne l'empêchait pas de s'intéresser à des liaisons plus élégantes. Il
+était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se
+soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas,--et il avait
+raison,--ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que
+j'étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard
+m'avait révélé.
+
+«En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j'entre dans sa
+maison dont un esclave ami m'avait ouvert la porte; j'avais caché dans
+mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J'arrive au
+moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient embrassés:
+«Létang;» dis-je à ma maîtresse, «je n'ignore point que ton mari est un
+jaloux, je l'ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr
+que, s'il vient à apprendre que tu le trompes, il n'hésitera pas à te
+tuer, or je vais sur le champ le lui dire...--Je te tuerai avant,
+vipère!» s'écria Montouroy qui voulut s'élancer sur moi. Mais, sortant
+mon pistolet, je l'ajuste et le menace de faire feu s'il s'avance. «Je
+n'ai point l'intention de rien dire,» repris-je, «si ta femme veut bien
+signer mon affranchissement.» Et je lui présente la feuille qui, d'après
+la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s'est
+concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que
+son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir
+m'arracher mes armes, ils me mettent dans l'impossibilité de m'en
+servir. «Nous allons t'apprendre à nous épier et à nous dénoncer,»
+disent-ils. «Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous
+t'aurons tuée!--Tuez-moi,» dis-je, «mais il y a des esclaves qui me
+vengeront.» Et je pousse un cri d'appel. C'était une ruse. Je n'avais
+personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un
+grand bruit dans la maison: sans doute un esclave qui rentrait
+furtivement de la ville s'était heurté contre un meuble, un siège
+quelconque, et l'avait renversé; mais ce bruit, survenant après ma
+menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu'il y avait réellement
+des noirs cachés dans la maison. «Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang
+va t'affranchir, mais décampe.--Oh! répliquai-je, pas avant d'avoir
+l'acte.» Ils eurent un moment d'hésitation. «Signe, ma chère amie» fait
+enfin Montouroy, «notre existence vaut plus que la liberté de cette
+misérable; d'ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un
+jour.» La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement,
+et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être
+refroidies.
+
+«J'étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n'est guère que
+le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu'esclave de
+fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d'une blanche,
+me prit avec elle et m'enseigna l'art d'être belle et de charmer.
+Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand j'étais
+esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui, m'installe
+place Montarcher dans un pavillon qu'il vient de faire bâtir, me couvre
+d'or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je pris à
+coeur d'être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon tour comme
+il m'avait traitée jadis. Quelle joie j'eus à l'humilier, à le mettre en
+fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de lui devant ses
+amis, mes femmes, les esclaves! Il devait me servir: à table, à la
+toilette, à la garde-robe; et je m'amusais à le châtier comme un nègre.
+Il souffrait tout; il semblait même heureux de souffrir. Avec moi il
+était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il l'aurait fait.
+Mais, quand je n'étais plus devant ses yeux, il parlait de moi avec
+haine et colère. Je compris que son amour n'était pas sûr, et que, si je
+voulais le garder à cause de ses hautes relations et de son pouvoir
+dans la colonie, je devais me l'attacher autrement que par des baisers
+ou des servitudes sensuelles. L'or, en un mot, me parut nécessaire pour
+le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses menaces, de ses
+colères, j'attirai chez moi tous ceux qui voulaient se ruiner et
+m'enrichir.
+
+«J'acquis une fortune en très peu de temps; lorsqu'une femme a quelque
+empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce
+n'est pour elle qu'un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi,
+il ne me suffisait pas qu'il fût ruiné et que moi, j'eusse des
+richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont
+j'attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens
+dépendrait de ma volonté.
+
+«Voici ce que j'ai fait: j'avais eu à me plaindre, au cours de mes
+relations amoureuses avec les jeunes gens de l'île, d'un certain
+Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du
+Cap; je savais qu'il était détesté de ses esclaves et surtout de son
+commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné toute
+votre confiance. Vous pourrez voir tout à l'heure si elle était bien
+placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare et peu
+confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des monceaux
+d'or. Après m'être assuré la complicité du gouverneur je décidai une
+esclave qui m'est dévouée, à s'en aller trouver Montouroy et à lui
+conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux.
+
+A cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi
+calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille
+sérénité dans le crime m'effraya.
+
+--Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout
+entre noirs et blancs, n'est-ce pas toujours la guerre? De vous-même ne
+dit-on pas...
+
+--Que dit-on? m'écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon
+émotion.
+
+--Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes,
+que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez ces violences,
+ces crimes s'il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou crimes, de
+tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de faire la
+guerre, car ils sont indispensables.
+
+
+Hélas! j'avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma
+conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer
+une justification qui me convenait si bien.
+
+
+--Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les
+meurtriers ne furent pas recherchés. J'avais dès lors le gouverneur et
+Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire,
+n'avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient
+trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune,
+mais vous pensez bien que j'avais gardé la meilleure part.
+
+--Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de
+telles confidences. Vous ne me connaissez nullement. Ne craignez-vous
+pas que je vous trahisse?
+
+--Je n'ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous
+vaudrait une vengeance de ma part et ne m'inquiéterait en rien. On ne
+peut pas m'arrêter. Et d'ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous
+commande de vous taire et de rester mon alliée.
+
+--Ah! m'écriai-je, je n'aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût
+un tel criminel.
+
+Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents
+féroces que l'on imagine toujours mordant de la chair humaine.
+
+--M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce
+qu'il ne tient pas ses engagements. Il n'avait pas plutôt l'argent que
+je lui avais procuré, qu'il songeait à un mariage qui devait l'enrichir,
+l'éloigner de moi et du Cap. Or c'est un mariage qui, m'a-t-on dit, ne
+vous agrée point.
+
+--Certes! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je
+n'accorderai jamais mon consentement à un mariage qui répugne à ma
+protégée. Et d'ailleurs, ajoutai-je, ce mariage ne pourrait l'enrichir,
+puisqu'Antoinette n'aura rien.
+
+--Rien! s'écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent
+sourire.
+
+--Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d'un ton que je
+m'efforçais de rendre assuré.
+
+--Il compte peut-être vous voler l'or avec la fille. N'a-t-il pas déjà
+essayé de vous enlever Antoinette.
+
+--Grand Dieu! c'était lui!
+
+--Oui, lui et Figeroux.
+
+--Le docteur m'avait bien dit que ce Figeroux était un misérable.
+
+--Il fallait que vous n'eussiez pas d'yeux pour ne pas vous en
+apercevoir.
+
+--La canaille! je le ferai surveiller.
+
+--Surveiller, c'est peu; il faudrait le faire disparaître, et doucement;
+car le gouverneur ne souffrira pas qu'on l'accuse, mais il serait
+heureux qu'il n'existât plus.
+
+J'étais comme suffoquée d'une telle audace.
+
+--Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m'assure que vous êtes réellement
+avec moi? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy? Vous ne
+pouvez l'aimer, après ce que vous m'avez dit; vous n'attendez pas la
+richesse, puisque vous l'avez; et vous n'espérez pas non plus
+l'accroître, puisque Montouroy a peu ou point d'argent. Je ne vois pas
+quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne.
+
+--Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap,
+je resterai sa maîtresse; or Montouroy, s'il est sans fortune, a, comme
+je vous l'ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son
+mariage avec la fille du gouverneur: la fille et le père sont favorables
+à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai
+réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer
+tout l'or et exercer toute l'autorité dont je suis ambitieuse.
+
+Cette négresse me remplissait d'effroi et d'admiration. Je me demandais
+si j'étais en présence d'une folle ou d'une sorte de génie monstrueux
+et pervers.
+
+--Il n'y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier,
+c'est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime
+Montouroy, mais elle l'aime en despote, et ne veut pas d'un mariage qui
+nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il
+ne désobéira point non plus à sa maîtresse.
+
+«Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici.
+
+«Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d'Antoinette,
+décida de s'en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en
+votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit
+méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les
+enlevèrent toutes deux: seulement l'un des nègres, poursuivi et serré de
+près par vos esclaves, abandonna Antoinette; l'autre revint avec Agathe
+à un pavillon que possède M. de Montouroy à l'entrée du Cap. J'y étais
+venue par hasard, je fus ainsi avertie de l'enlèvement avant Montouroy,
+et je me réjouis que l'entreprise eût eu ce résultat. Je fis conduire
+aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin fermé et
+entouré de mes esclaves. C'était un otage. Depuis elle n'a pas quitté
+cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour l'empêchent,
+non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux fenêtres. Je la
+garderai ainsi jusqu'à ce que la mère se décide enfin à laisser le
+gouverneur donner sa fille à Montouroy.
+
+--Et quel est le second obstacle à vos projets? lui demandai-je.
+
+--Le second, c'est vous, en ne mariant pas Antoinette.
+
+--Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera: elle n'aura qu'un
+amour, le mien!
+
+Le sang me montait à la face.
+
+--C'est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari
+pourtant la protégerait mieux que vous.
+
+--Mais c'est contre les maris, quels qu'ils soient, dis-je, que je veux
+la protéger. Au surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc d'avoir,
+madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont inconnus?
+
+--Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr'ouvrit une porte
+et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez.
+
+Elle m'avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée
+par une glace, qui vous permettait de voir ce qui ce passait dans la
+chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence; par une fente
+assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince
+rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté.
+
+Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de
+Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de
+Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune
+homme disait des vers:
+
+ _Sur les rameaux voisins, entends ces tourterelles
+ Former leur doux roucoulement;
+ De quel air d'amitié s'entrelacent leurs ailes!
+ Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement;
+ Ah! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles._
+
+Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute
+et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron.
+
+--Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n'est pas de
+s'abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier
+les intérêts de l'humanité et ceux du commerce.
+
+--Dites votre commerce, fit le docteur.
+
+--Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c'est pourquoi
+je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs.
+
+--Vous seriez enchanté, j'en suis sûr, que quelques incendies de champs
+de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur
+les sucres à Londres et à Amsterdam.
+
+--Vous insultez mon coeur, monsieur, dit Léveillé.
+
+--C'est que j'apprécie votre caisse, continua Chiron.
+
+Léveillé se rengorgea.
+
+--Je n'ai jamais attendu, de mes sacrifices à la race opprimée, que sa
+reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes
+sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.
+
+--Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit
+Chiron: cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez,
+je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en
+diamants, et qu'elles fissent l'objet d'un nouveau trafic. Alors il est
+probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à
+battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer
+davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin,
+mais qui tiens tant soit peu à ma vieille guenille, je n'attendrai pas,
+pour quitter l'île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les
+larmes de bienfaisance des blancs.
+
+--Vous partez vraiment, docteur?
+
+--Avant un mois. J'éprouve des craintes sérieuses quand je vois
+l'humanité s'attendrir.
+
+--Vous avez été élevé à l'école de Buffon, mon cher docteur, dit alors
+l'abbé de la Pouyade. C'est un déiste, et comme tout déiste, un esprit
+rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus audacieux
+reconnaissent aujourd'hui la vérité du christianisme, de ce
+christianisme qui doit un jour reconstituer l'humanité. Buffon, lui, n'a
+pas compris le noir, il n'a pas vu quels grands principes politiques
+font la base de nos institutions. L'idée de l'égalité lui échappe. Il a
+surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême
+sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d'ailleurs cette
+aristocratie du talent, qui en est le poison...
+
+--Mais il me semble, monsieur l'abbé, que vous aussi n'êtes pas
+insensible _aux hommages_ des femmes, puisque vous venez chez Madame
+Dodue-Fleurie.
+
+--C'est pour une oeuvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien
+que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup.
+La société est si mêlée ici! A part vous, moi, deux ou trois autres
+personnes...
+
+--Vous êtes bien difficile, monsieur l'abbé.
+
+--Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se
+blesser...
+
+--Que Monsieur votre goût se blesse, qu'il se blesse, je n'y vois pas
+d'inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement: avez-vous
+vendu vos hypothèques sur les nègres?
+
+--Pas encore, et je venais justement ici avec l'espoir de trouver des
+acquéreurs.
+
+--C'est là votre oeuvre de charité!
+
+--Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux.
+
+--Je plains vos malheureux, alors; car les hypothèques sur les nègres ne
+s'achètent plus!
+
+--Comment cela! les miennes portent sur d'excellentes plantations,
+riches, en pleine prospérité.
+
+--Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s'achètent plus. Du moins
+les blancs n'en veulent pas; ils craignent trop la révolution
+prochaine. On m'a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore
+quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu'ils feront cause commune
+avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial
+leur accorde les droits des autres citoyens.
+
+--Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution? demanda Léveillé.
+On devrait les expulser de la colonie.
+
+--Attendez, dit l'abbé, qu'ils aient acheté mes hypothèques.
+
+--Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua
+Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial.
+
+--Voilà comment vous aimez les noirs! dit le docteur.
+
+--Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient
+partager les souffrances de leurs frères en attendant l'affranchissement
+commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos
+manières, notre esprit; ils n'ont pris que nos vices. Tenez! il y a un
+affranchi qui fait ce joli trafic. Vous savez qu'on récolte de moins en
+moins de sucre depuis deux ans, c'est un fait. Mon affranchi se procure
+du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en magasin, et,
+à l'aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un brillant qui
+n'ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au moment de la
+vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant croire que le
+marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de lui vendre à
+bas prix. Telles sont les façons d'agir de nos affranchis! Ce sont, je
+vous le répète, des hommes abominables.
+
+--A dire vrai, observa le docteur, si j'avais une plantation, je
+préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et,
+coquins pour coquins, j'aime mieux ceux qui font croire à l'abondance
+d'un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu'en pensez-vous,
+jeune poète?
+
+--Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je
+n'ai pas encore l'expérience des hommes; du moins suis-je plein de zèle
+et d'ardeur pour servir la société.
+
+--Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit
+le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a
+horreur de ceux de la veille.
+
+--Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les
+noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis?
+
+--Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis
+évidemment pour l'affranchissement des noirs, mais aussi pour que les
+noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs.
+
+--Fourbe et sot! s'écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez ici encore un
+instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite.
+
+Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon.
+
+--Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de
+l'assistance. Allons, venez vite. J'ai besoin de vous!
+
+Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du
+salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue se coucha
+d'abord sur le dos, puis sur le ventre; elle avait découvert son corps
+vaste, elle semblait le présenter à l'adoration de Montouroy, qui
+s'agenouilla devant lui.
+
+--Lèche-moi, Toutou! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue.
+Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je
+suis pleine d'ordure et de poussière.
+
+Montouroy prit d'abord les pieds, et sa langue habile et souple en
+fouillait les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des
+tressaillements, de petits cris, des rires; puis la langue vipérine
+monta le long des jambes fortes et vint s'attarder aux courbes, aux
+larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce
+corps attirait Montouroy et qu'il prît plaisir à s'y enfoncer de plus en
+plus, à y oublier jusqu'à son sexe, à devenir une bête inconsciente et
+joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue
+était aussi libre avec lui que si je n'eusse pas été près d'elle et
+qu'il n'eût été qu'un chien. Elle laissait s'accomplir sans honte,
+peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements
+de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés
+même de son corps lui devenaient un moyen d'humiliation et lui
+procuraient un triomphe.
+
+Le dégoût me soulevait le coeur; j'étais tellement indignée contre
+Dodue et Montouroy que j'allais sortir de ma cachette, quand tout à coup
+elle se releva vivement.
+
+--Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t'ai appelé pour que tu baises
+mon visage, de ta bouche encore toute souillée! Non, non, mon visage est
+à mon amant, et tu sais bien que tu ne l'es pas! Est-ce que tu es
+capable d'ailleurs d'être un amant? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait
+plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables! Va-t'en!
+Va-t'en, te dis-je! Veux-tu partir, ou je prends le fouet!...
+
+Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le
+rappela un instant.
+
+--Et je te défends d'entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi,
+entends-tu! Au surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne suis
+pas sûre de toi.
+
+Elle sortit un instant, appela des noirs, et j'entendis le bruit d'une
+dispute puis d'une porte qu'on fermait violemment.
+
+--Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa
+maîtresse! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme
+Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui
+m'attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce
+sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais
+bien qu'elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l'exige de
+leurs maris et de leurs amants, elles m'ouvriront toutes grandes les
+portes de leurs maisons. Et d'ailleurs à part vous, moi, la Létang
+peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue?
+
+
+Me prenant alors par le bras elle m'entraîna au dehors. Je la suivais,
+je lui obéissais, sentant en elle comme une force supérieure.
+
+--Je veux vous montrer, me dit-elle, que je n'ai pas conquis ceux de
+votre race pour devenir le jouet des noirs...
+
+Elle me conduisit à quelques pas jusqu'à un terrain vague qui s'étend de
+l'extrémité de la ville jusqu'au Morne des Capucins. Là grouillait,
+bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des
+noirs où j'avais failli disparaître tout à l'heure, à mon arrivée.
+
+A la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères,
+les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les
+cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et
+parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés,
+flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des
+libellules et des fleurs d'eau sur un sombre marécage. La fange humaine
+augmentait toujours; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la
+vomir avec sérénité; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de
+fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d'haleines
+corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation
+courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un
+zézaiement de créole ou des cris gutturaux d'Africains. Tout à coup, la
+lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur
+lumineuse, fit jaillir des ténèbres milles faces soûles et féroces,
+révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les
+dents, les ongles s'enfoncent dans la chair, où l'étreinte et le baiser
+ressemblent à des égorgements.
+
+--N'ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.
+
+Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants,
+troupe d'affranchis ou d'employés à demi-libres, qui affectaient de ne
+point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement;
+vêtus à l'européenne, ridicules sous la perruque, et l'habit à la
+française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs
+victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, dans les
+estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.
+
+Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras
+étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se
+détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de
+son manteau noir.
+
+--Mais, fis-je, c'est Samuel Goring!
+
+Dodue-Fleurie me regarda en souriant.
+
+Goring n'avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait
+de son poing l'auditoire.
+
+
+«Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de
+la liberté! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos
+épaules!»
+
+
+Des huées et des injures lui répondirent.
+
+--Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je.
+
+--Oui, fit Dodue, et c'est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle
+avait autrefois des complaisances pour lui. Je craignais qu'il ne
+devint par trop négrophile.
+
+
+«Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les
+mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l'ivresse et à la luxure!»
+
+
+Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur
+Goring, le saisirent, l'accablèrent de coups; il s'engouffra dans la
+foule qui s'ouvrit devant lui. J'entendis des voix le menacer, puis des
+cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques
+boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C'était l'infortuné
+quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de
+pied.
+
+--Ah! canaille! criait-il, tu nous as trahis.
+
+--Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d'une voix forte en
+s'interposant entre Figeroux et la victime.
+
+A la vue de la négresse, mon commandeur et ses compagnons s'arrêtèrent,
+haletants, frémissants devant leur proie; ils haussaient les épaules,
+crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent plus au
+révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se traîna
+lentement vers la rue des Capucins.
+
+--Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux.
+
+--Et croyez-vous qu'elle serait un heureux événement pour nous? fit un
+autre mulâtre. Nous n'avons rien à gagner à la liberté de ces sales
+Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu'ils restent esclaves!
+
+--Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigerons. Nous pouvons
+avec leur aide nous emparer du gouvernement de l'île.
+
+--Et comment ces brutes nous comprendraient-elles? fit l'interlocuteur
+de Figeroux.
+
+Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels
+devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et
+bruyante de l'assemblée semblait les repousser.
+
+Un vieil homme, les épaules sanglantes, les yeux chassieux et voilés,
+apparut tout à coup sur l'escabeau où nous avions vu Goring. Il avait
+autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en peau
+huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s'empressa autour
+du vieillard.
+
+--Macandals! Macandals! criait-on.
+
+--On leur donne des amulettes, m'expliqua Dodue, pour les protéger. Ils
+préparent quelque grande entreprise, cela est sûr.
+
+Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse:
+
+--Ne craignez-vous pas Zinga?
+
+--Moins que Figeroux.
+
+--Voyez, chère madame, elle est ici!
+
+En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l'écart,
+à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient
+pas; ils parlaient sans s'occuper de la foule, sans prendre garde au
+bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes.
+
+--Si te maries, disait Zinga, m'abandonneras?
+
+--Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n'épouse cette jeune fille
+qu'à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France.
+
+--Et même si elle devient ta femme n'aimeras que moi!
+
+--Je n'aimerai que toi.
+
+Et ils se baisèrent.
+
+De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler?
+
+Figeroux, à ce moment, s'approcha, frappa violemment sur l'épaule de
+Zinga.
+
+--Ah! truie, fit-il. Tu nous as trahis!
+
+Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique.
+
+Puis se retournant vers lui:
+
+--As peur? demanda-t-elle. _Es mô mem pa la ké to pou mô défand to
+lapo._ (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure!)
+
+--Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m'avais dit que tu viendrais...
+
+--Bien, suis là!
+
+--Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring.
+
+--Etais là, suffit! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la
+maladie.
+
+Des cris s'élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent
+plusieurs fois répétés.
+
+--Les porcs! dit Figeroux, après avoir prêté l'oreille; ils fixent la
+date de l'insurrection; ils la feront sans nous.
+
+Ces paroles m'effrayèrent et j'allais interroger Dodue lorsqu'une longue
+file de noirs, de négresses et de négrittes se tenant par la main et
+courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent
+brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards,
+élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. A un
+claquement de mains des vieillards la bande forma autour d'eux une ronde
+de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes
+et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas.
+
+--Ils nous empestent! fit Dodue, allons-nous-en.
+
+--Vous avez, dis-je, plus peur de ces bozales, que des visiteurs de
+votre salon.
+
+--Nullement! répliqua-t-elle en affectant une expression d'indifférence.
+
+--Néanmoins vous ne les gouvernez pas si aisément!
+
+Elle haussa les épaules.
+
+--Bah! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n'en faut pas plus
+pour les tenir dans le devoir; quant aux blancs, ce sont des lâches!
+
+A peine nous étions-nous éloignées que nous entendîmes une fusillade.
+Dodue me conta qu'après leurs danses les nègres s'amusaient souvent à
+tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d'une fois qu'ils se
+faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils
+étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia,
+mélangé, selon les rites des sorciers, à de la poudre.
+
+--Vous voyez, me dit-elle, que j'ai dans la main l'âme de la résistance
+et celle de la révolte. C'est moi qui ai conseillé à Figeroux de réunir
+ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les exaspérer, et
+que les noirs esclaves chasseraient les affranchis. Ceux-là seuls sont à
+craindre parce que vous leur avez appris à penser... Je m'en garde le
+plus possible et si j'ai l'air de protéger Figeroux, croyez-le, ce n'est
+qu'en apparence... Ah! si vous vouliez, comme il serait facile de le
+faire disparaître, aux Ingas, dans la montagne. Mais je vois que cela ne
+vous sourit pas... Du moins veillez sur Antoinette, chère madame, et sur
+votre plantation. Et, si vous épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le
+sous clef; le 10 août est une date dont vous devez vous méfier.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y
+aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées.
+
+--Etes-vous donc avec les révoltés, demandai-je, que vous connaissez si
+bien leurs secrets?
+
+--Oh! moi, dit-elle avec un gros rire et en se plaquant les deux mains
+sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie! Je suis pour le
+parti qui triomphera, car c'est lui que je devrai dominer. Cependant je
+ne désire point que les esclaves réussissent. Qu'ai-je à gagner avec ces
+fous furieux?
+
+Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans
+l'antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s'étaient
+rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n'eus aucune peine à
+sortir du Cap. J'arrivai aux Ingas comme l'aube blanchissait le ciel. Je
+me précipitai vers le lit d'Antoinette. Dieu merci! elle reposait
+doucement, la bouche entr'ouverte et souriant de ce joli sourire qu'elle
+a lorsqu'elle dort. Je l'embrassai sans l'éveiller et, me couchant près
+d'elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d'émotions.
+
+ * * * * *
+
+J'ai reconnu aujourd'hui que Dodue-Fleurie ne m'avait pas trompée, et
+que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n'étaient
+point imaginaires.
+
+Mme de Létang qui, lors de l'enlèvement d'Agathe, a cherché querelle à
+Mme Du Plantier, l'a insultée dans la rue et même, prétend-on, l'a fait
+battre dans sa maison par deux noirs, s'est réconciliée subitement avec
+elle; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend
+Goring, dont elles se moquaient si bien naguère.
+
+--Ma chère amie, m'a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère,
+j'ai une pénible requête à vous adresser, mais j'espère que vous
+comprendrez quels sentiments désintéressés me l'inspirent. L'amitié même
+que je vous porte me l'a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié
+que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés.
+
+Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d'oeil rapide vers Mme Du
+Plantier et Samuel Goring qui, d'un signe de tête, marquèrent leur
+approbation et l'engagèrent à continuer.
+
+--Il court de fâcheux bruits sur vous, madame..., oui, de très fâcheux,
+et nous avons pensé qu'il était de notre devoir, étant de vos amies, de
+vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si c'est possible, une
+accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui
+pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables.
+
+J'étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l'émotion que
+j'éprouvais, et ce fut de l'air le plus étonné que j'accueillis
+l'«avertissement».
+
+--Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous
+dirai qu'on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer
+sa fortune.
+
+--Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d'un éclat de rire, mais
+n'est-ce pas absurde? Vous l'avez tous vue aller et venir ici; elle fait
+ce qui lui plaît!
+
+--Vous lui avez caché qu'elle possédait une fortune, et vous la retenez
+chez vous comme une esclave, exigeant d'elle une affection qui ne vous
+est nullement due, qu'elle aimerait mieux porter à un autre, et qu'il ne
+serait peut-être pas fort décent de définir.
+
+--Madame! m'écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour
+m'insulter?
+
+--Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et
+cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l'exigent, croyez
+bien que nous n'hésiterons pas à vous montrer: qu'on se met en posture
+fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute
+société.
+
+--Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette
+insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa
+fortune; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance
+avec beaucoup de dévouement, mais ce n'est plus une fillette; elle est
+libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial
+qui vous dédommagera d'ailleurs de vos sacrifices.
+
+--Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais
+Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme
+d'ailleurs elle me l'a demandé. Quant à sa fortune, je n'aurai pas à la
+lui rendre, puisqu'elle n'en a point, et qu'elle n'a vécu jusqu'ici que
+grâce à ma générosité.
+
+--Nous savons très bien ce qu'il en est, dit sentencieusement Samuel
+Goring.
+
+--Par une calomnie de quelque négresse, sans doute!
+
+--Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt,
+madame, d'avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre
+amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d'une jeune
+fille est chose trop précieuse pour que nous vous le sacrifiions. Nous
+allons déposer dès ce jour notre plainte.
+
+--Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons
+inquisitoriales et révoltantes.
+
+--Vous verrez ce qu'il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du
+Plantier.
+
+--Surtout lorsqu'on a plus d'un reproche à s'adresser, ajouta Mme de
+Létang, en me saluant de son plus ironique sourire.
+
+Je me souvins alors de ses confidences et de ses caresses perfides.
+
+--Sortez d'ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi,
+parpaillot!
+
+Goring se retourna vers moi, très calme en apparence.
+
+--Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le
+bruit de son iniquité est monté jusqu'au Juge pour la dénoncer et la
+perdre.
+
+La Létang m'a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de
+Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l'assassinat. Et
+d'ailleurs, n'ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants
+s'ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette? Hélas, aux yeux
+de certains êtres, c'est un crime d'aimer quand ce n'est pas eux qu'on
+aime.
+
+Le docteur qui est venu me voir, m'a appris leur complot.
+
+--Ces chères femmes, également délaissées de Montouroy, se sont
+imaginées qu'en mettant en commun leur fortune, et en s'unissant pour le
+marier à une grosse dot, elles l'arracheraient sans peine à une jeune
+fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près
+d'elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses
+précieuses nuits.
+
+--Mais qu'a donc Montouroy de si séduisant pour elles?
+
+--Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de
+l'esprit aux sots, de l'élégance aux rustres, s'asservir les volages et
+convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si
+elles s'avisent de s'éprendre d'un homme intelligent, c'est pour lui
+faire commettre quelque bêtise: cela leur procure un petit frisson et
+une jolie jouissance.
+
+Les paroles du docteur ne m'avaient pas rassurée, un mot que je reçus le
+lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses.
+
+ «Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent
+ porter plainte contre vous, et vous enlever Antoinette; mais je les
+ en empêcherai bien: pour retenir Létang, j'ai sa fille; quant à Du
+ Plantier, je connais certaine histoire de succession où l'on aide à
+ mourir une veille tante avec beaucoup d'empressement; histoire qu'elle
+ n'aimerait guère voir divulguée, et dont je l'effraierai pour la
+ forcer à se taire.
+
+ «Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à
+ quitter le Cap.»
+
+Quitter le Cap, c'est perdre une partie de ma fortune, car comment
+diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d'un autre côté,
+comment la vendre sans perte? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et
+sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au
+départ--et, au premier bruit d'une dénonciation, je me dérobe à vos
+calomnies et à vos vengeances, misérables! qui me punissez d'avoir eu
+pour vous trop d'amitié!
+
+ * * * * *
+
+Ce sont des heures que je n'oublierai pas: avoir fait un tel rêve de
+bonheur, avoir cru à l'innocence, à l'affection, à la gratitude de
+quelqu'un et être ainsi soudainement détrompée: c'est trop horrible. Ah!
+mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi!
+
+Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs
+d'entrailles; comme j'ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma
+gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût,
+qu'une saine et facile nourriture, je ne m'inquiétais pas de la cause de
+ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment
+possible.
+
+Une après-souper, mon mal, à la suite d'élans violents et inattendus,
+semblait s'être calmé. Devant la véranda je jouissais avec délices des
+derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue; les machines de la
+sucrerie étaient arrêtées; les chants des noirs emplissaient la
+plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les
+craintes que j'ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines.
+Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n'ose rien entreprendre
+contre moi. A mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait
+été fort chaude, s'était étendue; elle dormait doucement, la tête
+appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s'était assoupie. Zinga
+se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette
+et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive.
+Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l'avais point
+envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi.
+Pourtant j'avais accepté une esclave que m'avait envoyée la courtisane
+pour veiller sur Antoinette; lorsque Zinga s'en allait au Cap elle ne
+devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part
+l'objet d'une étroite surveillance, et j'attendais pour le renvoyer
+d'avoir trouvé son remplaçant.
+
+Zinga, près d'Antoinette, me paraissait plus jolie; elle l'enlaçait, et
+ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur son épaule, tandis
+que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d'Antoinette
+dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile,
+sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil
+soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise
+entr'ouverte.
+
+Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible
+qui m'avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps; j'oublie que
+Zinga est là, je lève ses robes, j'écarte avec précaution ses jambes, et
+sans craindre qu'elle ne se réveille, je m'accroupis devant la chère
+enfant, je me perds, je m'oublie au plus secret et au plus profond de
+son être; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui
+accuse la saveur piquante d'une plante marine. Oh! comme j'eusse voulu
+qu'elle m'étouffât entre ses jambes déjà fortes! Que j'eusse souhaité
+mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir! Mais un effroi me
+saisit tout à coup. Dans l'ombre duveteuse où j'égarais mes lèvres, il
+me semblait que les frais pétales s'étaient desserrés, que plus large la
+fleur s'offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au
+risque d'être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait
+été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un
+cri! Ah! mon Dieu! Mon Antoinette, l'enfant que j'avais gardée
+jalousement, que j'avais tenue loin des hommes, qui n'avait jamais eu
+pour amie qu'Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si
+jalousement défendue, n'était plus vierge! Ah! la barbare déchirure!
+j'avais l'idée à présent qu'Antoinette était laide, impure, qu'elle
+puait! J'avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur
+son corps et sur moi l'odeur infecte de l'homme. Et pourtant j'espérais
+encore, je me disais: c'est peut-être un accident.
+
+Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à
+ce moment un papier plié s'échappe de son sein. Je le ramasse, et je
+m'éloigne un peu pour le lire.
+
+Il n'y avait que quelques mots, mais, hélas! ils étaient significatifs.
+
+ «Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention.
+ La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable.
+
+ «Pierre.»
+
+J'étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je
+pensais qu'avec l'amour de cet enfant toute la joie de l'existence
+m'abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m'agitait.
+Qu'allais-je faire? les épier, les surprendre! ou bien attendant qu'il
+fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair
+qu'elle avait prostituée, la déchirer puisqu'elle l'avait salie. Elle me
+haïrait davantage! Oui, mais j'aurais le plaisir de me venger, de
+l'empêcher d'être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne lui appartiendra
+pas, me disais-je, quand je devrais l'enfermer dans une cave. Mais cet
+homme parle de préparatifs dans son billet; est-ce qu'elle voudrait
+s'enfuir? Je l'en empêcherai bien!
+
+Je cherchai Zozo et Troussot; ils étaient à se promener dans la
+plantation; enfin je les rejoignis.
+
+--Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à
+la défendre.
+
+Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes.
+
+J'errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant
+que je m'imaginais si innocente et si affectueuse m'anéantissait.
+J'avais comme l'impression que le monde n'existait plus, tout me
+paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation,
+au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me
+sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu'une pauvresse qui mendie
+son pain.
+
+Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l'endroit où je
+l'avais laissée avec Zinga; elles n'y étaient plus. Je me dirigeai
+alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois
+avant le coucher du soleil et qui regarde l'habitation. Les fenêtres de
+sa chambre étaient ouvertes et, d'où je me trouvais, je l'entendis, sans
+distinguer ses paroles, causer avec animation; Zinga l'interrompait
+d'une voix forte:
+
+--Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que
+tu m'as trompée.
+
+J'allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi; elle a
+le visage bouleversé; elle me dit d'une voix haletante, sans préambule:
+
+--Maîtresse, on veut t'empoisonner, moi viens t'avertir.
+
+--M'empoisonner! Qui donc oserait m'empoisonner?
+
+J'affectais une assurance et un orgueil que j'étais loin d'avoir. En ce
+moment même mes horribles douleurs m'avaient reprise; et ma voix
+étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma
+terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais:
+
+--Qui oserait!
+
+--Qui? répliqua Zinga. La demoiselle!
+
+--Antoinette! m'écriai-je, et, à l'idée d'un crime si monstrueux, il me
+sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s'enfuyait de
+mon être.
+
+--Oui, Antoinette, reprit Zinga d'une voix assurée, la physionomie aussi
+calme, aussi tranquille que celle d'une statue.
+
+--Misérable! misérable! m'écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu
+insulter mon Antoinette? Ah! tu ne mentiras plus, va! je vais te tuer.
+
+Elle râlait et se débattait dans mon étreinte; seule la rapidité de
+l'attaque avait pu me rendre un instant victorieuse; elle avait le corps
+trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l'avaient trop bien
+habituée à des luttes de ce genre pour qu'elle ne pût reprendre
+l'avantage.
+
+Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit
+à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais.
+
+A ce moment, j'aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de
+Zozo et de Troussot.
+
+--Arrêtez-la! criai-je aux noirs.
+
+Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter; ils
+lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades,
+les crachats et les injures dont elle les accablait.
+
+--Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle; vous avez mis
+en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner.
+
+Je ne répondis rien; j'étais si surprise, si troublée que je ne savais
+quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait,
+la bouche écumante, les yeux féroces,--au visage d'Antoinette, pâle,
+décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe
+neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le
+côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa
+personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que
+Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de lui plaquer la
+main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec moi,
+elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui la
+retenaient; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le
+visage résolu, le poing menaçant.
+
+--Menteuse! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, vas t'accuser, et de
+façon que tu ne pourras rien répondre!
+
+Puis, se tournant de mon côté:
+
+--Maîtresse, voilà ton assassin!
+
+Antoinette frémissait d'émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si
+elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à
+l'oreille.
+
+--Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t'as fait, tes salauderies,
+ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes,
+les innocentes, t'es la plus sale de toutes les saletés!
+
+Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de
+quelques pas, comme si elle avait l'intention de s'éloigner, pour moi,
+au lieu d'arrêter Zinga, au lieu de la battre comme je l'aurais fait il
+n'y avait qu'un moment, je dis à Antoinette:
+
+--Restez ici.
+
+A Zinga:
+
+--Parle!
+
+Et aux deux noirs:
+
+--Ne la touchez pas! Qu'elle parle librement.
+
+Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit:
+
+--Maîtresse, moi te l'affirme: cette fille est une traîtresse!
+
+--Infâme calomniatrice!
+
+--Infâme calomniatrice! s'écria Antoinette, qui leva la main pour la
+frapper.
+
+--Taisez-vous! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé
+ses aveux.
+
+--Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se
+sauver avec celui qu'est son joli coeur, celui qui l'a épousée avant
+mariage.
+
+--Malheureuse! m'écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu'Antoinette se
+protégeait le visage de son coude tendu comme une enfant qui craint
+d'être souffletée.
+
+--Son joli coeur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se
+nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu'a
+du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au
+bout d'une corde!
+
+--Elle ment, madame! interrompit Antoinette. Ecoutez-moi, je vous en
+prie! Elle me hait. Elle invente tout; il n'y a pas un mot de vrai dans
+ce qu'elle vous dit. C'est elle qui mettait chaque jour du poison dans
+votre vin.
+
+--Et comment ne me l'avez-vous pas dit plus tôt! lui répliquai-je, moins
+effrayée du crime de Zinga que de l'astuce et de la scélératesse
+qu'avait montrée Antoinette.
+
+--N'allait pas dire, disait Zinga, puisqu'elle commandait à moi.
+
+--Et tu lui obéissais, abominable créature!
+
+--Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour
+France. Moi, l'aime, Dubousquens!
+
+--Oh! grand Dieu! s'écria Antoinette en haussant les épaules.
+
+--Oui, l'aime, et m'a aimée aussi... Mais regrette, car il est un
+porc... Etait aujourd'hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que
+voulaient pas m'emmener. Alors quand Antoinette m'a commandé de te
+mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d'arsenic,
+suis venue tout t'apprendre, maîtresse.
+
+--Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux!
+
+--Et cela, est-ce faux? dis-je en lui montrant la lettre que j'avais
+trouvée sur elle.
+
+Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent; elle me saisit les mains
+en m'enfonçant les ongles dans la peau.
+
+--Rendez-moi cela, fit-elle.
+
+Mais avant qu'elle ait pu l'atteindre, j'avais déchiré la lettre et j'en
+avais soufflé au vent les morceaux.
+
+Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au
+point de m'arracher des cris. Je crois bien qu'elle m'aurait toute
+meurtrie si Troussot et Zozo ne s'étaient jetés sur elle et ne lui
+avaient saisi les mains.
+
+--Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, que vous reconnaissez tout le
+bien que j'ai fait pour vous.
+
+--Le bien! le bien! ah! vous voulez rire! répondit-elle découvrant tout
+à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce
+que vous appelez me faire du bien. Ah! monstre, le mal que je t'ai fait
+pour me défendre, pour me sauver de toi, n'est rien en comparaison de
+ton crime et de mes souffrances.
+
+A chaque insulte il me semblait descendre d'un degré l'échelle infernale
+des tortures. Je m'imaginais que mon supplice était achevé, et je le
+voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s'endort un
+instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante.
+
+--Que lui as-tu dit, misérable menteuse? fis-je en me tournant vers
+Zinga.
+
+--Tout! Antoinette sait tout.
+
+Et l'odieuse négresse se mit à ricaner.
+
+--C'est ma vengeance à moi! ajouta-t-elle en sifflotant d'une lèvre
+narquoise.
+
+--Ah! c'est ta vengeance, m'écriai-je, eh bien! tu vas voir la mienne.
+Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d'elle, mais
+saisissez-vous de Zinga; et conduisez-la dans la cour noire.
+
+Elle eut un tressaillement et perdit son sourire.
+
+--Maîtresse, suis libre!
+
+--Je m'en moque pas mal que tu sois libre ou esclave!
+
+--Toi peux pas me châtier. N'en as pas le droit!
+
+--Eh bien, tu vas voir si je n'en ai pas le droit, canaille! Tu vas
+mourir! Je suis la maîtresse ici.
+
+Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d'écho en écho, se
+prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l'excès de sa
+terreur soulageait ma peine et je repris:
+
+--Tu vas mourir, mais pas avant d'avoir souffert, d'avoir expié tes
+attentats, tes trahisons. Oh! la mort serait trop douce pour toi. Oh
+oui! tu vas souffrir.
+
+Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant ses forces, elle poussa
+un suprême appel:
+
+--Figeroux! à moi! à moi, Figeroux!
+
+--Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l'appelle à son secours; il
+est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le
+chercher. Et s'il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l'amènent de
+force.
+
+--Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n'est pas là!
+
+--Comment! m'écriai-je, c'est ainsi que vous le gardiez.
+
+--Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours.
+
+Je songeai à la recommandation de Dodue.
+
+--Dieu! me dis-je, nous sommes au 10 août.
+
+Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu'à ma vengeance:
+
+--Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en
+attendant qu'il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups
+des noirs, entraînez-la. Vous l'attacherez solidement par les pieds et
+par les mains; et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la
+déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid; demain
+le soleil brûlera ses blessures; nous les rouvrirons encore, et cette
+fois on enduira ses plaies de miel, et l'on versera dans toutes les
+ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les
+maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah! oui, tu vas
+souffrir, Zinga!
+
+A ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort
+et s'arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par
+de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée;
+interrompues une minute par des cris de douleur, elles reprirent de
+nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s'abandonnait corps et âme à
+ses bourreaux; que son orgueil était brisé, qu'elle n'était plus qu'une
+chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver.
+
+Dès ce moment d'ailleurs, je ne m'occupai plus d'elle. Ma colère, dont
+elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés qui
+répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible
+châtiment auquel je venais de la condamner, je n'avais point de
+ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon
+existence, le souvenir même des voluptés et du meurtre qui nous avaient
+liées n'existait plus. Je ne pensais qu'à Antoinette, et c'était parce
+que j'hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine,
+ma rage, sur la négresse.
+
+Cependant j'avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance,
+je l'entraînais dans sa chambre.
+
+--Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n'avez pas voulu de mes
+bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir.
+
+--On me délivrera, dit-elle.
+
+Je la souffletai.
+
+--Personne n'entrera ici, entendez-vous: Personne! Vous êtes à moi, et
+vous resterez à moi.
+
+Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle; pour moi, je ne me
+souciais pas de ses larmes; je m'assurai seulement que les volets des
+fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j'étais aux croisées, elle
+tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l'attrapai par sa jupe
+et, la ramenant jusqu'au lit, je dénudais son corps pour le mieux
+meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n'étaient plus
+d'une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait
+désespérément pour se sauver de mes coups.
+
+--Corps d'impudique, disais-je en la battant, sentine de vices,
+réceptacle de crimes, tu n'as pas voulu être ma fille, tu seras mon
+esclave, va! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses!
+
+En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il
+fallut bien, sous mes coups, qu'elle écartât les membres, qu'elle offrit
+à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée
+par l'homme, pour que je la déchirasse à mon tour.
+
+Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte; et, l'enfermant
+à clef, je me retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule que
+l'espèce d'ivresse que l'on ressent à satisfaire ses haines m'abandonna;
+après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse, et seule dans
+le monde comme dans un désert. Le plaisir et l'amour n'existent plus
+pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que j'infligerai à
+Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant c'est à cela
+seul que je tiens: le reste m'est indifférent.
+
+Et j'avais envie d'aller lui demander pardon, de m'humilier devant elle,
+de lui dire de prendre toute ma fortune, d'épouser qui il lui plaisait,
+d'être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien: dans l'ombre, à côté
+d'elle, témoin de sa joie, j'étouffais toute jalousie, j'aimais qui
+l'aimait, je m'oubliais moi-même.
+
+Puis mon égoïsme renaissait. Oh! m'écriais-je, si elle pouvait me
+revenir! A son âge l'amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être
+la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il
+faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, je ferai en
+sorte qu'il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute pas
+difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables!
+
+
+A la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n'entendais
+plus ses sanglots. Il me sembla qu'elle s'était endormie. Alors j'ouvris
+avec mille précautions et j'entrai sur la pointe du pied, retenant mon
+souffle. Avec quelle amoureuse compassion j'eusse collé mes lèvres à sa
+chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J'avais la confiance du
+véritable amour: rien ne me semblait impossible.
+
+Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l'avait remplie pour moi
+de haine et d'horreur; qu'à ses yeux, j'étais l'assassin de sa mère, et
+qu'elle était trop ingénue pour comprendre; qu'un attachement plus fort
+que le plus violent amour d'un homme, me dévouait désormais à sa vie.
+
+Je m'approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie
+délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d'enfant, mais le lit
+était vide, et je la cherchais, je l'appelais vainement par la chambre,
+faisant alterner les câlineries et les menaces:
+
+--Antoinette! Antoinette! ma chérie! Viens que je te pardonne, que je
+t'embrasse... Ah! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir
+dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée!... Antoinette,
+voulez-vous venir à la fin!
+
+La colère et l'angoisse égaraient ma raison. Enfin je m'aperçus que les
+volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je
+descendis dans le jardin. Peut-être n'était-elle pas encore sortie de la
+plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra.
+
+--Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi?
+
+--Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s'enfuir de
+la maison.
+
+Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait
+Troussot à causer avec les marins.
+
+--Sais-tu, lui demandai-je, s'il y a un navire qui part pour la France,
+aujourd'hui?
+
+--Oui, dit-il, le _Duquesne_.
+
+Un frisson agita tout mon corps.
+
+--Et où est-il?
+
+--Au port Charlot.
+
+--Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m'en vais au Cap.
+
+--Toute seule, maîtresse?
+
+--Oui, toute seule.
+
+Dès que Troussot m'eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis.
+Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés
+du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un
+précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j'étais
+forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la
+route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes,
+je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où
+j'aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l'amour.
+
+Enfin j'arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je
+demande à un marinier:
+
+--Le _Duquesne_?
+
+--Madame, il a quitté le port; il est dans la rade.
+
+Je sentis une mort froide me monter au coeur.
+
+--Parti?
+
+--Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour.
+
+--Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite.
+
+J'activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer.
+
+--Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite.
+
+Il me regarda étonné.
+
+--Il n'y a pas un marin sur le quai, fit-il. C'est par hasard que
+j'étais là. Tout le monde est à la fête aujourd'hui.
+
+La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris
+toutes les angoisses.
+
+Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver?
+
+Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il
+faudrait l'arracher.
+
+Enfin j'aperçois le _Duquesne_, nous touchons à sa coque énorme et
+sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde
+que tient le marinier et d'où je manque de tomber dans la mer. Cependant
+on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au
+devant de moi.
+
+--Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant
+son départ. N'est-il pas ici?
+
+--Il n'est pas encore ici, madame, me répond-il, mais il doit
+s'embarquer cette nuit avec sa jeune femme.
+
+Il appuya sur les derniers mots comme s'il se doutait, à mon air égaré,
+quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer.
+
+--Je les attends, dis-je.
+
+Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls
+les passagers pouvaient rester sur le navire. C'était une règle qu'il
+devait observer, surtout à la veille d'un départ.
+
+--Eh bien! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec
+vous.
+
+Et je payai le marinier qui m'avait conduite et qui retourna au port. Il
+eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le _Duquesne_.
+
+Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma
+cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et
+Antoinette, en proie à une atroce inquiétude.
+
+Comme les lumières du Cap s'éteignaient et que la ville semblait
+s'endormir, j'aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des
+Milices une lueur vive grandir sur le ciel.
+
+Des passagers, autour de moi, prétendaient qu'une révolte venait
+d'éclater au Cap.
+
+--Bah! disait quelqu'un, les milices auront vite calmé les révoltés.
+
+--Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs.
+
+--Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur
+aux blancs et leur arracher l'égalité des droits, mais il se pourrait
+que la révolte fût plus sérieuse qu'ils ne pensent et qu'elle tourne
+contre ses organisateurs.
+
+--Ah! ah! s'écria une voix que je connaissais, décidément je n'étais pas
+mauvais prophète et je n'ai pas agi en niais en prenant mes précautions.
+
+Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron; nous fûmes tous deux
+assez surpris de nous rencontrer; il me fit mille questions, selon son
+habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d'angoisse et
+l'esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l'entendis
+seulement qui disait:
+
+--Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont
+tenu parole: ils ont commencé à incendier le Cap.
+
+En effet, sur trois points on voyait des colonnes d'étincelles monter
+vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes
+qui s'avançait sur le _Duquesne_.
+
+Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer; quelques-uns même
+tombèrent à mes pieds.
+
+Je m'étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel:
+
+--Mon Dieu! Mon Dieu! disais-je, sauvez mon Antoinette.
+
+--Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve.
+Votre sagesse, pour être tardive, n'en est pas moins utile. Si on n'a
+plus que le bout du nez à sauver, c'est toujours cela!
+
+Une petite barque à ce moment sortit du port et s'approcha du _Duquesne_
+à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l'ardeur de
+l'incendie que l'on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches
+innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire,
+chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que
+l'on ne dût d'abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l'ancre
+et de mettre à la voile.
+
+Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter
+contre nous. Deux hommes conduisaient l'embarcation. On leur jeta une
+corde et ils montèrent jusqu'à nous. Quelle fut mon émotion quand je
+reconnus Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur prenant la
+main, j'attendais avec angoisse leurs premières paroles.
+
+--Ah! maîtresse, dit Zozo, quel malheur! Figeroux arrivé avec le cancre
+(il voulait dire le quaker); tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous
+avons pu sauver ceci.
+
+Il me remit un lourd coffret et s'affaissa.
+
+--Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez
+donc, voyons! Antoinette, où est-elle? Que m'importe l'argent que vous
+m'apportez si je n'ai pas Antoinette!
+
+Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d'une voix grave:
+
+--Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse!
+
+Il me fut impossible d'en entendre davantage. On m'a dit que je suis
+tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la
+traversée, ma vie a été en péril.
+
+ * * * * *
+
+Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après
+avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les
+habitudes de la vie comme afin d'avoir plus de force pour souffrir
+encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m'avait ravi toutes mes
+jouissances.
+
+Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors
+qu'elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap; et il
+l'avait ramenée dans sa chambre bien qu'Antoinette, se défendant avec
+toute l'énergie du désespoir, n'eut cessé de le mordre et de le frapper.
+
+Après l'avoir enfermée, il m'avait attendue, en compagnie de Troussot,
+devant la chambre de la pauvre enfant.
+
+Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de
+géants se jettent sur eux avant qu'ils aient le temps de se servir de
+leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d'une
+poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite
+sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter
+par la fenêtre; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre
+brutalement les jambes. Il a un mot abominable:
+
+--Ma jolie perruche, il faut d'abord que je te mette ma marque, que tu
+sois mienne pour la vie. Après tu m'aimeras, si tu veux.
+
+Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui
+mordait le visage et le battait de ses pieds.
+
+--Venez donc me la tenir, brutes! cria Montouroy aux nègres.
+
+Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du
+couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue-Fleurie, apprenant
+par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves
+et était partie avec eux pour les Ingas; elle entra derrière Montouroy.
+Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la
+main; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son amant,
+de le surprendre, de le frapper peut-être.
+
+Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s'était
+élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue-Fleurie, il essaya
+de lui enlever le poignard qu'elle levait sur lui en lui criant les plus
+abominables injures.
+
+Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir; et déjà, elle enjambait la
+fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée,
+elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s'imagina que
+c'était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever
+Antoinette. Zozo prétend qu'il a vu Samuel Goring la détacher; Troussot
+soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma
+malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu'elle parvint
+à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison; elle
+aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en
+l'air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement par les jambes.
+Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et
+plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la
+plantation aperçurent cette misérable s'acharnant contre mon enfant.
+Comme c'était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son
+secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette
+ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait:
+
+--A moi, Pierre! Pierre! à moi.
+
+Les appels bientôt furent indistincts; Zinga l'avait saisie à la gorge;
+on n'entendit plus que des cris rauques, puis un râle horrible qui
+annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n'abandonna
+point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps.
+
+--Pourriture de fillasse! criait-elle, m'as fait torturer, m'as volé mon
+amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse
+sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection!
+
+Et après ces outrages affreux, comme si rien ne pouvait apaiser sa
+rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put
+savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son
+infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés,
+retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres
+adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte.
+
+Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut.
+
+Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue-Fleurie et
+Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde.
+
+Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux.
+
+Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet
+ange au ciel!
+
+ * * * * *
+
+Zinga, Dubousquens se trouvent sur le _Duquesne_; ils se sont embarqués
+en pleine mer, le soir de l'incendie. Ils vivent ici en secret, dans
+leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l'équipage, mais
+comme l'animal découvre son ennemi à l'odeur, j'ai bien deviné leur
+présence; et dès que j'ai pu me lever de mon lit, je les ai vus, je les
+ai épiés, je les ai surpris, l'homme vautré sur la femme, qui le
+baisait, qui l'embrassait, qui le caressait comme un enfant.
+
+--Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga: moi, je sais toutes
+les caresses, les consolantes! les endormeuses! et celles qui font vivre
+en une minute des existences. Oh! tu l'oublieras auprès de moi, je serai
+ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais
+ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays.
+Et tu ne te rappelleras plus même _son_ nom.
+
+--Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh! ce charme, cette grâce
+de l'innocence, où les retrouver jamais?
+
+--Innocente, répliquait-elle, drôle d'innocence que celle d'une
+empoisonneuse!
+
+--C'est toi, infâme! c'est toi qui lui as conseillé cet attentat, et
+c'est toi qui es son assassin.
+
+--Tant pis, disait-elle, tu l'aimeras encore cet assassin, il fera ton
+plaisir!
+
+Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d'yeux et de lèvres;
+son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe
+s'enfuyait comme un animal capricieux, ou s'étalait majestueuse comme un
+dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait
+sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant
+cette fois qu'il n'était pas seul sur le _Duquesne_ et qu'on pouvait
+surprendre leurs caresses impudiques.
+
+A de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il
+pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui
+pardonnerais-je de l'avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son
+souvenir auprès d'une négresse criminelle, me semble une effroyable
+impiété qui réclame son châtiment.
+
+Et chaque jour ma haine s'augmente pour cet homme qui a eu l'affection
+de mon enfant--pour cette noire qui, en la dénonçant, a causé sa mort.
+
+--Ah! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes
+meurtriers.
+
+Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh! je trouverai
+une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il
+me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d'horreur
+qu'elle ne m'adresserait plus les reproches, qu'elle me fait en songe.
+Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la
+dénonciation de Zinga. Je l'ai serrée dans mes bras et elle m'a laissé
+au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde,
+que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que
+j'étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir
+coupable; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours
+innocente!
+
+ FIN
+
+
+
+
+ Cet ouvrage a été achevé d'imprimer
+ LE VENDREDI 13 JUIN 1902
+ par F. DEVERDUN, à Buzançais (Indre)
+ pour LA PLUME.
+
+
+
+
+ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie
+
+
+COLLECTION "VARIA" A 3 FRANCS
+
+ HERMANN BANG: _Au Bord de la Route_, roman traduit du danois.
+ VALÈRE BERNARD: _Bagatouni_, roman traduit du provençal.
+ HENRI BOUTET: _L'Ame de Paris de 1914_.
+ HENRI BOUTET: _Le Coeur de Paris en 1915_.
+ CHARLES BOUTIN: _Le Silence du Sinaï_.
+ JEANNE BROUSSAN-GAUBERT: _Reviendra-t-il?_, roman.
+ G.-K. CHESTERTON: _Les Crimes de l'Angleterre_.
+ ANDRÉ DELACOUR: _Le Trait d'union_.
+ LOUISE DELÉTANG: _L'alcool meurtrier_, roman.
+ LOUIS DELLUC: _Le Train sans yeux_, roman.
+ EDOUARD DRUMONT: _Sur le Chemin de la Vie_.
+ GILBERT DE VOISINS: _Les Moments perdus de John Shag_, roman.
+ TRISTAN LEGAY: _Les Amours de Victor Hugo_.
+ TRISTAN LEGAY: _Victor Hugo jugé par son siècle_.
+ CH. LE GOFFIC: _Le Crucifié de Keraliès_, roman.
+ CH. LE GOFFIC: _Bourguignottes et Pompons rouges_.
+ ARTHUR MACHEN: _Le Grand Dieu Pan_, roman traduit de l'anglais.
+ HELEN MATHERS: _Le Mort vivant_, suivi de _La Justice aveugle_, roman
+ traduit de l'anglais.
+ MARGUERITE MORENO: _Une Française en Argentine_.
+ HUGUES REBELL: _Les Nuits chaudes du Cap Français_, roman.
+ P. RIOUX DE MAILLOU: _Souvenirs des Autres_.
+
+
+OEUVRES CHOISIES DE VICTOR HUGO
+
+chaque volume: =1= fr. =50=
+
+
+ Poèmes
+
+ _L'Amour_ 1 vol.
+ _Chansons d'Amour_ 1 vol.
+ _Chansons héroïques_ 1 vol.
+ _Famille_ 1 vol.
+ _Nature_ 1 vol.
+
+
+ Légendes et Contes
+
+ _Légendes_ 1 vol.
+ _Nouvelles légendes_ 1 vol.
+ _Contes et Récits_ 1 vol.
+ _Nouveaux Contes et Récits_ 1 vol.
+
+
+ Théâtres
+
+ _Hernani_ 1 vol.
+ _Lucrèce Borgia-Angelo_ 1 vol.
+ _Marion Delorme_ 1 vol.
+ _Le Roi s'amuse_ 1 vol.
+ _Ruy Blas_ 1 vol.
+
+
+ Histoire et Voyages
+
+ _En voyage_ 1 vol.
+ _La Peine de Mort_ 1 vol.
+ _Souvenirs d'enfance_ 1 vol.
+ _Souvenirs politiques_ 2 vol.
+
+ Grou-Radenez Paris.--8-20
+
+
+
+
+Note de transcription:
+
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
+L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
+
+Les mots indiqués =comme ceci= sont en gras dans le texte d'origine.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS ***
+
+***** This file should be named 37805-8.txt or 37805-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/8/0/37805/
+
+Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/37805-8.zip b/37805-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..c606674
--- /dev/null
+++ b/37805-8.zip
Binary files differ
diff --git a/37805-h.zip b/37805-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..69b9ed2
--- /dev/null
+++ b/37805-h.zip
Binary files differ
diff --git a/37805-h/37805-h.htm b/37805-h/37805-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..3986885
--- /dev/null
+++ b/37805-h/37805-h.htm
@@ -0,0 +1,7163 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+ "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+ <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+ <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
+ <title>
+ The Project Gutenberg eBook of Les nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell.
+ </title>
+ <style type="text/css">
+
+body {
+ margin-left: 10%;
+ margin-right: 10%;
+}
+
+ h1,h2,h3,h4 {
+ text-align: center; /* all headings centered */
+ clear: both;
+}
+
+h1 {
+ margin-top: 2em;
+}
+
+h2 {
+ margin-top: 2em;
+}
+
+p {
+ margin-top: .75em;
+ text-align: justify;
+ margin-bottom: .75em;
+}
+
+.p4 {
+ margin-top : 4em;
+}
+
+.p2 {
+ margin-top: 2em;
+}
+
+.letter1 {
+ text-align:left;
+ margin-left:10%;
+}
+
+.signature {
+ text-align:right;
+ margin-right:10%;
+}
+
+.date {
+ text-align: right;
+ margin-right:10%;
+}
+
+hr {
+ width: 33%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both;
+}
+
+hr.c5 {
+ width: 5%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both
+}
+
+hr.c10 {
+ width: 10%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both
+}
+
+hr.c15 {
+ width: 15%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both
+}
+
+hr.c95 {
+ width: 95%;
+ margin-top: 2em;
+ margin-bottom: 2em;
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ clear: both
+}
+
+sup {
+ font-size: 80%;
+ vertical-align: 30%;
+}
+
+table {
+ margin-left: auto;
+ margin-right: auto;
+ border-collapse: collapse;
+}
+
+.tda {
+ text-align: left;
+ padding-right: 2em;
+ vertical-align: top;
+ padding-bottom: 1em;
+}
+
+.tdb {
+ text-align: left;
+ vertical-align: top;
+ padding-bottom: 1em;
+}
+
+/* page numbers */
+.pagenum {
+ position: absolute;
+ left: 5%;
+ font-size: 90%;
+ font-weight: normal;
+ font-style: normal;
+ text-align: right;
+ color: #C0C0C0;
+ background-color: inherit;
+ text-indent: 0em;
+}
+
+.blockquote {
+ margin: 2em 5% 2em 5%;
+ font-size: 100%;
+}
+
+.center {text-align: center;}
+
+.smcap {font-variant: small-caps;}
+
+.cbrace {white-space: nowrap;
+ font-size: 25pt;
+ color: gray;
+ text-align: center;
+}
+
+.dottedline {border-top: thin dotted black;}
+
+/* Images */
+.figcenter {
+ margin: auto;
+ text-align: center;
+}
+
+/* Footnotes */
+.footnotes {border: dashed 1px;}
+
+.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;}
+
+.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;}
+
+.fnanchor {
+ vertical-align: super;
+ font-size: .8em;
+ text-decoration: none;
+}
+
+/* Poetry */
+.poem {
+ font-size: 95%;
+ margin-left: 15%;
+ margin-right: 10%;
+ margin-bottom: 1em;
+ text-align: left;
+}
+
+.poem .stanza {
+ margin: 1em 0em 1em 0em;
+}
+
+.poem p {
+ margin: 0;
+ padding-left: 3em;
+ text-indent: -3em;
+}
+
+.poem p.i1 {
+ margin-left: 1em;
+}
+
+.poem p.i2 {
+ margin-left: 2em;
+}
+
+/* note au lecteur */
+.tnote {
+ border: dashed 1px;
+ margin-left: 20%;
+ margin-right: 20%;
+ margin-top: 50px;
+ margin-bottom: 50px;
+ padding: 10px 10px 10px 10px;
+ font-family: sans-serif;
+ font-size: 80%;
+}
+
+ </style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Nuits chaudes du Cap français
+
+Author: Hugues Rebell
+
+Release Date: October 20, 2011 [EBook #37805]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="varia">
+
+<tr>
+ <td class="cbrace"><b>3</b></td>
+ <td class="cbrace">fr</td>
+ <td><b>COLLECTION</b></td>
+ <td><b>VARIA</b></td>
+ <td class="cbrace"><b>3</b></td>
+ <td class="cbrace">fr</td>
+</tr>
+</table>
+
+<h3>HUGUES REBELL</h3>
+
+<hr class="c5" />
+
+<h2>LES NUITS CHAUDES
+DU CAP FRANÇAIS</h2>
+
+<div class="figcenter" style="width: 500px;">
+<img src="images/illu-001.jpg" width="500" height="370" alt="" title="" />
+</div>
+
+<p class="center"><b>Editions Georges Cres<br />
+Paris 21 rue Hautefeuille</b></p>
+
+<hr class="c10" />
+
+<h2>Les Nuits chaudes
+du Cap français</h2>
+
+<hr class="c10" />
+
+<div class="figcenter" style="width: 366px;">
+<img src="images/illu-002.png" width="366" height="560" alt="" title="" />
+</div>
+
+<hr class="c10" />
+
+<h2>HUGUES REBELL</h2>
+
+<hr class="c5" />
+
+<h1>Les Nuits chaudes
+du Cap français</h1>
+
+<div class="figcenter" style="width: 124px;">
+<img src="images/illu-003.png" width="124" height="200" alt="" title="" />
+</div>
+
+<p class="center">PARIS</p>
+
+<p class="center">GEORGES CRÈS &amp; C<sup>ie</sup></p>
+
+<p class="center">Éditions de la <i>Plume</i></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116</span></p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center"><span class="smcap">MCMXVIII</span></p>
+
+<hr class="c15" />
+
+<p class="center"><i>A MAURICE SAILLAND</i></p>
+
+<hr class="c15" />
+
+<h2>LIVRE PREMIER</h2>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p>
+
+<h2>LA VENGEANCE D'UN INCONNU</h2>
+
+<p class="p2">Comme je visitais Bordeaux, par un matin d'été, et que je suivais, avec
+un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard
+s'attacha sur une maison du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, aux balcons de fer renflés,
+soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons
+grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres,
+elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues,
+sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l'on voyait du
+linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et
+avare qui ne l'éclairait qu'à demi, des figures sculptées <span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> assez
+rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins
+cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure
+avait grand air; j'y lisais comme une expression de richesse fastueuse
+et insolente; des souvenirs de ce négoce hardi qui s'en allait à travers
+le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s'il avait réussi, étalait
+au retour son triomphe et criait ses plaisirs.</p>
+
+<p>Voyant que les vieux murs m'avaient rendu songeur, mon compagnon, qui
+était de la ville, me dit: «Cette maison a une histoire singulière.» Je
+la lui demandai. Et voici à peu près ce qu'il me conta, tandis que nous
+nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits
+voiturant leurs éventaires et des servantes allant aux provisions, les
+cheveux enroulés sous un foulard écarlate.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Pour écraser l'émeute qu'avaient soulevée à Bordeaux l'arrestation des
+députés girondins, <span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> l'arrêt des affaires et enfin la famine, la
+Convention venait d'envoyer avec pleins pouvoirs le représentant
+Tallien. C'était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui,
+par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la
+République, devint tout d'un coup sanguinaire. Trouvant que
+l'insurrection s'était calmée trop promptement pour sa gloire, il
+affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la
+guillotine ne chôma plus.</p>
+
+<p>Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d'humanité
+et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse
+divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte,
+s'autorisa d'une courte entrevue qu'elle avait eue naguère avec le
+représentant pour lui demander justice; elle parvint à le voir, le
+toucha de sa vive et agaçante beauté d'Espagnole. Tallien lui rendit la
+liberté, et n'eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse; sans
+être beau ni agréable, c'était alors une puissance, que Thérésia, peu
+farouche, et surtout <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> intéressée, devait se plaire à conquérir. On
+les vit passer sur le Cours de Tourny, enlacés comme d'humbles et
+obscurs amoureux; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même
+réprobation.</p>
+
+<p>Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur
+féminin à être bonne et s'appliquait à la miséricorde comme à une
+élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées
+d'écrou; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations,
+c'était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite
+récompense et qu'on ne peut guère attendre celles de l'autre monde,
+Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt
+c'était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c'était
+presque une fortune, vite gaspillée d'ailleurs, en joyaux, en toilette
+et en fêtes.</p>
+
+<p>Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des
+rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de
+légères querelles, soit que Tallien jugeât <span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> périlleuse la vente
+d'une nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour
+les camarades du représentant. Avec des façons d'ours mal apprivoisé, il
+criait à son amie: «Si tu continues, je vais te faire guillotiner.» Mais
+la jeune femme lui répliquait en riant: «C'est bien! je ne t'embrasse
+plus.» Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle,
+c'était encore la plus puissante.</p>
+
+<p>Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères
+qu'elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le
+lui rendaient plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui
+n'ont point à compter avec l'amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa
+fortune.</p>
+
+<p>Un matin qu'elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse
+qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une
+lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d'une gaieté
+enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès
+qu'elle se mêlait d'écrire, <span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> les manières prétentieuses de son
+correspondant ne l'en amusèrent pas moins à l'excès. La tête renversée
+sur l'oreiller, ayant peine à contenir son rire:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de
+son lit, et elle lui tendit l'épître d'un geste nonchalant, au bout de
+son bras nu.</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Jamais l'Innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n'a décoré
+un front plus pur que le vôtre; il rendrait l'Amour muet, et glacerait
+jusqu'au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en
+inspirant l'admiration, ne laissait croire aussi que les paroles
+sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles...»</p>
+</div>
+
+<p>&mdash;Hein! s'écria Thérésia, tu ne m'en as jamais écrit de pareilles!</p>
+
+<p>&mdash;L'insolent, murmurait Tallien.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-elle, c'est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à
+conséquence.</p>
+
+<p>&mdash;Bel esprit, bel esprit! cela te plaît à <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> dire, mais ce jargon
+ridicule cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais
+bien savoir quel est le malotru qui s'est permis de t'adresser ces
+indécences. Je lui ferais passer le goût de t'en écrire de nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-donc! Laisse-donc! disait Thérésia. Je suis de force à me
+défendre d'un galantin.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les encourages par tes coquetteries, s'écriait Tallien furieux, et
+il se promenait à grands pas, froissant la lettre, heurtant les meubles
+à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et
+les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette
+chambre féminine.</p>
+
+<p>Mais Thérésia, toute joyeuse d'avoir ainsi chauffé au point voulu la
+colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre:</p>
+
+<p>&mdash;Frénelle! Frénelle!</p>
+
+<p>C'était le secrétaire, l'agent secret, l'auxiliaire de Thérésia;
+d'ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure.</p>
+
+<p>&mdash;Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre
+que je viens de lui montrer! Voilà comment il encourage ma confiance!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! citoyen, s'écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé,
+pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée!</p>
+
+<p>Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la
+maîtresse à la servante:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! embrassez-vous, et que ça finisse!</p>
+
+<p>Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait
+Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et
+d'une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop de mal!</p>
+
+<p>&mdash;Mes caresses?</p>
+
+<p>&mdash;Non, ces lettres...</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pourtant pas ma faute si <span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> on m'écrit, répliquait
+Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme
+un roulement de tambour.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux
+suspects qu'il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas
+risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son
+ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment.
+Sa cour d'admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de
+colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se
+succédaient sur ses lèvres. L'aventure de la lettre fut bientôt la fable
+de la ville.</p>
+
+<p>Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C'était un des plus riches
+négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces
+façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais
+<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un
+homme habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie; et, bien
+que ce ne fût pas son métier d'écrire des billets doux, on s'étonnait
+qu'il eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que
+Thérésia lui eût tourné la tête. D'ordinaire il observait une réserve
+extrême; et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son
+existence s'écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue
+Sainte-Catherine.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'il n'avait pas toujours ainsi vécu. On l'avait connu gai,
+d'une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il
+entretenait alors une comédienne à la mode, et c'est pour elle qu'il
+avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne
+l'installa point, car les amants se brouillèrent avant qu'il ne fût
+achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue,
+d'où arriva un beau jour cette nouvelle: «Dubousquens se marie!
+Dubousquens se marie!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span> Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à
+Thérésia de Fontenay.</p>
+
+<p>On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s'éveillait,
+essayant d'imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens; déjà
+on préparait v&oelig;ux et compliments, bals et festins, quand on vit le
+négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de
+visage et d'humeur.</p>
+
+<p>Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée,
+disait-on, par une femme.</p>
+
+<p>Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu'il l'avait laissé
+soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire,
+trop belle pour n'être qu'une servante. Elle semblait réunir en sa
+personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins,
+les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle
+grâce légère, tout européenne; et aussi de ces grands yeux vagues qui
+s'endorment ou s'illuminent sans qu'on devine pourquoi; une vie tour à
+tour <span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span> somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l'ardeur
+des gestes, le mouvement d'un sein qui s'offre, d'une croupe qui ondule,
+des bonds d'animal lubrique. C'est du moins ce qu'avaient rapporté les
+rares personnes qui l'avaient entrevue sur le navire, ou, en passant,
+par une fenêtre entr'ouverte. On ne pouvait l'approcher davantage. Dès
+son arrivée à Bordeaux, Dubousquens l'avait pour ainsi dire cloîtrée
+dans son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient
+défendus de toute curiosité par d'épais ombrages. Deux vieux domestiques
+anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur
+maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée
+que fût la rue où donnait l'hôtel, il n'était point permis à la jeune
+noire de s'y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un
+instant au balcon. On ne l'avait jamais surprise à causer, ni même à
+dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux
+ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui
+semblent, plutôt <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> qu'un chant développé, un soupir d'exil, un appel
+aux grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas.</p>
+
+<p>Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier
+commis Jumilhac, feignait de s'absenter de Bordeaux quelques jours. Il
+allait simplement s'enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il
+n'y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le
+secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fût, de venir l'y
+chercher.</p>
+
+<p>Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de
+larges aumônes; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne
+manquait pas de commenter cette retraite et d'essayer d'en soulever le
+voile. «Pauvre homme! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de
+raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler.&mdash;Il se
+vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n'est peut-être
+point l'homme paisible qu'il veut paraître.»</p>
+
+<p>Et l'on racontait qu'il s'élevait souvent, de <span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> la maison
+mystérieuse, les lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu'un disait
+avoir assisté, à la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène.
+Dubousquens frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au
+milieu des sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques
+retentissantes sur la chair nue, la voix furieuse du maître: «Ah! parle
+donc de tes caresses! toutes tes caresses abominables ne valent pas un
+seul de ses sourires. Tiens, donne-moi tes mains, tes mains criminelles,
+que je les frappe encore! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l'as
+tuée, exécrable fille!... Est-ce que tu pouvais te comparer, brute
+obscène, à celle qui était l'Amour!» Le témoin s'était enfui, épouvanté
+de ces imprécations insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait
+vu Dubousquens subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui
+disant d'une voix entrecoupée: «Laisse-moi baiser ton épaule, elle s'y
+appuyait comme cela, t'en souviens-tu? Te rappelles-tu aussi, le jour où
+elle s'est endormie contre toi?» Puis il haussait la voix comme si la
+colère le dominait <span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> encore: «Ingrate! Ingrate! Elle qui t'aimait
+tant! As-tu connu maîtresse si clémente!»</p>
+
+<p>On prétendait qu'entre le négociant et la jeune noire, il existait
+quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure.
+Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l'un à l'autre.</p>
+
+<p>Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s'amusa
+fort d'avoir pour adorateur «l'homme à la négresse».</p>
+
+<p>Elle ne comprenait rien à cette double adoration: «S'il m'aime tant,
+disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah! c&oelig;ur
+d'artichaut: une feuille pour tout le monde!»</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les
+épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia.
+Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit
+bonheur du jour <span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span> où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses
+caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu'assez lasse d'une
+poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser
+brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin et
+tirer profit; sans rien faire pour l'encourager, elle voulait attendre.</p>
+
+<p>Mais ce qu'elle supportait d'abord sans trop d'ennui, lui devint bientôt
+odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n'étaient
+plus d'humbles supplications, d'idolâtres prières, mais des ordres et
+des menaces, puis des insultes.</p>
+
+<p>Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa
+maîtresse blême, tremblante d'émotion, les yeux en larmes, sauter à bas
+de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre un papier bouchonné,
+déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu'on se fût, après coup,
+décidé à le conserver.</p>
+
+<p>&mdash;Lis, lis! disait-elle. C'est inouï!</p>
+
+<p>Tallien commença à haute voix, mais il s'arrêta à la première ligne:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> «Immonde prostituée, toi qui t'es vendue à tout Bordeaux, toi que le
+dernier des portefaix a pu trousser sur le pont...»</p>
+</div>
+
+<p>Le reste était encore plus insultant.</p>
+
+<p>Comme s'il n'y avait point dans le vocabulaire commun d'assez basse
+injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent
+les mariniers ivres, ceux qui n'évoquent les charmes de la femme que
+pour les mépriser et les salir.</p>
+
+<p>Le représentant devint pâle; la lettre tremblait entre ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d'une
+ville et la proie d'un misérable? Vais-je tous les jours être traitée de
+la sorte!</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tous les jours?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit Thérésia, ce n'est pas la première lettre de ce genre que
+je reçois. J'en ai reçu vingt, trente peut-être! Je ne te les montrais
+pas, pour ne pas t'attrister. Cette fois vraiment c'est trop d'outrages!
+Je ne <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe
+le lâche.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le misérable, s'écriait le représentant, quel est le
+misérable qui a pu écrire ces abominations!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne vois pas! La lettre est signée!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! il a osé!... Du-bous-quens! Dubousquens! répétait Tallien,
+mais je connais ce nom-là.</p>
+
+<p>Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de
+paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et
+refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de
+calepin, une petite note ainsi conçue:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect par
+ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme Martignac.
+Rôle douteux pendant l'insurrection contre-révolutionnaire. Depuis, a
+affecté des sentiments constitutionnels.</p>
+
+<p>«A des amis puissants dans tous les partis. <span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> Très lié avec
+Robespierre jeune. Très populaire dans la ville. A ménager.»</p>
+</div>
+
+<p>&mdash;Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire
+et à ménager!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe qu'il soit populaire! s'écria Thérésia.</p>
+
+<p>Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l'étreignant
+avec force:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, m'aimes-tu, Tallien? Vas-tu souffrir qu'on insulte ta
+Thérésia? Vas-tu hésiter à châtier un monstre! De quoi as-tu peur?
+N'es-tu pas le maître ici? D'ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah! si
+tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me
+traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds,
+ils m'égorgeront peut-être, les infâmes!</p>
+
+<p>&mdash;Sois donc tranquille! sois donc tranquille!</p>
+
+<p>&mdash;Non! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m'auras pas vengée!</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens,
+fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse du
+théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la
+Porte du Palais, dont l'accès était interdit à tout le monde. Mais
+Jumilhac, sous le coup d'une si pressante menace, ne crut point devoir
+respecter la défense, et, sans retard, il s'en fut le trouver.</p>
+
+<p>A l'heure qu'il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair,
+l'hôtel et les jardins formaient une nuit impénétrable. Mais comme il
+levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux
+fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un
+rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l'émotion qu'il
+éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi
+le désir d'être utile à Dubousquens, <span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span> dominaient son inquiétude. On
+ne parut pas l'avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants,
+retentirent encore; enfin, comme il s'obstinait à frapper, une fenêtre
+s'ouvrit, un homme parut, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est là?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle!</p>
+
+<p>Un instant après un verrou glissait, la porte s'entrebâilla, et Jumilhac
+pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à
+travers des corridors obscurs, jusqu'à un vaste salon entouré de glaces
+et meublé de sofas, qu'éclairait d'une lumière pâle un lustre à demi
+allumé. A son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la
+pièce voisine.</p>
+
+<p>&mdash;Que venez-vous faire? demanda Dubousquens, et qui vous a permis?</p>
+
+<p>Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi
+déchirée, laissant voir son cou sillonné d'éraflures rouges et comme de
+griffes profondes, Dubousquens l'effraya, avec ses yeux hagards, <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span>
+ses mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui
+soulevait sa poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible.</p>
+
+<p>Jumilhac lui dit d'une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? fit Dubousquens sans se troubler.</p>
+
+<p>Absorbé comme il l'était, il prêtait à peine attention aux paroles les
+plus alarmantes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été bien imprudent! répliqua le commis. Courtiser la
+maîtresse d'un homme aussi puissant, c'était déjà dangereux; mais lui
+écrire des injures!... Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement
+votre tête?</p>
+
+<p>&mdash;Que me contez-vous là? s'écria Dubousquens qui avait écouté son commis
+avec la plus grande surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la vérité simplement!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'ai courtisé une femme? Je lui ai écrit des injures? Voyons,
+vous êtes fou!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> &mdash;Et comment s'appelait cette amoureuse que j'ignore?</p>
+
+<p>Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de
+son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de
+la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à
+découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la
+raison d'un langage qui lui paraissait extravagant.</p>
+
+<p>&mdash;Thérésia de Fontenay! dit-il, mais c'est absurde, c'est insensé!
+Thérésia de Fontenay! je l'ai vue juste une fois, un soir qu'elle
+passait au cours de Tourny. J'ai même dit, je m'en souviens, à un ami:
+«Vraiment, cette femme est au-dessous de sa réputation. Je l'aurais crue
+plus belle.»</p>
+
+<p>A ce moment, un rire bizarre, comme une roulade de cris aigres, un rire
+qui ressemblait plutôt à un aboiement de chienne qu'à un éclat de gaieté
+humaine retentit dans la pièce voisine; Dubousquens s'approcha de la
+porte, y donna un coup de pied.</p>
+
+<p>&mdash;Tigresse! te tairas-tu, enfin?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> Et se tournant vers Jumilhac:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas d'être au monde qui m'ait fait plus de mal.</p>
+
+<p>Puis il se mit à marcher à grands pas, la tête baissée, tandis qu'il
+répétait sans cesse:</p>
+
+<p>&mdash;Thérésia de Fontenay! mais je ne la connais pas! je ne la connais pas
+plus que je n'ai connu Mme de Pompadour. Quel est le coquin assez
+audacieux pour avoir osé se servir de mon nom?</p>
+
+<p>&mdash;Il est adroit en tout cas, observa Jumilhac. Tous ceux qui ont vu ces
+lettres n'ont pas douté qu'elles ne fussent de vous et Thérésia moins
+que tout autre. Or elle est en mesure de se venger. Vous connaissez
+Tallien, n'est-ce pas? Il ne lui en faut pas beaucoup pour transformer
+un honnête homme en suspect.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que faire? demanda Dubousquens accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut fuir, reprit Jumilhac, et sans retard. Il faut fuir dès ce
+soir.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je ainsi abandonner mes affaires, risquer ma fortune?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> &mdash;Et votre vie! vous n'y pensez plus? vous ne pensez pas que vous avez
+contre vous des ennemis acharnés, des amitiés compromettantes, des
+jalousies. Il ne s'agit d'ailleurs que de disparaître un moment. Je vous
+remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois.</p>
+
+<p>Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, fit-il, et il alla préparer son départ.</p>
+
+<p>Il n'avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine
+s'élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple
+animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue.</p>
+
+<p>Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce; le
+regard au contraire était plein d'une douceur insinuante. Jumilhac crut
+lui voir autour du cou une parure de corail: c'étaient des gouttelettes
+de sang qui coulaient d'une blessure toute fraîche; on eût dit qu'une
+lame d'épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux
+restaient <span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> encore rouges, et humides des pleurs qu'elle venait de
+répandre.</p>
+
+<p>Elle alla s'étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête
+appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant
+elle, en montrant ses dents brillantes.</p>
+
+<p>Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à
+partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l'emporta; il la
+prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle
+s'abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune
+frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de
+dédain et qui semblait une menace de morsure.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable! criait Dubousquens en la frappant. Oh! je ne te laisserai
+pas ainsi. Il faut que je te tue!</p>
+
+<p>&mdash;A quoi songez-vous? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens
+qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d'être
+arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles? Tenez, écoutez!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> La rue retentissait d'un long piétinement. Des pas s'arrêtèrent devant
+l'hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute
+cria:</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrez! au nom de la loi!</p>
+
+<p>&mdash;Les bougres! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant!</p>
+
+<p class="p2">Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la
+négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et
+priait Jumilhac de le suivre.</p>
+
+<p>Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était
+levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils
+gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en
+cherchant la clef qui devait l'ouvrir:</p>
+
+<p>&mdash;Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette
+issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J'ai tout préparé pour votre
+départ. Vous <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez
+Soulac. Le <i>Scipion</i> prend la mer après-demain, il vous débarquera sur
+la côte d'Espagne. En cas d'ennuis, voici un passeport en règle. Je vous
+apporte aussi l'argent qui est rentré cette semaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon ami, puissè-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me
+faites en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J'entends du bruit.</p>
+
+<p>Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un
+recul de terreur. Des fusils et des baudriers blancs brillaient dans la
+nuit. Une troupe de gendarmes l'attendaient à sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire!</p>
+
+<p>Et il essaya de faire feu de ses pistolets; mais aussitôt on se jeta sur
+lui, il fut désarmé en un clin d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Comme on l'entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu
+des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C'était <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> la
+négresse qui s'était échappée ou qu'on venait de délivrer. Elle se
+détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser
+ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de
+chienne, puis elle disparut dans une ruelle.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine,
+suivit d'un balcon, en compagnie de Tallien, l'exécution de son
+insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs
+et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de
+ce monde.</p>
+
+<p>Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France,
+retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au
+milieu d'eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes.</p>
+
+<p>A Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union bizarre n'est
+point encore <span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles,
+dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans
+doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les
+volets clos et le seuil moussu de l'hôtel exhalent la sombre tristesse
+des maisons abandonnées.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure,
+le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se
+rapporter à notre histoire: c'est le journal d'une dame créole, le livre
+de bord d'un négrier et un cahier des mémoires d'un docteur. Plus tard
+nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces
+pages à la suite de ce récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme
+nous qu'un même lien les unit et que, contenant chacune des
+renseignements spéciaux, et écrites d'un style particulier, elles n'en
+forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d'une
+même histoire.</p>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span></p>
+
+<h2>LIVRE SECOND</h2>
+
+<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p>
+
+<h2>JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE</h2>
+
+<p class="p4 date"><i>Le Cap français, mai 1791.</i></p>
+
+<p class="p2 dottedline">&nbsp;</p>
+
+<p>J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon
+lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent.</p>
+
+<p>La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette
+sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le
+feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai
+respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du
+Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit
+que <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil.
+Eh bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et,
+lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis,
+j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même,
+cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins
+m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai
+pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas!</p>
+
+<p>Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang
+m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez:
+j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle
+m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au
+confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu
+surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans
+hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je
+sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> été sacrilège! C'est
+seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec
+terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui
+m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas
+pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la
+conscience!</p>
+
+<p>Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me
+voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me
+roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de
+voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de
+Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien
+qu'il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d'une
+graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui
+est de Séville: il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon
+bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d'élégance. Il
+venait d'entr'ouvrir les rideaux et d'écarter le moustiquaire. Je me
+<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de
+ma peine, j'ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j'avais
+faits, s'était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait
+dû découvrir une drôle de figure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me devez un cierge, Rose, m'a-t-il dit. (Il est familier avec moi
+à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)</p>
+
+<p>&mdash;Pour m'avoir surprise au lit?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un
+champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.</p>
+
+<p>Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je
+tremblai à l'idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de
+ma frayeur, parce qu'à présent j'étais en sûreté.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous aperceviez de rien?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je sentais bien un peu le roussi; seulement dans mon rêve je me
+croyais en enfer: c'était de circonstance. Mais, comment étiez-vous
+encore ici?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> &mdash;Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme
+pour un reproche.) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse? Ne
+deviez-vous pas <i>lui</i> parler ce soir?</p>
+
+<p>Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu'il s'en doutât, l'opprobre de
+mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu'un crime a conduite
+chez moi et à laquelle j'ai pris tout son luxe, tout son bien-être,
+toute sa liberté!...</p>
+
+<p>Ah! qu'ai-je écrit? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus
+charitable des femmes! Tant pis, j'avais besoin de me confesser. Et puis
+personne ne verra ce cahier, que moi&mdash;et Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Si, mon ami, ai-je répondu, si, je me souviens bien, mais pour parler
+de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que
+les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour
+qu'elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison,
+faites-lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu'elle
+pense de vous. Je vous promets de faire tout <span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> pour la décider à une
+union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je
+ne me crois pas le droit de la lui imposer.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel
+éloge de votre serviteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y manquerai pas. A présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si
+quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la
+ville... vous savez quoi!</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne m'a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. A
+propos, vous avez toujours cette Zinga?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui!</p>
+
+<p>&mdash;Cette horrible négresse?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi horrible? elle est plutôt jolie, cette enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime pas ses yeux. J'y lis la haine, la cruauté, le goût du mal,
+et puis...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis quoi? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir!</p>
+
+<p>Je lui avais saisi les bras, m'avançant toute vers lui, haletant contre
+sa poitrine, <span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un
+sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Une autre fois! Vous savez bien qu'il est trop tard ce soir pour que
+je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville...</p>
+
+<p>&mdash;Méchant! lui criai-je comme il sortait de la chambre.</p>
+
+<p>Que lui a-t-on raconté sur la négresse? Est-ce qu'il saurait quelque
+chose de nos conventions atroces? Non, car il ne viendrait plus ici. Je
+lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l'ai à
+ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C'est même
+étrange que je n'y aie pas songé plus tôt. Qu'il épouse Antoinette, oui!
+qu'il l'emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue
+même m'est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n'aurai
+plus souvenir des événements qui l'ont conduite dans ma maison; je ne
+redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent
+le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme
+tout le monde, à ma charité. Je serai, <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> à mes yeux mêmes, «la bonne
+Madame Gourgueil».</p>
+
+<p>Mais aux yeux de Dieu?...</p>
+
+<p>Et si Dieu n'existait pas?... Mme du Plantier est athée; le docteur
+Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi
+intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance
+vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait
+tout le jour, quand j'étais fillette, ânonner le catéchisme... A Paris
+il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.</p>
+
+<p>Dans cette nuit chaude, c'est en vain que j'essaie de m'assoupir. A
+chaque instant des idées surgissent en moi; il faut que je reprenne mon
+cahier, ma plume, et que j'écrive comme pour soulager mon esprit en feu.</p>
+
+<p>Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin,
+je savais ce qu'elle pense de Montouroy? si j'avais la certitude qu'elle
+est prête à l'épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue;
+peut-être même le couple quitterait-il l'île; je ne la verrais plus.</p>
+
+<p class="p2 dottedline"><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span></p>
+
+<p class="p2">Un désir de causer avec elle dès à présent m'a saisie. Il m'a semblé que
+le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre
+entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s'est
+assoupie. Je l'entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son
+sourire railleur; elle ne soupçonnera rien; elle ne s'avisera donc pas
+de m'adresser des reproches pour faire acte d'autorité.</p>
+
+<p>Je me suis levée; et, sans prendre la peine de me vêtir, j'ai traversé
+le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu'à la chambre
+d'Antoinette, j'ai écarté la portière: Antoinette dort aussi elle,
+doucement. C'est à peine si je perçois son souffle. J'ai été surprise.
+D'ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l'éveiller. Elle est
+si tranquille! Pourquoi troubler cette âme d'un amour auquel elle ne
+songe pas encore? Son enfance lui est légère; elle s'y attarde,
+dirait-on, avec délices. C'est vrai. Cependant l'image d'un jeune amant
+pourrait bien la ravir <span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> aussi. Et puis qu'importe qu'elle aime ou
+qu'elle reste innocente! J'ai besoin, moi, qu'elle se marie; il faut que
+je sache son opinion sur Montouroy. Elle l'aime peut-être. Et si elle ne
+l'aime pas, elle l'épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas
+avoir trop l'air de la contraindre.</p>
+
+<p class="p2 dottedline">&nbsp;</p>
+
+<p>Je suis entrée dans la chambre; je me suis approchée du lit. Comme sa
+bouche large, charnue, entr'ouverte, comme ses paupières aux longs cils,
+bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce! Le jour, quand elle
+laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil
+ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint; ses cheveux châtains,
+aux touffes opulentes, sont répandus ici et là sur l'oreiller; de ses
+pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour
+corriger ce désordre, son bras, d'un geste pudique, ramène la chemise
+sur son sein.</p>
+
+<p>Jamais je n'aurais soupçonné qu'elle pût être aussi jolie. J'ai eu
+soudain pitié d'elle. <span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> Quelle destinée atroce m'a livré cette
+malheureuse enfant!</p>
+
+<p>Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j'ai hâté le
+réveil d'Antoinette, en levant l'abat-jour du flambeau. A la clarté
+subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de
+suite, elle a fait une moue gentille, une moue d'enfant volontaire qui
+se révolte contre une pénitence.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas qu'on m'agace comme ça! s'est-elle écriée, puis en me
+reconnaissant: Ah! c'est vous, madame!...</p>
+
+<p>Elle avait cru que c'était une esclave qui était entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui... et bien! il faisait si plaisant là-bas!</p>
+
+<p>&mdash;Dans vos songes? A quoi rêviez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas... Mais je me sentais bien heureuse.</p>
+
+<p>Et elle s'étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir,
+effleurer encore ce <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> bon sommeil qui s'enfuyait, tendant vers moi
+toute la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans
+l'effarement du réveil, de ce qu'elle pouvait me montrer de ses grâces
+secrètes.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chérie, lui dis-je, j'aurais désiré vous parler de choses
+sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de
+la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait
+convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les
+visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.</p>
+
+<p>Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer
+son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir.</p>
+
+<p>Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout
+près d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?...</p>
+
+<p>A ces paroles, Antoinette fut encore plus <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> émue; elle mit presque de
+la colère à me répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il a été ridicule comme toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable,
+de se plaire auprès de vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je
+le trouve simplement insupportable.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je
+vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez
+moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui:
+M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme.</p>
+
+<p>&mdash;Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.</p>
+
+<p>J'étais irritée; je répliquai vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde
+d'après les impressions de votre amie.</p>
+
+<p>Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une
+mère fait des révoltées, <span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> des envieuses ou des despotes. Habituées
+au plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous
+leurs caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne
+s'explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier,
+la faire danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour
+elle. A présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre
+odieux. Je pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une
+camarade était le principal désavantage de Montouroy.</p>
+
+<p>Cependant Antoinette me répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Alors qu'avez-vous contre lui?</p>
+
+<p>&mdash;Il me déplaît.</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait
+fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais
+de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans
+fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne
+correspond malheureusement <span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> pas à mes ressources d'argent, d'une
+médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide
+jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens.</p>
+
+<p>Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus
+criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de
+tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis
+oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être
+utile à cette enfant.</p>
+
+<p>Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé
+de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités
+de son c&oelig;ur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se
+révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si
+attentive, je continuai de la sorte:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne
+peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous
+l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles
+il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, <span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> que
+demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne,
+mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.</p>
+
+<p>Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et
+éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses
+larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort,
+la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me
+repoussait avec violence.</p>
+
+<p>L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de
+lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes
+propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je
+la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et
+pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se
+dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse
+de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la
+chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes
+d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais
+pas de <span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles
+souplesses.</p>
+
+<p>Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour
+personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse
+jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et
+mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit
+qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas
+un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je
+connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le
+croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable
+caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je
+suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en
+convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet
+quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas.
+Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment
+malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec
+tout homme! <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être
+sacrifiée.</p>
+
+<p>Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans
+doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du
+mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son
+bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son
+plaisir.</p>
+
+<p>Dites, mon Dieu! que vous le permettez!</p>
+
+<p class="p2">Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers
+elle, et effleurant son visage dans un baiser:</p>
+
+<p>&mdash;Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais
+sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous
+teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'aimez donc un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici?</p>
+
+<p>&mdash;Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a <span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> pas l'habitude de faire du
+mal à personne et moins encore à celles qu'elle aime.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais
+vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis
+paresseuse!</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près
+de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre
+pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites
+oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me
+donner et que vous remplacez.</p>
+
+<p>Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui
+l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes
+bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je
+cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue,
+dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi
+brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui!</p>
+
+<p>Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche
+sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale
+humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai
+doucement mon lit.</p>
+
+<p>J'étais à peine couchée que Zinga a paru devant mon lit, riant de ses
+dents fines et de ses grosses lèvres entr'ouvertes qui me donnent à la
+fois l'idée d'un fruit suave et d'une gueule venimeuse. Son être est
+fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de
+traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune
+noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit
+d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence,
+ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule
+vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,&mdash;mes crimes, hélas!
+Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas
+possible! elle me dénoncerait <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> à ses nouveaux maîtres,&mdash;on ne la
+connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si
+facile de savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être.
+J'y songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les m&oelig;urs
+deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis
+pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait
+volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un
+continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle
+sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant
+je lui ai crié d'une voix rude:</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a appelée?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li?</i> (Maîtresse, je t'ai
+entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?)</p>
+
+<p>Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me
+caresser le soir quand je ne dors pas.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ai-je murmuré tout bas.</p>
+
+<p>Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir.</p>
+
+<p>Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit <span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> qu'elle voulût agir à sa
+fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet
+de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de
+fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et
+s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses
+des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le
+visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais
+tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une
+touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque,
+pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux,
+aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein
+les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches
+sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y
+égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux
+comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait
+une glace dans mon sang enflammé, puis me <span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> soulevait et
+m'anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée,
+prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément
+les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer
+de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire
+et continuait ses féroces dévotions.</p>
+
+<p>Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle
+et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en! Va-t'en!</p>
+
+<p>Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner.
+Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis
+qu'elle voulait et n'osait pas me parler.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, qu'as-tu?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress</i>, fit-elle, <i>mo guen kichoz pou dili</i>. (Maîtresse, j'ai
+quelque chose à te dire.)</p>
+
+<p>Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il
+fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress, oun blang vini jodi.</i> (Maîtresse, un blanc est venu
+aujourd'hui.)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> &mdash;On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue?</p>
+
+<p>&mdash;<i>No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle?</i> (Non, je ne t'ai pas
+prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?»)</p>
+
+<p>&mdash;Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M.
+de Montouroy?</p>
+
+<p>&mdash;<i>No, pas mouché Montouroy, oun bel.</i> (Non, pas M. de Montouroy, un
+plus bel homme.)</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette?</p>
+
+<p>&mdash;<i>No, lo ye rivé la kaz, diti.</i> (Non, il reviendra à la maison, a-t-il
+dit.)</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux
+apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de
+Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Mouché Montouroy!</i> s'écria Zinga en feignant une profonde surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets
+ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection,
+Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains
+de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>, elle m'a
+montré des pièces d'or.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Es zot-oulé vandé mo to lang.</i> (Voudrais-tu me vendre ta langue?)</p>
+
+<p>Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté,
+m'exposa très gravement son projet.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Savé li, savé cri ké to!</i> (Je veux savoir lire, savoir écrire comme
+toi!)</p>
+
+<p>&mdash;Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter
+une langue.</p>
+
+<p>Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute
+joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les
+mains.</p>
+
+<p>Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et
+pourquoi Zinga a-t-elle <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> si grande envie de s'instruire? Est-ce pour
+m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour
+m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée
+ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.</p>
+
+<p>J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son
+sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout
+imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je
+l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute
+l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on
+devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la
+trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et
+ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais!</p>
+
+<p>Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me
+sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait
+moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble
+<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions
+misérables... Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu?</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit
+d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de
+prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société
+du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette.
+Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de
+fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.</p>
+
+<p>Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien
+qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un
+commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant,
+sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie <span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> pas, il provoque au
+rire plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa
+femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce
+matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point,
+j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et
+étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue.</p>
+
+<p class="p2">&mdash;Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas
+plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui
+remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu
+t'enrichis avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Guen, Zami</i> (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à moi que tu oses dire cela? s'est-il écrié en levant sa large
+paume.</p>
+
+<p>Elle a éclaté de rire.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pa jwé! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen,
+mo che, mo pran viand di mo voezen.</i> (Ah! ah! tu prends ça pour une
+insulte. Tu ne <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> crois donc pas avoir de quoi être aimé? Alors, si ça
+ne te gêne pas, il faut bien que j'en aime un autre.)</p>
+
+<p>&mdash;Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux
+savoir si <i>l'argent existe</i>.</p>
+
+<p>&mdash;<i>No savé.</i> (Je ne sais pas.)</p>
+
+<p>&mdash;Tu le sais, et tu me le diras...</p>
+
+<p class="p2">J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a
+fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent
+que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu
+sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il
+veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru
+tous deux fort troublés à ma vue.</p>
+
+<p>Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette
+après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je
+crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout
+cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus <span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span> aisément et
+j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de
+protéger ma chère enfant.</p>
+
+<p>J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne
+ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir
+si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse
+de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette
+le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de
+chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des
+trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes
+pleines, puis les bagaces.</p>
+
+<p>Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un
+et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en
+visite de cérémonie.</p>
+
+<p>Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée
+de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé
+également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des
+ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. <span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> Une
+anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse
+exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa
+ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une
+touffe de plumes blanches.</p>
+
+<p>Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents
+petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et,
+malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air
+langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue
+se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit
+aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus
+belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand
+on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est
+d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus
+qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait
+être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de
+Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> pour me montrer son
+jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant
+aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus
+aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une
+marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son
+nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.</p>
+
+<p>Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation,
+mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une
+négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant
+paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention;
+or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les
+tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont
+quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils
+s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang,
+Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite
+maîtresse quand, <span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre
+les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter,
+disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis
+un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le
+clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à
+toute vitesse.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau,
+les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les
+arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident.</p>
+
+<p>Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le
+corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je
+ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui
+en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents
+d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du
+moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur
+excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui
+s'ouvrait comme <span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du
+supplice.</p>
+
+<p>L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ego te absolvo, in nomine Domini.</i></p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers
+les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce
+répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît
+l'accident:</p>
+
+<p>&mdash;C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête.</p>
+
+<p>Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe
+et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait
+du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la
+tête de la morte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes!</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il continuer? a demandé Robert, <span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> le mulâtre qui remplaçait
+mon commandeur alors absent.</p>
+
+<p>&mdash;Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case,
+lui ai-je répondu, on l'enterrera demain, et continuez le travail.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que l'un des conducteurs est son mari.</p>
+
+<p>Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l'année dernière, mais
+l'accident ne l'émouvait guère; toujours assis sur la volée qui termine
+le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il
+conservait un visage impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le ferez fouetter ce soir, m'écriai-je, indignée de cette
+indifférence; oui! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à
+arrêter son attelage quand on le lui commande. C'est son insouciance
+impardonnable qui est cause de cet accident.</p>
+
+<p>L'abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un accident, mais un crime.</p>
+
+<p>Et comme nous le considérions avec effroi:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous rappelez que Berchoux s'était <span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> marié contre son gré, et
+par ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse
+Jacqueline se plaignait de l'abandon où la laissait son mari; or, voici
+ce que j'ai appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient
+les m&oelig;urs ordinaires des nègres musulmans; ils délaissaient les
+femmes pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les
+dénoncer, ils ont aidé le moulin à l'écraser, quand ils pouvaient si
+aisément arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent
+presser tout le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé,
+mais on aurait pu lui sauver la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Les misérables! dis-je. Quand je pense que c'est Mme Du Plantier qui
+me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements!
+Fiez-vous donc à vos amies.</p>
+
+<p>&mdash;Cette bonne Mme Du Plantier! reprit Mme de Létang avec un sifflement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout simple, dit l'abbé de La Pouyade. Avec ces nègres
+sodomites, elle craignait d'avoir des ennuis.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> &mdash;Elle préférait que je les eusse à sa place.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'allez-vous faire de ces deux nègres, madame? demanda l'abbé. Les
+dénoncer au Conseil colonial?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais bien les sangler, ce soir... et j'espère qu'ils se corrigeront
+de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l'abbé, et vous,
+ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me
+causer les plus grands dommages.</p>
+
+<p>Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil?</p>
+
+<p>C'est assez de perdre une bonne négresse, sans encore me priver de deux
+ouvriers qui sont d'excellents travailleurs.</p>
+
+<p>Mais il était dit que cette journée ne m'apporterait que des ennuis.</p>
+
+<p>Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à
+voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires,
+bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants,
+nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du
+sucre; puis nous pénétrâmes <span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> dans le magasin, et c'est ici que
+l'employé se montra d'une suprême maladresse. Mme de Létang est trop
+absorbée par sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et
+l'abbé a coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du
+ciel, pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile
+de les leur faire connaître. Mais l'employé, sottement, s'est mis à leur
+décrire la vente. Il est vrai qu'avec une insistance et une curiosité
+très indiscrète, qu'expliquerait seul le désir de vérifier d'odieuses
+médisances, Mme de Létang, l'abbé et jusqu'à Agathe le pressaient de
+questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte
+et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des
+noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu'on fait
+affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes
+des barriques qu'il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus
+lourd et qui, pesant davantage, permet d'y mettre moins de sucre; ou
+bien, on remplit la barrique à plusieurs <span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> reprises, de telle sorte
+que le premier sirop s'étant refroidi, les sirops qu'on verse ensuite se
+figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids
+considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse
+mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent
+s'apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L'abbé de La
+Pouyade ne s'en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie.</p>
+
+<p>&mdash;Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez
+garde de vous tromper de barrique.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et
+même avec la terre d'ailleurs, quand on est jolie femme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le
+même ton.</p>
+
+<p>Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le
+spectacle qui nous attendait, n'était point pour nous réjouir. Le
+commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de
+jeunes négresses, dans <span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> le jardin, à quelques pas de la maison, et
+un Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre,
+du bout des doigts, collant l'oreille sur leur abdomen, en des
+mouvements répétés et indécis.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que signifient toutes ces façons? m'écriai-je. Voulez-vous
+me l'expliquer, mon frère?</p>
+
+<p>Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d'épais sourcils
+roux, un profil pointu dur et sans barbe, m'adressa d'un coup de tête
+vif, un salut dédaigneux qui me donna l'envie de le faire jeter sur la
+route: les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se
+pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui
+était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux
+ahuris.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit le capucin, d'un ton apitoyé et solennel, comme s'il
+allait m'annoncer un malheur, on a rapporté à l'hôpital que vos noirs ne
+se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale; on me
+signale de grands abus, dans les relations <span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> sexuelles, et notamment,
+plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi; toute
+négresse convaincue d'avoir eu des relations avec un blanc est
+confisquée par nos missions.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous permet d'avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs!</p>
+
+<p>&mdash;Madame! s'écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe!</p>
+
+<p>&mdash;Votre robe, je vous la lèverai tout à l'heure par dessus la tête,
+malotru!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas
+mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le
+ventre bombé de la grosse ahurie.</p>
+
+<p>&mdash;Soutiendrez-vous que c'est un blanc qui l'a engrossée? Je suis veuve.
+Il n'y a pas de blanc dans la plantation.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! répliqua le Frère des Missions avec un air d'incrédulité des
+plus insolents.</p>
+
+<p>&mdash;Que prétendez-vous insinuer, misérable! m'écriai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne prétends rien, madame, mais je <span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> dois vous dire, que je dois
+emmener toute négresse enceinte et non mariée à l'hôpital; si elle
+accouche d'un mulâtre, elle y sera retenue; si elle met au monde un
+noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment osez-vous me l'enlever sur une simple présomption?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il, ce n'est pas une simple présomption qu'un aveu de
+l'intéressée.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! elle a avoué.</p>
+
+<p>La surprise un instant me paralysa; me tournant enfin vers l'esclave
+incriminée:</p>
+
+<p>&mdash;Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d'un blanc, malheureuse!</p>
+
+<p>La grosse négresse, dont sa voisine, fille dégingandée, à l'air
+malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement;
+et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade,
+montrant le capucin du doigt, d'un geste lent:</p>
+
+<p>&mdash;Li, papa!</p>
+
+<p>Les négresses, à ce mot, partirent toutes d'un rire criard qui
+ressemblait à un aboiement <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> de petits chiens. Dans leur hilarité,
+elles se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en
+arrière; certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la
+tête, tandis que le frère, tout rouge, balbutiait des explications qu'il
+était seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna
+nous-mêmes, et encouragées par notre tolérance, voilà qu'elles se
+mettent à danser autour du ridicule capucin, se baissant jusqu'à terre,
+se relevant d'un bond, d'une tension de reins impayable, et répétant en
+ch&oelig;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Li papa! Li papa!</p>
+
+<p>Il ne manquait à la calenda qu'un tambourin. Leur derrière sonore,
+qu'elles claquaient en cadence, en faisait l'office. Seule la grosse
+fille qu'on avait réclamée, restait contemplatrice, de tous ces
+mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des
+négresses s'était fermé autour de lui; et, s'il voulait s'en échapper,
+une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à
+la croupe de sa voisine; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son <span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span>
+tour de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement
+avait assez duré, je dis à mon commandeur de l'interrompre; sur un ordre
+un peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon
+capucin rajusta sa robe qu'elles avaient retroussée, chercha une de ses
+sandales qu'il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d'une
+voix courte et rageuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire ma déclaration à l'hôpital, et je ne manquerai pas,
+soyez-en sûre, madame, d'en avertir le Conseil colonial.</p>
+
+<p>A peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d'ordinaire
+à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette, dit-il, qu'on ait ainsi traité ce frère, car je le
+connais, sa conduite est non seulement à l'abri de tout soupçon, mais
+digne des plus grands éloges.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer?</p>
+
+<p>&mdash;Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu'il ne vient pas de lui-même,
+mais à la requête de quelque puissant personnage <span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span> auquel on vous
+aura méchamment dénoncée.</p>
+
+<p>Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre
+d'un procédé aussi vexatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont
+lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui,
+sous l'apparence d'une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le
+mal qu'elles peuvent.</p>
+
+<p>Un nom me vint de suite aux lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Vous songez à Mme Du Plantier, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Mme de Létang me répondit d'un signe de tête puis, se tournant vers
+Agathe et Antoinette:</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez bien aimables, mes chéries, de vous promener au jardin.
+Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement.</p>
+
+<p>Les jeunes filles nous ont fait une moue, d'ailleurs fort gracieuse,
+Agathe a chuchoté à l'oreille d'Antoinette, et elles ont quitté la
+galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l'entrée, dans la nuit
+ardente des hauts feuillages; la <span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> lumière lissait les palmes les
+plus élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher
+au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à
+vif. Mais l'ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute
+une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait,
+fortifiant notre intimité.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l'affirme, Mme Du
+Plantier est une catin... le mal qu'elle essaie de vous faire est
+incalculable. Elle vous a longtemps calomnié auprès de M. le gouverneur.
+Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une
+vieille fée de sa tournure.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il plus son amant? fis-je d'un ton de surprise qui n'était que
+joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette
+ancienne maîtresse par Mme de Létang.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu'une personne de son âge, aussi mal
+conservée et aussi ridicule, n'a point les amants qu'elle voudrait. Par
+bonheur pour elle on la dit <span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> fort riche; sans doute fait-elle part à
+ses amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme
+que de telles complaisances... Ainsi cet odieux Montouroy.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais qu'il vous faisait la cour...</p>
+
+<p>&mdash;Un moment je l'ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels
+camouflets qu'il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l'argent
+qu'il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier.
+Mais elle est bien forcée de s'avouer plus d'une fois l'impuissance de
+ses charmes, or savez-vous le moyen qu'elle emploie pour retenir dans
+ses jupons un homme qu'elle dégoûte? Elle essaie d'attirer des jeunes
+filles et des plus jolies à ses collations. D'abord j'ai cru que ces
+réunions étaient convenables, j'y ai envoyé Agathe; on s'est permis de
+tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles
+indécences, que ma pauvre enfant m'est revenue deux heures après être
+partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l'a reconduite m'a dit
+qu'elle avait pris sur elle de l'emmener, tant elle s'était sentie
+indignée des <span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> manières de Mme Du Plantier et de Montouroy.</p>
+
+<p>&mdash;Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d'avoir
+prévu l'aventure; mais j'ai trouvé qu'il sied à une jeune fille de ne
+point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il
+se noue plus d'intrigues qu'il ne s'ébauche de fiançailles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous
+en veut à mort, surtout après l'espèce d'injure que vous avez faite à
+Montouroy.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle injure?</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez mis à la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Nullement. J'ai trouvé qu'il faisait des visites trop fréquentes aux
+Ingas et qu'il paraissait désirer mon absence pour être seul avec
+Antoinette; j'ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son
+zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j'avais su quel
+homme il était, je n'aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire
+moi-même de ne plus revenir chez moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> &mdash;Il est pire encore que vous ne pouviez vous l'imaginer. C'est un homme
+capable de tous les crimes!</p>
+
+<p>Et Mme de Létang poussa un long soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie?</p>
+
+<p>&mdash;Certes! fit-elle d'une voix furieuse, puis changeant de ton: Il a
+répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas!
+va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C'est lui, n'en
+doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les
+mains, comme je vous remercie de m'avertir ainsi. Ah! j'ai toujours mis
+en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd'hui comme elle était
+bien placée!</p>
+
+<p>&mdash;Et croyez que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en
+portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai
+tout pour vous rendre service!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un bon ami dans le gouverneur?</p>
+
+<p>&mdash;Il me chérit comme son enfant,... c'est <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> un père pour moi. Il m'a
+connue si jeune! Mais une telle affection, qui a la caducité de l'âge,
+ne peut satisfaire un c&oelig;ur tel que le mien... Allez, pauvre chère,
+j'ai bien aimé, mais j'ai eu des déceptions cruelles.</p>
+
+<p>Et elle éclata en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Notre infortune est la même, lui dis-je en l'embrassant, depuis la
+mort de mon pauvre mari, rien n'a égayé mon existence.</p>
+
+<p>Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se
+coller aux miennes; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût
+voulu s'unir à moi, et qu'elle trouvât dans cette étreinte charnelle une
+consolation.</p>
+
+<p>J'étais étonnée d'un attendrissement si subit. Je songeai cependant
+qu'elle pouvait m'être d'un grand secours auprès du gouverneur pour
+lequel,&mdash;ce n'est pas un secret,&mdash;elle a les extrêmes complaisances que
+réclament des vieillards usés et libertins; j'avoue que moi-même j'étais
+grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son
+corsage libre; tout à coup sa main m'a <span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> surprise sous les robes, par
+une curiosité plus qu'indiscrète; je ne sais si ses yeux, sa bouche
+souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse; mais il m'a
+paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être
+ordinaires, n'avaient d'abord rien de répréhensible, et d'y répondre
+sans contrainte: puis j'ai voulu savoir si elle était aussi bien faite
+que l'assurait Madame de Mauduit; la nudité mignonne de ses petites
+chairs, qui sous le tulle, la gaze, et l'ampleur des robes, se tendait,
+se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques
+instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle
+était si émue qu'elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me
+demande si c'était toujours de douleur. J'étais, je l'avoue, heureuse de
+son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants
+d'abord, fussent devenus d'une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle
+eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l'espace
+d'une personne, <span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span> rabattit sa robe dérangée d'un geste modeste, et
+passa doucement la main sur son front.</p>
+
+<p>&mdash;Je rêve, dit-elle.</p>
+
+<p>Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les
+plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine; les cierges des
+sables, les aloès, les agas, les figuiers d'Inde, apparaissaient comme
+des virilités menaçantes.</p>
+
+<p>A ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement.
+Craignant d'être épiée, je détournai la tête. Oh! la désagréable
+surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et
+souriait. Dès qu'elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face
+et rentra dans la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j'espère que
+vous ne tromperez pas ma bonne foi.</p>
+
+<p>Je ne remarquai point aussitôt l'impertinence de ces paroles prononcées
+d'une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre
+prière:</p>
+
+<p>&mdash;Mon amie, défendez-moi auprès du <span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span> gouverneur, je vous en aurai une
+obligation éternelle.</p>
+
+<p>J'ajoutai, comme si vraiment j'étais obligée de lui faire cet aveu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas combien j'ai besoin de votre aide!</p>
+
+<p>Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée
+qui ne lui était pas ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner
+au Cap. Je me suis bien attardée chez vous, chère madame.</p>
+
+<p>Ces mots «chère madame» semblaient effacer tout ce qui s'était passé
+entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie; elle avait
+dû s'asseoir par terre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états
+pareils quand on est en visite!</p>
+
+<p>Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis
+accompagner par des lanterniers jusqu'au Cap, car la nuit était fort
+sombre. A leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie,
+étendue sur un <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme
+de Létang dont l'image la plus intime me poursuivait avec insistance.</p>
+
+<p>Quand j'allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à
+écrire. Aussitôt qu'elle m'a vu entrer, elle a mis brusquement la main
+sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries?
+montrez-moi ce que vous écriviez.</p>
+
+<p>Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m'a tendu une
+lettre singulière qui commençait par ces mots: «Mon ami bien aimé.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis
+la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l'un à l'autre,
+pour rire!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je
+vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l'avenir à votre amie.
+Qu'elle s'écrive et se réponde elle-même, <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> autant qu'il lui plaira.
+Pour vous, je vous défends un pareil amusement.</p>
+
+<p>J'étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu'il m'était
+difficile d'écarter. Au risque d'instruire la jeune imagination
+d'Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l'emploi de sa
+journée.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous fait avec Agathe?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, figurez-vous qu'elle a absolument changé d'idée; l'autre
+jour elle ne pouvait pas sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui
+embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l'épouser.</p>
+
+<p>&mdash;Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je
+vivement pour l'éprouver.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n'ai pas
+changé de sentiment. J'ai dit à Agathe qu'elle pouvait le garder pour
+elle, s'il lui plaisait tant; mais elle ne cessait de me vanter ses
+qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est extraordinaire! m'écriai-je, <span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> puis la prenant dans
+mes bras et l'embrassant de toute ma force: Mon enfant, ma chère enfant,
+lui disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si
+vous saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour
+moi de vous quitter. Je n'ai que vous au monde.</p>
+
+<p>Elle avait, tandis que je l'étreignais, des yeux étonnés, puis
+indifférents; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je
+d'abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l'amitié! et
+pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup
+j'eus honte de moi-même, je m'en voulus d'étreindre ce petit corps frais
+et intact, avec ces mains encore souillées d'attouchements bêtes et
+inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si
+insensible.</p>
+
+<p>Je souffrais à cause d'elle et elle ne le savait même pas! A un amant
+impitoyable, j'aurais du moins l'ivresse d'avouer mon sacrifice. Elle ne
+pouvait me comprendre.</p>
+
+<p>Zinga me rejoignit au moment où j'allais m'étendre sur mon lit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> &mdash;<i>Maîtress, pa veni, pimigno Létang.</i> (Maîtresse, c'est inutile que je
+vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.)</p>
+
+<p>Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d'irriter sa jalousie. Je
+tenais cette misérable par les caresses. Ah! comme j'ai été dupe
+aujourd'hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée!</p>
+
+<p>Oui je le vois à bien à présent: malgré ce que Mme de Létang m'a conté
+sur Montouroy, elle l'aime toujours; persuadée qu'Antoinette est riche,
+elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez
+elle, pour la marier à cet homme qui, d'après ce qu'elle m'a laissé
+entendre, ne cherche que l'argent. Elle pense que ce mariage lui donnera
+un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à
+Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune.</p>
+
+<p>Dire que j'ai pu me fier à cette femme et que j'avais songé un instant,
+à unir Antoinette à ce gredin!</p>
+
+<p>Ah! que cette journée est affligeante. Il me semble que j'ai perdu
+considération, honneur, <span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> et que ma chère Antoinette n'est plus à
+moi. Elle paraissait, l'autre soir, m'être si attachée! Agathe lui
+a-t-elle dit du mal de moi? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort
+de Mme Lafon.</p>
+
+<p>Canaille! si tu en avais l'audace, je te tuerais!</p>
+
+<p>Mais non, Antoinette n'a que l'indifférence de son âge. Je dois la
+surveiller davantage, l'amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra
+bien qu'elle m'aime.</p>
+
+<p>Surtout j'aurai l'&oelig;il sur mes ennemis.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des
+jalaps: Mme de Létang, Agathe auprès d'Antoinette, Mme Du Plantier, le
+docteur Chiron, l'abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont
+les volets viennent d'être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le
+ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous
+étreint de la menace infinie et obscure de <span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span> ses vagues. Elles sont
+confondues en une montagne mouvante qui s'avance lentement vers nous,
+qui brille ici de l'éclat dur d'un métal en fusion, et là-bas, jusqu'à
+l'horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au
+large, dans l'immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble
+dormir.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable
+clarté d'émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du
+gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m'avait été
+envoyée de Paris?... le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert
+d'eau, couverte de crêpe rayé en paillon d'argent. La couturière de la
+reine l'avait faite pour la comtesse de Chimay qui l'avait trouvée trop
+chère, et comme j'ai absolument sa taille, c'est à peine s'il y avait eu
+besoin de quelques retouches.</p>
+
+<p>Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de
+mentons, dont les uns ont l'air de crever, tandis que d'autres <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> en
+dessus ou en dessous naissent et grandissent.</p>
+
+<p>&mdash;Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous
+devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez? a-t-elle répondu, sans comprendre.</p>
+
+<p>Antoinette regardait à une fenêtre; elle avait le haut du corps un peu
+penché, et ses hanches s'arrondissaient gracieusement dans l'embrasure;
+cette petite sèche, maigriotte d'Agathe s'est approchée, lui a claqué
+puis pincé la fesse, tandis qu'Antoinette se retournait vers elle,
+souriant, se défendant, rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maman, viens donc voir, Antoinette qui n'a rien sous ses jupes.
+Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais.</p>
+
+<p>Mais Mme de Létang s'abandonnait toute à une contemplation qui semblait
+être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses
+narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait
+les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et <span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> abondantes
+formaient sur le lisse feuillage comme une neige légère; puis, se
+tournant de l'autre côté de la galerie, elle respirait les odeurs de
+jasmin qui montaient des plantations. Je la contemplais: plus mince
+encore que sa fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle
+semble ruinée par la passion. Son confident ordinaire, l'abbé de la
+Pouyade, jeune et vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade,
+ramène à chaque instant sur sa culotte les longues basques de son habit,
+comme pour cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de
+rubis qu'on lui voit porter depuis quelques jours, et qu'on prétend être
+un cadeau d'une pénitente. Derrière nous, à l'oreille de l'abbé qui ne
+l'écoute pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en
+pli, dans son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac
+qu'il laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez.</p>
+
+<p>Nous avions les nerfs un peu irrités par l'approche de l'orage et
+l'odeur entêtante qui montait du jardin; Mme de Létang caressait <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span>
+les cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des
+jeux de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à
+rappeler une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs.
+Soudain, derrière l'habitation, un cri s'éleva, perçant, exhalant
+quelque extrême douleur, et nous fit tous tressaillir.</p>
+
+<p>Ce cri, suivi de beaucoup d'autres, nous annonçait qu'on châtiait
+quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment
+une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre
+qu'Agathe de Létang, qui n'a pas l'âme bien pitoyable, surprise et
+amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu'il arrive
+toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence
+maternelle, dangereuse d'ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta
+par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et
+rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez exemple sur votre jeune amie, <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> lui dit sa mère, je suis
+sûre qu'elle a horreur de votre cruauté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répliqua Antoinette, j'admets qu'on frappe les vieux esclaves,
+mais cela me révolte qu'on maltraite les tout petits.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on
+ne châtiait plus les esclaves?</p>
+
+<p>&mdash;Ma toute, belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas
+soigner vos victimes, permettez-moi donc d'être seule à m'occuper des
+miennes; je suffis sans effort à cette tâche, d'autant mieux que je ne
+les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous, de les envoyer
+en paradis.</p>
+
+<p>Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du
+moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l'un de ses
+nègres: tout le monde s'accorde à dire que, sans sa liaison avec le
+gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c'est à peine
+si ma répartie la blessa: elle est grasse, elle aime son repos, et
+laisse passer les impertinences sans y répondre. <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> Elle se contenta
+de hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d'une façon
+innocente, et de battre l'air plus vivement de son éventail.</p>
+
+<p>&mdash;Ces cris sont insupportables! fit à demi-voix l'abbé de la Pouyade.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez bien, monsieur l'abbé, lui dis-je, que je ne suis point la
+cause de cette barbarie; j'ai rarement ordonné un châtiment, cela me
+répugne; j'abandonne d'ailleurs tout le soin de ma propriété à mon
+commandeur.</p>
+
+<p>&mdash;Un mulâtre, n'est-ce pas? demanda le docteur Chiron.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père
+était un riche négociant.</p>
+
+<p>&mdash;Le père d'Obalukun?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est cela, Obalukun?</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre commandeur!</p>
+
+<p>&mdash;Il s'appelle Joseph Figeroux-Larougerie.</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, madame, mais les noirs l'appellent Obalukun. Figeroux a
+pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a
+été domestique en France.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> &mdash;Vous le connaissez donc bien?</p>
+
+<p>&mdash;Trop, madame... Oui! Et puisque l'occasion s'en présente, permettez à
+votre vieux docteur d'être sincère: vous avez, dans cette plantation,
+des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non
+seulement pour vous, mais pour la colonie.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du
+Plantier d'un ton aigre.</p>
+
+<p>&mdash;Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers
+que le docteur exagère.</p>
+
+<p>&mdash;Et en quoi donc, madame, je vous le demande? La plantation des Ingas
+est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos
+esclaves, s'il leur prenait fantaisie de se révolter?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu! observa l'abbé. Ne sont-ils
+pas heureux ici?</p>
+
+<p>&mdash;Heureux, dit le docteur en souriant, permettez-moi d'en douter; la
+petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire
+Mlle Agathe tout à l'heure, ne chanterait <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> pas sur ce ton-là, si
+elle éprouvait réellement de la félicité.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur
+décrasser la peau! D'ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à
+Saint-Domingue!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que justement ils sont peut-être fatigués d'être battus.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l'expédition n'est
+pas près d'être terminée!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! plût au Ciel!...</p>
+
+<p>&mdash;Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais
+dire, c'est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes
+paroles insensées.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu'une révolte au Cap serait
+possible?</p>
+
+<p>&mdash;Non seulement je la crois possible, mais inévitable.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l'abbé qui cessa
+enfin de siroter <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à
+Syracuse, mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens,
+mais chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n'ont aucun trait
+commun. Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du
+paganisme&mdash;plus malheureux, plus maltraités que des bêtes
+domestiques,&mdash;des êtres qui reçoivent le baptême et les autres
+sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations
+de tous les chrétiens et qui, s'ils font le bien, jouiront avec nous du
+bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions
+parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie
+point: nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des
+hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous n'êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous
+pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous
+deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à
+ne jamais reconnaître.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> L'abbé eut un mouvement d'indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, à ne jamais reconnaître? Est-ce que Mme de Létang n'a pas un
+hospice pour ses femmes malades? je l'ai visité, moi qui vous parle,
+j'en ai admiré la propreté, l'excellente disposition; j'ai loué la
+prévoyance délicate qui avait si bien secondé l'architecte. D'autres
+hospices vont se construire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole
+de son originalité.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous
+imiter... Oh! je sens que la religion fait de grands progrès. C'est
+incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces
+exécutions dont j'ai été témoin dans mon enfance; les m&oelig;urs
+s'adoucissent.</p>
+
+<p>&mdash;Dites que les nerfs s'affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi
+cruel, on l'est même plus qu'autrefois. Seulement on tient à proclamer
+son bon c&oelig;ur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se
+permettre. <span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous
+les regardez, que vous n'avez plus souvenir de ce qu'ont fait vos mains,
+ces inconscientes!</p>
+
+<p>&mdash;Docteur, je vous prie, m'écriai-je, cessez cet entretien; vous blessez
+ces dames.</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous
+divertirait.</p>
+
+<p>Le docteur s'était levé, la face légèrement congestionnée; il s'approcha
+de la fenêtre pour respirer un peu d'air, mais l'atmosphère était
+toujours étouffante; alors il s'éventa, et ses cheveux blancs, qu'il
+porte arrangés en perruque, s'agitèrent autour de son front et lui
+firent comme une auréole burlesque. Après s'être promené quelques
+minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait,
+sous l'habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à
+brûle-pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de
+fouet?</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur mon Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mademoiselle Antoinette, vous <span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> plairait-il d'éventer une
+négresse, accroupie à ses côtés?</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu
+fou.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très
+sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps.
+Puisque vous avez proclamé l'égalité de tous les hommes, il est logique
+que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous
+donner la leur.</p>
+
+<p>A ces paroles, les dames et l'abbé se regardèrent en riant et en
+secouant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon
+commandeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur: quand
+nous serons seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Docteur, vous manquez de respect à M. l'abbé, à ces dames et à
+moi-même. Nous sommes ici entre amis.</p>
+
+<p>&mdash;Raison de plus pour ne rien dire!</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette va sortir, si vous l'exigez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile. Plus tard vous saurez quel <span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> est l'homme et aussi
+quelle est la femme en qui vous avez mis votre confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Cette pauvre Zinga! s'écria Antoinette.</p>
+
+<p>&mdash;Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez encore l'accuser, vous! je ne vous aimerai plus.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis. On n'est pas toujours récompensé du bien que l'on peut
+faire. On se résigne.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, docteur, on n'accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous
+taire!</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous
+citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit l'abbé, et bien qu'il ne pratique pas notre religion, c'est
+un excellent homme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis
+qu'Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en
+riant: «Couacre! Couacre!»</p>
+
+<p>&mdash;Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring,
+sous <span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> prétexte de soigner les noirs malades, d'instruire les
+enfants, d'annoncer à tous l'Evangile, leur prêche la révolte contre
+leurs maîtres.</p>
+
+<p>Ce fut un cri d'indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un maître lui aussi! Qu'aurait-il à gagner à une révolte?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-t-il de
+l'apaiser et de la dominer. Peut-être n'écoute-t-il que sa haine de
+pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs!</p>
+
+<p>&mdash;Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux
+amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel
+Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la
+mienne. Combien de fois Figeroux s'est attardé à causer devant la porte
+du prédicateur évangélique!... Sitôt qu'ils m'entendaient sortir, ils
+rentraient dans l'habitation, mais j'avais eu le temps de les voir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> &mdash;Figeroux, dis-je, est pourtant d'une sévérité cruelle; souvent j'ai dû
+intervenir pour l'empêcher d'appliquer avec tant de rigueur les
+châtiments. Il me répondait que je n'avais pas assez l'habitude de
+commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les
+forcer au travail: «Si je ne puis à mon gré diriger la plantation,
+ajoutait-il, je préfère qu'un autre que moi en prenne le soin.» Sont-ce
+les paroles d'un homme qui prépare une révolution?</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s'il
+est cruel pour les noirs, ce qui n'aurait rien d'étonnant, il ne le
+laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt
+qu'ils peuvent subir, sont commandés par vous!</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Il le dit et on le croit. C'est votre Zinga qui est chargée de porter
+vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d'amitié!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> &mdash;Ah! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-elle donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu'elle
+est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont
+peut-être raison.</p>
+
+<p>&mdash;Docteur, s'écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici!</p>
+
+<p>&mdash;Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n'y aura
+pas grand mal.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme est d'une inconvenance! fit à demi-voix Mme Du Plantier à
+Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui
+semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations
+du docteur m'avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à
+mon entourage. J'éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme
+si le visage de cette fille pouvait m'apprendre sa trahison ou son
+innocence. J'aurais voulu ne pas croire le docteur.</p>
+
+<p>Afin d'avoir un prétexte pour la faire venir:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> &mdash;Zinga, appelai-je, en entr'ouvrant le salon, apportez des raisinades.</p>
+
+<p>Je pensais qu'elle était assise devant la porte. Mais je n'eus pas de
+réponse. J'allais voir où elle se trouvait, lorsqu'un nouveau visiteur
+entra, et que nous n'attendions point, certes! le révérend Samuel
+Goring.</p>
+
+<p>C'est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le
+menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses
+yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d'une eau saumâtre;
+défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s'ils craignaient que
+quelque chose ne vînt déranger la bosse de leur propriétaire; ou bien
+enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils,
+comme s'ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contempteurs. Les
+jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses
+sermons, il a une manière de poser à l'extase, en levant le front vers
+le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine,
+qui est impayable. En ces <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> moments-là, le manteau dont il est
+enveloppé même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos
+contrefait et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe,
+Antoinette, toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand
+c'est une jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur
+la joue, et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l'on
+devine de la reconnaissance; quand c'est une de ces dames ou moi, du
+bout des dents et avec une rage contenue, il se contente de dire: «Je
+n'avais pas besoin de vous». Et il continue à prêcher d'une voix tour à
+tour grinçante et geignarde.</p>
+
+<p>Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de
+découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme
+le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux.</p>
+
+<p>Loin d'avoir peur de lui, et d'ajouter foi aux médisances, nous avons
+tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s'est
+épanouie davantage; Agathe a oublié <span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> les soufflets de sa mère;
+l'abbé, qui somnolait un peu, s'est complètement réveillé, et Mme de
+Létang qui rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard
+voluptueux. Jusqu'à la petite négresse qu'on battait au loin, qui a
+cessé ses cris subitement, comme si elle en avait senti tout à coup
+l'inconvenance.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait
+pas les lèvres et n'eut même pas pour ces dames une inclination de tête.</p>
+
+<p>L'abbé s'avança au-devant de Goring avec une politesse souriante:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il...</p>
+
+<p>Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses
+avances:</p>
+
+<p>&mdash;Nous travaillons l'un et l'autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux
+voies parallèles: je cherche à purifier les blancs...</p>
+
+<p>&mdash;Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le
+docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte.
+J'essayai vainement de le retenir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> &mdash;Je vois, dit-il, qu'il faut unir le temple à la sacristie. Si cela
+vous amuse d'être la passerelle, madame, grand bien vous fasse!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, docteur, m'écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous
+ne partez pas... Enfin, quand vous reverra-t-on?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous serez malade, madame, bien malade!</p>
+
+<p>Et il descendit l'escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité
+d'une avalanche.</p>
+
+<p>Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son
+départ ne fût qu'une fausse sortie; puis, les yeux baissés, d'une voix
+criarde qui avait le son d'une clef rouillée dans une vieille serrure:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous apporte, mes s&oelig;urs, une nouvelle bien réjouissante. La
+société des Amis des Noirs vient d'achever sa grande &oelig;uvre.
+L'Assemblée nationale s'est rendue aux conseils de la raison et de la
+vertu. Elle est, m'écrit-on de France, sur le point de promulguer ce
+décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de
+couleur <span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait
+entendre sa voix!</p>
+
+<p>&mdash;M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant
+d'éloquence que je le soupçonne fort d'avoir donné son c&oelig;ur à l'une
+de ces belles dames d'ébène, dont les lèvres ont des baisers, m'a-t-on
+dit, paradisiaques.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit point de voluptés criminelles, s'écria Goring, mais des
+vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de
+justice que la nature inspire. Et je vous le déclare: je serais plus
+fier d'avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l'une de ces femmes
+blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres
+gestes un hommage au vice et à l'impudeur.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! s'écria Mme Du Plantier.</p>
+
+<p>&mdash;Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point
+de confitures. Mais j'aime cette sévérité, moi! Ça m'aiguillonne.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> &mdash;Cette fois pourtant, observa l'abbé, j'ai peur que vous ne vous
+abusiez. J'ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de
+l'Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous
+attendez. On a l'intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur
+qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que
+les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les
+conditions d'éligibilité. Or...</p>
+
+<p>&mdash;Or, comme ces assemblées sont composées d'aristocrates...</p>
+
+<p>&mdash;De blancs!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous espérez que jamais elles n'accorderont les droits demandés?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira
+que la nation se soit prononcée pour nous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation!</p>
+
+<p>&mdash;Non, elles n'en représentent que la pourriture! Mais en vain
+s'opposent-elles aux revendications sacrées d'un peuple <span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> malheureux.
+J'irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s'il le faut, dire à
+tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants
+innocents, que la nation désire leur liberté.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme du Plantier.
+Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Nos
+esclaves sont trop occupés à présent. Une telle nouvelle leur causerait
+une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire
+à la colonie.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui nuit à la colonie, c'est l'ignorance et le servage dans
+lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l'image de Dieu.
+On a trop tardé à leur apprendre ce qu'ils étaient!</p>
+
+<p>&mdash;Et s'ils allaient ne plus vouloir nous servir? dit Mme de Létang.</p>
+
+<p>&mdash;Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser
+partir. N'usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits
+sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à
+user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est
+nécessaire. <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m'a
+enseigné tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la
+maréchale, vous deviendriez gourmande.</p>
+
+<p>A ce moment j'entendis comme un écroulement dans l'escalier qui
+conduisait à l'office. Je sortis vivement. Le couloir était plein
+d'assiettes et de verres brisés. L'auteur de ce bel exploit devait être
+Cochonnette, la fille de cuisine: elle avait glissé, selon son habitude,
+et laissé toute la vaisselle s'échapper de ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Vilaine mazette! m'écriai-je, je vais te frotter le cul d'une
+pimentade qui t'apprendra bien, à l'avenir, à être solide sur tes
+jambes!</p>
+
+<p>Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle; mais l'avisée,
+qui avait sans doute entendu mes menaces, s'était si bien cachée que je
+ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l'absence
+inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d'un désordre, car
+elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la
+maison.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> Comme j'errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un
+bruit s'éleva de la chambre d'Antoinette. J'y entre aussitôt et ma
+surprise n'est pas légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je
+m'approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt
+il disparut derrière les bananiers du jardin. C'était un blanc, habillé
+à la mode française, et qui m'a semblé fort bien fait et élégant.</p>
+
+<p>Pourquoi s'introduire ici? Dans quelle malhonnête intention?</p>
+
+<p>Je m'adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j'ai aperçu
+Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler
+le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir.
+Sa mise, d'ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette
+fois d'un soin et d'un apprêté extrêmes; elle avait une chemise de soie
+à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait
+aux mains des bracelets de rassade. A mon entrée dans la chambre, elle
+devait être couchée; <span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span> comme mon regard s'était tourné d'abord du
+côté opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle se vit découverte, elle s'adossa au lit et, d'un air
+honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la
+voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l'idée de la frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi es-tu ici? que faisait cet homme? m'écriai-je en écartant ses
+mains et en la souffletant.</p>
+
+<p>Tout de suite son air narquois disparut; et ses yeux se remplirent de
+larmes.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress!</i> fit-elle d'une voix étouffée, avec un gémissement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te moques de moi! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans
+tarder.</p>
+
+<p>Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d'une voix assurée:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress, mô libre!</i></p>
+
+<p>&mdash;Et que m'importe, lui criai-je, que tu sois libre! Tu serais la femme
+du gouverneur, espèce de racoleuse d'hommes, traînée de <span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> boue, que
+je te fouetterais comme une bozale<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<p>Et du balai de lianes que j'avais emporté pour châtier Cochonnette, je
+lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus
+honteuse que blessée; puis, au milieu de sanglots, elle criait:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri!</i> (Je parlerai moi,
+je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.)</p>
+
+<p>La gueuse! elle a prononcé le nom de Mme Lafon! elle m'a accusée; et
+elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient
+l'entendre!</p>
+
+<p>Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, fis-je. Je te pardonne! mais je veux que tu te taises,
+entends-tu!</p>
+
+<p>Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit
+croire que tout ce chagrin n'était qu'une comédie, puis <span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> elle partit
+sans prononcer un mot. Au même instant, j'aperçus Antoinette, qui, me
+voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous, mon enfant? lui dis-je et en la serrant contre moi, je
+sentais son c&oelig;ur battre très vivement.</p>
+
+<p>Elle eut un coup d'&oelig;il vers le lit défait et vers le jardin, et elle
+arrêta sur moi un regard plein d'anxiété.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, que se passe-t-il ici? repris-je. Que signifie cet air étonné?
+Pourquoi avez-vous quitté le salon? Quel est ce mystère? Voulez-vous me
+parler, Antoinette?</p>
+
+<p>Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me
+devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite.</p>
+
+<p>Mais elle ne m'obéit pas davantage. Elle était moins troublée que
+moi-même; je ne le lui laissai pas voir; je fermai les volets de la
+fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je
+la laissai dans <span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur
+de la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m'appellerez, lui
+criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée! On vous apportera
+votre souper ici.</p>
+
+<p>Je l'entendis sangloter, et pourtant j'eus le courage de m'arracher à
+cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait; alors, il est
+vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m'avait même
+fallu me retenir pour ne pas la battre comme j'aurais battu une enfant;
+et j'étais presque heureuse d'avoir pu, sans la frapper, lui faire mal.
+Ce secret qu'elle garde pour elle seule m'irrite comme un affront.
+Hélas! à peine commençais-je à sentir les joies d'une affection réelle,
+et déjà elle échappe à mon désir! Mon Dieu! quand je songe que c'est
+près de cette enfant que j'espérais trouver le pardon et l'oubli du
+passé. Pourquoi ne l'avez-vous pas voulu, Seigneur!</p>
+
+<p>Au milieu de ma rage, et par une sorte d'instinct irréfléchi, je me suis
+dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans <span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> une
+inquiétude si cruelle, ne devaient pas m'être indifférents!</p>
+
+<p>L'orage, menaçant tout à l'heure, venait d'éclater. Les coups de
+tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou, par des explosions
+soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l'oreille et
+terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la
+maison, les montagnes semblaient se rompre et s'écrouler dans des
+craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer
+s'avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque
+cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des
+mondes infinis. Elle crevait en torrents d'écume, qui, tels que des
+trombes, s'élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les
+pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis
+quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère,
+pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace.</p>
+
+<p>&mdash;Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur
+les nuages <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> sombres, c'est aux clartés de la foudre que se révèle à
+nous la loi du Seigneur.</p>
+
+<p>Mais personne ne l'écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la
+muraille, poussait de petits gémissements: Mme de Létang, assise sur le
+canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu'Agathe, agenouillée,
+appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y
+trouver abri et sécurité. Seul, l'abbé, les mains croisées derrière le
+dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l'orage, les
+déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l'horizon
+et s'éteignent dans un tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;Mes s&oelig;urs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Tartuffe! m'écriai-je en haussant les épaules.</p>
+
+<p>Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j'étais
+pleine, s'étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré
+la pluie qui s'était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je
+l'arrêtai; puis, sans me soucier du désespoir qu'elle montrait en voyant
+l'eau gâter toute sa fraîche toilette, <span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> sans m'occuper moi-même de
+l'inondation qui me suffoquait:</p>
+
+<p>&mdash;Zinga, dis-je, parle-moi franchement: pourquoi cette homme était-il
+dans la chambre d'Antoinette?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pou Figeroux pa wé mo!</i> (Pour que Figeroux ne me vît pas!) a-t-elle
+répondu simplement. La chambre d'Antoinette se trouve en effet à l'aile
+droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à
+gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Alors cet homme venait pour toi?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Wi! pou mo!</i> (Oui, pour moi!)</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien vrai? Jure-le sur ton talisman.</p>
+
+<p>Mais sans s'occuper de ma demande:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maîtress, moy ye tou di lo!</i> (Maîtresse, je t'ai tout dit!)</p>
+
+<p>Elle se secoua comme une perruche trempée sous l'averse qui redoublait,
+et rentra dans la maison en courant.</p>
+
+<p>A quoi bon l'interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses
+paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques.</p>
+
+<p>J'ai laissé mes hôtes s'effrayer et se rassurer <span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> à la parole du
+quaker; j'ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j'ai
+pleuré. Zinga n'est pas venue cette nuit; elle savait bien que je
+l'aurais chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi; il m'a envoyé un rêve de
+délices: j'ai vu près de moi la chérie; elle était douce et elle
+m'aimait.</p>
+
+<p>Seigneur! je vous en supplie, faites qu'elle ne me quitte pas, qu'elle
+ne s'éprenne pas d'un homme.&mdash;C'est pour son bien! elle serait si
+malheureuse!</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Je m'étais éveillée avec tant de plaisir! Ah! je n'aurais pas prévu la
+fin horrible de cette journée!</p>
+
+<p>Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche
+m'apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C'est à peine si
+l'orage a laissé de traces autour de la maison tandis qu'à une
+demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> Mes angoisses de la veille s'étaient dissipées à la clarté limpide du
+ciel; à peine hors du lit, je courus à la chambre d'Antoinette. Je
+voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler une
+excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant! j'éprouve tant de
+peine à lui causer le moindre chagrin! mais je ne puis vaincre l'égoïsme
+cruel de mon affection. Ah! si j'étais sûre qu'elle m'aimât, j'aurais de
+moins dures exigences.</p>
+
+<p>Par bonheur, Antoinette n'a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces
+dames, qui connaissent l'inconstance de mon humeur, excusèrent ma
+brusque disparition, l'attribuant aux nerfs ou à l'orage. Profitant
+d'une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et
+partirent pour le Cap en même temps que l'abbé. Seule, Agathe de Létang
+que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s'en aller avec sa mère. Zinga
+eut alors l'inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais
+gré, d'offrir à la jeune fille le lit d'Antoinette. Agathe accepta.
+Elles ne s'attendaient ni l'une ni l'autre à trouver fermée la porte de
+mon <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> enfant. Mais Zinga ne s'émut pas de si peu. Elle devina ce qui
+s'était passé entre nous; et sans crainte de ma fureur, elle vint,
+pendant que je dormais, fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra
+la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. A trois elles
+ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n'a plus eu
+peur de l'orage; et c'est dans toutes sortes de jeux qu'Antoinette a
+fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m'a arrêté dans le vestibule
+pour tout me raconter.</p>
+
+<p>Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de
+fierté comme d'un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais
+plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends
+garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en
+cuirait à ta peau.</p>
+
+<p>Agathe et Antoinette, lasses d'avoir dansé la veille, reposaient encore.
+Un souffle léger, d'un mouvement égal, soulevait leur sein. <span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> Agathe
+avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d'Antoinette; frêle,
+presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande
+amie dont le bras s'allongeait sur son épaule. Une ombre charmante
+couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs
+lèvres; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient
+en rêve.</p>
+
+<p>A mon pas elles tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des
+attitudes plaisantes, s'étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent
+éveillées et qu'elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger
+effroi. Les joues d'Antoinette s'empourprèrent; Agathe poussa même un
+cri.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous effrayez pas, mes chéries, fis-je, je ne veux point vous
+gronder. J'en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me
+montrer plus de confiance.</p>
+
+<p>C'est tout ce que j'eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de
+surprise sans doute, car elles s'attendaient à une semonce, elles
+partirent d'un éclat de rire. Ce fut délicieux <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> comme un égouttis de
+source mêlé à des trilles d'oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue
+pour être coupable, acheva de m'enlever mes inquiétudes, et voyant que
+je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive
+abondance de détails inutiles et gracieux.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous sommes bien amusées, allez! madame, Zinga nous a appris à
+faire du gâteau galeux... c'est un vilain nom, mais c'est follement bon.
+On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois &oelig;ufs,
+mais il faut que l'&oelig;uf soit sans blanc, et puis vous détrempez la
+farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis... Ah!
+je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, seulement tu t'es trompée; on prend aussi du fromage fait,
+tu ne te rappelles rien!</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je m'en moque... de la cuisine, seulement je l'aime; si vous
+n'aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C'était
+adorable!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> &mdash;Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah! vous avez bien manqué.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies
+danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga,
+on crevait de rire!</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda!</p>
+
+<p>&mdash;Et la chica! Elles se tortillent comme cela; on dirait qu'elles ont la
+colique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très
+inconvenantes; j'avais défendu plus d'une fois à Antoinette de danser
+avec nos esclaves; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre
+également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des
+jeunes filles?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, s'écriait Agathe, je vous assure, ce n'était pas
+inconvenant; il n'y avait que des négresses. On ne nous a pas vues; nous
+étions les deux seules blanches.</p>
+
+<p>Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre,
+partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l'ami
+<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants,
+à demi nues à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette
+visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se
+couvrir, il eut un geste dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. A force
+de voir les maux de l'humanité, je suis devenu insensible à ses grâces.</p>
+
+<p>J'étais indignée de cette rusticité. J'essayai de le lui faire
+comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, docteur! osez-vous dire...</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s'il ne m'avait pas
+entendue. Au vrai, j'exerce bien encore, quelquefois, mais c'est par
+habitude et par hygiène. J'ai, pour cet office un des échantillons les
+moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les
+égarements de la passion.</p>
+
+<p>Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur
+jeta un regard de reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j'ai beau <span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> avoir les cheveux
+blancs, sous ma vieille peau le c&oelig;ur est jeune encore.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez
+indifférent à nos grâces.</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n'a pas permis...</p>
+
+<p>&mdash;Et la Faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins? c'est
+là l'important.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, taisez-vous, Agathe, m'écriai-je, et vous, docteur, trêve à
+ces compliments où vous me semblez à l'aise comme un chat dans une mare
+à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu'ayant juré de ne plus
+me voir qu'à mon lit de mort, vous vous trouviez sitôt devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon serment, madame, n'avait rien de sérieux. On ne s'engage pas à
+faire le mal. J'étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de
+l'espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je
+n'en serais pas moins venu aujourd'hui vous apprendre des événements que
+vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m'émut.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prête à vous écouter, lui dis-je, curieuse et assez alarmée.</p>
+
+<p>Il me laissa voir qu'il ne tenait point à parler devant les jeunes
+filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous
+traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la
+route du Cap et sur la mer.</p>
+
+<p>Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s'étendaient
+les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs,
+cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient
+un frémissement continu. Il s'en élevait une plainte sourde, puis
+vibrante, pareille à l'écroulement des vagues sur le sable, mais perdue,
+comme le bourdonnement des murmures dans l'air silencieux, la joie et la
+splendeur de la lumière. Le cri d'une négritte châtiée, les roulements
+de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves
+viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands
+arbres, <span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> les plantes et les cultures innombrables qui se pressent
+sur la côte et dans la vallée. Les cases disparaissent au milieu du
+floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout
+de grandes feuilles de velours s'étalent, ou se courbent vers nous; les
+oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol
+des cocolobas. La voix d'un esclave chante:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p class="i1"><i>Si Bonguiè di li bon,</i></p>
+ <p><i>Li divet gagnen so rèzon.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Si le bon Dieu dit que c'est bon, il doit avoir raison.</p>
+
+<p class="p2">&mdash;Tu fais sagement, pensais-je, pauvre nègre, d'accepter le sort que
+t'envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir.</p>
+
+<p>Comme devant la magnificence de cette matinée, j'oubliais tout, et le
+passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur! Je me rêvais déjà un
+paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah! que
+j'allais être promptement désabusée!</p>
+
+<p>J'avais courbé vers le docteur une tige de <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> canne, et je lui en
+faisais remarquer la lourdeur.</p>
+
+<p>&mdash;La récolte sera belle, cette année, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire.</p>
+
+<p>&mdash;Encore! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut
+causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte
+prochaine! Comme si nos plantations n'étaient pas tranquilles! Et qui la
+ferait donc, cette révolte!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon Dieu, les blancs d'abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de
+riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer
+la canne par le tabac; ils n'ont que faire de payer des impôts pour des
+esclaves qui leur sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une
+quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l'on
+abandonnât et même que l'on ravageât quelques plantations. Cela
+renchérirait d'autant leur marchandise. D'autres enfin ont affermé des
+boutiques à leurs anciens esclaves <span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> et en retireraient plus de
+profit si les commerçants noirs n'étaient pas soumis à certaines
+impositions. Tous ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien
+sincères sur le sort des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des
+Amis des Noirs, ils vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui
+réclament pour les hommes de couleur les mêmes droits que pour les
+blancs. Ils disent que le roi et l'Assemblée désirent leur liberté. Les
+noirs ne voient pas tous du même &oelig;il arriver cet affranchissement de
+nom qui leur en coûtera peut-être un autre, moins honorable mais plus
+réel. Les nègres commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis
+d'impôts, et, en dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce,
+comme ils n'ont rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis
+bénéfices; les esclaves n'ayant pas légalement le droit de vendre, les
+maîtres qui leur prêtent un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à
+rien leur réclamer, et on leur donne ce qu'on veut. D'un autre côté, les
+noirs des plantations, établis dans l'île depuis longtemps, <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> ne se
+soucient pas d'une liberté qui va les jeter à la porte de leurs maîtres,
+et leur enlever l'assurance qu'ils ont encore de pouvoir chaque jour de
+leur existence manger leur manioc et reposer leur corps sous un toit.
+Chose étrange! ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent
+encore à leurs champs de cannes, et s'imaginent avec raison que des
+nègres citoyens se croiront déshonorés de cultiver autre chose que la
+politique; ils s'unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et
+redoutent que les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne
+leur fassent une concurrence ruineuse, dès qu'ils auront le droit de
+tenir boutique. Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne
+tiendra pas contre l'intérêt de quelques grosses fortunes; l'ambition,
+la vanité de deux ou trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de
+venger d'anciennes injures; la folie enfin de ces nègres bozales,
+récemment débarqués par la traite et que vous affectez de considérer
+comme des êtres raisonnables. Le mot de liberté à de telles oreilles
+signifie incendie, <span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> pillage, viol et massacre. L'ivresse que leur
+versent vos beaux discours se communiquera aux autres. Tout ce troupeau
+qui ne craint plus le fouet, va se précipiter avec délices dans la
+barbarie.</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'en empêcherons bien!</p>
+
+<p>&mdash;Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n'a plus chez lui que
+son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis.</p>
+
+<p>&mdash;Et où sont-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s'organise. Et j'ai
+d'autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d'être
+assassinée par ses esclaves; ce matin même, j'apprends qu'on a pillé la
+maison du gouverneur en l'absence du maître et sous les yeux de
+l'intendant, désarmé ou complice.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas la première fois qu'on voit de pareilles aventures.
+Elles sont plus ou moins fréquentes: voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez trop d'insouciance des événements qui ne se passent pas sous
+vos yeux pour <span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une
+importance extrême.</p>
+
+<p>Nous étions arrivés au pavillon; après une telle causerie j'hésitais à y
+entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d'un ton
+assez impertinent:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'est pour m'entretenir de votre «politique» que vous êtes venu
+me déranger?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, répondit-il. Je n'ai ni le goût des paroles inutiles, ni
+celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte
+qui est inévitable à Saint-Domingue; je veux seulement avertir mes amis
+assez tôt pour qu'ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter:
+veillez à vos serviteurs!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voulez encore me parler de Zinga, m'écriai-je irritée. Vous
+avez dû voir pourtant que vos médisances n'avaient eu, hier, aucun
+succès.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qui m'engage à les recommencer aujourd'hui, répartit le
+docteur.</p>
+
+<p>Là-dessus il entra dans le pavillon et s'assit lourdement sur un sofa,
+renversant la tête <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> sur le dossier, comme pour bien marquer qu'on ne
+l'en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là!</p>
+
+<p>Je n'en avais pas d'ailleurs l'intention. Un incident, en apparence
+négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et
+éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se
+glisser dans la plantation; ses yeux obliques et ridicules de lapin
+effrayé étaient encore plus soucieux qu'à l'ordinaire, et il détournait
+la tête à chaque instant, comme s'il craignait d'être aperçu. Une
+négritte, l'ayant vu, s'inclina devant lui. Sans répondre à son salut,
+le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis
+continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient
+cette visite matinale et tout ce grand mystère?</p>
+
+<p>Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte.</p>
+
+<p>&mdash;Etes-vous disposée à m'écouter, à présent? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Il n'avait pas besoin de ma réponse; j'étais assez attentive; il
+commença donc son <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> récit sans prévoir le trouble qu'il allait me
+causer.</p>
+
+<p>«Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa s&oelig;ur,
+reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui
+demandant avec instance de venir s'établir dans l'île. Son frère,
+écrivait-on, avait eu de grands malheurs; l'orage avait détruit ses
+récoltes; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d'argent, en lui
+enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de
+rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation,
+rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée
+«Mettereau», était écrite par une main étrangère, celle, sans doute,
+d'un garde-malade, ou d'un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour
+son frère l'amitié la plus vive; depuis longtemps elle avait formé le
+projet d'aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage,
+c'était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci
+était alors bien portante, et qu'il s'agissait peut-être de sauver de la
+mort un <span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> frère qu'elle aimait, elle se décida aussitôt à partir.
+Elle emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans
+la colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu'elle avait de
+précieux. Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue
+où l'intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à
+l'habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres.</p>
+
+<p>«Or, l'intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M.
+Mettereau n'existait plus; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout
+le monde, et c'est alors qu'eut lieu un effroyable drame. Tandis que les
+deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la
+Plantation Mettereau, l'intendant et les noirs qui l'accompagnent se
+jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce
+qu'elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les
+massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La
+mère est tuée; la jeune fille échappe, et c'est chez vous qu'elle vient
+chercher un refuge.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> &mdash;Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion; des
+esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous
+parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance.
+Vous savez, docteur, puisque vous l'avez soignée, combien dura son
+délire; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans
+suite qu'elle prononçait durant sa fièvre. Je l'entendais seulement
+quelquefois appeler sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit?</p>
+
+<p>&mdash;Ceci simplement: très fatiguée de la traversée, elle s'était endormie
+aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son
+oncle. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des
+torches qui brillaient dans la nuit; des nègres aux physionomies
+féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu'à des hommes,
+avaient commencé à lui lier les mains; elle entendait autour d'elle des
+cris et des gémissements; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on
+lui mit un bâillon, on la frappa; <span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> elle s'est évanouie de terreur
+sous les coups.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez fait rechercher les assassins, n'est-ce pas? et, malgré
+tous vos efforts vous n'avez pu les découvrir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, fis-je, effrayée de cette question.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'ai été plus heureux, je connais le nom de l'assassin. Oui, un
+esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n'a été que
+témoin, m'a tout raconté.</p>
+
+<p>Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d'une voix
+tremblante que je demandai:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce donc, docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Figeroux, oui, c'est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens,
+comme c'est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont
+il était l'intendant.</p>
+
+<p>&mdash;N'accusez pas sans preuves! m'écriai-je presque soulagée.</p>
+
+<p>J'avais craint un instant qu'il ne prononçât mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n'est-il pas
+arrêté?</p>
+
+<p>&mdash;Le témoignage d'un seul homme, répondit-il, <span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> surtout d'un noir,
+n'a pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux
+tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour
+moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m'a raconté le crime n'a aucun
+intérêt à accuser Figeroux. D'ailleurs, au moment de la mort de
+Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre; les explications qu'il a
+données, l'alibi qu'il a réussi à se créer n'ont point calmé tous les
+soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs.</p>
+
+<p class="p2">Je savais, hélas! mieux que personne, ce qu'il y avait de vrai et de
+faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi
+l'horrible scène; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon; les coups
+à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements; puis, dans
+l'entrebâillement de la porte, l'apparition effrayante sous la lanterne,
+les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du
+corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> regard, qui
+entre tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse
+informe, un paquet de jupes boueuses: sa fille, ma chère Antoinette!...
+râlant d'une voix éteinte, stupide: «Sauvez-la! Sauvez-nous!» Tandis que
+nous nous empressions, Zinga et moi, autour de l'enfant évanouie, la
+mère perdit elle-même connaissance. Ah! Dieu m'est témoin que je les ai
+couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme
+j'aurais soigné ma mère et ma fille... Mais, pour mon malheur, Zinga
+était près de moi, l'immonde créature! Je la vois qui s'approche du
+manteau dont j'avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde
+curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son
+jargon: «Maîtresse, regardez donc! les voleurs n'ont pas été bien
+adroits.» Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles
+pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû
+réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et
+contemplait l'or: «Voilà» disait-elle, «pour me faire plaisir, à <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span>
+moi!» Elle ajoutait en me regardant: «Et à toi aussi, maîtresse.» Elle
+n'ignorait pas qu'à ce moment j'étais dans un embarras extrême; un jeune
+mulâtre, fils d'affranchi, furieux d'avoir été chassé de la maison,
+menaçait, si je n'achetais son silence, de raconter que je l'avais
+soumis, avec d'autres noirs et même des domestiques blancs, à
+d'abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges
+qu'il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à
+jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais
+j'étais alors sans argent; une mauvaise récolte, des constructions
+dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne
+momentanée, et un emprunt, la vente d'un titre ou d'un bien me
+répugnaient. «Cette somme-là serait bien utile,» disait Zinga.&mdash;«Portez
+tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre», dis-je en affectant
+de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans
+s'occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à
+regarder cet or <span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> tentateur. «C'est le bon Dieu qui nous a envoyé ces
+voyageuses,» faisait-elle, «et puisqu'elles sont à moitié mortes...» Un
+geste affreux achevait sa pensée. Et j'avais beau m'indigner de ces
+paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du
+Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas
+maîtresse de mes actions!... Alors Zinga a senti combien je me défendais
+mollement contre son dessein; elle a compris tout l'ascendant, toute
+l'autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte; peut-être aussi
+l'or l'avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j'avais déjà
+remarquée chez elle à l'égard des femmes blanches l'enivrait-elle contre
+les pauvres fugitives... Et l'horrible forfait s'est accompli. Zinga,
+ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l'infortunée.
+Mon Dieu! que votre miséricorde s'étende sur moi! Vous savez que je ne
+fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable
+inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n'a été que
+de faiblir, de manquer <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> de courage. Ne voulait-elle pas aussi
+frapper Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la
+mienne? Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels
+mensonges, à quels périls continuels allait m'entraîner cette enfant,
+quelles fables il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin
+d'expliquer sa présence auprès de moi. N'importe, je n'ai pas hésité; et
+vous avez béni ma charité, mon Dieu; au Cap, malgré tant de calomnies,
+on vante mon âme généreuse; Antoinette me garde de la reconnaissance de
+l'avoir recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre
+pardon...</p>
+
+<p>Hélas! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu'elle
+a appelé mon crime, lorsqu'elle a voulu partager l'or. Ah! l'atroce nuit
+où je me suis disputée, battue avec elle&mdash;une esclave!&mdash;où elle m'a
+menacée de m'accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais pas «sa
+part.» Ah! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme
+elle se moque bien de mes ordres! «Sa part», c'est ma fortune! oui,
+voilà ce qu'elle désire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span> Et dire que pour m'épargner une calomnie ridicule, par avarice, par
+lâcheté, je suis sous le coup d'une dénonciation capitale!</p>
+
+<p>Il est vrai que le témoignage d'un esclave est nul devant la justice. Le
+docteur m'a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le
+lui ai demandé:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, docteur, on n'admet pas les plaintes des noirs au
+Conseil?</p>
+
+<p>Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d'abord au
+récit du crime, lui avait laissé croire qu'il m'avait convertie à sa
+méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui
+tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis
+plusieurs minutes, je n'écoutais que d'une oreille fort distraite ses
+commentaires.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe! s'écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a
+beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut
+mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le
+regard trop rapide; elle ne distingue que <span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> les ensembles; pour se
+familiariser et s'assouplir aux variétés de l'existence, elle a besoin
+de l'armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces
+animaux-là!</p>
+
+<p>&mdash;Fort heureusement, dis-je.</p>
+
+<p>Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, presque insolent,
+comme pour deviner ma pensée. Mon c&oelig;ur battait plus fort. Se
+doutait-il de ma complicité? Etait-il venu m'arracher des aveux? Mais je
+vis bientôt l'absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait
+rien. Déjà il s'était remis à me parler de Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Tout l'accuse, reprit-il. C'est seulement le surlendemain du crime que
+Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et
+s'engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère
+Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction; on avait essayé de
+l'embaumer. Figeroux, m'a-t-on raconté, avait voulu d'abord le faire
+disparaître, puis il s'était décidé à le garder sous clef jusqu'à
+l'arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s'était <span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> sans doute
+proposé d'accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire
+qui amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de
+faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu'il n'aurait dû
+l'être, ce qui déjoua les projets du misérable.</p>
+
+<p>&mdash;S'il est réellement l'assassin de Mme Lafon, dis-je, c'était bien
+maladroit de se rapprocher d'Antoinette. Il n'ignorait pas, en effet,
+quand il est venu chez moi, que je l'avais recueillie. Il voulait donc
+se faire reconnaître?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit le docteur, l'assassinat a eu lieu la nuit; Figeroux avait
+peut-être le visage couvert, masqué; peut-être aussi a-t-il dirigé les
+meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi?</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît qu'après le crime, Figeroux n'a pas trouvé sur sa victime
+l'or qu'il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l'argent, au
+milieu de la lutte, lorsqu'elle <span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> essaya d'échapper aux bandits, soit
+que les noirs qu'il conduisait l'eussent emporté à son insu. Il s'est
+imaginé que Mme Lafon l'avait confié à Antoinette. Il est entré chez
+vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! docteur, comme cette idée est étrange!</p>
+
+<p>&mdash;Mais dans cette affaire tout est étrange! Pourquoi, par exemple,
+Figeroux a-t-il froidement commandé qu'on violentât ces femmes. Ce ne
+pouvait pas être une vengeance, et d'après tout ce qu'on sait de ses
+m&oelig;urs, ce n'est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu'on en
+rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n'a point
+leurs passions de mâle. Il n'y a rien d'impossible à ce qu'il ait agi au
+nom d'un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos
+gardes. A votre place, moi je renverrais Figeroux.</p>
+
+<p>Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m'avait recommandé
+Zinga, qu'elle m'avait presque forcée de prendre chez moi, <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> me
+remplissait d'inquiétude. Connaissait-il «mon crime», ma destinée
+dépendait-elle de ces deux assassins; Figeroux allait-il, un beau soir,
+devant mes esclaves insensibles, et avec l'aide de Zinga, me tuer aussi,
+comme ils avaient tué Mme Lafon? Certes, les conjectures du docteur
+n'avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de
+craintes, une image, plus puissante que les autres, s'imposait à mon
+esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à
+éloigner de moi une scène d'horreur, d'une obscénité révoltante. Je
+voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de
+luxure; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie,
+ensanglantée par ces mains de barbares. J'entendais ses cris de douleur
+et de honte. Etait-il possible, comme le docteur le prétendait, qu'on se
+fût attaqué à tant de grâces, qu'un sauvage eût osé souiller une si
+charmante jeunesse?</p>
+
+<p>&mdash;Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu'on a violenté ces
+malheureuses femmes? Jamais Antoinette, aux rares fois où j'ai fait
+allusion <span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> à la mort de sa mère, n'a paru troublée comme aurait dû
+l'être une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant
+contrainte de cacher une telle injure. Elle m'a toujours parlé de cette
+nuit horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent
+à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr
+que vous-même autrefois... Allons, passons. Dans l'attitude de Mlle
+Antoinette, je m'imagine qu'il y a beaucoup d'inconscience. Vous m'avez
+raconté que vous l'aviez trouvée évanouie. Elle n'a donc rien senti
+pendant l'opération, heureuse enfant! A moins, au contraire, qu'elle
+n'ait éprouvé beaucoup de plaisir. D'où sa réserve. La coquine tient à
+garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon
+conseil, madame: il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la
+demoiselle; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais
+d'abord, n'est-ce pas, renvoyez Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi parlez-vous de Figeroux au <span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> sujet d'Antoinette?
+m'écriai-je toute en fureur.</p>
+
+<p>En vérité cet homme a des paroles si grossières que j'avais envie de le
+gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour
+son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui
+m'a fait oublier tant de cynisme et de rusticité.</p>
+
+<p>Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s'est levé
+brusquement et, m'attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte,
+protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous
+dérober aux passants:</p>
+
+<p>&mdash;Regardez Zinga! m'a-t-il chuchoté à l'oreille.</p>
+
+<p>La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu'au
+soir où je l'avais surprise dans la chambre d'Antoinette. Sa chemisette
+fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses,
+dont les fentes, resserrées par des n&oelig;uds de ruban écarlate,
+laissaient voir la jupe de dessous, de <span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> toile blanche. Elle avait
+son collier d'agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s'en allait la
+tête haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine
+entr'ouverts sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire,
+les narines palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs
+railleurs et méchants; elle semblait presque jolie dans son bonheur.</p>
+
+<p>Elle passa devant la fenêtre; en même temps, à quelque distance apparut
+Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le
+voir, le quaker courait derrière elle; il la rejoignit enfin; et, tout
+essoufflé, d'une voix haletante:</p>
+
+<p>&mdash;Zinga, dit-il, je vous ai attendue.</p>
+
+<p>&mdash;M'enfû! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et
+elle voulut continuer sa marche.</p>
+
+<p>Alors il l'étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une
+brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s'en fut
+heurter la muraille de notre pavillon.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ou pati, Kouraj! aguié!</i> (Partez, bonne <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> chance, adieu!)
+cria-t-elle en le saluant de la main.</p>
+
+<p>Mais, ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne
+la suivit pas longtemps. Voyant qu'il la serrait de près, elle se
+détourna à demi et, la jambe allongée, d'un coup expert de boxeuse, elle
+lui envoya le pied en plein visage; puis, comme il perdait l'équilibre,
+elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la
+chanson créole:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p><i>E si nou kontré ké roch,</i></p>
+ <p><i>M'a kasé-yé ké mo do.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<p>(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.)</p>
+
+<p class="p2">Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs
+paroles d'une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à
+ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Ils la suivent, disait-il, comme les b&oelig;ufs qu'on va immoler... Que
+mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette
+femme: elle a fait perdre la vie aux plus forts.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> Et, lui tournant le dos, il s'essuya les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l'empêche pas de
+pleurer.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers moi:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai envie d'aller voir où court cette fille.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi de même, dis-je. Mais si elle s'aperçoit que nous la suivons?</p>
+
+<p>&mdash;Nous verrons bien ce qu'elle fera. En tout cas, nous ne nous
+laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre
+Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D'ailleurs, voyez, elle a dans la
+cervelle des papillons blancs; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde
+rien, elle ne nous verra pas.</p>
+
+<p>Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le
+révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde
+à ce qui se passait autour de lui.</p>
+
+<p>Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes
+à quelque distance. Elle s'avançait d'un pas rapide et dégagé, en
+fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient; au
+loin les monts avaient encore de grandes écharpes <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> d'ombre, mais la
+route, presque partout découverte, brûlait; un vent chaud, de temps à
+autre, soulevait des tourbillons.</p>
+
+<p>Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les
+apercevions, qui dormaient repliés au soleil. A notre approche ils
+s'allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de
+lumière.</p>
+
+<p>Je regrettais déjà cette promenade d'espionnage; le docteur s'essuyait
+le front; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours.</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Lontan, lontan tout moun té nwê</i></p>
+ <p><i>San pa oun blang lasou la té</i></p>
+ <p><i>Tan-là sa pa té kou jodi;</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Souvan Bonguié koutmé vini</i></p>
+ <p><i>Pou palé ké sa moun ki bon,</i></p>
+ <p><i>Yé pa pé li okin' fason,</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Tout sa moun li téki palé</i></p>
+ <p><i>Li té, guen kichoz pou bay-yé.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<p>(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la
+terre. Temps-là n'était pas temps-ci.</p>
+
+<p>Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on
+n'avait peur de lui en aucune façon.</p>
+
+<p>A tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.)</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations
+apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous
+éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées
+de l'arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l'ombre et
+l'odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l'air tandis
+qu'une neige blanche, s'échappant des massifs, volait devant nos yeux.
+On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves,
+eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes,
+s'entendaient les ciseaux d'élagage, et, sur l'écorce des cacaoyers, le
+claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs.</p>
+
+<p>Zinga, apercevant les maisons du Cap, s'arrêta devant des sterculias qui
+étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées;
+s'étant troussé la candale et la jupe, elle s'accroupit et pissa, puis
+nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s'oindre la croupe, le
+ventre et les jambes. L'odeur était si forte qu'à cinquante pas nous en
+<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le
+lança derrière elle, et reprit sa marche.</p>
+
+<p>&mdash;C'est sa toilette d'amour, dis-je au docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la
+négrophilie, comme le révérend Samuel Goring!</p>
+
+<p>Mais il releva la tête et étendant la main, d'un geste solennel:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, jamais, s'écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux:
+D'ailleurs la science l'a voulu, je suis un chaste!</p>
+
+<p>Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une
+petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues
+d'écrasage, et exhalant l'odeur éc&oelig;urante des mélasses, nous suivîmes
+la négresse jusqu'à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée
+derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d'elle une petite
+avenue ténébreuse et fraîche en plein <span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> soleil. Des fenêtres ouvertes
+s'envolaient les sons caressants, les tendres accords d'un clavecin.
+Zinga prit l'avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes
+s'ouvrirent, le clavecin se tut, et j'entendis un bruit de baisers. Je
+ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j'avais reçu un
+soufflet. J'eus envie de m'en aller, puis une curiosité insurmontable
+m'attacha devant ces fenêtres; je voulus même entrer dans l'avenue.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous? me dit le docteur. C'est la maison de M. Dubousquens.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est cela, Dubousquens?</p>
+
+<p>&mdash;Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces
+sucreries.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis! Il n'a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui
+dirai bien, à ce monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez
+Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n'allez pas
+ainsi compromettre votre dignité chez un étranger! Ne vous suffit-il pas
+de savoir où <span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> elle est. Je craignais qu'elle n'eût une liaison moins
+inoffensive.</p>
+
+<p>&mdash;Inoffensive! me récriai-je, qu'en savez-vous? Cet homme-là est
+peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je
+permettrai jamais à une esclave de s'échapper de la plantation quand il
+lui en prend fantaisie? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des
+autres esclaves, la garde et le service d'Antoinette? En vérité, c'est
+inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs... Et
+quelle audace a cet homme de me la prendre! La religion, les m&oelig;urs,
+ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C'est un esprit fort,
+sans doute. Vous lui ressemblez, d'ailleurs. Ah! il vous sied bien de
+parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte,
+tenez, qui perdront l'île!</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous, madame, on va vous entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe qu'on m'entende. Je le voudrais, être entendue! Ce
+serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa
+conduite. Ecoutez! ils s'embrassent <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> encore... Oh! c'est trop fort;
+elle prononce mon nom; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu'ils
+disent. Approchons-nous. N'ayez pas peur, voyons, docteur! Derrière
+cette haie de lianes on ne nous verra pas.</p>
+
+<p>Je ne pouvais plus me contenir. L'effronterie de cette horrible fille
+soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c'était les lèvres
+salies par les baisers d'un Dubousquens qu'elle venait à moi. Ah!
+l'ignoble coureuse. J'avais envie de me précipiter sur elle, de la
+frapper, de la déchirer de mes ongles; puis, un instant après, j'aurais
+voulu m'éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la
+curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut
+rester là, devant ces fenêtres, qu'ils n'avaient même pas la pudeur de
+fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et
+moi; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient
+suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre.</p>
+
+<p>Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> parler son patois,
+s'exprimât à peu près comme une blanche qui n'aurait pas été à l'école.
+S'était-elle donc, ainsi qu'elle en avait devant moi témoigné le désir,
+«acheté une langue»? ou bien m'avait-elle trompé en feignant de ne
+savoir que le créole?</p>
+
+<p>Je rapporte ici la conversation qu'elle eut avec Dubousquens. Je néglige
+seulement l'accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler
+français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens
+m'échappe ou que j'ai oubliées.</p>
+
+<p class="p2">&mdash;Je vois bien que tu ne m'aimes pas, disait-elle. Pourquoi n'es-tu pas
+heureux avec moi? Est-ce que je ne sais pas t'embrasser, te donner du
+plaisir? Pourquoi m'as-tu prise si tu ne m'aimes pas!</p>
+
+<p>&mdash;Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce
+serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la
+première venue. A Paris et ailleurs, j'ai déjà entendu maintes fois un
+ramage pareil au tien. Cela ne m'a pas encore tourné la tête.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> &mdash;Ah! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sais pas comprendre!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc que je ne sais pas comprendre?... que tu ressembles à
+toutes les filles de ta sorte, que seul l'or peut te faire battre le
+c&oelig;ur? En vérité, cela n'est pas difficile à voir... Il faut être
+raisonnable, Zinga: tu es belle, tu peux t'en vanter; dans ta race, on
+n'en compte point des centaines comme toi, c'est sûr; mais vas-tu, pour
+cela, exiger de l'amour de tous ceux qui t'ont payé tes baisers? Je ne
+suppose pas que tu aies l'âme si despotique... ni si niaise.</p>
+
+<p>Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut
+un coup d'&oelig;il vague vers l'avenue. J'eus le temps de voir et
+d'étudier son visage. C'était un homme d'une trentaine d'années, et,
+bien qu'assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa
+chemise de dentelle; il avait le regard intelligent, avec quelque chose
+de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d'esprit rapide et
+superficiel. Son &oelig;il n'observait pas; à demi-clos, peut-être ne se
+faisait-il <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> voir que pour laisser luire sur tous son éclair
+méprisant. La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait
+pas de montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que
+transforment les moindres impressions; elle était comme un déguisement
+de sa pensée et une défense contre son entourage; en revanche elle
+accusait ses instincts avides et violents: la luxure, peut-être la
+cruauté. Sa bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre
+ses joues grasses; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en
+tomber sans âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les
+feuilles sèches tombent de l'arbre. On eût dit que rien chez lui ne
+pouvait l'émouvoir, en dehors de l'orgueil et du plaisir, mais cette
+bouche appelait plus que le plaisir égoïste, elle commandait la passion.</p>
+
+<p>Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d'aisance,
+lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir:
+nous nous piquons à leur conquête, et c'est nous, hélas! qui sommes
+conquises!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> Dubousquens s'était mis à siffloter à la fenêtre; cependant Zinga, qui
+avait laissé passer les injures sans les interrompre, s'approcha tout à
+coup, et d'une voix sourde, haletante de fureur:</p>
+
+<p>&mdash;Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi! Dis-le
+donc, pour voir!</p>
+
+<p>Il se retourna vers elle, étonné; il n'avait point prévu que ses paroles
+dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère:</p>
+
+<p>&mdash;A qui tu t'es donnée? s'écria-t-il; en vérité la demande est
+plaisante. A qui! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait
+pas à inscrire le nom de tous tes amants.</p>
+
+<p>Il n'achevait pas qu'une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa
+face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner
+toute prudence. Au risque d'être vue, et malgré les conseils du docteur,
+j'approchai un banc et montai dessus; de la sorte, le visage encadré de
+deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait
+<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait
+déjà fait sa soumission.</p>
+
+<p>Il essayait d'enlacer Zinga qui détournait de lui le visage:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, disait-il, je ne voulais pas t'offenser. Allons, Zinga,
+pardonne-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, répliqua-t-elle.</p>
+
+<p>Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte.
+Dubousquens courut après en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Où va-t-elle? Elle est folle, cette fille!</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me verras
+plus.</p>
+
+<p>Il eut un sourire railleur, plein de dédain:</p>
+
+<p>&mdash;Et quand viendras-tu me demander de l'argent?</p>
+
+<p>Zinga lui jeta un coup d'&oelig;il féroce; je crus qu'elle allait se
+précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l'extrémité de son mouchoir de
+soie, y prit des pièces d'or et les lança violemment contre la muraille;
+puis, comme écrasée par l'émotion, elle alla tomber sur un canapé en
+sanglotant. Dubousquens parut <span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> très embarrassé de ce chagrin. Il
+s'employa pourtant le mieux qu'il put à la consoler.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n'ai pas besoin de
+tes belles paroles, ni de tes pièces d'or: tu m'as méprisée...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! grand Dieu! s'écriait Dubousquens.</p>
+
+<p>&mdash;Si! tu as cru que j'étais une de ces putains que le premier venu peut
+avoir. Imbécile que tu es! Tu penses que c'est ton argent qui m'attire.
+Eh bien, veux-tu que je te le dise: il me brûle, ton argent, il me
+torture! Quand tu me le mets dans la main, j'ai mal là, tiens! Je
+m'imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi...
+Ah! ton argent, c'est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet
+argent, je ne pourrais venir ici. C'est pour ça que je l'accepte.
+...N'as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m'épie, chaque fois
+que je sors de chez toi?... Il n'est pas là encore, mais il va venir
+tout à l'heure... C'est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui
+rapportais rien, s'il pouvait penser que j'ai plaisir à te voir, que je
+viens pour toi...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> &mdash;Il te tuerait peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il me battrait à la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ne le quittes-tu pas? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer
+ici comme je te l'ai demandé?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est mon mari.</p>
+
+<p>Dubousquens se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le trompes pourtant avec un bel entrain!</p>
+
+<p>&mdash;Il le permet, mais il ne veut pas que je le quitte.</p>
+
+<p>&mdash;On se passerait de sa volonté.</p>
+
+<p>&mdash;Il peut me lancer une piaye<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. C'est un sorcier.</p>
+
+<p>&mdash;Je te défendrai contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l'abandonner.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai lui demander de t'affranchir.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand même!... Il y a des serpents entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;Raison de plus pour t'éloigner d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne comprends pas: il y a quelque chose d'inconnu qui nous lie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> Je tressaillis.</p>
+
+<p>Allait-elle me dénoncer? Le docteur qui était tout oreilles à cet
+entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;...et puis je ne veux pas que tu me parles d'elle; je ne veux pas que
+tu viennes comme hier...</p>
+
+<p>&mdash;N'as-tu pas été heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j'ai pensé à toi,
+j'ai eu très mal.</p>
+
+<p>&mdash;Très mal, pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ai pensé que tu n'étais pas venu pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui donc serais-je venu?</p>
+
+<p>&mdash;Pour la demoiselle... Rappelle-toi: quand tu m'as demandé avant-hier:
+«Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga?&mdash;Mais non,» t'ai-je répondu,
+«tu sais bien, j'accompagne la Mme Gourgueil à la promenade. «&mdash;Alors,»
+as-tu dit, «elle laisse sa maison toute seule?&mdash;Non, il y a la
+demoiselle et Figeroux pour la garder.&mdash;Ah!» as-tu fait. Pourquoi es-tu
+venu si ce n'est pour elle? Sans l'orage tu ne me trouvais pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> &mdash;Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m'intéressait de connaître
+la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m'est encore
+inconnu ici; il y a si peu de temps que je suis dans l'île!</p>
+
+<p>&mdash;Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la
+demoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Je t'avais vue à une fenêtre. J'ai essayé de trouver la chambre où
+était cette fenêtre. J'ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir
+où était la chambre de Mlle Antoinette!</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens, vois-tu! Je sais bien que tu mens! L'autre jour, comme tu
+dormais près de moi, tu as parlé d'elle; oui, tu as prononcé son nom, et
+tu as parlé aussi de l'enlever. C'est sûr! Ah! ami, ami blanc, moi qui
+t'aime, comme c'est mal ce que tu m'as fait!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas ce que tu dis.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si. Et encore tout à l'heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu
+voulais la connaître?</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe, bon Dieu! Je puis désirer connaître une dame de mon
+pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> &mdash;Moi, je ne cause pas bien, n'est-ce pas? Tu ne me comprends pas
+toujours?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne sais pas le français, mais je vais l'apprendre, et plus
+tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus
+que moi. Tu m'aimeras seule. Est-ce qu'il y a des femmes au Cap, dans
+l'île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi? Je suis
+noire, c'est vrai, mais tu te souviens de la chanson: «Il y a longtemps,
+longtemps, tout le monde était noir.» Je suis d'une meilleure race que
+tes faces à la crême. Vois donc si les blanches ont des nênets comme
+ceux-ci!</p>
+
+<p>Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis,
+comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle
+n'avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe;
+vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa
+autour de ses épaules et de ses hanches, tomba à ses pieds, et elle
+apparut comme <span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> une idole de bronze. Un instant elle jouit de
+l'admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait
+abandonné ses airs d'orgueil et d'insouciance, et l'attirait, la bouche
+avide, les yeux brillants; mais bientôt l'idole s'anima; le corps
+s'échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens
+tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir;
+Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les
+jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage
+des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient
+n'être qu'une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage
+les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus
+apparentes: cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise,
+ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il
+l'étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l'avait prise à bras
+le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous
+son ventre en rut, dans l'effort et sous la saccade de ses fesses
+majestueuses.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> &mdash;Quelle impudicité révoltante! dis-je au docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est une belle fille, s'écria-t-il sans m'écouter, puis comme
+s'il venait de deviner mon observation: Que voulez-vous, elle va à
+l'amour comme l'abeille va aux fleurs!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir
+de l'instruction que je lui ai donnée. C'était bien la peine de lui
+enseigner la morale!</p>
+
+<p>Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l'obscénité abjecte de
+ses penchants; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses
+devoirs envers moi. N'est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle
+point en se livrant ainsi à un homme? En vain se croit-elle jolie,&mdash;et
+certes je l'ai trouvée mieux que je ne l'avais jamais vue&mdash;sa beauté ne
+serait point une excuse, au contraire! elle la doit à sa maîtresse, à la
+maison qui la nourrit et l'a faite ce qu'elle est.</p>
+
+<p>Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l'ignominie de sa
+conduite, et <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> je n'en ai pas l'audace. Si elle parlait! certes on ne
+la croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à
+supporter ses répugnantes débauches; maîtresse, il faut me soumettre à
+l'esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel
+point Zinga méprise mes ordres et son service? Ne va-t-il pas suspecter
+mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me
+rend le pantin de cette gueuse?</p>
+
+<p class="p2">Au moment où ils s'enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit
+derrière nous. Zinga n'y prit pas garde. Seul le plaisir semblait
+inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second
+coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore
+sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et,
+prêtant l'oreille, parut attendre un nouvel appel.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, fit Zinga avec une grimace d'ennui.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demanda Dubousquens.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> &mdash;Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne peux-tu le laisser siffler?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut
+bien.</p>
+
+<p>Et elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour
+Dubousquens qui l'étreignit avec passion. Les rôles d'amour semblaient
+renversés. C'était lui, à présent, qui paraissait l'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga?
+Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes!</p>
+
+<p>Elle eut un sourire railleur.</p>
+
+<p>&mdash;Celles de «la demoiselle» sont plus douces encore.</p>
+
+<p>&mdash;Méchante! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand
+reviendras-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Après-demain, à la même heure. Adieu.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas demain?</p>
+
+<p>Il n'eut point de réponse; elle était déjà partie. Elle effleura
+vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna
+la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> et nous entendîmes
+une vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t'appelle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'entendais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'entendais pas? C'est donc qu'il t'ensorcelle, pour que tu ne
+penses plus à le quitter! Sais-tu combien de temps tu es restée avec
+lui? Et qu'est-ce qu'il t'a donné pour ta peine?</p>
+
+<p>Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à
+l'algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les
+coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d'elle, et le
+docteur, à demi-voix, me faisait observer l'expression féroce du
+mulâtre. Il est singulier que moi, qui l'ai tous les jours, à toute
+heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa
+physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse; elle annonce aussi, par
+moments, une décision cruelle et hardie, que rien n'arrête. Comment ne
+m'a-t-elle pas frappée plus tôt? Figeroux a donc employé un sortilège
+pour <span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> m'aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher
+cette femme à un être pareil?</p>
+
+<p>En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son
+visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de
+dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas
+ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la
+couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on,
+boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement
+lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines
+larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu'il
+apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s'élance de ses
+cheveux, ailleurs noirs et laineux. L'&oelig;il à fleur de visage, brillant
+d'un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés,
+donnerait à croire que l'existence n'apporte à cet homme que motifs de
+colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble,
+malgré l'étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en
+mouvement, à quelque <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> planteur oisif qui ne quitte le lit que pour
+la table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et
+prétentieux: un tricorne de visite, l'habit de drap, que personne ne
+revêt par cette chaleur, et l'épée au côté, qui n'allait guère avec sa
+chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes
+souliers.</p>
+
+<p>Il ne cessait de menacer et d'injurier sa femme dans ce créole du port,
+rempli d'obscénités grossières, et que je n'entends pas toujours. Voici
+du moins ce que j'ai compris.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu me dire ce qu'il t'a donné? répétait-il en secouant le bras de
+Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour
+prévenir de nouvelles violences.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai oublié de prendre l'argent, gémit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as oublié! Tu as oublié!</p>
+
+<p>Les yeux du mulâtre s'élargissaient d'étonnement. Il ne pouvait
+concevoir une telle négligence.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur,
+tandis que Zinga s'adossait <span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> à une muraille, résignée à son sort, se
+protégeant seulement le plus qu'elle pouvait le dos et le visage. Il la
+battit de toute la force de son poing, frappant au hasard: les épaules,
+la poitrine, les hanches.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion;
+le blanc l'a embagouinée! Le devoir à présent lui importe peu. Qu'elle
+jouisse, la truie; c'est tout ce qu'elle demande. Eh bien, je t'en
+donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là?</p>
+
+<p>Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring,
+pourquoi tu l'as frappé. Qu'est-ce qu'il t'avait fait?</p>
+
+<p>Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Il me dégoûte. Je le déteste, je l'exècre!</p>
+
+<p>&mdash;Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard
+qu'aujourd'hui. Je le veux!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> &mdash;Pour l'argent qu'il me donne!</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas d'argent. Il s'agit du bien qu'il fait à notre cause,
+par ses prédications.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu,
+pour voir!</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! reprit-elle d'une voix résolue, jamais il ne me touchera.</p>
+
+<p>Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant
+ainsi le coup de bâton, et s'était mise à courir. Figeroux la poursuivit
+quelques instants, jusqu'à ce qu'il fût hors de souffle. Alors il
+s'arrêta, tout haletant, et d'une main furieuse lui jeta son bâton dans
+les jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Carne! cria-t-il, je te retrouverai.</p>
+
+<p>Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleine mains de la bouse
+de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant
+de rire. Figeroux s'essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle
+injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était
+patient dans la vengeance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> &mdash;Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont révoltants d'impudeur et de scélératesse! m'écriai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'allez-vous faire?</p>
+
+<p>Il souriait en me regardant avec curiosité comme s'il avait deviné ma
+réponse et déjà s'en égayait. Je lui répondis d'un ton ferme:</p>
+
+<p>&mdash;Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour.</p>
+
+<p>Je le quittai sur ces mots. J'étais outrée de colère, et, en ce moment,
+bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l'avais dit. Mais la
+prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revient
+sans cesse à l'esprit, la douce image d'Antoinette, chassa toutes les
+autres. Je ne songeai plus qu'au danger qu'elle pouvait courir, entre
+cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j'en étais sûre,
+les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés.
+Si je l'avais surpris dans la chambre d'Antoinette, c'est qu'il voulait
+voir mon enfant bien aimée, lui parler, <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> lui crier sa détestable
+passion, qui sait? peut-être la déshonorer.</p>
+
+<p>Zinga n'était pour lui qu'un passe-temps, une de ces luxures sans âme où
+les hommes n'apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins
+il désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu'à cette
+répulsion secrète que j'éprouvais pour lui sans rien connaître de son
+existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux: les
+pressentiments ne m'ont jamais trompée.</p>
+
+<p>Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l'attitude accablée,
+l'air de consternation que je remarque chez tous les esclaves
+m'avertissent d'un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande
+à chacun: «Antoinette! où est Antoinette?» N'obtenant pas de réponse, je
+vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel
+état, grand Dieu! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête
+rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le
+bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée; je secoue
+Catherine Fuseau qui <span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> pleure, la tête dans les mains. Je menace, je
+prie, j'injurie, je veux des explications: «Qu'est-il arrivé? Voyons!
+Voulez-vous répondre, canailles?» Alors, au milieu de gémissements et
+avec toutes sortes d'excuses pour se mettre hors de cause, Marion,
+Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur
+bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant,
+s'enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me
+raconter ou plutôt de me faire deviner l'aventure. «Les demoiselles
+étaient à s'habiller, nous, nous préparions le dîner.&mdash;Dis donc que tu
+dormais!&mdash;Si on peut mentir!...&mdash;Je mens point. Même que je disais: elle
+fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en
+travaillant. C'est vrai que ces demoiselles qui s'ébattent comme des
+diables d'ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de
+petites souris. On pensait qu'elles s'étaient rendormies... Mais voici
+tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la
+chambre de Mam'zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse,
+<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> des cris qui vous entrent dans le c&oelig;ur. Catherine a peur, elle
+veut se sauver&mdash;Non, c'est toi!&mdash;C'est elle, maîtresse! J'ai dû
+l'emmener avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous
+arrivons ainsi à la chambre de mam'zelle Antoinette. Bon Dieu! qu'est-ce
+que nous voyons! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des
+traces d'ongles sur la tapisserie comme si on s'y était accroché, mais
+personne... La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris
+venaient du dehors; nous avons regardé dans le jardin: deux diables de
+nègres, des solides et qui n'avaient pas les jarrets en coton!
+décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n'aurait pu
+les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et
+frétillantes. C'étaient nos demoiselles. J'ai bien reconnu la jupe à
+pois roses d'Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans
+amarantes, qui battaient l'une après l'autre les côtes de son voleur.
+C'était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas
+plus les jambes ni les lèvres qu'une <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> statue. Comme le jardinier et
+Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons
+appelé: «A l'aide! à l'aide!» et nous nous sommes lancés à la poursuite
+de ces brigands. L'un des diables, tout fort et tout grand qu'il était,
+nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses
+entrailles. Il a lâchée mam'zelle. Paf! elle est tombée de ses bras
+comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour
+rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les
+cannes. Nous sommes allées à mam'zelle qui était évanouie; et nous
+l'avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure!»</p>
+
+<p>Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un
+autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu'à Antoinette.
+Agenouillée devant son lit, j'ouvris son corsage, et je passai sous ses
+narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! vite! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles
+qui m'entouraient. Vite! vite! Courez chez le docteur <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> Chiron.
+Ramenez-le! Vous dépêcherez-vous, fainéantes!</p>
+
+<p>Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance; je vis ses paupières
+se relever lentement, les ailes de son nez palpiter; ses lèvres en
+s'entr'ouvrant parurent me sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant adorée! m'écriai-je en la serrant contre mon c&oelig;ur, et
+mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de
+ses beaux cheveux.</p>
+
+<p class="p2">Lorsque le docteur entra et qu'il sut ce qui était arrivé:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent...
+Qu'est-ce que je vous disais, madame?</p>
+
+<p>A ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Ménagez-la, voyons, docteur! cette enfant souffre!</p>
+
+<p>Il observa le pouls d'un air détaché, puis laissant tomber la main:</p>
+
+<p>&mdash;Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la
+jeunesse, ajouta-t-il <span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> avec un rire stupide, et il ordonna, au
+hasard, quelque remède.</p>
+
+<p>Il semblait enchanté comme si l'événement donnait raison à ses
+prophéties. Même l'enlèvement d'Agathe ne l'inquiétait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! elle reviendra! Cette jeune fille avait évidemment des
+dispositions au libertinage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, docteur!</p>
+
+<p>&mdash;Ma théorie est faite, madame: point n'enlève-t-on fille qui n'y
+consente. La bouche dit non, le cul dit oui... D'ailleurs, si cela
+pouvait vous rendre à l'avenir plus prudente envers vos esclaves et plus
+attentive à mes conseils, l'aventure aurait été excellente.</p>
+
+<p>A ce moment j'aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers
+Antoinette. L'infâme! était-elle donc complice des ravisseurs? Si j'en
+étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni
+vengeances. J'aurais sa vie!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Oh! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc
+pas à enfermer cette fille, chère madame.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> &mdash;Ah! dis-je, en arrivant ici je n'ai pensé qu'à Antoinette.</p>
+
+<p>Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j'ajoutai en me tournant vers
+la négresse:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse!</p>
+
+<p>Elle feignit une profonde surprise; la bouche entrebâillée, les yeux
+innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me
+reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon...</p>
+
+<p>Et je levai le bras sur elle.</p>
+
+<p>Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis
+elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son
+rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet.</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous respecte bien, fit le docteur d'un ton ironique; j'admire,
+pour ma part, votre courage. Ah! si la rosse était à moi, je la ferais
+marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> Mais que n'importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier!
+Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues: je n'avais plus
+cette idée horrible de la mort qui m'avait accablée en entrant dans la
+plantation. J'oubliais même l'enlèvement d'Agathe, je ne pensais même
+pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère.</p>
+
+<p>&mdash;Où est Agathe? m'avait demandé la chère enfant en reprenant
+connaissance.</p>
+
+<p>&mdash;On l'a retrouvée, répondis-je; ne vous effrayez pas. Soyez calme.</p>
+
+<p>J'étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie.
+Qui avait pu ordonner cet enlèvement? Ce n'était, certes, pas l'amour
+qui l'avait inspiré, car pourquoi s'attaquer à ces deux malheureuses
+enfants! Je me perdais en conjectures.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils veulent t'enlever, m'écriai-je, il faudra qu'ils m'enlèvent avec
+toi, car je ne te quitte plus.</p>
+
+<p>Par le jardinier, je fis armer d'un fusil, et poster derrière les
+cacaoyers, deux nègres <span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> dont j'ai eu déjà l'occasion d'éprouver la
+fidélité.</p>
+
+<p>Si quelqu'un essaie d'entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre
+de tirer.</p>
+
+<p>De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d'Antoinette dans
+ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant.</p>
+
+<p>Je ne me fierai plus à personne, qu'à moi-même.</p>
+
+<p>Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à
+mon mari d'excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table,
+près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite.</p>
+
+<p>Mais qui donc a eu l'audace de commander cet enlèvement?... Je ne crois
+pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant!... Dès
+demain j'irai porter plainte au Conseil; il faudra bien qu'on découvre
+les coupables et qu'on venge mon Antoinette!</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l'inquiétude où je
+suis de perdre mon enfant, je n'espérais pas trouver un auxiliaire à la
+fois si précieux et si méprisé, ni qu'une main ignoble et charitable se
+tendrait vers la mienne et que je l'accepterais.</p>
+
+<p>Je m'étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il
+reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l'avais
+presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession.</p>
+
+<p>Il était accouru vers moi, l'habit à demi déboutonné, les souliers
+dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N'importe!
+c'était un prêtre, et j'avais si grand besoin à ce moment de me confier
+à un ministre de Dieu et d'entendre, par ses lèvres, que j'étais
+pardonnée d'en haut, que je l'avais, tel quel, entraîné dans l'église.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span> &mdash;Mon Dieu! s'écria-t-il, madame, qu'avez-vous, que vous est-il arrivé?
+Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu'il fût seulement dans la
+maison, mais je soupçonne qu'il est en moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu'ici, n'ai
+exorcisé personne! Comment vais-je faire pour chasser votre démon?</p>
+
+<p>&mdash;Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent
+souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu;
+mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu'une
+autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes
+auxquels elle ne prend aucune part.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu s'en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée
+de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis: Dites vos
+péchés, fit-il, et avec une ironie <span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span> absolument déplacée, il ajouta:
+Ou plutôt ceux de votre démon.</p>
+
+<p class="p2">La faute que j'avais commise ne me causait tant de trouble que parce
+qu'elle atteignait ma chère enfant et l'innocence de mon amour. Une
+autre ne s'en fût point émue, mais le lien qui m'unit à cet ange est
+saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d'en avoir terni
+la céleste pureté.</p>
+
+<p>L'enlèvement d'Agathe, l'état dans lequel se trouvait mon enfant, tout
+me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de
+veiller moi-même sur ce bien sacré. C'est pourquoi j'avais fait
+transporter dans ma chambre le lit d'Antoinette, mais la chère enfant
+était trop loin encore! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras
+et la portai dans mon lit. Oh! quelle joie lorsque je sentis son corps
+contre le mien; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma
+poitrine et l'effleura d'une caresse délicieuse! Je ne sais pourquoi à
+ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me
+rappelai <span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon
+esprit. Les brigands qui avaient attaqué la pauvre mère, avaient-ils osé
+porter leurs mains sacrilèges sur l'enfant? Le doute me suppliciait. Je
+voulus avoir une certitude,&mdash;dût-elle être douloureuse,&mdash;et profiter de
+ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette,
+écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient
+vouloir dérober leur trésor, j'approchai une petite lampe, et penchée
+vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le
+secret adorable. Dieu soit béni! les barbares n'avaient point flétri mon
+enfant; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore,
+dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les
+frisures d'une mousse capricieuse et dorée.</p>
+
+<p>O ma chérie! m'écriai-je, se peut-il qu'un jour un mâle brutal déchire
+des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de
+douleur! Va, je te défendrai contre leurs désirs. Je te garderai pour
+moi seule, car, <span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas
+tromper.</p>
+
+<p>Alors, prise d'une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette
+jeunesse; au risque de la flétrir moi-même, j'imprégnais mes doigts de
+son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la
+saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes.
+J'aurais voulu m'abîmer en elle.</p>
+
+<p>Cependant je la sentis soudain tressaillir; elle eut une exclamation de
+lassitude ou de jouissance; je crus qu'elle appelait sa mère; à demi
+éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme
+une narquoise figure, les charnures jumelles et l'arc tendu de son
+mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde,
+elle me toucha les cheveux. J'eus grand'peur qu'elle ne m'aperçût. Vite,
+doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe; une honte froide,
+puis ardente m'envahit: mon ivresse impie s'était dissipée. Il me sembla
+que je venais d'insulter à ma religion; je pleurai, et <span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> plus d'une
+de mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en
+était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès
+d'Antoinette, je souffris d'une solitude désespérée. En découvrant en
+elle des joies si coupables, j'avais senti comme un nouvel être qui, par
+ses séductions même, semblait outrager le premier.</p>
+
+<p class="p2">Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux!</p>
+
+<p>Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j'essayais, sans
+lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que
+j'avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je
+pense, repentir plus vif n'avait courbé une femme devant un prêtre, et
+toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L'image de mon
+enfant me poursuivait: nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes
+lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque
+sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements <span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> de
+mon c&oelig;ur. Mais un sentiment tout autre vint m'agiter quand, jetant
+les yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment
+avec une chaînette d'or qui soutenait son carnet.</p>
+
+<p>Etait-ce donc là l'effet que produisait sur lui ma confession! Moi qui
+eusse rêvé l'éclat d'une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes
+qu'imposait la primitive Eglise, à tout le moins de sincères reproches!
+Cette indifférence de la part d'un prêtre me révoltait. Je fus encore
+plus choquée lorsque, pour me donner l'absolution, M. de la Pouyade leva
+une main où je vis, à l'annulaire, briller une améthyste, entourée de
+topazes. Je ne crois point qu'il ait le titre d'évêque, et l'eût-il, de
+semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ?</p>
+
+<p>Je me relevai tout irritée.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de
+pareils retours?</p>
+
+<p>Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> &mdash;Que sais-je? vous séparer d'elle, la marier...</p>
+
+<p>&mdash;La marier! m'écriai-je avec une sorte d'indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des
+tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y
+résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti
+que vous choisirez sera le meilleur, j'en suis convaincu.</p>
+
+<p>Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l'étais à mon
+arrivée. Sans doute, pour qu'on m'accueille ainsi, en souriant, j'ai dû
+exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu'une mère à l'égard de
+cette enfant? J'ai encore la jeunesse; plus d'une fois on m'a dit que
+j'étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce
+Gourgueil, qui m'interdit un second mariage à moins que je ne renonce à
+ses biens, je ne porterais plus aujourd'hui son nom odieux. Mais, au
+fond, que m'importe? Quel est l'homme qui saurait être tendre,
+caressant, soumis? Le successeur <span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> de ce Gourgueil dont la tyrannie
+m'a été si cruelle, le continuerait; il faudrait être, comme pour
+l'autre, une esclave. Et si j'avais un amant, quel scandale dans la
+colonie! On s'est trop habitué à me considérer comme une des femmes les
+plus vertueuses de l'île; il faut que je porte le poids de ma
+réputation. Charge bien légère! Tous ces baisers barbares ne me tentent
+pas. Toi seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir.
+J'oublie que je suis une femme devant toi; tu m'as donné comme un autre
+sexe pour t'aimer. O pure, innocente enfant, va! je te garderai! tu ne
+connaîtras point l'étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune
+corps et te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu'ici as ignoré tous
+les maux! Je ne te demande pas aujourd'hui ton amour; je suis patiente;
+un jour peut-être ta gratitude s'éveillera pour mon bienfait, mais, en
+attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par
+de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et
+que ma chair porte en ta chair tout le feu <span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> qui la dévore. Dieu ne
+nous maudira pas, ô la plus chérie; il ne peut condamner l'amour qui
+veut pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans
+l'ombre, mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que
+tu n'es pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée!</p>
+
+<p class="p2">J'étais encore devant la maison de M. de la Pouyade lorsque je
+rencontrai Mme de Létang. Ce n'était plus la femme qui se laissait
+porter par l'existence avec tant d'indolence et de mollesse, et que rien
+ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de
+sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre
+les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se
+soutenir. J'oubliai toute rancune, j'allai vers elle, je lui pris les
+mains; elle n'eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait
+hébétée par la douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre
+chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne <span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> m'a-t-on
+pas dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et
+qu'il pensait être sur une bonne piste?</p>
+
+<p>Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard
+un motif d'espérer, puis secouant la tête d'un air de désolation, elle
+me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade.
+Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère! Pour
+moi, sa vue m'avait atterrée; je pleurai en pensant au rapt de sa fille,
+mais je songeais moins à son infortune qu'au péril de mon Antoinette.
+Que deviendrais-je si elle aussi?... mais je ne veux pas croire que la
+destinée me réserve des peines si cruelles; je n'y survivrais pas.
+D'ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes
+qu'unissent l'amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes?</p>
+
+<p>Voici comment s'est faite cette nouvelle liaison. Ah! bien étranges sont
+parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des
+dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes
+quatre noirs que j'activais de la voix et d'une souple badine, dans mon
+impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j'avais ressenti devant
+l'abbé de la Pouyade avait cessé; je me sentais heureuse, pure de toute
+faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec
+toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la
+porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au
+galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse: tout en
+acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé
+de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent
+comme des voiles. A peine eus-je le temps de le regarder; les rideaux
+s'écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins,
+faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de
+satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite
+négresse qui, à peine sur ses <span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> jambes, s'avança vers moi avec l'air
+dégagé et la malice d'une jeune guenon:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Maame Gourgueil!</i> fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses
+lèvres entre les dents brillantes, lorsqu'elle fut tout près de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, répondis-je, me connais-tu si bien?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Li vue, li marquée.</i> (Une fois qu'on t'a vue, on ne t'oublie pas).</p>
+
+<p>Et, parlant ainsi, elle tira d'une pochette de sa candale une lettre
+odorante d'un parfum vif et entêtant. J'en rompis le cachet et j'y lus
+cette demande singulière:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p class="letter1">«Madame,</p>
+
+<p>«Je vous prie d'excuser la liberté d'une simple fille qui, n'étant point
+de qualité, et n'appartenant même pas à votre race, ne saurait prétendre
+à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des intérêts, qui
+nous sont communs, ne me pressaient de solliciter humblement mais avec
+instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour l'une et l'autre <span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span>
+que l'on ignore notre entrevue, je vous demanderai de venir vous-même me
+trouver pendant la fête qu'on donnera ce soir au Cap, en déguisé, ou
+bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu de la foule. Tandis
+que si j'allais aux Ingas, des personnes que je connais et ne tiens pas
+à rencontrer pourraient m'y voir. Vous demanderez la maison du sieur
+Pichon au bout de l'Allée des Lataniers. Elle est à droite. Je demeure
+derrière, dans un pavillon qui donne sur le jardin. Vous n'avez qu'à
+traverser la cour, vous y êtes. Encore une fois, madame, je déplore mon
+audace et les ennuis que vous doit coûter cette visite, et pourtant
+j'ose espérer que vous n'en aurez point de regret.</p>
+
+<p>«Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement avec
+lesquels je suis votre très humble et très obéissante servante.</p>
+
+<p class="signature">«Nanette Berthier.»</p>
+</div>
+
+<p class="p2">Ce nom n'est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses
+amis de couleur <span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que
+nous nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse,
+grande et grasse, une véritable <i>pièce d'Inde</i><a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. Il n'est point de
+négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent
+d'aller souper avec Dodue-Fleurie; ils croiraient même ignorer les
+délices de l'île s'ils n'obtenaient, à prix d'or, une de ses nuits où,
+dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage
+son corps lorsqu'elle se promène dans les rues et les jardins du Cap;
+tout ce qu'il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de
+ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le
+jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans
+une extase, tantôt <span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> levées sur des yeux blancs, où le regard
+étincelle de colère ou de dédain; ses domestiques noirs qu'elle traite
+comme des animaux, mais auxquels elle donne des livrées dignes de la
+Cour; son luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides
+des hommes qu'elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui
+a fait une célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en
+despote. Combien a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de
+confiantes fiancées! Personne n'ose élever la voix contre elle. Il a
+fallu que le fils du gouverneur s'éprît de cette femme pour que le père
+alarmé et furieux d'une telle liaison menaçât la courtisane de la faire
+arrêter et de déchirer l'acte qui l'affranchissait. Alors pour quelques
+mois elle a abandonné sa magnifique maison et s'est retirée dans ce
+logis à demi secret qu'elle m'indique dans sa lettre, ne sortant plus et
+condamnant sa porte à son ancien amoureux afin d'apaiser le père. Je ne
+connais pas d'être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie.
+Zinga m'irrite; Zinga m'effraie; Zinga me <span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span> rappelle d'atroces
+souvenirs; mais que de fois l'ai-je sentie liée et dévouée à mon être,
+soit qu'une caresse me l'eût conquise, soit que la beauté de mon corps
+ou la supériorité de ma race exerce sur son esprit quelque fascination,
+soit enfin que le fouet, quand il m'est arrivé d'en user avec elle, lui
+ait fait comprendre la force de ma volonté. Mais je n'ai jamais vu cette
+Dodue-Fleurie, sans ressentir comme un soulèvement de dégoût; toute sa
+personne me révolte; sous ses cotillons de soie brochés d'or et parfumés
+à la poudre à la maréchale, je sens une odeur d'huile et de chair mal
+lavée. Elle me produit l'impression d'une latrine décorée
+somptueusement, et pourtant, moi comme les autres, je me sens dominée
+par elle, et si elle me regarde en face, à la promenade, je baisse les
+yeux. Ah! il ne fallait pas affranchir un pareil monstre; c'est comme si
+on ouvrait un cloaque, on serait vite infecté par son débordement. Mais
+vais-je être injuste envers l'être qui va sauver mon Antoinette; ne
+puis-je dominer <span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> ma répugnance et accepter, quel qu'il soit, le
+secours que m'envoie le Ciel!</p>
+
+<p>Dès que j'eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite
+négrillonne que j'irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt
+elle s'inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa
+maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers
+le Cap, sur les épaules de ses porteurs.</p>
+
+<p>Je n'avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse;
+l'humiliation d'une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt
+j'avais le pressentiment que cette femme allait me parler d'Antoinette
+et cela seul suffisait à m'attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je
+senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu'elle exerce sur tous et
+auquel il faut se soumettre, malgré soi.</p>
+
+<p>Je passai la journée avec ma chère enfant; elle s'était remise peu à peu
+de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu,
+elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j'eusse toutes
+ces inquiétudes et qu'elle m'occupât à ce <span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> point l'esprit, pour
+souffrir si courageusement les horribles douleurs d'entrailles qui
+vinrent me tourmenter. Je m'imaginais qu'un cercle de fer me comprimait,
+me rétrécissait le ventre de moment en moment; le mal avait des élans
+brusques et des coups féroces. Parfois j'aurais eu envie de me rouler
+par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de
+crainte de l'ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler.
+Elle m'interrogea. «Oh! ce ne sera rien,» lui dis-je. En réalité je ne
+m'expliquais point ce mal subit; et je me rappelai un fait dont le
+docteur Chiron m'avait parlé, peu de jours avant: l'empoisonnement d'une
+maîtresse par ses esclaves. Etais-je aussi, moi, empoisonnée? La crainte
+de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m'étais montrée
+d'abord si tranquille, m'empêcha d'appeler le docteur. Je pensai qu'il
+se moquerait de moi.</p>
+
+<p>Vers le soir, cependant, le mal se calma; je dis adieu à Antoinette, je
+la laissai sous la garde de deux noirs en qui j'avais confiance <span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> et,
+après l'avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap,
+emportant, afin de n'être point reconnue, un voile léger de tulle noir
+que je me mis sur le visage, aussitôt que j'eus quitté les Ingas. Je me
+faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont
+dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes
+à l'insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la
+plantation, et bien que l'aîné n'ait pas quinze ans, ils sont si forts,
+si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient
+chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard.
+Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j'aime mon
+Antoinette pour m'exposer ainsi.</p>
+
+<p>Le soleil, étincelant encore à mon départ, m'abandonna en route. Il
+tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de
+cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets,
+jaillirent seules de l'ombre noire dans le ciel <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> qui, d'instant en
+instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse
+infinie pesa sur tout mon être. J'attirai mon plus jeune compagnon
+contre moi.</p>
+
+<p>&mdash;Pas peur, maîtresse! dit-il. Zozo et Troussot près toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent?</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, sont bons.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour,
+me lécha la main. Cette venue de l'obscurité m'apporte presque chaque
+jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d'effroi. Je me sens
+perdue dans ces vastes ténèbres; j'embrasserais alors un animal dans ma
+terreur de la solitude.</p>
+
+<p>Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le
+plus grand, marchait devant moi; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.</p>
+
+<p>De la route des Ingas j'aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse.
+Les rumeurs de la fête venaient jusqu'à nous, assourdies. <span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> Dans
+l'immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts,
+les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de
+place que ces feux d'acacias que les nègres marrons allument en chantant
+pour conjurer les démons nocturnes.</p>
+
+<p>Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices,
+que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la
+Saint-Jean et sous l'influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres
+ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première
+fois je me demandai si le docteur n'avait pas raison, et je fus saisie
+de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des
+épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes
+où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d'étranges
+reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des
+poings. J'entendis autour de moi gronder des colères; mon c&oelig;ur
+battait violemment, <span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span> et je me disais: «S'ils devinent que j'ai peur,
+je suis perdue.»</p>
+
+<p>Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l'on n'a pu
+dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l'Afrique; ceux
+qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement
+des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les
+avait-on lâchés ainsi? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de
+blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos
+m&oelig;urs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de
+serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s'étaient installés pour la
+journée. Des têtes ricaneuses et féroces d'un noir luisant comme le
+bronze, sans cheveux ou bien couvertes d'une laine frisée, des têtes aux
+yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche
+grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes,
+m'apparaissaient telles que ces faces d'animaux inconnus que nous voyons
+dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables; <span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> elles me
+frôlaient, me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me
+happer et me mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible
+cauchemar, car les têtes se multipliaient à l'infini, me regardant de
+leurs gros yeux immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de
+plus en plus animées de joie furieuse et comme de délire; les bouches
+d'abord muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses; on sentait que
+le mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme
+lorsque l'on quitte les rivages pour la pleine mer. D'instant en instant
+elles me heurtaient et me pressaient davantage.</p>
+
+<p>Deux jeunes blanches qui s'étaient aventurées dans cette multitude,
+curieuses des verroteries et des menus objets qu'offraient les petits
+marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et
+fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en
+s'accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d'un élan
+brusque. Au milieu de cette foule les mouvements <span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> étaient encore
+plus grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des
+vents infects.</p>
+
+<p>&mdash;Bola! Bola! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d'abord
+essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner
+avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser
+nues ainsi qu'ils étaient eux-mêmes.</p>
+
+<p>Comme elles ne paraissaient pas avoir même l'idée d'obéir ou de refuser,
+insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur
+arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et
+rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Epouvantée
+je regardais les noirs, attirée par l'ignoble spectacle comme dans le
+vertige on est attiré par l'abîme; moi-même je fus entraînée, emportée
+vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes
+fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut,
+pincée, frappée, mordue jusqu'au sang par tout le corps. A mes cris
+Troussot fit le geste de tirer son pistolet, <span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span> mais Zozo l'arrêta: un
+coup de feu eût causé notre massacre; avec une force étonnante pour son
+âge, il m'enleva aux bras qui m'étreignaient, et, tandis que son frère
+frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d'un
+marchand, dressée juste en face d'une petite allée qui heureusement
+était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes
+loin des brutes, je m'arrêtai pour arranger mes vêtements. J'étais toute
+meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon
+retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette,
+Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de
+sang; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la
+lécha. Je fus bien touchée de cette marque d'affection, et je l'en
+remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous,
+jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d'une
+volière immense de perroquets. C'était une troupe de noirs qui passait;
+elle nous rejeta contre une maison. Ils n'étaient pas très nombreux,
+<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> mais ils emplissaient la ruelle d'un bruit énorme; leurs pieds nus
+résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue; ils
+chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois
+notes cette bizarre complainte:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Tili saba, a kouma</i></p>
+ <p><i>I soumousso akha gni</i></p>
+ <p class="i2"><i>I assan nté</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Nté: Mousso a bé fourou</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Nieba, baguifing debenta</i></p>
+ <p class="i2"><i>Nté ndimata.</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Hé gni tubabulengo</i></p>
+ <p><i>Ouory a sota abé</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Kono nian-a bé</i></p>
+ <p><i>Nté moussodé.</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Gni dé, ibé mousso la.</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Tyo tili kile abé fourota</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Nieba. Tan i foula misse.</i></p>
+ <p class="i2"><i>Ni sira</i></p>
+ <p><i>Nté ndimata</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Hé gni tubabulengo.</i></p>
+ <p><i>Ouory a sota abé</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Nimbe a kha mina dion.</i></p>
+ <p><i>Marka abée mousso.</i></p>
+ <p><i>Man ouory, sira, missé.</i></p>
+ <p><i>Tita Marka, galo diani</i></p>
+ <p><i>Konkho bena, aman doumount</i></p>
+ <p><span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> <i>Nté a mon dibissa kou bété Nté a takha sesouma koro Khang tombi
+ khoto.</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Ne gni tubabulengo.</i></p>
+ <p><i>Ouory a sota abé.</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Moun nté a blo sounia da foula</i></p>
+ <p><i>Mousso ni ouory.</i></p>
+ <p><i>Aman ke fen nté.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<hr class="c5" />
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p><i>(Il y a trois jours il me dit:</i></p>
+ <p><i>«Ta jument est belle.</i></p>
+ <p><i>Vends-la moi.</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Mais c'est ma femme, elle est mariée.</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Ça ne fait rien. Je te donnerai
+ cinquante pièces de guinée.»</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p>
+ <p><i>Ils ont tous de l'argent.</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Dans l'&oelig;il il avait aussi</i></p>
+ <p><i>Ma fille aînée.</i></p>
+ <p><i>«Est-ce ton enfant? me demande-t-il</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Oui, elle va se marier dans un mois.</i></p>
+ <p>&mdash;<i>Ça ne fait rien. Je te donnerai</i></p>
+ <p><i>Douze b&oelig;ufs</i></p>
+ <p><i>Et du tabac.»</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p>
+ <p><i>Ils ont tous de l'argent!</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Ils ont emmené captives</i></p>
+ <p><i>Toutes les filles de Marka.</i></p>
+ <p><i>Et je n'ai eu ni argent, ni b&oelig;ufs, ni tabac:</i></p>
+ <p><i>Marka démoli, le village brûlé,</i></p>
+ <p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span> <i>La faim est venue, je n'ai pas mangé,</i></p>
+ <p><i>Je suis bien malheureux.</i></p>
+ <p><i>Je n'ai plus d'autre abri contre le soleil</i></p>
+ <p><i>Que le vieux tamarinier.</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p>
+ <p><i>Ils ont tous de l'argent!</i></p>
+ </div>
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Mais pourquoi m'as-tu laissé voler ton fusil à deux coups.</i></p>
+ <p><i>Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="p2">Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction.</p>
+
+<p>&mdash;Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a
+parqués, sales nègres! Ah! si moi étais maître à eux, les laisserais pas
+courir comme ça!</p>
+
+<p>&mdash;Et que leur ferais-tu donc?</p>
+
+<p>&mdash;Tannerais cuir à eux, et bien! Sales nègres, va!</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi!</p>
+
+<p>Il baissa la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu'ai
+fait moi à toi pou qu'insultes moi!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> &mdash;Mais je ne t'insulte pas, tu es fou, voyons.</p>
+
+<p>Et je lui tapotais les joues.</p>
+
+<p>Je le calmais de mon mieux quand j'entendis des pas précipités; une
+femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui
+la rattrapa, et enfin un troisième individu qu'ils devaient chercher à
+éviter, mais qui courant plus vite qu'eux parvint à les rejoindre à
+l'extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation.
+Les invectives, les injures pleuvaient; les deux hommes se menaçaient de
+leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la
+fin de la querelle.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! m'écriai-je, mais c'est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les
+misérables! Voilà comment ils gardent la plantation!</p>
+
+<p>Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous
+laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine,
+avec des mots aussi grossiers que ceux que l'on entend crier aux
+portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière
+protégé. Elle n'employait plus ce <span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> langage prétentieux qu'elle avait
+tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français,
+comme si tantôt elle eût voulu n'être comprise que de Figeroux, et
+tantôt au contraire n'eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se
+retournait avec un sourire d'intelligence, chaque fois qu'elle avait
+lancé au mulâtre une bonne injure.</p>
+
+<p>Elle disait:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien.</i> (Il n'a pas d'argent, à
+présent, mais peu importe). Fe'ai toi cornard si m'amuse!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse! répondait Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, te la coupe'ai, un soi', pendant toi do'mi'.</p>
+
+<p>Le mulâtre leva le bras. Alors, le visage protégé de ses mains, elle dit
+comme pour s'excuser:</p>
+
+<p>&mdash;C'était pou rire, pou rire. Toi, n'en as pas!</p>
+
+<p>Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span> &mdash;I n'en a pas! I n'en a pas! Dors touzou quand z'ai envie.</p>
+
+<p>Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats,
+collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre.</p>
+
+<p>&mdash;On vous a payé, dit-il, laissez-nous.</p>
+
+<p>&mdash;L'autre m'a payé aussi, répliqua froidement Figeroux; elle lui doit sa
+nuit.</p>
+
+<p>A ce moment, des sanglots s'élevèrent et j'aperçus un homme qui
+pleurait. La lanterne de la galerie qu'on alluma soudain au-dessus de
+nous lui éclaira le visage: c'était Samuel Goring.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien
+du tout. Ze vais lui paler tout de suite, à gros coçon.</p>
+
+<p>En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu'elle m'aperçût
+et je me cachai derrière un sterculia, mais c'était bien inutile; elle
+était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour
+glisser un regard dans la galerie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> &mdash;Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais!</p>
+
+<p>Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de
+geste et d'attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des
+fusées de rire.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Gadé li!</i> disait-elle, <i>li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou
+krab.</i> (Regardez-le, regardez-le! Le voilà qui fait le joli c&oelig;ur avec
+ses yeux pareils à des trous de crabes.)</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du Ciel! implora Goring.</p>
+
+<p>&mdash;Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse.</p>
+
+<p>&mdash;Zinga, écoute-moi, tu m'avais promis...</p>
+
+<p>Elle s'écria furieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Moi zamais ai promis, tu mens, coçon!</p>
+
+<p>Goring tendit les mains, l'enlaça et l'étreignit avec violence.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu! veux-tu! Moi vais cracer
+sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens! tiens!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait
+des ruades et des coups de poing; Goring recevait les coups et les
+injures, mais la tenait toujours; Dubousquens dut s'interposer:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux!</p>
+
+<p>Hors d'haleine, la voix entrecoupée:</p>
+
+<p>&mdash;Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle,
+veux pas! moi hais lui!</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s'en aller, dit à son
+tour Figeroux.</p>
+
+<p>Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse; il se releva, la
+regarda s'éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent.
+Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas un homme! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre
+sermon ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ayez pitié! soupira Goring.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous parliez ce soir à l'Assemblée, dit Figeroux. Je le
+veux!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> &mdash;J'essaierai, dit Goring.</p>
+
+<p>Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et
+gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées.</p>
+
+<p class="p2">Je pris l'Allée des Lataniers et n'eus pas de peine à trouver la demeure
+du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n'est pas encore chez
+Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases
+africaines et de constructions européennes entourées de jardins. Quand
+on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la
+rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement
+infini d'allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands
+arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs
+inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent
+obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond
+duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux
+fenêtres. Ce devait être l'habitation de Nanette. Au hasard nous
+suivîmes <span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de
+muraille, la lueur tremblotante d'une petite lampe.</p>
+
+<p>Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le
+couloir. A sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me
+sembla que c'était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin:</p>
+
+<p>&mdash;La maison de Nanette Berthier?</p>
+
+<p>On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de
+lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis: la
+personne que j'avais prise pour une esclave venait, avant de
+disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes
+yeux me trompaient, j'avais bien reconnu Agathe de Létang!</p>
+
+<p>Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m'avait
+porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée
+d'argent, vint au-devant de moi:</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il.</p>
+
+<p>Alors je quittai le corridor sombre et mal <span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> tenu pour entrer dans un
+appartement vraiment extraordinaire de luxe et d'incurie, où l'on était
+d'abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d'ébène,
+ornés d'incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le
+cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu
+magique de clartés, qu'adoucissaient à peine çà et là des tentures de
+l'Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des
+parfums âcres et capiteux que l'on respirait dès le seuil me
+suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m'entraînait déjà vers la
+chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes
+autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de
+couleurs, odorant l'étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées
+pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en
+disaient long sur la paresse, l'insouciance et la saleté de la riche
+affranchie.</p>
+
+<p>Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies
+étincelantes, sur un petit canapé qu'elle écrasait de son corps <span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span>
+large et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes
+fines, veloutées ou rudes; elle s'amusait de tous ces tissus que
+l'ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle
+s'abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa
+bestialité jouisseuse et triomphante.</p>
+
+<p>La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que
+des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui,
+disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient
+les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le
+vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes
+et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait
+deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses
+dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où
+semblaient briller mille mauvais désirs; puis quelquefois, à un
+mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux
+et mutin apparaissait à demi, dans <span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> le relèvement des jupes et
+l'encadrement des dentelles: la raie d'ombre, attirante et mystérieuse,
+les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin
+de souper, de vin répandu et d'amour emplissait la chambre.
+Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j'entrais, sans
+paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m'avait précédée:</p>
+
+<p>&mdash;Dis à Gatte de se dépêcher à venir.</p>
+
+<p>Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l'ordre de sa
+maîtresse.</p>
+
+<p>Hélas! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine
+vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et
+honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Vas-tu finir d'emporter la collation, limaçonne! cria Dodue-Fleurie.</p>
+
+<p>J'aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats,
+de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand'peine, et en
+prenant mille précautions, essayait de transporter dans l'antichambre;
+mais <span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span> comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Attends, je vais t'apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie
+en envoyant sa pantoufle à la tête d'Agathe, puis d'un bond elle se
+précipita sur elle.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dis-je en m'interposant, je connais mademoiselle de Létang et
+je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si
+inconvenantes que vous avez réclamé ma visite.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue
+en balbutiant, d'une voix zézayante et minaudière. Ah! ce n'est pas ici
+le luxe des Ingas. Je ne suis qu'une pauvre négresse, madame, mais
+prenez place près de moi. Ce que j'ai à vous dire doit vous intéresser.
+Oh! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère.</p>
+
+<p>Et elle eut un rire éclatant et forcé qu'on pouvait prendre aussi bien
+pour une marque d'affabilité que pour une affectation d'insolence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que <span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> j'aie chez moi la petite
+Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous? Je
+regrette qu'elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait: Dodue,
+pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de
+pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame,
+(elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains),
+je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec
+Létang c'est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour
+moi une maladie. D'ailleurs, l'aimez-vous tant que ça! Elle ne vous aime
+guère, elle, et sa mère donc! Comme elle riait, avec toutes ces dames,
+de La Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j'étais dans leur
+maison!</p>
+
+<p>&mdash;Et que disaient-elles donc de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu'on vous arrangeait de
+jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer
+à la foire. Ah! ah! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous? <span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span> Elle a été enlevée en
+même temps qu'Antoinette, dans ma plantation; et, malgré vos
+démonstrations d'amitié, j'ai lieu d'être inquiète d'un dévouement que
+les événements semblent si fort démentir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour vous expliquer ce qui s'est passé et vous demander votre
+aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la
+destinée nous a unies et comme nous aurions tort d'être des adversaires.</p>
+
+<p>Et, après m'avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu
+elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec
+lequel elle me l'a conté, me fait croire véridique:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n'ai pas
+toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. A quatorze
+ans j'étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries.
+Dur emploi pour une fille qui était alors d'une santé fort délicate. On
+ne me ménageait point; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps,
+avec sa face abominable, marquée <span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> de petite vérole et son corps
+pourri, dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait
+plus que mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu'on ne
+m'attachât aux trois piquets et qu'on ne me déchirât de cordes ou de
+lianes. Ce fut après avoir été ainsi châtiée, alors qu'on me détachait
+toute sanglante, et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir
+sur mes jambes, que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux; mais ne
+croyez pas que la pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la
+sucrerie, au milieu du travail des esclaves, avec une impudeur de blanc
+qui se croit tout permis, il se jeta sur moi et, m'ayant possédée
+brutalement, il me laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à
+coups de fouet; car l'honneur d'avoir été distinguée par un maître ne me
+fut pas compté. Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que
+mon corps ne lui était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré
+des plaisirs que je lui donnais,&mdash;il est vrai, bien malgré moi. La nuit,
+il venait me chercher dans ma case, et je restais <span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> jusqu'au matin
+auprès de lui. Alors, lasse de ces caresses que je n'acceptais qu'avec
+dégoût, il me fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais
+de fatigue, les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy
+assista quelquefois à ces exécutions; il ne disait rien, quand il eût pu
+facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi
+torturée! Cependant la sensualité grossière qui l'attachait à mes jupes
+ne l'empêchait pas de s'intéresser à des liaisons plus élégantes. Il
+était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se
+soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas,&mdash;et il avait
+raison,&mdash;ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que
+j'étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard
+m'avait révélé.</p>
+
+<p>«En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j'entre dans sa
+maison dont un esclave ami m'avait ouvert la porte; j'avais caché dans
+mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J'arrive au
+moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient <span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> embrassés:
+«Létang;» dis-je à ma maîtresse, «je n'ignore point que ton mari est un
+jaloux, je l'ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr
+que, s'il vient à apprendre que tu le trompes, il n'hésitera pas à te
+tuer, or je vais sur le champ le lui dire...&mdash;Je te tuerai avant,
+vipère!» s'écria Montouroy qui voulut s'élancer sur moi. Mais, sortant
+mon pistolet, je l'ajuste et le menace de faire feu s'il s'avance. «Je
+n'ai point l'intention de rien dire,» repris-je, «si ta femme veut bien
+signer mon affranchissement.» Et je lui présente la feuille qui, d'après
+la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s'est
+concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que
+son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir
+m'arracher mes armes, ils me mettent dans l'impossibilité de m'en
+servir. «Nous allons t'apprendre à nous épier et à nous dénoncer,»
+disent-ils. «Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous
+t'aurons tuée!&mdash;Tuez-moi,» dis-je, «mais il y a des esclaves qui me <span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span>
+vengeront.» Et je pousse un cri d'appel. C'était une ruse. Je n'avais
+personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un
+grand bruit dans la maison: sans doute un esclave qui rentrait
+furtivement de la ville s'était heurté contre un meuble, un siège
+quelconque, et l'avait renversé; mais ce bruit, survenant après ma
+menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu'il y avait réellement
+des noirs cachés dans la maison. «Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang
+va t'affranchir, mais décampe.&mdash;Oh! répliquai-je, pas avant d'avoir
+l'acte.» Ils eurent un moment d'hésitation. «Signe, ma chère amie» fait
+enfin Montouroy, «notre existence vaut plus que la liberté de cette
+misérable; d'ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un
+jour.» La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement,
+et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être
+refroidies.</p>
+
+<p>«J'étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n'est guère que
+le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu'esclave <span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span>
+de fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d'une
+blanche, me prit avec elle et m'enseigna l'art d'être belle et de
+charmer. Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand
+j'étais esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui,
+m'installe place Montarcher dans un pavillon qu'il vient de faire bâtir,
+me couvre d'or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je
+pris à c&oelig;ur d'être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon
+tour comme il m'avait traitée jadis. Quelle joie j'eus à l'humilier, à
+le mettre en fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de
+lui devant ses amis, mes femmes, les esclaves! Il devait me servir: à
+table, à la toilette, à la garde-robe; et je m'amusais à le châtier
+comme un nègre. Il souffrait tout; il semblait même heureux de souffrir.
+Avec moi il était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il
+l'aurait fait. Mais, quand je n'étais plus devant ses yeux, il parlait
+de moi avec haine et colère. Je compris que son amour n'était pas sûr,
+et que, si je voulais le garder à cause de ses hautes <span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> relations et
+de son pouvoir dans la colonie, je devais me l'attacher autrement que
+par des baisers ou des servitudes sensuelles. L'or, en un mot, me parut
+nécessaire pour le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses
+menaces, de ses colères, j'attirai chez moi tous ceux qui voulaient se
+ruiner et m'enrichir.</p>
+
+<p>«J'acquis une fortune en très peu de temps; lorsqu'une femme a quelque
+empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce
+n'est pour elle qu'un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi,
+il ne me suffisait pas qu'il fût ruiné et que moi, j'eusse des
+richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont
+j'attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens
+dépendrait de ma volonté.</p>
+
+<p>«Voici ce que j'ai fait: j'avais eu à me plaindre, au cours de mes
+relations amoureuses avec les jeunes gens de l'île, d'un certain
+Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du
+Cap; je savais qu'il était détesté de ses esclaves et surtout <span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> de
+son commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné
+toute votre confiance. Vous pourrez voir tout à l'heure si elle était
+bien placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare
+et peu confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des
+monceaux d'or. Après m'être assuré la complicité du gouverneur je
+décidai une esclave qui m'est dévouée, à s'en aller trouver Montouroy et
+à lui conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux.</p>
+
+<p>A cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi
+calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille
+sérénité dans le crime m'effraya.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout
+entre noirs et blancs, n'est-ce pas toujours la guerre? De vous-même ne
+dit-on pas...</p>
+
+<p>&mdash;Que dit-on? m'écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon
+émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes,
+que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez <span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> ces
+violences, ces crimes s'il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou
+crimes, de tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de
+faire la guerre, car ils sont indispensables.</p>
+
+<p class="p2">Hélas! j'avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma
+conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer
+une justification qui me convenait si bien.</p>
+
+<p class="p2">&mdash;Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les
+meurtriers ne furent pas recherchés. J'avais dès lors le gouverneur et
+Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire,
+n'avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient
+trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune,
+mais vous pensez bien que j'avais gardé la meilleure part.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de
+telles confidences. <span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> Vous ne me connaissez nullement. Ne
+craignez-vous pas que je vous trahisse?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous
+vaudrait une vengeance de ma part et ne m'inquiéterait en rien. On ne
+peut pas m'arrêter. Et d'ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous
+commande de vous taire et de rester mon alliée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! m'écriai-je, je n'aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût
+un tel criminel.</p>
+
+<p>Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents
+féroces que l'on imagine toujours mordant de la chair humaine.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce
+qu'il ne tient pas ses engagements. Il n'avait pas plutôt l'argent que
+je lui avais procuré, qu'il songeait à un mariage qui devait l'enrichir,
+l'éloigner de moi et du Cap. Or c'est un mariage qui, m'a-t-on dit, ne
+vous agrée point.</p>
+
+<p>&mdash;Certes! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je
+n'accorderai jamais mon <span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> consentement à un mariage qui répugne à ma
+protégée. Et d'ailleurs, ajoutai-je, ce mariage ne pourrait l'enrichir,
+puisqu'Antoinette n'aura rien.</p>
+
+<p>&mdash;Rien! s'écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent
+sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d'un ton que je
+m'efforçais de rendre assuré.</p>
+
+<p>&mdash;Il compte peut-être vous voler l'or avec la fille. N'a-t-il pas déjà
+essayé de vous enlever Antoinette.</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu! c'était lui!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui et Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Le docteur m'avait bien dit que ce Figeroux était un misérable.</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait que vous n'eussiez pas d'yeux pour ne pas vous en
+apercevoir.</p>
+
+<p>&mdash;La canaille! je le ferai surveiller.</p>
+
+<p>&mdash;Surveiller, c'est peu; il faudrait le faire disparaître, et doucement;
+car le gouverneur ne souffrira pas qu'on l'accuse, mais il serait
+heureux qu'il n'existât plus.</p>
+
+<p>J'étais comme suffoquée d'une telle audace.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span> &mdash;Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m'assure que vous êtes réellement
+avec moi? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy? Vous ne
+pouvez l'aimer, après ce que vous m'avez dit; vous n'attendez pas la
+richesse, puisque vous l'avez; et vous n'espérez pas non plus
+l'accroître, puisque Montouroy a peu ou point d'argent. Je ne vois pas
+quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap,
+je resterai sa maîtresse; or Montouroy, s'il est sans fortune, a, comme
+je vous l'ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son
+mariage avec la fille du gouverneur: la fille et le père sont favorables
+à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai
+réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer
+tout l'or et exercer toute l'autorité dont je suis ambitieuse.</p>
+
+<p>Cette négresse me remplissait d'effroi et d'admiration. Je me demandais
+si j'étais en <span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span> présence d'une folle ou d'une sorte de génie
+monstrueux et pervers.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier,
+c'est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime
+Montouroy, mais elle l'aime en despote, et ne veut pas d'un mariage qui
+nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il
+ne désobéira point non plus à sa maîtresse.</p>
+
+<p>«Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici.</p>
+
+<p>«Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d'Antoinette,
+décida de s'en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en
+votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit
+méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les
+enlevèrent toutes deux: seulement l'un des nègres, poursuivi et serré de
+près par vos esclaves, abandonna Antoinette; l'autre revint avec Agathe
+à un pavillon que possède M. de Montouroy à l'entrée du Cap. J'y étais
+venue par hasard, je fus ainsi avertie <span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span> de l'enlèvement avant
+Montouroy, et je me réjouis que l'entreprise eût eu ce résultat. Je fis
+conduire aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin
+fermé et entouré de mes esclaves. C'était un otage. Depuis elle n'a pas
+quitté cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour
+l'empêchent, non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux
+fenêtres. Je la garderai ainsi jusqu'à ce que la mère se décide enfin à
+laisser le gouverneur donner sa fille à Montouroy.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est le second obstacle à vos projets? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Le second, c'est vous, en ne mariant pas Antoinette.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera: elle n'aura qu'un
+amour, le mien!</p>
+
+<p>Le sang me montait à la face.</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari
+pourtant la protégerait mieux que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est contre les maris, quels qu'ils soient, dis-je, que je veux
+la protéger. Au <span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc
+d'avoir, madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont
+inconnus?</p>
+
+<p>&mdash;Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr'ouvrit une porte
+et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez.</p>
+
+<p>Elle m'avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée
+par une glace, qui vous permettait de voir ce qui ce passait dans la
+chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence; par une fente
+assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince
+rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté.</p>
+
+<p>Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de
+Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de
+Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune
+homme disait des vers:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <p><i>Sur les rameaux voisins, entends ces tourterelles</i></p>
+ <p class="i2"><i>Former leur doux roucoulement;</i></p>
+ <p><i>De quel air d'amitié s'entrelacent leurs ailes!</i></p>
+ <p><i>Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement;</i></p>
+ <p><i>Ah! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles.</i></p>
+ </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute
+et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron.</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n'est pas de
+s'abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier
+les intérêts de l'humanité et ceux du commerce.</p>
+
+<p>&mdash;Dites votre commerce, fit le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c'est pourquoi
+je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous seriez enchanté, j'en suis sûr, que quelques incendies de champs
+de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur
+les sucres à Londres et à Amsterdam.</p>
+
+<p>&mdash;Vous insultez mon c&oelig;ur, monsieur, dit Léveillé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'apprécie votre caisse, continua Chiron.</p>
+
+<p>Léveillé se rengorgea.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais attendu, de mes sacrifices <span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> à la race opprimée, que
+sa reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes
+sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit
+Chiron: cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez,
+je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en
+diamants, et qu'elles fissent l'objet d'un nouveau trafic. Alors il est
+probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à
+battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer
+davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin,
+mais qui tiens tant soit peu à ma vieille guenille, je n'attendrai pas,
+pour quitter l'île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les
+larmes de bienfaisance des blancs.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez vraiment, docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Avant un mois. J'éprouve des craintes sérieuses quand je vois
+l'humanité s'attendrir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été élevé à l'école de Buffon, <span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> mon cher docteur, dit
+alors l'abbé de la Pouyade. C'est un déiste, et comme tout déiste, un
+esprit rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus
+audacieux reconnaissent aujourd'hui la vérité du christianisme, de ce
+christianisme qui doit un jour reconstituer l'humanité. Buffon, lui, n'a
+pas compris le noir, il n'a pas vu quels grands principes politiques
+font la base de nos institutions. L'idée de l'égalité lui échappe. Il a
+surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême
+sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d'ailleurs cette
+aristocratie du talent, qui en est le poison...</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble, monsieur l'abbé, que vous aussi n'êtes pas
+insensible <i>aux hommages</i> des femmes, puisque vous venez chez Madame
+Dodue-Fleurie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour une &oelig;uvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien
+que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup.
+La société est si mêlée <span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> ici! A part vous, moi, deux ou trois autres
+personnes...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien difficile, monsieur l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se
+blesser...</p>
+
+<p>&mdash;Que Monsieur votre goût se blesse, qu'il se blesse, je n'y vois pas
+d'inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement: avez-vous
+vendu vos hypothèques sur les nègres?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, et je venais justement ici avec l'espoir de trouver des
+acquéreurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est là votre &oelig;uvre de charité!</p>
+
+<p>&mdash;Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Je plains vos malheureux, alors; car les hypothèques sur les nègres ne
+s'achètent plus!</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela! les miennes portent sur d'excellentes plantations,
+riches, en pleine prospérité.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s'achètent plus. Du moins
+les blancs n'en <span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> veulent pas; ils craignent trop la révolution
+prochaine. On m'a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore
+quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu'ils feront cause commune
+avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial
+leur accorde les droits des autres citoyens.</p>
+
+<p>&mdash;Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution? demanda Léveillé.
+On devrait les expulser de la colonie.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez, dit l'abbé, qu'ils aient acheté mes hypothèques.</p>
+
+<p>&mdash;Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua
+Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà comment vous aimez les noirs! dit le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient
+partager les souffrances de leurs frères en attendant l'affranchissement
+commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos
+manières, notre esprit; ils n'ont pris que nos vices. Tenez! il y a un
+affranchi qui fait ce joli trafic. <span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> Vous savez qu'on récolte de
+moins en moins de sucre depuis deux ans, c'est un fait. Mon affranchi se
+procure du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en
+magasin, et, à l'aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un
+brillant qui n'ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au
+moment de la vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant
+croire que le marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de
+lui vendre à bas prix. Telles sont les façons d'agir de nos affranchis!
+Ce sont, je vous le répète, des hommes abominables.</p>
+
+<p>&mdash;A dire vrai, observa le docteur, si j'avais une plantation, je
+préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et,
+coquins pour coquins, j'aime mieux ceux qui font croire à l'abondance
+d'un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu'en pensez-vous,
+jeune poète?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je
+n'ai pas encore l'expérience des hommes; du moins suis-je plein de zèle
+et d'ardeur pour servir la société.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> &mdash;Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit
+le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a
+horreur de ceux de la veille.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les
+noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis?</p>
+
+<p>&mdash;Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis
+évidemment pour l'affranchissement des noirs, mais aussi pour que les
+noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Fourbe et sot! s'écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez ici encore un
+instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite.</p>
+
+<p>Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon.</p>
+
+<p>&mdash;Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de
+l'assistance. Allons, venez vite. J'ai besoin de vous!</p>
+
+<p>Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du
+salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue <span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> se coucha
+d'abord sur le dos, puis sur le ventre; elle avait découvert son corps
+vaste, elle semblait le présenter à l'adoration de Montouroy, qui
+s'agenouilla devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Lèche-moi, Toutou! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue.
+Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je
+suis pleine d'ordure et de poussière.</p>
+
+<p>Montouroy prit d'abord les pieds, et sa langue habile et souple en
+fouillait les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des
+tressaillements, de petits cris, des rires; puis la langue vipérine
+monta le long des jambes fortes et vint s'attarder aux courbes, aux
+larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce
+corps attirait Montouroy et qu'il prît plaisir à s'y enfoncer de plus en
+plus, à y oublier jusqu'à son sexe, à devenir une bête inconsciente et
+joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue
+était aussi libre avec lui que si je n'eusse pas été près d'elle et
+qu'il n'eût été qu'un chien. Elle laissait s'accomplir sans <span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> honte,
+peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements
+de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés
+même de son corps lui devenaient un moyen d'humiliation et lui
+procuraient un triomphe.</p>
+
+<p>Le dégoût me soulevait le c&oelig;ur; j'étais tellement indignée contre
+Dodue et Montouroy que j'allais sortir de ma cachette, quand tout à coup
+elle se releva vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t'ai appelé pour que tu baises
+mon visage, de ta bouche encore toute souillée! Non, non, mon visage est
+à mon amant, et tu sais bien que tu ne l'es pas! Est-ce que tu es
+capable d'ailleurs d'être un amant? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait
+plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables! Va-t'en!
+Va-t'en, te dis-je! Veux-tu partir, ou je prends le fouet!...</p>
+
+<p>Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le
+rappela un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Et je te défends d'entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi,
+entends-tu! Au <span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne
+suis pas sûre de toi.</p>
+
+<p>Elle sortit un instant, appela des noirs, et j'entendis le bruit d'une
+dispute puis d'une porte qu'on fermait violemment.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa
+maîtresse! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme
+Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui
+m'attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce
+sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais
+bien qu'elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l'exige de
+leurs maris et de leurs amants, elles m'ouvriront toutes grandes les
+portes de leurs maisons. Et d'ailleurs à part vous, moi, la Létang
+peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue?</p>
+
+<p class="p2">Me prenant alors par le bras elle m'entraîna au dehors. Je la suivais,
+je lui obéissais, <span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> sentant en elle comme une force supérieure.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous montrer, me dit-elle, que je n'ai pas conquis ceux de
+votre race pour devenir le jouet des noirs...</p>
+
+<p>Elle me conduisit à quelques pas jusqu'à un terrain vague qui s'étend de
+l'extrémité de la ville jusqu'au Morne des Capucins. Là grouillait,
+bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des
+noirs où j'avais failli disparaître tout à l'heure, à mon arrivée.</p>
+
+<p>A la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères,
+les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les
+cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et
+parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés,
+flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des
+libellules et des fleurs d'eau sur un sombre marécage. La fange humaine
+augmentait toujours; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la
+vomir avec sérénité; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de
+fourrure chaude, de <span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> linge humide, de peau en sueur et d'haleines
+corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation
+courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un
+zézaiement de créole ou des cris gutturaux d'Africains. Tout à coup, la
+lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur
+lumineuse, fit jaillir des ténèbres milles faces soûles et féroces,
+révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les
+dents, les ongles s'enfoncent dans la chair, où l'étreinte et le baiser
+ressemblent à des égorgements.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.</p>
+
+<p>Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants,
+troupe d'affranchis ou d'employés à demi-libres, qui affectaient de ne
+point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement;
+vêtus à l'européenne, ridicules sous la perruque, et l'habit à la
+française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs
+victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, <span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> dans les
+estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.</p>
+
+<p>Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras
+étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se
+détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de
+son manteau noir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fis-je, c'est Samuel Goring!</p>
+
+<p>Dodue-Fleurie me regarda en souriant.</p>
+
+<p>Goring n'avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait
+de son poing l'auditoire.</p>
+
+<p class="p2">«Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de
+la liberté! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos
+épaules!»</p>
+
+<p class="p2">Des huées et des injures lui répondirent.</p>
+
+<p>&mdash;Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit Dodue, et c'est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle
+avait autrefois <span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">266</a></span> des complaisances pour lui. Je craignais qu'il ne
+devint par trop négrophile.</p>
+
+<p class="p2">«Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les
+mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l'ivresse et à la luxure!»</p>
+
+<p class="p2">Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur
+Goring, le saisirent, l'accablèrent de coups; il s'engouffra dans la
+foule qui s'ouvrit devant lui. J'entendis des voix le menacer, puis des
+cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques
+boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C'était l'infortuné
+quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de
+pied.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! canaille! criait-il, tu nous as trahis.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d'une voix forte en
+s'interposant entre Figeroux et la victime.</p>
+
+<p>A la vue de la négresse, mon commandeur <span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span> et ses compagnons
+s'arrêtèrent, haletants, frémissants devant leur proie; ils haussaient
+les épaules, crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent
+plus au révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se
+traîna lentement vers la rue des Capucins.</p>
+
+<p>&mdash;Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Et croyez-vous qu'elle serait un heureux événement pour nous? fit un
+autre mulâtre. Nous n'avons rien à gagner à la liberté de ces sales
+Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu'ils restent esclaves!</p>
+
+<p>&mdash;Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigerons. Nous pouvons
+avec leur aide nous emparer du gouvernement de l'île.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ces brutes nous comprendraient-elles? fit l'interlocuteur
+de Figeroux.</p>
+
+<p>Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels
+devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et
+bruyante de l'assemblée semblait les repousser.</p>
+
+<p>Un vieil homme, les épaules sanglantes, les <span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span> yeux chassieux et
+voilés, apparut tout à coup sur l'escabeau où nous avions vu Goring. Il
+avait autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en
+peau huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s'empressa
+autour du vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Macandals! Macandals! criait-on.</p>
+
+<p>&mdash;On leur donne des amulettes, m'expliqua Dodue, pour les protéger. Ils
+préparent quelque grande entreprise, cela est sûr.</p>
+
+<p>Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez-vous pas Zinga?</p>
+
+<p>&mdash;Moins que Figeroux.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, chère madame, elle est ici!</p>
+
+<p>En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l'écart,
+à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient
+pas; ils parlaient sans s'occuper de la foule, sans prendre garde au
+bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes.</p>
+
+<p>&mdash;Si te maries, disait Zinga, m'abandonneras?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span> &mdash;Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n'épouse cette jeune fille
+qu'à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France.</p>
+
+<p>&mdash;Et même si elle devient ta femme n'aimeras que moi!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aimerai que toi.</p>
+
+<p>Et ils se baisèrent.</p>
+
+<p>De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler?</p>
+
+<p>Figeroux, à ce moment, s'approcha, frappa violemment sur l'épaule de
+Zinga.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! truie, fit-il. Tu nous as trahis!</p>
+
+<p>Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique.</p>
+
+<p>Puis se retournant vers lui:</p>
+
+<p>&mdash;As peur? demanda-t-elle. <i>Es mô mem pa la ké to pou mô défand to
+lapo.</i> (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure!)</p>
+
+<p>&mdash;Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m'avais dit que tu viendrais...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, suis là!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span> &mdash;Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring.</p>
+
+<p>&mdash;Etais là, suffit! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la
+maladie.</p>
+
+<p>Des cris s'élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent
+plusieurs fois répétés.</p>
+
+<p>&mdash;Les porcs! dit Figeroux, après avoir prêté l'oreille; ils fixent la
+date de l'insurrection; ils la feront sans nous.</p>
+
+<p>Ces paroles m'effrayèrent et j'allais interroger Dodue lorsqu'une longue
+file de noirs, de négresses et de négrittes se tenant par la main et
+courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent
+brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards,
+élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. A un
+claquement de mains des vieillards la bande forma autour d'eux une ronde
+de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes
+et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ils nous empestent! fit Dodue, allons-nous-en.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span> &mdash;Vous avez, dis-je, plus peur de ces bozales, que des visiteurs de
+votre salon.</p>
+
+<p>&mdash;Nullement! répliqua-t-elle en affectant une expression d'indifférence.</p>
+
+<p>&mdash;Néanmoins vous ne les gouvernez pas si aisément!</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n'en faut pas plus
+pour les tenir dans le devoir; quant aux blancs, ce sont des lâches!</p>
+
+<p>A peine nous étions-nous éloignées que nous entendîmes une fusillade.
+Dodue me conta qu'après leurs danses les nègres s'amusaient souvent à
+tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d'une fois qu'ils se
+faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils
+étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia,
+mélangé, selon les rites des sorciers, à de la poudre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, me dit-elle, que j'ai dans la main l'âme de la résistance
+et celle de la révolte. C'est moi qui ai conseillé à <span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span> Figeroux de
+réunir ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les
+exaspérer, et que les noirs esclaves chasseraient les affranchis.
+Ceux-là seuls sont à craindre parce que vous leur avez appris à
+penser... Je m'en garde le plus possible et si j'ai l'air de protéger
+Figeroux, croyez-le, ce n'est qu'en apparence... Ah! si vous vouliez,
+comme il serait facile de le faire disparaître, aux Ingas, dans la
+montagne. Mais je vois que cela ne vous sourit pas... Du moins veillez
+sur Antoinette, chère madame, et sur votre plantation. Et, si vous
+épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le sous clef; le 10 août est une
+date dont vous devez vous méfier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y
+aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées.</p>
+
+<p>&mdash;Etes-vous donc avec les révoltés, demandai-je, que vous connaissez si
+bien leurs secrets?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, dit-elle avec un gros rire et en <span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span> se plaquant les deux
+mains sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie! Je suis pour
+le parti qui triomphera, car c'est lui que je devrai dominer. Cependant
+je ne désire point que les esclaves réussissent. Qu'ai-je à gagner avec
+ces fous furieux?</p>
+
+<p>Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans
+l'antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s'étaient
+rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n'eus aucune peine à
+sortir du Cap. J'arrivai aux Ingas comme l'aube blanchissait le ciel. Je
+me précipitai vers le lit d'Antoinette. Dieu merci! elle reposait
+doucement, la bouche entr'ouverte et souriant de ce joli sourire qu'elle
+a lorsqu'elle dort. Je l'embrassai sans l'éveiller et, me couchant près
+d'elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d'émotions.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">274</a></span> J'ai reconnu aujourd'hui que Dodue-Fleurie ne m'avait pas trompée, et
+que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n'étaient
+point imaginaires.</p>
+
+<p>Mme de Létang qui, lors de l'enlèvement d'Agathe, a cherché querelle à
+Mme Du Plantier, l'a insultée dans la rue et même, prétend-on, l'a fait
+battre dans sa maison par deux noirs, s'est réconciliée subitement avec
+elle; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend
+Goring, dont elles se moquaient si bien naguère.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie, m'a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère,
+j'ai une pénible requête à vous adresser, mais j'espère que vous
+comprendrez quels sentiments désintéressés me l'inspirent. L'amitié même
+que je vous porte me l'a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié
+que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span> Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d'&oelig;il rapide vers Mme Du
+Plantier et Samuel Goring qui, d'un signe de tête, marquèrent leur
+approbation et l'engagèrent à continuer.</p>
+
+<p>&mdash;Il court de fâcheux bruits sur vous, madame..., oui, de très fâcheux,
+et nous avons pensé qu'il était de notre devoir, étant de vos amies, de
+vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si c'est possible, une
+accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui
+pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables.</p>
+
+<p>J'étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l'émotion que
+j'éprouvais, et ce fut de l'air le plus étonné que j'accueillis
+l'«avertissement».</p>
+
+<p>&mdash;Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous
+dirai qu'on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer
+sa fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d'un éclat de rire, mais
+n'est-ce pas absurde? Vous l'avez tous vue aller et venir ici; elle fait
+ce qui lui plaît!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span> &mdash;Vous lui avez caché qu'elle possédait une fortune, et vous la retenez
+chez vous comme une esclave, exigeant d'elle une affection qui ne vous
+est nullement due, qu'elle aimerait mieux porter à un autre, et qu'il ne
+serait peut-être pas fort décent de définir.</p>
+
+<p>&mdash;Madame! m'écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour
+m'insulter?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et
+cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l'exigent, croyez
+bien que nous n'hésiterons pas à vous montrer: qu'on se met en posture
+fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute
+société.</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette
+insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa
+fortune; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance
+avec beaucoup de dévouement, mais ce n'est plus une fillette; elle est
+libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial
+<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span> qui vous dédommagera d'ailleurs de vos sacrifices.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais
+Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme
+d'ailleurs elle me l'a demandé. Quant à sa fortune, je n'aurai pas à la
+lui rendre, puisqu'elle n'en a point, et qu'elle n'a vécu jusqu'ici que
+grâce à ma générosité.</p>
+
+<p>&mdash;Nous savons très bien ce qu'il en est, dit sentencieusement Samuel
+Goring.</p>
+
+<p>&mdash;Par une calomnie de quelque négresse, sans doute!</p>
+
+<p>&mdash;Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt,
+madame, d'avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre
+amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d'une jeune
+fille est chose trop précieuse pour que nous vous le sacrifiions. Nous
+allons déposer dès ce jour notre plainte.</p>
+
+<p>&mdash;Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons
+inquisitoriales et révoltantes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez ce qu'il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du
+Plantier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">278</a></span> &mdash;Surtout lorsqu'on a plus d'un reproche à s'adresser, ajouta Mme de
+Létang, en me saluant de son plus ironique sourire.</p>
+
+<p>Je me souvins alors de ses confidences et de ses caresses perfides.</p>
+
+<p>&mdash;Sortez d'ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi,
+parpaillot!</p>
+
+<p>Goring se retourna vers moi, très calme en apparence.</p>
+
+<p>&mdash;Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le
+bruit de son iniquité est monté jusqu'au Juge pour la dénoncer et la
+perdre.</p>
+
+<p>La Létang m'a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de
+Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l'assassinat. Et
+d'ailleurs, n'ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants
+s'ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette? Hélas, aux yeux
+de certains êtres, c'est un crime d'aimer quand ce n'est pas eux qu'on
+aime.</p>
+
+<p>Le docteur qui est venu me voir, m'a appris leur complot.</p>
+
+<p>&mdash;Ces chères femmes, également délaissées <span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span> de Montouroy, se sont
+imaginées qu'en mettant en commun leur fortune, et en s'unissant pour le
+marier à une grosse dot, elles l'arracheraient sans peine à une jeune
+fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près
+d'elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses
+précieuses nuits.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'a donc Montouroy de si séduisant pour elles?</p>
+
+<p>&mdash;Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de
+l'esprit aux sots, de l'élégance aux rustres, s'asservir les volages et
+convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si
+elles s'avisent de s'éprendre d'un homme intelligent, c'est pour lui
+faire commettre quelque bêtise: cela leur procure un petit frisson et
+une jolie jouissance.</p>
+
+<p>Les paroles du docteur ne m'avaient pas rassurée, un mot que je reçus le
+lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses.</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent porter
+plainte contre <span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span> vous, et vous enlever Antoinette; mais je les en
+empêcherai bien: pour retenir Létang, j'ai sa fille; quant à Du
+Plantier, je connais certaine histoire de succession où l'on aide à
+mourir une veille tante avec beaucoup d'empressement; histoire qu'elle
+n'aimerait guère voir divulguée, et dont je l'effraierai pour la forcer
+à se taire.</p>
+
+<p>«Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à
+quitter le Cap.»</p>
+</div>
+
+<p>Quitter le Cap, c'est perdre une partie de ma fortune, car comment
+diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d'un autre côté,
+comment la vendre sans perte? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et
+sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au
+départ&mdash;et, au premier bruit d'une dénonciation, je me dérobe à vos
+calomnies et à vos vengeances, misérables! qui me punissez d'avoir eu
+pour vous trop d'amitié!</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span> Ce sont des heures que je n'oublierai pas: avoir fait un tel rêve de
+bonheur, avoir cru à l'innocence, à l'affection, à la gratitude de
+quelqu'un et être ainsi soudainement détrompée: c'est trop horrible. Ah!
+mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi!</p>
+
+<p>Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs
+d'entrailles; comme j'ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma
+gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût,
+qu'une saine et facile nourriture, je ne m'inquiétais pas de la cause de
+ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment
+possible.</p>
+
+<p>Une après-souper, mon mal, à la suite d'élans violents et inattendus,
+semblait s'être calmé. Devant la véranda je jouissais avec <span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span> délices
+des derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue; les machines de
+la sucrerie étaient arrêtées; les chants des noirs emplissaient la
+plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les
+craintes que j'ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines.
+Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n'ose rien entreprendre
+contre moi. A mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait
+été fort chaude, s'était étendue; elle dormait doucement, la tête
+appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s'était assoupie. Zinga
+se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette
+et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive.
+Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l'avais point
+envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi.
+Pourtant j'avais accepté une esclave que m'avait envoyée la courtisane
+pour veiller sur Antoinette; lorsque Zinga s'en allait au Cap elle ne
+devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part
+l'objet d'une étroite surveillance, <span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span> et j'attendais pour le renvoyer
+d'avoir trouvé son remplaçant.</p>
+
+<p>Zinga, près d'Antoinette, me paraissait plus jolie; elle l'enlaçait, et
+ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur son épaule, tandis
+que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d'Antoinette
+dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile,
+sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil
+soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise
+entr'ouverte.</p>
+
+<p>Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible
+qui m'avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps; j'oublie que
+Zinga est là, je lève ses robes, j'écarte avec précaution ses jambes, et
+sans craindre qu'elle ne se réveille, je m'accroupis devant la chère
+enfant, je me perds, je m'oublie au plus secret et au plus profond de
+son être; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui
+accuse la saveur piquante d'une plante marine. Oh! comme j'eusse voulu
+qu'elle m'étouffât entre ses jambes déjà fortes! <span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span> Que j'eusse
+souhaité mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir! Mais un effroi
+me saisit tout à coup. Dans l'ombre duveteuse où j'égarais mes lèvres,
+il me semblait que les frais pétales s'étaient desserrés, que plus large
+la fleur s'offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au
+risque d'être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait
+été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un
+cri! Ah! mon Dieu! Mon Antoinette, l'enfant que j'avais gardée
+jalousement, que j'avais tenue loin des hommes, qui n'avait jamais eu
+pour amie qu'Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si
+jalousement défendue, n'était plus vierge! Ah! la barbare déchirure!
+j'avais l'idée à présent qu'Antoinette était laide, impure, qu'elle
+puait! J'avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur
+son corps et sur moi l'odeur infecte de l'homme. Et pourtant j'espérais
+encore, je me disais: c'est peut-être un accident.</p>
+
+<p>Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à
+ce moment un <span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span> papier plié s'échappe de son sein. Je le ramasse, et
+je m'éloigne un peu pour le lire.</p>
+
+<p>Il n'y avait que quelques mots, mais, hélas! ils étaient significatifs.</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p>«Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention.
+La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable.</p>
+
+<p class="signature">«Pierre.»</p>
+</div>
+
+<p>J'étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je
+pensais qu'avec l'amour de cet enfant toute la joie de l'existence
+m'abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m'agitait.
+Qu'allais-je faire? les épier, les surprendre! ou bien attendant qu'il
+fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair
+qu'elle avait prostituée, la déchirer puisqu'elle l'avait salie. Elle me
+haïrait davantage! Oui, mais j'aurais le plaisir de me venger, de
+l'empêcher d'être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne <span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">286</a></span> lui
+appartiendra pas, me disais-je, quand je devrais l'enfermer dans une
+cave. Mais cet homme parle de préparatifs dans son billet; est-ce
+qu'elle voudrait s'enfuir? Je l'en empêcherai bien!</p>
+
+<p>Je cherchai Zozo et Troussot; ils étaient à se promener dans la
+plantation; enfin je les rejoignis.</p>
+
+<p>&mdash;Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à
+la défendre.</p>
+
+<p>Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes.</p>
+
+<p>J'errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant
+que je m'imaginais si innocente et si affectueuse m'anéantissait.
+J'avais comme l'impression que le monde n'existait plus, tout me
+paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation,
+au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me
+sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu'une pauvresse qui mendie
+son pain.</p>
+
+<p>Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l'endroit où je
+l'avais laissée avec <span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span> Zinga; elles n'y étaient plus. Je me dirigeai
+alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois
+avant le coucher du soleil et qui regarde l'habitation. Les fenêtres de
+sa chambre étaient ouvertes et, d'où je me trouvais, je l'entendis, sans
+distinguer ses paroles, causer avec animation; Zinga l'interrompait
+d'une voix forte:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que
+tu m'as trompée.</p>
+
+<p>J'allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi; elle a
+le visage bouleversé; elle me dit d'une voix haletante, sans préambule:</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, on veut t'empoisonner, moi viens t'avertir.</p>
+
+<p>&mdash;M'empoisonner! Qui donc oserait m'empoisonner?</p>
+
+<p>J'affectais une assurance et un orgueil que j'étais loin d'avoir. En ce
+moment même mes horribles douleurs m'avaient reprise; et ma voix
+étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma
+terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span> &mdash;Qui oserait!</p>
+
+<p>&mdash;Qui? répliqua Zinga. La demoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette! m'écriai-je, et, à l'idée d'un crime si monstrueux, il me
+sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s'enfuyait de
+mon être.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Antoinette, reprit Zinga d'une voix assurée, la physionomie aussi
+calme, aussi tranquille que celle d'une statue.</p>
+
+<p>&mdash;Misérable! misérable! m'écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu
+insulter mon Antoinette? Ah! tu ne mentiras plus, va! je vais te tuer.</p>
+
+<p>Elle râlait et se débattait dans mon étreinte; seule la rapidité de
+l'attaque avait pu me rendre un instant victorieuse; elle avait le corps
+trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l'avaient trop bien
+habituée à des luttes de ce genre pour qu'elle ne pût reprendre
+l'avantage.</p>
+
+<p>Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit
+à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais.
+<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span></p>
+
+<p>A ce moment, j'aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de
+Zozo et de Troussot.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez-la! criai-je aux noirs.</p>
+
+<p>Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter; ils
+lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades,
+les crachats et les injures dont elle les accablait.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle; vous avez mis
+en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner.</p>
+
+<p>Je ne répondis rien; j'étais si surprise, si troublée que je ne savais
+quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait,
+la bouche écumante, les yeux féroces,&mdash;au visage d'Antoinette, pâle,
+décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe
+neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le
+côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa
+personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que
+Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de <span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span> lui plaquer
+la main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec
+moi, elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui
+la retenaient; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le
+visage résolu, le poing menaçant.</p>
+
+<p>&mdash;Menteuse! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, vas t'accuser, et de
+façon que tu ne pourras rien répondre!</p>
+
+<p>Puis, se tournant de mon côté:</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, voilà ton assassin!</p>
+
+<p>Antoinette frémissait d'émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si
+elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à
+l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t'as fait, tes salauderies,
+ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes,
+les innocentes, t'es la plus sale de toutes les saletés!</p>
+
+<p>Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de
+quelques pas, comme si elle avait l'intention de s'éloigner, pour moi,
+au lieu d'arrêter Zinga, au lieu de <span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span> la battre comme je l'aurais
+fait il n'y avait qu'un moment, je dis à Antoinette:</p>
+
+<p>&mdash;Restez ici.</p>
+
+<p>A Zinga:</p>
+
+<p>&mdash;Parle!</p>
+
+<p>Et aux deux noirs:</p>
+
+<p>&mdash;Ne la touchez pas! Qu'elle parle librement.</p>
+
+<p>Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit:</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, moi te l'affirme: cette fille est une traîtresse!</p>
+
+<p>&mdash;Infâme calomniatrice!</p>
+
+<p>&mdash;Infâme calomniatrice! s'écria Antoinette, qui leva la main pour la
+frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé
+ses aveux.</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se
+sauver avec celui qu'est son joli c&oelig;ur, celui qui l'a épousée avant
+mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse! m'écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu'Antoinette se
+protégeait le visage de son coude tendu comme une enfant qui craint
+d'être souffletée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">292</a></span> &mdash;Son joli c&oelig;ur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se
+nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu'a
+du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au
+bout d'une corde!</p>
+
+<p>&mdash;Elle ment, madame! interrompit Antoinette. Ecoutez-moi, je vous en
+prie! Elle me hait. Elle invente tout; il n'y a pas un mot de vrai dans
+ce qu'elle vous dit. C'est elle qui mettait chaque jour du poison dans
+votre vin.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ne me l'avez-vous pas dit plus tôt! lui répliquai-je, moins
+effrayée du crime de Zinga que de l'astuce et de la scélératesse
+qu'avait montrée Antoinette.</p>
+
+<p>&mdash;N'allait pas dire, disait Zinga, puisqu'elle commandait à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu lui obéissais, abominable créature!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour
+France. Moi, l'aime, Dubousquens!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! grand Dieu! s'écria Antoinette en haussant les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, l'aime, et m'a aimée aussi... Mais <span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span> regrette, car il est un
+porc... Etait aujourd'hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que
+voulaient pas m'emmener. Alors quand Antoinette m'a commandé de te
+mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d'arsenic,
+suis venue tout t'apprendre, maîtresse.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux!</p>
+
+<p>&mdash;Et cela, est-ce faux? dis-je en lui montrant la lettre que j'avais
+trouvée sur elle.</p>
+
+<p>Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent; elle me saisit les mains
+en m'enfonçant les ongles dans la peau.</p>
+
+<p>&mdash;Rendez-moi cela, fit-elle.</p>
+
+<p>Mais avant qu'elle ait pu l'atteindre, j'avais déchiré la lettre et j'en
+avais soufflé au vent les morceaux.</p>
+
+<p>Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au
+point de m'arracher des cris. Je crois bien qu'elle m'aurait toute
+meurtrie si Troussot et Zozo ne s'étaient jetés sur elle et ne lui
+avaient saisi les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, <span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span> que vous reconnaissez
+tout le bien que j'ai fait pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Le bien! le bien! ah! vous voulez rire! répondit-elle découvrant tout
+à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce
+que vous appelez me faire du bien. Ah! monstre, le mal que je t'ai fait
+pour me défendre, pour me sauver de toi, n'est rien en comparaison de
+ton crime et de mes souffrances.</p>
+
+<p>A chaque insulte il me semblait descendre d'un degré l'échelle infernale
+des tortures. Je m'imaginais que mon supplice était achevé, et je le
+voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s'endort un
+instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui as-tu dit, misérable menteuse? fis-je en me tournant vers
+Zinga.</p>
+
+<p>&mdash;Tout! Antoinette sait tout.</p>
+
+<p>Et l'odieuse négresse se mit à ricaner.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma vengeance à moi! ajouta-t-elle en sifflotant d'une lèvre
+narquoise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est ta vengeance, m'écriai-je, eh <span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span> bien! tu vas voir la
+mienne. Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d'elle,
+mais saisissez-vous de Zinga; et conduisez-la dans la cour noire.</p>
+
+<p>Elle eut un tressaillement et perdit son sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, suis libre!</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en moque pas mal que tu sois libre ou esclave!</p>
+
+<p>&mdash;Toi peux pas me châtier. N'en as pas le droit!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tu vas voir si je n'en ai pas le droit, canaille! Tu vas
+mourir! Je suis la maîtresse ici.</p>
+
+<p>Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d'écho en écho, se
+prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l'excès de sa
+terreur soulageait ma peine et je repris:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas mourir, mais pas avant d'avoir souffert, d'avoir expié tes
+attentats, tes trahisons. Oh! la mort serait trop douce pour toi. Oh
+oui! tu vas souffrir.</p>
+
+<p>Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant <span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">296</a></span> ses forces, elle
+poussa un suprême appel:</p>
+
+<p>&mdash;Figeroux! à moi! à moi, Figeroux!</p>
+
+<p>&mdash;Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l'appelle à son secours; il
+est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le
+chercher. Et s'il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l'amènent de
+force.</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n'est pas là!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! m'écriai-je, c'est ainsi que vous le gardiez.</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours.</p>
+
+<p>Je songeai à la recommandation de Dodue.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! me dis-je, nous sommes au 10 août.</p>
+
+<p>Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu'à ma vengeance:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en
+attendant qu'il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups
+des noirs, entraînez-la. Vous l'attacherez solidement par les pieds et
+par les mains; <span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span> et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la
+déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid; demain
+le soleil brûlera ses blessures; nous les rouvrirons encore, et cette
+fois on enduira ses plaies de miel, et l'on versera dans toutes les
+ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les
+maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah! oui, tu vas
+souffrir, Zinga!</p>
+
+<p>A ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort
+et s'arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par
+de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée;
+interrompues une minute par des cris de douleur, elles reprirent de
+nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s'abandonnait corps et âme à
+ses bourreaux; que son orgueil était brisé, qu'elle n'était plus qu'une
+chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver.</p>
+
+<p>Dès ce moment d'ailleurs, je ne m'occupai plus d'elle. Ma colère, dont
+elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés <span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span> qui
+répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible
+châtiment auquel je venais de la condamner, je n'avais point de
+ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon
+existence, le souvenir même des voluptés et du meurtre qui nous avaient
+liées n'existait plus. Je ne pensais qu'à Antoinette, et c'était parce
+que j'hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine,
+ma rage, sur la négresse.</p>
+
+<p>Cependant j'avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance,
+je l'entraînais dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n'avez pas voulu de mes
+bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir.</p>
+
+<p>&mdash;On me délivrera, dit-elle.</p>
+
+<p>Je la souffletai.</p>
+
+<p>&mdash;Personne n'entrera ici, entendez-vous: Personne! Vous êtes à moi, et
+vous resterez à moi.</p>
+
+<p>Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle; pour moi, je ne me
+souciais pas de ses <span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span> larmes; je m'assurai seulement que les volets
+des fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j'étais aux croisées, elle
+tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l'attrapai par sa jupe
+et, la ramenant jusqu'au lit, je dénudais son corps pour le mieux
+meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n'étaient plus
+d'une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait
+désespérément pour se sauver de mes coups.</p>
+
+<p>&mdash;Corps d'impudique, disais-je en la battant, sentine de vices,
+réceptacle de crimes, tu n'as pas voulu être ma fille, tu seras mon
+esclave, va! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses!</p>
+
+<p>En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il
+fallut bien, sous mes coups, qu'elle écartât les membres, qu'elle offrit
+à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée
+par l'homme, pour que je la déchirasse à mon tour.</p>
+
+<p>Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte; et, l'enfermant
+à clef, je me <span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span> retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule
+que l'espèce d'ivresse que l'on ressent à satisfaire ses haines
+m'abandonna; après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse,
+et seule dans le monde comme dans un désert. Le plaisir et l'amour
+n'existent plus pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que
+j'infligerai à Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant
+c'est à cela seul que je tiens: le reste m'est indifférent.</p>
+
+<p>Et j'avais envie d'aller lui demander pardon, de m'humilier devant elle,
+de lui dire de prendre toute ma fortune, d'épouser qui il lui plaisait,
+d'être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien: dans l'ombre, à côté
+d'elle, témoin de sa joie, j'étouffais toute jalousie, j'aimais qui
+l'aimait, je m'oubliais moi-même.</p>
+
+<p>Puis mon égoïsme renaissait. Oh! m'écriais-je, si elle pouvait me
+revenir! A son âge l'amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être
+la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il
+faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, <span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span> je ferai
+en sorte qu'il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute
+pas difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables!</p>
+
+<p class="p2">A la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n'entendais
+plus ses sanglots. Il me sembla qu'elle s'était endormie. Alors j'ouvris
+avec mille précautions et j'entrai sur la pointe du pied, retenant mon
+souffle. Avec quelle amoureuse compassion j'eusse collé mes lèvres à sa
+chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J'avais la confiance du
+véritable amour: rien ne me semblait impossible.</p>
+
+<p>Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l'avait remplie pour moi
+de haine et d'horreur; qu'à ses yeux, j'étais l'assassin de sa mère, et
+qu'elle était trop ingénue pour comprendre; qu'un attachement plus fort
+que le plus violent amour d'un homme, me dévouait désormais à sa vie.</p>
+
+<p>Je m'approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie
+délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d'enfant, mais le <span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span>
+lit était vide, et je la cherchais, je l'appelais vainement par la
+chambre, faisant alterner les câlineries et les menaces:</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette! Antoinette! ma chérie! Viens que je te pardonne, que je
+t'embrasse... Ah! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir
+dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée!... Antoinette,
+voulez-vous venir à la fin!</p>
+
+<p>La colère et l'angoisse égaraient ma raison. Enfin je m'aperçus que les
+volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je
+descendis dans le jardin. Peut-être n'était-elle pas encore sortie de la
+plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra.</p>
+
+<p>&mdash;Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s'enfuir de
+la maison.</p>
+
+<p>Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait
+Troussot à causer avec les marins.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, lui demandai-je, s'il y a un navire qui part pour la France,
+aujourd'hui?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span> &mdash;Oui, dit-il, le <i>Duquesne</i>.</p>
+
+<p>Un frisson agita tout mon corps.</p>
+
+<p>&mdash;Et où est-il?</p>
+
+<p>&mdash;Au port Charlot.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m'en vais au Cap.</p>
+
+<p>&mdash;Toute seule, maîtresse?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, toute seule.</p>
+
+<p>Dès que Troussot m'eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis.
+Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés
+du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un
+précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j'étais
+forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la
+route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes,
+je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où
+j'aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l'amour.</p>
+
+<p>Enfin j'arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je
+demande à un marinier:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span> &mdash;Le <i>Duquesne</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, il a quitté le port; il est dans la rade.</p>
+
+<p>Je sentis une mort froide me monter au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Parti?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour.</p>
+
+<p>&mdash;Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite.</p>
+
+<p>J'activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite.</p>
+
+<p>Il me regarda étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas un marin sur le quai, fit-il. C'est par hasard que
+j'étais là. Tout le monde est à la fête aujourd'hui.</p>
+
+<p>La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris
+toutes les angoisses.</p>
+
+<p>Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver?</p>
+
+<p>Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il
+faudrait l'arracher.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span> Enfin j'aperçois le <i>Duquesne</i>, nous touchons à sa coque énorme et
+sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde
+que tient le marinier et d'où je manque de tomber dans la mer. Cependant
+on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au
+devant de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant
+son départ. N'est-il pas ici?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas encore ici, madame, me répond-il, mais il doit
+s'embarquer cette nuit avec sa jeune femme.</p>
+
+<p>Il appuya sur les derniers mots comme s'il se doutait, à mon air égaré,
+quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer.</p>
+
+<p>&mdash;Je les attends, dis-je.</p>
+
+<p>Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls
+les passagers pouvaient rester sur le navire. C'était une règle qu'il
+devait observer, surtout à la veille d'un départ.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span> Et je payai le marinier qui m'avait conduite et qui retourna au port. Il
+eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le <i>Duquesne</i>.</p>
+
+<p>Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma
+cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et
+Antoinette, en proie à une atroce inquiétude.</p>
+
+<p>Comme les lumières du Cap s'éteignaient et que la ville semblait
+s'endormir, j'aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des
+Milices une lueur vive grandir sur le ciel.</p>
+
+<p>Des passagers, autour de moi, prétendaient qu'une révolte venait
+d'éclater au Cap.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! disait quelqu'un, les milices auront vite calmé les révoltés.</p>
+
+<p>&mdash;Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur
+aux blancs et leur arracher l'égalité des droits, mais il se pourrait
+que la révolte fût plus sérieuse qu'ils ne <span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span> pensent et qu'elle
+tourne contre ses organisateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! s'écria une voix que je connaissais, décidément je n'étais pas
+mauvais prophète et je n'ai pas agi en niais en prenant mes précautions.</p>
+
+<p>Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron; nous fûmes tous deux
+assez surpris de nous rencontrer; il me fit mille questions, selon son
+habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d'angoisse et
+l'esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l'entendis
+seulement qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont
+tenu parole: ils ont commencé à incendier le Cap.</p>
+
+<p>En effet, sur trois points on voyait des colonnes d'étincelles monter
+vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes
+qui s'avançait sur le <i>Duquesne</i>.</p>
+
+<p>Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer; quelques-uns même
+tombèrent à mes pieds.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span> Je m'étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! Mon Dieu! disais-je, sauvez mon Antoinette.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve.
+Votre sagesse, pour être tardive, n'en est pas moins utile. Si on n'a
+plus que le bout du nez à sauver, c'est toujours cela!</p>
+
+<p>Une petite barque à ce moment sortit du port et s'approcha du <i>Duquesne</i>
+à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l'ardeur de
+l'incendie que l'on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches
+innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire,
+chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que
+l'on ne dût d'abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l'ancre
+et de mettre à la voile.</p>
+
+<p>Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter
+contre nous. Deux hommes conduisaient l'embarcation. On leur jeta une
+corde et ils montèrent jusqu'à nous. Quelle fut mon émotion quand je
+reconnus <span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span> Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur
+prenant la main, j'attendais avec angoisse leurs premières paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! maîtresse, dit Zozo, quel malheur! Figeroux arrivé avec le cancre
+(il voulait dire le quaker); tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous
+avons pu sauver ceci.</p>
+
+<p>Il me remit un lourd coffret et s'affaissa.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez
+donc, voyons! Antoinette, où est-elle? Que m'importe l'argent que vous
+m'apportez si je n'ai pas Antoinette!</p>
+
+<p>Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d'une voix grave:</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse!</p>
+
+<p>Il me fut impossible d'en entendre davantage. On m'a dit que je suis
+tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la
+traversée, ma vie a été en péril.</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span> Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après
+avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les
+habitudes de la vie comme afin d'avoir plus de force pour souffrir
+encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m'avait ravi toutes mes
+jouissances.</p>
+
+<p>Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors
+qu'elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap; et il
+l'avait ramenée dans sa chambre bien qu'Antoinette, se défendant avec
+toute l'énergie du désespoir, n'eut cessé de le mordre et de le frapper.</p>
+
+<p>Après l'avoir enfermée, il m'avait attendue, en compagnie de Troussot,
+devant la chambre de la pauvre enfant.</p>
+
+<p>Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de
+géants se jettent sur eux avant qu'ils aient le temps de se servir <span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span>
+de leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d'une
+poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite
+sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter
+par la fenêtre; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre
+brutalement les jambes. Il a un mot abominable:</p>
+
+<p>&mdash;Ma jolie perruche, il faut d'abord que je te mette ma marque, que tu
+sois mienne pour la vie. Après tu m'aimeras, si tu veux.</p>
+
+<p>Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui
+mordait le visage et le battait de ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Venez donc me la tenir, brutes! cria Montouroy aux nègres.</p>
+
+<p>Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du
+couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue-Fleurie, apprenant
+par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves
+et était partie avec eux pour les Ingas; elle entra derrière Montouroy.
+Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la
+<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span> main; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son
+amant, de le surprendre, de le frapper peut-être.</p>
+
+<p>Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s'était
+élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue-Fleurie, il essaya
+de lui enlever le poignard qu'elle levait sur lui en lui criant les plus
+abominables injures.</p>
+
+<p>Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir; et déjà, elle enjambait la
+fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée,
+elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s'imagina que
+c'était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever
+Antoinette. Zozo prétend qu'il a vu Samuel Goring la détacher; Troussot
+soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma
+malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu'elle parvint
+à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison; elle
+aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en
+l'air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement <span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span> par les jambes.
+Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et
+plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la
+plantation aperçurent cette misérable s'acharnant contre mon enfant.
+Comme c'était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son
+secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette
+ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait:</p>
+
+<p>&mdash;A moi, Pierre! Pierre! à moi.</p>
+
+<p>Les appels bientôt furent indistincts; Zinga l'avait saisie à la gorge;
+on n'entendit plus que des cris rauques, puis un râle horrible qui
+annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n'abandonna
+point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps.</p>
+
+<p>&mdash;Pourriture de fillasse! criait-elle, m'as fait torturer, m'as volé mon
+amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse
+sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection!</p>
+
+<p>Et après ces outrages affreux, comme si <span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span> rien ne pouvait apaiser sa
+rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put
+savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son
+infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés,
+retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres
+adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte.</p>
+
+<p>Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut.</p>
+
+<p>Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue-Fleurie et
+Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde.</p>
+
+<p>Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux.</p>
+
+<p>Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet
+ange au ciel!</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p>Zinga, Dubousquens se trouvent sur le <i>Duquesne</i>; ils se sont embarqués
+en pleine <span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">315</a></span> mer, le soir de l'incendie. Ils vivent ici en secret,
+dans leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l'équipage,
+mais comme l'animal découvre son ennemi à l'odeur, j'ai bien deviné leur
+présence; et dès que j'ai pu me lever de mon lit, je les ai vus, je les
+ai épiés, je les ai surpris, l'homme vautré sur la femme, qui le
+baisait, qui l'embrassait, qui le caressait comme un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga: moi, je sais toutes
+les caresses, les consolantes! les endormeuses! et celles qui font vivre
+en une minute des existences. Oh! tu l'oublieras auprès de moi, je serai
+ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais
+ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays.
+Et tu ne te rappelleras plus même <i>son</i> nom.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh! ce charme, cette grâce
+de l'innocence, où les retrouver jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Innocente, répliquait-elle, drôle d'innocence que celle d'une
+empoisonneuse!</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, infâme! c'est toi qui lui as <span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">316</a></span> conseillé cet attentat,
+et c'est toi qui es son assassin.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis, disait-elle, tu l'aimeras encore cet assassin, il fera ton
+plaisir!</p>
+
+<p>Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d'yeux et de lèvres;
+son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe
+s'enfuyait comme un animal capricieux, ou s'étalait majestueuse comme un
+dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait
+sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant
+cette fois qu'il n'était pas seul sur le <i>Duquesne</i> et qu'on pouvait
+surprendre leurs caresses impudiques.</p>
+
+<p>A de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il
+pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui
+pardonnerais-je de l'avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son
+souvenir auprès d'une négresse criminelle, me semble une effroyable
+impiété qui réclame son châtiment.</p>
+
+<p>Et chaque jour ma haine s'augmente pour <span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">317</a></span> cet homme qui a eu
+l'affection de mon enfant&mdash;pour cette noire qui, en la dénonçant, a
+causé sa mort.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes
+meurtriers.</p>
+
+<p>Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh! je trouverai
+une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il
+me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d'horreur
+qu'elle ne m'adresserait plus les reproches, qu'elle me fait en songe.
+Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la
+dénonciation de Zinga. Je l'ai serrée dans mes bras et elle m'a laissé
+au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde,
+que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que
+j'étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir
+coupable; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours
+innocente!</p>
+
+<p class="center">FIN</p>
+
+<p class="p4 center">Cet ouvrage a été achevé d'imprimer<br />
+<span class="smcap">Le Vendredi 13 Juin 1902</span><br />
+par F. DEVERDUN, à Buzançais (Indre)<br />
+pour <span class="smcap">La Plume</span>.</p>
+
+<h2 class="p4">ÉDITIONS GEORGES CRÈS &amp; C<sup>ie</sup></h2>
+
+<h3>COLLECTION "VARIA" A 3 FRANCS</h3>
+
+<p class="p2"><span class="smcap">Hermann Bang</span>: <i>Au Bord de la Route</i>, roman traduit du danois.<br />
+<span class="smcap">Valère Bernard</span>: <i>Bagatouni</i>, roman traduit du provençal.<br />
+<span class="smcap">Henri Boutet</span>: <i>L'Ame de Paris de 1914</i>.<br />
+<span class="smcap">Henri Boutet</span>: <i>Le C&oelig;ur de Paris en 1915</i>.<br />
+<span class="smcap">Charles Boutin</span>: <i>Le Silence du Sinaï</i>.<br />
+<span class="smcap">Jeanne Broussan-Gaubert</span>: <i>Reviendra-t-il?</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">G.-K. Chesterton</span>: <i>Les Crimes de l'Angleterre</i>.<br />
+<span class="smcap">André Delacour</span>: <i>Le Trait d'union</i>.<br />
+<span class="smcap">Louise Delétang</span>: <i>L'alcool meurtrier</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">Louis Delluc</span>: <i>Le Train sans yeux</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">Edouard Drumont</span>: <i>Sur le Chemin de la Vie</i>.<br />
+<span class="smcap">Gilbert de Voisins</span>: <i>Les Moments perdus de John Shag</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">Tristan Legay</span>: <i>Les Amours de Victor Hugo</i>.<br />
+<span class="smcap">Tristan Legay</span>: <i>Victor Hugo jugé par son siècle</i>.<br />
+<span class="smcap">Ch. Le Goffic</span>: <i>Le Crucifié de Keraliès</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">Ch. Le Goffic</span>: <i>Bourguignottes et Pompons rouges</i>.<br />
+<span class="smcap">Arthur Machen</span>: <i>Le Grand Dieu Pan</i>, roman traduit de l'anglais.<br />
+<span class="smcap">Helen Mathers</span>: <i>Le Mort vivant</i>, suivi de <i>La Justice aveugle</i>, roman traduit de l'anglais.<br />
+<span class="smcap">Marguerite Moreno</span>: <i>Une Française en Argentine</i>.<br />
+<span class="smcap">Hugues Rebell</span>: <i>Les Nuits chaudes du Cap Français</i>, roman.<br />
+<span class="smcap">P. Rioux de Maillou</span>: <i>Souvenirs des Autres</i>.</p>
+
+<h3 class="p2">&OElig;UVRES CHOISIES DE VICTOR HUGO</h3>
+
+<p class="center">chaque volume: <b>1</b> fr. <b>50</b></p>
+
+<h4 class="p2">Poèmes</h4>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Poèmes de Victor Hugo">
+
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>L'Amour</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td></tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Chansons d'Amour</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td></tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Chansons héroïques</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td></tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Famille</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td></tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Nature</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+</table>
+
+<h4 class="p2">Légendes et Contes</h4>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Légendes et contes de Victor Hugo">
+
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Légendes</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Nouvelles légendes</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Contes et Récits</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Nouveaux Contes et Récits</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+</table>
+
+<h4 class="p2">Théâtres</h4>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Théâtres de Victor Hugo">
+
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Hernani</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Lucrèce Borgia-Angelo</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Marion Delorme</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Le Roi s'amuse</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Ruy Blas</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+</table>
+
+<h4 class="p2">Histoire et Voyages</h4>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Histoires et voyages de Victor Hugo">
+
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>En voyage</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>La Peine de Mort</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Souvenirs d'enfance</i></td>
+ <td class="tdb">1 vol.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tda"><i>Souvenirs politiques</i></td>
+ <td class="tdb">2 vol.</td>
+ </tr>
+</table>
+
+<p class="center">Grou-Radenez Paris.&mdash;8-20</p>
+
+<hr class="c95" />
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+ <div class="footnote">
+ <p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Jupe très large et courte qui s'arrête au-dessus du genou.</p>
+ <p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Négresse nouvellement débarquée d'Afrique et, par suite,
+ inexperte et sauvage.</p>
+ <p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Un sortilège.</p>
+ <p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse
+ jeune, en bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les
+ Portugais avaient coutume d'en acheter pour leurs colonies des Indes.</p>
+ </div>
+</div>
+
+<div class="tnote"><h3>Notes de transcription:</h3>
+<p>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p>
+
+<p>L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS ***
+
+***** This file should be named 37805-h.htm or 37805-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/8/0/37805/
+
+Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/37805-h/images/illu-001.jpg b/37805-h/images/illu-001.jpg
new file mode 100644
index 0000000..f98dd5a
--- /dev/null
+++ b/37805-h/images/illu-001.jpg
Binary files differ
diff --git a/37805-h/images/illu-002.png b/37805-h/images/illu-002.png
new file mode 100644
index 0000000..6283581
--- /dev/null
+++ b/37805-h/images/illu-002.png
Binary files differ
diff --git a/37805-h/images/illu-003.png b/37805-h/images/illu-003.png
new file mode 100644
index 0000000..c8ba459
--- /dev/null
+++ b/37805-h/images/illu-003.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..7709cc2
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #37805 (https://www.gutenberg.org/ebooks/37805)