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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:08:50 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Nuits chaudes du Cap français + +Author: Hugues Rebell + +Release Date: October 20, 2011 [EBook #37805] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + + + + + + + + + 3fr COLLECTION 3fr + VARIA + + + HUGUES REBELL + + LES NUITS CHAUDES + DU CAP FRANÇAIS + + + [Illustration] + + Editions Georges Cres + Paris 21 rue Hautefeuille + + + + + Les Nuits chaudes + du Cap français + +[Illustration] + + + + + HUGUES REBELL + + Les Nuits chaudes + du Cap français + + + [Illustration: logo de l'éditeur] + + PARIS + + GEORGES CRÈS & Cie + + Éditions de la _Plume_ + + 116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116 + + + MCMXVIII + + + + +_A MAURICE SAILLAND_ + + + + +LIVRE PREMIER + + + + +LA VENGEANCE D'UN INCONNU + + +Comme je visitais Bordeaux, par un matin d'été, et que je suivais, avec +un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard +s'attacha sur une maison du XVIIIe siècle, aux balcons de fer renflés, +soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons +grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres, +elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues, +sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l'on voyait du +linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et +avare qui ne l'éclairait qu'à demi, des figures sculptées assez +rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins +cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure +avait grand air; j'y lisais comme une expression de richesse fastueuse +et insolente; des souvenirs de ce négoce hardi qui s'en allait à travers +le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s'il avait réussi, étalait +au retour son triomphe et criait ses plaisirs. + +Voyant que les vieux murs m'avaient rendu songeur, mon compagnon, qui +était de la ville, me dit: «Cette maison a une histoire singulière.» Je +la lui demandai. Et voici à peu près ce qu'il me conta, tandis que nous +nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits +voiturant leurs éventaires et des servantes allant aux provisions, les +cheveux enroulés sous un foulard écarlate. + + * * * * * + +Pour écraser l'émeute qu'avaient soulevée à Bordeaux l'arrestation des +députés girondins, l'arrêt des affaires et enfin la famine, la +Convention venait d'envoyer avec pleins pouvoirs le représentant +Tallien. C'était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui, +par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la +République, devint tout d'un coup sanguinaire. Trouvant que +l'insurrection s'était calmée trop promptement pour sa gloire, il +affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la +guillotine ne chôma plus. + +Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d'humanité +et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse +divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte, +s'autorisa d'une courte entrevue qu'elle avait eue naguère avec le +représentant pour lui demander justice; elle parvint à le voir, le +toucha de sa vive et agaçante beauté d'Espagnole. Tallien lui rendit la +liberté, et n'eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse; sans +être beau ni agréable, c'était alors une puissance, que Thérésia, peu +farouche, et surtout intéressée, devait se plaire à conquérir. On les +vit passer sur le Cours de Tourny, enlacés comme d'humbles et obscurs +amoureux; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même réprobation. + +Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur +féminin à être bonne et s'appliquait à la miséricorde comme à une +élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées +d'écrou; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations, +c'était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite +récompense et qu'on ne peut guère attendre celles de l'autre monde, +Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt +c'était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c'était +presque une fortune, vite gaspillée d'ailleurs, en joyaux, en toilette +et en fêtes. + +Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des +rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de +légères querelles, soit que Tallien jugeât périlleuse la vente d'une +nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour les +camarades du représentant. Avec des façons d'ours mal apprivoisé, il +criait à son amie: «Si tu continues, je vais te faire guillotiner.» Mais +la jeune femme lui répliquait en riant: «C'est bien! je ne t'embrasse +plus.» Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle, +c'était encore la plus puissante. + +Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères +qu'elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le +lui rendaient plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui +n'ont point à compter avec l'amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa +fortune. + +Un matin qu'elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse +qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une +lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d'une gaieté +enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès +qu'elle se mêlait d'écrire, les manières prétentieuses de son +correspondant ne l'en amusèrent pas moins à l'excès. La tête renversée +sur l'oreiller, ayant peine à contenir son rire: + +--Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de +son lit, et elle lui tendit l'épître d'un geste nonchalant, au bout de +son bras nu. + + «Jamais l'Innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n'a décoré + un front plus pur que le vôtre; il rendrait l'Amour muet, et glacerait + jusqu'au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en + inspirant l'admiration, ne laissait croire aussi que les paroles + sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles...» + +--Hein! s'écria Thérésia, tu ne m'en as jamais écrit de pareilles! + +--L'insolent, murmurait Tallien. + +--Bah! fit-elle, c'est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à +conséquence. + +--Bel esprit, bel esprit! cela te plaît à dire, mais ce jargon ridicule +cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais bien savoir +quel est le malotru qui s'est permis de t'adresser ces indécences. Je +lui ferais passer le goût de t'en écrire de nouvelles. + +--Laisse-donc! Laisse-donc! disait Thérésia. Je suis de force à me +défendre d'un galantin. + +--Tu les encourages par tes coquetteries, s'écriait Tallien furieux, et +il se promenait à grands pas, froissant la lettre, heurtant les meubles +à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et +les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette +chambre féminine. + +Mais Thérésia, toute joyeuse d'avoir ainsi chauffé au point voulu la +colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre: + +--Frénelle! Frénelle! + +C'était le secrétaire, l'agent secret, l'auxiliaire de Thérésia; +d'ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie. + +Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure. + +--Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre +que je viens de lui montrer! Voilà comment il encourage ma confiance! + +--Oh! citoyen, s'écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé, +pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée! + +Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la +maîtresse à la servante: + +--Allons! embrassez-vous, et que ça finisse! + +Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait +Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et +d'une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un baiser. + +--Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop de mal! + +--Mes caresses? + +--Non, ces lettres... + +--Mais ce n'est pourtant pas ma faute si on m'écrit, répliquait +Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme +un roulement de tambour. + + * * * * * + +Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux +suspects qu'il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas +risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son +ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment. +Sa cour d'admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de +colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se +succédaient sur ses lèvres. L'aventure de la lettre fut bientôt la fable +de la ville. + +Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C'était un des plus riches +négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces +façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais +qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un homme +habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie; et, bien que +ce ne fût pas son métier d'écrire des billets doux, on s'étonnait qu'il +eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que Thérésia +lui eût tourné la tête. D'ordinaire il observait une réserve extrême; +et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son existence +s'écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue +Sainte-Catherine. + +Il est vrai qu'il n'avait pas toujours ainsi vécu. On l'avait connu gai, +d'une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il +entretenait alors une comédienne à la mode, et c'est pour elle qu'il +avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne +l'installa point, car les amants se brouillèrent avant qu'il ne fût +achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue, +d'où arriva un beau jour cette nouvelle: «Dubousquens se marie! +Dubousquens se marie!» + +Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à +Thérésia de Fontenay. + +On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s'éveillait, +essayant d'imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens; déjà +on préparait voeux et compliments, bals et festins, quand on vit le +négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de +visage et d'humeur. + +Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée, +disait-on, par une femme. + +Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu'il l'avait laissé +soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire, +trop belle pour n'être qu'une servante. Elle semblait réunir en sa +personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins, +les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle +grâce légère, tout européenne; et aussi de ces grands yeux vagues qui +s'endorment ou s'illuminent sans qu'on devine pourquoi; une vie tour à +tour somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l'ardeur des +gestes, le mouvement d'un sein qui s'offre, d'une croupe qui ondule, des +bonds d'animal lubrique. C'est du moins ce qu'avaient rapporté les rares +personnes qui l'avaient entrevue sur le navire, ou, en passant, par une +fenêtre entr'ouverte. On ne pouvait l'approcher davantage. Dès son +arrivée à Bordeaux, Dubousquens l'avait pour ainsi dire cloîtrée dans +son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient +défendus de toute curiosité par d'épais ombrages. Deux vieux domestiques +anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur +maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée +que fût la rue où donnait l'hôtel, il n'était point permis à la jeune +noire de s'y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un +instant au balcon. On ne l'avait jamais surprise à causer, ni même à +dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux +ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui +semblent, plutôt qu'un chant développé, un soupir d'exil, un appel aux +grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas. + +Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier +commis Jumilhac, feignait de s'absenter de Bordeaux quelques jours. Il +allait simplement s'enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il +n'y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le +secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fût, de venir l'y +chercher. + +Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de +larges aumônes; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne +manquait pas de commenter cette retraite et d'essayer d'en soulever le +voile. «Pauvre homme! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de +raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler.--Il se +vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n'est peut-être +point l'homme paisible qu'il veut paraître.» + +Et l'on racontait qu'il s'élevait souvent, de la maison mystérieuse, les +lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu'un disait avoir assisté, à +la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène. Dubousquens +frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au milieu des +sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques retentissantes sur +la chair nue, la voix furieuse du maître: «Ah! parle donc de tes +caresses! toutes tes caresses abominables ne valent pas un seul de ses +sourires. Tiens, donne-moi tes mains, tes mains criminelles, que je les +frappe encore! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l'as tuée, exécrable +fille!... Est-ce que tu pouvais te comparer, brute obscène, à celle qui +était l'Amour!» Le témoin s'était enfui, épouvanté de ces imprécations +insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait vu Dubousquens +subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui disant d'une voix +entrecoupée: «Laisse-moi baiser ton épaule, elle s'y appuyait comme +cela, t'en souviens-tu? Te rappelles-tu aussi, le jour où elle s'est +endormie contre toi?» Puis il haussait la voix comme si la colère le +dominait encore: «Ingrate! Ingrate! Elle qui t'aimait tant! As-tu connu +maîtresse si clémente!» + +On prétendait qu'entre le négociant et la jeune noire, il existait +quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure. +Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l'un à l'autre. + +Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s'amusa +fort d'avoir pour adorateur «l'homme à la négresse». + +Elle ne comprenait rien à cette double adoration: «S'il m'aime tant, +disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah! coeur +d'artichaut: une feuille pour tout le monde!» + + * * * * * + +Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les +épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia. +Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit +bonheur du jour où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses +caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu'assez lasse d'une +poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser +brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin et +tirer profit; sans rien faire pour l'encourager, elle voulait attendre. + +Mais ce qu'elle supportait d'abord sans trop d'ennui, lui devint bientôt +odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n'étaient +plus d'humbles supplications, d'idolâtres prières, mais des ordres et +des menaces, puis des insultes. + +Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa +maîtresse blême, tremblante d'émotion, les yeux en larmes, sauter à bas +de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre un papier bouchonné, +déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu'on se fût, après coup, +décidé à le conserver. + +--Lis, lis! disait-elle. C'est inouï! + +Tallien commença à haute voix, mais il s'arrêta à la première ligne: + + «Immonde prostituée, toi qui t'es vendue à tout Bordeaux, toi que le + dernier des portefaix a pu trousser sur le pont...» + +Le reste était encore plus insultant. + +Comme s'il n'y avait point dans le vocabulaire commun d'assez basse +injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent +les mariniers ivres, ceux qui n'évoquent les charmes de la femme que +pour les mépriser et les salir. + +Le représentant devint pâle; la lettre tremblait entre ses doigts. + +--Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d'une +ville et la proie d'un misérable? Vais-je tous les jours être traitée de +la sorte! + +--Comment, tous les jours? + +--Oui, reprit Thérésia, ce n'est pas la première lettre de ce genre que +je reçois. J'en ai reçu vingt, trente peut-être! Je ne te les montrais +pas, pour ne pas t'attrister. Cette fois vraiment c'est trop d'outrages! +Je ne peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe le +lâche. + +--Quel est le misérable, s'écriait le représentant, quel est le +misérable qui a pu écrire ces abominations! + +--Tu ne vois pas! La lettre est signée! + +--Comment! il a osé!... Du-bous-quens! Dubousquens! répétait Tallien, +mais je connais ce nom-là. + +Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de +paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et +refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de +calepin, une petite note ainsi conçue: + + «Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect + par ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme + Martignac. Rôle douteux pendant l'insurrection contre-révolutionnaire. + Depuis, a affecté des sentiments constitutionnels. + + «A des amis puissants dans tous les partis. Très lié avec Robespierre + jeune. Très populaire dans la ville. A ménager.» + +--Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire +et à ménager! + +--Et qu'importe qu'il soit populaire! s'écria Thérésia. + +Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l'étreignant +avec force: + +--Voyons, m'aimes-tu, Tallien? Vas-tu souffrir qu'on insulte ta +Thérésia? Vas-tu hésiter à châtier un monstre! De quoi as-tu peur? +N'es-tu pas le maître ici? D'ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah! si +tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me +traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds, +ils m'égorgeront peut-être, les infâmes! + +--Sois donc tranquille! sois donc tranquille! + +--Non! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m'auras pas vengée! + + * * * * * + +Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens, +fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse du +théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la +Porte du Palais, dont l'accès était interdit à tout le monde. Mais +Jumilhac, sous le coup d'une si pressante menace, ne crut point devoir +respecter la défense, et, sans retard, il s'en fut le trouver. + +A l'heure qu'il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair, +l'hôtel et les jardins formaient une nuit impénétrable. Mais comme il +levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux +fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un +rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l'émotion qu'il +éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi +le désir d'être utile à Dubousquens, dominaient son inquiétude. On ne +parut pas l'avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants, retentirent +encore; enfin, comme il s'obstinait à frapper, une fenêtre s'ouvrit, un +homme parut, demanda: + +--Qui est là? + +--C'est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle! + +Un instant après un verrou glissait, la porte s'entrebâilla, et Jumilhac +pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à +travers des corridors obscurs, jusqu'à un vaste salon entouré de glaces +et meublé de sofas, qu'éclairait d'une lumière pâle un lustre à demi +allumé. A son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la +pièce voisine. + +--Que venez-vous faire? demanda Dubousquens, et qui vous a permis? + +Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi +déchirée, laissant voir son cou sillonné d'éraflures rouges et comme de +griffes profondes, Dubousquens l'effraya, avec ses yeux hagards, ses +mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui soulevait sa +poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible. + +Jumilhac lui dit d'une voix sourde: + +--Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril. + +--Comment cela? fit Dubousquens sans se troubler. + +Absorbé comme il l'était, il prêtait à peine attention aux paroles les +plus alarmantes. + +--Vous avez été bien imprudent! répliqua le commis. Courtiser la +maîtresse d'un homme aussi puissant, c'était déjà dangereux; mais lui +écrire des injures!... Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement +votre tête? + +--Que me contez-vous là? s'écria Dubousquens qui avait écouté son commis +avec la plus grande surprise. + +--Mais la vérité simplement! + +--Moi, j'ai courtisé une femme? Je lui ai écrit des injures? Voyons, +vous êtes fou! + +--Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture. + +--Et comment s'appelait cette amoureuse que j'ignore? + +Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de +son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de +la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à +découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la +raison d'un langage qui lui paraissait extravagant. + +--Thérésia de Fontenay! dit-il, mais c'est absurde, c'est insensé! +Thérésia de Fontenay! je l'ai vue juste une fois, un soir qu'elle +passait au cours de Tourny. J'ai même dit, je m'en souviens, à un ami: +«Vraiment, cette femme est au-dessous de sa réputation. Je l'aurais crue +plus belle.» + +A ce moment, un rire bizarre, comme une roulade de cris aigres, un rire +qui ressemblait plutôt à un aboiement de chienne qu'à un éclat de gaieté +humaine retentit dans la pièce voisine; Dubousquens s'approcha de la +porte, y donna un coup de pied. + +--Tigresse! te tairas-tu, enfin? + +Et se tournant vers Jumilhac: + +--Il n'y a pas d'être au monde qui m'ait fait plus de mal. + +Puis il se mit à marcher à grands pas, la tête baissée, tandis qu'il +répétait sans cesse: + +--Thérésia de Fontenay! mais je ne la connais pas! je ne la connais pas +plus que je n'ai connu Mme de Pompadour. Quel est le coquin assez +audacieux pour avoir osé se servir de mon nom? + +--Il est adroit en tout cas, observa Jumilhac. Tous ceux qui ont vu ces +lettres n'ont pas douté qu'elles ne fussent de vous et Thérésia moins +que tout autre. Or elle est en mesure de se venger. Vous connaissez +Tallien, n'est-ce pas? Il ne lui en faut pas beaucoup pour transformer +un honnête homme en suspect. + +--Mais que faire? demanda Dubousquens accablé. + +--Il faut fuir, reprit Jumilhac, et sans retard. Il faut fuir dès ce +soir. + +--Puis-je ainsi abandonner mes affaires, risquer ma fortune? + +--Et votre vie! vous n'y pensez plus? vous ne pensez pas que vous avez +contre vous des ennemis acharnés, des amitiés compromettantes, des +jalousies. Il ne s'agit d'ailleurs que de disparaître un moment. Je vous +remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois. + +Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup: + +--Allons, fit-il, et il alla préparer son départ. + +Il n'avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine +s'élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple +animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue. + +Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce; le +regard au contraire était plein d'une douceur insinuante. Jumilhac crut +lui voir autour du cou une parure de corail: c'étaient des gouttelettes +de sang qui coulaient d'une blessure toute fraîche; on eût dit qu'une +lame d'épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux +restaient encore rouges, et humides des pleurs qu'elle venait de +répandre. + +Elle alla s'étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête +appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant +elle, en montrant ses dents brillantes. + +Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à +partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l'emporta; il la +prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle +s'abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune +frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de +dédain et qui semblait une menace de morsure. + +--Misérable! criait Dubousquens en la frappant. Oh! je ne te laisserai +pas ainsi. Il faut que je te tue! + +--A quoi songez-vous? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens +qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d'être +arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles? Tenez, écoutez! + +La rue retentissait d'un long piétinement. Des pas s'arrêtèrent devant +l'hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute +cria: + +--Ouvrez! au nom de la loi! + +--Les bougres! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant! + + +Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la +négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et +priait Jumilhac de le suivre. + +Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était +levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils +gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en +cherchant la clef qui devait l'ouvrir: + +--Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette +issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir. + +--Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J'ai tout préparé pour votre +départ. Vous trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez +Soulac. Le _Scipion_ prend la mer après-demain, il vous débarquera sur +la côte d'Espagne. En cas d'ennuis, voici un passeport en règle. Je vous +apporte aussi l'argent qui est rentré cette semaine. + +--Ah! mon ami, puissè-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me +faites en ce moment. + +--Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J'entends du bruit. + +Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un +recul de terreur. Des fusils et des baudriers blancs brillaient dans la +nuit. Une troupe de gendarmes l'attendaient à sortir. + +--Ah! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire! + +Et il essaya de faire feu de ses pistolets; mais aussitôt on se jeta sur +lui, il fut désarmé en un clin d'oeil. + +Comme on l'entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu +des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C'était la +négresse qui s'était échappée ou qu'on venait de délivrer. Elle se +détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser +ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de +chienne, puis elle disparut dans une ruelle. + + * * * * * + +Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine, +suivit d'un balcon, en compagnie de Tallien, l'exécution de son +insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs +et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de +ce monde. + +Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France, +retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au +milieu d'eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes. + +A Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union bizarre n'est +point encore éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles, +dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans +doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les +volets clos et le seuil moussu de l'hôtel exhalent la sombre tristesse +des maisons abandonnées. + + * * * * * + +Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure, +le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se +rapporter à notre histoire: c'est le journal d'une dame créole, le livre +de bord d'un négrier et un cahier des mémoires d'un docteur. Plus tard +nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces +pages à la suite de ce récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme +nous qu'un même lien les unit et que, contenant chacune des +renseignements spéciaux, et écrites d'un style particulier, elles n'en +forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d'une +même histoire. + + + + +LIVRE SECOND + + + + +JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE + + + _Le Cap français, mai 1791._ + +J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon +lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent. + +La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette +sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le +feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai +respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du +Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit +que la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil. Eh +bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, +lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis, +j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même, +cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins +m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai +pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas! + +Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang +m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez: +j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle +m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au +confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu +surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans +hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je +sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas été sacrilège! C'est +seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec +terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui +m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas +pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la +conscience! + +Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me +voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me +roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de +voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de +Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien +qu'il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d'une +graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui +est de Séville: il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon +bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d'élégance. Il +venait d'entr'ouvrir les rideaux et d'écarter le moustiquaire. Je me +suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de ma +peine, j'ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j'avais +faits, s'était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait +dû découvrir une drôle de figure. + +--Vous me devez un cierge, Rose, m'a-t-il dit. (Il est familier avec moi +à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.) + +--Pour m'avoir surprise au lit? + +--Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un +champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu. + +Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je +tremblai à l'idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de +ma frayeur, parce qu'à présent j'étais en sûreté. + +--Vous ne vous aperceviez de rien? + +--Non. Je sentais bien un peu le roussi; seulement dans mon rêve je me +croyais en enfer: c'était de circonstance. Mais, comment étiez-vous +encore ici? + +--Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme +pour un reproche.) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse? Ne +deviez-vous pas _lui_ parler ce soir? + +Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu'il s'en doutât, l'opprobre de +mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu'un crime a conduite +chez moi et à laquelle j'ai pris tout son luxe, tout son bien-être, +toute sa liberté!... + +Ah! qu'ai-je écrit? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus +charitable des femmes! Tant pis, j'avais besoin de me confesser. Et puis +personne ne verra ce cahier, que moi--et Dieu. + +--Si, mon ami, ai-je répondu, si, je me souviens bien, mais pour parler +de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que +les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour +qu'elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison, +faites-lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu'elle +pense de vous. Je vous promets de faire tout pour la décider à une +union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je +ne me crois pas le droit de la lui imposer. + +--Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel +éloge de votre serviteur. + +--Je n'y manquerai pas. A présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si +quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la +ville... vous savez quoi! + +--Personne ne m'a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. A +propos, vous avez toujours cette Zinga? + +--Mais oui! + +--Cette horrible négresse? + +--Pourquoi horrible? elle est plutôt jolie, cette enfant. + +--Je n'aime pas ses yeux. J'y lis la haine, la cruauté, le goût du mal, +et puis... + +--Et puis quoi? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir! + +Je lui avais saisi les bras, m'avançant toute vers lui, haletant contre +sa poitrine, mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un +sourire: + +--Une autre fois! Vous savez bien qu'il est trop tard ce soir pour que +je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville... + +--Méchant! lui criai-je comme il sortait de la chambre. + +Que lui a-t-on raconté sur la négresse? Est-ce qu'il saurait quelque +chose de nos conventions atroces? Non, car il ne viendrait plus ici. Je +lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l'ai à +ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C'est même +étrange que je n'y aie pas songé plus tôt. Qu'il épouse Antoinette, oui! +qu'il l'emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue +même m'est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n'aurai +plus souvenir des événements qui l'ont conduite dans ma maison; je ne +redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent +le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme +tout le monde, à ma charité. Je serai, à mes yeux mêmes, «la bonne +Madame Gourgueil». + +Mais aux yeux de Dieu?... + +Et si Dieu n'existait pas?... Mme du Plantier est athée; le docteur +Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi +intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance +vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait +tout le jour, quand j'étais fillette, ânonner le catéchisme... A Paris +il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas. + +Dans cette nuit chaude, c'est en vain que j'essaie de m'assoupir. A +chaque instant des idées surgissent en moi; il faut que je reprenne mon +cahier, ma plume, et que j'écrive comme pour soulager mon esprit en feu. + +Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin, +je savais ce qu'elle pense de Montouroy? si j'avais la certitude qu'elle +est prête à l'épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue; +peut-être même le couple quitterait-il l'île; je ne la verrais plus. + + * * * * * + +Un désir de causer avec elle dès à présent m'a saisie. Il m'a semblé que +le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre +entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s'est +assoupie. Je l'entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son +sourire railleur; elle ne soupçonnera rien; elle ne s'avisera donc pas +de m'adresser des reproches pour faire acte d'autorité. + +Je me suis levée; et, sans prendre la peine de me vêtir, j'ai traversé +le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu'à la chambre +d'Antoinette, j'ai écarté la portière: Antoinette dort aussi elle, +doucement. C'est à peine si je perçois son souffle. J'ai été surprise. +D'ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l'éveiller. Elle est +si tranquille! Pourquoi troubler cette âme d'un amour auquel elle ne +songe pas encore? Son enfance lui est légère; elle s'y attarde, +dirait-on, avec délices. C'est vrai. Cependant l'image d'un jeune amant +pourrait bien la ravir aussi. Et puis qu'importe qu'elle aime ou +qu'elle reste innocente! J'ai besoin, moi, qu'elle se marie; il faut que +je sache son opinion sur Montouroy. Elle l'aime peut-être. Et si elle ne +l'aime pas, elle l'épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas +avoir trop l'air de la contraindre. + + * * * * * + +Je suis entrée dans la chambre; je me suis approchée du lit. Comme sa +bouche large, charnue, entr'ouverte, comme ses paupières aux longs cils, +bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce! Le jour, quand elle +laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil +ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint; ses cheveux châtains, +aux touffes opulentes, sont répandus ici et là sur l'oreiller; de ses +pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour +corriger ce désordre, son bras, d'un geste pudique, ramène la chemise +sur son sein. + +Jamais je n'aurais soupçonné qu'elle pût être aussi jolie. J'ai eu +soudain pitié d'elle. Quelle destinée atroce m'a livré cette +malheureuse enfant! + +Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j'ai hâté le +réveil d'Antoinette, en levant l'abat-jour du flambeau. A la clarté +subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de +suite, elle a fait une moue gentille, une moue d'enfant volontaire qui +se révolte contre une pénitence. + +--Je ne veux pas qu'on m'agace comme ça! s'est-elle écriée, puis en me +reconnaissant: Ah! c'est vous, madame!... + +Elle avait cru que c'était une esclave qui était entrée. + +--Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant. + +--Oh! oui... et bien! il faisait si plaisant là-bas! + +--Dans vos songes? A quoi rêviez-vous donc? + +--Je ne sais pas... Mais je me sentais bien heureuse. + +Et elle s'étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir, +effleurer encore ce bon sommeil qui s'enfuyait, tendant vers moi toute +la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans l'effarement du +réveil, de ce qu'elle pouvait me montrer de ses grâces secrètes. + +--Ma chérie, lui dis-je, j'aurais désiré vous parler de choses +sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de +la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait +convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les +visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire. + +Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer +son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit: + +--Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir. + +Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout +près d'elle. + +--Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?... + +A ces paroles, Antoinette fut encore plus émue; elle mit presque de la +colère à me répondre: + +--Oui, il a été ridicule comme toujours. + +--Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, +de se plaire auprès de vous? + +--Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je +le trouve simplement insupportable. + +--Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je +vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez +moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui: +M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme. + +--Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules. + +J'étais irritée; je répliquai vivement: + +--Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde +d'après les impressions de votre amie. + +Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une +mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au +plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous leurs +caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne s'explique +pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire +danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour elle. A +présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je +pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une camarade +était le principal désavantage de Montouroy. + +Cependant Antoinette me répondit: + +--Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame. + +--Alors qu'avez-vous contre lui? + +--Il me déplaît. + +--Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait +fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais +de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans +fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne +correspond malheureusement pas à mes ressources d'argent, d'une +médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide +jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens. + +Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus +criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de +tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis +oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être +utile à cette enfant. + +Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé +de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités +de son coeur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se +révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si +attentive, je continuai de la sorte: + +--Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne +peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous +l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles +il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, que +demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne, +mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse. + +Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et +éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses +larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, +la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me +repoussait avec violence. + +L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de +lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes +propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je +la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et +pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se +dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse +de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la +chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes +d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais +pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles +souplesses. + +Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour +personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse +jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et +mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit +qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas +un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je +connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le +croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable +caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je +suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en +convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet +quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas. +Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment +malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec +tout homme! Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être sacrifiée. + +Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans +doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du +mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son +bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son +plaisir. + +Dites, mon Dieu! que vous le permettez! + + +Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers +elle, et effleurant son visage dans un baiser: + +--Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais +sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous +teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison. + +--Oh! madame. + +--Vous m'aimez donc un peu? + +--Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici? + +--Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a pas l'habitude de faire du mal à +personne et moins encore à celles qu'elle aime. + +--Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais +vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis +paresseuse! + +--Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près +de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre +pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites +oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me +donner et que vous remplacez. + +Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui +l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes +bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je +cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue, +dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi +brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments. + +Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui! + +Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche +sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale +humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai +doucement mon lit. + +J'étais à peine couchée que Zinga a paru devant mon lit, riant de ses +dents fines et de ses grosses lèvres entr'ouvertes qui me donnent à la +fois l'idée d'un fruit suave et d'une gueule venimeuse. Son être est +fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de +traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune +noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit +d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, +ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule +vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,--mes crimes, hélas! +Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas +possible! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres,--on ne la connaît +pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si facile de +savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être. J'y +songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les moeurs +deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis +pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait +volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un +continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle +sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant +je lui ai crié d'une voix rude: + +--Qui t'a appelée? + +--_Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li?_ (Maîtresse, je t'ai +entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?) + +Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me +caresser le soir quand je ne dors pas. + +--Non, non, ai-je murmuré tout bas. + +Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir. + +Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit qu'elle voulût agir à sa +fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet +de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de +fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et +s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses +des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le +visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais +tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une +touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque, +pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux, +aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein +les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches +sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y +égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux +comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait +une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m'anéantissait +de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais +pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers +elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer de mes paroles. +Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses +féroces dévotions. + +Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle +et son bouquet de plumes, de mes bras tendus. + +--Va-t'en! Va-t'en! + +Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner. +Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis +qu'elle voulait et n'osait pas me parler. + +--Allons, qu'as-tu? + +--_Maîtress_, fit-elle, _mo guen kichoz pou dili_. (Maîtresse, j'ai +quelque chose à te dire.) + +Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il +fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin. + +--_Maîtress, oun blang vini jodi._ (Maîtresse, un blanc est venu +aujourd'hui.) + +--On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue? + +--_No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle?_ (Non, je ne t'ai pas +prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?») + +--Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M. +de Montouroy? + +--_No, pas mouché Montouroy, oun bel._ (Non, pas M. de Montouroy, un +plus bel homme.) + +--Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette? + +--_No, lo ye rivé la kaz, diti._ (Non, il reviendra à la maison, a-t-il +dit.) + +--Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux +apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de +Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas. + +--_Mouché Montouroy!_ s'écria Zinga en feignant une profonde surprise. + +--Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets +ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent. + +Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection, +Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains +de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m'a +montré des pièces d'or. + + [1] Jupe très large et courte qui s'arrête au-dessus du genou. + +--_Es zot-oulé vandé mo to lang._ (Voudrais-tu me vendre ta langue?) + +Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, +m'exposa très gravement son projet. + +--_Savé li, savé cri ké to!_ (Je veux savoir lire, savoir écrire comme +toi!) + +--Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter +une langue. + +Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute +joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les +mains. + +Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et +pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s'instruire? Est-ce pour +m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour +m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée +ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète. + +J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son +sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout +imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je +l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute +l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on +devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la +trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et +ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais! + +Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me +sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait +moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble +quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions misérables... +Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu? + + * * * * * + +Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit +d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de +prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société +du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. +Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de +fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises. + +Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien +qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un +commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, +sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie pas, il provoque au rire +plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa +femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce +matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point, +j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et +étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue. + + +--Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas +plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui +remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu +t'enrichis avec moi. + +--_Guen, Zami_ (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué. + +--C'est à moi que tu oses dire cela? s'est-il écrié en levant sa large +paume. + +Elle a éclaté de rire. + +--_Pa jwé! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen, +mo che, mo pran viand di mo voezen._ (Ah! ah! tu prends ça pour une +insulte. Tu ne crois donc pas avoir de quoi être aimé? Alors, si ça ne +te gêne pas, il faut bien que j'en aime un autre.) + +--Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux +savoir si _l'argent existe_. + +--_No savé._ (Je ne sais pas.) + +--Tu le sais, et tu me le diras... + + +J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a +fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent +que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu +sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il +veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru +tous deux fort troublés à ma vue. + +Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette +après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je +crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout +cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus aisément et +j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de +protéger ma chère enfant. + +J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne +ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir +si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse +de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette +le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de +chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des +trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes +pleines, puis les bagaces. + +Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un +et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en +visite de cérémonie. + +Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée +de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé +également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des +ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise +amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse exagérée sur +ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une +autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes +blanches. + +Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents +petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et, +malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air +langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue +se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit +aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus +belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand +on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est +d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus +qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait +être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de +Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée pour me montrer son +jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant +aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus +aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une +marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son +nez en bec de corbeau qui semble fureter partout. + +Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, +mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une +négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant +paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention; +or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les +tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont +quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils +s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang, +Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite +maîtresse quand, tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre les +tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter, +disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis +un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le +clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à +toute vitesse. + +--Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, +les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les +arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident. + +Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le +corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je +ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui +en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents +d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du +moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur +excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui +s'ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du +supplice. + +L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence: + +--_Ego te absolvo, in nomine Domini._ + +--Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers +les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs. + +--Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce +répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît +l'accident: + +--C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête. + +Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe +et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait +du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la +tête de la morte. + +--C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes! + +--Faut-il continuer? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon +commandeur alors absent. + +--Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case, +lui ai-je répondu, on l'enterrera demain, et continuez le travail. + +--C'est que l'un des conducteurs est son mari. + +Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l'année dernière, mais +l'accident ne l'émouvait guère; toujours assis sur la volée qui termine +le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il +conservait un visage impassible. + +--Vous le ferez fouetter ce soir, m'écriai-je, indignée de cette +indifférence; oui! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à +arrêter son attelage quand on le lui commande. C'est son insouciance +impardonnable qui est cause de cet accident. + +L'abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix: + +--Ce n'est pas un accident, mais un crime. + +Et comme nous le considérions avec effroi: + +--Vous vous rappelez que Berchoux s'était marié contre son gré, et par +ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse Jacqueline se +plaignait de l'abandon où la laissait son mari; or, voici ce que j'ai +appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient les +moeurs ordinaires des nègres musulmans; ils délaissaient les femmes +pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les dénoncer, +ils ont aidé le moulin à l'écraser, quand ils pouvaient si aisément +arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent presser tout +le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé, mais on aurait +pu lui sauver la vie. + +--Les misérables! dis-je. Quand je pense que c'est Mme Du Plantier qui +me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements! +Fiez-vous donc à vos amies. + +--Cette bonne Mme Du Plantier! reprit Mme de Létang avec un sifflement. + +--C'est tout simple, dit l'abbé de La Pouyade. Avec ces nègres +sodomites, elle craignait d'avoir des ennuis. + +--Elle préférait que je les eusse à sa place. + +--Et qu'allez-vous faire de ces deux nègres, madame? demanda l'abbé. Les +dénoncer au Conseil colonial? + +--Je vais bien les sangler, ce soir... et j'espère qu'ils se corrigeront +de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l'abbé, et vous, +ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me +causer les plus grands dommages. + +Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil? + +C'est assez de perdre une bonne négresse, sans encore me priver de deux +ouvriers qui sont d'excellents travailleurs. + +Mais il était dit que cette journée ne m'apporterait que des ennuis. + +Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à +voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires, +bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants, +nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du +sucre; puis nous pénétrâmes dans le magasin, et c'est ici que l'employé +se montra d'une suprême maladresse. Mme de Létang est trop absorbée par +sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et l'abbé a +coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du ciel, +pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile de +les leur faire connaître. Mais l'employé, sottement, s'est mis à leur +décrire la vente. Il est vrai qu'avec une insistance et une curiosité +très indiscrète, qu'expliquerait seul le désir de vérifier d'odieuses +médisances, Mme de Létang, l'abbé et jusqu'à Agathe le pressaient de +questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte +et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des +noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu'on fait +affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes +des barriques qu'il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus +lourd et qui, pesant davantage, permet d'y mettre moins de sucre; ou +bien, on remplit la barrique à plusieurs reprises, de telle sorte que +le premier sirop s'étant refroidi, les sirops qu'on verse ensuite se +figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids +considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse +mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent +s'apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L'abbé de La +Pouyade ne s'en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie. + +--Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez +garde de vous tromper de barrique. + +--Oh! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et +même avec la terre d'ailleurs, quand on est jolie femme. + +--Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le +même ton. + +Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le +spectacle qui nous attendait, n'était point pour nous réjouir. Le +commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de +jeunes négresses, dans le jardin, à quelques pas de la maison, et un +Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre, du +bout des doigts, collant l'oreille sur leur abdomen, en des mouvements +répétés et indécis. + +--Qu'est-ce que signifient toutes ces façons? m'écriai-je. Voulez-vous +me l'expliquer, mon frère? + +Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d'épais sourcils +roux, un profil pointu dur et sans barbe, m'adressa d'un coup de tête +vif, un salut dédaigneux qui me donna l'envie de le faire jeter sur la +route: les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se +pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui +était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux +ahuris. + +--Madame, dit le capucin, d'un ton apitoyé et solennel, comme s'il +allait m'annoncer un malheur, on a rapporté à l'hôpital que vos noirs ne +se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale; on me +signale de grands abus, dans les relations sexuelles, et notamment, +plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi; toute +négresse convaincue d'avoir eu des relations avec un blanc est +confisquée par nos missions. + +--Cela vous permet d'avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs! + +--Madame! s'écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe! + +--Votre robe, je vous la lèverai tout à l'heure par dessus la tête, +malotru! + +--Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas +mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le +ventre bombé de la grosse ahurie. + +--Soutiendrez-vous que c'est un blanc qui l'a engrossée? Je suis veuve. +Il n'y a pas de blanc dans la plantation. + +--Eh! eh! répliqua le Frère des Missions avec un air d'incrédulité des +plus insolents. + +--Que prétendez-vous insinuer, misérable! m'écriai-je. + +--Je ne prétends rien, madame, mais je dois vous dire, que je dois +emmener toute négresse enceinte et non mariée à l'hôpital; si elle +accouche d'un mulâtre, elle y sera retenue; si elle met au monde un +noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement. + +--Et comment osez-vous me l'enlever sur une simple présomption? + +--Oh! fit-il, ce n'est pas une simple présomption qu'un aveu de +l'intéressée. + +--Quoi! elle a avoué. + +La surprise un instant me paralysa; me tournant enfin vers l'esclave +incriminée: + +--Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d'un blanc, malheureuse! + +La grosse négresse, dont sa voisine, fille dégingandée, à l'air +malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement; +et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade, +montrant le capucin du doigt, d'un geste lent: + +--Li, papa! + +Les négresses, à ce mot, partirent toutes d'un rire criard qui +ressemblait à un aboiement de petits chiens. Dans leur hilarité, elles +se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en arrière; +certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la tête, +tandis que le frère, tout rouge, balbutiait des explications qu'il était +seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna nous-mêmes, et +encouragées par notre tolérance, voilà qu'elles se mettent à danser +autour du ridicule capucin, se baissant jusqu'à terre, se relevant d'un +bond, d'une tension de reins impayable, et répétant en choeur: + +--Li papa! Li papa! + +Il ne manquait à la calenda qu'un tambourin. Leur derrière sonore, +qu'elles claquaient en cadence, en faisait l'office. Seule la grosse +fille qu'on avait réclamée, restait contemplatrice, de tous ces +mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des +négresses s'était fermé autour de lui; et, s'il voulait s'en échapper, +une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à +la croupe de sa voisine; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son tour +de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement avait +assez duré, je dis à mon commandeur de l'interrompre; sur un ordre un +peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon +capucin rajusta sa robe qu'elles avaient retroussée, chercha une de ses +sandales qu'il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d'une +voix courte et rageuse: + +--Je vais faire ma déclaration à l'hôpital, et je ne manquerai pas, +soyez-en sûre, madame, d'en avertir le Conseil colonial. + +A peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d'ordinaire +à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer. + +--Je regrette, dit-il, qu'on ait ainsi traité ce frère, car je le +connais, sa conduite est non seulement à l'abri de tout soupçon, mais +digne des plus grands éloges. + +--Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer? + +--Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu'il ne vient pas de lui-même, +mais à la requête de quelque puissant personnage auquel on vous aura +méchamment dénoncée. + +Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre +d'un procédé aussi vexatoire. + +--Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont +lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui, +sous l'apparence d'une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le +mal qu'elles peuvent. + +Un nom me vint de suite aux lèvres: + +--Vous songez à Mme Du Plantier, n'est-ce pas? + +Mme de Létang me répondit d'un signe de tête puis, se tournant vers +Agathe et Antoinette: + +--Vous seriez bien aimables, mes chéries, de vous promener au jardin. +Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement. + +Les jeunes filles nous ont fait une moue, d'ailleurs fort gracieuse, +Agathe a chuchoté à l'oreille d'Antoinette, et elles ont quitté la +galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l'entrée, dans la nuit +ardente des hauts feuillages; la lumière lissait les palmes les plus +élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher +au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à +vif. Mais l'ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute +une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait, +fortifiant notre intimité. + +--Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l'affirme, Mme Du +Plantier est une catin... le mal qu'elle essaie de vous faire est +incalculable. Elle vous a longtemps calomnié auprès de M. le gouverneur. +Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une +vieille fée de sa tournure. + +--N'est-il plus son amant? fis-je d'un ton de surprise qui n'était que +joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette +ancienne maîtresse par Mme de Létang. + +--Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu'une personne de son âge, aussi mal +conservée et aussi ridicule, n'a point les amants qu'elle voudrait. Par +bonheur pour elle on la dit fort riche; sans doute fait-elle part à ses +amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme que +de telles complaisances... Ainsi cet odieux Montouroy. + +--Je croyais qu'il vous faisait la cour... + +--Un moment je l'ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels +camouflets qu'il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l'argent +qu'il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier. +Mais elle est bien forcée de s'avouer plus d'une fois l'impuissance de +ses charmes, or savez-vous le moyen qu'elle emploie pour retenir dans +ses jupons un homme qu'elle dégoûte? Elle essaie d'attirer des jeunes +filles et des plus jolies à ses collations. D'abord j'ai cru que ces +réunions étaient convenables, j'y ai envoyé Agathe; on s'est permis de +tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles +indécences, que ma pauvre enfant m'est revenue deux heures après être +partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l'a reconduite m'a dit +qu'elle avait pris sur elle de l'emmener, tant elle s'était sentie +indignée des manières de Mme Du Plantier et de Montouroy. + +--Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d'avoir +prévu l'aventure; mais j'ai trouvé qu'il sied à une jeune fille de ne +point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il +se noue plus d'intrigues qu'il ne s'ébauche de fiançailles. + +--Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous +en veut à mort, surtout après l'espèce d'injure que vous avez faite à +Montouroy. + +--Quelle injure? + +--Vous l'avez mis à la porte. + +--Nullement. J'ai trouvé qu'il faisait des visites trop fréquentes aux +Ingas et qu'il paraissait désirer mon absence pour être seul avec +Antoinette; j'ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son +zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j'avais su quel +homme il était, je n'aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire +moi-même de ne plus revenir chez moi. + +--Il est pire encore que vous ne pouviez vous l'imaginer. C'est un homme +capable de tous les crimes! + +Et Mme de Létang poussa un long soupir. + +--Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie? + +--Certes! fit-elle d'une voix furieuse, puis changeant de ton: Il a +répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas! +va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C'est lui, n'en +doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin. + +--Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les +mains, comme je vous remercie de m'avertir ainsi. Ah! j'ai toujours mis +en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd'hui comme elle était +bien placée! + +--Et croyez que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en +portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai +tout pour vous rendre service! + +--Vous avez un bon ami dans le gouverneur? + +--Il me chérit comme son enfant,... c'est un père pour moi. Il m'a +connue si jeune! Mais une telle affection, qui a la caducité de l'âge, +ne peut satisfaire un coeur tel que le mien... Allez, pauvre chère, +j'ai bien aimé, mais j'ai eu des déceptions cruelles. + +Et elle éclata en sanglots. + +--Notre infortune est la même, lui dis-je en l'embrassant, depuis la +mort de mon pauvre mari, rien n'a égayé mon existence. + +Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se +coller aux miennes; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût +voulu s'unir à moi, et qu'elle trouvât dans cette étreinte charnelle une +consolation. + +J'étais étonnée d'un attendrissement si subit. Je songeai cependant +qu'elle pouvait m'être d'un grand secours auprès du gouverneur pour +lequel,--ce n'est pas un secret,--elle a les extrêmes complaisances que +réclament des vieillards usés et libertins; j'avoue que moi-même j'étais +grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son +corsage libre; tout à coup sa main m'a surprise sous les robes, par une +curiosité plus qu'indiscrète; je ne sais si ses yeux, sa bouche +souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse; mais il m'a +paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être +ordinaires, n'avaient d'abord rien de répréhensible, et d'y répondre +sans contrainte: puis j'ai voulu savoir si elle était aussi bien faite +que l'assurait Madame de Mauduit; la nudité mignonne de ses petites +chairs, qui sous le tulle, la gaze, et l'ampleur des robes, se tendait, +se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques +instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle +était si émue qu'elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me +demande si c'était toujours de douleur. J'étais, je l'avoue, heureuse de +son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants +d'abord, fussent devenus d'une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle +eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l'espace +d'une personne, rabattit sa robe dérangée d'un geste modeste, et passa +doucement la main sur son front. + +--Je rêve, dit-elle. + +Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les +plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine; les cierges des +sables, les aloès, les agas, les figuiers d'Inde, apparaissaient comme +des virilités menaçantes. + +A ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement. +Craignant d'être épiée, je détournai la tête. Oh! la désagréable +surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et +souriait. Dès qu'elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face +et rentra dans la maison. + +--Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j'espère que +vous ne tromperez pas ma bonne foi. + +Je ne remarquai point aussitôt l'impertinence de ces paroles prononcées +d'une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre +prière: + +--Mon amie, défendez-moi auprès du gouverneur, je vous en aurai une +obligation éternelle. + +J'ajoutai, comme si vraiment j'étais obligée de lui faire cet aveu: + +--Vous ne savez pas combien j'ai besoin de votre aide! + +Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée +qui ne lui était pas ordinaire. + +--Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner +au Cap. Je me suis bien attardée chez vous, chère madame. + +Ces mots «chère madame» semblaient effacer tout ce qui s'était passé +entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie; elle avait +dû s'asseoir par terre. + +--Oh! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états +pareils quand on est en visite! + +Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis +accompagner par des lanterniers jusqu'au Cap, car la nuit était fort +sombre. A leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie, +étendue sur un sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme de +Létang dont l'image la plus intime me poursuivait avec insistance. + +Quand j'allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à +écrire. Aussitôt qu'elle m'a vu entrer, elle a mis brusquement la main +sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre. + +--Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries? +montrez-moi ce que vous écriviez. + +Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m'a tendu une +lettre singulière qui commençait par ces mots: «Mon ami bien aimé.» + +--C'est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis +la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l'un à l'autre, +pour rire! + +--Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je +vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l'avenir à votre amie. +Qu'elle s'écrive et se réponde elle-même, autant qu'il lui plaira. Pour +vous, je vous défends un pareil amusement. + +J'étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu'il m'était +difficile d'écarter. Au risque d'instruire la jeune imagination +d'Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l'emploi de sa +journée. + +--Qu'avez-vous fait avec Agathe? + +--Oh! madame, figurez-vous qu'elle a absolument changé d'idée; l'autre +jour elle ne pouvait pas sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui +embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l'épouser. + +--Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je +vivement pour l'éprouver. + +--Oh! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n'ai pas +changé de sentiment. J'ai dit à Agathe qu'elle pouvait le garder pour +elle, s'il lui plaisait tant; mais elle ne cessait de me vanter ses +qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman. + +--Voilà qui est extraordinaire! m'écriai-je, puis la prenant dans mes +bras et l'embrassant de toute ma force: Mon enfant, ma chère enfant, lui +disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si vous +saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour moi de +vous quitter. Je n'ai que vous au monde. + +Elle avait, tandis que je l'étreignais, des yeux étonnés, puis +indifférents; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je +d'abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l'amitié! et +pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup +j'eus honte de moi-même, je m'en voulus d'étreindre ce petit corps frais +et intact, avec ces mains encore souillées d'attouchements bêtes et +inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si +insensible. + +Je souffrais à cause d'elle et elle ne le savait même pas! A un amant +impitoyable, j'aurais du moins l'ivresse d'avouer mon sacrifice. Elle ne +pouvait me comprendre. + +Zinga me rejoignit au moment où j'allais m'étendre sur mon lit. + +--_Maîtress, pa veni, pimigno Létang._ (Maîtresse, c'est inutile que je +vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.) + +Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d'irriter sa jalousie. Je +tenais cette misérable par les caresses. Ah! comme j'ai été dupe +aujourd'hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée! + +Oui je le vois à bien à présent: malgré ce que Mme de Létang m'a conté +sur Montouroy, elle l'aime toujours; persuadée qu'Antoinette est riche, +elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez +elle, pour la marier à cet homme qui, d'après ce qu'elle m'a laissé +entendre, ne cherche que l'argent. Elle pense que ce mariage lui donnera +un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à +Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune. + +Dire que j'ai pu me fier à cette femme et que j'avais songé un instant, +à unir Antoinette à ce gredin! + +Ah! que cette journée est affligeante. Il me semble que j'ai perdu +considération, honneur, et que ma chère Antoinette n'est plus à moi. +Elle paraissait, l'autre soir, m'être si attachée! Agathe lui a-t-elle +dit du mal de moi? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort de Mme +Lafon. + +Canaille! si tu en avais l'audace, je te tuerais! + +Mais non, Antoinette n'a que l'indifférence de son âge. Je dois la +surveiller davantage, l'amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra +bien qu'elle m'aime. + +Surtout j'aurai l'oeil sur mes ennemis. + + * * * * * + +Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des +jalaps: Mme de Létang, Agathe auprès d'Antoinette, Mme Du Plantier, le +docteur Chiron, l'abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont +les volets viennent d'être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le +ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous +étreint de la menace infinie et obscure de ses vagues. Elles sont +confondues en une montagne mouvante qui s'avance lentement vers nous, +qui brille ici de l'éclat dur d'un métal en fusion, et là-bas, jusqu'à +l'horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au +large, dans l'immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble +dormir. + +--Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable +clarté d'émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du +gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m'avait été +envoyée de Paris?... le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert +d'eau, couverte de crêpe rayé en paillon d'argent. La couturière de la +reine l'avait faite pour la comtesse de Chimay qui l'avait trouvée trop +chère, et comme j'ai absolument sa taille, c'est à peine s'il y avait eu +besoin de quelques retouches. + +Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de +mentons, dont les uns ont l'air de crever, tandis que d'autres en +dessus ou en dessous naissent et grandissent. + +--Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous +devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir. + +--Vous croyez? a-t-elle répondu, sans comprendre. + +Antoinette regardait à une fenêtre; elle avait le haut du corps un peu +penché, et ses hanches s'arrondissaient gracieusement dans l'embrasure; +cette petite sèche, maigriotte d'Agathe s'est approchée, lui a claqué +puis pincé la fesse, tandis qu'Antoinette se retournait vers elle, +souriant, se défendant, rougissant. + +--Oh! maman, viens donc voir, Antoinette qui n'a rien sous ses jupes. +Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais. + +Mais Mme de Létang s'abandonnait toute à une contemplation qui semblait +être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses +narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait +les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et abondantes formaient +sur le lisse feuillage comme une neige légère; puis, se tournant de +l'autre côté de la galerie, elle respirait les odeurs de jasmin qui +montaient des plantations. Je la contemplais: plus mince encore que sa +fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle semble ruinée +par la passion. Son confident ordinaire, l'abbé de la Pouyade, jeune et +vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade, ramène à chaque +instant sur sa culotte les longues basques de son habit, comme pour +cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de rubis qu'on +lui voit porter depuis quelques jours, et qu'on prétend être un cadeau +d'une pénitente. Derrière nous, à l'oreille de l'abbé qui ne l'écoute +pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en pli, dans +son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac qu'il +laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez. + +Nous avions les nerfs un peu irrités par l'approche de l'orage et +l'odeur entêtante qui montait du jardin; Mme de Létang caressait les +cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des jeux +de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à rappeler +une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs. Soudain, +derrière l'habitation, un cri s'éleva, perçant, exhalant quelque extrême +douleur, et nous fit tous tressaillir. + +Ce cri, suivi de beaucoup d'autres, nous annonçait qu'on châtiait +quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment +une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre +qu'Agathe de Létang, qui n'a pas l'âme bien pitoyable, surprise et +amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu'il arrive +toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence +maternelle, dangereuse d'ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta +par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et +rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise: + +--Prenez exemple sur votre jeune amie, lui dit sa mère, je suis sûre +qu'elle a horreur de votre cruauté. + +--Oh! répliqua Antoinette, j'admets qu'on frappe les vieux esclaves, +mais cela me révolte qu'on maltraite les tout petits. + +--Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on +ne châtiait plus les esclaves? + +--Ma toute, belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas +soigner vos victimes, permettez-moi donc d'être seule à m'occuper des +miennes; je suffis sans effort à cette tâche, d'autant mieux que je ne +les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous, de les envoyer +en paradis. + +Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du +moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l'un de ses +nègres: tout le monde s'accorde à dire que, sans sa liaison avec le +gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c'est à peine +si ma répartie la blessa: elle est grasse, elle aime son repos, et +laisse passer les impertinences sans y répondre. Elle se contenta de +hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d'une façon +innocente, et de battre l'air plus vivement de son éventail. + +--Ces cris sont insupportables! fit à demi-voix l'abbé de la Pouyade. + +--Croyez bien, monsieur l'abbé, lui dis-je, que je ne suis point la +cause de cette barbarie; j'ai rarement ordonné un châtiment, cela me +répugne; j'abandonne d'ailleurs tout le soin de ma propriété à mon +commandeur. + +--Un mulâtre, n'est-ce pas? demanda le docteur Chiron. + +--Oui, c'est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père +était un riche négociant. + +--Le père d'Obalukun? + +--Qu'est cela, Obalukun? + +--Mais votre commandeur! + +--Il s'appelle Joseph Figeroux-Larougerie. + +--Pour vous, madame, mais les noirs l'appellent Obalukun. Figeroux a +pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a +été domestique en France. + +--Vous le connaissez donc bien? + +--Trop, madame... Oui! Et puisque l'occasion s'en présente, permettez à +votre vieux docteur d'être sincère: vous avez, dans cette plantation, +des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non +seulement pour vous, mais pour la colonie. + +--Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du +Plantier d'un ton aigre. + +--Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers +que le docteur exagère. + +--Et en quoi donc, madame, je vous le demande? La plantation des Ingas +est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos +esclaves, s'il leur prenait fantaisie de se révolter? + +--Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu! observa l'abbé. Ne sont-ils +pas heureux ici? + +--Heureux, dit le docteur en souriant, permettez-moi d'en douter; la +petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire +Mlle Agathe tout à l'heure, ne chanterait pas sur ce ton-là, si elle +éprouvait réellement de la félicité. + +--Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur +décrasser la peau! D'ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à +Saint-Domingue! + +--C'est que justement ils sont peut-être fatigués d'être battus. + +--Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l'expédition n'est +pas près d'être terminée! + +--Ah! plût au Ciel!... + +--Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l'abbé. + +--Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais +dire, c'est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes +paroles insensées. + +--Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu'une révolte au Cap serait +possible? + +--Non seulement je la crois possible, mais inévitable. + +--Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l'abbé qui cessa +enfin de siroter sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à Syracuse, +mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens, mais +chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n'ont aucun trait commun. +Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du +paganisme--plus malheureux, plus maltraités que des bêtes +domestiques,--des êtres qui reçoivent le baptême et les autres +sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations +de tous les chrétiens et qui, s'ils font le bien, jouiront avec nous du +bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions +parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie +point: nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des +hommes. + +--Puisque vous n'êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous +pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous +deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à +ne jamais reconnaître. + +L'abbé eut un mouvement d'indignation. + +--Comment, à ne jamais reconnaître? Est-ce que Mme de Létang n'a pas un +hospice pour ses femmes malades? je l'ai visité, moi qui vous parle, +j'en ai admiré la propreté, l'excellente disposition; j'ai loué la +prévoyance délicate qui avait si bien secondé l'architecte. D'autres +hospices vont se construire. + +--Ah! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole +de son originalité. + +--Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous +imiter... Oh! je sens que la religion fait de grands progrès. C'est +incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces +exécutions dont j'ai été témoin dans mon enfance; les moeurs +s'adoucissent. + +--Dites que les nerfs s'affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi +cruel, on l'est même plus qu'autrefois. Seulement on tient à proclamer +son bon coeur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se +permettre. Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous les +regardez, que vous n'avez plus souvenir de ce qu'ont fait vos mains, ces +inconscientes! + +--Docteur, je vous prie, m'écriai-je, cessez cet entretien; vous blessez +ces dames. + +--De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous +divertirait. + +Le docteur s'était levé, la face légèrement congestionnée; il s'approcha +de la fenêtre pour respirer un peu d'air, mais l'atmosphère était +toujours étouffante; alors il s'éventa, et ses cheveux blancs, qu'il +porte arrangés en perruque, s'agitèrent autour de son front et lui +firent comme une auréole burlesque. Après s'être promené quelques +minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait, +sous l'habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à +brûle-pourpoint: + +--Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de +fouet? + +--Seigneur mon Dieu! + +--Et vous, mademoiselle Antoinette, vous plairait-il d'éventer une +négresse, accroupie à ses côtés? + +--En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu +fou. + +--Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très +sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps. +Puisque vous avez proclamé l'égalité de tous les hommes, il est logique +que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous +donner la leur. + +A ces paroles, les dames et l'abbé se regardèrent en riant et en +secouant la tête. + +--Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon +commandeur. + +--Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur: quand +nous serons seuls. + +--Docteur, vous manquez de respect à M. l'abbé, à ces dames et à +moi-même. Nous sommes ici entre amis. + +--Raison de plus pour ne rien dire! + +--Antoinette va sortir, si vous l'exigez. + +--C'est inutile. Plus tard vous saurez quel est l'homme et aussi quelle +est la femme en qui vous avez mis votre confiance. + +--Cette pauvre Zinga! s'écria Antoinette. + +--Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga. + +--Vous allez encore l'accuser, vous! je ne vous aimerai plus. + +--Tant pis. On n'est pas toujours récompensé du bien que l'on peut +faire. On se résigne. + +--Enfin, docteur, on n'accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous +taire! + +--Ce que j'ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous +citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring? + +--Oui, dit l'abbé, et bien qu'il ne pratique pas notre religion, c'est +un excellent homme. + +--C'est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis +qu'Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en +riant: «Couacre! Couacre!» + +--Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring, +sous prétexte de soigner les noirs malades, d'instruire les enfants, +d'annoncer à tous l'Evangile, leur prêche la révolte contre leurs +maîtres. + +Ce fut un cri d'indignation. + +--Mais c'est un maître lui aussi! Qu'aurait-il à gagner à une révolte? + +--Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-t-il de +l'apaiser et de la dominer. Peut-être n'écoute-t-il que sa haine de +pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs! + +--Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux? + +--Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux +amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel +Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la +mienne. Combien de fois Figeroux s'est attardé à causer devant la porte +du prédicateur évangélique!... Sitôt qu'ils m'entendaient sortir, ils +rentraient dans l'habitation, mais j'avais eu le temps de les voir. + +--Figeroux, dis-je, est pourtant d'une sévérité cruelle; souvent j'ai dû +intervenir pour l'empêcher d'appliquer avec tant de rigueur les +châtiments. Il me répondait que je n'avais pas assez l'habitude de +commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les +forcer au travail: «Si je ne puis à mon gré diriger la plantation, +ajoutait-il, je préfère qu'un autre que moi en prenne le soin.» Sont-ce +les paroles d'un homme qui prépare une révolution? + +--Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s'il +est cruel pour les noirs, ce qui n'aurait rien d'étonnant, il ne le +laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt +qu'ils peuvent subir, sont commandés par vous! + +--Grand Dieu! + +--Il le dit et on le croit. C'est votre Zinga qui est chargée de porter +vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon. + +--Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d'amitié!... + +--Ah! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil. + +--Serait-elle donc?... + +--Ce qu'elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu'elle +est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont +peut-être raison. + +--Docteur, s'écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici! + +--Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n'y aura +pas grand mal. + +--Cet homme est d'une inconvenance! fit à demi-voix Mme Du Plantier à +Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui +semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations +du docteur m'avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à +mon entourage. J'éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme +si le visage de cette fille pouvait m'apprendre sa trahison ou son +innocence. J'aurais voulu ne pas croire le docteur. + +Afin d'avoir un prétexte pour la faire venir: + +--Zinga, appelai-je, en entr'ouvrant le salon, apportez des raisinades. + +Je pensais qu'elle était assise devant la porte. Mais je n'eus pas de +réponse. J'allais voir où elle se trouvait, lorsqu'un nouveau visiteur +entra, et que nous n'attendions point, certes! le révérend Samuel +Goring. + +C'est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le +menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses +yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d'une eau saumâtre; +défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s'ils craignaient que +quelque chose ne vînt déranger la bosse de leur propriétaire; ou bien +enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils, +comme s'ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contempteurs. Les +jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses +sermons, il a une manière de poser à l'extase, en levant le front vers +le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine, +qui est impayable. En ces moments-là, le manteau dont il est enveloppé +même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos contrefait +et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe, Antoinette, +toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand c'est une +jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur la joue, +et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l'on devine +de la reconnaissance; quand c'est une de ces dames ou moi, du bout des +dents et avec une rage contenue, il se contente de dire: «Je n'avais pas +besoin de vous». Et il continue à prêcher d'une voix tour à tour +grinçante et geignarde. + +Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de +découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme +le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux. + +Loin d'avoir peur de lui, et d'ajouter foi aux médisances, nous avons +tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s'est +épanouie davantage; Agathe a oublié les soufflets de sa mère; l'abbé, +qui somnolait un peu, s'est complètement réveillé, et Mme de Létang qui +rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard voluptueux. Jusqu'à +la petite négresse qu'on battait au loin, qui a cessé ses cris +subitement, comme si elle en avait senti tout à coup l'inconvenance. + +--Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait +pas les lèvres et n'eut même pas pour ces dames une inclination de tête. + +L'abbé s'avança au-devant de Goring avec une politesse souriante: + +--Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il... + +Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses +avances: + +--Nous travaillons l'un et l'autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux +voies parallèles: je cherche à purifier les blancs... + +--Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le +docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte. +J'essayai vainement de le retenir. + +--Je vois, dit-il, qu'il faut unir le temple à la sacristie. Si cela +vous amuse d'être la passerelle, madame, grand bien vous fasse! + +--Allons, docteur, m'écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous +ne partez pas... Enfin, quand vous reverra-t-on? + +--Quand vous serez malade, madame, bien malade! + +Et il descendit l'escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité +d'une avalanche. + +Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son +départ ne fût qu'une fausse sortie; puis, les yeux baissés, d'une voix +criarde qui avait le son d'une clef rouillée dans une vieille serrure: + +--Je vous apporte, mes soeurs, une nouvelle bien réjouissante. La +société des Amis des Noirs vient d'achever sa grande oeuvre. +L'Assemblée nationale s'est rendue aux conseils de la raison et de la +vertu. Elle est, m'écrit-on de France, sur le point de promulguer ce +décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de +couleur la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait +entendre sa voix! + +--M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant +d'éloquence que je le soupçonne fort d'avoir donné son coeur à l'une +de ces belles dames d'ébène, dont les lèvres ont des baisers, m'a-t-on +dit, paradisiaques. + +--Il ne s'agit point de voluptés criminelles, s'écria Goring, mais des +vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de +justice que la nature inspire. Et je vous le déclare: je serais plus +fier d'avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l'une de ces femmes +blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres +gestes un hommage au vice et à l'impudeur. + +--Bravo! s'écria Mme Du Plantier. + +--Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point +de confitures. Mais j'aime cette sévérité, moi! Ça m'aiguillonne. + +--Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité. + +--Cette fois pourtant, observa l'abbé, j'ai peur que vous ne vous +abusiez. J'ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de +l'Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous +attendez. On a l'intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur +qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que +les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les +conditions d'éligibilité. Or... + +--Or, comme ces assemblées sont composées d'aristocrates... + +--De blancs!... + +--Vous espérez que jamais elles n'accorderont les droits demandés? + +--J'en ai peur. + +--Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira +que la nation se soit prononcée pour nous. + +--Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation! + +--Non, elles n'en représentent que la pourriture! Mais en vain +s'opposent-elles aux revendications sacrées d'un peuple malheureux. +J'irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s'il le faut, dire à +tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants +innocents, que la nation désire leur liberté. + +--Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme du Plantier. +Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Nos +esclaves sont trop occupés à présent. Une telle nouvelle leur causerait +une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire +à la colonie. + +--Ce qui nuit à la colonie, c'est l'ignorance et le servage dans +lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l'image de Dieu. +On a trop tardé à leur apprendre ce qu'ils étaient! + +--Et s'ils allaient ne plus vouloir nous servir? dit Mme de Létang. + +--Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser +partir. N'usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits +sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à +user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est +nécessaire. Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m'a enseigné +tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la maréchale, vous +deviendriez gourmande. + +A ce moment j'entendis comme un écroulement dans l'escalier qui +conduisait à l'office. Je sortis vivement. Le couloir était plein +d'assiettes et de verres brisés. L'auteur de ce bel exploit devait être +Cochonnette, la fille de cuisine: elle avait glissé, selon son habitude, +et laissé toute la vaisselle s'échapper de ses mains. + +--Vilaine mazette! m'écriai-je, je vais te frotter le cul d'une +pimentade qui t'apprendra bien, à l'avenir, à être solide sur tes +jambes! + +Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle; mais l'avisée, +qui avait sans doute entendu mes menaces, s'était si bien cachée que je +ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l'absence +inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d'un désordre, car +elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la +maison. + +Comme j'errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un +bruit s'éleva de la chambre d'Antoinette. J'y entre aussitôt et ma +surprise n'est pas légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je +m'approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt +il disparut derrière les bananiers du jardin. C'était un blanc, habillé +à la mode française, et qui m'a semblé fort bien fait et élégant. + +Pourquoi s'introduire ici? Dans quelle malhonnête intention? + +Je m'adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j'ai aperçu +Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler +le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir. +Sa mise, d'ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette +fois d'un soin et d'un apprêté extrêmes; elle avait une chemise de soie +à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait +aux mains des bracelets de rassade. A mon entrée dans la chambre, elle +devait être couchée; comme mon regard s'était tourné d'abord du côté +opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober. + +Lorsqu'elle se vit découverte, elle s'adossa au lit et, d'un air +honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la +voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l'idée de la frapper. + +--Pourquoi es-tu ici? que faisait cet homme? m'écriai-je en écartant ses +mains et en la souffletant. + +Tout de suite son air narquois disparut; et ses yeux se remplirent de +larmes. + +--_Maîtress!_ fit-elle d'une voix étouffée, avec un gémissement. + +--Tu te moques de moi! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans +tarder. + +Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d'une voix assurée: + +--_Maîtress, mô libre!_ + +--Et que m'importe, lui criai-je, que tu sois libre! Tu serais la femme +du gouverneur, espèce de racoleuse d'hommes, traînée de boue, que je te +fouetterais comme une bozale[2]. + + [2] Négresse nouvellement débarquée d'Afrique et, par suite, inexperte + et sauvage. + +Et du balai de lianes que j'avais emporté pour châtier Cochonnette, je +lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus +honteuse que blessée; puis, au milieu de sanglots, elle criait: + +--_Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri!_ (Je parlerai moi, +je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.) + +La gueuse! elle a prononcé le nom de Mme Lafon! elle m'a accusée; et +elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient +l'entendre! + +Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre. + +--Tais-toi, fis-je. Je te pardonne! mais je veux que tu te taises, +entends-tu! + +Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit +croire que tout ce chagrin n'était qu'une comédie, puis elle partit +sans prononcer un mot. Au même instant, j'aperçus Antoinette, qui, me +voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge. + +--Qu'avez-vous, mon enfant? lui dis-je et en la serrant contre moi, je +sentais son coeur battre très vivement. + +Elle eut un coup d'oeil vers le lit défait et vers le jardin, et elle +arrêta sur moi un regard plein d'anxiété. + +--Enfin, que se passe-t-il ici? repris-je. Que signifie cet air étonné? +Pourquoi avez-vous quitté le salon? Quel est ce mystère? Voulez-vous me +parler, Antoinette? + +Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche: + +--Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me +devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite. + +Mais elle ne m'obéit pas davantage. Elle était moins troublée que +moi-même; je ne le lui laissai pas voir; je fermai les volets de la +fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je +la laissai dans sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur de +la porte. + +--Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m'appellerez, lui +criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée! On vous apportera +votre souper ici. + +Je l'entendis sangloter, et pourtant j'eus le courage de m'arracher à +cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait; alors, il est +vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m'avait même +fallu me retenir pour ne pas la battre comme j'aurais battu une enfant; +et j'étais presque heureuse d'avoir pu, sans la frapper, lui faire mal. +Ce secret qu'elle garde pour elle seule m'irrite comme un affront. +Hélas! à peine commençais-je à sentir les joies d'une affection réelle, +et déjà elle échappe à mon désir! Mon Dieu! quand je songe que c'est +près de cette enfant que j'espérais trouver le pardon et l'oubli du +passé. Pourquoi ne l'avez-vous pas voulu, Seigneur! + +Au milieu de ma rage, et par une sorte d'instinct irréfléchi, je me suis +dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans une +inquiétude si cruelle, ne devaient pas m'être indifférents! + +L'orage, menaçant tout à l'heure, venait d'éclater. Les coups de +tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou, par des explosions +soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l'oreille et +terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la +maison, les montagnes semblaient se rompre et s'écrouler dans des +craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer +s'avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque +cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des +mondes infinis. Elle crevait en torrents d'écume, qui, tels que des +trombes, s'élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les +pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis +quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère, +pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace. + +--Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur +les nuages sombres, c'est aux clartés de la foudre que se révèle à nous +la loi du Seigneur. + +Mais personne ne l'écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la +muraille, poussait de petits gémissements: Mme de Létang, assise sur le +canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu'Agathe, agenouillée, +appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y +trouver abri et sécurité. Seul, l'abbé, les mains croisées derrière le +dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l'orage, les +déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l'horizon +et s'éteignent dans un tremblement. + +--Mes soeurs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu! + +--Tartuffe! m'écriai-je en haussant les épaules. + +Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j'étais +pleine, s'étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré +la pluie qui s'était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je +l'arrêtai; puis, sans me soucier du désespoir qu'elle montrait en voyant +l'eau gâter toute sa fraîche toilette, sans m'occuper moi-même de +l'inondation qui me suffoquait: + +--Zinga, dis-je, parle-moi franchement: pourquoi cette homme était-il +dans la chambre d'Antoinette? + +--_Pou Figeroux pa wé mo!_ (Pour que Figeroux ne me vît pas!) a-t-elle +répondu simplement. La chambre d'Antoinette se trouve en effet à l'aile +droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à +gauche. + +--Alors cet homme venait pour toi? + +--_Wi! pou mo!_ (Oui, pour moi!) + +--C'est bien vrai? Jure-le sur ton talisman. + +Mais sans s'occuper de ma demande: + +--_Maîtress, moy ye tou di lo!_ (Maîtresse, je t'ai tout dit!) + +Elle se secoua comme une perruche trempée sous l'averse qui redoublait, +et rentra dans la maison en courant. + +A quoi bon l'interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses +paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques. + +J'ai laissé mes hôtes s'effrayer et se rassurer à la parole du quaker; +j'ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j'ai pleuré. +Zinga n'est pas venue cette nuit; elle savait bien que je l'aurais +chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi; il m'a envoyé un rêve de délices: +j'ai vu près de moi la chérie; elle était douce et elle m'aimait. + +Seigneur! je vous en supplie, faites qu'elle ne me quitte pas, qu'elle +ne s'éprenne pas d'un homme.--C'est pour son bien! elle serait si +malheureuse! + + * * * * * + +Je m'étais éveillée avec tant de plaisir! Ah! je n'aurais pas prévu la +fin horrible de cette journée! + +Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche +m'apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C'est à peine si +l'orage a laissé de traces autour de la maison tandis qu'à une +demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert. + +Mes angoisses de la veille s'étaient dissipées à la clarté limpide du +ciel; à peine hors du lit, je courus à la chambre d'Antoinette. Je +voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler une +excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant! j'éprouve tant de +peine à lui causer le moindre chagrin! mais je ne puis vaincre l'égoïsme +cruel de mon affection. Ah! si j'étais sûre qu'elle m'aimât, j'aurais de +moins dures exigences. + +Par bonheur, Antoinette n'a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces +dames, qui connaissent l'inconstance de mon humeur, excusèrent ma +brusque disparition, l'attribuant aux nerfs ou à l'orage. Profitant +d'une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et +partirent pour le Cap en même temps que l'abbé. Seule, Agathe de Létang +que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s'en aller avec sa mère. Zinga +eut alors l'inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais +gré, d'offrir à la jeune fille le lit d'Antoinette. Agathe accepta. +Elles ne s'attendaient ni l'une ni l'autre à trouver fermée la porte de +mon enfant. Mais Zinga ne s'émut pas de si peu. Elle devina ce qui +s'était passé entre nous; et sans crainte de ma fureur, elle vint, +pendant que je dormais, fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra +la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. A trois elles +ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n'a plus eu +peur de l'orage; et c'est dans toutes sortes de jeux qu'Antoinette a +fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m'a arrêté dans le vestibule +pour tout me raconter. + +Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de +fierté comme d'un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation. + +--Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais +plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends +garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en +cuirait à ta peau. + +Agathe et Antoinette, lasses d'avoir dansé la veille, reposaient encore. +Un souffle léger, d'un mouvement égal, soulevait leur sein. Agathe +avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d'Antoinette; frêle, +presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande +amie dont le bras s'allongeait sur son épaule. Une ombre charmante +couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs +lèvres; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient +en rêve. + +A mon pas elles tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des +attitudes plaisantes, s'étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent +éveillées et qu'elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger +effroi. Les joues d'Antoinette s'empourprèrent; Agathe poussa même un +cri. + +--Ne vous effrayez pas, mes chéries, fis-je, je ne veux point vous +gronder. J'en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me +montrer plus de confiance. + +C'est tout ce que j'eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de +surprise sans doute, car elles s'attendaient à une semonce, elles +partirent d'un éclat de rire. Ce fut délicieux comme un égouttis de +source mêlé à des trilles d'oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue +pour être coupable, acheva de m'enlever mes inquiétudes, et voyant que +je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive +abondance de détails inutiles et gracieux. + +--Nous nous sommes bien amusées, allez! madame, Zinga nous a appris à +faire du gâteau galeux... c'est un vilain nom, mais c'est follement bon. +On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois oeufs, +mais il faut que l'oeuf soit sans blanc, et puis vous détrempez la +farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis... Ah! +je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette? + +--Mais oui, seulement tu t'es trompée; on prend aussi du fromage fait, +tu ne te rappelles rien! + +--Moi, je m'en moque... de la cuisine, seulement je l'aime; si vous +n'aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C'était +adorable! + +--Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah! vous avez bien manqué. + +--C'est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies +danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga, +on crevait de rire! + +--On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda! + +--Et la chica! Elles se tortillent comme cela; on dirait qu'elles ont la +colique. + +--Mais, mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très +inconvenantes; j'avais défendu plus d'une fois à Antoinette de danser +avec nos esclaves; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre +également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des +jeunes filles? + +--Oh! madame, s'écriait Agathe, je vous assure, ce n'était pas +inconvenant; il n'y avait que des négresses. On ne nous a pas vues; nous +étions les deux seules blanches. + +Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre, +partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l'ami +le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants, à +demi nues à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette +visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se +couvrir, il eut un geste dédaigneux. + +--C'est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. A force +de voir les maux de l'humanité, je suis devenu insensible à ses grâces. + +J'étais indignée de cette rusticité. J'essayai de le lui faire +comprendre. + +--Comment, docteur! osez-vous dire... + +--C'est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s'il ne m'avait pas +entendue. Au vrai, j'exerce bien encore, quelquefois, mais c'est par +habitude et par hygiène. J'ai, pour cet office un des échantillons les +moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les +égarements de la passion. + +Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur +jeta un regard de reproche. + +--Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j'ai beau avoir les cheveux blancs, +sous ma vieille peau le coeur est jeune encore. + +--Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez +indifférent à nos grâces. + +--Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n'a pas permis... + +--Et la Faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins? c'est +là l'important. + +--Allons, taisez-vous, Agathe, m'écriai-je, et vous, docteur, trêve à +ces compliments où vous me semblez à l'aise comme un chat dans une mare +à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu'ayant juré de ne plus +me voir qu'à mon lit de mort, vous vous trouviez sitôt devant moi. + +--Mon serment, madame, n'avait rien de sérieux. On ne s'engage pas à +faire le mal. J'étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de +l'espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je +n'en serais pas moins venu aujourd'hui vous apprendre des événements que +vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître. + +Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m'émut. + +--Je suis prête à vous écouter, lui dis-je, curieuse et assez alarmée. + +Il me laissa voir qu'il ne tenait point à parler devant les jeunes +filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous +traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la +route du Cap et sur la mer. + +Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s'étendaient +les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs, +cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient +un frémissement continu. Il s'en élevait une plainte sourde, puis +vibrante, pareille à l'écroulement des vagues sur le sable, mais perdue, +comme le bourdonnement des murmures dans l'air silencieux, la joie et la +splendeur de la lumière. Le cri d'une négritte châtiée, les roulements +de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves +viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands +arbres, les plantes et les cultures innombrables qui se pressent sur la +côte et dans la vallée. Les cases disparaissent au milieu du +floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout +de grandes feuilles de velours s'étalent, ou se courbent vers nous; les +oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol +des cocolobas. La voix d'un esclave chante: + + _Si Bonguiè di li bon, + Li divet gagnen so rèzon._ + +Si le bon Dieu dit que c'est bon, il doit avoir raison. + + +--Tu fais sagement, pensais-je, pauvre nègre, d'accepter le sort que +t'envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir. + +Comme devant la magnificence de cette matinée, j'oubliais tout, et le +passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur! Je me rêvais déjà un +paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah! que +j'allais être promptement désabusée! + +J'avais courbé vers le docteur une tige de canne, et je lui en faisais +remarquer la lourdeur. + +--La récolte sera belle, cette année, lui dis-je. + +--Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire. + +--Encore! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut +causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte +prochaine! Comme si nos plantations n'étaient pas tranquilles! Et qui la +ferait donc, cette révolte! + +--Mais, mon Dieu, les blancs d'abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de +riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer +la canne par le tabac; ils n'ont que faire de payer des impôts pour des +esclaves qui leur sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une +quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l'on +abandonnât et même que l'on ravageât quelques plantations. Cela +renchérirait d'autant leur marchandise. D'autres enfin ont affermé des +boutiques à leurs anciens esclaves et en retireraient plus de profit si +les commerçants noirs n'étaient pas soumis à certaines impositions. Tous +ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien sincères sur le sort +des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des Amis des Noirs, ils +vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui réclament pour les hommes +de couleur les mêmes droits que pour les blancs. Ils disent que le roi +et l'Assemblée désirent leur liberté. Les noirs ne voient pas tous du +même oeil arriver cet affranchissement de nom qui leur en coûtera +peut-être un autre, moins honorable mais plus réel. Les nègres +commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis d'impôts, et, en +dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce, comme ils n'ont +rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis bénéfices; les esclaves +n'ayant pas légalement le droit de vendre, les maîtres qui leur prêtent +un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à rien leur réclamer, et +on leur donne ce qu'on veut. D'un autre côté, les noirs des plantations, +établis dans l'île depuis longtemps, ne se soucient pas d'une liberté +qui va les jeter à la porte de leurs maîtres, et leur enlever +l'assurance qu'ils ont encore de pouvoir chaque jour de leur existence +manger leur manioc et reposer leur corps sous un toit. Chose étrange! +ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent encore à leurs +champs de cannes, et s'imaginent avec raison que des nègres citoyens se +croiront déshonorés de cultiver autre chose que la politique; ils +s'unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et redoutent que +les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne leur fassent +une concurrence ruineuse, dès qu'ils auront le droit de tenir boutique. +Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne tiendra pas contre +l'intérêt de quelques grosses fortunes; l'ambition, la vanité de deux ou +trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de venger d'anciennes +injures; la folie enfin de ces nègres bozales, récemment débarqués par +la traite et que vous affectez de considérer comme des êtres +raisonnables. Le mot de liberté à de telles oreilles signifie incendie, +pillage, viol et massacre. L'ivresse que leur versent vos beaux discours +se communiquera aux autres. Tout ce troupeau qui ne craint plus le +fouet, va se précipiter avec délices dans la barbarie. + +--Nous l'en empêcherons bien! + +--Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n'a plus chez lui que +son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis. + +--Et où sont-ils? + +--Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s'organise. Et j'ai +d'autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d'être +assassinée par ses esclaves; ce matin même, j'apprends qu'on a pillé la +maison du gouverneur en l'absence du maître et sous les yeux de +l'intendant, désarmé ou complice. + +--Mais ce n'est pas la première fois qu'on voit de pareilles aventures. +Elles sont plus ou moins fréquentes: voilà tout. + +--Vous avez trop d'insouciance des événements qui ne se passent pas sous +vos yeux pour pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une importance +extrême. + +Nous étions arrivés au pavillon; après une telle causerie j'hésitais à y +entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d'un ton +assez impertinent: + +--Ainsi, c'est pour m'entretenir de votre «politique» que vous êtes venu +me déranger? + +--Non, madame, répondit-il. Je n'ai ni le goût des paroles inutiles, ni +celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte +qui est inévitable à Saint-Domingue; je veux seulement avertir mes amis +assez tôt pour qu'ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter: +veillez à vos serviteurs! + +--Ah! vous voulez encore me parler de Zinga, m'écriai-je irritée. Vous +avez dû voir pourtant que vos médisances n'avaient eu, hier, aucun +succès. + +--C'est ce qui m'engage à les recommencer aujourd'hui, répartit le +docteur. + +Là-dessus il entra dans le pavillon et s'assit lourdement sur un sofa, +renversant la tête sur le dossier, comme pour bien marquer qu'on ne +l'en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là! + +Je n'en avais pas d'ailleurs l'intention. Un incident, en apparence +négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et +éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se +glisser dans la plantation; ses yeux obliques et ridicules de lapin +effrayé étaient encore plus soucieux qu'à l'ordinaire, et il détournait +la tête à chaque instant, comme s'il craignait d'être aperçu. Une +négritte, l'ayant vu, s'inclina devant lui. Sans répondre à son salut, +le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis +continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient +cette visite matinale et tout ce grand mystère? + +Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte. + +--Etes-vous disposée à m'écouter, à présent? demanda-t-il. + +Il n'avait pas besoin de ma réponse; j'étais assez attentive; il +commença donc son récit sans prévoir le trouble qu'il allait me causer. + +«Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa soeur, +reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui +demandant avec instance de venir s'établir dans l'île. Son frère, +écrivait-on, avait eu de grands malheurs; l'orage avait détruit ses +récoltes; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d'argent, en lui +enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de +rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation, +rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée +«Mettereau», était écrite par une main étrangère, celle, sans doute, +d'un garde-malade, ou d'un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour +son frère l'amitié la plus vive; depuis longtemps elle avait formé le +projet d'aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage, +c'était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci +était alors bien portante, et qu'il s'agissait peut-être de sauver de la +mort un frère qu'elle aimait, elle se décida aussitôt à partir. Elle +emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans la +colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux. +Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue où +l'intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à +l'habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres. + +«Or, l'intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M. +Mettereau n'existait plus; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout +le monde, et c'est alors qu'eut lieu un effroyable drame. Tandis que les +deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la +Plantation Mettereau, l'intendant et les noirs qui l'accompagnent se +jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce +qu'elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les +massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La +mère est tuée; la jeune fille échappe, et c'est chez vous qu'elle vient +chercher un refuge. + +--Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion; des +esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous +parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance. +Vous savez, docteur, puisque vous l'avez soignée, combien dura son +délire; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans +suite qu'elle prononçait durant sa fièvre. Je l'entendais seulement +quelquefois appeler sa mère. + +--Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit? + +--Ceci simplement: très fatiguée de la traversée, elle s'était endormie +aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son +oncle. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des +torches qui brillaient dans la nuit; des nègres aux physionomies +féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu'à des hommes, +avaient commencé à lui lier les mains; elle entendait autour d'elle des +cris et des gémissements; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on +lui mit un bâillon, on la frappa; elle s'est évanouie de terreur sous +les coups. + +--Et vous avez fait rechercher les assassins, n'est-ce pas? et, malgré +tous vos efforts vous n'avez pu les découvrir? + +--Non, fis-je, effrayée de cette question. + +--Moi, j'ai été plus heureux, je connais le nom de l'assassin. Oui, un +esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n'a été que +témoin, m'a tout raconté. + +Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d'une voix +tremblante que je demandai: + +--Qui est-ce donc, docteur? + +--Figeroux, oui, c'est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens, +comme c'est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont +il était l'intendant. + +--N'accusez pas sans preuves! m'écriai-je presque soulagée. + +J'avais craint un instant qu'il ne prononçât mon nom. + +--Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n'est-il pas +arrêté? + +--Le témoignage d'un seul homme, répondit-il, surtout d'un noir, n'a +pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux +tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour +moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m'a raconté le crime n'a aucun +intérêt à accuser Figeroux. D'ailleurs, au moment de la mort de +Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre; les explications qu'il a +données, l'alibi qu'il a réussi à se créer n'ont point calmé tous les +soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs. + + +Je savais, hélas! mieux que personne, ce qu'il y avait de vrai et de +faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi +l'horrible scène; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon; les coups +à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements; puis, dans +l'entrebâillement de la porte, l'apparition effrayante sous la lanterne, +les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du +corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans regard, qui entre +tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse +informe, un paquet de jupes boueuses: sa fille, ma chère Antoinette!... +râlant d'une voix éteinte, stupide: «Sauvez-la! Sauvez-nous!» Tandis que +nous nous empressions, Zinga et moi, autour de l'enfant évanouie, la +mère perdit elle-même connaissance. Ah! Dieu m'est témoin que je les ai +couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme +j'aurais soigné ma mère et ma fille... Mais, pour mon malheur, Zinga +était près de moi, l'immonde créature! Je la vois qui s'approche du +manteau dont j'avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde +curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son +jargon: «Maîtresse, regardez donc! les voleurs n'ont pas été bien +adroits.» Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles +pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû +réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et +contemplait l'or: «Voilà» disait-elle, «pour me faire plaisir, à moi!» +Elle ajoutait en me regardant: «Et à toi aussi, maîtresse.» Elle +n'ignorait pas qu'à ce moment j'étais dans un embarras extrême; un jeune +mulâtre, fils d'affranchi, furieux d'avoir été chassé de la maison, +menaçait, si je n'achetais son silence, de raconter que je l'avais +soumis, avec d'autres noirs et même des domestiques blancs, à +d'abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges +qu'il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à +jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais +j'étais alors sans argent; une mauvaise récolte, des constructions +dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne +momentanée, et un emprunt, la vente d'un titre ou d'un bien me +répugnaient. «Cette somme-là serait bien utile,» disait Zinga.--«Portez +tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre», dis-je en affectant +de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans +s'occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à +regarder cet or tentateur. «C'est le bon Dieu qui nous a envoyé ces +voyageuses,» faisait-elle, «et puisqu'elles sont à moitié mortes...» Un +geste affreux achevait sa pensée. Et j'avais beau m'indigner de ces +paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du +Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas +maîtresse de mes actions!... Alors Zinga a senti combien je me défendais +mollement contre son dessein; elle a compris tout l'ascendant, toute +l'autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte; peut-être aussi +l'or l'avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j'avais déjà +remarquée chez elle à l'égard des femmes blanches l'enivrait-elle contre +les pauvres fugitives... Et l'horrible forfait s'est accompli. Zinga, +ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l'infortunée. +Mon Dieu! que votre miséricorde s'étende sur moi! Vous savez que je ne +fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable +inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n'a été que +de faiblir, de manquer de courage. Ne voulait-elle pas aussi frapper +Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la mienne? +Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels mensonges, à +quels périls continuels allait m'entraîner cette enfant, quelles fables +il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin d'expliquer sa +présence auprès de moi. N'importe, je n'ai pas hésité; et vous avez béni +ma charité, mon Dieu; au Cap, malgré tant de calomnies, on vante mon âme +généreuse; Antoinette me garde de la reconnaissance de l'avoir +recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre pardon... + +Hélas! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu'elle +a appelé mon crime, lorsqu'elle a voulu partager l'or. Ah! l'atroce nuit +où je me suis disputée, battue avec elle--une esclave!--où elle m'a +menacée de m'accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais pas «sa +part.» Ah! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme +elle se moque bien de mes ordres! «Sa part», c'est ma fortune! oui, +voilà ce qu'elle désire. + +Et dire que pour m'épargner une calomnie ridicule, par avarice, par +lâcheté, je suis sous le coup d'une dénonciation capitale! + +Il est vrai que le témoignage d'un esclave est nul devant la justice. Le +docteur m'a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le +lui ai demandé: + +--N'est-ce pas, docteur, on n'admet pas les plaintes des noirs au +Conseil? + +Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d'abord au +récit du crime, lui avait laissé croire qu'il m'avait convertie à sa +méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui +tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis +plusieurs minutes, je n'écoutais que d'une oreille fort distraite ses +commentaires. + +--Et qu'importe! s'écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a +beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut +mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le +regard trop rapide; elle ne distingue que les ensembles; pour se +familiariser et s'assouplir aux variétés de l'existence, elle a besoin +de l'armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces +animaux-là! + +--Fort heureusement, dis-je. + +Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, presque insolent, +comme pour deviner ma pensée. Mon coeur battait plus fort. Se +doutait-il de ma complicité? Etait-il venu m'arracher des aveux? Mais je +vis bientôt l'absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait +rien. Déjà il s'était remis à me parler de Figeroux. + +--Tout l'accuse, reprit-il. C'est seulement le surlendemain du crime que +Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et +s'engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère +Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction; on avait essayé de +l'embaumer. Figeroux, m'a-t-on raconté, avait voulu d'abord le faire +disparaître, puis il s'était décidé à le garder sous clef jusqu'à +l'arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s'était sans doute proposé +d'accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire qui +amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de +faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu'il n'aurait dû +l'être, ce qui déjoua les projets du misérable. + +--S'il est réellement l'assassin de Mme Lafon, dis-je, c'était bien +maladroit de se rapprocher d'Antoinette. Il n'ignorait pas, en effet, +quand il est venu chez moi, que je l'avais recueillie. Il voulait donc +se faire reconnaître? + +--Oh! fit le docteur, l'assassinat a eu lieu la nuit; Figeroux avait +peut-être le visage couvert, masqué; peut-être aussi a-t-il dirigé les +meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes. + +--Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi? + +--Il paraît qu'après le crime, Figeroux n'a pas trouvé sur sa victime +l'or qu'il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l'argent, au +milieu de la lutte, lorsqu'elle essaya d'échapper aux bandits, soit que +les noirs qu'il conduisait l'eussent emporté à son insu. Il s'est +imaginé que Mme Lafon l'avait confié à Antoinette. Il est entré chez +vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être. + +--Oh! docteur, comme cette idée est étrange! + +--Mais dans cette affaire tout est étrange! Pourquoi, par exemple, +Figeroux a-t-il froidement commandé qu'on violentât ces femmes. Ce ne +pouvait pas être une vengeance, et d'après tout ce qu'on sait de ses +moeurs, ce n'est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu'on en +rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n'a point +leurs passions de mâle. Il n'y a rien d'impossible à ce qu'il ait agi au +nom d'un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos +gardes. A votre place, moi je renverrais Figeroux. + +Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m'avait recommandé +Zinga, qu'elle m'avait presque forcée de prendre chez moi, me +remplissait d'inquiétude. Connaissait-il «mon crime», ma destinée +dépendait-elle de ces deux assassins; Figeroux allait-il, un beau soir, +devant mes esclaves insensibles, et avec l'aide de Zinga, me tuer aussi, +comme ils avaient tué Mme Lafon? Certes, les conjectures du docteur +n'avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de +craintes, une image, plus puissante que les autres, s'imposait à mon +esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à +éloigner de moi une scène d'horreur, d'une obscénité révoltante. Je +voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de +luxure; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie, +ensanglantée par ces mains de barbares. J'entendais ses cris de douleur +et de honte. Etait-il possible, comme le docteur le prétendait, qu'on se +fût attaqué à tant de grâces, qu'un sauvage eût osé souiller une si +charmante jeunesse? + +--Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu'on a violenté ces +malheureuses femmes? Jamais Antoinette, aux rares fois où j'ai fait +allusion à la mort de sa mère, n'a paru troublée comme aurait dû l'être +une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant contrainte +de cacher une telle injure. Elle m'a toujours parlé de cette nuit +horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras. + +--Ah! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent +à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr +que vous-même autrefois... Allons, passons. Dans l'attitude de Mlle +Antoinette, je m'imagine qu'il y a beaucoup d'inconscience. Vous m'avez +raconté que vous l'aviez trouvée évanouie. Elle n'a donc rien senti +pendant l'opération, heureuse enfant! A moins, au contraire, qu'elle +n'ait éprouvé beaucoup de plaisir. D'où sa réserve. La coquine tient à +garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon +conseil, madame: il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la +demoiselle; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais +d'abord, n'est-ce pas, renvoyez Figeroux. + +--Pourquoi parlez-vous de Figeroux au sujet d'Antoinette? m'écriai-je +toute en fureur. + +En vérité cet homme a des paroles si grossières que j'avais envie de le +gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour +son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui +m'a fait oublier tant de cynisme et de rusticité. + +Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s'est levé +brusquement et, m'attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte, +protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous +dérober aux passants: + +--Regardez Zinga! m'a-t-il chuchoté à l'oreille. + +La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu'au +soir où je l'avais surprise dans la chambre d'Antoinette. Sa chemisette +fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses, +dont les fentes, resserrées par des noeuds de ruban écarlate, +laissaient voir la jupe de dessous, de toile blanche. Elle avait son +collier d'agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s'en allait la tête +haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine entr'ouverts +sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire, les narines +palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs railleurs et +méchants; elle semblait presque jolie dans son bonheur. + +Elle passa devant la fenêtre; en même temps, à quelque distance apparut +Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le +voir, le quaker courait derrière elle; il la rejoignit enfin; et, tout +essoufflé, d'une voix haletante: + +--Zinga, dit-il, je vous ai attendue. + +--M'enfû! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et +elle voulut continuer sa marche. + +Alors il l'étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une +brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s'en fut +heurter la muraille de notre pavillon. + +--_Ou pati, Kouraj! aguié!_ (Partez, bonne chance, adieu!) cria-t-elle +en le saluant de la main. + +Mais, ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne +la suivit pas longtemps. Voyant qu'il la serrait de près, elle se +détourna à demi et, la jambe allongée, d'un coup expert de boxeuse, elle +lui envoya le pied en plein visage; puis, comme il perdait l'équilibre, +elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la +chanson créole: + + _E si nou kontré ké roch, + M'a kasé-yé ké mo do._ + +(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.) + + +Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs +paroles d'une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à +ses lèvres. + +--Ils la suivent, disait-il, comme les boeufs qu'on va immoler... Que +mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette +femme: elle a fait perdre la vie aux plus forts. + +Et, lui tournant le dos, il s'essuya les yeux. + +--Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l'empêche pas de +pleurer. + +Puis se tournant vers moi: + +--J'ai envie d'aller voir où court cette fille. + +--Et moi de même, dis-je. Mais si elle s'aperçoit que nous la suivons? + +--Nous verrons bien ce qu'elle fera. En tout cas, nous ne nous +laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre +Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D'ailleurs, voyez, elle a dans la +cervelle des papillons blancs; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde +rien, elle ne nous verra pas. + +Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le +révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde +à ce qui se passait autour de lui. + +Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes +à quelque distance. Elle s'avançait d'un pas rapide et dégagé, en +fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient; au +loin les monts avaient encore de grandes écharpes d'ombre, mais la +route, presque partout découverte, brûlait; un vent chaud, de temps à +autre, soulevait des tourbillons. + +Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les +apercevions, qui dormaient repliés au soleil. A notre approche ils +s'allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de +lumière. + +Je regrettais déjà cette promenade d'espionnage; le docteur s'essuyait +le front; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours. + + _Lontan, lontan tout moun té nwê + San pa oun blang lasou la té + Tan-là sa pa té kou jodi;_ + + _Souvan Bonguié koutmé vini + Pou palé ké sa moun ki bon, + Yé pa pé li okin' fason,_ + + _Tout sa moun li téki palé + Li té, guen kichoz pou bay-yé._ + +(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la +terre. Temps-là n'était pas temps-ci. + +Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on +n'avait peur de lui en aucune façon. + +A tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.) + +Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations +apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous +éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées +de l'arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l'ombre et +l'odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l'air tandis +qu'une neige blanche, s'échappant des massifs, volait devant nos yeux. +On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves, +eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes, +s'entendaient les ciseaux d'élagage, et, sur l'écorce des cacaoyers, le +claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs. + +Zinga, apercevant les maisons du Cap, s'arrêta devant des sterculias qui +étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées; +s'étant troussé la candale et la jupe, elle s'accroupit et pissa, puis +nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s'oindre la croupe, le +ventre et les jambes. L'odeur était si forte qu'à cinquante pas nous en +étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le lança +derrière elle, et reprit sa marche. + +--C'est sa toilette d'amour, dis-je au docteur. + +--Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif. + +--Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la +négrophilie, comme le révérend Samuel Goring! + +Mais il releva la tête et étendant la main, d'un geste solennel: + +--Ça, jamais, s'écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux: +D'ailleurs la science l'a voulu, je suis un chaste! + +Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une +petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues +d'écrasage, et exhalant l'odeur écoeurante des mélasses, nous suivîmes +la négresse jusqu'à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée +derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d'elle une petite +avenue ténébreuse et fraîche en plein soleil. Des fenêtres ouvertes +s'envolaient les sons caressants, les tendres accords d'un clavecin. +Zinga prit l'avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes +s'ouvrirent, le clavecin se tut, et j'entendis un bruit de baisers. Je +ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j'avais reçu un +soufflet. J'eus envie de m'en aller, puis une curiosité insurmontable +m'attacha devant ces fenêtres; je voulus même entrer dans l'avenue. + +--Où allez-vous? me dit le docteur. C'est la maison de M. Dubousquens. + +--Qu'est cela, Dubousquens? + +--Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces +sucreries. + +--Tant pis! Il n'a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui +dirai bien, à ce monsieur! + +--Arrêtez! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez +Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n'allez pas +ainsi compromettre votre dignité chez un étranger! Ne vous suffit-il pas +de savoir où elle est. Je craignais qu'elle n'eût une liaison moins +inoffensive. + +--Inoffensive! me récriai-je, qu'en savez-vous? Cet homme-là est +peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je +permettrai jamais à une esclave de s'échapper de la plantation quand il +lui en prend fantaisie? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des +autres esclaves, la garde et le service d'Antoinette? En vérité, c'est +inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs... Et +quelle audace a cet homme de me la prendre! La religion, les moeurs, +ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C'est un esprit fort, +sans doute. Vous lui ressemblez, d'ailleurs. Ah! il vous sied bien de +parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte, +tenez, qui perdront l'île! + +--Calmez-vous, madame, on va vous entendre. + +--Et qu'importe qu'on m'entende. Je le voudrais, être entendue! Ce +serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa +conduite. Ecoutez! ils s'embrassent encore... Oh! c'est trop fort; elle +prononce mon nom; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu'ils +disent. Approchons-nous. N'ayez pas peur, voyons, docteur! Derrière +cette haie de lianes on ne nous verra pas. + +Je ne pouvais plus me contenir. L'effronterie de cette horrible fille +soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c'était les lèvres +salies par les baisers d'un Dubousquens qu'elle venait à moi. Ah! +l'ignoble coureuse. J'avais envie de me précipiter sur elle, de la +frapper, de la déchirer de mes ongles; puis, un instant après, j'aurais +voulu m'éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la +curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut +rester là, devant ces fenêtres, qu'ils n'avaient même pas la pudeur de +fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et +moi; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient +suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre. + +Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de parler son patois, s'exprimât +à peu près comme une blanche qui n'aurait pas été à l'école. +S'était-elle donc, ainsi qu'elle en avait devant moi témoigné le désir, +«acheté une langue»? ou bien m'avait-elle trompé en feignant de ne +savoir que le créole? + +Je rapporte ici la conversation qu'elle eut avec Dubousquens. Je néglige +seulement l'accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler +français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens +m'échappe ou que j'ai oubliées. + + +--Je vois bien que tu ne m'aimes pas, disait-elle. Pourquoi n'es-tu pas +heureux avec moi? Est-ce que je ne sais pas t'embrasser, te donner du +plaisir? Pourquoi m'as-tu prise si tu ne m'aimes pas! + +--Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce +serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la +première venue. A Paris et ailleurs, j'ai déjà entendu maintes fois un +ramage pareil au tien. Cela ne m'a pas encore tourné la tête. + +--Ah! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sais pas comprendre! + +--Qu'est-ce donc que je ne sais pas comprendre?... que tu ressembles à +toutes les filles de ta sorte, que seul l'or peut te faire battre le +coeur? En vérité, cela n'est pas difficile à voir... Il faut être +raisonnable, Zinga: tu es belle, tu peux t'en vanter; dans ta race, on +n'en compte point des centaines comme toi, c'est sûr; mais vas-tu, pour +cela, exiger de l'amour de tous ceux qui t'ont payé tes baisers? Je ne +suppose pas que tu aies l'âme si despotique... ni si niaise. + +Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut +un coup d'oeil vague vers l'avenue. J'eus le temps de voir et +d'étudier son visage. C'était un homme d'une trentaine d'années, et, +bien qu'assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa +chemise de dentelle; il avait le regard intelligent, avec quelque chose +de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d'esprit rapide et +superficiel. Son oeil n'observait pas; à demi-clos, peut-être ne se +faisait-il voir que pour laisser luire sur tous son éclair méprisant. +La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait pas de +montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que transforment +les moindres impressions; elle était comme un déguisement de sa pensée +et une défense contre son entourage; en revanche elle accusait ses +instincts avides et violents: la luxure, peut-être la cruauté. Sa +bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre ses joues +grasses; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en tomber sans +âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les feuilles sèches +tombent de l'arbre. On eût dit que rien chez lui ne pouvait l'émouvoir, +en dehors de l'orgueil et du plaisir, mais cette bouche appelait plus +que le plaisir égoïste, elle commandait la passion. + +Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d'aisance, +lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir: +nous nous piquons à leur conquête, et c'est nous, hélas! qui sommes +conquises! + +Dubousquens s'était mis à siffloter à la fenêtre; cependant Zinga, qui +avait laissé passer les injures sans les interrompre, s'approcha tout à +coup, et d'une voix sourde, haletante de fureur: + +--Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi! Dis-le +donc, pour voir! + +Il se retourna vers elle, étonné; il n'avait point prévu que ses paroles +dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère: + +--A qui tu t'es donnée? s'écria-t-il; en vérité la demande est +plaisante. A qui! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait +pas à inscrire le nom de tous tes amants. + +Il n'achevait pas qu'une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa +face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner +toute prudence. Au risque d'être vue, et malgré les conseils du docteur, +j'approchai un banc et montai dessus; de la sorte, le visage encadré de +deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait +dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait déjà +fait sa soumission. + +Il essayait d'enlacer Zinga qui détournait de lui le visage: + +--Pardon, disait-il, je ne voulais pas t'offenser. Allons, Zinga, +pardonne-moi! + +--Jamais, répliqua-t-elle. + +Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte. +Dubousquens courut après en criant: + +--Où va-t-elle? Elle est folle, cette fille! + +--Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me verras +plus. + +Il eut un sourire railleur, plein de dédain: + +--Et quand viendras-tu me demander de l'argent? + +Zinga lui jeta un coup d'oeil féroce; je crus qu'elle allait se +précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l'extrémité de son mouchoir de +soie, y prit des pièces d'or et les lança violemment contre la muraille; +puis, comme écrasée par l'émotion, elle alla tomber sur un canapé en +sanglotant. Dubousquens parut très embarrassé de ce chagrin. Il +s'employa pourtant le mieux qu'il put à la consoler. + +--Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n'ai pas besoin de +tes belles paroles, ni de tes pièces d'or: tu m'as méprisée... + +--Oh! grand Dieu! s'écriait Dubousquens. + +--Si! tu as cru que j'étais une de ces putains que le premier venu peut +avoir. Imbécile que tu es! Tu penses que c'est ton argent qui m'attire. +Eh bien, veux-tu que je te le dise: il me brûle, ton argent, il me +torture! Quand tu me le mets dans la main, j'ai mal là, tiens! Je +m'imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi... +Ah! ton argent, c'est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet +argent, je ne pourrais venir ici. C'est pour ça que je l'accepte. +...N'as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m'épie, chaque fois +que je sors de chez toi?... Il n'est pas là encore, mais il va venir +tout à l'heure... C'est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui +rapportais rien, s'il pouvait penser que j'ai plaisir à te voir, que je +viens pour toi... + +--Il te tuerait peut-être? + +--Oui, il me battrait à la mort! + +--Et pourquoi ne le quittes-tu pas? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer +ici comme je te l'ai demandé? + +--Oh! il est mon mari. + +Dubousquens se mit à rire. + +--Tu le trompes pourtant avec un bel entrain! + +--Il le permet, mais il ne veut pas que je le quitte. + +--On se passerait de sa volonté. + +--Il peut me lancer une piaye[3]. C'est un sorcier. + + [3] Un sortilège. + +--Je te défendrai contre lui. + +--Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l'abandonner. + +--J'irai lui demander de t'affranchir. + +--Et quand même!... Il y a des serpents entre nous. + +--Raison de plus pour t'éloigner d'elle. + +--Tu ne comprends pas: il y a quelque chose d'inconnu qui nous lie. + +Je tressaillis. + +Allait-elle me dénoncer? Le docteur qui était tout oreilles à cet +entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation. + +--...et puis je ne veux pas que tu me parles d'elle; je ne veux pas que +tu viennes comme hier... + +--N'as-tu pas été heureuse? + +--J'ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j'ai pensé à toi, +j'ai eu très mal. + +--Très mal, pourquoi? + +--Parce que j'ai pensé que tu n'étais pas venu pour moi. + +--Et pour qui donc serais-je venu? + +--Pour la demoiselle... Rappelle-toi: quand tu m'as demandé avant-hier: +«Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga?--Mais non,» t'ai-je répondu, +«tu sais bien, j'accompagne la Mme Gourgueil à la promenade. «--Alors,» +as-tu dit, «elle laisse sa maison toute seule?--Non, il y a la +demoiselle et Figeroux pour la garder.--Ah!» as-tu fait. Pourquoi es-tu +venu si ce n'est pour elle? Sans l'orage tu ne me trouvais pas. + +--Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m'intéressait de connaître +la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m'est encore +inconnu ici; il y a si peu de temps que je suis dans l'île! + +--Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la +demoiselle? + +--Je t'avais vue à une fenêtre. J'ai essayé de trouver la chambre où +était cette fenêtre. J'ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir +où était la chambre de Mlle Antoinette! + +--Tu mens, vois-tu! Je sais bien que tu mens! L'autre jour, comme tu +dormais près de moi, tu as parlé d'elle; oui, tu as prononcé son nom, et +tu as parlé aussi de l'enlever. C'est sûr! Ah! ami, ami blanc, moi qui +t'aime, comme c'est mal ce que tu m'as fait! + +--Tu ne sais pas ce que tu dis. + +--Oh! si. Et encore tout à l'heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu +voulais la connaître? + +--Et qu'importe, bon Dieu! Je puis désirer connaître une dame de mon +pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle! + +--Moi, je ne cause pas bien, n'est-ce pas? Tu ne me comprends pas +toujours? + +--Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien. + +--Non, je ne sais pas le français, mais je vais l'apprendre, et plus +tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus +que moi. Tu m'aimeras seule. Est-ce qu'il y a des femmes au Cap, dans +l'île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi? Je suis +noire, c'est vrai, mais tu te souviens de la chanson: «Il y a longtemps, +longtemps, tout le monde était noir.» Je suis d'une meilleure race que +tes faces à la crême. Vois donc si les blanches ont des nênets comme +ceux-ci! + +Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis, +comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle +n'avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe; +vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa +autour de ses épaules et de ses hanches, tomba à ses pieds, et elle +apparut comme une idole de bronze. Un instant elle jouit de +l'admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait +abandonné ses airs d'orgueil et d'insouciance, et l'attirait, la bouche +avide, les yeux brillants; mais bientôt l'idole s'anima; le corps +s'échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens +tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir; +Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les +jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage +des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient +n'être qu'une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage +les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus +apparentes: cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise, +ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il +l'étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l'avait prise à bras +le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous +son ventre en rut, dans l'effort et sous la saccade de ses fesses +majestueuses. + +--Quelle impudicité révoltante! dis-je au docteur. + +--Ah! c'est une belle fille, s'écria-t-il sans m'écouter, puis comme +s'il venait de deviner mon observation: Que voulez-vous, elle va à +l'amour comme l'abeille va aux fleurs! + +--Qu'elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir +de l'instruction que je lui ai donnée. C'était bien la peine de lui +enseigner la morale! + +Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l'obscénité abjecte de +ses penchants; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses +devoirs envers moi. N'est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle +point en se livrant ainsi à un homme? En vain se croit-elle jolie,--et +certes je l'ai trouvée mieux que je ne l'avais jamais vue--sa beauté ne +serait point une excuse, au contraire! elle la doit à sa maîtresse, à la +maison qui la nourrit et l'a faite ce qu'elle est. + +Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l'ignominie de sa +conduite, et je n'en ai pas l'audace. Si elle parlait! certes on ne la +croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à +supporter ses répugnantes débauches; maîtresse, il faut me soumettre à +l'esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel +point Zinga méprise mes ordres et son service? Ne va-t-il pas suspecter +mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me +rend le pantin de cette gueuse? + + +Au moment où ils s'enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit +derrière nous. Zinga n'y prit pas garde. Seul le plaisir semblait +inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second +coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore +sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et, +prêtant l'oreille, parut attendre un nouvel appel. + +--C'est lui, fit Zinga avec une grimace d'ennui. + +--Qui donc? demanda Dubousquens. + +--Figeroux. + +--Ne peux-tu le laisser siffler? + +--Oh! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut +bien. + +Et elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour +Dubousquens qui l'étreignit avec passion. Les rôles d'amour semblaient +renversés. C'était lui, à présent, qui paraissait l'aimer. + +--Ah! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga? +Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes! + +Elle eut un sourire railleur. + +--Celles de «la demoiselle» sont plus douces encore. + +--Méchante! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand +reviendras-tu? + +--Après-demain, à la même heure. Adieu. + +--Pourquoi pas demain? + +Il n'eut point de réponse; elle était déjà partie. Elle effleura +vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna +la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt et nous entendîmes une +vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots. + +--Je t'apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t'appelle. + +--Mais je n'entendais pas. + +--Tu n'entendais pas? C'est donc qu'il t'ensorcelle, pour que tu ne +penses plus à le quitter! Sais-tu combien de temps tu es restée avec +lui? Et qu'est-ce qu'il t'a donné pour ta peine? + +Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à +l'algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les +coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d'elle, et le +docteur, à demi-voix, me faisait observer l'expression féroce du +mulâtre. Il est singulier que moi, qui l'ai tous les jours, à toute +heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa +physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse; elle annonce aussi, par +moments, une décision cruelle et hardie, que rien n'arrête. Comment ne +m'a-t-elle pas frappée plus tôt? Figeroux a donc employé un sortilège +pour m'aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher cette +femme à un être pareil? + +En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son +visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de +dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas +ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la +couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on, +boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement +lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines +larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu'il +apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s'élance de ses +cheveux, ailleurs noirs et laineux. L'oeil à fleur de visage, brillant +d'un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés, +donnerait à croire que l'existence n'apporte à cet homme que motifs de +colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble, +malgré l'étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en +mouvement, à quelque planteur oisif qui ne quitte le lit que pour la +table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et +prétentieux: un tricorne de visite, l'habit de drap, que personne ne +revêt par cette chaleur, et l'épée au côté, qui n'allait guère avec sa +chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes +souliers. + +Il ne cessait de menacer et d'injurier sa femme dans ce créole du port, +rempli d'obscénités grossières, et que je n'entends pas toujours. Voici +du moins ce que j'ai compris. + +--Veux-tu me dire ce qu'il t'a donné? répétait-il en secouant le bras de +Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour +prévenir de nouvelles violences. + +--J'ai oublié de prendre l'argent, gémit-elle. + +--Tu as oublié! Tu as oublié! + +Les yeux du mulâtre s'élargissaient d'étonnement. Il ne pouvait +concevoir une telle négligence. + +--Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur, +tandis que Zinga s'adossait à une muraille, résignée à son sort, se +protégeant seulement le plus qu'elle pouvait le dos et le visage. Il la +battit de toute la force de son poing, frappant au hasard: les épaules, +la poitrine, les hanches. + +--Ah! ah! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion; +le blanc l'a embagouinée! Le devoir à présent lui importe peu. Qu'elle +jouisse, la truie; c'est tout ce qu'elle demande. Eh bien, je t'en +donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là? + +Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre. + +--Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring, +pourquoi tu l'as frappé. Qu'est-ce qu'il t'avait fait? + +Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte: + +--Ah! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là! + +--Et pourquoi donc pas? + +--Il me dégoûte. Je le déteste, je l'exècre! + +--Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard +qu'aujourd'hui. Je le veux! + +--Pour l'argent qu'il me donne! + +--Il ne s'agit pas d'argent. Il s'agit du bien qu'il fait à notre cause, +par ses prédications. + +--Je m'en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera. + +--Tu dis? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu, +pour voir! + +--Jamais! reprit-elle d'une voix résolue, jamais il ne me touchera. + +Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant +ainsi le coup de bâton, et s'était mise à courir. Figeroux la poursuivit +quelques instants, jusqu'à ce qu'il fût hors de souffle. Alors il +s'arrêta, tout haletant, et d'une main furieuse lui jeta son bâton dans +les jambes. + +--Carne! cria-t-il, je te retrouverai. + +Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleine mains de la bouse +de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant +de rire. Figeroux s'essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle +injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était +patient dans la vengeance. + +--Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur. + +--Ils sont révoltants d'impudeur et de scélératesse! m'écriai-je. + +--Et qu'allez-vous faire? + +Il souriait en me regardant avec curiosité comme s'il avait deviné ma +réponse et déjà s'en égayait. Je lui répondis d'un ton ferme: + +--Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour. + +Je le quittai sur ces mots. J'étais outrée de colère, et, en ce moment, +bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l'avais dit. Mais la +prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revient +sans cesse à l'esprit, la douce image d'Antoinette, chassa toutes les +autres. Je ne songeai plus qu'au danger qu'elle pouvait courir, entre +cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j'en étais sûre, +les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés. +Si je l'avais surpris dans la chambre d'Antoinette, c'est qu'il voulait +voir mon enfant bien aimée, lui parler, lui crier sa détestable +passion, qui sait? peut-être la déshonorer. + +Zinga n'était pour lui qu'un passe-temps, une de ces luxures sans âme où +les hommes n'apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins +il désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu'à cette +répulsion secrète que j'éprouvais pour lui sans rien connaître de son +existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux: les +pressentiments ne m'ont jamais trompée. + +Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l'attitude accablée, +l'air de consternation que je remarque chez tous les esclaves +m'avertissent d'un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande +à chacun: «Antoinette! où est Antoinette?» N'obtenant pas de réponse, je +vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel +état, grand Dieu! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête +rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le +bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée; je secoue +Catherine Fuseau qui pleure, la tête dans les mains. Je menace, je +prie, j'injurie, je veux des explications: «Qu'est-il arrivé? Voyons! +Voulez-vous répondre, canailles?» Alors, au milieu de gémissements et +avec toutes sortes d'excuses pour se mettre hors de cause, Marion, +Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur +bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant, +s'enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me +raconter ou plutôt de me faire deviner l'aventure. «Les demoiselles +étaient à s'habiller, nous, nous préparions le dîner.--Dis donc que tu +dormais!--Si on peut mentir!...--Je mens point. Même que je disais: elle +fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en +travaillant. C'est vrai que ces demoiselles qui s'ébattent comme des +diables d'ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de +petites souris. On pensait qu'elles s'étaient rendormies... Mais voici +tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la +chambre de Mam'zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse, +des cris qui vous entrent dans le coeur. Catherine a peur, elle veut +se sauver--Non, c'est toi!--C'est elle, maîtresse! J'ai dû l'emmener +avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous arrivons +ainsi à la chambre de mam'zelle Antoinette. Bon Dieu! qu'est-ce que nous +voyons! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des traces +d'ongles sur la tapisserie comme si on s'y était accroché, mais +personne... La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris +venaient du dehors; nous avons regardé dans le jardin: deux diables de +nègres, des solides et qui n'avaient pas les jarrets en coton! +décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n'aurait pu +les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et +frétillantes. C'étaient nos demoiselles. J'ai bien reconnu la jupe à +pois roses d'Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans +amarantes, qui battaient l'une après l'autre les côtes de son voleur. +C'était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas +plus les jambes ni les lèvres qu'une statue. Comme le jardinier et +Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons +appelé: «A l'aide! à l'aide!» et nous nous sommes lancés à la poursuite +de ces brigands. L'un des diables, tout fort et tout grand qu'il était, +nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses +entrailles. Il a lâchée mam'zelle. Paf! elle est tombée de ses bras +comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour +rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les +cannes. Nous sommes allées à mam'zelle qui était évanouie; et nous +l'avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure!» + +Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un +autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu'à Antoinette. +Agenouillée devant son lit, j'ouvris son corsage, et je passai sous ses +narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment. + +--Vite! vite! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles +qui m'entouraient. Vite! vite! Courez chez le docteur Chiron. +Ramenez-le! Vous dépêcherez-vous, fainéantes! + +Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance; je vis ses paupières +se relever lentement, les ailes de son nez palpiter; ses lèvres en +s'entr'ouvrant parurent me sourire. + +--Mon enfant adorée! m'écriai-je en la serrant contre mon coeur, et +mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de +ses beaux cheveux. + + +Lorsque le docteur entra et qu'il sut ce qui était arrivé: + +--Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent... +Qu'est-ce que je vous disais, madame? + +A ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes. + +--Ménagez-la, voyons, docteur! cette enfant souffre! + +Il observa le pouls d'un air détaché, puis laissant tomber la main: + +--Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la +jeunesse, ajouta-t-il avec un rire stupide, et il ordonna, au hasard, +quelque remède. + +Il semblait enchanté comme si l'événement donnait raison à ses +prophéties. Même l'enlèvement d'Agathe ne l'inquiétait pas. + +--Bah! elle reviendra! Cette jeune fille avait évidemment des +dispositions au libertinage. + +--Vous êtes fou, docteur! + +--Ma théorie est faite, madame: point n'enlève-t-on fille qui n'y +consente. La bouche dit non, le cul dit oui... D'ailleurs, si cela +pouvait vous rendre à l'avenir plus prudente envers vos esclaves et plus +attentive à mes conseils, l'aventure aurait été excellente. + +A ce moment j'aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers +Antoinette. L'infâme! était-elle donc complice des ravisseurs? Si j'en +étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni +vengeances. J'aurais sa vie! + +--Oh! Oh! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc +pas à enfermer cette fille, chère madame. + +--Ah! dis-je, en arrivant ici je n'ai pensé qu'à Antoinette. + +Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j'ajoutai en me tournant vers +la négresse: + +--Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse! + +Elle feignit une profonde surprise; la bouche entrebâillée, les yeux +innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me +reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles: + +--Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon... + +Et je levai le bras sur elle. + +Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis +elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son +rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet. + +--Elle vous respecte bien, fit le docteur d'un ton ironique; j'admire, +pour ma part, votre courage. Ah! si la rosse était à moi, je la ferais +marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses. + +Mais que n'importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier! +Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues: je n'avais plus +cette idée horrible de la mort qui m'avait accablée en entrant dans la +plantation. J'oubliais même l'enlèvement d'Agathe, je ne pensais même +pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère. + +--Où est Agathe? m'avait demandé la chère enfant en reprenant +connaissance. + +--On l'a retrouvée, répondis-je; ne vous effrayez pas. Soyez calme. + +J'étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie. +Qui avait pu ordonner cet enlèvement? Ce n'était, certes, pas l'amour +qui l'avait inspiré, car pourquoi s'attaquer à ces deux malheureuses +enfants! Je me perdais en conjectures. + +--S'ils veulent t'enlever, m'écriai-je, il faudra qu'ils m'enlèvent avec +toi, car je ne te quitte plus. + +Par le jardinier, je fis armer d'un fusil, et poster derrière les +cacaoyers, deux nègres dont j'ai eu déjà l'occasion d'éprouver la +fidélité. + +Si quelqu'un essaie d'entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre +de tirer. + +De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d'Antoinette dans +ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant. + +Je ne me fierai plus à personne, qu'à moi-même. + +Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à +mon mari d'excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table, +près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite. + +Mais qui donc a eu l'audace de commander cet enlèvement?... Je ne crois +pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant!... Dès +demain j'irai porter plainte au Conseil; il faudra bien qu'on découvre +les coupables et qu'on venge mon Antoinette! + + * * * * * + +Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l'inquiétude où je +suis de perdre mon enfant, je n'espérais pas trouver un auxiliaire à la +fois si précieux et si méprisé, ni qu'une main ignoble et charitable se +tendrait vers la mienne et que je l'accepterais. + +Je m'étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il +reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l'avais +presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession. + +Il était accouru vers moi, l'habit à demi déboutonné, les souliers +dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N'importe! +c'était un prêtre, et j'avais si grand besoin à ce moment de me confier +à un ministre de Dieu et d'entendre, par ses lèvres, que j'étais +pardonnée d'en haut, que je l'avais, tel quel, entraîné dans l'église. + +--Mon Dieu! s'écria-t-il, madame, qu'avez-vous, que vous est-il arrivé? +Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller? + +--Hélas! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu'il fût seulement dans la +maison, mais je soupçonne qu'il est en moi. + +--Ah! ah! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu'ici, n'ai +exorcisé personne! Comment vais-je faire pour chasser votre démon? + +--Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent +souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu; +mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu'une +autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes +auxquels elle ne prend aucune part. + +--Dieu s'en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée +de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis: Dites vos +péchés, fit-il, et avec une ironie absolument déplacée, il ajouta: Ou +plutôt ceux de votre démon. + + +La faute que j'avais commise ne me causait tant de trouble que parce +qu'elle atteignait ma chère enfant et l'innocence de mon amour. Une +autre ne s'en fût point émue, mais le lien qui m'unit à cet ange est +saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d'en avoir terni +la céleste pureté. + +L'enlèvement d'Agathe, l'état dans lequel se trouvait mon enfant, tout +me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de +veiller moi-même sur ce bien sacré. C'est pourquoi j'avais fait +transporter dans ma chambre le lit d'Antoinette, mais la chère enfant +était trop loin encore! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras +et la portai dans mon lit. Oh! quelle joie lorsque je sentis son corps +contre le mien; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma +poitrine et l'effleura d'une caresse délicieuse! Je ne sais pourquoi à +ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me +rappelai les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon +esprit. Les brigands qui avaient attaqué la pauvre mère, avaient-ils osé +porter leurs mains sacrilèges sur l'enfant? Le doute me suppliciait. Je +voulus avoir une certitude,--dût-elle être douloureuse,--et profiter de +ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette, +écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient +vouloir dérober leur trésor, j'approchai une petite lampe, et penchée +vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le +secret adorable. Dieu soit béni! les barbares n'avaient point flétri mon +enfant; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore, +dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les +frisures d'une mousse capricieuse et dorée. + +O ma chérie! m'écriai-je, se peut-il qu'un jour un mâle brutal déchire +des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de +douleur! Va, je te défendrai contre leurs désirs. Je te garderai pour +moi seule, car, seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas +tromper. + +Alors, prise d'une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette +jeunesse; au risque de la flétrir moi-même, j'imprégnais mes doigts de +son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la +saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes. +J'aurais voulu m'abîmer en elle. + +Cependant je la sentis soudain tressaillir; elle eut une exclamation de +lassitude ou de jouissance; je crus qu'elle appelait sa mère; à demi +éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme +une narquoise figure, les charnures jumelles et l'arc tendu de son +mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde, +elle me toucha les cheveux. J'eus grand'peur qu'elle ne m'aperçût. Vite, +doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe; une honte froide, +puis ardente m'envahit: mon ivresse impie s'était dissipée. Il me sembla +que je venais d'insulter à ma religion; je pleurai, et plus d'une de +mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en +était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès +d'Antoinette, je souffris d'une solitude désespérée. En découvrant en +elle des joies si coupables, j'avais senti comme un nouvel être qui, par +ses séductions même, semblait outrager le premier. + + +Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux! + +Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j'essayais, sans +lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que +j'avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je +pense, repentir plus vif n'avait courbé une femme devant un prêtre, et +toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L'image de mon +enfant me poursuivait: nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes +lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque +sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements de mon +coeur. Mais un sentiment tout autre vint m'agiter quand, jetant les +yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment avec +une chaînette d'or qui soutenait son carnet. + +Etait-ce donc là l'effet que produisait sur lui ma confession! Moi qui +eusse rêvé l'éclat d'une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes +qu'imposait la primitive Eglise, à tout le moins de sincères reproches! +Cette indifférence de la part d'un prêtre me révoltait. Je fus encore +plus choquée lorsque, pour me donner l'absolution, M. de la Pouyade leva +une main où je vis, à l'annulaire, briller une améthyste, entourée de +topazes. Je ne crois point qu'il ait le titre d'évêque, et l'eût-il, de +semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ? + +Je me relevai tout irritée. + +--Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de +pareils retours? + +Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage. + +--Que sais-je? vous séparer d'elle, la marier... + +--La marier! m'écriai-je avec une sorte d'indignation. + +--Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des +tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y +résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti +que vous choisirez sera le meilleur, j'en suis convaincu. + +Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l'étais à mon +arrivée. Sans doute, pour qu'on m'accueille ainsi, en souriant, j'ai dû +exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu'une mère à l'égard de +cette enfant? J'ai encore la jeunesse; plus d'une fois on m'a dit que +j'étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce +Gourgueil, qui m'interdit un second mariage à moins que je ne renonce à +ses biens, je ne porterais plus aujourd'hui son nom odieux. Mais, au +fond, que m'importe? Quel est l'homme qui saurait être tendre, +caressant, soumis? Le successeur de ce Gourgueil dont la tyrannie m'a +été si cruelle, le continuerait; il faudrait être, comme pour l'autre, +une esclave. Et si j'avais un amant, quel scandale dans la colonie! On +s'est trop habitué à me considérer comme une des femmes les plus +vertueuses de l'île; il faut que je porte le poids de ma réputation. +Charge bien légère! Tous ces baisers barbares ne me tentent pas. Toi +seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir. J'oublie que +je suis une femme devant toi; tu m'as donné comme un autre sexe pour +t'aimer. O pure, innocente enfant, va! je te garderai! tu ne connaîtras +point l'étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune corps et +te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu'ici as ignoré tous les maux! +Je ne te demande pas aujourd'hui ton amour; je suis patiente; un jour +peut-être ta gratitude s'éveillera pour mon bienfait, mais, en +attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par +de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et +que ma chair porte en ta chair tout le feu qui la dévore. Dieu ne nous +maudira pas, ô la plus chérie; il ne peut condamner l'amour qui veut +pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans l'ombre, +mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que tu n'es +pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée! + + +J'étais encore devant la maison de M. de la Pouyade lorsque je +rencontrai Mme de Létang. Ce n'était plus la femme qui se laissait +porter par l'existence avec tant d'indolence et de mollesse, et que rien +ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de +sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre +les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se +soutenir. J'oubliai toute rancune, j'allai vers elle, je lui pris les +mains; elle n'eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait +hébétée par la douleur. + +--Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre +chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne m'a-t-on pas +dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et +qu'il pensait être sur une bonne piste? + +Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard +un motif d'espérer, puis secouant la tête d'un air de désolation, elle +me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade. +Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère! Pour +moi, sa vue m'avait atterrée; je pleurai en pensant au rapt de sa fille, +mais je songeais moins à son infortune qu'au péril de mon Antoinette. +Que deviendrais-je si elle aussi?... mais je ne veux pas croire que la +destinée me réserve des peines si cruelles; je n'y survivrais pas. +D'ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes +qu'unissent l'amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes? + +Voici comment s'est faite cette nouvelle liaison. Ah! bien étranges sont +parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des +dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus! + +Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes +quatre noirs que j'activais de la voix et d'une souple badine, dans mon +impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j'avais ressenti devant +l'abbé de la Pouyade avait cessé; je me sentais heureuse, pure de toute +faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec +toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la +porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au +galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse: tout en +acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé +de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent +comme des voiles. A peine eus-je le temps de le regarder; les rideaux +s'écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins, +faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de +satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite +négresse qui, à peine sur ses jambes, s'avança vers moi avec l'air +dégagé et la malice d'une jeune guenon: + +--_Maame Gourgueil!_ fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses +lèvres entre les dents brillantes, lorsqu'elle fut tout près de moi. + +--Comment, répondis-je, me connais-tu si bien? + +--_Li vue, li marquée._ (Une fois qu'on t'a vue, on ne t'oublie pas). + +Et, parlant ainsi, elle tira d'une pochette de sa candale une lettre +odorante d'un parfum vif et entêtant. J'en rompis le cachet et j'y lus +cette demande singulière: + + «Madame, + + «Je vous prie d'excuser la liberté d'une simple fille qui, n'étant + point de qualité, et n'appartenant même pas à votre race, ne saurait + prétendre à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des + intérêts, qui nous sont communs, ne me pressaient de solliciter + humblement mais avec instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour + l'une et l'autre que l'on ignore notre entrevue, je vous demanderai de + venir vous-même me trouver pendant la fête qu'on donnera ce soir au + Cap, en déguisé, ou bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu + de la foule. Tandis que si j'allais aux Ingas, des personnes que je + connais et ne tiens pas à rencontrer pourraient m'y voir. Vous + demanderez la maison du sieur Pichon au bout de l'Allée des Lataniers. + Elle est à droite. Je demeure derrière, dans un pavillon qui donne sur + le jardin. Vous n'avez qu'à traverser la cour, vous y êtes. Encore une + fois, madame, je déplore mon audace et les ennuis que vous doit coûter + cette visite, et pourtant j'ose espérer que vous n'en aurez point de + regret. + + «Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement + avec lesquels je suis votre très humble et très obéissante servante. + + «Nanette Berthier.» + +Ce nom n'est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses +amis de couleur appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que nous +nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse, grande +et grasse, une véritable _pièce d'Inde_[4]. Il n'est point de +négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent +d'aller souper avec Dodue-Fleurie; ils croiraient même ignorer les +délices de l'île s'ils n'obtenaient, à prix d'or, une de ses nuits où, +dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage +son corps lorsqu'elle se promène dans les rues et les jardins du Cap; +tout ce qu'il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de +ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le +jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans +une extase, tantôt levées sur des yeux blancs, où le regard étincelle +de colère ou de dédain; ses domestiques noirs qu'elle traite comme des +animaux, mais auxquels elle donne des livrées dignes de la Cour; son +luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides des hommes +qu'elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui a fait une +célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en despote. Combien +a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de confiantes fiancées! +Personne n'ose élever la voix contre elle. Il a fallu que le fils du +gouverneur s'éprît de cette femme pour que le père alarmé et furieux +d'une telle liaison menaçât la courtisane de la faire arrêter et de +déchirer l'acte qui l'affranchissait. Alors pour quelques mois elle a +abandonné sa magnifique maison et s'est retirée dans ce logis à demi +secret qu'elle m'indique dans sa lettre, ne sortant plus et condamnant +sa porte à son ancien amoureux afin d'apaiser le père. Je ne connais pas +d'être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie. Zinga m'irrite; +Zinga m'effraie; Zinga me rappelle d'atroces souvenirs; mais que de +fois l'ai-je sentie liée et dévouée à mon être, soit qu'une caresse me +l'eût conquise, soit que la beauté de mon corps ou la supériorité de ma +race exerce sur son esprit quelque fascination, soit enfin que le fouet, +quand il m'est arrivé d'en user avec elle, lui ait fait comprendre la +force de ma volonté. Mais je n'ai jamais vu cette Dodue-Fleurie, sans +ressentir comme un soulèvement de dégoût; toute sa personne me révolte; +sous ses cotillons de soie brochés d'or et parfumés à la poudre à la +maréchale, je sens une odeur d'huile et de chair mal lavée. Elle me +produit l'impression d'une latrine décorée somptueusement, et pourtant, +moi comme les autres, je me sens dominée par elle, et si elle me regarde +en face, à la promenade, je baisse les yeux. Ah! il ne fallait pas +affranchir un pareil monstre; c'est comme si on ouvrait un cloaque, on +serait vite infecté par son débordement. Mais vais-je être injuste +envers l'être qui va sauver mon Antoinette; ne puis-je dominer ma +répugnance et accepter, quel qu'il soit, le secours que m'envoie le +Ciel! + + [4] Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse jeune, en + bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les Portugais + avaient coutume d'en acheter pour leurs colonies des Indes. + +Dès que j'eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite +négrillonne que j'irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt +elle s'inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa +maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers +le Cap, sur les épaules de ses porteurs. + +Je n'avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse; +l'humiliation d'une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt +j'avais le pressentiment que cette femme allait me parler d'Antoinette +et cela seul suffisait à m'attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je +senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu'elle exerce sur tous et +auquel il faut se soumettre, malgré soi. + +Je passai la journée avec ma chère enfant; elle s'était remise peu à peu +de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu, +elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j'eusse toutes +ces inquiétudes et qu'elle m'occupât à ce point l'esprit, pour souffrir +si courageusement les horribles douleurs d'entrailles qui vinrent me +tourmenter. Je m'imaginais qu'un cercle de fer me comprimait, me +rétrécissait le ventre de moment en moment; le mal avait des élans +brusques et des coups féroces. Parfois j'aurais eu envie de me rouler +par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de +crainte de l'ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler. +Elle m'interrogea. «Oh! ce ne sera rien,» lui dis-je. En réalité je ne +m'expliquais point ce mal subit; et je me rappelai un fait dont le +docteur Chiron m'avait parlé, peu de jours avant: l'empoisonnement d'une +maîtresse par ses esclaves. Etais-je aussi, moi, empoisonnée? La crainte +de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m'étais montrée +d'abord si tranquille, m'empêcha d'appeler le docteur. Je pensai qu'il +se moquerait de moi. + +Vers le soir, cependant, le mal se calma; je dis adieu à Antoinette, je +la laissai sous la garde de deux noirs en qui j'avais confiance et, +après l'avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap, +emportant, afin de n'être point reconnue, un voile léger de tulle noir +que je me mis sur le visage, aussitôt que j'eus quitté les Ingas. Je me +faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont +dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes +à l'insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la +plantation, et bien que l'aîné n'ait pas quinze ans, ils sont si forts, +si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient +chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard. +Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j'aime mon +Antoinette pour m'exposer ainsi. + +Le soleil, étincelant encore à mon départ, m'abandonna en route. Il +tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de +cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets, +jaillirent seules de l'ombre noire dans le ciel qui, d'instant en +instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse +infinie pesa sur tout mon être. J'attirai mon plus jeune compagnon +contre moi. + +--Pas peur, maîtresse! dit-il. Zozo et Troussot près toi. + +--Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent? + +--Maîtresse, sont bons. + +Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour, +me lécha la main. Cette venue de l'obscurité m'apporte presque chaque +jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d'effroi. Je me sens +perdue dans ces vastes ténèbres; j'embrasserais alors un animal dans ma +terreur de la solitude. + +Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le +plus grand, marchait devant moi; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer. + +De la route des Ingas j'aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse. +Les rumeurs de la fête venaient jusqu'à nous, assourdies. Dans +l'immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts, +les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de +place que ces feux d'acacias que les nègres marrons allument en chantant +pour conjurer les démons nocturnes. + +Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices, +que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la +Saint-Jean et sous l'influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres +ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première +fois je me demandai si le docteur n'avait pas raison, et je fus saisie +de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des +épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes +où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d'étranges +reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des +poings. J'entendis autour de moi gronder des colères; mon coeur +battait violemment, et je me disais: «S'ils devinent que j'ai peur, je +suis perdue.» + +Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l'on n'a pu +dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l'Afrique; ceux +qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement +des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les +avait-on lâchés ainsi? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de +blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos +moeurs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de +serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s'étaient installés pour la +journée. Des têtes ricaneuses et féroces d'un noir luisant comme le +bronze, sans cheveux ou bien couvertes d'une laine frisée, des têtes aux +yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche +grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes, +m'apparaissaient telles que ces faces d'animaux inconnus que nous voyons +dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables; elles me frôlaient, +me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me happer et me +mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible cauchemar, car les +têtes se multipliaient à l'infini, me regardant de leurs gros yeux +immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de plus en plus +animées de joie furieuse et comme de délire; les bouches d'abord +muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses; on sentait que le +mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme +lorsque l'on quitte les rivages pour la pleine mer. D'instant en instant +elles me heurtaient et me pressaient davantage. + +Deux jeunes blanches qui s'étaient aventurées dans cette multitude, +curieuses des verroteries et des menus objets qu'offraient les petits +marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et +fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en +s'accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d'un élan +brusque. Au milieu de cette foule les mouvements étaient encore plus +grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des vents +infects. + +--Bola! Bola! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d'abord +essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner +avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser +nues ainsi qu'ils étaient eux-mêmes. + +Comme elles ne paraissaient pas avoir même l'idée d'obéir ou de refuser, +insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur +arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et +rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Epouvantée +je regardais les noirs, attirée par l'ignoble spectacle comme dans le +vertige on est attiré par l'abîme; moi-même je fus entraînée, emportée +vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes +fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut, +pincée, frappée, mordue jusqu'au sang par tout le corps. A mes cris +Troussot fit le geste de tirer son pistolet, mais Zozo l'arrêta: un +coup de feu eût causé notre massacre; avec une force étonnante pour son +âge, il m'enleva aux bras qui m'étreignaient, et, tandis que son frère +frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d'un +marchand, dressée juste en face d'une petite allée qui heureusement +était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes +loin des brutes, je m'arrêtai pour arranger mes vêtements. J'étais toute +meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon +retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette, +Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de +sang; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la +lécha. Je fus bien touchée de cette marque d'affection, et je l'en +remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous, +jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d'une +volière immense de perroquets. C'était une troupe de noirs qui passait; +elle nous rejeta contre une maison. Ils n'étaient pas très nombreux, +mais ils emplissaient la ruelle d'un bruit énorme; leurs pieds nus +résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue; ils +chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois +notes cette bizarre complainte: + + + _Tili saba, a kouma + I soumousso akha gni + I assan nté + --Nté: Mousso a bé fourou + --Nieba, baguifing debenta + Nté ndimata._ + + _Hé gni tubabulengo + Ouory a sota abé_ + + _Kono nian-a bé + Nté moussodé. + --Gni dé, ibé mousso la. + --Tyo tili kile abé fourota + --Nieba. Tan i foula misse. + Ni sira + Nté ndimata_ + + _Hé gni tubabulengo. + Ouory a sota abé_ + + _Nimbe a kha mina dion. + Marka abée mousso. + Man ouory, sira, missé. + Tita Marka, galo diani + Konkho bena, aman doumount + Nté a mon dibissa kou bété + Nté a takha sesouma koro + Khang tombi khoto._ + + _Ne gni tubabulengo. + Ouory a sota abé._ + + _Moun nté a blo sounia da foula + Mousso ni ouory. + Aman ke fen nté._ + + + _(Il y a trois jours il me dit: + «Ta jument est belle. + Vends-la moi. + --Mais c'est ma femme, elle est mariée. + --Ça ne fait rien. Je te donnerai + cinquante pièces de guinée.»_ + + _Ah! ces Européens rouges + Ils ont tous de l'argent._ + + _Dans l'oeil il avait aussi + Ma fille aînée. + «Est-ce ton enfant? me demande-t-il + --Oui, elle va se marier dans un mois. + --Ça ne fait rien. Je te donnerai + Douze boeufs + Et du tabac.»_ + + _Ah! ces Européens rouges + Ils ont tous de l'argent!_ + + _Ils ont emmené captives + Toutes les filles de Marka. + Et je n'ai eu ni argent, ni boeufs, ni tabac: + Marka démoli, le village brûlé, + La faim est venue, je n'ai pas mangé, + Je suis bien malheureux. + Je n'ai plus d'autre abri contre le soleil + Que le vieux tamarinier._ + + _Ah! ces Européens rouges + Ils ont tous de l'argent!_ + + _Mais pourquoi m'as-tu laissé voler ton + fusil à deux coups. + Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)_ + + +Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction. + +--Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a +parqués, sales nègres! Ah! si moi étais maître à eux, les laisserais pas +courir comme ça! + +--Et que leur ferais-tu donc? + +--Tannerais cuir à eux, et bien! Sales nègres, va! + +--Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi! + +Il baissa la tête: + +--Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu'ai +fait moi à toi pou qu'insultes moi! + +--Mais je ne t'insulte pas, tu es fou, voyons. + +Et je lui tapotais les joues. + +Je le calmais de mon mieux quand j'entendis des pas précipités; une +femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui +la rattrapa, et enfin un troisième individu qu'ils devaient chercher à +éviter, mais qui courant plus vite qu'eux parvint à les rejoindre à +l'extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation. +Les invectives, les injures pleuvaient; les deux hommes se menaçaient de +leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la +fin de la querelle. + +--Dieu! m'écriai-je, mais c'est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les +misérables! Voilà comment ils gardent la plantation! + +Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous +laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine, +avec des mots aussi grossiers que ceux que l'on entend crier aux +portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière +protégé. Elle n'employait plus ce langage prétentieux qu'elle avait +tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français, +comme si tantôt elle eût voulu n'être comprise que de Figeroux, et +tantôt au contraire n'eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se +retournait avec un sourire d'intelligence, chaque fois qu'elle avait +lancé au mulâtre une bonne injure. + +Elle disait: + +--_Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien._ (Il n'a pas d'argent, à +présent, mais peu importe). Fe'ai toi cornard si m'amuse! + +--Je t'enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse! répondait Figeroux. + +--Moi, te la coupe'ai, un soi', pendant toi do'mi'. + +Le mulâtre leva le bras. Alors, le visage protégé de ses mains, elle dit +comme pour s'excuser: + +--C'était pou rire, pou rire. Toi, n'en as pas! + +Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta: + +--I n'en a pas! I n'en a pas! Dors touzou quand z'ai envie. + +Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats, +collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre. + +--On vous a payé, dit-il, laissez-nous. + +--L'autre m'a payé aussi, répliqua froidement Figeroux; elle lui doit sa +nuit. + +A ce moment, des sanglots s'élevèrent et j'aperçus un homme qui +pleurait. La lanterne de la galerie qu'on alluma soudain au-dessus de +nous lui éclaira le visage: c'était Samuel Goring. + +--Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien +du tout. Ze vais lui paler tout de suite, à gros coçon. + +En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu'elle m'aperçût +et je me cachai derrière un sterculia, mais c'était bien inutile; elle +était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour +glisser un regard dans la galerie. + +--Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais! + +Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de +geste et d'attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des +fusées de rire. + +--_Gadé li!_ disait-elle, _li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou +krab._ (Regardez-le, regardez-le! Le voilà qui fait le joli coeur avec +ses yeux pareils à des trous de crabes.) + +--Au nom du Ciel! implora Goring. + +--Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse. + +--Zinga, écoute-moi, tu m'avais promis... + +Elle s'écria furieuse: + +--Moi zamais ai promis, tu mens, coçon! + +Goring tendit les mains, l'enlaça et l'étreignit avec violence. + +--Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu! veux-tu! Moi vais cracer +sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens! tiens! + +Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait +des ruades et des coups de poing; Goring recevait les coups et les +injures, mais la tenait toujours; Dubousquens dut s'interposer: + +--Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux! + +Hors d'haleine, la voix entrecoupée: + +--Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle, +veux pas! moi hais lui! + +--Puisqu'elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s'en aller, dit à son +tour Figeroux. + +Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse; il se releva, la +regarda s'éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent. +Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules. + +--Vous n'êtes pas un homme! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre +sermon ce soir. + +--Oh! ayez pitié! soupira Goring. + +--Il faut que vous parliez ce soir à l'Assemblée, dit Figeroux. Je le +veux! + +--J'essaierai, dit Goring. + +Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et +gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées. + + +Je pris l'Allée des Lataniers et n'eus pas de peine à trouver la demeure +du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n'est pas encore chez +Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases +africaines et de constructions européennes entourées de jardins. Quand +on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la +rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement +infini d'allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands +arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs +inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent +obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond +duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux +fenêtres. Ce devait être l'habitation de Nanette. Au hasard nous +suivîmes un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de +muraille, la lueur tremblotante d'une petite lampe. + +Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le +couloir. A sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me +sembla que c'était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin: + +--La maison de Nanette Berthier? + +On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de +lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis: la +personne que j'avais prise pour une esclave venait, avant de +disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes +yeux me trompaient, j'avais bien reconnu Agathe de Létang! + +Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m'avait +porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée +d'argent, vint au-devant de moi: + +--Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il. + +Alors je quittai le corridor sombre et mal tenu pour entrer dans un +appartement vraiment extraordinaire de luxe et d'incurie, où l'on était +d'abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d'ébène, +ornés d'incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le +cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu +magique de clartés, qu'adoucissaient à peine çà et là des tentures de +l'Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des +parfums âcres et capiteux que l'on respirait dès le seuil me +suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m'entraînait déjà vers la +chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes +autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de +couleurs, odorant l'étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées +pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en +disaient long sur la paresse, l'insouciance et la saleté de la riche +affranchie. + +Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies +étincelantes, sur un petit canapé qu'elle écrasait de son corps large +et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes +fines, veloutées ou rudes; elle s'amusait de tous ces tissus que +l'ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle +s'abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa +bestialité jouisseuse et triomphante. + +La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que +des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui, +disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient +les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le +vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes +et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait +deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses +dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où +semblaient briller mille mauvais désirs; puis quelquefois, à un +mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux +et mutin apparaissait à demi, dans le relèvement des jupes et +l'encadrement des dentelles: la raie d'ombre, attirante et mystérieuse, +les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin +de souper, de vin répandu et d'amour emplissait la chambre. +Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j'entrais, sans +paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m'avait précédée: + +--Dis à Gatte de se dépêcher à venir. + +Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l'ordre de sa +maîtresse. + +Hélas! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine +vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et +honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête. + +--Vas-tu finir d'emporter la collation, limaçonne! cria Dodue-Fleurie. + +J'aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats, +de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand'peine, et en +prenant mille précautions, essayait de transporter dans l'antichambre; +mais comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent. + +--Attends, je vais t'apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie +en envoyant sa pantoufle à la tête d'Agathe, puis d'un bond elle se +précipita sur elle. + +--Madame, dis-je en m'interposant, je connais mademoiselle de Létang et +je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si +inconvenantes que vous avez réclamé ma visite. + +--Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue +en balbutiant, d'une voix zézayante et minaudière. Ah! ce n'est pas ici +le luxe des Ingas. Je ne suis qu'une pauvre négresse, madame, mais +prenez place près de moi. Ce que j'ai à vous dire doit vous intéresser. +Oh! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère. + +Et elle eut un rire éclatant et forcé qu'on pouvait prendre aussi bien +pour une marque d'affabilité que pour une affectation d'insolence. + +--Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que j'aie chez moi la petite +Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous? Je +regrette qu'elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait: Dodue, +pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de +pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame, +(elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains), +je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec +Létang c'est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour +moi une maladie. D'ailleurs, l'aimez-vous tant que ça! Elle ne vous aime +guère, elle, et sa mère donc! Comme elle riait, avec toutes ces dames, +de La Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j'étais dans leur +maison! + +--Et que disaient-elles donc de moi? + +--Oh! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu'on vous arrangeait de +jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer +à la foire. Ah! ah! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme! + +--Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous? Elle a été enlevée en même +temps qu'Antoinette, dans ma plantation; et, malgré vos démonstrations +d'amitié, j'ai lieu d'être inquiète d'un dévouement que les événements +semblent si fort démentir. + +--C'est pour vous expliquer ce qui s'est passé et vous demander votre +aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la +destinée nous a unies et comme nous aurions tort d'être des adversaires. + +Et, après m'avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu +elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec +lequel elle me l'a conté, me fait croire véridique: + +--Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n'ai pas +toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. A quatorze +ans j'étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries. +Dur emploi pour une fille qui était alors d'une santé fort délicate. On +ne me ménageait point; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps, +avec sa face abominable, marquée de petite vérole et son corps pourri, +dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait plus que +mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu'on ne m'attachât aux +trois piquets et qu'on ne me déchirât de cordes ou de lianes. Ce fut +après avoir été ainsi châtiée, alors qu'on me détachait toute sanglante, +et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes, +que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux; mais ne croyez pas que la +pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la sucrerie, au milieu du +travail des esclaves, avec une impudeur de blanc qui se croit tout +permis, il se jeta sur moi et, m'ayant possédée brutalement, il me +laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à coups de fouet; car +l'honneur d'avoir été distinguée par un maître ne me fut pas compté. +Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que mon corps ne lui +était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré des plaisirs que +je lui donnais,--il est vrai, bien malgré moi. La nuit, il venait me +chercher dans ma case, et je restais jusqu'au matin auprès de lui. +Alors, lasse de ces caresses que je n'acceptais qu'avec dégoût, il me +fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais de fatigue, +les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy assista +quelquefois à ces exécutions; il ne disait rien, quand il eût pu +facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi +torturée! Cependant la sensualité grossière qui l'attachait à mes jupes +ne l'empêchait pas de s'intéresser à des liaisons plus élégantes. Il +était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se +soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas,--et il avait +raison,--ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que +j'étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard +m'avait révélé. + +«En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j'entre dans sa +maison dont un esclave ami m'avait ouvert la porte; j'avais caché dans +mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J'arrive au +moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient embrassés: +«Létang;» dis-je à ma maîtresse, «je n'ignore point que ton mari est un +jaloux, je l'ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr +que, s'il vient à apprendre que tu le trompes, il n'hésitera pas à te +tuer, or je vais sur le champ le lui dire...--Je te tuerai avant, +vipère!» s'écria Montouroy qui voulut s'élancer sur moi. Mais, sortant +mon pistolet, je l'ajuste et le menace de faire feu s'il s'avance. «Je +n'ai point l'intention de rien dire,» repris-je, «si ta femme veut bien +signer mon affranchissement.» Et je lui présente la feuille qui, d'après +la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s'est +concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que +son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir +m'arracher mes armes, ils me mettent dans l'impossibilité de m'en +servir. «Nous allons t'apprendre à nous épier et à nous dénoncer,» +disent-ils. «Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous +t'aurons tuée!--Tuez-moi,» dis-je, «mais il y a des esclaves qui me +vengeront.» Et je pousse un cri d'appel. C'était une ruse. Je n'avais +personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un +grand bruit dans la maison: sans doute un esclave qui rentrait +furtivement de la ville s'était heurté contre un meuble, un siège +quelconque, et l'avait renversé; mais ce bruit, survenant après ma +menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu'il y avait réellement +des noirs cachés dans la maison. «Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang +va t'affranchir, mais décampe.--Oh! répliquai-je, pas avant d'avoir +l'acte.» Ils eurent un moment d'hésitation. «Signe, ma chère amie» fait +enfin Montouroy, «notre existence vaut plus que la liberté de cette +misérable; d'ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un +jour.» La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement, +et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être +refroidies. + +«J'étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n'est guère que +le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu'esclave de +fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d'une blanche, +me prit avec elle et m'enseigna l'art d'être belle et de charmer. +Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand j'étais +esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui, m'installe +place Montarcher dans un pavillon qu'il vient de faire bâtir, me couvre +d'or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je pris à +coeur d'être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon tour comme +il m'avait traitée jadis. Quelle joie j'eus à l'humilier, à le mettre en +fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de lui devant ses +amis, mes femmes, les esclaves! Il devait me servir: à table, à la +toilette, à la garde-robe; et je m'amusais à le châtier comme un nègre. +Il souffrait tout; il semblait même heureux de souffrir. Avec moi il +était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il l'aurait fait. +Mais, quand je n'étais plus devant ses yeux, il parlait de moi avec +haine et colère. Je compris que son amour n'était pas sûr, et que, si je +voulais le garder à cause de ses hautes relations et de son pouvoir +dans la colonie, je devais me l'attacher autrement que par des baisers +ou des servitudes sensuelles. L'or, en un mot, me parut nécessaire pour +le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses menaces, de ses +colères, j'attirai chez moi tous ceux qui voulaient se ruiner et +m'enrichir. + +«J'acquis une fortune en très peu de temps; lorsqu'une femme a quelque +empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce +n'est pour elle qu'un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi, +il ne me suffisait pas qu'il fût ruiné et que moi, j'eusse des +richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont +j'attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens +dépendrait de ma volonté. + +«Voici ce que j'ai fait: j'avais eu à me plaindre, au cours de mes +relations amoureuses avec les jeunes gens de l'île, d'un certain +Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du +Cap; je savais qu'il était détesté de ses esclaves et surtout de son +commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné toute +votre confiance. Vous pourrez voir tout à l'heure si elle était bien +placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare et peu +confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des monceaux +d'or. Après m'être assuré la complicité du gouverneur je décidai une +esclave qui m'est dévouée, à s'en aller trouver Montouroy et à lui +conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux. + +A cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi +calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille +sérénité dans le crime m'effraya. + +--Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout +entre noirs et blancs, n'est-ce pas toujours la guerre? De vous-même ne +dit-on pas... + +--Que dit-on? m'écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon +émotion. + +--Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes, +que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez ces violences, +ces crimes s'il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou crimes, de +tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de faire la +guerre, car ils sont indispensables. + + +Hélas! j'avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma +conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer +une justification qui me convenait si bien. + + +--Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les +meurtriers ne furent pas recherchés. J'avais dès lors le gouverneur et +Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire, +n'avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient +trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune, +mais vous pensez bien que j'avais gardé la meilleure part. + +--Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de +telles confidences. Vous ne me connaissez nullement. Ne craignez-vous +pas que je vous trahisse? + +--Je n'ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous +vaudrait une vengeance de ma part et ne m'inquiéterait en rien. On ne +peut pas m'arrêter. Et d'ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous +commande de vous taire et de rester mon alliée. + +--Ah! m'écriai-je, je n'aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût +un tel criminel. + +Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents +féroces que l'on imagine toujours mordant de la chair humaine. + +--M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce +qu'il ne tient pas ses engagements. Il n'avait pas plutôt l'argent que +je lui avais procuré, qu'il songeait à un mariage qui devait l'enrichir, +l'éloigner de moi et du Cap. Or c'est un mariage qui, m'a-t-on dit, ne +vous agrée point. + +--Certes! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je +n'accorderai jamais mon consentement à un mariage qui répugne à ma +protégée. Et d'ailleurs, ajoutai-je, ce mariage ne pourrait l'enrichir, +puisqu'Antoinette n'aura rien. + +--Rien! s'écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent +sourire. + +--Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d'un ton que je +m'efforçais de rendre assuré. + +--Il compte peut-être vous voler l'or avec la fille. N'a-t-il pas déjà +essayé de vous enlever Antoinette. + +--Grand Dieu! c'était lui! + +--Oui, lui et Figeroux. + +--Le docteur m'avait bien dit que ce Figeroux était un misérable. + +--Il fallait que vous n'eussiez pas d'yeux pour ne pas vous en +apercevoir. + +--La canaille! je le ferai surveiller. + +--Surveiller, c'est peu; il faudrait le faire disparaître, et doucement; +car le gouverneur ne souffrira pas qu'on l'accuse, mais il serait +heureux qu'il n'existât plus. + +J'étais comme suffoquée d'une telle audace. + +--Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m'assure que vous êtes réellement +avec moi? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy? Vous ne +pouvez l'aimer, après ce que vous m'avez dit; vous n'attendez pas la +richesse, puisque vous l'avez; et vous n'espérez pas non plus +l'accroître, puisque Montouroy a peu ou point d'argent. Je ne vois pas +quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne. + +--Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap, +je resterai sa maîtresse; or Montouroy, s'il est sans fortune, a, comme +je vous l'ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son +mariage avec la fille du gouverneur: la fille et le père sont favorables +à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai +réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer +tout l'or et exercer toute l'autorité dont je suis ambitieuse. + +Cette négresse me remplissait d'effroi et d'admiration. Je me demandais +si j'étais en présence d'une folle ou d'une sorte de génie monstrueux +et pervers. + +--Il n'y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier, +c'est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime +Montouroy, mais elle l'aime en despote, et ne veut pas d'un mariage qui +nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il +ne désobéira point non plus à sa maîtresse. + +«Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici. + +«Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d'Antoinette, +décida de s'en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en +votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit +méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les +enlevèrent toutes deux: seulement l'un des nègres, poursuivi et serré de +près par vos esclaves, abandonna Antoinette; l'autre revint avec Agathe +à un pavillon que possède M. de Montouroy à l'entrée du Cap. J'y étais +venue par hasard, je fus ainsi avertie de l'enlèvement avant Montouroy, +et je me réjouis que l'entreprise eût eu ce résultat. Je fis conduire +aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin fermé et +entouré de mes esclaves. C'était un otage. Depuis elle n'a pas quitté +cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour l'empêchent, +non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux fenêtres. Je la +garderai ainsi jusqu'à ce que la mère se décide enfin à laisser le +gouverneur donner sa fille à Montouroy. + +--Et quel est le second obstacle à vos projets? lui demandai-je. + +--Le second, c'est vous, en ne mariant pas Antoinette. + +--Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera: elle n'aura qu'un +amour, le mien! + +Le sang me montait à la face. + +--C'est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari +pourtant la protégerait mieux que vous. + +--Mais c'est contre les maris, quels qu'ils soient, dis-je, que je veux +la protéger. Au surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc d'avoir, +madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont inconnus? + +--Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr'ouvrit une porte +et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez. + +Elle m'avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée +par une glace, qui vous permettait de voir ce qui ce passait dans la +chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence; par une fente +assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince +rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté. + +Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de +Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de +Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune +homme disait des vers: + + _Sur les rameaux voisins, entends ces tourterelles + Former leur doux roucoulement; + De quel air d'amitié s'entrelacent leurs ailes! + Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement; + Ah! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles._ + +Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute +et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron. + +--Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n'est pas de +s'abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier +les intérêts de l'humanité et ceux du commerce. + +--Dites votre commerce, fit le docteur. + +--Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c'est pourquoi +je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs. + +--Vous seriez enchanté, j'en suis sûr, que quelques incendies de champs +de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur +les sucres à Londres et à Amsterdam. + +--Vous insultez mon coeur, monsieur, dit Léveillé. + +--C'est que j'apprécie votre caisse, continua Chiron. + +Léveillé se rengorgea. + +--Je n'ai jamais attendu, de mes sacrifices à la race opprimée, que sa +reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes +sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants. + +--Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit +Chiron: cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez, +je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en +diamants, et qu'elles fissent l'objet d'un nouveau trafic. Alors il est +probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à +battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer +davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin, +mais qui tiens tant soit peu à ma vieille guenille, je n'attendrai pas, +pour quitter l'île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les +larmes de bienfaisance des blancs. + +--Vous partez vraiment, docteur? + +--Avant un mois. J'éprouve des craintes sérieuses quand je vois +l'humanité s'attendrir. + +--Vous avez été élevé à l'école de Buffon, mon cher docteur, dit alors +l'abbé de la Pouyade. C'est un déiste, et comme tout déiste, un esprit +rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus audacieux +reconnaissent aujourd'hui la vérité du christianisme, de ce +christianisme qui doit un jour reconstituer l'humanité. Buffon, lui, n'a +pas compris le noir, il n'a pas vu quels grands principes politiques +font la base de nos institutions. L'idée de l'égalité lui échappe. Il a +surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême +sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d'ailleurs cette +aristocratie du talent, qui en est le poison... + +--Mais il me semble, monsieur l'abbé, que vous aussi n'êtes pas +insensible _aux hommages_ des femmes, puisque vous venez chez Madame +Dodue-Fleurie. + +--C'est pour une oeuvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien +que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup. +La société est si mêlée ici! A part vous, moi, deux ou trois autres +personnes... + +--Vous êtes bien difficile, monsieur l'abbé. + +--Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se +blesser... + +--Que Monsieur votre goût se blesse, qu'il se blesse, je n'y vois pas +d'inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement: avez-vous +vendu vos hypothèques sur les nègres? + +--Pas encore, et je venais justement ici avec l'espoir de trouver des +acquéreurs. + +--C'est là votre oeuvre de charité! + +--Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux. + +--Je plains vos malheureux, alors; car les hypothèques sur les nègres ne +s'achètent plus! + +--Comment cela! les miennes portent sur d'excellentes plantations, +riches, en pleine prospérité. + +--Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s'achètent plus. Du moins +les blancs n'en veulent pas; ils craignent trop la révolution +prochaine. On m'a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore +quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu'ils feront cause commune +avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial +leur accorde les droits des autres citoyens. + +--Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution? demanda Léveillé. +On devrait les expulser de la colonie. + +--Attendez, dit l'abbé, qu'ils aient acheté mes hypothèques. + +--Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua +Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial. + +--Voilà comment vous aimez les noirs! dit le docteur. + +--Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient +partager les souffrances de leurs frères en attendant l'affranchissement +commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos +manières, notre esprit; ils n'ont pris que nos vices. Tenez! il y a un +affranchi qui fait ce joli trafic. Vous savez qu'on récolte de moins en +moins de sucre depuis deux ans, c'est un fait. Mon affranchi se procure +du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en magasin, et, +à l'aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un brillant qui +n'ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au moment de la +vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant croire que le +marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de lui vendre à +bas prix. Telles sont les façons d'agir de nos affranchis! Ce sont, je +vous le répète, des hommes abominables. + +--A dire vrai, observa le docteur, si j'avais une plantation, je +préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et, +coquins pour coquins, j'aime mieux ceux qui font croire à l'abondance +d'un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu'en pensez-vous, +jeune poète? + +--Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je +n'ai pas encore l'expérience des hommes; du moins suis-je plein de zèle +et d'ardeur pour servir la société. + +--Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit +le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a +horreur de ceux de la veille. + +--Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les +noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis? + +--Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis +évidemment pour l'affranchissement des noirs, mais aussi pour que les +noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs. + +--Fourbe et sot! s'écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez ici encore un +instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite. + +Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon. + +--Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de +l'assistance. Allons, venez vite. J'ai besoin de vous! + +Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du +salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue se coucha +d'abord sur le dos, puis sur le ventre; elle avait découvert son corps +vaste, elle semblait le présenter à l'adoration de Montouroy, qui +s'agenouilla devant lui. + +--Lèche-moi, Toutou! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue. +Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je +suis pleine d'ordure et de poussière. + +Montouroy prit d'abord les pieds, et sa langue habile et souple en +fouillait les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des +tressaillements, de petits cris, des rires; puis la langue vipérine +monta le long des jambes fortes et vint s'attarder aux courbes, aux +larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce +corps attirait Montouroy et qu'il prît plaisir à s'y enfoncer de plus en +plus, à y oublier jusqu'à son sexe, à devenir une bête inconsciente et +joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue +était aussi libre avec lui que si je n'eusse pas été près d'elle et +qu'il n'eût été qu'un chien. Elle laissait s'accomplir sans honte, +peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements +de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés +même de son corps lui devenaient un moyen d'humiliation et lui +procuraient un triomphe. + +Le dégoût me soulevait le coeur; j'étais tellement indignée contre +Dodue et Montouroy que j'allais sortir de ma cachette, quand tout à coup +elle se releva vivement. + +--Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t'ai appelé pour que tu baises +mon visage, de ta bouche encore toute souillée! Non, non, mon visage est +à mon amant, et tu sais bien que tu ne l'es pas! Est-ce que tu es +capable d'ailleurs d'être un amant? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait +plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables! Va-t'en! +Va-t'en, te dis-je! Veux-tu partir, ou je prends le fouet!... + +Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le +rappela un instant. + +--Et je te défends d'entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi, +entends-tu! Au surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne suis +pas sûre de toi. + +Elle sortit un instant, appela des noirs, et j'entendis le bruit d'une +dispute puis d'une porte qu'on fermait violemment. + +--Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa +maîtresse! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme +Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui +m'attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce +sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais +bien qu'elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l'exige de +leurs maris et de leurs amants, elles m'ouvriront toutes grandes les +portes de leurs maisons. Et d'ailleurs à part vous, moi, la Létang +peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue? + + +Me prenant alors par le bras elle m'entraîna au dehors. Je la suivais, +je lui obéissais, sentant en elle comme une force supérieure. + +--Je veux vous montrer, me dit-elle, que je n'ai pas conquis ceux de +votre race pour devenir le jouet des noirs... + +Elle me conduisit à quelques pas jusqu'à un terrain vague qui s'étend de +l'extrémité de la ville jusqu'au Morne des Capucins. Là grouillait, +bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des +noirs où j'avais failli disparaître tout à l'heure, à mon arrivée. + +A la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, +les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les +cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et +parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, +flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des +libellules et des fleurs d'eau sur un sombre marécage. La fange humaine +augmentait toujours; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la +vomir avec sérénité; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de +fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d'haleines +corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation +courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un +zézaiement de créole ou des cris gutturaux d'Africains. Tout à coup, la +lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur +lumineuse, fit jaillir des ténèbres milles faces soûles et féroces, +révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les +dents, les ongles s'enfoncent dans la chair, où l'étreinte et le baiser +ressemblent à des égorgements. + +--N'ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle. + +Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants, +troupe d'affranchis ou d'employés à demi-libres, qui affectaient de ne +point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement; +vêtus à l'européenne, ridicules sous la perruque, et l'habit à la +française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs +victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, dans les +estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison. + +Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras +étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se +détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de +son manteau noir. + +--Mais, fis-je, c'est Samuel Goring! + +Dodue-Fleurie me regarda en souriant. + +Goring n'avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait +de son poing l'auditoire. + + +«Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de +la liberté! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos +épaules!» + + +Des huées et des injures lui répondirent. + +--Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je. + +--Oui, fit Dodue, et c'est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle +avait autrefois des complaisances pour lui. Je craignais qu'il ne +devint par trop négrophile. + + +«Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les +mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l'ivresse et à la luxure!» + + +Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur +Goring, le saisirent, l'accablèrent de coups; il s'engouffra dans la +foule qui s'ouvrit devant lui. J'entendis des voix le menacer, puis des +cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques +boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C'était l'infortuné +quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de +pied. + +--Ah! canaille! criait-il, tu nous as trahis. + +--Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d'une voix forte en +s'interposant entre Figeroux et la victime. + +A la vue de la négresse, mon commandeur et ses compagnons s'arrêtèrent, +haletants, frémissants devant leur proie; ils haussaient les épaules, +crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent plus au +révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se traîna +lentement vers la rue des Capucins. + +--Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux. + +--Et croyez-vous qu'elle serait un heureux événement pour nous? fit un +autre mulâtre. Nous n'avons rien à gagner à la liberté de ces sales +Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu'ils restent esclaves! + +--Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigerons. Nous pouvons +avec leur aide nous emparer du gouvernement de l'île. + +--Et comment ces brutes nous comprendraient-elles? fit l'interlocuteur +de Figeroux. + +Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels +devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et +bruyante de l'assemblée semblait les repousser. + +Un vieil homme, les épaules sanglantes, les yeux chassieux et voilés, +apparut tout à coup sur l'escabeau où nous avions vu Goring. Il avait +autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en peau +huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s'empressa autour +du vieillard. + +--Macandals! Macandals! criait-on. + +--On leur donne des amulettes, m'expliqua Dodue, pour les protéger. Ils +préparent quelque grande entreprise, cela est sûr. + +Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse: + +--Ne craignez-vous pas Zinga? + +--Moins que Figeroux. + +--Voyez, chère madame, elle est ici! + +En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l'écart, +à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient +pas; ils parlaient sans s'occuper de la foule, sans prendre garde au +bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes. + +--Si te maries, disait Zinga, m'abandonneras? + +--Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n'épouse cette jeune fille +qu'à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France. + +--Et même si elle devient ta femme n'aimeras que moi! + +--Je n'aimerai que toi. + +Et ils se baisèrent. + +De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler? + +Figeroux, à ce moment, s'approcha, frappa violemment sur l'épaule de +Zinga. + +--Ah! truie, fit-il. Tu nous as trahis! + +Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique. + +Puis se retournant vers lui: + +--As peur? demanda-t-elle. _Es mô mem pa la ké to pou mô défand to +lapo._ (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure!) + +--Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m'avais dit que tu viendrais... + +--Bien, suis là! + +--Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring. + +--Etais là, suffit! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la +maladie. + +Des cris s'élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent +plusieurs fois répétés. + +--Les porcs! dit Figeroux, après avoir prêté l'oreille; ils fixent la +date de l'insurrection; ils la feront sans nous. + +Ces paroles m'effrayèrent et j'allais interroger Dodue lorsqu'une longue +file de noirs, de négresses et de négrittes se tenant par la main et +courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent +brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards, +élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. A un +claquement de mains des vieillards la bande forma autour d'eux une ronde +de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes +et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas. + +--Ils nous empestent! fit Dodue, allons-nous-en. + +--Vous avez, dis-je, plus peur de ces bozales, que des visiteurs de +votre salon. + +--Nullement! répliqua-t-elle en affectant une expression d'indifférence. + +--Néanmoins vous ne les gouvernez pas si aisément! + +Elle haussa les épaules. + +--Bah! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n'en faut pas plus +pour les tenir dans le devoir; quant aux blancs, ce sont des lâches! + +A peine nous étions-nous éloignées que nous entendîmes une fusillade. +Dodue me conta qu'après leurs danses les nègres s'amusaient souvent à +tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d'une fois qu'ils se +faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils +étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia, +mélangé, selon les rites des sorciers, à de la poudre. + +--Vous voyez, me dit-elle, que j'ai dans la main l'âme de la résistance +et celle de la révolte. C'est moi qui ai conseillé à Figeroux de réunir +ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les exaspérer, et +que les noirs esclaves chasseraient les affranchis. Ceux-là seuls sont à +craindre parce que vous leur avez appris à penser... Je m'en garde le +plus possible et si j'ai l'air de protéger Figeroux, croyez-le, ce n'est +qu'en apparence... Ah! si vous vouliez, comme il serait facile de le +faire disparaître, aux Ingas, dans la montagne. Mais je vois que cela ne +vous sourit pas... Du moins veillez sur Antoinette, chère madame, et sur +votre plantation. Et, si vous épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le +sous clef; le 10 août est une date dont vous devez vous méfier. + +--Pourquoi? + +--Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y +aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées. + +--Etes-vous donc avec les révoltés, demandai-je, que vous connaissez si +bien leurs secrets? + +--Oh! moi, dit-elle avec un gros rire et en se plaquant les deux mains +sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie! Je suis pour le +parti qui triomphera, car c'est lui que je devrai dominer. Cependant je +ne désire point que les esclaves réussissent. Qu'ai-je à gagner avec ces +fous furieux? + +Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans +l'antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s'étaient +rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n'eus aucune peine à +sortir du Cap. J'arrivai aux Ingas comme l'aube blanchissait le ciel. Je +me précipitai vers le lit d'Antoinette. Dieu merci! elle reposait +doucement, la bouche entr'ouverte et souriant de ce joli sourire qu'elle +a lorsqu'elle dort. Je l'embrassai sans l'éveiller et, me couchant près +d'elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d'émotions. + + * * * * * + +J'ai reconnu aujourd'hui que Dodue-Fleurie ne m'avait pas trompée, et +que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n'étaient +point imaginaires. + +Mme de Létang qui, lors de l'enlèvement d'Agathe, a cherché querelle à +Mme Du Plantier, l'a insultée dans la rue et même, prétend-on, l'a fait +battre dans sa maison par deux noirs, s'est réconciliée subitement avec +elle; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend +Goring, dont elles se moquaient si bien naguère. + +--Ma chère amie, m'a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère, +j'ai une pénible requête à vous adresser, mais j'espère que vous +comprendrez quels sentiments désintéressés me l'inspirent. L'amitié même +que je vous porte me l'a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié +que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés. + +Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d'oeil rapide vers Mme Du +Plantier et Samuel Goring qui, d'un signe de tête, marquèrent leur +approbation et l'engagèrent à continuer. + +--Il court de fâcheux bruits sur vous, madame..., oui, de très fâcheux, +et nous avons pensé qu'il était de notre devoir, étant de vos amies, de +vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si c'est possible, une +accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui +pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables. + +J'étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l'émotion que +j'éprouvais, et ce fut de l'air le plus étonné que j'accueillis +l'«avertissement». + +--Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous +dirai qu'on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer +sa fortune. + +--Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d'un éclat de rire, mais +n'est-ce pas absurde? Vous l'avez tous vue aller et venir ici; elle fait +ce qui lui plaît! + +--Vous lui avez caché qu'elle possédait une fortune, et vous la retenez +chez vous comme une esclave, exigeant d'elle une affection qui ne vous +est nullement due, qu'elle aimerait mieux porter à un autre, et qu'il ne +serait peut-être pas fort décent de définir. + +--Madame! m'écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour +m'insulter? + +--Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et +cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l'exigent, croyez +bien que nous n'hésiterons pas à vous montrer: qu'on se met en posture +fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute +société. + +--Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette +insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa +fortune; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance +avec beaucoup de dévouement, mais ce n'est plus une fillette; elle est +libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial +qui vous dédommagera d'ailleurs de vos sacrifices. + +--Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais +Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme +d'ailleurs elle me l'a demandé. Quant à sa fortune, je n'aurai pas à la +lui rendre, puisqu'elle n'en a point, et qu'elle n'a vécu jusqu'ici que +grâce à ma générosité. + +--Nous savons très bien ce qu'il en est, dit sentencieusement Samuel +Goring. + +--Par une calomnie de quelque négresse, sans doute! + +--Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt, +madame, d'avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre +amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d'une jeune +fille est chose trop précieuse pour que nous vous le sacrifiions. Nous +allons déposer dès ce jour notre plainte. + +--Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons +inquisitoriales et révoltantes. + +--Vous verrez ce qu'il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du +Plantier. + +--Surtout lorsqu'on a plus d'un reproche à s'adresser, ajouta Mme de +Létang, en me saluant de son plus ironique sourire. + +Je me souvins alors de ses confidences et de ses caresses perfides. + +--Sortez d'ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi, +parpaillot! + +Goring se retourna vers moi, très calme en apparence. + +--Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le +bruit de son iniquité est monté jusqu'au Juge pour la dénoncer et la +perdre. + +La Létang m'a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de +Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l'assassinat. Et +d'ailleurs, n'ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants +s'ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette? Hélas, aux yeux +de certains êtres, c'est un crime d'aimer quand ce n'est pas eux qu'on +aime. + +Le docteur qui est venu me voir, m'a appris leur complot. + +--Ces chères femmes, également délaissées de Montouroy, se sont +imaginées qu'en mettant en commun leur fortune, et en s'unissant pour le +marier à une grosse dot, elles l'arracheraient sans peine à une jeune +fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près +d'elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses +précieuses nuits. + +--Mais qu'a donc Montouroy de si séduisant pour elles? + +--Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de +l'esprit aux sots, de l'élégance aux rustres, s'asservir les volages et +convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si +elles s'avisent de s'éprendre d'un homme intelligent, c'est pour lui +faire commettre quelque bêtise: cela leur procure un petit frisson et +une jolie jouissance. + +Les paroles du docteur ne m'avaient pas rassurée, un mot que je reçus le +lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses. + + «Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent + porter plainte contre vous, et vous enlever Antoinette; mais je les + en empêcherai bien: pour retenir Létang, j'ai sa fille; quant à Du + Plantier, je connais certaine histoire de succession où l'on aide à + mourir une veille tante avec beaucoup d'empressement; histoire qu'elle + n'aimerait guère voir divulguée, et dont je l'effraierai pour la + forcer à se taire. + + «Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à + quitter le Cap.» + +Quitter le Cap, c'est perdre une partie de ma fortune, car comment +diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d'un autre côté, +comment la vendre sans perte? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et +sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au +départ--et, au premier bruit d'une dénonciation, je me dérobe à vos +calomnies et à vos vengeances, misérables! qui me punissez d'avoir eu +pour vous trop d'amitié! + + * * * * * + +Ce sont des heures que je n'oublierai pas: avoir fait un tel rêve de +bonheur, avoir cru à l'innocence, à l'affection, à la gratitude de +quelqu'un et être ainsi soudainement détrompée: c'est trop horrible. Ah! +mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi! + +Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs +d'entrailles; comme j'ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma +gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût, +qu'une saine et facile nourriture, je ne m'inquiétais pas de la cause de +ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment +possible. + +Une après-souper, mon mal, à la suite d'élans violents et inattendus, +semblait s'être calmé. Devant la véranda je jouissais avec délices des +derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue; les machines de la +sucrerie étaient arrêtées; les chants des noirs emplissaient la +plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les +craintes que j'ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines. +Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n'ose rien entreprendre +contre moi. A mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait +été fort chaude, s'était étendue; elle dormait doucement, la tête +appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s'était assoupie. Zinga +se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette +et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive. +Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l'avais point +envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi. +Pourtant j'avais accepté une esclave que m'avait envoyée la courtisane +pour veiller sur Antoinette; lorsque Zinga s'en allait au Cap elle ne +devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part +l'objet d'une étroite surveillance, et j'attendais pour le renvoyer +d'avoir trouvé son remplaçant. + +Zinga, près d'Antoinette, me paraissait plus jolie; elle l'enlaçait, et +ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur son épaule, tandis +que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d'Antoinette +dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile, +sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil +soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise +entr'ouverte. + +Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible +qui m'avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps; j'oublie que +Zinga est là, je lève ses robes, j'écarte avec précaution ses jambes, et +sans craindre qu'elle ne se réveille, je m'accroupis devant la chère +enfant, je me perds, je m'oublie au plus secret et au plus profond de +son être; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui +accuse la saveur piquante d'une plante marine. Oh! comme j'eusse voulu +qu'elle m'étouffât entre ses jambes déjà fortes! Que j'eusse souhaité +mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir! Mais un effroi me +saisit tout à coup. Dans l'ombre duveteuse où j'égarais mes lèvres, il +me semblait que les frais pétales s'étaient desserrés, que plus large la +fleur s'offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au +risque d'être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait +été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un +cri! Ah! mon Dieu! Mon Antoinette, l'enfant que j'avais gardée +jalousement, que j'avais tenue loin des hommes, qui n'avait jamais eu +pour amie qu'Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si +jalousement défendue, n'était plus vierge! Ah! la barbare déchirure! +j'avais l'idée à présent qu'Antoinette était laide, impure, qu'elle +puait! J'avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur +son corps et sur moi l'odeur infecte de l'homme. Et pourtant j'espérais +encore, je me disais: c'est peut-être un accident. + +Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à +ce moment un papier plié s'échappe de son sein. Je le ramasse, et je +m'éloigne un peu pour le lire. + +Il n'y avait que quelques mots, mais, hélas! ils étaient significatifs. + + «Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention. + La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable. + + «Pierre.» + +J'étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je +pensais qu'avec l'amour de cet enfant toute la joie de l'existence +m'abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m'agitait. +Qu'allais-je faire? les épier, les surprendre! ou bien attendant qu'il +fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair +qu'elle avait prostituée, la déchirer puisqu'elle l'avait salie. Elle me +haïrait davantage! Oui, mais j'aurais le plaisir de me venger, de +l'empêcher d'être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne lui appartiendra +pas, me disais-je, quand je devrais l'enfermer dans une cave. Mais cet +homme parle de préparatifs dans son billet; est-ce qu'elle voudrait +s'enfuir? Je l'en empêcherai bien! + +Je cherchai Zozo et Troussot; ils étaient à se promener dans la +plantation; enfin je les rejoignis. + +--Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à +la défendre. + +Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes. + +J'errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant +que je m'imaginais si innocente et si affectueuse m'anéantissait. +J'avais comme l'impression que le monde n'existait plus, tout me +paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation, +au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me +sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu'une pauvresse qui mendie +son pain. + +Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l'endroit où je +l'avais laissée avec Zinga; elles n'y étaient plus. Je me dirigeai +alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois +avant le coucher du soleil et qui regarde l'habitation. Les fenêtres de +sa chambre étaient ouvertes et, d'où je me trouvais, je l'entendis, sans +distinguer ses paroles, causer avec animation; Zinga l'interrompait +d'une voix forte: + +--Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que +tu m'as trompée. + +J'allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi; elle a +le visage bouleversé; elle me dit d'une voix haletante, sans préambule: + +--Maîtresse, on veut t'empoisonner, moi viens t'avertir. + +--M'empoisonner! Qui donc oserait m'empoisonner? + +J'affectais une assurance et un orgueil que j'étais loin d'avoir. En ce +moment même mes horribles douleurs m'avaient reprise; et ma voix +étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma +terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais: + +--Qui oserait! + +--Qui? répliqua Zinga. La demoiselle! + +--Antoinette! m'écriai-je, et, à l'idée d'un crime si monstrueux, il me +sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s'enfuyait de +mon être. + +--Oui, Antoinette, reprit Zinga d'une voix assurée, la physionomie aussi +calme, aussi tranquille que celle d'une statue. + +--Misérable! misérable! m'écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu +insulter mon Antoinette? Ah! tu ne mentiras plus, va! je vais te tuer. + +Elle râlait et se débattait dans mon étreinte; seule la rapidité de +l'attaque avait pu me rendre un instant victorieuse; elle avait le corps +trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l'avaient trop bien +habituée à des luttes de ce genre pour qu'elle ne pût reprendre +l'avantage. + +Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit +à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais. + +A ce moment, j'aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de +Zozo et de Troussot. + +--Arrêtez-la! criai-je aux noirs. + +Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter; ils +lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades, +les crachats et les injures dont elle les accablait. + +--Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle; vous avez mis +en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner. + +Je ne répondis rien; j'étais si surprise, si troublée que je ne savais +quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait, +la bouche écumante, les yeux féroces,--au visage d'Antoinette, pâle, +décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe +neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le +côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa +personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que +Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de lui plaquer la +main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec moi, +elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui la +retenaient; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le +visage résolu, le poing menaçant. + +--Menteuse! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, vas t'accuser, et de +façon que tu ne pourras rien répondre! + +Puis, se tournant de mon côté: + +--Maîtresse, voilà ton assassin! + +Antoinette frémissait d'émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si +elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à +l'oreille. + +--Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t'as fait, tes salauderies, +ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes, +les innocentes, t'es la plus sale de toutes les saletés! + +Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de +quelques pas, comme si elle avait l'intention de s'éloigner, pour moi, +au lieu d'arrêter Zinga, au lieu de la battre comme je l'aurais fait il +n'y avait qu'un moment, je dis à Antoinette: + +--Restez ici. + +A Zinga: + +--Parle! + +Et aux deux noirs: + +--Ne la touchez pas! Qu'elle parle librement. + +Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit: + +--Maîtresse, moi te l'affirme: cette fille est une traîtresse! + +--Infâme calomniatrice! + +--Infâme calomniatrice! s'écria Antoinette, qui leva la main pour la +frapper. + +--Taisez-vous! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé +ses aveux. + +--Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se +sauver avec celui qu'est son joli coeur, celui qui l'a épousée avant +mariage. + +--Malheureuse! m'écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu'Antoinette se +protégeait le visage de son coude tendu comme une enfant qui craint +d'être souffletée. + +--Son joli coeur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se +nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu'a +du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au +bout d'une corde! + +--Elle ment, madame! interrompit Antoinette. Ecoutez-moi, je vous en +prie! Elle me hait. Elle invente tout; il n'y a pas un mot de vrai dans +ce qu'elle vous dit. C'est elle qui mettait chaque jour du poison dans +votre vin. + +--Et comment ne me l'avez-vous pas dit plus tôt! lui répliquai-je, moins +effrayée du crime de Zinga que de l'astuce et de la scélératesse +qu'avait montrée Antoinette. + +--N'allait pas dire, disait Zinga, puisqu'elle commandait à moi. + +--Et tu lui obéissais, abominable créature! + +--Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour +France. Moi, l'aime, Dubousquens! + +--Oh! grand Dieu! s'écria Antoinette en haussant les épaules. + +--Oui, l'aime, et m'a aimée aussi... Mais regrette, car il est un +porc... Etait aujourd'hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que +voulaient pas m'emmener. Alors quand Antoinette m'a commandé de te +mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d'arsenic, +suis venue tout t'apprendre, maîtresse. + +--Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux! + +--Et cela, est-ce faux? dis-je en lui montrant la lettre que j'avais +trouvée sur elle. + +Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent; elle me saisit les mains +en m'enfonçant les ongles dans la peau. + +--Rendez-moi cela, fit-elle. + +Mais avant qu'elle ait pu l'atteindre, j'avais déchiré la lettre et j'en +avais soufflé au vent les morceaux. + +Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au +point de m'arracher des cris. Je crois bien qu'elle m'aurait toute +meurtrie si Troussot et Zozo ne s'étaient jetés sur elle et ne lui +avaient saisi les mains. + +--Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, que vous reconnaissez tout le +bien que j'ai fait pour vous. + +--Le bien! le bien! ah! vous voulez rire! répondit-elle découvrant tout +à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce +que vous appelez me faire du bien. Ah! monstre, le mal que je t'ai fait +pour me défendre, pour me sauver de toi, n'est rien en comparaison de +ton crime et de mes souffrances. + +A chaque insulte il me semblait descendre d'un degré l'échelle infernale +des tortures. Je m'imaginais que mon supplice était achevé, et je le +voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s'endort un +instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante. + +--Que lui as-tu dit, misérable menteuse? fis-je en me tournant vers +Zinga. + +--Tout! Antoinette sait tout. + +Et l'odieuse négresse se mit à ricaner. + +--C'est ma vengeance à moi! ajouta-t-elle en sifflotant d'une lèvre +narquoise. + +--Ah! c'est ta vengeance, m'écriai-je, eh bien! tu vas voir la mienne. +Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d'elle, mais +saisissez-vous de Zinga; et conduisez-la dans la cour noire. + +Elle eut un tressaillement et perdit son sourire. + +--Maîtresse, suis libre! + +--Je m'en moque pas mal que tu sois libre ou esclave! + +--Toi peux pas me châtier. N'en as pas le droit! + +--Eh bien, tu vas voir si je n'en ai pas le droit, canaille! Tu vas +mourir! Je suis la maîtresse ici. + +Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d'écho en écho, se +prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l'excès de sa +terreur soulageait ma peine et je repris: + +--Tu vas mourir, mais pas avant d'avoir souffert, d'avoir expié tes +attentats, tes trahisons. Oh! la mort serait trop douce pour toi. Oh +oui! tu vas souffrir. + +Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant ses forces, elle poussa +un suprême appel: + +--Figeroux! à moi! à moi, Figeroux! + +--Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l'appelle à son secours; il +est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le +chercher. Et s'il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l'amènent de +force. + +--Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n'est pas là! + +--Comment! m'écriai-je, c'est ainsi que vous le gardiez. + +--Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours. + +Je songeai à la recommandation de Dodue. + +--Dieu! me dis-je, nous sommes au 10 août. + +Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu'à ma vengeance: + +--Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en +attendant qu'il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups +des noirs, entraînez-la. Vous l'attacherez solidement par les pieds et +par les mains; et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la +déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid; demain +le soleil brûlera ses blessures; nous les rouvrirons encore, et cette +fois on enduira ses plaies de miel, et l'on versera dans toutes les +ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les +maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah! oui, tu vas +souffrir, Zinga! + +A ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort +et s'arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par +de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée; +interrompues une minute par des cris de douleur, elles reprirent de +nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s'abandonnait corps et âme à +ses bourreaux; que son orgueil était brisé, qu'elle n'était plus qu'une +chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver. + +Dès ce moment d'ailleurs, je ne m'occupai plus d'elle. Ma colère, dont +elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés qui +répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible +châtiment auquel je venais de la condamner, je n'avais point de +ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon +existence, le souvenir même des voluptés et du meurtre qui nous avaient +liées n'existait plus. Je ne pensais qu'à Antoinette, et c'était parce +que j'hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine, +ma rage, sur la négresse. + +Cependant j'avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance, +je l'entraînais dans sa chambre. + +--Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n'avez pas voulu de mes +bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir. + +--On me délivrera, dit-elle. + +Je la souffletai. + +--Personne n'entrera ici, entendez-vous: Personne! Vous êtes à moi, et +vous resterez à moi. + +Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle; pour moi, je ne me +souciais pas de ses larmes; je m'assurai seulement que les volets des +fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j'étais aux croisées, elle +tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l'attrapai par sa jupe +et, la ramenant jusqu'au lit, je dénudais son corps pour le mieux +meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n'étaient plus +d'une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait +désespérément pour se sauver de mes coups. + +--Corps d'impudique, disais-je en la battant, sentine de vices, +réceptacle de crimes, tu n'as pas voulu être ma fille, tu seras mon +esclave, va! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses! + +En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il +fallut bien, sous mes coups, qu'elle écartât les membres, qu'elle offrit +à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée +par l'homme, pour que je la déchirasse à mon tour. + +Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte; et, l'enfermant +à clef, je me retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule que +l'espèce d'ivresse que l'on ressent à satisfaire ses haines m'abandonna; +après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse, et seule dans +le monde comme dans un désert. Le plaisir et l'amour n'existent plus +pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que j'infligerai à +Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant c'est à cela +seul que je tiens: le reste m'est indifférent. + +Et j'avais envie d'aller lui demander pardon, de m'humilier devant elle, +de lui dire de prendre toute ma fortune, d'épouser qui il lui plaisait, +d'être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien: dans l'ombre, à côté +d'elle, témoin de sa joie, j'étouffais toute jalousie, j'aimais qui +l'aimait, je m'oubliais moi-même. + +Puis mon égoïsme renaissait. Oh! m'écriais-je, si elle pouvait me +revenir! A son âge l'amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être +la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il +faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, je ferai en +sorte qu'il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute pas +difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables! + + +A la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n'entendais +plus ses sanglots. Il me sembla qu'elle s'était endormie. Alors j'ouvris +avec mille précautions et j'entrai sur la pointe du pied, retenant mon +souffle. Avec quelle amoureuse compassion j'eusse collé mes lèvres à sa +chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J'avais la confiance du +véritable amour: rien ne me semblait impossible. + +Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l'avait remplie pour moi +de haine et d'horreur; qu'à ses yeux, j'étais l'assassin de sa mère, et +qu'elle était trop ingénue pour comprendre; qu'un attachement plus fort +que le plus violent amour d'un homme, me dévouait désormais à sa vie. + +Je m'approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie +délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d'enfant, mais le lit +était vide, et je la cherchais, je l'appelais vainement par la chambre, +faisant alterner les câlineries et les menaces: + +--Antoinette! Antoinette! ma chérie! Viens que je te pardonne, que je +t'embrasse... Ah! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir +dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée!... Antoinette, +voulez-vous venir à la fin! + +La colère et l'angoisse égaraient ma raison. Enfin je m'aperçus que les +volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je +descendis dans le jardin. Peut-être n'était-elle pas encore sortie de la +plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra. + +--Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi? + +--Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s'enfuir de +la maison. + +Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait +Troussot à causer avec les marins. + +--Sais-tu, lui demandai-je, s'il y a un navire qui part pour la France, +aujourd'hui? + +--Oui, dit-il, le _Duquesne_. + +Un frisson agita tout mon corps. + +--Et où est-il? + +--Au port Charlot. + +--Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m'en vais au Cap. + +--Toute seule, maîtresse? + +--Oui, toute seule. + +Dès que Troussot m'eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis. +Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés +du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un +précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j'étais +forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la +route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes, +je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où +j'aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l'amour. + +Enfin j'arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je +demande à un marinier: + +--Le _Duquesne_? + +--Madame, il a quitté le port; il est dans la rade. + +Je sentis une mort froide me monter au coeur. + +--Parti? + +--Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour. + +--Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite. + +J'activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer. + +--Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite. + +Il me regarda étonné. + +--Il n'y a pas un marin sur le quai, fit-il. C'est par hasard que +j'étais là. Tout le monde est à la fête aujourd'hui. + +La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris +toutes les angoisses. + +Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver? + +Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il +faudrait l'arracher. + +Enfin j'aperçois le _Duquesne_, nous touchons à sa coque énorme et +sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde +que tient le marinier et d'où je manque de tomber dans la mer. Cependant +on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au +devant de moi. + +--Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant +son départ. N'est-il pas ici? + +--Il n'est pas encore ici, madame, me répond-il, mais il doit +s'embarquer cette nuit avec sa jeune femme. + +Il appuya sur les derniers mots comme s'il se doutait, à mon air égaré, +quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer. + +--Je les attends, dis-je. + +Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls +les passagers pouvaient rester sur le navire. C'était une règle qu'il +devait observer, surtout à la veille d'un départ. + +--Eh bien! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec +vous. + +Et je payai le marinier qui m'avait conduite et qui retourna au port. Il +eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le _Duquesne_. + +Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma +cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et +Antoinette, en proie à une atroce inquiétude. + +Comme les lumières du Cap s'éteignaient et que la ville semblait +s'endormir, j'aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des +Milices une lueur vive grandir sur le ciel. + +Des passagers, autour de moi, prétendaient qu'une révolte venait +d'éclater au Cap. + +--Bah! disait quelqu'un, les milices auront vite calmé les révoltés. + +--Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs. + +--Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur +aux blancs et leur arracher l'égalité des droits, mais il se pourrait +que la révolte fût plus sérieuse qu'ils ne pensent et qu'elle tourne +contre ses organisateurs. + +--Ah! ah! s'écria une voix que je connaissais, décidément je n'étais pas +mauvais prophète et je n'ai pas agi en niais en prenant mes précautions. + +Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron; nous fûmes tous deux +assez surpris de nous rencontrer; il me fit mille questions, selon son +habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d'angoisse et +l'esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l'entendis +seulement qui disait: + +--Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont +tenu parole: ils ont commencé à incendier le Cap. + +En effet, sur trois points on voyait des colonnes d'étincelles monter +vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes +qui s'avançait sur le _Duquesne_. + +Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer; quelques-uns même +tombèrent à mes pieds. + +Je m'étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel: + +--Mon Dieu! Mon Dieu! disais-je, sauvez mon Antoinette. + +--Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve. +Votre sagesse, pour être tardive, n'en est pas moins utile. Si on n'a +plus que le bout du nez à sauver, c'est toujours cela! + +Une petite barque à ce moment sortit du port et s'approcha du _Duquesne_ +à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l'ardeur de +l'incendie que l'on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches +innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire, +chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que +l'on ne dût d'abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l'ancre +et de mettre à la voile. + +Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter +contre nous. Deux hommes conduisaient l'embarcation. On leur jeta une +corde et ils montèrent jusqu'à nous. Quelle fut mon émotion quand je +reconnus Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur prenant la +main, j'attendais avec angoisse leurs premières paroles. + +--Ah! maîtresse, dit Zozo, quel malheur! Figeroux arrivé avec le cancre +(il voulait dire le quaker); tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous +avons pu sauver ceci. + +Il me remit un lourd coffret et s'affaissa. + +--Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez +donc, voyons! Antoinette, où est-elle? Que m'importe l'argent que vous +m'apportez si je n'ai pas Antoinette! + +Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d'une voix grave: + +--Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse! + +Il me fut impossible d'en entendre davantage. On m'a dit que je suis +tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la +traversée, ma vie a été en péril. + + * * * * * + +Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après +avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les +habitudes de la vie comme afin d'avoir plus de force pour souffrir +encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m'avait ravi toutes mes +jouissances. + +Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors +qu'elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap; et il +l'avait ramenée dans sa chambre bien qu'Antoinette, se défendant avec +toute l'énergie du désespoir, n'eut cessé de le mordre et de le frapper. + +Après l'avoir enfermée, il m'avait attendue, en compagnie de Troussot, +devant la chambre de la pauvre enfant. + +Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de +géants se jettent sur eux avant qu'ils aient le temps de se servir de +leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d'une +poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite +sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter +par la fenêtre; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre +brutalement les jambes. Il a un mot abominable: + +--Ma jolie perruche, il faut d'abord que je te mette ma marque, que tu +sois mienne pour la vie. Après tu m'aimeras, si tu veux. + +Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui +mordait le visage et le battait de ses pieds. + +--Venez donc me la tenir, brutes! cria Montouroy aux nègres. + +Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du +couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue-Fleurie, apprenant +par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves +et était partie avec eux pour les Ingas; elle entra derrière Montouroy. +Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la +main; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son amant, +de le surprendre, de le frapper peut-être. + +Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s'était +élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue-Fleurie, il essaya +de lui enlever le poignard qu'elle levait sur lui en lui criant les plus +abominables injures. + +Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir; et déjà, elle enjambait la +fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée, +elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s'imagina que +c'était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever +Antoinette. Zozo prétend qu'il a vu Samuel Goring la détacher; Troussot +soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma +malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu'elle parvint +à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison; elle +aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en +l'air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement par les jambes. +Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et +plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la +plantation aperçurent cette misérable s'acharnant contre mon enfant. +Comme c'était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son +secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette +ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait: + +--A moi, Pierre! Pierre! à moi. + +Les appels bientôt furent indistincts; Zinga l'avait saisie à la gorge; +on n'entendit plus que des cris rauques, puis un râle horrible qui +annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n'abandonna +point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps. + +--Pourriture de fillasse! criait-elle, m'as fait torturer, m'as volé mon +amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse +sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection! + +Et après ces outrages affreux, comme si rien ne pouvait apaiser sa +rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put +savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son +infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés, +retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres +adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte. + +Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut. + +Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue-Fleurie et +Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde. + +Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux. + +Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet +ange au ciel! + + * * * * * + +Zinga, Dubousquens se trouvent sur le _Duquesne_; ils se sont embarqués +en pleine mer, le soir de l'incendie. Ils vivent ici en secret, dans +leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l'équipage, mais +comme l'animal découvre son ennemi à l'odeur, j'ai bien deviné leur +présence; et dès que j'ai pu me lever de mon lit, je les ai vus, je les +ai épiés, je les ai surpris, l'homme vautré sur la femme, qui le +baisait, qui l'embrassait, qui le caressait comme un enfant. + +--Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga: moi, je sais toutes +les caresses, les consolantes! les endormeuses! et celles qui font vivre +en une minute des existences. Oh! tu l'oublieras auprès de moi, je serai +ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais +ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays. +Et tu ne te rappelleras plus même _son_ nom. + +--Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh! ce charme, cette grâce +de l'innocence, où les retrouver jamais? + +--Innocente, répliquait-elle, drôle d'innocence que celle d'une +empoisonneuse! + +--C'est toi, infâme! c'est toi qui lui as conseillé cet attentat, et +c'est toi qui es son assassin. + +--Tant pis, disait-elle, tu l'aimeras encore cet assassin, il fera ton +plaisir! + +Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d'yeux et de lèvres; +son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe +s'enfuyait comme un animal capricieux, ou s'étalait majestueuse comme un +dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait +sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant +cette fois qu'il n'était pas seul sur le _Duquesne_ et qu'on pouvait +surprendre leurs caresses impudiques. + +A de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il +pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui +pardonnerais-je de l'avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son +souvenir auprès d'une négresse criminelle, me semble une effroyable +impiété qui réclame son châtiment. + +Et chaque jour ma haine s'augmente pour cet homme qui a eu l'affection +de mon enfant--pour cette noire qui, en la dénonçant, a causé sa mort. + +--Ah! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes +meurtriers. + +Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh! je trouverai +une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il +me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d'horreur +qu'elle ne m'adresserait plus les reproches, qu'elle me fait en songe. +Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la +dénonciation de Zinga. Je l'ai serrée dans mes bras et elle m'a laissé +au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde, +que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que +j'étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir +coupable; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours +innocente! + + FIN + + + + + Cet ouvrage a été achevé d'imprimer + LE VENDREDI 13 JUIN 1902 + par F. DEVERDUN, à Buzançais (Indre) + pour LA PLUME. + + + + +ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie + + +COLLECTION "VARIA" A 3 FRANCS + + HERMANN BANG: _Au Bord de la Route_, roman traduit du danois. + VALÈRE BERNARD: _Bagatouni_, roman traduit du provençal. + HENRI BOUTET: _L'Ame de Paris de 1914_. + HENRI BOUTET: _Le Coeur de Paris en 1915_. + CHARLES BOUTIN: _Le Silence du Sinaï_. + JEANNE BROUSSAN-GAUBERT: _Reviendra-t-il?_, roman. + G.-K. CHESTERTON: _Les Crimes de l'Angleterre_. + ANDRÉ DELACOUR: _Le Trait d'union_. + LOUISE DELÉTANG: _L'alcool meurtrier_, roman. + LOUIS DELLUC: _Le Train sans yeux_, roman. + EDOUARD DRUMONT: _Sur le Chemin de la Vie_. + GILBERT DE VOISINS: _Les Moments perdus de John Shag_, roman. + TRISTAN LEGAY: _Les Amours de Victor Hugo_. + TRISTAN LEGAY: _Victor Hugo jugé par son siècle_. + CH. LE GOFFIC: _Le Crucifié de Keraliès_, roman. + CH. LE GOFFIC: _Bourguignottes et Pompons rouges_. + ARTHUR MACHEN: _Le Grand Dieu Pan_, roman traduit de l'anglais. + HELEN MATHERS: _Le Mort vivant_, suivi de _La Justice aveugle_, roman + traduit de l'anglais. + MARGUERITE MORENO: _Une Française en Argentine_. + HUGUES REBELL: _Les Nuits chaudes du Cap Français_, roman. + P. RIOUX DE MAILLOU: _Souvenirs des Autres_. + + +OEUVRES CHOISIES DE VICTOR HUGO + +chaque volume: =1= fr. =50= + + + Poèmes + + _L'Amour_ 1 vol. + _Chansons d'Amour_ 1 vol. + _Chansons héroïques_ 1 vol. + _Famille_ 1 vol. + _Nature_ 1 vol. + + + Légendes et Contes + + _Légendes_ 1 vol. + _Nouvelles légendes_ 1 vol. + _Contes et Récits_ 1 vol. + _Nouveaux Contes et Récits_ 1 vol. + + + Théâtres + + _Hernani_ 1 vol. + _Lucrèce Borgia-Angelo_ 1 vol. + _Marion Delorme_ 1 vol. + _Le Roi s'amuse_ 1 vol. + _Ruy Blas_ 1 vol. + + + Histoire et Voyages + + _En voyage_ 1 vol. + _La Peine de Mort_ 1 vol. + _Souvenirs d'enfance_ 1 vol. + _Souvenirs politiques_ 2 vol. + + Grou-Radenez Paris.--8-20 + + + + +Note de transcription: + + +Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. +L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. + +Les mots indiqués =comme ceci= sont en gras dans le texte d'origine. + + + + + +End of Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS *** + +***** This file should be named 37805-8.txt or 37805-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/8/0/37805/ + +Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Nuits chaudes du Cap français + +Author: Hugues Rebell + +Release Date: October 20, 2011 [EBook #37805] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + + + + + +</pre> + + +<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="5" summary="varia"> + +<tr> + <td class="cbrace"><b>3</b></td> + <td class="cbrace">fr</td> + <td><b>COLLECTION</b></td> + <td><b>VARIA</b></td> + <td class="cbrace"><b>3</b></td> + <td class="cbrace">fr</td> +</tr> +</table> + +<h3>HUGUES REBELL</h3> + +<hr class="c5" /> + +<h2>LES NUITS CHAUDES +DU CAP FRANÇAIS</h2> + +<div class="figcenter" style="width: 500px;"> +<img src="images/illu-001.jpg" width="500" height="370" alt="" title="" /> +</div> + +<p class="center"><b>Editions Georges Cres<br /> +Paris 21 rue Hautefeuille</b></p> + +<hr class="c10" /> + +<h2>Les Nuits chaudes +du Cap français</h2> + +<hr class="c10" /> + +<div class="figcenter" style="width: 366px;"> +<img src="images/illu-002.png" width="366" height="560" alt="" title="" /> +</div> + +<hr class="c10" /> + +<h2>HUGUES REBELL</h2> + +<hr class="c5" /> + +<h1>Les Nuits chaudes +du Cap français</h1> + +<div class="figcenter" style="width: 124px;"> +<img src="images/illu-003.png" width="124" height="200" alt="" title="" /> +</div> + +<p class="center">PARIS</p> + +<p class="center">GEORGES CRÈS & C<sup>ie</sup></p> + +<p class="center">Éditions de la <i>Plume</i></p> + +<p class="center"><span class="smcap">116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116</span></p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center"><span class="smcap">MCMXVIII</span></p> + +<hr class="c15" /> + +<p class="center"><i>A MAURICE SAILLAND</i></p> + +<hr class="c15" /> + +<h2>LIVRE PREMIER</h2> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p> + +<h2>LA VENGEANCE D'UN INCONNU</h2> + +<p class="p2">Comme je visitais Bordeaux, par un matin d'été, et que je suivais, avec +un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard +s'attacha sur une maison du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, aux balcons de fer renflés, +soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons +grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres, +elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues, +sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l'on voyait du +linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et +avare qui ne l'éclairait qu'à demi, des figures sculptées <span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span> assez +rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins +cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure +avait grand air; j'y lisais comme une expression de richesse fastueuse +et insolente; des souvenirs de ce négoce hardi qui s'en allait à travers +le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s'il avait réussi, étalait +au retour son triomphe et criait ses plaisirs.</p> + +<p>Voyant que les vieux murs m'avaient rendu songeur, mon compagnon, qui +était de la ville, me dit: «Cette maison a une histoire singulière.» Je +la lui demandai. Et voici à peu près ce qu'il me conta, tandis que nous +nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits +voiturant leurs éventaires et des servantes allant aux provisions, les +cheveux enroulés sous un foulard écarlate.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Pour écraser l'émeute qu'avaient soulevée à Bordeaux l'arrestation des +députés girondins, <span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> l'arrêt des affaires et enfin la famine, la +Convention venait d'envoyer avec pleins pouvoirs le représentant +Tallien. C'était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui, +par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la +République, devint tout d'un coup sanguinaire. Trouvant que +l'insurrection s'était calmée trop promptement pour sa gloire, il +affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la +guillotine ne chôma plus.</p> + +<p>Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d'humanité +et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse +divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte, +s'autorisa d'une courte entrevue qu'elle avait eue naguère avec le +représentant pour lui demander justice; elle parvint à le voir, le +toucha de sa vive et agaçante beauté d'Espagnole. Tallien lui rendit la +liberté, et n'eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse; sans +être beau ni agréable, c'était alors une puissance, que Thérésia, peu +farouche, et surtout <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> intéressée, devait se plaire à conquérir. On +les vit passer sur le Cours de Tourny, enlacés comme d'humbles et +obscurs amoureux; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même +réprobation.</p> + +<p>Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur +féminin à être bonne et s'appliquait à la miséricorde comme à une +élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées +d'écrou; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations, +c'était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite +récompense et qu'on ne peut guère attendre celles de l'autre monde, +Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt +c'était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c'était +presque une fortune, vite gaspillée d'ailleurs, en joyaux, en toilette +et en fêtes.</p> + +<p>Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des +rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de +légères querelles, soit que Tallien jugeât <span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> périlleuse la vente +d'une nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour +les camarades du représentant. Avec des façons d'ours mal apprivoisé, il +criait à son amie: «Si tu continues, je vais te faire guillotiner.» Mais +la jeune femme lui répliquait en riant: «C'est bien! je ne t'embrasse +plus.» Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle, +c'était encore la plus puissante.</p> + +<p>Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères +qu'elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le +lui rendaient plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui +n'ont point à compter avec l'amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa +fortune.</p> + +<p>Un matin qu'elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse +qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une +lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d'une gaieté +enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès +qu'elle se mêlait d'écrire, <span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> les manières prétentieuses de son +correspondant ne l'en amusèrent pas moins à l'excès. La tête renversée +sur l'oreiller, ayant peine à contenir son rire:</p> + +<p>—Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de +son lit, et elle lui tendit l'épître d'un geste nonchalant, au bout de +son bras nu.</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Jamais l'Innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n'a décoré +un front plus pur que le vôtre; il rendrait l'Amour muet, et glacerait +jusqu'au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en +inspirant l'admiration, ne laissait croire aussi que les paroles +sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles...»</p> +</div> + +<p>—Hein! s'écria Thérésia, tu ne m'en as jamais écrit de pareilles!</p> + +<p>—L'insolent, murmurait Tallien.</p> + +<p>—Bah! fit-elle, c'est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à +conséquence.</p> + +<p>—Bel esprit, bel esprit! cela te plaît à <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> dire, mais ce jargon +ridicule cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais +bien savoir quel est le malotru qui s'est permis de t'adresser ces +indécences. Je lui ferais passer le goût de t'en écrire de nouvelles.</p> + +<p>—Laisse-donc! Laisse-donc! disait Thérésia. Je suis de force à me +défendre d'un galantin.</p> + +<p>—Tu les encourages par tes coquetteries, s'écriait Tallien furieux, et +il se promenait à grands pas, froissant la lettre, heurtant les meubles +à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et +les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette +chambre féminine.</p> + +<p>Mais Thérésia, toute joyeuse d'avoir ainsi chauffé au point voulu la +colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre:</p> + +<p>—Frénelle! Frénelle!</p> + +<p>C'était le secrétaire, l'agent secret, l'auxiliaire de Thérésia; +d'ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure.</p> + +<p>—Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre +que je viens de lui montrer! Voilà comment il encourage ma confiance!</p> + +<p>—Oh! citoyen, s'écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé, +pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée!</p> + +<p>Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la +maîtresse à la servante:</p> + +<p>—Allons! embrassez-vous, et que ça finisse!</p> + +<p>Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait +Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et +d'une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un baiser.</p> + +<p>—Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop de mal!</p> + +<p>—Mes caresses?</p> + +<p>—Non, ces lettres...</p> + +<p>—Mais ce n'est pourtant pas ma faute si <span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> on m'écrit, répliquait +Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme +un roulement de tambour.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux +suspects qu'il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas +risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son +ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment. +Sa cour d'admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de +colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se +succédaient sur ses lèvres. L'aventure de la lettre fut bientôt la fable +de la ville.</p> + +<p>Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C'était un des plus riches +négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces +façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais +<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un +homme habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie; et, bien +que ce ne fût pas son métier d'écrire des billets doux, on s'étonnait +qu'il eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que +Thérésia lui eût tourné la tête. D'ordinaire il observait une réserve +extrême; et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son +existence s'écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue +Sainte-Catherine.</p> + +<p>Il est vrai qu'il n'avait pas toujours ainsi vécu. On l'avait connu gai, +d'une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il +entretenait alors une comédienne à la mode, et c'est pour elle qu'il +avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne +l'installa point, car les amants se brouillèrent avant qu'il ne fût +achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue, +d'où arriva un beau jour cette nouvelle: «Dubousquens se marie! +Dubousquens se marie!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span> Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à +Thérésia de Fontenay.</p> + +<p>On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s'éveillait, +essayant d'imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens; déjà +on préparait vœux et compliments, bals et festins, quand on vit le +négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de +visage et d'humeur.</p> + +<p>Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée, +disait-on, par une femme.</p> + +<p>Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu'il l'avait laissé +soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire, +trop belle pour n'être qu'une servante. Elle semblait réunir en sa +personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins, +les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle +grâce légère, tout européenne; et aussi de ces grands yeux vagues qui +s'endorment ou s'illuminent sans qu'on devine pourquoi; une vie tour à +tour <span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span> somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l'ardeur +des gestes, le mouvement d'un sein qui s'offre, d'une croupe qui ondule, +des bonds d'animal lubrique. C'est du moins ce qu'avaient rapporté les +rares personnes qui l'avaient entrevue sur le navire, ou, en passant, +par une fenêtre entr'ouverte. On ne pouvait l'approcher davantage. Dès +son arrivée à Bordeaux, Dubousquens l'avait pour ainsi dire cloîtrée +dans son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient +défendus de toute curiosité par d'épais ombrages. Deux vieux domestiques +anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur +maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée +que fût la rue où donnait l'hôtel, il n'était point permis à la jeune +noire de s'y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un +instant au balcon. On ne l'avait jamais surprise à causer, ni même à +dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux +ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui +semblent, plutôt <span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span> qu'un chant développé, un soupir d'exil, un appel +aux grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas.</p> + +<p>Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier +commis Jumilhac, feignait de s'absenter de Bordeaux quelques jours. Il +allait simplement s'enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il +n'y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le +secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fût, de venir l'y +chercher.</p> + +<p>Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de +larges aumônes; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne +manquait pas de commenter cette retraite et d'essayer d'en soulever le +voile. «Pauvre homme! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de +raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler.—Il se +vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n'est peut-être +point l'homme paisible qu'il veut paraître.»</p> + +<p>Et l'on racontait qu'il s'élevait souvent, de <span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> la maison +mystérieuse, les lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu'un disait +avoir assisté, à la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène. +Dubousquens frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au +milieu des sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques +retentissantes sur la chair nue, la voix furieuse du maître: «Ah! parle +donc de tes caresses! toutes tes caresses abominables ne valent pas un +seul de ses sourires. Tiens, donne-moi tes mains, tes mains criminelles, +que je les frappe encore! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l'as +tuée, exécrable fille!... Est-ce que tu pouvais te comparer, brute +obscène, à celle qui était l'Amour!» Le témoin s'était enfui, épouvanté +de ces imprécations insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait +vu Dubousquens subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui +disant d'une voix entrecoupée: «Laisse-moi baiser ton épaule, elle s'y +appuyait comme cela, t'en souviens-tu? Te rappelles-tu aussi, le jour où +elle s'est endormie contre toi?» Puis il haussait la voix comme si la +colère le dominait <span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> encore: «Ingrate! Ingrate! Elle qui t'aimait +tant! As-tu connu maîtresse si clémente!»</p> + +<p>On prétendait qu'entre le négociant et la jeune noire, il existait +quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure. +Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l'un à l'autre.</p> + +<p>Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s'amusa +fort d'avoir pour adorateur «l'homme à la négresse».</p> + +<p>Elle ne comprenait rien à cette double adoration: «S'il m'aime tant, +disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah! cœur +d'artichaut: une feuille pour tout le monde!»</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les +épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia. +Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit +bonheur du jour <span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span> où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses +caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu'assez lasse d'une +poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser +brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin et +tirer profit; sans rien faire pour l'encourager, elle voulait attendre.</p> + +<p>Mais ce qu'elle supportait d'abord sans trop d'ennui, lui devint bientôt +odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n'étaient +plus d'humbles supplications, d'idolâtres prières, mais des ordres et +des menaces, puis des insultes.</p> + +<p>Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa +maîtresse blême, tremblante d'émotion, les yeux en larmes, sauter à bas +de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre un papier bouchonné, +déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu'on se fût, après coup, +décidé à le conserver.</p> + +<p>—Lis, lis! disait-elle. C'est inouï!</p> + +<p>Tallien commença à haute voix, mais il s'arrêta à la première ligne:</p> + +<div class="blockquote"> +<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> «Immonde prostituée, toi qui t'es vendue à tout Bordeaux, toi que le +dernier des portefaix a pu trousser sur le pont...»</p> +</div> + +<p>Le reste était encore plus insultant.</p> + +<p>Comme s'il n'y avait point dans le vocabulaire commun d'assez basse +injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent +les mariniers ivres, ceux qui n'évoquent les charmes de la femme que +pour les mépriser et les salir.</p> + +<p>Le représentant devint pâle; la lettre tremblait entre ses doigts.</p> + +<p>—Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d'une +ville et la proie d'un misérable? Vais-je tous les jours être traitée de +la sorte!</p> + +<p>—Comment, tous les jours?</p> + +<p>—Oui, reprit Thérésia, ce n'est pas la première lettre de ce genre que +je reçois. J'en ai reçu vingt, trente peut-être! Je ne te les montrais +pas, pour ne pas t'attrister. Cette fois vraiment c'est trop d'outrages! +Je ne <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe +le lâche.</p> + +<p>—Quel est le misérable, s'écriait le représentant, quel est le +misérable qui a pu écrire ces abominations!</p> + +<p>—Tu ne vois pas! La lettre est signée!</p> + +<p>—Comment! il a osé!... Du-bous-quens! Dubousquens! répétait Tallien, +mais je connais ce nom-là.</p> + +<p>Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de +paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et +refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de +calepin, une petite note ainsi conçue:</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect par +ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme Martignac. +Rôle douteux pendant l'insurrection contre-révolutionnaire. Depuis, a +affecté des sentiments constitutionnels.</p> + +<p>«A des amis puissants dans tous les partis. <span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> Très lié avec +Robespierre jeune. Très populaire dans la ville. A ménager.»</p> +</div> + +<p>—Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire +et à ménager!</p> + +<p>—Et qu'importe qu'il soit populaire! s'écria Thérésia.</p> + +<p>Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l'étreignant +avec force:</p> + +<p>—Voyons, m'aimes-tu, Tallien? Vas-tu souffrir qu'on insulte ta +Thérésia? Vas-tu hésiter à châtier un monstre! De quoi as-tu peur? +N'es-tu pas le maître ici? D'ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah! si +tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me +traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds, +ils m'égorgeront peut-être, les infâmes!</p> + +<p>—Sois donc tranquille! sois donc tranquille!</p> + +<p>—Non! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m'auras pas vengée!</p> + +<hr class="c5" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens, +fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse du +théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la +Porte du Palais, dont l'accès était interdit à tout le monde. Mais +Jumilhac, sous le coup d'une si pressante menace, ne crut point devoir +respecter la défense, et, sans retard, il s'en fut le trouver.</p> + +<p>A l'heure qu'il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair, +l'hôtel et les jardins formaient une nuit impénétrable. Mais comme il +levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux +fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un +rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l'émotion qu'il +éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi +le désir d'être utile à Dubousquens, <span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span> dominaient son inquiétude. On +ne parut pas l'avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants, +retentirent encore; enfin, comme il s'obstinait à frapper, une fenêtre +s'ouvrit, un homme parut, demanda:</p> + +<p>—Qui est là?</p> + +<p>—C'est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle!</p> + +<p>Un instant après un verrou glissait, la porte s'entrebâilla, et Jumilhac +pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à +travers des corridors obscurs, jusqu'à un vaste salon entouré de glaces +et meublé de sofas, qu'éclairait d'une lumière pâle un lustre à demi +allumé. A son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la +pièce voisine.</p> + +<p>—Que venez-vous faire? demanda Dubousquens, et qui vous a permis?</p> + +<p>Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi +déchirée, laissant voir son cou sillonné d'éraflures rouges et comme de +griffes profondes, Dubousquens l'effraya, avec ses yeux hagards, <span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> +ses mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui +soulevait sa poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible.</p> + +<p>Jumilhac lui dit d'une voix sourde:</p> + +<p>—Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril.</p> + +<p>—Comment cela? fit Dubousquens sans se troubler.</p> + +<p>Absorbé comme il l'était, il prêtait à peine attention aux paroles les +plus alarmantes.</p> + +<p>—Vous avez été bien imprudent! répliqua le commis. Courtiser la +maîtresse d'un homme aussi puissant, c'était déjà dangereux; mais lui +écrire des injures!... Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement +votre tête?</p> + +<p>—Que me contez-vous là? s'écria Dubousquens qui avait écouté son commis +avec la plus grande surprise.</p> + +<p>—Mais la vérité simplement!</p> + +<p>—Moi, j'ai courtisé une femme? Je lui ai écrit des injures? Voyons, +vous êtes fou!</p> + +<p>—Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> —Et comment s'appelait cette amoureuse que j'ignore?</p> + +<p>Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de +son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de +la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à +découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la +raison d'un langage qui lui paraissait extravagant.</p> + +<p>—Thérésia de Fontenay! dit-il, mais c'est absurde, c'est insensé! +Thérésia de Fontenay! je l'ai vue juste une fois, un soir qu'elle +passait au cours de Tourny. J'ai même dit, je m'en souviens, à un ami: +«Vraiment, cette femme est au-dessous de sa réputation. Je l'aurais crue +plus belle.»</p> + +<p>A ce moment, un rire bizarre, comme une roulade de cris aigres, un rire +qui ressemblait plutôt à un aboiement de chienne qu'à un éclat de gaieté +humaine retentit dans la pièce voisine; Dubousquens s'approcha de la +porte, y donna un coup de pied.</p> + +<p>—Tigresse! te tairas-tu, enfin?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> Et se tournant vers Jumilhac:</p> + +<p>—Il n'y a pas d'être au monde qui m'ait fait plus de mal.</p> + +<p>Puis il se mit à marcher à grands pas, la tête baissée, tandis qu'il +répétait sans cesse:</p> + +<p>—Thérésia de Fontenay! mais je ne la connais pas! je ne la connais pas +plus que je n'ai connu Mme de Pompadour. Quel est le coquin assez +audacieux pour avoir osé se servir de mon nom?</p> + +<p>—Il est adroit en tout cas, observa Jumilhac. Tous ceux qui ont vu ces +lettres n'ont pas douté qu'elles ne fussent de vous et Thérésia moins +que tout autre. Or elle est en mesure de se venger. Vous connaissez +Tallien, n'est-ce pas? Il ne lui en faut pas beaucoup pour transformer +un honnête homme en suspect.</p> + +<p>—Mais que faire? demanda Dubousquens accablé.</p> + +<p>—Il faut fuir, reprit Jumilhac, et sans retard. Il faut fuir dès ce +soir.</p> + +<p>—Puis-je ainsi abandonner mes affaires, risquer ma fortune?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> —Et votre vie! vous n'y pensez plus? vous ne pensez pas que vous avez +contre vous des ennemis acharnés, des amitiés compromettantes, des +jalousies. Il ne s'agit d'ailleurs que de disparaître un moment. Je vous +remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois.</p> + +<p>Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup:</p> + +<p>—Allons, fit-il, et il alla préparer son départ.</p> + +<p>Il n'avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine +s'élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple +animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue.</p> + +<p>Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce; le +regard au contraire était plein d'une douceur insinuante. Jumilhac crut +lui voir autour du cou une parure de corail: c'étaient des gouttelettes +de sang qui coulaient d'une blessure toute fraîche; on eût dit qu'une +lame d'épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux +restaient <span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> encore rouges, et humides des pleurs qu'elle venait de +répandre.</p> + +<p>Elle alla s'étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête +appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant +elle, en montrant ses dents brillantes.</p> + +<p>Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à +partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l'emporta; il la +prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle +s'abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune +frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de +dédain et qui semblait une menace de morsure.</p> + +<p>—Misérable! criait Dubousquens en la frappant. Oh! je ne te laisserai +pas ainsi. Il faut que je te tue!</p> + +<p>—A quoi songez-vous? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens +qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d'être +arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles? Tenez, écoutez!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span> La rue retentissait d'un long piétinement. Des pas s'arrêtèrent devant +l'hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute +cria:</p> + +<p>—Ouvrez! au nom de la loi!</p> + +<p>—Les bougres! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant!</p> + +<p class="p2">Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la +négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et +priait Jumilhac de le suivre.</p> + +<p>Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était +levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils +gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en +cherchant la clef qui devait l'ouvrir:</p> + +<p>—Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette +issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir.</p> + +<p>—Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J'ai tout préparé pour votre +départ. Vous <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez +Soulac. Le <i>Scipion</i> prend la mer après-demain, il vous débarquera sur +la côte d'Espagne. En cas d'ennuis, voici un passeport en règle. Je vous +apporte aussi l'argent qui est rentré cette semaine.</p> + +<p>—Ah! mon ami, puissè-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me +faites en ce moment.</p> + +<p>—Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J'entends du bruit.</p> + +<p>Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un +recul de terreur. Des fusils et des baudriers blancs brillaient dans la +nuit. Une troupe de gendarmes l'attendaient à sortir.</p> + +<p>—Ah! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire!</p> + +<p>Et il essaya de faire feu de ses pistolets; mais aussitôt on se jeta sur +lui, il fut désarmé en un clin d'œil.</p> + +<p>Comme on l'entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu +des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C'était <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> la +négresse qui s'était échappée ou qu'on venait de délivrer. Elle se +détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser +ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de +chienne, puis elle disparut dans une ruelle.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine, +suivit d'un balcon, en compagnie de Tallien, l'exécution de son +insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs +et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de +ce monde.</p> + +<p>Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France, +retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au +milieu d'eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes.</p> + +<p>A Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union bizarre n'est +point encore <span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles, +dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans +doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les +volets clos et le seuil moussu de l'hôtel exhalent la sombre tristesse +des maisons abandonnées.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure, +le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se +rapporter à notre histoire: c'est le journal d'une dame créole, le livre +de bord d'un négrier et un cahier des mémoires d'un docteur. Plus tard +nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces +pages à la suite de ce récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme +nous qu'un même lien les unit et que, contenant chacune des +renseignements spéciaux, et écrites d'un style particulier, elles n'en +forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d'une +même histoire.</p> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span></p> + +<h2>LIVRE SECOND</h2> + +<p class="p4"><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p> + +<h2>JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE</h2> + +<p class="p4 date"><i>Le Cap français, mai 1791.</i></p> + +<p class="p2 dottedline"> </p> + +<p>J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon +lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent.</p> + +<p>La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette +sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le +feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai +respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du +Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit +que <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil. +Eh bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, +lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis, +j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même, +cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins +m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai +pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas!</p> + +<p>Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang +m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez: +j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle +m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au +confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu +surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans +hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je +sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas <span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> été sacrilège! C'est +seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec +terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui +m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas +pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la +conscience!</p> + +<p>Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me +voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me +roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de +voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de +Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien +qu'il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d'une +graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui +est de Séville: il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon +bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d'élégance. Il +venait d'entr'ouvrir les rideaux et d'écarter le moustiquaire. Je me +<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de +ma peine, j'ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j'avais +faits, s'était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait +dû découvrir une drôle de figure.</p> + +<p>—Vous me devez un cierge, Rose, m'a-t-il dit. (Il est familier avec moi +à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)</p> + +<p>—Pour m'avoir surprise au lit?</p> + +<p>—Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un +champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.</p> + +<p>Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je +tremblai à l'idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de +ma frayeur, parce qu'à présent j'étais en sûreté.</p> + +<p>—Vous ne vous aperceviez de rien?</p> + +<p>—Non. Je sentais bien un peu le roussi; seulement dans mon rêve je me +croyais en enfer: c'était de circonstance. Mais, comment étiez-vous +encore ici?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> —Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme +pour un reproche.) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse? Ne +deviez-vous pas <i>lui</i> parler ce soir?</p> + +<p>Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu'il s'en doutât, l'opprobre de +mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu'un crime a conduite +chez moi et à laquelle j'ai pris tout son luxe, tout son bien-être, +toute sa liberté!...</p> + +<p>Ah! qu'ai-je écrit? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus +charitable des femmes! Tant pis, j'avais besoin de me confesser. Et puis +personne ne verra ce cahier, que moi—et Dieu.</p> + +<p>—Si, mon ami, ai-je répondu, si, je me souviens bien, mais pour parler +de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que +les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour +qu'elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison, +faites-lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu'elle +pense de vous. Je vous promets de faire tout <span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> pour la décider à une +union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je +ne me crois pas le droit de la lui imposer.</p> + +<p>—Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel +éloge de votre serviteur.</p> + +<p>—Je n'y manquerai pas. A présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si +quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la +ville... vous savez quoi!</p> + +<p>—Personne ne m'a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. A +propos, vous avez toujours cette Zinga?</p> + +<p>—Mais oui!</p> + +<p>—Cette horrible négresse?</p> + +<p>—Pourquoi horrible? elle est plutôt jolie, cette enfant.</p> + +<p>—Je n'aime pas ses yeux. J'y lis la haine, la cruauté, le goût du mal, +et puis...</p> + +<p>—Et puis quoi? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir!</p> + +<p>Je lui avais saisi les bras, m'avançant toute vers lui, haletant contre +sa poitrine, <span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un +sourire:</p> + +<p>—Une autre fois! Vous savez bien qu'il est trop tard ce soir pour que +je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville...</p> + +<p>—Méchant! lui criai-je comme il sortait de la chambre.</p> + +<p>Que lui a-t-on raconté sur la négresse? Est-ce qu'il saurait quelque +chose de nos conventions atroces? Non, car il ne viendrait plus ici. Je +lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l'ai à +ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C'est même +étrange que je n'y aie pas songé plus tôt. Qu'il épouse Antoinette, oui! +qu'il l'emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue +même m'est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n'aurai +plus souvenir des événements qui l'ont conduite dans ma maison; je ne +redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent +le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme +tout le monde, à ma charité. Je serai, <span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span> à mes yeux mêmes, «la bonne +Madame Gourgueil».</p> + +<p>Mais aux yeux de Dieu?...</p> + +<p>Et si Dieu n'existait pas?... Mme du Plantier est athée; le docteur +Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi +intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance +vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait +tout le jour, quand j'étais fillette, ânonner le catéchisme... A Paris +il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.</p> + +<p>Dans cette nuit chaude, c'est en vain que j'essaie de m'assoupir. A +chaque instant des idées surgissent en moi; il faut que je reprenne mon +cahier, ma plume, et que j'écrive comme pour soulager mon esprit en feu.</p> + +<p>Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin, +je savais ce qu'elle pense de Montouroy? si j'avais la certitude qu'elle +est prête à l'épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue; +peut-être même le couple quitterait-il l'île; je ne la verrais plus.</p> + +<p class="p2 dottedline"><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span></p> + +<p class="p2">Un désir de causer avec elle dès à présent m'a saisie. Il m'a semblé que +le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre +entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s'est +assoupie. Je l'entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son +sourire railleur; elle ne soupçonnera rien; elle ne s'avisera donc pas +de m'adresser des reproches pour faire acte d'autorité.</p> + +<p>Je me suis levée; et, sans prendre la peine de me vêtir, j'ai traversé +le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu'à la chambre +d'Antoinette, j'ai écarté la portière: Antoinette dort aussi elle, +doucement. C'est à peine si je perçois son souffle. J'ai été surprise. +D'ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l'éveiller. Elle est +si tranquille! Pourquoi troubler cette âme d'un amour auquel elle ne +songe pas encore? Son enfance lui est légère; elle s'y attarde, +dirait-on, avec délices. C'est vrai. Cependant l'image d'un jeune amant +pourrait bien la ravir <span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> aussi. Et puis qu'importe qu'elle aime ou +qu'elle reste innocente! J'ai besoin, moi, qu'elle se marie; il faut que +je sache son opinion sur Montouroy. Elle l'aime peut-être. Et si elle ne +l'aime pas, elle l'épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas +avoir trop l'air de la contraindre.</p> + +<p class="p2 dottedline"> </p> + +<p>Je suis entrée dans la chambre; je me suis approchée du lit. Comme sa +bouche large, charnue, entr'ouverte, comme ses paupières aux longs cils, +bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce! Le jour, quand elle +laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil +ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint; ses cheveux châtains, +aux touffes opulentes, sont répandus ici et là sur l'oreiller; de ses +pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour +corriger ce désordre, son bras, d'un geste pudique, ramène la chemise +sur son sein.</p> + +<p>Jamais je n'aurais soupçonné qu'elle pût être aussi jolie. J'ai eu +soudain pitié d'elle. <span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> Quelle destinée atroce m'a livré cette +malheureuse enfant!</p> + +<p>Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j'ai hâté le +réveil d'Antoinette, en levant l'abat-jour du flambeau. A la clarté +subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de +suite, elle a fait une moue gentille, une moue d'enfant volontaire qui +se révolte contre une pénitence.</p> + +<p>—Je ne veux pas qu'on m'agace comme ça! s'est-elle écriée, puis en me +reconnaissant: Ah! c'est vous, madame!...</p> + +<p>Elle avait cru que c'était une esclave qui était entrée.</p> + +<p>—Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.</p> + +<p>—Oh! oui... et bien! il faisait si plaisant là-bas!</p> + +<p>—Dans vos songes? A quoi rêviez-vous donc?</p> + +<p>—Je ne sais pas... Mais je me sentais bien heureuse.</p> + +<p>Et elle s'étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir, +effleurer encore ce <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> bon sommeil qui s'enfuyait, tendant vers moi +toute la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans +l'effarement du réveil, de ce qu'elle pouvait me montrer de ses grâces +secrètes.</p> + +<p>—Ma chérie, lui dis-je, j'aurais désiré vous parler de choses +sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de +la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait +convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les +visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.</p> + +<p>Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer +son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit:</p> + +<p>—Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir.</p> + +<p>Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout +près d'elle.</p> + +<p>—Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?...</p> + +<p>A ces paroles, Antoinette fut encore plus <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> émue; elle mit presque de +la colère à me répondre:</p> + +<p>—Oui, il a été ridicule comme toujours.</p> + +<p>—Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, +de se plaire auprès de vous?</p> + +<p>—Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je +le trouve simplement insupportable.</p> + +<p>—Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je +vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez +moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui: +M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme.</p> + +<p>—Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.</p> + +<p>J'étais irritée; je répliquai vivement:</p> + +<p>—Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde +d'après les impressions de votre amie.</p> + +<p>Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une +mère fait des révoltées, <span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> des envieuses ou des despotes. Habituées +au plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous +leurs caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne +s'explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, +la faire danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour +elle. A présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre +odieux. Je pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une +camarade était le principal désavantage de Montouroy.</p> + +<p>Cependant Antoinette me répondit:</p> + +<p>—Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.</p> + +<p>—Alors qu'avez-vous contre lui?</p> + +<p>—Il me déplaît.</p> + +<p>—Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait +fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais +de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans +fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne +correspond malheureusement <span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> pas à mes ressources d'argent, d'une +médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide +jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens.</p> + +<p>Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus +criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de +tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis +oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être +utile à cette enfant.</p> + +<p>Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé +de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités +de son cœur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se +révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si +attentive, je continuai de la sorte:</p> + +<p>—Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne +peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous +l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles +il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, <span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span> que +demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne, +mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.</p> + +<p>Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et +éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses +larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, +la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me +repoussait avec violence.</p> + +<p>L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de +lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes +propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je +la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et +pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se +dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse +de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la +chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes +d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais +pas de <span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles +souplesses.</p> + +<p>Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour +personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse +jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et +mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit +qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas +un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je +connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le +croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable +caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je +suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en +convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet +quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas. +Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment +malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec +tout homme! <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être +sacrifiée.</p> + +<p>Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans +doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du +mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son +bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son +plaisir.</p> + +<p>Dites, mon Dieu! que vous le permettez!</p> + +<p class="p2">Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers +elle, et effleurant son visage dans un baiser:</p> + +<p>—Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais +sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous +teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.</p> + +<p>—Oh! madame.</p> + +<p>—Vous m'aimez donc un peu?</p> + +<p>—Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici?</p> + +<p>—Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a <span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span> pas l'habitude de faire du +mal à personne et moins encore à celles qu'elle aime.</p> + +<p>—Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais +vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis +paresseuse!</p> + +<p>—Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près +de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre +pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites +oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me +donner et que vous remplacez.</p> + +<p>Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui +l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes +bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je +cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue, +dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi +brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui!</p> + +<p>Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche +sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale +humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai +doucement mon lit.</p> + +<p>J'étais à peine couchée que Zinga a paru devant mon lit, riant de ses +dents fines et de ses grosses lèvres entr'ouvertes qui me donnent à la +fois l'idée d'un fruit suave et d'une gueule venimeuse. Son être est +fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de +traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune +noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit +d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, +ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule +vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,—mes crimes, hélas! +Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas +possible! elle me dénoncerait <span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span> à ses nouveaux maîtres,—on ne la +connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si +facile de savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être. +J'y songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les mœurs +deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis +pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait +volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un +continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle +sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant +je lui ai crié d'une voix rude:</p> + +<p>—Qui t'a appelée?</p> + +<p>—<i>Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li?</i> (Maîtresse, je t'ai +entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?)</p> + +<p>Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me +caresser le soir quand je ne dors pas.</p> + +<p>—Non, non, ai-je murmuré tout bas.</p> + +<p>Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir.</p> + +<p>Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit <span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> qu'elle voulût agir à sa +fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet +de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de +fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et +s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses +des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le +visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais +tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une +touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque, +pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux, +aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein +les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches +sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y +égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux +comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait +une glace dans mon sang enflammé, puis me <span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> soulevait et +m'anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, +prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément +les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer +de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire +et continuait ses féroces dévotions.</p> + +<p>Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle +et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.</p> + +<p>—Va-t'en! Va-t'en!</p> + +<p>Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner. +Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis +qu'elle voulait et n'osait pas me parler.</p> + +<p>—Allons, qu'as-tu?</p> + +<p>—<i>Maîtress</i>, fit-elle, <i>mo guen kichoz pou dili</i>. (Maîtresse, j'ai +quelque chose à te dire.)</p> + +<p>Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il +fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.</p> + +<p>—<i>Maîtress, oun blang vini jodi.</i> (Maîtresse, un blanc est venu +aujourd'hui.)</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span> —On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue?</p> + +<p>—<i>No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle?</i> (Non, je ne t'ai pas +prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?»)</p> + +<p>—Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M. +de Montouroy?</p> + +<p>—<i>No, pas mouché Montouroy, oun bel.</i> (Non, pas M. de Montouroy, un +plus bel homme.)</p> + +<p>—Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette?</p> + +<p>—<i>No, lo ye rivé la kaz, diti.</i> (Non, il reviendra à la maison, a-t-il +dit.)</p> + +<p>—Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux +apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de +Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.</p> + +<p>—<i>Mouché Montouroy!</i> s'écria Zinga en feignant une profonde surprise.</p> + +<p>—Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets +ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection, +Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains +de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>, elle m'a +montré des pièces d'or.</p> + +<p>—<i>Es zot-oulé vandé mo to lang.</i> (Voudrais-tu me vendre ta langue?)</p> + +<p>Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, +m'exposa très gravement son projet.</p> + +<p>—<i>Savé li, savé cri ké to!</i> (Je veux savoir lire, savoir écrire comme +toi!)</p> + +<p>—Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter +une langue.</p> + +<p>Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute +joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les +mains.</p> + +<p>Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et +pourquoi Zinga a-t-elle <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> si grande envie de s'instruire? Est-ce pour +m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour +m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée +ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.</p> + +<p>J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son +sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout +imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je +l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute +l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on +devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la +trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et +ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais!</p> + +<p>Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me +sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait +moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble +<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions +misérables... Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu?</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit +d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de +prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société +du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. +Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de +fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.</p> + +<p>Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien +qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un +commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, +sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie <span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> pas, il provoque au +rire plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa +femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce +matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point, +j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et +étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue.</p> + +<p class="p2">—Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas +plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui +remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu +t'enrichis avec moi.</p> + +<p>—<i>Guen, Zami</i> (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué.</p> + +<p>—C'est à moi que tu oses dire cela? s'est-il écrié en levant sa large +paume.</p> + +<p>Elle a éclaté de rire.</p> + +<p>—<i>Pa jwé! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen, +mo che, mo pran viand di mo voezen.</i> (Ah! ah! tu prends ça pour une +insulte. Tu ne <span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> crois donc pas avoir de quoi être aimé? Alors, si ça +ne te gêne pas, il faut bien que j'en aime un autre.)</p> + +<p>—Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux +savoir si <i>l'argent existe</i>.</p> + +<p>—<i>No savé.</i> (Je ne sais pas.)</p> + +<p>—Tu le sais, et tu me le diras...</p> + +<p class="p2">J'ai eu tort d'interrompre cette dispute. J'aurais appris si Zinga a +fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l'argent +que j'ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur: «Tu +sais bien qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il +veut...»? Quel est ce blanc? que veut-il? Zinga et son mari m'ont paru +tous deux fort troublés à ma vue.</p> + +<p>Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cette +après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je +crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout +cela dans ce journal, j'y réfléchirai ensuite plus <span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span> aisément et +j'aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de +protéger ma chère enfant.</p> + +<p>J'étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne +ferons la grande récolte qu'après la Saint-Jean, mais nous voulions voir +si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse +de l'année dernière, qui étaient déjà mûres. J'expliquais à Antoinette +le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de +chevaux, mettent en branle l'arbre qui, à son tour, active le jeu des +trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes +pleines, puis les bagaces.</p> + +<p>Mme de Létang arriva, en compagnie de l'abbé de la Pouyade, vêtus l'un +et l'autre avec une élégance telle qu'on aurait dit qu'ils allaient en +visite de cérémonie.</p> + +<p>Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée +de blonde d'Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé +également de dentelles; son fichu très ouvert et à peine noué par des +ganses de soie roses laissait voir entièrement sa gorge. <span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> Une +anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d'une finesse +exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa +ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une +touffe de plumes blanches.</p> + +<p>Je sais qu'elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents +petites et bien taillées, encore qu'elle les montre trop souvent; et, +malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air +langoureux qui plaisent; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l'a vue +se baigner nue, dit qu'elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit +aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus +belle des femmes, est-ce une raison, pour s'habiller de la sorte quand +on va voir une amie et visiter un moulin? Toute cette coquetterie est +d'un fâcheux exemple pour Agathe, qui l'accompagnait, d'autant plus +qu'Agathe, habillée elle-même d'une simple robe de mousseline, devait +être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de +Létang sur sa toilette, elle s'est retroussée <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> pour me montrer son +jupon. L'abbé de La Pouyade était présent, elle n'a manifesté pourtant +aucun embarras; je dois ajouter que l'abbé ne laissait voir non plus +aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe du jupon comme une +marchande de modes; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son +nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.</p> + +<p>Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, +mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une +négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant +paraître une si belle toilette, n'a pu s'empêcher d'y prêter attention; +or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les +tambours; comme les paquets qu'apportent les cabrouetières sont +quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu'ils +s'introduisent entre les tambours; distraite par Mme de Létang, +Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite +maîtresse quand, <span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> tout à coup, son bras s'est trouvé engagé entre +les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l'avons vue se jeter, +disparaître entre les pressoirs; un cri perçant s'est fait entendre puis +un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le +clic-clac des fouets, le trot des chevaux: le moulin tournait alors à +toute vitesse.</p> + +<p>—Arrêtez-donc, voyons, brutes! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, +les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les +arrêter comme s'ils n'avaient rien vu de l'accident.</p> + +<p>Il était trop tard; les tambours avaient entraîné la malheureuse; le +corps avait suivi le bras; un filet de sang qui coulait du moulin et je +ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui +en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents +d'engrenage, elle s'était détachée du tronc et était tombée hors du +moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l'épouvante, une douleur +excessive, la langue collée à la lèvre inférieure; la bouche qui +s'ouvrait comme <span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">70</a></span> pour crier, tout le visage révélait l'atrocité du +supplice.</p> + +<p>L'abbé de La Pouyade s'est approché et faisant le geste de la pénitence:</p> + +<p>—<i>Ego te absolvo, in nomine Domini.</i></p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers +les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.</p> + +<p>—Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l'éloigner de ce +répugnant spectacle; mais il a fallu que cette sotte d'Agathe lui apprît +l'accident:</p> + +<p>—C'est une négresse qui vient de se faire couper la tête.</p> + +<p>Mme de Létang s'est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe +et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait +du moulin ne les tachât, elle s'est mise à examiner avec curiosité la +tête de la morte.</p> + +<p>—C'est affreux! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes!</p> + +<p>—Faut-il continuer? a demandé Robert, <span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span> le mulâtre qui remplaçait +mon commandeur alors absent.</p> + +<p>—Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case, +lui ai-je répondu, on l'enterrera demain, et continuez le travail.</p> + +<p>—C'est que l'un des conducteurs est son mari.</p> + +<p>Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l'année dernière, mais +l'accident ne l'émouvait guère; toujours assis sur la volée qui termine +le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il +conservait un visage impassible.</p> + +<p>—Vous le ferez fouetter ce soir, m'écriai-je, indignée de cette +indifférence; oui! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à +arrêter son attelage quand on le lui commande. C'est son insouciance +impardonnable qui est cause de cet accident.</p> + +<p>L'abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix:</p> + +<p>—Ce n'est pas un accident, mais un crime.</p> + +<p>Et comme nous le considérions avec effroi:</p> + +<p>—Vous vous rappelez que Berchoux s'était <span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> marié contre son gré, et +par ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse +Jacqueline se plaignait de l'abandon où la laissait son mari; or, voici +ce que j'ai appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient +les mœurs ordinaires des nègres musulmans; ils délaissaient les +femmes pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les +dénoncer, ils ont aidé le moulin à l'écraser, quand ils pouvaient si +aisément arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent +presser tout le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé, +mais on aurait pu lui sauver la vie.</p> + +<p>—Les misérables! dis-je. Quand je pense que c'est Mme Du Plantier qui +me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements! +Fiez-vous donc à vos amies.</p> + +<p>—Cette bonne Mme Du Plantier! reprit Mme de Létang avec un sifflement.</p> + +<p>—C'est tout simple, dit l'abbé de La Pouyade. Avec ces nègres +sodomites, elle craignait d'avoir des ennuis.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> —Elle préférait que je les eusse à sa place.</p> + +<p>—Et qu'allez-vous faire de ces deux nègres, madame? demanda l'abbé. Les +dénoncer au Conseil colonial?</p> + +<p>—Je vais bien les sangler, ce soir... et j'espère qu'ils se corrigeront +de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l'abbé, et vous, +ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me +causer les plus grands dommages.</p> + +<p>Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil?</p> + +<p>C'est assez de perdre une bonne négresse, sans encore me priver de deux +ouvriers qui sont d'excellents travailleurs.</p> + +<p>Mais il était dit que cette journée ne m'apporterait que des ennuis.</p> + +<p>Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à +voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires, +bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants, +nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du +sucre; puis nous pénétrâmes <span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> dans le magasin, et c'est ici que +l'employé se montra d'une suprême maladresse. Mme de Létang est trop +absorbée par sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et +l'abbé a coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du +ciel, pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile +de les leur faire connaître. Mais l'employé, sottement, s'est mis à leur +décrire la vente. Il est vrai qu'avec une insistance et une curiosité +très indiscrète, qu'expliquerait seul le désir de vérifier d'odieuses +médisances, Mme de Létang, l'abbé et jusqu'à Agathe le pressaient de +questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte +et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des +noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu'on fait +affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes +des barriques qu'il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus +lourd et qui, pesant davantage, permet d'y mettre moins de sucre; ou +bien, on remplit la barrique à plusieurs <span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> reprises, de telle sorte +que le premier sirop s'étant refroidi, les sirops qu'on verse ensuite se +figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids +considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse +mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent +s'apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L'abbé de La +Pouyade ne s'en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie.</p> + +<p>—Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez +garde de vous tromper de barrique.</p> + +<p>—Oh! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et +même avec la terre d'ailleurs, quand on est jolie femme.</p> + +<p>—Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le +même ton.</p> + +<p>Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le +spectacle qui nous attendait, n'était point pour nous réjouir. Le +commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de +jeunes négresses, dans <span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> le jardin, à quelques pas de la maison, et +un Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre, +du bout des doigts, collant l'oreille sur leur abdomen, en des +mouvements répétés et indécis.</p> + +<p>—Qu'est-ce que signifient toutes ces façons? m'écriai-je. Voulez-vous +me l'expliquer, mon frère?</p> + +<p>Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d'épais sourcils +roux, un profil pointu dur et sans barbe, m'adressa d'un coup de tête +vif, un salut dédaigneux qui me donna l'envie de le faire jeter sur la +route: les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se +pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui +était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux +ahuris.</p> + +<p>—Madame, dit le capucin, d'un ton apitoyé et solennel, comme s'il +allait m'annoncer un malheur, on a rapporté à l'hôpital que vos noirs ne +se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale; on me +signale de grands abus, dans les relations <span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> sexuelles, et notamment, +plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi; toute +négresse convaincue d'avoir eu des relations avec un blanc est +confisquée par nos missions.</p> + +<p>—Cela vous permet d'avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs!</p> + +<p>—Madame! s'écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe!</p> + +<p>—Votre robe, je vous la lèverai tout à l'heure par dessus la tête, +malotru!</p> + +<p>—Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas +mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le +ventre bombé de la grosse ahurie.</p> + +<p>—Soutiendrez-vous que c'est un blanc qui l'a engrossée? Je suis veuve. +Il n'y a pas de blanc dans la plantation.</p> + +<p>—Eh! eh! répliqua le Frère des Missions avec un air d'incrédulité des +plus insolents.</p> + +<p>—Que prétendez-vous insinuer, misérable! m'écriai-je.</p> + +<p>—Je ne prétends rien, madame, mais je <span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span> dois vous dire, que je dois +emmener toute négresse enceinte et non mariée à l'hôpital; si elle +accouche d'un mulâtre, elle y sera retenue; si elle met au monde un +noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement.</p> + +<p>—Et comment osez-vous me l'enlever sur une simple présomption?</p> + +<p>—Oh! fit-il, ce n'est pas une simple présomption qu'un aveu de +l'intéressée.</p> + +<p>—Quoi! elle a avoué.</p> + +<p>La surprise un instant me paralysa; me tournant enfin vers l'esclave +incriminée:</p> + +<p>—Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d'un blanc, malheureuse!</p> + +<p>La grosse négresse, dont sa voisine, fille dégingandée, à l'air +malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement; +et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade, +montrant le capucin du doigt, d'un geste lent:</p> + +<p>—Li, papa!</p> + +<p>Les négresses, à ce mot, partirent toutes d'un rire criard qui +ressemblait à un aboiement <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> de petits chiens. Dans leur hilarité, +elles se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en +arrière; certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la +tête, tandis que le frère, tout rouge, balbutiait des explications qu'il +était seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna +nous-mêmes, et encouragées par notre tolérance, voilà qu'elles se +mettent à danser autour du ridicule capucin, se baissant jusqu'à terre, +se relevant d'un bond, d'une tension de reins impayable, et répétant en +chœur:</p> + +<p>—Li papa! Li papa!</p> + +<p>Il ne manquait à la calenda qu'un tambourin. Leur derrière sonore, +qu'elles claquaient en cadence, en faisait l'office. Seule la grosse +fille qu'on avait réclamée, restait contemplatrice, de tous ces +mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des +négresses s'était fermé autour de lui; et, s'il voulait s'en échapper, +une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à +la croupe de sa voisine; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son <span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span> +tour de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement +avait assez duré, je dis à mon commandeur de l'interrompre; sur un ordre +un peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon +capucin rajusta sa robe qu'elles avaient retroussée, chercha une de ses +sandales qu'il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d'une +voix courte et rageuse:</p> + +<p>—Je vais faire ma déclaration à l'hôpital, et je ne manquerai pas, +soyez-en sûre, madame, d'en avertir le Conseil colonial.</p> + +<p>A peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d'ordinaire +à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer.</p> + +<p>—Je regrette, dit-il, qu'on ait ainsi traité ce frère, car je le +connais, sa conduite est non seulement à l'abri de tout soupçon, mais +digne des plus grands éloges.</p> + +<p>—Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer?</p> + +<p>—Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu'il ne vient pas de lui-même, +mais à la requête de quelque puissant personnage <span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span> auquel on vous +aura méchamment dénoncée.</p> + +<p>Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre +d'un procédé aussi vexatoire.</p> + +<p>—Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont +lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui, +sous l'apparence d'une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le +mal qu'elles peuvent.</p> + +<p>Un nom me vint de suite aux lèvres:</p> + +<p>—Vous songez à Mme Du Plantier, n'est-ce pas?</p> + +<p>Mme de Létang me répondit d'un signe de tête puis, se tournant vers +Agathe et Antoinette:</p> + +<p>—Vous seriez bien aimables, mes chéries, de vous promener au jardin. +Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement.</p> + +<p>Les jeunes filles nous ont fait une moue, d'ailleurs fort gracieuse, +Agathe a chuchoté à l'oreille d'Antoinette, et elles ont quitté la +galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l'entrée, dans la nuit +ardente des hauts feuillages; la <span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> lumière lissait les palmes les +plus élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher +au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à +vif. Mais l'ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute +une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait, +fortifiant notre intimité.</p> + +<p>—Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l'affirme, Mme Du +Plantier est une catin... le mal qu'elle essaie de vous faire est +incalculable. Elle vous a longtemps calomnié auprès de M. le gouverneur. +Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une +vieille fée de sa tournure.</p> + +<p>—N'est-il plus son amant? fis-je d'un ton de surprise qui n'était que +joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette +ancienne maîtresse par Mme de Létang.</p> + +<p>—Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu'une personne de son âge, aussi mal +conservée et aussi ridicule, n'a point les amants qu'elle voudrait. Par +bonheur pour elle on la dit <span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> fort riche; sans doute fait-elle part à +ses amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme +que de telles complaisances... Ainsi cet odieux Montouroy.</p> + +<p>—Je croyais qu'il vous faisait la cour...</p> + +<p>—Un moment je l'ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels +camouflets qu'il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l'argent +qu'il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier. +Mais elle est bien forcée de s'avouer plus d'une fois l'impuissance de +ses charmes, or savez-vous le moyen qu'elle emploie pour retenir dans +ses jupons un homme qu'elle dégoûte? Elle essaie d'attirer des jeunes +filles et des plus jolies à ses collations. D'abord j'ai cru que ces +réunions étaient convenables, j'y ai envoyé Agathe; on s'est permis de +tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles +indécences, que ma pauvre enfant m'est revenue deux heures après être +partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l'a reconduite m'a dit +qu'elle avait pris sur elle de l'emmener, tant elle s'était sentie +indignée des <span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> manières de Mme Du Plantier et de Montouroy.</p> + +<p>—Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d'avoir +prévu l'aventure; mais j'ai trouvé qu'il sied à une jeune fille de ne +point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il +se noue plus d'intrigues qu'il ne s'ébauche de fiançailles.</p> + +<p>—Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous +en veut à mort, surtout après l'espèce d'injure que vous avez faite à +Montouroy.</p> + +<p>—Quelle injure?</p> + +<p>—Vous l'avez mis à la porte.</p> + +<p>—Nullement. J'ai trouvé qu'il faisait des visites trop fréquentes aux +Ingas et qu'il paraissait désirer mon absence pour être seul avec +Antoinette; j'ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son +zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j'avais su quel +homme il était, je n'aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire +moi-même de ne plus revenir chez moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> —Il est pire encore que vous ne pouviez vous l'imaginer. C'est un homme +capable de tous les crimes!</p> + +<p>Et Mme de Létang poussa un long soupir.</p> + +<p>—Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie?</p> + +<p>—Certes! fit-elle d'une voix furieuse, puis changeant de ton: Il a +répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas! +va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C'est lui, n'en +doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin.</p> + +<p>—Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les +mains, comme je vous remercie de m'avertir ainsi. Ah! j'ai toujours mis +en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd'hui comme elle était +bien placée!</p> + +<p>—Et croyez que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en +portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai +tout pour vous rendre service!</p> + +<p>—Vous avez un bon ami dans le gouverneur?</p> + +<p>—Il me chérit comme son enfant,... c'est <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> un père pour moi. Il m'a +connue si jeune! Mais une telle affection, qui a la caducité de l'âge, +ne peut satisfaire un cœur tel que le mien... Allez, pauvre chère, +j'ai bien aimé, mais j'ai eu des déceptions cruelles.</p> + +<p>Et elle éclata en sanglots.</p> + +<p>—Notre infortune est la même, lui dis-je en l'embrassant, depuis la +mort de mon pauvre mari, rien n'a égayé mon existence.</p> + +<p>Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se +coller aux miennes; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût +voulu s'unir à moi, et qu'elle trouvât dans cette étreinte charnelle une +consolation.</p> + +<p>J'étais étonnée d'un attendrissement si subit. Je songeai cependant +qu'elle pouvait m'être d'un grand secours auprès du gouverneur pour +lequel,—ce n'est pas un secret,—elle a les extrêmes complaisances que +réclament des vieillards usés et libertins; j'avoue que moi-même j'étais +grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son +corsage libre; tout à coup sa main m'a <span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> surprise sous les robes, par +une curiosité plus qu'indiscrète; je ne sais si ses yeux, sa bouche +souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse; mais il m'a +paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être +ordinaires, n'avaient d'abord rien de répréhensible, et d'y répondre +sans contrainte: puis j'ai voulu savoir si elle était aussi bien faite +que l'assurait Madame de Mauduit; la nudité mignonne de ses petites +chairs, qui sous le tulle, la gaze, et l'ampleur des robes, se tendait, +se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques +instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle +était si émue qu'elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me +demande si c'était toujours de douleur. J'étais, je l'avoue, heureuse de +son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants +d'abord, fussent devenus d'une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle +eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l'espace +d'une personne, <span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span> rabattit sa robe dérangée d'un geste modeste, et +passa doucement la main sur son front.</p> + +<p>—Je rêve, dit-elle.</p> + +<p>Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les +plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine; les cierges des +sables, les aloès, les agas, les figuiers d'Inde, apparaissaient comme +des virilités menaçantes.</p> + +<p>A ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement. +Craignant d'être épiée, je détournai la tête. Oh! la désagréable +surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et +souriait. Dès qu'elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face +et rentra dans la maison.</p> + +<p>—Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j'espère que +vous ne tromperez pas ma bonne foi.</p> + +<p>Je ne remarquai point aussitôt l'impertinence de ces paroles prononcées +d'une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre +prière:</p> + +<p>—Mon amie, défendez-moi auprès du <span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span> gouverneur, je vous en aurai une +obligation éternelle.</p> + +<p>J'ajoutai, comme si vraiment j'étais obligée de lui faire cet aveu:</p> + +<p>—Vous ne savez pas combien j'ai besoin de votre aide!</p> + +<p>Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée +qui ne lui était pas ordinaire.</p> + +<p>—Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner +au Cap. Je me suis bien attardée chez vous, chère madame.</p> + +<p>Ces mots «chère madame» semblaient effacer tout ce qui s'était passé +entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie; elle avait +dû s'asseoir par terre.</p> + +<p>—Oh! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états +pareils quand on est en visite!</p> + +<p>Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis +accompagner par des lanterniers jusqu'au Cap, car la nuit était fort +sombre. A leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie, +étendue sur un <span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme +de Létang dont l'image la plus intime me poursuivait avec insistance.</p> + +<p>Quand j'allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à +écrire. Aussitôt qu'elle m'a vu entrer, elle a mis brusquement la main +sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre.</p> + +<p>—Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries? +montrez-moi ce que vous écriviez.</p> + +<p>Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m'a tendu une +lettre singulière qui commençait par ces mots: «Mon ami bien aimé.»</p> + +<p>—C'est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis +la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l'un à l'autre, +pour rire!</p> + +<p>—Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je +vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l'avenir à votre amie. +Qu'elle s'écrive et se réponde elle-même, <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> autant qu'il lui plaira. +Pour vous, je vous défends un pareil amusement.</p> + +<p>J'étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu'il m'était +difficile d'écarter. Au risque d'instruire la jeune imagination +d'Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l'emploi de sa +journée.</p> + +<p>—Qu'avez-vous fait avec Agathe?</p> + +<p>—Oh! madame, figurez-vous qu'elle a absolument changé d'idée; l'autre +jour elle ne pouvait pas sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui +embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l'épouser.</p> + +<p>—Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je +vivement pour l'éprouver.</p> + +<p>—Oh! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n'ai pas +changé de sentiment. J'ai dit à Agathe qu'elle pouvait le garder pour +elle, s'il lui plaisait tant; mais elle ne cessait de me vanter ses +qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman.</p> + +<p>—Voilà qui est extraordinaire! m'écriai-je, <span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> puis la prenant dans +mes bras et l'embrassant de toute ma force: Mon enfant, ma chère enfant, +lui disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si +vous saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour +moi de vous quitter. Je n'ai que vous au monde.</p> + +<p>Elle avait, tandis que je l'étreignais, des yeux étonnés, puis +indifférents; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je +d'abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l'amitié! et +pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup +j'eus honte de moi-même, je m'en voulus d'étreindre ce petit corps frais +et intact, avec ces mains encore souillées d'attouchements bêtes et +inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si +insensible.</p> + +<p>Je souffrais à cause d'elle et elle ne le savait même pas! A un amant +impitoyable, j'aurais du moins l'ivresse d'avouer mon sacrifice. Elle ne +pouvait me comprendre.</p> + +<p>Zinga me rejoignit au moment où j'allais m'étendre sur mon lit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> —<i>Maîtress, pa veni, pimigno Létang.</i> (Maîtresse, c'est inutile que je +vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.)</p> + +<p>Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d'irriter sa jalousie. Je +tenais cette misérable par les caresses. Ah! comme j'ai été dupe +aujourd'hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée!</p> + +<p>Oui je le vois à bien à présent: malgré ce que Mme de Létang m'a conté +sur Montouroy, elle l'aime toujours; persuadée qu'Antoinette est riche, +elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez +elle, pour la marier à cet homme qui, d'après ce qu'elle m'a laissé +entendre, ne cherche que l'argent. Elle pense que ce mariage lui donnera +un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à +Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune.</p> + +<p>Dire que j'ai pu me fier à cette femme et que j'avais songé un instant, +à unir Antoinette à ce gredin!</p> + +<p>Ah! que cette journée est affligeante. Il me semble que j'ai perdu +considération, honneur, <span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> et que ma chère Antoinette n'est plus à +moi. Elle paraissait, l'autre soir, m'être si attachée! Agathe lui +a-t-elle dit du mal de moi? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort +de Mme Lafon.</p> + +<p>Canaille! si tu en avais l'audace, je te tuerais!</p> + +<p>Mais non, Antoinette n'a que l'indifférence de son âge. Je dois la +surveiller davantage, l'amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra +bien qu'elle m'aime.</p> + +<p>Surtout j'aurai l'œil sur mes ennemis.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des +jalaps: Mme de Létang, Agathe auprès d'Antoinette, Mme Du Plantier, le +docteur Chiron, l'abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont +les volets viennent d'être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le +ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous +étreint de la menace infinie et obscure de <span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span> ses vagues. Elles sont +confondues en une montagne mouvante qui s'avance lentement vers nous, +qui brille ici de l'éclat dur d'un métal en fusion, et là-bas, jusqu'à +l'horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au +large, dans l'immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble +dormir.</p> + +<p>—Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable +clarté d'émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du +gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m'avait été +envoyée de Paris?... le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert +d'eau, couverte de crêpe rayé en paillon d'argent. La couturière de la +reine l'avait faite pour la comtesse de Chimay qui l'avait trouvée trop +chère, et comme j'ai absolument sa taille, c'est à peine s'il y avait eu +besoin de quelques retouches.</p> + +<p>Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de +mentons, dont les uns ont l'air de crever, tandis que d'autres <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> en +dessus ou en dessous naissent et grandissent.</p> + +<p>—Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous +devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir.</p> + +<p>—Vous croyez? a-t-elle répondu, sans comprendre.</p> + +<p>Antoinette regardait à une fenêtre; elle avait le haut du corps un peu +penché, et ses hanches s'arrondissaient gracieusement dans l'embrasure; +cette petite sèche, maigriotte d'Agathe s'est approchée, lui a claqué +puis pincé la fesse, tandis qu'Antoinette se retournait vers elle, +souriant, se défendant, rougissant.</p> + +<p>—Oh! maman, viens donc voir, Antoinette qui n'a rien sous ses jupes. +Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais.</p> + +<p>Mais Mme de Létang s'abandonnait toute à une contemplation qui semblait +être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses +narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait +les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et <span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span> abondantes +formaient sur le lisse feuillage comme une neige légère; puis, se +tournant de l'autre côté de la galerie, elle respirait les odeurs de +jasmin qui montaient des plantations. Je la contemplais: plus mince +encore que sa fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle +semble ruinée par la passion. Son confident ordinaire, l'abbé de la +Pouyade, jeune et vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade, +ramène à chaque instant sur sa culotte les longues basques de son habit, +comme pour cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de +rubis qu'on lui voit porter depuis quelques jours, et qu'on prétend être +un cadeau d'une pénitente. Derrière nous, à l'oreille de l'abbé qui ne +l'écoute pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en +pli, dans son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac +qu'il laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez.</p> + +<p>Nous avions les nerfs un peu irrités par l'approche de l'orage et +l'odeur entêtante qui montait du jardin; Mme de Létang caressait <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> +les cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des +jeux de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à +rappeler une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs. +Soudain, derrière l'habitation, un cri s'éleva, perçant, exhalant +quelque extrême douleur, et nous fit tous tressaillir.</p> + +<p>Ce cri, suivi de beaucoup d'autres, nous annonçait qu'on châtiait +quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment +une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre +qu'Agathe de Létang, qui n'a pas l'âme bien pitoyable, surprise et +amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu'il arrive +toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence +maternelle, dangereuse d'ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta +par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et +rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise:</p> + +<p>—Prenez exemple sur votre jeune amie, <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> lui dit sa mère, je suis +sûre qu'elle a horreur de votre cruauté.</p> + +<p>—Oh! répliqua Antoinette, j'admets qu'on frappe les vieux esclaves, +mais cela me révolte qu'on maltraite les tout petits.</p> + +<p>—Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on +ne châtiait plus les esclaves?</p> + +<p>—Ma toute, belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas +soigner vos victimes, permettez-moi donc d'être seule à m'occuper des +miennes; je suffis sans effort à cette tâche, d'autant mieux que je ne +les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous, de les envoyer +en paradis.</p> + +<p>Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du +moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l'un de ses +nègres: tout le monde s'accorde à dire que, sans sa liaison avec le +gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c'est à peine +si ma répartie la blessa: elle est grasse, elle aime son repos, et +laisse passer les impertinences sans y répondre. <span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> Elle se contenta +de hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d'une façon +innocente, et de battre l'air plus vivement de son éventail.</p> + +<p>—Ces cris sont insupportables! fit à demi-voix l'abbé de la Pouyade.</p> + +<p>—Croyez bien, monsieur l'abbé, lui dis-je, que je ne suis point la +cause de cette barbarie; j'ai rarement ordonné un châtiment, cela me +répugne; j'abandonne d'ailleurs tout le soin de ma propriété à mon +commandeur.</p> + +<p>—Un mulâtre, n'est-ce pas? demanda le docteur Chiron.</p> + +<p>—Oui, c'est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père +était un riche négociant.</p> + +<p>—Le père d'Obalukun?</p> + +<p>—Qu'est cela, Obalukun?</p> + +<p>—Mais votre commandeur!</p> + +<p>—Il s'appelle Joseph Figeroux-Larougerie.</p> + +<p>—Pour vous, madame, mais les noirs l'appellent Obalukun. Figeroux a +pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a +été domestique en France.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> —Vous le connaissez donc bien?</p> + +<p>—Trop, madame... Oui! Et puisque l'occasion s'en présente, permettez à +votre vieux docteur d'être sincère: vous avez, dans cette plantation, +des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non +seulement pour vous, mais pour la colonie.</p> + +<p>—Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du +Plantier d'un ton aigre.</p> + +<p>—Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers +que le docteur exagère.</p> + +<p>—Et en quoi donc, madame, je vous le demande? La plantation des Ingas +est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos +esclaves, s'il leur prenait fantaisie de se révolter?</p> + +<p>—Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu! observa l'abbé. Ne sont-ils +pas heureux ici?</p> + +<p>—Heureux, dit le docteur en souriant, permettez-moi d'en douter; la +petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire +Mlle Agathe tout à l'heure, ne chanterait <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> pas sur ce ton-là, si +elle éprouvait réellement de la félicité.</p> + +<p>—Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur +décrasser la peau! D'ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à +Saint-Domingue!</p> + +<p>—C'est que justement ils sont peut-être fatigués d'être battus.</p> + +<p>—Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l'expédition n'est +pas près d'être terminée!</p> + +<p>—Ah! plût au Ciel!...</p> + +<p>—Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l'abbé.</p> + +<p>—Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais +dire, c'est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes +paroles insensées.</p> + +<p>—Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu'une révolte au Cap serait +possible?</p> + +<p>—Non seulement je la crois possible, mais inévitable.</p> + +<p>—Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l'abbé qui cessa +enfin de siroter <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à +Syracuse, mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens, +mais chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n'ont aucun trait +commun. Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du +paganisme—plus malheureux, plus maltraités que des bêtes +domestiques,—des êtres qui reçoivent le baptême et les autres +sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations +de tous les chrétiens et qui, s'ils font le bien, jouiront avec nous du +bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions +parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie +point: nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des +hommes.</p> + +<p>—Puisque vous n'êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous +pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous +deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à +ne jamais reconnaître.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> L'abbé eut un mouvement d'indignation.</p> + +<p>—Comment, à ne jamais reconnaître? Est-ce que Mme de Létang n'a pas un +hospice pour ses femmes malades? je l'ai visité, moi qui vous parle, +j'en ai admiré la propreté, l'excellente disposition; j'ai loué la +prévoyance délicate qui avait si bien secondé l'architecte. D'autres +hospices vont se construire.</p> + +<p>—Ah! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole +de son originalité.</p> + +<p>—Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous +imiter... Oh! je sens que la religion fait de grands progrès. C'est +incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces +exécutions dont j'ai été témoin dans mon enfance; les mœurs +s'adoucissent.</p> + +<p>—Dites que les nerfs s'affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi +cruel, on l'est même plus qu'autrefois. Seulement on tient à proclamer +son bon cœur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se +permettre. <span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous +les regardez, que vous n'avez plus souvenir de ce qu'ont fait vos mains, +ces inconscientes!</p> + +<p>—Docteur, je vous prie, m'écriai-je, cessez cet entretien; vous blessez +ces dames.</p> + +<p>—De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous +divertirait.</p> + +<p>Le docteur s'était levé, la face légèrement congestionnée; il s'approcha +de la fenêtre pour respirer un peu d'air, mais l'atmosphère était +toujours étouffante; alors il s'éventa, et ses cheveux blancs, qu'il +porte arrangés en perruque, s'agitèrent autour de son front et lui +firent comme une auréole burlesque. Après s'être promené quelques +minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait, +sous l'habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à +brûle-pourpoint:</p> + +<p>—Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de +fouet?</p> + +<p>—Seigneur mon Dieu!</p> + +<p>—Et vous, mademoiselle Antoinette, vous <span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> plairait-il d'éventer une +négresse, accroupie à ses côtés?</p> + +<p>—En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu +fou.</p> + +<p>—Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très +sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps. +Puisque vous avez proclamé l'égalité de tous les hommes, il est logique +que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous +donner la leur.</p> + +<p>A ces paroles, les dames et l'abbé se regardèrent en riant et en +secouant la tête.</p> + +<p>—Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon +commandeur.</p> + +<p>—Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur: quand +nous serons seuls.</p> + +<p>—Docteur, vous manquez de respect à M. l'abbé, à ces dames et à +moi-même. Nous sommes ici entre amis.</p> + +<p>—Raison de plus pour ne rien dire!</p> + +<p>—Antoinette va sortir, si vous l'exigez.</p> + +<p>—C'est inutile. Plus tard vous saurez quel <span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span> est l'homme et aussi +quelle est la femme en qui vous avez mis votre confiance.</p> + +<p>—Cette pauvre Zinga! s'écria Antoinette.</p> + +<p>—Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga.</p> + +<p>—Vous allez encore l'accuser, vous! je ne vous aimerai plus.</p> + +<p>—Tant pis. On n'est pas toujours récompensé du bien que l'on peut +faire. On se résigne.</p> + +<p>—Enfin, docteur, on n'accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous +taire!</p> + +<p>—Ce que j'ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous +citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring?</p> + +<p>—Oui, dit l'abbé, et bien qu'il ne pratique pas notre religion, c'est +un excellent homme.</p> + +<p>—C'est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis +qu'Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en +riant: «Couacre! Couacre!»</p> + +<p>—Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring, +sous <span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> prétexte de soigner les noirs malades, d'instruire les +enfants, d'annoncer à tous l'Evangile, leur prêche la révolte contre +leurs maîtres.</p> + +<p>Ce fut un cri d'indignation.</p> + +<p>—Mais c'est un maître lui aussi! Qu'aurait-il à gagner à une révolte?</p> + +<p>—Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-t-il de +l'apaiser et de la dominer. Peut-être n'écoute-t-il que sa haine de +pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs!</p> + +<p>—Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux?</p> + +<p>—Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux +amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel +Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la +mienne. Combien de fois Figeroux s'est attardé à causer devant la porte +du prédicateur évangélique!... Sitôt qu'ils m'entendaient sortir, ils +rentraient dans l'habitation, mais j'avais eu le temps de les voir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> —Figeroux, dis-je, est pourtant d'une sévérité cruelle; souvent j'ai dû +intervenir pour l'empêcher d'appliquer avec tant de rigueur les +châtiments. Il me répondait que je n'avais pas assez l'habitude de +commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les +forcer au travail: «Si je ne puis à mon gré diriger la plantation, +ajoutait-il, je préfère qu'un autre que moi en prenne le soin.» Sont-ce +les paroles d'un homme qui prépare une révolution?</p> + +<p>—Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s'il +est cruel pour les noirs, ce qui n'aurait rien d'étonnant, il ne le +laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt +qu'ils peuvent subir, sont commandés par vous!</p> + +<p>—Grand Dieu!</p> + +<p>—Il le dit et on le croit. C'est votre Zinga qui est chargée de porter +vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon.</p> + +<p>—Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d'amitié!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> —Ah! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil.</p> + +<p>—Serait-elle donc?...</p> + +<p>—Ce qu'elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu'elle +est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont +peut-être raison.</p> + +<p>—Docteur, s'écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici!</p> + +<p>—Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n'y aura +pas grand mal.</p> + +<p>—Cet homme est d'une inconvenance! fit à demi-voix Mme Du Plantier à +Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui +semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations +du docteur m'avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à +mon entourage. J'éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme +si le visage de cette fille pouvait m'apprendre sa trahison ou son +innocence. J'aurais voulu ne pas croire le docteur.</p> + +<p>Afin d'avoir un prétexte pour la faire venir:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> —Zinga, appelai-je, en entr'ouvrant le salon, apportez des raisinades.</p> + +<p>Je pensais qu'elle était assise devant la porte. Mais je n'eus pas de +réponse. J'allais voir où elle se trouvait, lorsqu'un nouveau visiteur +entra, et que nous n'attendions point, certes! le révérend Samuel +Goring.</p> + +<p>C'est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le +menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses +yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d'une eau saumâtre; +défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s'ils craignaient que +quelque chose ne vînt déranger la bosse de leur propriétaire; ou bien +enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils, +comme s'ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contempteurs. Les +jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses +sermons, il a une manière de poser à l'extase, en levant le front vers +le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine, +qui est impayable. En ces <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> moments-là, le manteau dont il est +enveloppé même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos +contrefait et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe, +Antoinette, toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand +c'est une jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur +la joue, et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l'on +devine de la reconnaissance; quand c'est une de ces dames ou moi, du +bout des dents et avec une rage contenue, il se contente de dire: «Je +n'avais pas besoin de vous». Et il continue à prêcher d'une voix tour à +tour grinçante et geignarde.</p> + +<p>Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de +découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme +le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux.</p> + +<p>Loin d'avoir peur de lui, et d'ajouter foi aux médisances, nous avons +tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s'est +épanouie davantage; Agathe a oublié <span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> les soufflets de sa mère; +l'abbé, qui somnolait un peu, s'est complètement réveillé, et Mme de +Létang qui rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard +voluptueux. Jusqu'à la petite négresse qu'on battait au loin, qui a +cessé ses cris subitement, comme si elle en avait senti tout à coup +l'inconvenance.</p> + +<p>—Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait +pas les lèvres et n'eut même pas pour ces dames une inclination de tête.</p> + +<p>L'abbé s'avança au-devant de Goring avec une politesse souriante:</p> + +<p>—Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il...</p> + +<p>Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses +avances:</p> + +<p>—Nous travaillons l'un et l'autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux +voies parallèles: je cherche à purifier les blancs...</p> + +<p>—Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le +docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte. +J'essayai vainement de le retenir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> —Je vois, dit-il, qu'il faut unir le temple à la sacristie. Si cela +vous amuse d'être la passerelle, madame, grand bien vous fasse!</p> + +<p>—Allons, docteur, m'écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous +ne partez pas... Enfin, quand vous reverra-t-on?</p> + +<p>—Quand vous serez malade, madame, bien malade!</p> + +<p>Et il descendit l'escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité +d'une avalanche.</p> + +<p>Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son +départ ne fût qu'une fausse sortie; puis, les yeux baissés, d'une voix +criarde qui avait le son d'une clef rouillée dans une vieille serrure:</p> + +<p>—Je vous apporte, mes sœurs, une nouvelle bien réjouissante. La +société des Amis des Noirs vient d'achever sa grande œuvre. +L'Assemblée nationale s'est rendue aux conseils de la raison et de la +vertu. Elle est, m'écrit-on de France, sur le point de promulguer ce +décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de +couleur <span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span> la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait +entendre sa voix!</p> + +<p>—M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant +d'éloquence que je le soupçonne fort d'avoir donné son cœur à l'une +de ces belles dames d'ébène, dont les lèvres ont des baisers, m'a-t-on +dit, paradisiaques.</p> + +<p>—Il ne s'agit point de voluptés criminelles, s'écria Goring, mais des +vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de +justice que la nature inspire. Et je vous le déclare: je serais plus +fier d'avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l'une de ces femmes +blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres +gestes un hommage au vice et à l'impudeur.</p> + +<p>—Bravo! s'écria Mme Du Plantier.</p> + +<p>—Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point +de confitures. Mais j'aime cette sévérité, moi! Ça m'aiguillonne.</p> + +<p>—Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> —Cette fois pourtant, observa l'abbé, j'ai peur que vous ne vous +abusiez. J'ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de +l'Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous +attendez. On a l'intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur +qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que +les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les +conditions d'éligibilité. Or...</p> + +<p>—Or, comme ces assemblées sont composées d'aristocrates...</p> + +<p>—De blancs!...</p> + +<p>—Vous espérez que jamais elles n'accorderont les droits demandés?</p> + +<p>—J'en ai peur.</p> + +<p>—Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira +que la nation se soit prononcée pour nous.</p> + +<p>—Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation!</p> + +<p>—Non, elles n'en représentent que la pourriture! Mais en vain +s'opposent-elles aux revendications sacrées d'un peuple <span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> malheureux. +J'irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s'il le faut, dire à +tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants +innocents, que la nation désire leur liberté.</p> + +<p>—Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme du Plantier. +Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Nos +esclaves sont trop occupés à présent. Une telle nouvelle leur causerait +une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire +à la colonie.</p> + +<p>—Ce qui nuit à la colonie, c'est l'ignorance et le servage dans +lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l'image de Dieu. +On a trop tardé à leur apprendre ce qu'ils étaient!</p> + +<p>—Et s'ils allaient ne plus vouloir nous servir? dit Mme de Létang.</p> + +<p>—Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser +partir. N'usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits +sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à +user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est +nécessaire. <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m'a +enseigné tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la +maréchale, vous deviendriez gourmande.</p> + +<p>A ce moment j'entendis comme un écroulement dans l'escalier qui +conduisait à l'office. Je sortis vivement. Le couloir était plein +d'assiettes et de verres brisés. L'auteur de ce bel exploit devait être +Cochonnette, la fille de cuisine: elle avait glissé, selon son habitude, +et laissé toute la vaisselle s'échapper de ses mains.</p> + +<p>—Vilaine mazette! m'écriai-je, je vais te frotter le cul d'une +pimentade qui t'apprendra bien, à l'avenir, à être solide sur tes +jambes!</p> + +<p>Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle; mais l'avisée, +qui avait sans doute entendu mes menaces, s'était si bien cachée que je +ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l'absence +inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d'un désordre, car +elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la +maison.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> Comme j'errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un +bruit s'éleva de la chambre d'Antoinette. J'y entre aussitôt et ma +surprise n'est pas légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je +m'approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt +il disparut derrière les bananiers du jardin. C'était un blanc, habillé +à la mode française, et qui m'a semblé fort bien fait et élégant.</p> + +<p>Pourquoi s'introduire ici? Dans quelle malhonnête intention?</p> + +<p>Je m'adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j'ai aperçu +Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler +le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir. +Sa mise, d'ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette +fois d'un soin et d'un apprêté extrêmes; elle avait une chemise de soie +à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait +aux mains des bracelets de rassade. A mon entrée dans la chambre, elle +devait être couchée; <span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span> comme mon regard s'était tourné d'abord du +côté opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober.</p> + +<p>Lorsqu'elle se vit découverte, elle s'adossa au lit et, d'un air +honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la +voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l'idée de la frapper.</p> + +<p>—Pourquoi es-tu ici? que faisait cet homme? m'écriai-je en écartant ses +mains et en la souffletant.</p> + +<p>Tout de suite son air narquois disparut; et ses yeux se remplirent de +larmes.</p> + +<p>—<i>Maîtress!</i> fit-elle d'une voix étouffée, avec un gémissement.</p> + +<p>—Tu te moques de moi! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans +tarder.</p> + +<p>Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d'une voix assurée:</p> + +<p>—<i>Maîtress, mô libre!</i></p> + +<p>—Et que m'importe, lui criai-je, que tu sois libre! Tu serais la femme +du gouverneur, espèce de racoleuse d'hommes, traînée de <span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> boue, que +je te fouetterais comme une bozale<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<p>Et du balai de lianes que j'avais emporté pour châtier Cochonnette, je +lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus +honteuse que blessée; puis, au milieu de sanglots, elle criait:</p> + +<p>—<i>Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri!</i> (Je parlerai moi, +je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.)</p> + +<p>La gueuse! elle a prononcé le nom de Mme Lafon! elle m'a accusée; et +elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient +l'entendre!</p> + +<p>Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre.</p> + +<p>—Tais-toi, fis-je. Je te pardonne! mais je veux que tu te taises, +entends-tu!</p> + +<p>Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit +croire que tout ce chagrin n'était qu'une comédie, puis <span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> elle partit +sans prononcer un mot. Au même instant, j'aperçus Antoinette, qui, me +voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge.</p> + +<p>—Qu'avez-vous, mon enfant? lui dis-je et en la serrant contre moi, je +sentais son cœur battre très vivement.</p> + +<p>Elle eut un coup d'œil vers le lit défait et vers le jardin, et elle +arrêta sur moi un regard plein d'anxiété.</p> + +<p>—Enfin, que se passe-t-il ici? repris-je. Que signifie cet air étonné? +Pourquoi avez-vous quitté le salon? Quel est ce mystère? Voulez-vous me +parler, Antoinette?</p> + +<p>Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche:</p> + +<p>—Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me +devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite.</p> + +<p>Mais elle ne m'obéit pas davantage. Elle était moins troublée que +moi-même; je ne le lui laissai pas voir; je fermai les volets de la +fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je +la laissai dans <span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur +de la porte.</p> + +<p>—Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m'appellerez, lui +criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée! On vous apportera +votre souper ici.</p> + +<p>Je l'entendis sangloter, et pourtant j'eus le courage de m'arracher à +cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait; alors, il est +vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m'avait même +fallu me retenir pour ne pas la battre comme j'aurais battu une enfant; +et j'étais presque heureuse d'avoir pu, sans la frapper, lui faire mal. +Ce secret qu'elle garde pour elle seule m'irrite comme un affront. +Hélas! à peine commençais-je à sentir les joies d'une affection réelle, +et déjà elle échappe à mon désir! Mon Dieu! quand je songe que c'est +près de cette enfant que j'espérais trouver le pardon et l'oubli du +passé. Pourquoi ne l'avez-vous pas voulu, Seigneur!</p> + +<p>Au milieu de ma rage, et par une sorte d'instinct irréfléchi, je me suis +dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans <span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> une +inquiétude si cruelle, ne devaient pas m'être indifférents!</p> + +<p>L'orage, menaçant tout à l'heure, venait d'éclater. Les coups de +tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou, par des explosions +soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l'oreille et +terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la +maison, les montagnes semblaient se rompre et s'écrouler dans des +craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer +s'avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque +cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des +mondes infinis. Elle crevait en torrents d'écume, qui, tels que des +trombes, s'élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les +pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis +quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère, +pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace.</p> + +<p>—Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur +les nuages <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> sombres, c'est aux clartés de la foudre que se révèle à +nous la loi du Seigneur.</p> + +<p>Mais personne ne l'écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la +muraille, poussait de petits gémissements: Mme de Létang, assise sur le +canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu'Agathe, agenouillée, +appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y +trouver abri et sécurité. Seul, l'abbé, les mains croisées derrière le +dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l'orage, les +déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l'horizon +et s'éteignent dans un tremblement.</p> + +<p>—Mes sœurs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu!</p> + +<p>—Tartuffe! m'écriai-je en haussant les épaules.</p> + +<p>Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j'étais +pleine, s'étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré +la pluie qui s'était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je +l'arrêtai; puis, sans me soucier du désespoir qu'elle montrait en voyant +l'eau gâter toute sa fraîche toilette, <span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span> sans m'occuper moi-même de +l'inondation qui me suffoquait:</p> + +<p>—Zinga, dis-je, parle-moi franchement: pourquoi cette homme était-il +dans la chambre d'Antoinette?</p> + +<p>—<i>Pou Figeroux pa wé mo!</i> (Pour que Figeroux ne me vît pas!) a-t-elle +répondu simplement. La chambre d'Antoinette se trouve en effet à l'aile +droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à +gauche.</p> + +<p>—Alors cet homme venait pour toi?</p> + +<p>—<i>Wi! pou mo!</i> (Oui, pour moi!)</p> + +<p>—C'est bien vrai? Jure-le sur ton talisman.</p> + +<p>Mais sans s'occuper de ma demande:</p> + +<p>—<i>Maîtress, moy ye tou di lo!</i> (Maîtresse, je t'ai tout dit!)</p> + +<p>Elle se secoua comme une perruche trempée sous l'averse qui redoublait, +et rentra dans la maison en courant.</p> + +<p>A quoi bon l'interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses +paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques.</p> + +<p>J'ai laissé mes hôtes s'effrayer et se rassurer <span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span> à la parole du +quaker; j'ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j'ai +pleuré. Zinga n'est pas venue cette nuit; elle savait bien que je +l'aurais chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi; il m'a envoyé un rêve de +délices: j'ai vu près de moi la chérie; elle était douce et elle +m'aimait.</p> + +<p>Seigneur! je vous en supplie, faites qu'elle ne me quitte pas, qu'elle +ne s'éprenne pas d'un homme.—C'est pour son bien! elle serait si +malheureuse!</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Je m'étais éveillée avec tant de plaisir! Ah! je n'aurais pas prévu la +fin horrible de cette journée!</p> + +<p>Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche +m'apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C'est à peine si +l'orage a laissé de traces autour de la maison tandis qu'à une +demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> Mes angoisses de la veille s'étaient dissipées à la clarté limpide du +ciel; à peine hors du lit, je courus à la chambre d'Antoinette. Je +voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler une +excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant! j'éprouve tant de +peine à lui causer le moindre chagrin! mais je ne puis vaincre l'égoïsme +cruel de mon affection. Ah! si j'étais sûre qu'elle m'aimât, j'aurais de +moins dures exigences.</p> + +<p>Par bonheur, Antoinette n'a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces +dames, qui connaissent l'inconstance de mon humeur, excusèrent ma +brusque disparition, l'attribuant aux nerfs ou à l'orage. Profitant +d'une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et +partirent pour le Cap en même temps que l'abbé. Seule, Agathe de Létang +que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s'en aller avec sa mère. Zinga +eut alors l'inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais +gré, d'offrir à la jeune fille le lit d'Antoinette. Agathe accepta. +Elles ne s'attendaient ni l'une ni l'autre à trouver fermée la porte de +mon <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> enfant. Mais Zinga ne s'émut pas de si peu. Elle devina ce qui +s'était passé entre nous; et sans crainte de ma fureur, elle vint, +pendant que je dormais, fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra +la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. A trois elles +ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n'a plus eu +peur de l'orage; et c'est dans toutes sortes de jeux qu'Antoinette a +fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m'a arrêté dans le vestibule +pour tout me raconter.</p> + +<p>Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de +fierté comme d'un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation.</p> + +<p>—Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais +plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends +garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en +cuirait à ta peau.</p> + +<p>Agathe et Antoinette, lasses d'avoir dansé la veille, reposaient encore. +Un souffle léger, d'un mouvement égal, soulevait leur sein. <span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> Agathe +avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d'Antoinette; frêle, +presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande +amie dont le bras s'allongeait sur son épaule. Une ombre charmante +couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs +lèvres; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient +en rêve.</p> + +<p>A mon pas elles tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des +attitudes plaisantes, s'étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent +éveillées et qu'elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger +effroi. Les joues d'Antoinette s'empourprèrent; Agathe poussa même un +cri.</p> + +<p>—Ne vous effrayez pas, mes chéries, fis-je, je ne veux point vous +gronder. J'en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me +montrer plus de confiance.</p> + +<p>C'est tout ce que j'eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de +surprise sans doute, car elles s'attendaient à une semonce, elles +partirent d'un éclat de rire. Ce fut délicieux <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> comme un égouttis de +source mêlé à des trilles d'oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue +pour être coupable, acheva de m'enlever mes inquiétudes, et voyant que +je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive +abondance de détails inutiles et gracieux.</p> + +<p>—Nous nous sommes bien amusées, allez! madame, Zinga nous a appris à +faire du gâteau galeux... c'est un vilain nom, mais c'est follement bon. +On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois œufs, +mais il faut que l'œuf soit sans blanc, et puis vous détrempez la +farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis... Ah! +je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette?</p> + +<p>—Mais oui, seulement tu t'es trompée; on prend aussi du fromage fait, +tu ne te rappelles rien!</p> + +<p>—Moi, je m'en moque... de la cuisine, seulement je l'aime; si vous +n'aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C'était +adorable!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> —Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah! vous avez bien manqué.</p> + +<p>—C'est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies +danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga, +on crevait de rire!</p> + +<p>—On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda!</p> + +<p>—Et la chica! Elles se tortillent comme cela; on dirait qu'elles ont la +colique.</p> + +<p>—Mais, mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très +inconvenantes; j'avais défendu plus d'une fois à Antoinette de danser +avec nos esclaves; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre +également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des +jeunes filles?</p> + +<p>—Oh! madame, s'écriait Agathe, je vous assure, ce n'était pas +inconvenant; il n'y avait que des négresses. On ne nous a pas vues; nous +étions les deux seules blanches.</p> + +<p>Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre, +partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l'ami +<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants, +à demi nues à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette +visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se +couvrir, il eut un geste dédaigneux.</p> + +<p>—C'est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. A force +de voir les maux de l'humanité, je suis devenu insensible à ses grâces.</p> + +<p>J'étais indignée de cette rusticité. J'essayai de le lui faire +comprendre.</p> + +<p>—Comment, docteur! osez-vous dire...</p> + +<p>—C'est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s'il ne m'avait pas +entendue. Au vrai, j'exerce bien encore, quelquefois, mais c'est par +habitude et par hygiène. J'ai, pour cet office un des échantillons les +moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les +égarements de la passion.</p> + +<p>Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur +jeta un regard de reproche.</p> + +<p>—Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j'ai beau <span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> avoir les cheveux +blancs, sous ma vieille peau le cœur est jeune encore.</p> + +<p>—Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez +indifférent à nos grâces.</p> + +<p>—Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n'a pas permis...</p> + +<p>—Et la Faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins? c'est +là l'important.</p> + +<p>—Allons, taisez-vous, Agathe, m'écriai-je, et vous, docteur, trêve à +ces compliments où vous me semblez à l'aise comme un chat dans une mare +à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu'ayant juré de ne plus +me voir qu'à mon lit de mort, vous vous trouviez sitôt devant moi.</p> + +<p>—Mon serment, madame, n'avait rien de sérieux. On ne s'engage pas à +faire le mal. J'étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de +l'espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je +n'en serais pas moins venu aujourd'hui vous apprendre des événements que +vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m'émut.</p> + +<p>—Je suis prête à vous écouter, lui dis-je, curieuse et assez alarmée.</p> + +<p>Il me laissa voir qu'il ne tenait point à parler devant les jeunes +filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous +traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la +route du Cap et sur la mer.</p> + +<p>Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s'étendaient +les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs, +cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient +un frémissement continu. Il s'en élevait une plainte sourde, puis +vibrante, pareille à l'écroulement des vagues sur le sable, mais perdue, +comme le bourdonnement des murmures dans l'air silencieux, la joie et la +splendeur de la lumière. Le cri d'une négritte châtiée, les roulements +de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves +viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands +arbres, <span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> les plantes et les cultures innombrables qui se pressent +sur la côte et dans la vallée. Les cases disparaissent au milieu du +floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout +de grandes feuilles de velours s'étalent, ou se courbent vers nous; les +oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol +des cocolobas. La voix d'un esclave chante:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p class="i1"><i>Si Bonguiè di li bon,</i></p> + <p><i>Li divet gagnen so rèzon.</i></p> + </div> +</div> + +<p>Si le bon Dieu dit que c'est bon, il doit avoir raison.</p> + +<p class="p2">—Tu fais sagement, pensais-je, pauvre nègre, d'accepter le sort que +t'envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir.</p> + +<p>Comme devant la magnificence de cette matinée, j'oubliais tout, et le +passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur! Je me rêvais déjà un +paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah! que +j'allais être promptement désabusée!</p> + +<p>J'avais courbé vers le docteur une tige de <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> canne, et je lui en +faisais remarquer la lourdeur.</p> + +<p>—La récolte sera belle, cette année, lui dis-je.</p> + +<p>—Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire.</p> + +<p>—Encore! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut +causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte +prochaine! Comme si nos plantations n'étaient pas tranquilles! Et qui la +ferait donc, cette révolte!</p> + +<p>—Mais, mon Dieu, les blancs d'abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de +riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer +la canne par le tabac; ils n'ont que faire de payer des impôts pour des +esclaves qui leur sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une +quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l'on +abandonnât et même que l'on ravageât quelques plantations. Cela +renchérirait d'autant leur marchandise. D'autres enfin ont affermé des +boutiques à leurs anciens esclaves <span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> et en retireraient plus de +profit si les commerçants noirs n'étaient pas soumis à certaines +impositions. Tous ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien +sincères sur le sort des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des +Amis des Noirs, ils vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui +réclament pour les hommes de couleur les mêmes droits que pour les +blancs. Ils disent que le roi et l'Assemblée désirent leur liberté. Les +noirs ne voient pas tous du même œil arriver cet affranchissement de +nom qui leur en coûtera peut-être un autre, moins honorable mais plus +réel. Les nègres commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis +d'impôts, et, en dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce, +comme ils n'ont rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis +bénéfices; les esclaves n'ayant pas légalement le droit de vendre, les +maîtres qui leur prêtent un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à +rien leur réclamer, et on leur donne ce qu'on veut. D'un autre côté, les +noirs des plantations, établis dans l'île depuis longtemps, <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> ne se +soucient pas d'une liberté qui va les jeter à la porte de leurs maîtres, +et leur enlever l'assurance qu'ils ont encore de pouvoir chaque jour de +leur existence manger leur manioc et reposer leur corps sous un toit. +Chose étrange! ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent +encore à leurs champs de cannes, et s'imaginent avec raison que des +nègres citoyens se croiront déshonorés de cultiver autre chose que la +politique; ils s'unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et +redoutent que les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne +leur fassent une concurrence ruineuse, dès qu'ils auront le droit de +tenir boutique. Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne +tiendra pas contre l'intérêt de quelques grosses fortunes; l'ambition, +la vanité de deux ou trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de +venger d'anciennes injures; la folie enfin de ces nègres bozales, +récemment débarqués par la traite et que vous affectez de considérer +comme des êtres raisonnables. Le mot de liberté à de telles oreilles +signifie incendie, <span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> pillage, viol et massacre. L'ivresse que leur +versent vos beaux discours se communiquera aux autres. Tout ce troupeau +qui ne craint plus le fouet, va se précipiter avec délices dans la +barbarie.</p> + +<p>—Nous l'en empêcherons bien!</p> + +<p>—Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n'a plus chez lui que +son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis.</p> + +<p>—Et où sont-ils?</p> + +<p>—Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s'organise. Et j'ai +d'autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d'être +assassinée par ses esclaves; ce matin même, j'apprends qu'on a pillé la +maison du gouverneur en l'absence du maître et sous les yeux de +l'intendant, désarmé ou complice.</p> + +<p>—Mais ce n'est pas la première fois qu'on voit de pareilles aventures. +Elles sont plus ou moins fréquentes: voilà tout.</p> + +<p>—Vous avez trop d'insouciance des événements qui ne se passent pas sous +vos yeux pour <span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une +importance extrême.</p> + +<p>Nous étions arrivés au pavillon; après une telle causerie j'hésitais à y +entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d'un ton +assez impertinent:</p> + +<p>—Ainsi, c'est pour m'entretenir de votre «politique» que vous êtes venu +me déranger?</p> + +<p>—Non, madame, répondit-il. Je n'ai ni le goût des paroles inutiles, ni +celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte +qui est inévitable à Saint-Domingue; je veux seulement avertir mes amis +assez tôt pour qu'ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter: +veillez à vos serviteurs!</p> + +<p>—Ah! vous voulez encore me parler de Zinga, m'écriai-je irritée. Vous +avez dû voir pourtant que vos médisances n'avaient eu, hier, aucun +succès.</p> + +<p>—C'est ce qui m'engage à les recommencer aujourd'hui, répartit le +docteur.</p> + +<p>Là-dessus il entra dans le pavillon et s'assit lourdement sur un sofa, +renversant la tête <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> sur le dossier, comme pour bien marquer qu'on ne +l'en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là!</p> + +<p>Je n'en avais pas d'ailleurs l'intention. Un incident, en apparence +négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et +éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se +glisser dans la plantation; ses yeux obliques et ridicules de lapin +effrayé étaient encore plus soucieux qu'à l'ordinaire, et il détournait +la tête à chaque instant, comme s'il craignait d'être aperçu. Une +négritte, l'ayant vu, s'inclina devant lui. Sans répondre à son salut, +le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis +continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient +cette visite matinale et tout ce grand mystère?</p> + +<p>Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte.</p> + +<p>—Etes-vous disposée à m'écouter, à présent? demanda-t-il.</p> + +<p>Il n'avait pas besoin de ma réponse; j'étais assez attentive; il +commença donc son <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> récit sans prévoir le trouble qu'il allait me +causer.</p> + +<p>«Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa sœur, +reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui +demandant avec instance de venir s'établir dans l'île. Son frère, +écrivait-on, avait eu de grands malheurs; l'orage avait détruit ses +récoltes; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d'argent, en lui +enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de +rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation, +rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée +«Mettereau», était écrite par une main étrangère, celle, sans doute, +d'un garde-malade, ou d'un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour +son frère l'amitié la plus vive; depuis longtemps elle avait formé le +projet d'aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage, +c'était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci +était alors bien portante, et qu'il s'agissait peut-être de sauver de la +mort un <span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> frère qu'elle aimait, elle se décida aussitôt à partir. +Elle emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans +la colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu'elle avait de +précieux. Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue +où l'intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à +l'habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres.</p> + +<p>«Or, l'intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M. +Mettereau n'existait plus; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout +le monde, et c'est alors qu'eut lieu un effroyable drame. Tandis que les +deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la +Plantation Mettereau, l'intendant et les noirs qui l'accompagnent se +jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce +qu'elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les +massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La +mère est tuée; la jeune fille échappe, et c'est chez vous qu'elle vient +chercher un refuge.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> —Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion; des +esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous +parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance. +Vous savez, docteur, puisque vous l'avez soignée, combien dura son +délire; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans +suite qu'elle prononçait durant sa fièvre. Je l'entendais seulement +quelquefois appeler sa mère.</p> + +<p>—Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit?</p> + +<p>—Ceci simplement: très fatiguée de la traversée, elle s'était endormie +aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son +oncle. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des +torches qui brillaient dans la nuit; des nègres aux physionomies +féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu'à des hommes, +avaient commencé à lui lier les mains; elle entendait autour d'elle des +cris et des gémissements; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on +lui mit un bâillon, on la frappa; <span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> elle s'est évanouie de terreur +sous les coups.</p> + +<p>—Et vous avez fait rechercher les assassins, n'est-ce pas? et, malgré +tous vos efforts vous n'avez pu les découvrir?</p> + +<p>—Non, fis-je, effrayée de cette question.</p> + +<p>—Moi, j'ai été plus heureux, je connais le nom de l'assassin. Oui, un +esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n'a été que +témoin, m'a tout raconté.</p> + +<p>Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d'une voix +tremblante que je demandai:</p> + +<p>—Qui est-ce donc, docteur?</p> + +<p>—Figeroux, oui, c'est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens, +comme c'est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont +il était l'intendant.</p> + +<p>—N'accusez pas sans preuves! m'écriai-je presque soulagée.</p> + +<p>J'avais craint un instant qu'il ne prononçât mon nom.</p> + +<p>—Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n'est-il pas +arrêté?</p> + +<p>—Le témoignage d'un seul homme, répondit-il, <span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> surtout d'un noir, +n'a pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux +tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour +moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m'a raconté le crime n'a aucun +intérêt à accuser Figeroux. D'ailleurs, au moment de la mort de +Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre; les explications qu'il a +données, l'alibi qu'il a réussi à se créer n'ont point calmé tous les +soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs.</p> + +<p class="p2">Je savais, hélas! mieux que personne, ce qu'il y avait de vrai et de +faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi +l'horrible scène; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon; les coups +à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements; puis, dans +l'entrebâillement de la porte, l'apparition effrayante sous la lanterne, +les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du +corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> regard, qui +entre tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse +informe, un paquet de jupes boueuses: sa fille, ma chère Antoinette!... +râlant d'une voix éteinte, stupide: «Sauvez-la! Sauvez-nous!» Tandis que +nous nous empressions, Zinga et moi, autour de l'enfant évanouie, la +mère perdit elle-même connaissance. Ah! Dieu m'est témoin que je les ai +couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme +j'aurais soigné ma mère et ma fille... Mais, pour mon malheur, Zinga +était près de moi, l'immonde créature! Je la vois qui s'approche du +manteau dont j'avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde +curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son +jargon: «Maîtresse, regardez donc! les voleurs n'ont pas été bien +adroits.» Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles +pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû +réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et +contemplait l'or: «Voilà» disait-elle, «pour me faire plaisir, à <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> +moi!» Elle ajoutait en me regardant: «Et à toi aussi, maîtresse.» Elle +n'ignorait pas qu'à ce moment j'étais dans un embarras extrême; un jeune +mulâtre, fils d'affranchi, furieux d'avoir été chassé de la maison, +menaçait, si je n'achetais son silence, de raconter que je l'avais +soumis, avec d'autres noirs et même des domestiques blancs, à +d'abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges +qu'il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à +jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais +j'étais alors sans argent; une mauvaise récolte, des constructions +dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne +momentanée, et un emprunt, la vente d'un titre ou d'un bien me +répugnaient. «Cette somme-là serait bien utile,» disait Zinga.—«Portez +tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre», dis-je en affectant +de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans +s'occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à +regarder cet or <span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> tentateur. «C'est le bon Dieu qui nous a envoyé ces +voyageuses,» faisait-elle, «et puisqu'elles sont à moitié mortes...» Un +geste affreux achevait sa pensée. Et j'avais beau m'indigner de ces +paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du +Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas +maîtresse de mes actions!... Alors Zinga a senti combien je me défendais +mollement contre son dessein; elle a compris tout l'ascendant, toute +l'autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte; peut-être aussi +l'or l'avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j'avais déjà +remarquée chez elle à l'égard des femmes blanches l'enivrait-elle contre +les pauvres fugitives... Et l'horrible forfait s'est accompli. Zinga, +ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l'infortunée. +Mon Dieu! que votre miséricorde s'étende sur moi! Vous savez que je ne +fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable +inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n'a été que +de faiblir, de manquer <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> de courage. Ne voulait-elle pas aussi +frapper Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la +mienne? Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels +mensonges, à quels périls continuels allait m'entraîner cette enfant, +quelles fables il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin +d'expliquer sa présence auprès de moi. N'importe, je n'ai pas hésité; et +vous avez béni ma charité, mon Dieu; au Cap, malgré tant de calomnies, +on vante mon âme généreuse; Antoinette me garde de la reconnaissance de +l'avoir recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre +pardon...</p> + +<p>Hélas! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu'elle +a appelé mon crime, lorsqu'elle a voulu partager l'or. Ah! l'atroce nuit +où je me suis disputée, battue avec elle—une esclave!—où elle m'a +menacée de m'accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais pas «sa +part.» Ah! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme +elle se moque bien de mes ordres! «Sa part», c'est ma fortune! oui, +voilà ce qu'elle désire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span> Et dire que pour m'épargner une calomnie ridicule, par avarice, par +lâcheté, je suis sous le coup d'une dénonciation capitale!</p> + +<p>Il est vrai que le témoignage d'un esclave est nul devant la justice. Le +docteur m'a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le +lui ai demandé:</p> + +<p>—N'est-ce pas, docteur, on n'admet pas les plaintes des noirs au +Conseil?</p> + +<p>Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d'abord au +récit du crime, lui avait laissé croire qu'il m'avait convertie à sa +méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui +tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis +plusieurs minutes, je n'écoutais que d'une oreille fort distraite ses +commentaires.</p> + +<p>—Et qu'importe! s'écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a +beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut +mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le +regard trop rapide; elle ne distingue que <span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> les ensembles; pour se +familiariser et s'assouplir aux variétés de l'existence, elle a besoin +de l'armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces +animaux-là!</p> + +<p>—Fort heureusement, dis-je.</p> + +<p>Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, presque insolent, +comme pour deviner ma pensée. Mon cœur battait plus fort. Se +doutait-il de ma complicité? Etait-il venu m'arracher des aveux? Mais je +vis bientôt l'absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait +rien. Déjà il s'était remis à me parler de Figeroux.</p> + +<p>—Tout l'accuse, reprit-il. C'est seulement le surlendemain du crime que +Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et +s'engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère +Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction; on avait essayé de +l'embaumer. Figeroux, m'a-t-on raconté, avait voulu d'abord le faire +disparaître, puis il s'était décidé à le garder sous clef jusqu'à +l'arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s'était <span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> sans doute +proposé d'accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire +qui amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de +faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu'il n'aurait dû +l'être, ce qui déjoua les projets du misérable.</p> + +<p>—S'il est réellement l'assassin de Mme Lafon, dis-je, c'était bien +maladroit de se rapprocher d'Antoinette. Il n'ignorait pas, en effet, +quand il est venu chez moi, que je l'avais recueillie. Il voulait donc +se faire reconnaître?</p> + +<p>—Oh! fit le docteur, l'assassinat a eu lieu la nuit; Figeroux avait +peut-être le visage couvert, masqué; peut-être aussi a-t-il dirigé les +meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes.</p> + +<p>—Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi?</p> + +<p>—Il paraît qu'après le crime, Figeroux n'a pas trouvé sur sa victime +l'or qu'il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l'argent, au +milieu de la lutte, lorsqu'elle <span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> essaya d'échapper aux bandits, soit +que les noirs qu'il conduisait l'eussent emporté à son insu. Il s'est +imaginé que Mme Lafon l'avait confié à Antoinette. Il est entré chez +vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être.</p> + +<p>—Oh! docteur, comme cette idée est étrange!</p> + +<p>—Mais dans cette affaire tout est étrange! Pourquoi, par exemple, +Figeroux a-t-il froidement commandé qu'on violentât ces femmes. Ce ne +pouvait pas être une vengeance, et d'après tout ce qu'on sait de ses +mœurs, ce n'est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu'on en +rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n'a point +leurs passions de mâle. Il n'y a rien d'impossible à ce qu'il ait agi au +nom d'un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos +gardes. A votre place, moi je renverrais Figeroux.</p> + +<p>Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m'avait recommandé +Zinga, qu'elle m'avait presque forcée de prendre chez moi, <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> me +remplissait d'inquiétude. Connaissait-il «mon crime», ma destinée +dépendait-elle de ces deux assassins; Figeroux allait-il, un beau soir, +devant mes esclaves insensibles, et avec l'aide de Zinga, me tuer aussi, +comme ils avaient tué Mme Lafon? Certes, les conjectures du docteur +n'avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de +craintes, une image, plus puissante que les autres, s'imposait à mon +esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à +éloigner de moi une scène d'horreur, d'une obscénité révoltante. Je +voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de +luxure; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie, +ensanglantée par ces mains de barbares. J'entendais ses cris de douleur +et de honte. Etait-il possible, comme le docteur le prétendait, qu'on se +fût attaqué à tant de grâces, qu'un sauvage eût osé souiller une si +charmante jeunesse?</p> + +<p>—Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu'on a violenté ces +malheureuses femmes? Jamais Antoinette, aux rares fois où j'ai fait +allusion <span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> à la mort de sa mère, n'a paru troublée comme aurait dû +l'être une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant +contrainte de cacher une telle injure. Elle m'a toujours parlé de cette +nuit horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras.</p> + +<p>—Ah! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent +à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr +que vous-même autrefois... Allons, passons. Dans l'attitude de Mlle +Antoinette, je m'imagine qu'il y a beaucoup d'inconscience. Vous m'avez +raconté que vous l'aviez trouvée évanouie. Elle n'a donc rien senti +pendant l'opération, heureuse enfant! A moins, au contraire, qu'elle +n'ait éprouvé beaucoup de plaisir. D'où sa réserve. La coquine tient à +garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon +conseil, madame: il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la +demoiselle; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais +d'abord, n'est-ce pas, renvoyez Figeroux.</p> + +<p>—Pourquoi parlez-vous de Figeroux au <span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> sujet d'Antoinette? +m'écriai-je toute en fureur.</p> + +<p>En vérité cet homme a des paroles si grossières que j'avais envie de le +gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour +son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui +m'a fait oublier tant de cynisme et de rusticité.</p> + +<p>Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s'est levé +brusquement et, m'attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte, +protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous +dérober aux passants:</p> + +<p>—Regardez Zinga! m'a-t-il chuchoté à l'oreille.</p> + +<p>La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu'au +soir où je l'avais surprise dans la chambre d'Antoinette. Sa chemisette +fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses, +dont les fentes, resserrées par des nœuds de ruban écarlate, +laissaient voir la jupe de dessous, de <span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> toile blanche. Elle avait +son collier d'agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s'en allait la +tête haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine +entr'ouverts sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire, +les narines palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs +railleurs et méchants; elle semblait presque jolie dans son bonheur.</p> + +<p>Elle passa devant la fenêtre; en même temps, à quelque distance apparut +Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le +voir, le quaker courait derrière elle; il la rejoignit enfin; et, tout +essoufflé, d'une voix haletante:</p> + +<p>—Zinga, dit-il, je vous ai attendue.</p> + +<p>—M'enfû! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et +elle voulut continuer sa marche.</p> + +<p>Alors il l'étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une +brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s'en fut +heurter la muraille de notre pavillon.</p> + +<p>—<i>Ou pati, Kouraj! aguié!</i> (Partez, bonne <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> chance, adieu!) +cria-t-elle en le saluant de la main.</p> + +<p>Mais, ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne +la suivit pas longtemps. Voyant qu'il la serrait de près, elle se +détourna à demi et, la jambe allongée, d'un coup expert de boxeuse, elle +lui envoya le pied en plein visage; puis, comme il perdait l'équilibre, +elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la +chanson créole:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p><i>E si nou kontré ké roch,</i></p> + <p><i>M'a kasé-yé ké mo do.</i></p> + </div> +</div> + +<p>(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.)</p> + +<p class="p2">Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs +paroles d'une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à +ses lèvres.</p> + +<p>—Ils la suivent, disait-il, comme les bœufs qu'on va immoler... Que +mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette +femme: elle a fait perdre la vie aux plus forts.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> Et, lui tournant le dos, il s'essuya les yeux.</p> + +<p>—Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l'empêche pas de +pleurer.</p> + +<p>Puis se tournant vers moi:</p> + +<p>—J'ai envie d'aller voir où court cette fille.</p> + +<p>—Et moi de même, dis-je. Mais si elle s'aperçoit que nous la suivons?</p> + +<p>—Nous verrons bien ce qu'elle fera. En tout cas, nous ne nous +laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre +Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D'ailleurs, voyez, elle a dans la +cervelle des papillons blancs; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde +rien, elle ne nous verra pas.</p> + +<p>Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le +révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde +à ce qui se passait autour de lui.</p> + +<p>Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes +à quelque distance. Elle s'avançait d'un pas rapide et dégagé, en +fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient; au +loin les monts avaient encore de grandes écharpes <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> d'ombre, mais la +route, presque partout découverte, brûlait; un vent chaud, de temps à +autre, soulevait des tourbillons.</p> + +<p>Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les +apercevions, qui dormaient repliés au soleil. A notre approche ils +s'allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de +lumière.</p> + +<p>Je regrettais déjà cette promenade d'espionnage; le docteur s'essuyait +le front; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p><i>Lontan, lontan tout moun té nwê</i></p> + <p><i>San pa oun blang lasou la té</i></p> + <p><i>Tan-là sa pa té kou jodi;</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Souvan Bonguié koutmé vini</i></p> + <p><i>Pou palé ké sa moun ki bon,</i></p> + <p><i>Yé pa pé li okin' fason,</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Tout sa moun li téki palé</i></p> + <p><i>Li té, guen kichoz pou bay-yé.</i></p> + </div> +</div> + +<p>(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la +terre. Temps-là n'était pas temps-ci.</p> + +<p>Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on +n'avait peur de lui en aucune façon.</p> + +<p>A tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.)</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations +apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous +éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées +de l'arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l'ombre et +l'odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l'air tandis +qu'une neige blanche, s'échappant des massifs, volait devant nos yeux. +On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves, +eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes, +s'entendaient les ciseaux d'élagage, et, sur l'écorce des cacaoyers, le +claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs.</p> + +<p>Zinga, apercevant les maisons du Cap, s'arrêta devant des sterculias qui +étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées; +s'étant troussé la candale et la jupe, elle s'accroupit et pissa, puis +nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s'oindre la croupe, le +ventre et les jambes. L'odeur était si forte qu'à cinquante pas nous en +<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le +lança derrière elle, et reprit sa marche.</p> + +<p>—C'est sa toilette d'amour, dis-je au docteur.</p> + +<p>—Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif.</p> + +<p>—Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la +négrophilie, comme le révérend Samuel Goring!</p> + +<p>Mais il releva la tête et étendant la main, d'un geste solennel:</p> + +<p>—Ça, jamais, s'écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux: +D'ailleurs la science l'a voulu, je suis un chaste!</p> + +<p>Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une +petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues +d'écrasage, et exhalant l'odeur écœurante des mélasses, nous suivîmes +la négresse jusqu'à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée +derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d'elle une petite +avenue ténébreuse et fraîche en plein <span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> soleil. Des fenêtres ouvertes +s'envolaient les sons caressants, les tendres accords d'un clavecin. +Zinga prit l'avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes +s'ouvrirent, le clavecin se tut, et j'entendis un bruit de baisers. Je +ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j'avais reçu un +soufflet. J'eus envie de m'en aller, puis une curiosité insurmontable +m'attacha devant ces fenêtres; je voulus même entrer dans l'avenue.</p> + +<p>—Où allez-vous? me dit le docteur. C'est la maison de M. Dubousquens.</p> + +<p>—Qu'est cela, Dubousquens?</p> + +<p>—Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces +sucreries.</p> + +<p>—Tant pis! Il n'a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui +dirai bien, à ce monsieur!</p> + +<p>—Arrêtez! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez +Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n'allez pas +ainsi compromettre votre dignité chez un étranger! Ne vous suffit-il pas +de savoir où <span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> elle est. Je craignais qu'elle n'eût une liaison moins +inoffensive.</p> + +<p>—Inoffensive! me récriai-je, qu'en savez-vous? Cet homme-là est +peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je +permettrai jamais à une esclave de s'échapper de la plantation quand il +lui en prend fantaisie? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des +autres esclaves, la garde et le service d'Antoinette? En vérité, c'est +inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs... Et +quelle audace a cet homme de me la prendre! La religion, les mœurs, +ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C'est un esprit fort, +sans doute. Vous lui ressemblez, d'ailleurs. Ah! il vous sied bien de +parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte, +tenez, qui perdront l'île!</p> + +<p>—Calmez-vous, madame, on va vous entendre.</p> + +<p>—Et qu'importe qu'on m'entende. Je le voudrais, être entendue! Ce +serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa +conduite. Ecoutez! ils s'embrassent <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> encore... Oh! c'est trop fort; +elle prononce mon nom; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu'ils +disent. Approchons-nous. N'ayez pas peur, voyons, docteur! Derrière +cette haie de lianes on ne nous verra pas.</p> + +<p>Je ne pouvais plus me contenir. L'effronterie de cette horrible fille +soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c'était les lèvres +salies par les baisers d'un Dubousquens qu'elle venait à moi. Ah! +l'ignoble coureuse. J'avais envie de me précipiter sur elle, de la +frapper, de la déchirer de mes ongles; puis, un instant après, j'aurais +voulu m'éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la +curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut +rester là, devant ces fenêtres, qu'ils n'avaient même pas la pudeur de +fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et +moi; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient +suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre.</p> + +<p>Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> parler son patois, +s'exprimât à peu près comme une blanche qui n'aurait pas été à l'école. +S'était-elle donc, ainsi qu'elle en avait devant moi témoigné le désir, +«acheté une langue»? ou bien m'avait-elle trompé en feignant de ne +savoir que le créole?</p> + +<p>Je rapporte ici la conversation qu'elle eut avec Dubousquens. Je néglige +seulement l'accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler +français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens +m'échappe ou que j'ai oubliées.</p> + +<p class="p2">—Je vois bien que tu ne m'aimes pas, disait-elle. Pourquoi n'es-tu pas +heureux avec moi? Est-ce que je ne sais pas t'embrasser, te donner du +plaisir? Pourquoi m'as-tu prise si tu ne m'aimes pas!</p> + +<p>—Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce +serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la +première venue. A Paris et ailleurs, j'ai déjà entendu maintes fois un +ramage pareil au tien. Cela ne m'a pas encore tourné la tête.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> —Ah! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sais pas comprendre!</p> + +<p>—Qu'est-ce donc que je ne sais pas comprendre?... que tu ressembles à +toutes les filles de ta sorte, que seul l'or peut te faire battre le +cœur? En vérité, cela n'est pas difficile à voir... Il faut être +raisonnable, Zinga: tu es belle, tu peux t'en vanter; dans ta race, on +n'en compte point des centaines comme toi, c'est sûr; mais vas-tu, pour +cela, exiger de l'amour de tous ceux qui t'ont payé tes baisers? Je ne +suppose pas que tu aies l'âme si despotique... ni si niaise.</p> + +<p>Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut +un coup d'œil vague vers l'avenue. J'eus le temps de voir et +d'étudier son visage. C'était un homme d'une trentaine d'années, et, +bien qu'assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa +chemise de dentelle; il avait le regard intelligent, avec quelque chose +de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d'esprit rapide et +superficiel. Son œil n'observait pas; à demi-clos, peut-être ne se +faisait-il <span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> voir que pour laisser luire sur tous son éclair +méprisant. La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait +pas de montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que +transforment les moindres impressions; elle était comme un déguisement +de sa pensée et une défense contre son entourage; en revanche elle +accusait ses instincts avides et violents: la luxure, peut-être la +cruauté. Sa bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre +ses joues grasses; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en +tomber sans âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les +feuilles sèches tombent de l'arbre. On eût dit que rien chez lui ne +pouvait l'émouvoir, en dehors de l'orgueil et du plaisir, mais cette +bouche appelait plus que le plaisir égoïste, elle commandait la passion.</p> + +<p>Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d'aisance, +lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir: +nous nous piquons à leur conquête, et c'est nous, hélas! qui sommes +conquises!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> Dubousquens s'était mis à siffloter à la fenêtre; cependant Zinga, qui +avait laissé passer les injures sans les interrompre, s'approcha tout à +coup, et d'une voix sourde, haletante de fureur:</p> + +<p>—Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi! Dis-le +donc, pour voir!</p> + +<p>Il se retourna vers elle, étonné; il n'avait point prévu que ses paroles +dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère:</p> + +<p>—A qui tu t'es donnée? s'écria-t-il; en vérité la demande est +plaisante. A qui! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait +pas à inscrire le nom de tous tes amants.</p> + +<p>Il n'achevait pas qu'une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa +face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner +toute prudence. Au risque d'être vue, et malgré les conseils du docteur, +j'approchai un banc et montai dessus; de la sorte, le visage encadré de +deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait +<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait +déjà fait sa soumission.</p> + +<p>Il essayait d'enlacer Zinga qui détournait de lui le visage:</p> + +<p>—Pardon, disait-il, je ne voulais pas t'offenser. Allons, Zinga, +pardonne-moi!</p> + +<p>—Jamais, répliqua-t-elle.</p> + +<p>Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte. +Dubousquens courut après en criant:</p> + +<p>—Où va-t-elle? Elle est folle, cette fille!</p> + +<p>—Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me verras +plus.</p> + +<p>Il eut un sourire railleur, plein de dédain:</p> + +<p>—Et quand viendras-tu me demander de l'argent?</p> + +<p>Zinga lui jeta un coup d'œil féroce; je crus qu'elle allait se +précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l'extrémité de son mouchoir de +soie, y prit des pièces d'or et les lança violemment contre la muraille; +puis, comme écrasée par l'émotion, elle alla tomber sur un canapé en +sanglotant. Dubousquens parut <span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span> très embarrassé de ce chagrin. Il +s'employa pourtant le mieux qu'il put à la consoler.</p> + +<p>—Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n'ai pas besoin de +tes belles paroles, ni de tes pièces d'or: tu m'as méprisée...</p> + +<p>—Oh! grand Dieu! s'écriait Dubousquens.</p> + +<p>—Si! tu as cru que j'étais une de ces putains que le premier venu peut +avoir. Imbécile que tu es! Tu penses que c'est ton argent qui m'attire. +Eh bien, veux-tu que je te le dise: il me brûle, ton argent, il me +torture! Quand tu me le mets dans la main, j'ai mal là, tiens! Je +m'imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi... +Ah! ton argent, c'est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet +argent, je ne pourrais venir ici. C'est pour ça que je l'accepte. +...N'as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m'épie, chaque fois +que je sors de chez toi?... Il n'est pas là encore, mais il va venir +tout à l'heure... C'est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui +rapportais rien, s'il pouvait penser que j'ai plaisir à te voir, que je +viens pour toi...</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> —Il te tuerait peut-être?</p> + +<p>—Oui, il me battrait à la mort!</p> + +<p>—Et pourquoi ne le quittes-tu pas? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer +ici comme je te l'ai demandé?</p> + +<p>—Oh! il est mon mari.</p> + +<p>Dubousquens se mit à rire.</p> + +<p>—Tu le trompes pourtant avec un bel entrain!</p> + +<p>—Il le permet, mais il ne veut pas que je le quitte.</p> + +<p>—On se passerait de sa volonté.</p> + +<p>—Il peut me lancer une piaye<a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. C'est un sorcier.</p> + +<p>—Je te défendrai contre lui.</p> + +<p>—Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l'abandonner.</p> + +<p>—J'irai lui demander de t'affranchir.</p> + +<p>—Et quand même!... Il y a des serpents entre nous.</p> + +<p>—Raison de plus pour t'éloigner d'elle.</p> + +<p>—Tu ne comprends pas: il y a quelque chose d'inconnu qui nous lie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> Je tressaillis.</p> + +<p>Allait-elle me dénoncer? Le docteur qui était tout oreilles à cet +entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation.</p> + +<p>—...et puis je ne veux pas que tu me parles d'elle; je ne veux pas que +tu viennes comme hier...</p> + +<p>—N'as-tu pas été heureuse?</p> + +<p>—J'ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j'ai pensé à toi, +j'ai eu très mal.</p> + +<p>—Très mal, pourquoi?</p> + +<p>—Parce que j'ai pensé que tu n'étais pas venu pour moi.</p> + +<p>—Et pour qui donc serais-je venu?</p> + +<p>—Pour la demoiselle... Rappelle-toi: quand tu m'as demandé avant-hier: +«Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga?—Mais non,» t'ai-je répondu, +«tu sais bien, j'accompagne la Mme Gourgueil à la promenade. «—Alors,» +as-tu dit, «elle laisse sa maison toute seule?—Non, il y a la +demoiselle et Figeroux pour la garder.—Ah!» as-tu fait. Pourquoi es-tu +venu si ce n'est pour elle? Sans l'orage tu ne me trouvais pas.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> —Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m'intéressait de connaître +la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m'est encore +inconnu ici; il y a si peu de temps que je suis dans l'île!</p> + +<p>—Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la +demoiselle?</p> + +<p>—Je t'avais vue à une fenêtre. J'ai essayé de trouver la chambre où +était cette fenêtre. J'ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir +où était la chambre de Mlle Antoinette!</p> + +<p>—Tu mens, vois-tu! Je sais bien que tu mens! L'autre jour, comme tu +dormais près de moi, tu as parlé d'elle; oui, tu as prononcé son nom, et +tu as parlé aussi de l'enlever. C'est sûr! Ah! ami, ami blanc, moi qui +t'aime, comme c'est mal ce que tu m'as fait!</p> + +<p>—Tu ne sais pas ce que tu dis.</p> + +<p>—Oh! si. Et encore tout à l'heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu +voulais la connaître?</p> + +<p>—Et qu'importe, bon Dieu! Je puis désirer connaître une dame de mon +pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> —Moi, je ne cause pas bien, n'est-ce pas? Tu ne me comprends pas +toujours?</p> + +<p>—Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien.</p> + +<p>—Non, je ne sais pas le français, mais je vais l'apprendre, et plus +tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus +que moi. Tu m'aimeras seule. Est-ce qu'il y a des femmes au Cap, dans +l'île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi? Je suis +noire, c'est vrai, mais tu te souviens de la chanson: «Il y a longtemps, +longtemps, tout le monde était noir.» Je suis d'une meilleure race que +tes faces à la crême. Vois donc si les blanches ont des nênets comme +ceux-ci!</p> + +<p>Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis, +comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle +n'avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe; +vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa +autour de ses épaules et de ses hanches, tomba à ses pieds, et elle +apparut comme <span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> une idole de bronze. Un instant elle jouit de +l'admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait +abandonné ses airs d'orgueil et d'insouciance, et l'attirait, la bouche +avide, les yeux brillants; mais bientôt l'idole s'anima; le corps +s'échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens +tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir; +Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les +jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage +des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient +n'être qu'une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage +les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus +apparentes: cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise, +ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il +l'étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l'avait prise à bras +le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous +son ventre en rut, dans l'effort et sous la saccade de ses fesses +majestueuses.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> —Quelle impudicité révoltante! dis-je au docteur.</p> + +<p>—Ah! c'est une belle fille, s'écria-t-il sans m'écouter, puis comme +s'il venait de deviner mon observation: Que voulez-vous, elle va à +l'amour comme l'abeille va aux fleurs!</p> + +<p>—Qu'elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir +de l'instruction que je lui ai donnée. C'était bien la peine de lui +enseigner la morale!</p> + +<p>Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l'obscénité abjecte de +ses penchants; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses +devoirs envers moi. N'est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle +point en se livrant ainsi à un homme? En vain se croit-elle jolie,—et +certes je l'ai trouvée mieux que je ne l'avais jamais vue—sa beauté ne +serait point une excuse, au contraire! elle la doit à sa maîtresse, à la +maison qui la nourrit et l'a faite ce qu'elle est.</p> + +<p>Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l'ignominie de sa +conduite, et <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> je n'en ai pas l'audace. Si elle parlait! certes on ne +la croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à +supporter ses répugnantes débauches; maîtresse, il faut me soumettre à +l'esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel +point Zinga méprise mes ordres et son service? Ne va-t-il pas suspecter +mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me +rend le pantin de cette gueuse?</p> + +<p class="p2">Au moment où ils s'enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit +derrière nous. Zinga n'y prit pas garde. Seul le plaisir semblait +inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second +coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore +sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et, +prêtant l'oreille, parut attendre un nouvel appel.</p> + +<p>—C'est lui, fit Zinga avec une grimace d'ennui.</p> + +<p>—Qui donc? demanda Dubousquens.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> —Figeroux.</p> + +<p>—Ne peux-tu le laisser siffler?</p> + +<p>—Oh! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut +bien.</p> + +<p>Et elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour +Dubousquens qui l'étreignit avec passion. Les rôles d'amour semblaient +renversés. C'était lui, à présent, qui paraissait l'aimer.</p> + +<p>—Ah! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga? +Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes!</p> + +<p>Elle eut un sourire railleur.</p> + +<p>—Celles de «la demoiselle» sont plus douces encore.</p> + +<p>—Méchante! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand +reviendras-tu?</p> + +<p>—Après-demain, à la même heure. Adieu.</p> + +<p>—Pourquoi pas demain?</p> + +<p>Il n'eut point de réponse; elle était déjà partie. Elle effleura +vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna +la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> et nous entendîmes +une vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots.</p> + +<p>—Je t'apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t'appelle.</p> + +<p>—Mais je n'entendais pas.</p> + +<p>—Tu n'entendais pas? C'est donc qu'il t'ensorcelle, pour que tu ne +penses plus à le quitter! Sais-tu combien de temps tu es restée avec +lui? Et qu'est-ce qu'il t'a donné pour ta peine?</p> + +<p>Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à +l'algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les +coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d'elle, et le +docteur, à demi-voix, me faisait observer l'expression féroce du +mulâtre. Il est singulier que moi, qui l'ai tous les jours, à toute +heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa +physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse; elle annonce aussi, par +moments, une décision cruelle et hardie, que rien n'arrête. Comment ne +m'a-t-elle pas frappée plus tôt? Figeroux a donc employé un sortilège +pour <span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> m'aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher +cette femme à un être pareil?</p> + +<p>En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son +visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de +dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas +ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la +couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on, +boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement +lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines +larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu'il +apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s'élance de ses +cheveux, ailleurs noirs et laineux. L'œil à fleur de visage, brillant +d'un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés, +donnerait à croire que l'existence n'apporte à cet homme que motifs de +colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble, +malgré l'étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en +mouvement, à quelque <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> planteur oisif qui ne quitte le lit que pour +la table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et +prétentieux: un tricorne de visite, l'habit de drap, que personne ne +revêt par cette chaleur, et l'épée au côté, qui n'allait guère avec sa +chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes +souliers.</p> + +<p>Il ne cessait de menacer et d'injurier sa femme dans ce créole du port, +rempli d'obscénités grossières, et que je n'entends pas toujours. Voici +du moins ce que j'ai compris.</p> + +<p>—Veux-tu me dire ce qu'il t'a donné? répétait-il en secouant le bras de +Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour +prévenir de nouvelles violences.</p> + +<p>—J'ai oublié de prendre l'argent, gémit-elle.</p> + +<p>—Tu as oublié! Tu as oublié!</p> + +<p>Les yeux du mulâtre s'élargissaient d'étonnement. Il ne pouvait +concevoir une telle négligence.</p> + +<p>—Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur, +tandis que Zinga s'adossait <span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> à une muraille, résignée à son sort, se +protégeant seulement le plus qu'elle pouvait le dos et le visage. Il la +battit de toute la force de son poing, frappant au hasard: les épaules, +la poitrine, les hanches.</p> + +<p>—Ah! ah! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion; +le blanc l'a embagouinée! Le devoir à présent lui importe peu. Qu'elle +jouisse, la truie; c'est tout ce qu'elle demande. Eh bien, je t'en +donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là?</p> + +<p>Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre.</p> + +<p>—Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring, +pourquoi tu l'as frappé. Qu'est-ce qu'il t'avait fait?</p> + +<p>Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte:</p> + +<p>—Ah! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là!</p> + +<p>—Et pourquoi donc pas?</p> + +<p>—Il me dégoûte. Je le déteste, je l'exècre!</p> + +<p>—Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard +qu'aujourd'hui. Je le veux!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> —Pour l'argent qu'il me donne!</p> + +<p>—Il ne s'agit pas d'argent. Il s'agit du bien qu'il fait à notre cause, +par ses prédications.</p> + +<p>—Je m'en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera.</p> + +<p>—Tu dis? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu, +pour voir!</p> + +<p>—Jamais! reprit-elle d'une voix résolue, jamais il ne me touchera.</p> + +<p>Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant +ainsi le coup de bâton, et s'était mise à courir. Figeroux la poursuivit +quelques instants, jusqu'à ce qu'il fût hors de souffle. Alors il +s'arrêta, tout haletant, et d'une main furieuse lui jeta son bâton dans +les jambes.</p> + +<p>—Carne! cria-t-il, je te retrouverai.</p> + +<p>Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleine mains de la bouse +de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant +de rire. Figeroux s'essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle +injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était +patient dans la vengeance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> —Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur.</p> + +<p>—Ils sont révoltants d'impudeur et de scélératesse! m'écriai-je.</p> + +<p>—Et qu'allez-vous faire?</p> + +<p>Il souriait en me regardant avec curiosité comme s'il avait deviné ma +réponse et déjà s'en égayait. Je lui répondis d'un ton ferme:</p> + +<p>—Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour.</p> + +<p>Je le quittai sur ces mots. J'étais outrée de colère, et, en ce moment, +bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l'avais dit. Mais la +prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revient +sans cesse à l'esprit, la douce image d'Antoinette, chassa toutes les +autres. Je ne songeai plus qu'au danger qu'elle pouvait courir, entre +cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j'en étais sûre, +les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés. +Si je l'avais surpris dans la chambre d'Antoinette, c'est qu'il voulait +voir mon enfant bien aimée, lui parler, <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> lui crier sa détestable +passion, qui sait? peut-être la déshonorer.</p> + +<p>Zinga n'était pour lui qu'un passe-temps, une de ces luxures sans âme où +les hommes n'apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins +il désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu'à cette +répulsion secrète que j'éprouvais pour lui sans rien connaître de son +existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux: les +pressentiments ne m'ont jamais trompée.</p> + +<p>Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l'attitude accablée, +l'air de consternation que je remarque chez tous les esclaves +m'avertissent d'un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande +à chacun: «Antoinette! où est Antoinette?» N'obtenant pas de réponse, je +vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel +état, grand Dieu! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête +rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le +bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée; je secoue +Catherine Fuseau qui <span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> pleure, la tête dans les mains. Je menace, je +prie, j'injurie, je veux des explications: «Qu'est-il arrivé? Voyons! +Voulez-vous répondre, canailles?» Alors, au milieu de gémissements et +avec toutes sortes d'excuses pour se mettre hors de cause, Marion, +Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur +bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant, +s'enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me +raconter ou plutôt de me faire deviner l'aventure. «Les demoiselles +étaient à s'habiller, nous, nous préparions le dîner.—Dis donc que tu +dormais!—Si on peut mentir!...—Je mens point. Même que je disais: elle +fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en +travaillant. C'est vrai que ces demoiselles qui s'ébattent comme des +diables d'ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de +petites souris. On pensait qu'elles s'étaient rendormies... Mais voici +tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la +chambre de Mam'zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse, +<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span> des cris qui vous entrent dans le cœur. Catherine a peur, elle +veut se sauver—Non, c'est toi!—C'est elle, maîtresse! J'ai dû +l'emmener avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous +arrivons ainsi à la chambre de mam'zelle Antoinette. Bon Dieu! qu'est-ce +que nous voyons! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des +traces d'ongles sur la tapisserie comme si on s'y était accroché, mais +personne... La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris +venaient du dehors; nous avons regardé dans le jardin: deux diables de +nègres, des solides et qui n'avaient pas les jarrets en coton! +décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n'aurait pu +les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et +frétillantes. C'étaient nos demoiselles. J'ai bien reconnu la jupe à +pois roses d'Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans +amarantes, qui battaient l'une après l'autre les côtes de son voleur. +C'était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas +plus les jambes ni les lèvres qu'une <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> statue. Comme le jardinier et +Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons +appelé: «A l'aide! à l'aide!» et nous nous sommes lancés à la poursuite +de ces brigands. L'un des diables, tout fort et tout grand qu'il était, +nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses +entrailles. Il a lâchée mam'zelle. Paf! elle est tombée de ses bras +comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour +rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les +cannes. Nous sommes allées à mam'zelle qui était évanouie; et nous +l'avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure!»</p> + +<p>Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un +autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu'à Antoinette. +Agenouillée devant son lit, j'ouvris son corsage, et je passai sous ses +narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment.</p> + +<p>—Vite! vite! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles +qui m'entouraient. Vite! vite! Courez chez le docteur <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> Chiron. +Ramenez-le! Vous dépêcherez-vous, fainéantes!</p> + +<p>Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance; je vis ses paupières +se relever lentement, les ailes de son nez palpiter; ses lèvres en +s'entr'ouvrant parurent me sourire.</p> + +<p>—Mon enfant adorée! m'écriai-je en la serrant contre mon cœur, et +mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de +ses beaux cheveux.</p> + +<p class="p2">Lorsque le docteur entra et qu'il sut ce qui était arrivé:</p> + +<p>—Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent... +Qu'est-ce que je vous disais, madame?</p> + +<p>A ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes.</p> + +<p>—Ménagez-la, voyons, docteur! cette enfant souffre!</p> + +<p>Il observa le pouls d'un air détaché, puis laissant tomber la main:</p> + +<p>—Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la +jeunesse, ajouta-t-il <span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span> avec un rire stupide, et il ordonna, au +hasard, quelque remède.</p> + +<p>Il semblait enchanté comme si l'événement donnait raison à ses +prophéties. Même l'enlèvement d'Agathe ne l'inquiétait pas.</p> + +<p>—Bah! elle reviendra! Cette jeune fille avait évidemment des +dispositions au libertinage.</p> + +<p>—Vous êtes fou, docteur!</p> + +<p>—Ma théorie est faite, madame: point n'enlève-t-on fille qui n'y +consente. La bouche dit non, le cul dit oui... D'ailleurs, si cela +pouvait vous rendre à l'avenir plus prudente envers vos esclaves et plus +attentive à mes conseils, l'aventure aurait été excellente.</p> + +<p>A ce moment j'aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers +Antoinette. L'infâme! était-elle donc complice des ravisseurs? Si j'en +étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni +vengeances. J'aurais sa vie!</p> + +<p>—Oh! Oh! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc +pas à enfermer cette fille, chère madame.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> —Ah! dis-je, en arrivant ici je n'ai pensé qu'à Antoinette.</p> + +<p>Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j'ajoutai en me tournant vers +la négresse:</p> + +<p>—Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse!</p> + +<p>Elle feignit une profonde surprise; la bouche entrebâillée, les yeux +innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me +reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles:</p> + +<p>—Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon...</p> + +<p>Et je levai le bras sur elle.</p> + +<p>Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis +elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son +rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet.</p> + +<p>—Elle vous respecte bien, fit le docteur d'un ton ironique; j'admire, +pour ma part, votre courage. Ah! si la rosse était à moi, je la ferais +marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> Mais que n'importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier! +Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues: je n'avais plus +cette idée horrible de la mort qui m'avait accablée en entrant dans la +plantation. J'oubliais même l'enlèvement d'Agathe, je ne pensais même +pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère.</p> + +<p>—Où est Agathe? m'avait demandé la chère enfant en reprenant +connaissance.</p> + +<p>—On l'a retrouvée, répondis-je; ne vous effrayez pas. Soyez calme.</p> + +<p>J'étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie. +Qui avait pu ordonner cet enlèvement? Ce n'était, certes, pas l'amour +qui l'avait inspiré, car pourquoi s'attaquer à ces deux malheureuses +enfants! Je me perdais en conjectures.</p> + +<p>—S'ils veulent t'enlever, m'écriai-je, il faudra qu'ils m'enlèvent avec +toi, car je ne te quitte plus.</p> + +<p>Par le jardinier, je fis armer d'un fusil, et poster derrière les +cacaoyers, deux nègres <span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> dont j'ai eu déjà l'occasion d'éprouver la +fidélité.</p> + +<p>Si quelqu'un essaie d'entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre +de tirer.</p> + +<p>De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d'Antoinette dans +ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant.</p> + +<p>Je ne me fierai plus à personne, qu'à moi-même.</p> + +<p>Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à +mon mari d'excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table, +près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite.</p> + +<p>Mais qui donc a eu l'audace de commander cet enlèvement?... Je ne crois +pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant!... Dès +demain j'irai porter plainte au Conseil; il faudra bien qu'on découvre +les coupables et qu'on venge mon Antoinette!</p> + +<hr class="c5" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l'inquiétude où je +suis de perdre mon enfant, je n'espérais pas trouver un auxiliaire à la +fois si précieux et si méprisé, ni qu'une main ignoble et charitable se +tendrait vers la mienne et que je l'accepterais.</p> + +<p>Je m'étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il +reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l'avais +presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession.</p> + +<p>Il était accouru vers moi, l'habit à demi déboutonné, les souliers +dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N'importe! +c'était un prêtre, et j'avais si grand besoin à ce moment de me confier +à un ministre de Dieu et d'entendre, par ses lèvres, que j'étais +pardonnée d'en haut, que je l'avais, tel quel, entraîné dans l'église.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">198</a></span> —Mon Dieu! s'écria-t-il, madame, qu'avez-vous, que vous est-il arrivé? +Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller?</p> + +<p>—Hélas! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu'il fût seulement dans la +maison, mais je soupçonne qu'il est en moi.</p> + +<p>—Ah! ah! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu'ici, n'ai +exorcisé personne! Comment vais-je faire pour chasser votre démon?</p> + +<p>—Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent +souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu; +mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu'une +autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes +auxquels elle ne prend aucune part.</p> + +<p>—Dieu s'en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée +de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis: Dites vos +péchés, fit-il, et avec une ironie <span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span> absolument déplacée, il ajouta: +Ou plutôt ceux de votre démon.</p> + +<p class="p2">La faute que j'avais commise ne me causait tant de trouble que parce +qu'elle atteignait ma chère enfant et l'innocence de mon amour. Une +autre ne s'en fût point émue, mais le lien qui m'unit à cet ange est +saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d'en avoir terni +la céleste pureté.</p> + +<p>L'enlèvement d'Agathe, l'état dans lequel se trouvait mon enfant, tout +me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de +veiller moi-même sur ce bien sacré. C'est pourquoi j'avais fait +transporter dans ma chambre le lit d'Antoinette, mais la chère enfant +était trop loin encore! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras +et la portai dans mon lit. Oh! quelle joie lorsque je sentis son corps +contre le mien; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma +poitrine et l'effleura d'une caresse délicieuse! Je ne sais pourquoi à +ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me +rappelai <span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon +esprit. Les brigands qui avaient attaqué la pauvre mère, avaient-ils osé +porter leurs mains sacrilèges sur l'enfant? Le doute me suppliciait. Je +voulus avoir une certitude,—dût-elle être douloureuse,—et profiter de +ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette, +écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient +vouloir dérober leur trésor, j'approchai une petite lampe, et penchée +vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le +secret adorable. Dieu soit béni! les barbares n'avaient point flétri mon +enfant; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore, +dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les +frisures d'une mousse capricieuse et dorée.</p> + +<p>O ma chérie! m'écriai-je, se peut-il qu'un jour un mâle brutal déchire +des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de +douleur! Va, je te défendrai contre leurs désirs. Je te garderai pour +moi seule, car, <span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas +tromper.</p> + +<p>Alors, prise d'une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette +jeunesse; au risque de la flétrir moi-même, j'imprégnais mes doigts de +son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la +saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes. +J'aurais voulu m'abîmer en elle.</p> + +<p>Cependant je la sentis soudain tressaillir; elle eut une exclamation de +lassitude ou de jouissance; je crus qu'elle appelait sa mère; à demi +éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme +une narquoise figure, les charnures jumelles et l'arc tendu de son +mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde, +elle me toucha les cheveux. J'eus grand'peur qu'elle ne m'aperçût. Vite, +doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe; une honte froide, +puis ardente m'envahit: mon ivresse impie s'était dissipée. Il me sembla +que je venais d'insulter à ma religion; je pleurai, et <span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> plus d'une +de mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en +était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès +d'Antoinette, je souffris d'une solitude désespérée. En découvrant en +elle des joies si coupables, j'avais senti comme un nouvel être qui, par +ses séductions même, semblait outrager le premier.</p> + +<p class="p2">Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux!</p> + +<p>Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j'essayais, sans +lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que +j'avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je +pense, repentir plus vif n'avait courbé une femme devant un prêtre, et +toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L'image de mon +enfant me poursuivait: nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes +lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque +sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements <span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> de +mon cœur. Mais un sentiment tout autre vint m'agiter quand, jetant +les yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment +avec une chaînette d'or qui soutenait son carnet.</p> + +<p>Etait-ce donc là l'effet que produisait sur lui ma confession! Moi qui +eusse rêvé l'éclat d'une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes +qu'imposait la primitive Eglise, à tout le moins de sincères reproches! +Cette indifférence de la part d'un prêtre me révoltait. Je fus encore +plus choquée lorsque, pour me donner l'absolution, M. de la Pouyade leva +une main où je vis, à l'annulaire, briller une améthyste, entourée de +topazes. Je ne crois point qu'il ait le titre d'évêque, et l'eût-il, de +semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ?</p> + +<p>Je me relevai tout irritée.</p> + +<p>—Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de +pareils retours?</p> + +<p>Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> —Que sais-je? vous séparer d'elle, la marier...</p> + +<p>—La marier! m'écriai-je avec une sorte d'indignation.</p> + +<p>—Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des +tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y +résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti +que vous choisirez sera le meilleur, j'en suis convaincu.</p> + +<p>Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l'étais à mon +arrivée. Sans doute, pour qu'on m'accueille ainsi, en souriant, j'ai dû +exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu'une mère à l'égard de +cette enfant? J'ai encore la jeunesse; plus d'une fois on m'a dit que +j'étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce +Gourgueil, qui m'interdit un second mariage à moins que je ne renonce à +ses biens, je ne porterais plus aujourd'hui son nom odieux. Mais, au +fond, que m'importe? Quel est l'homme qui saurait être tendre, +caressant, soumis? Le successeur <span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> de ce Gourgueil dont la tyrannie +m'a été si cruelle, le continuerait; il faudrait être, comme pour +l'autre, une esclave. Et si j'avais un amant, quel scandale dans la +colonie! On s'est trop habitué à me considérer comme une des femmes les +plus vertueuses de l'île; il faut que je porte le poids de ma +réputation. Charge bien légère! Tous ces baisers barbares ne me tentent +pas. Toi seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir. +J'oublie que je suis une femme devant toi; tu m'as donné comme un autre +sexe pour t'aimer. O pure, innocente enfant, va! je te garderai! tu ne +connaîtras point l'étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune +corps et te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu'ici as ignoré tous +les maux! Je ne te demande pas aujourd'hui ton amour; je suis patiente; +un jour peut-être ta gratitude s'éveillera pour mon bienfait, mais, en +attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par +de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et +que ma chair porte en ta chair tout le feu <span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> qui la dévore. Dieu ne +nous maudira pas, ô la plus chérie; il ne peut condamner l'amour qui +veut pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans +l'ombre, mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que +tu n'es pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée!</p> + +<p class="p2">J'étais encore devant la maison de M. de la Pouyade lorsque je +rencontrai Mme de Létang. Ce n'était plus la femme qui se laissait +porter par l'existence avec tant d'indolence et de mollesse, et que rien +ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de +sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre +les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se +soutenir. J'oubliai toute rancune, j'allai vers elle, je lui pris les +mains; elle n'eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait +hébétée par la douleur.</p> + +<p>—Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre +chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne <span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> m'a-t-on +pas dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et +qu'il pensait être sur une bonne piste?</p> + +<p>Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard +un motif d'espérer, puis secouant la tête d'un air de désolation, elle +me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade. +Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère! Pour +moi, sa vue m'avait atterrée; je pleurai en pensant au rapt de sa fille, +mais je songeais moins à son infortune qu'au péril de mon Antoinette. +Que deviendrais-je si elle aussi?... mais je ne veux pas croire que la +destinée me réserve des peines si cruelles; je n'y survivrais pas. +D'ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes +qu'unissent l'amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes?</p> + +<p>Voici comment s'est faite cette nouvelle liaison. Ah! bien étranges sont +parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des +dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes +quatre noirs que j'activais de la voix et d'une souple badine, dans mon +impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j'avais ressenti devant +l'abbé de la Pouyade avait cessé; je me sentais heureuse, pure de toute +faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec +toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la +porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au +galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse: tout en +acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé +de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent +comme des voiles. A peine eus-je le temps de le regarder; les rideaux +s'écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins, +faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de +satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite +négresse qui, à peine sur ses <span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> jambes, s'avança vers moi avec l'air +dégagé et la malice d'une jeune guenon:</p> + +<p>—<i>Maame Gourgueil!</i> fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses +lèvres entre les dents brillantes, lorsqu'elle fut tout près de moi.</p> + +<p>—Comment, répondis-je, me connais-tu si bien?</p> + +<p>—<i>Li vue, li marquée.</i> (Une fois qu'on t'a vue, on ne t'oublie pas).</p> + +<p>Et, parlant ainsi, elle tira d'une pochette de sa candale une lettre +odorante d'un parfum vif et entêtant. J'en rompis le cachet et j'y lus +cette demande singulière:</p> + +<div class="blockquote"> +<p class="letter1">«Madame,</p> + +<p>«Je vous prie d'excuser la liberté d'une simple fille qui, n'étant point +de qualité, et n'appartenant même pas à votre race, ne saurait prétendre +à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des intérêts, qui +nous sont communs, ne me pressaient de solliciter humblement mais avec +instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour l'une et l'autre <span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span> +que l'on ignore notre entrevue, je vous demanderai de venir vous-même me +trouver pendant la fête qu'on donnera ce soir au Cap, en déguisé, ou +bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu de la foule. Tandis +que si j'allais aux Ingas, des personnes que je connais et ne tiens pas +à rencontrer pourraient m'y voir. Vous demanderez la maison du sieur +Pichon au bout de l'Allée des Lataniers. Elle est à droite. Je demeure +derrière, dans un pavillon qui donne sur le jardin. Vous n'avez qu'à +traverser la cour, vous y êtes. Encore une fois, madame, je déplore mon +audace et les ennuis que vous doit coûter cette visite, et pourtant +j'ose espérer que vous n'en aurez point de regret.</p> + +<p>«Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement avec +lesquels je suis votre très humble et très obéissante servante.</p> + +<p class="signature">«Nanette Berthier.»</p> +</div> + +<p class="p2">Ce nom n'est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses +amis de couleur <span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que +nous nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse, +grande et grasse, une véritable <i>pièce d'Inde</i><a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. Il n'est point de +négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent +d'aller souper avec Dodue-Fleurie; ils croiraient même ignorer les +délices de l'île s'ils n'obtenaient, à prix d'or, une de ses nuits où, +dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage +son corps lorsqu'elle se promène dans les rues et les jardins du Cap; +tout ce qu'il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de +ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le +jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans +une extase, tantôt <span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> levées sur des yeux blancs, où le regard +étincelle de colère ou de dédain; ses domestiques noirs qu'elle traite +comme des animaux, mais auxquels elle donne des livrées dignes de la +Cour; son luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides +des hommes qu'elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui +a fait une célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en +despote. Combien a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de +confiantes fiancées! Personne n'ose élever la voix contre elle. Il a +fallu que le fils du gouverneur s'éprît de cette femme pour que le père +alarmé et furieux d'une telle liaison menaçât la courtisane de la faire +arrêter et de déchirer l'acte qui l'affranchissait. Alors pour quelques +mois elle a abandonné sa magnifique maison et s'est retirée dans ce +logis à demi secret qu'elle m'indique dans sa lettre, ne sortant plus et +condamnant sa porte à son ancien amoureux afin d'apaiser le père. Je ne +connais pas d'être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie. +Zinga m'irrite; Zinga m'effraie; Zinga me <span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span> rappelle d'atroces +souvenirs; mais que de fois l'ai-je sentie liée et dévouée à mon être, +soit qu'une caresse me l'eût conquise, soit que la beauté de mon corps +ou la supériorité de ma race exerce sur son esprit quelque fascination, +soit enfin que le fouet, quand il m'est arrivé d'en user avec elle, lui +ait fait comprendre la force de ma volonté. Mais je n'ai jamais vu cette +Dodue-Fleurie, sans ressentir comme un soulèvement de dégoût; toute sa +personne me révolte; sous ses cotillons de soie brochés d'or et parfumés +à la poudre à la maréchale, je sens une odeur d'huile et de chair mal +lavée. Elle me produit l'impression d'une latrine décorée +somptueusement, et pourtant, moi comme les autres, je me sens dominée +par elle, et si elle me regarde en face, à la promenade, je baisse les +yeux. Ah! il ne fallait pas affranchir un pareil monstre; c'est comme si +on ouvrait un cloaque, on serait vite infecté par son débordement. Mais +vais-je être injuste envers l'être qui va sauver mon Antoinette; ne +puis-je dominer <span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> ma répugnance et accepter, quel qu'il soit, le +secours que m'envoie le Ciel!</p> + +<p>Dès que j'eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite +négrillonne que j'irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt +elle s'inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa +maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers +le Cap, sur les épaules de ses porteurs.</p> + +<p>Je n'avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse; +l'humiliation d'une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt +j'avais le pressentiment que cette femme allait me parler d'Antoinette +et cela seul suffisait à m'attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je +senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu'elle exerce sur tous et +auquel il faut se soumettre, malgré soi.</p> + +<p>Je passai la journée avec ma chère enfant; elle s'était remise peu à peu +de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu, +elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j'eusse toutes +ces inquiétudes et qu'elle m'occupât à ce <span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> point l'esprit, pour +souffrir si courageusement les horribles douleurs d'entrailles qui +vinrent me tourmenter. Je m'imaginais qu'un cercle de fer me comprimait, +me rétrécissait le ventre de moment en moment; le mal avait des élans +brusques et des coups féroces. Parfois j'aurais eu envie de me rouler +par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de +crainte de l'ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler. +Elle m'interrogea. «Oh! ce ne sera rien,» lui dis-je. En réalité je ne +m'expliquais point ce mal subit; et je me rappelai un fait dont le +docteur Chiron m'avait parlé, peu de jours avant: l'empoisonnement d'une +maîtresse par ses esclaves. Etais-je aussi, moi, empoisonnée? La crainte +de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m'étais montrée +d'abord si tranquille, m'empêcha d'appeler le docteur. Je pensai qu'il +se moquerait de moi.</p> + +<p>Vers le soir, cependant, le mal se calma; je dis adieu à Antoinette, je +la laissai sous la garde de deux noirs en qui j'avais confiance <span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> et, +après l'avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap, +emportant, afin de n'être point reconnue, un voile léger de tulle noir +que je me mis sur le visage, aussitôt que j'eus quitté les Ingas. Je me +faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont +dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes +à l'insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la +plantation, et bien que l'aîné n'ait pas quinze ans, ils sont si forts, +si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient +chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard. +Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j'aime mon +Antoinette pour m'exposer ainsi.</p> + +<p>Le soleil, étincelant encore à mon départ, m'abandonna en route. Il +tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de +cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets, +jaillirent seules de l'ombre noire dans le ciel <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> qui, d'instant en +instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse +infinie pesa sur tout mon être. J'attirai mon plus jeune compagnon +contre moi.</p> + +<p>—Pas peur, maîtresse! dit-il. Zozo et Troussot près toi.</p> + +<p>—Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent?</p> + +<p>—Maîtresse, sont bons.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour, +me lécha la main. Cette venue de l'obscurité m'apporte presque chaque +jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d'effroi. Je me sens +perdue dans ces vastes ténèbres; j'embrasserais alors un animal dans ma +terreur de la solitude.</p> + +<p>Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le +plus grand, marchait devant moi; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.</p> + +<p>De la route des Ingas j'aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse. +Les rumeurs de la fête venaient jusqu'à nous, assourdies. <span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> Dans +l'immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts, +les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de +place que ces feux d'acacias que les nègres marrons allument en chantant +pour conjurer les démons nocturnes.</p> + +<p>Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices, +que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la +Saint-Jean et sous l'influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres +ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première +fois je me demandai si le docteur n'avait pas raison, et je fus saisie +de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des +épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes +où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d'étranges +reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des +poings. J'entendis autour de moi gronder des colères; mon cœur +battait violemment, <span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span> et je me disais: «S'ils devinent que j'ai peur, +je suis perdue.»</p> + +<p>Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l'on n'a pu +dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l'Afrique; ceux +qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement +des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les +avait-on lâchés ainsi? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de +blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos +mœurs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de +serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s'étaient installés pour la +journée. Des têtes ricaneuses et féroces d'un noir luisant comme le +bronze, sans cheveux ou bien couvertes d'une laine frisée, des têtes aux +yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche +grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes, +m'apparaissaient telles que ces faces d'animaux inconnus que nous voyons +dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables; <span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> elles me +frôlaient, me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me +happer et me mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible +cauchemar, car les têtes se multipliaient à l'infini, me regardant de +leurs gros yeux immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de +plus en plus animées de joie furieuse et comme de délire; les bouches +d'abord muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses; on sentait que +le mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme +lorsque l'on quitte les rivages pour la pleine mer. D'instant en instant +elles me heurtaient et me pressaient davantage.</p> + +<p>Deux jeunes blanches qui s'étaient aventurées dans cette multitude, +curieuses des verroteries et des menus objets qu'offraient les petits +marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et +fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en +s'accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d'un élan +brusque. Au milieu de cette foule les mouvements <span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> étaient encore +plus grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des +vents infects.</p> + +<p>—Bola! Bola! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d'abord +essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner +avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser +nues ainsi qu'ils étaient eux-mêmes.</p> + +<p>Comme elles ne paraissaient pas avoir même l'idée d'obéir ou de refuser, +insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur +arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et +rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Epouvantée +je regardais les noirs, attirée par l'ignoble spectacle comme dans le +vertige on est attiré par l'abîme; moi-même je fus entraînée, emportée +vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes +fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut, +pincée, frappée, mordue jusqu'au sang par tout le corps. A mes cris +Troussot fit le geste de tirer son pistolet, <span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span> mais Zozo l'arrêta: un +coup de feu eût causé notre massacre; avec une force étonnante pour son +âge, il m'enleva aux bras qui m'étreignaient, et, tandis que son frère +frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d'un +marchand, dressée juste en face d'une petite allée qui heureusement +était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes +loin des brutes, je m'arrêtai pour arranger mes vêtements. J'étais toute +meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon +retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette, +Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de +sang; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la +lécha. Je fus bien touchée de cette marque d'affection, et je l'en +remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous, +jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d'une +volière immense de perroquets. C'était une troupe de noirs qui passait; +elle nous rejeta contre une maison. Ils n'étaient pas très nombreux, +<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> mais ils emplissaient la ruelle d'un bruit énorme; leurs pieds nus +résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue; ils +chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois +notes cette bizarre complainte:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p><i>Tili saba, a kouma</i></p> + <p><i>I soumousso akha gni</i></p> + <p class="i2"><i>I assan nté</i></p> + <p>—<i>Nté: Mousso a bé fourou</i></p> + <p>—<i>Nieba, baguifing debenta</i></p> + <p class="i2"><i>Nté ndimata.</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Hé gni tubabulengo</i></p> + <p><i>Ouory a sota abé</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Kono nian-a bé</i></p> + <p><i>Nté moussodé.</i></p> + <p>—<i>Gni dé, ibé mousso la.</i></p> + <p>—<i>Tyo tili kile abé fourota</i></p> + <p>—<i>Nieba. Tan i foula misse.</i></p> + <p class="i2"><i>Ni sira</i></p> + <p><i>Nté ndimata</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Hé gni tubabulengo.</i></p> + <p><i>Ouory a sota abé</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Nimbe a kha mina dion.</i></p> + <p><i>Marka abée mousso.</i></p> + <p><i>Man ouory, sira, missé.</i></p> + <p><i>Tita Marka, galo diani</i></p> + <p><i>Konkho bena, aman doumount</i></p> + <p><span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> <i>Nté a mon dibissa kou bété Nté a takha sesouma koro Khang tombi + khoto.</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Ne gni tubabulengo.</i></p> + <p><i>Ouory a sota abé.</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Moun nté a blo sounia da foula</i></p> + <p><i>Mousso ni ouory.</i></p> + <p><i>Aman ke fen nté.</i></p> + </div> +</div> + +<hr class="c5" /> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p><i>(Il y a trois jours il me dit:</i></p> + <p><i>«Ta jument est belle.</i></p> + <p><i>Vends-la moi.</i></p> + <p>—<i>Mais c'est ma femme, elle est mariée.</i></p> + <p>—<i>Ça ne fait rien. Je te donnerai + cinquante pièces de guinée.»</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p> + <p><i>Ils ont tous de l'argent.</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Dans l'œil il avait aussi</i></p> + <p><i>Ma fille aînée.</i></p> + <p><i>«Est-ce ton enfant? me demande-t-il</i></p> + <p>—<i>Oui, elle va se marier dans un mois.</i></p> + <p>—<i>Ça ne fait rien. Je te donnerai</i></p> + <p><i>Douze bœufs</i></p> + <p><i>Et du tabac.»</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p> + <p><i>Ils ont tous de l'argent!</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Ils ont emmené captives</i></p> + <p><i>Toutes les filles de Marka.</i></p> + <p><i>Et je n'ai eu ni argent, ni bœufs, ni tabac:</i></p> + <p><i>Marka démoli, le village brûlé,</i></p> + <p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span> <i>La faim est venue, je n'ai pas mangé,</i></p> + <p><i>Je suis bien malheureux.</i></p> + <p><i>Je n'ai plus d'autre abri contre le soleil</i></p> + <p><i>Que le vieux tamarinier.</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Ah! ces Européens rouges</i></p> + <p><i>Ils ont tous de l'argent!</i></p> + </div> + <div class="stanza"> + <p><i>Mais pourquoi m'as-tu laissé voler ton fusil à deux coups.</i></p> + <p><i>Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)</i></p> + </div> +</div> + +<p class="p2">Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction.</p> + +<p>—Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a +parqués, sales nègres! Ah! si moi étais maître à eux, les laisserais pas +courir comme ça!</p> + +<p>—Et que leur ferais-tu donc?</p> + +<p>—Tannerais cuir à eux, et bien! Sales nègres, va!</p> + +<p>—Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi!</p> + +<p>Il baissa la tête:</p> + +<p>—Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu'ai +fait moi à toi pou qu'insultes moi!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> —Mais je ne t'insulte pas, tu es fou, voyons.</p> + +<p>Et je lui tapotais les joues.</p> + +<p>Je le calmais de mon mieux quand j'entendis des pas précipités; une +femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui +la rattrapa, et enfin un troisième individu qu'ils devaient chercher à +éviter, mais qui courant plus vite qu'eux parvint à les rejoindre à +l'extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation. +Les invectives, les injures pleuvaient; les deux hommes se menaçaient de +leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la +fin de la querelle.</p> + +<p>—Dieu! m'écriai-je, mais c'est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les +misérables! Voilà comment ils gardent la plantation!</p> + +<p>Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous +laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine, +avec des mots aussi grossiers que ceux que l'on entend crier aux +portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière +protégé. Elle n'employait plus ce <span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> langage prétentieux qu'elle avait +tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français, +comme si tantôt elle eût voulu n'être comprise que de Figeroux, et +tantôt au contraire n'eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se +retournait avec un sourire d'intelligence, chaque fois qu'elle avait +lancé au mulâtre une bonne injure.</p> + +<p>Elle disait:</p> + +<p>—<i>Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien.</i> (Il n'a pas d'argent, à +présent, mais peu importe). Fe'ai toi cornard si m'amuse!</p> + +<p>—Je t'enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse! répondait Figeroux.</p> + +<p>—Moi, te la coupe'ai, un soi', pendant toi do'mi'.</p> + +<p>Le mulâtre leva le bras. Alors, le visage protégé de ses mains, elle dit +comme pour s'excuser:</p> + +<p>—C'était pou rire, pou rire. Toi, n'en as pas!</p> + +<p>Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span> —I n'en a pas! I n'en a pas! Dors touzou quand z'ai envie.</p> + +<p>Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats, +collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre.</p> + +<p>—On vous a payé, dit-il, laissez-nous.</p> + +<p>—L'autre m'a payé aussi, répliqua froidement Figeroux; elle lui doit sa +nuit.</p> + +<p>A ce moment, des sanglots s'élevèrent et j'aperçus un homme qui +pleurait. La lanterne de la galerie qu'on alluma soudain au-dessus de +nous lui éclaira le visage: c'était Samuel Goring.</p> + +<p>—Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien +du tout. Ze vais lui paler tout de suite, à gros coçon.</p> + +<p>En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu'elle m'aperçût +et je me cachai derrière un sterculia, mais c'était bien inutile; elle +était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour +glisser un regard dans la galerie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> —Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais!</p> + +<p>Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de +geste et d'attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des +fusées de rire.</p> + +<p>—<i>Gadé li!</i> disait-elle, <i>li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou +krab.</i> (Regardez-le, regardez-le! Le voilà qui fait le joli cœur avec +ses yeux pareils à des trous de crabes.)</p> + +<p>—Au nom du Ciel! implora Goring.</p> + +<p>—Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse.</p> + +<p>—Zinga, écoute-moi, tu m'avais promis...</p> + +<p>Elle s'écria furieuse:</p> + +<p>—Moi zamais ai promis, tu mens, coçon!</p> + +<p>Goring tendit les mains, l'enlaça et l'étreignit avec violence.</p> + +<p>—Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu! veux-tu! Moi vais cracer +sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens! tiens!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait +des ruades et des coups de poing; Goring recevait les coups et les +injures, mais la tenait toujours; Dubousquens dut s'interposer:</p> + +<p>—Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux!</p> + +<p>Hors d'haleine, la voix entrecoupée:</p> + +<p>—Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle, +veux pas! moi hais lui!</p> + +<p>—Puisqu'elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s'en aller, dit à son +tour Figeroux.</p> + +<p>Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse; il se releva, la +regarda s'éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent. +Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas un homme! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre +sermon ce soir.</p> + +<p>—Oh! ayez pitié! soupira Goring.</p> + +<p>—Il faut que vous parliez ce soir à l'Assemblée, dit Figeroux. Je le +veux!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> —J'essaierai, dit Goring.</p> + +<p>Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et +gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées.</p> + +<p class="p2">Je pris l'Allée des Lataniers et n'eus pas de peine à trouver la demeure +du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n'est pas encore chez +Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases +africaines et de constructions européennes entourées de jardins. Quand +on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la +rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement +infini d'allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands +arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs +inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent +obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond +duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux +fenêtres. Ce devait être l'habitation de Nanette. Au hasard nous +suivîmes <span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de +muraille, la lueur tremblotante d'une petite lampe.</p> + +<p>Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le +couloir. A sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me +sembla que c'était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin:</p> + +<p>—La maison de Nanette Berthier?</p> + +<p>On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de +lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis: la +personne que j'avais prise pour une esclave venait, avant de +disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes +yeux me trompaient, j'avais bien reconnu Agathe de Létang!</p> + +<p>Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m'avait +porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée +d'argent, vint au-devant de moi:</p> + +<p>—Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il.</p> + +<p>Alors je quittai le corridor sombre et mal <span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> tenu pour entrer dans un +appartement vraiment extraordinaire de luxe et d'incurie, où l'on était +d'abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d'ébène, +ornés d'incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le +cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu +magique de clartés, qu'adoucissaient à peine çà et là des tentures de +l'Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des +parfums âcres et capiteux que l'on respirait dès le seuil me +suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m'entraînait déjà vers la +chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes +autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de +couleurs, odorant l'étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées +pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en +disaient long sur la paresse, l'insouciance et la saleté de la riche +affranchie.</p> + +<p>Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies +étincelantes, sur un petit canapé qu'elle écrasait de son corps <span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> +large et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes +fines, veloutées ou rudes; elle s'amusait de tous ces tissus que +l'ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle +s'abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa +bestialité jouisseuse et triomphante.</p> + +<p>La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que +des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui, +disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient +les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le +vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes +et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait +deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses +dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où +semblaient briller mille mauvais désirs; puis quelquefois, à un +mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux +et mutin apparaissait à demi, dans <span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> le relèvement des jupes et +l'encadrement des dentelles: la raie d'ombre, attirante et mystérieuse, +les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin +de souper, de vin répandu et d'amour emplissait la chambre. +Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j'entrais, sans +paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m'avait précédée:</p> + +<p>—Dis à Gatte de se dépêcher à venir.</p> + +<p>Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l'ordre de sa +maîtresse.</p> + +<p>Hélas! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine +vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et +honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête.</p> + +<p>—Vas-tu finir d'emporter la collation, limaçonne! cria Dodue-Fleurie.</p> + +<p>J'aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats, +de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand'peine, et en +prenant mille précautions, essayait de transporter dans l'antichambre; +mais <span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span> comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent.</p> + +<p>—Attends, je vais t'apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie +en envoyant sa pantoufle à la tête d'Agathe, puis d'un bond elle se +précipita sur elle.</p> + +<p>—Madame, dis-je en m'interposant, je connais mademoiselle de Létang et +je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si +inconvenantes que vous avez réclamé ma visite.</p> + +<p>—Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue +en balbutiant, d'une voix zézayante et minaudière. Ah! ce n'est pas ici +le luxe des Ingas. Je ne suis qu'une pauvre négresse, madame, mais +prenez place près de moi. Ce que j'ai à vous dire doit vous intéresser. +Oh! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère.</p> + +<p>Et elle eut un rire éclatant et forcé qu'on pouvait prendre aussi bien +pour une marque d'affabilité que pour une affectation d'insolence.</p> + +<p>—Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que <span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> j'aie chez moi la petite +Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous? Je +regrette qu'elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait: Dodue, +pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de +pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame, +(elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains), +je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec +Létang c'est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour +moi une maladie. D'ailleurs, l'aimez-vous tant que ça! Elle ne vous aime +guère, elle, et sa mère donc! Comme elle riait, avec toutes ces dames, +de La Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j'étais dans leur +maison!</p> + +<p>—Et que disaient-elles donc de moi?</p> + +<p>—Oh! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu'on vous arrangeait de +jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer +à la foire. Ah! ah! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme!</p> + +<p>—Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous? <span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span> Elle a été enlevée en +même temps qu'Antoinette, dans ma plantation; et, malgré vos +démonstrations d'amitié, j'ai lieu d'être inquiète d'un dévouement que +les événements semblent si fort démentir.</p> + +<p>—C'est pour vous expliquer ce qui s'est passé et vous demander votre +aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la +destinée nous a unies et comme nous aurions tort d'être des adversaires.</p> + +<p>Et, après m'avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu +elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec +lequel elle me l'a conté, me fait croire véridique:</p> + +<p>—Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n'ai pas +toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. A quatorze +ans j'étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries. +Dur emploi pour une fille qui était alors d'une santé fort délicate. On +ne me ménageait point; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps, +avec sa face abominable, marquée <span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> de petite vérole et son corps +pourri, dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait +plus que mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu'on ne +m'attachât aux trois piquets et qu'on ne me déchirât de cordes ou de +lianes. Ce fut après avoir été ainsi châtiée, alors qu'on me détachait +toute sanglante, et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir +sur mes jambes, que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux; mais ne +croyez pas que la pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la +sucrerie, au milieu du travail des esclaves, avec une impudeur de blanc +qui se croit tout permis, il se jeta sur moi et, m'ayant possédée +brutalement, il me laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à +coups de fouet; car l'honneur d'avoir été distinguée par un maître ne me +fut pas compté. Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que +mon corps ne lui était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré +des plaisirs que je lui donnais,—il est vrai, bien malgré moi. La nuit, +il venait me chercher dans ma case, et je restais <span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> jusqu'au matin +auprès de lui. Alors, lasse de ces caresses que je n'acceptais qu'avec +dégoût, il me fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais +de fatigue, les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy +assista quelquefois à ces exécutions; il ne disait rien, quand il eût pu +facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi +torturée! Cependant la sensualité grossière qui l'attachait à mes jupes +ne l'empêchait pas de s'intéresser à des liaisons plus élégantes. Il +était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se +soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas,—et il avait +raison,—ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que +j'étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard +m'avait révélé.</p> + +<p>«En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j'entre dans sa +maison dont un esclave ami m'avait ouvert la porte; j'avais caché dans +mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J'arrive au +moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient <span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> embrassés: +«Létang;» dis-je à ma maîtresse, «je n'ignore point que ton mari est un +jaloux, je l'ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr +que, s'il vient à apprendre que tu le trompes, il n'hésitera pas à te +tuer, or je vais sur le champ le lui dire...—Je te tuerai avant, +vipère!» s'écria Montouroy qui voulut s'élancer sur moi. Mais, sortant +mon pistolet, je l'ajuste et le menace de faire feu s'il s'avance. «Je +n'ai point l'intention de rien dire,» repris-je, «si ta femme veut bien +signer mon affranchissement.» Et je lui présente la feuille qui, d'après +la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s'est +concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que +son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir +m'arracher mes armes, ils me mettent dans l'impossibilité de m'en +servir. «Nous allons t'apprendre à nous épier et à nous dénoncer,» +disent-ils. «Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous +t'aurons tuée!—Tuez-moi,» dis-je, «mais il y a des esclaves qui me <span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> +vengeront.» Et je pousse un cri d'appel. C'était une ruse. Je n'avais +personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un +grand bruit dans la maison: sans doute un esclave qui rentrait +furtivement de la ville s'était heurté contre un meuble, un siège +quelconque, et l'avait renversé; mais ce bruit, survenant après ma +menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu'il y avait réellement +des noirs cachés dans la maison. «Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang +va t'affranchir, mais décampe.—Oh! répliquai-je, pas avant d'avoir +l'acte.» Ils eurent un moment d'hésitation. «Signe, ma chère amie» fait +enfin Montouroy, «notre existence vaut plus que la liberté de cette +misérable; d'ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un +jour.» La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement, +et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être +refroidies.</p> + +<p>«J'étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n'est guère que +le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu'esclave <span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span> +de fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d'une +blanche, me prit avec elle et m'enseigna l'art d'être belle et de +charmer. Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand +j'étais esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui, +m'installe place Montarcher dans un pavillon qu'il vient de faire bâtir, +me couvre d'or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je +pris à cœur d'être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon +tour comme il m'avait traitée jadis. Quelle joie j'eus à l'humilier, à +le mettre en fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de +lui devant ses amis, mes femmes, les esclaves! Il devait me servir: à +table, à la toilette, à la garde-robe; et je m'amusais à le châtier +comme un nègre. Il souffrait tout; il semblait même heureux de souffrir. +Avec moi il était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il +l'aurait fait. Mais, quand je n'étais plus devant ses yeux, il parlait +de moi avec haine et colère. Je compris que son amour n'était pas sûr, +et que, si je voulais le garder à cause de ses hautes <span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> relations et +de son pouvoir dans la colonie, je devais me l'attacher autrement que +par des baisers ou des servitudes sensuelles. L'or, en un mot, me parut +nécessaire pour le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses +menaces, de ses colères, j'attirai chez moi tous ceux qui voulaient se +ruiner et m'enrichir.</p> + +<p>«J'acquis une fortune en très peu de temps; lorsqu'une femme a quelque +empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce +n'est pour elle qu'un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi, +il ne me suffisait pas qu'il fût ruiné et que moi, j'eusse des +richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont +j'attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens +dépendrait de ma volonté.</p> + +<p>«Voici ce que j'ai fait: j'avais eu à me plaindre, au cours de mes +relations amoureuses avec les jeunes gens de l'île, d'un certain +Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du +Cap; je savais qu'il était détesté de ses esclaves et surtout <span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> de +son commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné +toute votre confiance. Vous pourrez voir tout à l'heure si elle était +bien placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare +et peu confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des +monceaux d'or. Après m'être assuré la complicité du gouverneur je +décidai une esclave qui m'est dévouée, à s'en aller trouver Montouroy et +à lui conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux.</p> + +<p>A cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi +calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille +sérénité dans le crime m'effraya.</p> + +<p>—Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout +entre noirs et blancs, n'est-ce pas toujours la guerre? De vous-même ne +dit-on pas...</p> + +<p>—Que dit-on? m'écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon +émotion.</p> + +<p>—Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes, +que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez <span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> ces +violences, ces crimes s'il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou +crimes, de tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de +faire la guerre, car ils sont indispensables.</p> + +<p class="p2">Hélas! j'avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma +conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer +une justification qui me convenait si bien.</p> + +<p class="p2">—Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les +meurtriers ne furent pas recherchés. J'avais dès lors le gouverneur et +Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire, +n'avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient +trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune, +mais vous pensez bien que j'avais gardé la meilleure part.</p> + +<p>—Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de +telles confidences. <span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> Vous ne me connaissez nullement. Ne +craignez-vous pas que je vous trahisse?</p> + +<p>—Je n'ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous +vaudrait une vengeance de ma part et ne m'inquiéterait en rien. On ne +peut pas m'arrêter. Et d'ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous +commande de vous taire et de rester mon alliée.</p> + +<p>—Ah! m'écriai-je, je n'aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût +un tel criminel.</p> + +<p>Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents +féroces que l'on imagine toujours mordant de la chair humaine.</p> + +<p>—M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce +qu'il ne tient pas ses engagements. Il n'avait pas plutôt l'argent que +je lui avais procuré, qu'il songeait à un mariage qui devait l'enrichir, +l'éloigner de moi et du Cap. Or c'est un mariage qui, m'a-t-on dit, ne +vous agrée point.</p> + +<p>—Certes! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je +n'accorderai jamais mon <span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> consentement à un mariage qui répugne à ma +protégée. Et d'ailleurs, ajoutai-je, ce mariage ne pourrait l'enrichir, +puisqu'Antoinette n'aura rien.</p> + +<p>—Rien! s'écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent +sourire.</p> + +<p>—Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d'un ton que je +m'efforçais de rendre assuré.</p> + +<p>—Il compte peut-être vous voler l'or avec la fille. N'a-t-il pas déjà +essayé de vous enlever Antoinette.</p> + +<p>—Grand Dieu! c'était lui!</p> + +<p>—Oui, lui et Figeroux.</p> + +<p>—Le docteur m'avait bien dit que ce Figeroux était un misérable.</p> + +<p>—Il fallait que vous n'eussiez pas d'yeux pour ne pas vous en +apercevoir.</p> + +<p>—La canaille! je le ferai surveiller.</p> + +<p>—Surveiller, c'est peu; il faudrait le faire disparaître, et doucement; +car le gouverneur ne souffrira pas qu'on l'accuse, mais il serait +heureux qu'il n'existât plus.</p> + +<p>J'étais comme suffoquée d'une telle audace.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span> —Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m'assure que vous êtes réellement +avec moi? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy? Vous ne +pouvez l'aimer, après ce que vous m'avez dit; vous n'attendez pas la +richesse, puisque vous l'avez; et vous n'espérez pas non plus +l'accroître, puisque Montouroy a peu ou point d'argent. Je ne vois pas +quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne.</p> + +<p>—Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap, +je resterai sa maîtresse; or Montouroy, s'il est sans fortune, a, comme +je vous l'ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son +mariage avec la fille du gouverneur: la fille et le père sont favorables +à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai +réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer +tout l'or et exercer toute l'autorité dont je suis ambitieuse.</p> + +<p>Cette négresse me remplissait d'effroi et d'admiration. Je me demandais +si j'étais en <span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span> présence d'une folle ou d'une sorte de génie +monstrueux et pervers.</p> + +<p>—Il n'y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier, +c'est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime +Montouroy, mais elle l'aime en despote, et ne veut pas d'un mariage qui +nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il +ne désobéira point non plus à sa maîtresse.</p> + +<p>«Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici.</p> + +<p>«Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d'Antoinette, +décida de s'en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en +votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit +méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les +enlevèrent toutes deux: seulement l'un des nègres, poursuivi et serré de +près par vos esclaves, abandonna Antoinette; l'autre revint avec Agathe +à un pavillon que possède M. de Montouroy à l'entrée du Cap. J'y étais +venue par hasard, je fus ainsi avertie <span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span> de l'enlèvement avant +Montouroy, et je me réjouis que l'entreprise eût eu ce résultat. Je fis +conduire aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin +fermé et entouré de mes esclaves. C'était un otage. Depuis elle n'a pas +quitté cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour +l'empêchent, non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux +fenêtres. Je la garderai ainsi jusqu'à ce que la mère se décide enfin à +laisser le gouverneur donner sa fille à Montouroy.</p> + +<p>—Et quel est le second obstacle à vos projets? lui demandai-je.</p> + +<p>—Le second, c'est vous, en ne mariant pas Antoinette.</p> + +<p>—Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera: elle n'aura qu'un +amour, le mien!</p> + +<p>Le sang me montait à la face.</p> + +<p>—C'est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari +pourtant la protégerait mieux que vous.</p> + +<p>—Mais c'est contre les maris, quels qu'ils soient, dis-je, que je veux +la protéger. Au <span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc +d'avoir, madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont +inconnus?</p> + +<p>—Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr'ouvrit une porte +et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez.</p> + +<p>Elle m'avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée +par une glace, qui vous permettait de voir ce qui ce passait dans la +chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence; par une fente +assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince +rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté.</p> + +<p>Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de +Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de +Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune +homme disait des vers:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <p><i>Sur les rameaux voisins, entends ces tourterelles</i></p> + <p class="i2"><i>Former leur doux roucoulement;</i></p> + <p><i>De quel air d'amitié s'entrelacent leurs ailes!</i></p> + <p><i>Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement;</i></p> + <p><i>Ah! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles.</i></p> + </div> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute +et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron.</p> + +<p>—Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n'est pas de +s'abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier +les intérêts de l'humanité et ceux du commerce.</p> + +<p>—Dites votre commerce, fit le docteur.</p> + +<p>—Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c'est pourquoi +je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs.</p> + +<p>—Vous seriez enchanté, j'en suis sûr, que quelques incendies de champs +de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur +les sucres à Londres et à Amsterdam.</p> + +<p>—Vous insultez mon cœur, monsieur, dit Léveillé.</p> + +<p>—C'est que j'apprécie votre caisse, continua Chiron.</p> + +<p>Léveillé se rengorgea.</p> + +<p>—Je n'ai jamais attendu, de mes sacrifices <span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> à la race opprimée, que +sa reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes +sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.</p> + +<p>—Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit +Chiron: cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez, +je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en +diamants, et qu'elles fissent l'objet d'un nouveau trafic. Alors il est +probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à +battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer +davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin, +mais qui tiens tant soit peu à ma vieille guenille, je n'attendrai pas, +pour quitter l'île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les +larmes de bienfaisance des blancs.</p> + +<p>—Vous partez vraiment, docteur?</p> + +<p>—Avant un mois. J'éprouve des craintes sérieuses quand je vois +l'humanité s'attendrir.</p> + +<p>—Vous avez été élevé à l'école de Buffon, <span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> mon cher docteur, dit +alors l'abbé de la Pouyade. C'est un déiste, et comme tout déiste, un +esprit rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus +audacieux reconnaissent aujourd'hui la vérité du christianisme, de ce +christianisme qui doit un jour reconstituer l'humanité. Buffon, lui, n'a +pas compris le noir, il n'a pas vu quels grands principes politiques +font la base de nos institutions. L'idée de l'égalité lui échappe. Il a +surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême +sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d'ailleurs cette +aristocratie du talent, qui en est le poison...</p> + +<p>—Mais il me semble, monsieur l'abbé, que vous aussi n'êtes pas +insensible <i>aux hommages</i> des femmes, puisque vous venez chez Madame +Dodue-Fleurie.</p> + +<p>—C'est pour une œuvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien +que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup. +La société est si mêlée <span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> ici! A part vous, moi, deux ou trois autres +personnes...</p> + +<p>—Vous êtes bien difficile, monsieur l'abbé.</p> + +<p>—Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se +blesser...</p> + +<p>—Que Monsieur votre goût se blesse, qu'il se blesse, je n'y vois pas +d'inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement: avez-vous +vendu vos hypothèques sur les nègres?</p> + +<p>—Pas encore, et je venais justement ici avec l'espoir de trouver des +acquéreurs.</p> + +<p>—C'est là votre œuvre de charité!</p> + +<p>—Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux.</p> + +<p>—Je plains vos malheureux, alors; car les hypothèques sur les nègres ne +s'achètent plus!</p> + +<p>—Comment cela! les miennes portent sur d'excellentes plantations, +riches, en pleine prospérité.</p> + +<p>—Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s'achètent plus. Du moins +les blancs n'en <span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> veulent pas; ils craignent trop la révolution +prochaine. On m'a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore +quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu'ils feront cause commune +avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial +leur accorde les droits des autres citoyens.</p> + +<p>—Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution? demanda Léveillé. +On devrait les expulser de la colonie.</p> + +<p>—Attendez, dit l'abbé, qu'ils aient acheté mes hypothèques.</p> + +<p>—Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua +Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial.</p> + +<p>—Voilà comment vous aimez les noirs! dit le docteur.</p> + +<p>—Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient +partager les souffrances de leurs frères en attendant l'affranchissement +commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos +manières, notre esprit; ils n'ont pris que nos vices. Tenez! il y a un +affranchi qui fait ce joli trafic. <span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> Vous savez qu'on récolte de +moins en moins de sucre depuis deux ans, c'est un fait. Mon affranchi se +procure du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en +magasin, et, à l'aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un +brillant qui n'ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au +moment de la vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant +croire que le marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de +lui vendre à bas prix. Telles sont les façons d'agir de nos affranchis! +Ce sont, je vous le répète, des hommes abominables.</p> + +<p>—A dire vrai, observa le docteur, si j'avais une plantation, je +préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et, +coquins pour coquins, j'aime mieux ceux qui font croire à l'abondance +d'un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu'en pensez-vous, +jeune poète?</p> + +<p>—Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je +n'ai pas encore l'expérience des hommes; du moins suis-je plein de zèle +et d'ardeur pour servir la société.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> —Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit +le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a +horreur de ceux de la veille.</p> + +<p>—Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les +noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis?</p> + +<p>—Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis +évidemment pour l'affranchissement des noirs, mais aussi pour que les +noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs.</p> + +<p>—Fourbe et sot! s'écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez ici encore un +instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite.</p> + +<p>Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon.</p> + +<p>—Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de +l'assistance. Allons, venez vite. J'ai besoin de vous!</p> + +<p>Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du +salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue <span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> se coucha +d'abord sur le dos, puis sur le ventre; elle avait découvert son corps +vaste, elle semblait le présenter à l'adoration de Montouroy, qui +s'agenouilla devant lui.</p> + +<p>—Lèche-moi, Toutou! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue. +Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je +suis pleine d'ordure et de poussière.</p> + +<p>Montouroy prit d'abord les pieds, et sa langue habile et souple en +fouillait les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des +tressaillements, de petits cris, des rires; puis la langue vipérine +monta le long des jambes fortes et vint s'attarder aux courbes, aux +larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce +corps attirait Montouroy et qu'il prît plaisir à s'y enfoncer de plus en +plus, à y oublier jusqu'à son sexe, à devenir une bête inconsciente et +joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue +était aussi libre avec lui que si je n'eusse pas été près d'elle et +qu'il n'eût été qu'un chien. Elle laissait s'accomplir sans <span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> honte, +peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements +de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés +même de son corps lui devenaient un moyen d'humiliation et lui +procuraient un triomphe.</p> + +<p>Le dégoût me soulevait le cœur; j'étais tellement indignée contre +Dodue et Montouroy que j'allais sortir de ma cachette, quand tout à coup +elle se releva vivement.</p> + +<p>—Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t'ai appelé pour que tu baises +mon visage, de ta bouche encore toute souillée! Non, non, mon visage est +à mon amant, et tu sais bien que tu ne l'es pas! Est-ce que tu es +capable d'ailleurs d'être un amant? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait +plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables! Va-t'en! +Va-t'en, te dis-je! Veux-tu partir, ou je prends le fouet!...</p> + +<p>Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le +rappela un instant.</p> + +<p>—Et je te défends d'entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi, +entends-tu! Au <span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne +suis pas sûre de toi.</p> + +<p>Elle sortit un instant, appela des noirs, et j'entendis le bruit d'une +dispute puis d'une porte qu'on fermait violemment.</p> + +<p>—Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa +maîtresse! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme +Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui +m'attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce +sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais +bien qu'elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l'exige de +leurs maris et de leurs amants, elles m'ouvriront toutes grandes les +portes de leurs maisons. Et d'ailleurs à part vous, moi, la Létang +peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue?</p> + +<p class="p2">Me prenant alors par le bras elle m'entraîna au dehors. Je la suivais, +je lui obéissais, <span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> sentant en elle comme une force supérieure.</p> + +<p>—Je veux vous montrer, me dit-elle, que je n'ai pas conquis ceux de +votre race pour devenir le jouet des noirs...</p> + +<p>Elle me conduisit à quelques pas jusqu'à un terrain vague qui s'étend de +l'extrémité de la ville jusqu'au Morne des Capucins. Là grouillait, +bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des +noirs où j'avais failli disparaître tout à l'heure, à mon arrivée.</p> + +<p>A la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, +les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les +cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et +parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, +flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des +libellules et des fleurs d'eau sur un sombre marécage. La fange humaine +augmentait toujours; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la +vomir avec sérénité; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de +fourrure chaude, de <span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> linge humide, de peau en sueur et d'haleines +corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation +courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un +zézaiement de créole ou des cris gutturaux d'Africains. Tout à coup, la +lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur +lumineuse, fit jaillir des ténèbres milles faces soûles et féroces, +révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où les +dents, les ongles s'enfoncent dans la chair, où l'étreinte et le baiser +ressemblent à des égorgements.</p> + +<p>—N'ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.</p> + +<p>Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants, +troupe d'affranchis ou d'employés à demi-libres, qui affectaient de ne +point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement; +vêtus à l'européenne, ridicules sous la perruque, et l'habit à la +française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs +victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, <span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> dans les +estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.</p> + +<p>Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras +étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se +détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de +son manteau noir.</p> + +<p>—Mais, fis-je, c'est Samuel Goring!</p> + +<p>Dodue-Fleurie me regarda en souriant.</p> + +<p>Goring n'avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait +de son poing l'auditoire.</p> + +<p class="p2">«Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de +la liberté! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos +épaules!»</p> + +<p class="p2">Des huées et des injures lui répondirent.</p> + +<p>—Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je.</p> + +<p>—Oui, fit Dodue, et c'est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle +avait autrefois <span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">266</a></span> des complaisances pour lui. Je craignais qu'il ne +devint par trop négrophile.</p> + +<p class="p2">«Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les +mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l'ivresse et à la luxure!»</p> + +<p class="p2">Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur +Goring, le saisirent, l'accablèrent de coups; il s'engouffra dans la +foule qui s'ouvrit devant lui. J'entendis des voix le menacer, puis des +cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques +boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C'était l'infortuné +quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de +pied.</p> + +<p>—Ah! canaille! criait-il, tu nous as trahis.</p> + +<p>—Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d'une voix forte en +s'interposant entre Figeroux et la victime.</p> + +<p>A la vue de la négresse, mon commandeur <span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span> et ses compagnons +s'arrêtèrent, haletants, frémissants devant leur proie; ils haussaient +les épaules, crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent +plus au révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se +traîna lentement vers la rue des Capucins.</p> + +<p>—Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux.</p> + +<p>—Et croyez-vous qu'elle serait un heureux événement pour nous? fit un +autre mulâtre. Nous n'avons rien à gagner à la liberté de ces sales +Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu'ils restent esclaves!</p> + +<p>—Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigerons. Nous pouvons +avec leur aide nous emparer du gouvernement de l'île.</p> + +<p>—Et comment ces brutes nous comprendraient-elles? fit l'interlocuteur +de Figeroux.</p> + +<p>Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels +devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et +bruyante de l'assemblée semblait les repousser.</p> + +<p>Un vieil homme, les épaules sanglantes, les <span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span> yeux chassieux et +voilés, apparut tout à coup sur l'escabeau où nous avions vu Goring. Il +avait autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en +peau huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s'empressa +autour du vieillard.</p> + +<p>—Macandals! Macandals! criait-on.</p> + +<p>—On leur donne des amulettes, m'expliqua Dodue, pour les protéger. Ils +préparent quelque grande entreprise, cela est sûr.</p> + +<p>Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse:</p> + +<p>—Ne craignez-vous pas Zinga?</p> + +<p>—Moins que Figeroux.</p> + +<p>—Voyez, chère madame, elle est ici!</p> + +<p>En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l'écart, +à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient +pas; ils parlaient sans s'occuper de la foule, sans prendre garde au +bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes.</p> + +<p>—Si te maries, disait Zinga, m'abandonneras?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span> —Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n'épouse cette jeune fille +qu'à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France.</p> + +<p>—Et même si elle devient ta femme n'aimeras que moi!</p> + +<p>—Je n'aimerai que toi.</p> + +<p>Et ils se baisèrent.</p> + +<p>De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler?</p> + +<p>Figeroux, à ce moment, s'approcha, frappa violemment sur l'épaule de +Zinga.</p> + +<p>—Ah! truie, fit-il. Tu nous as trahis!</p> + +<p>Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique.</p> + +<p>Puis se retournant vers lui:</p> + +<p>—As peur? demanda-t-elle. <i>Es mô mem pa la ké to pou mô défand to +lapo.</i> (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure!)</p> + +<p>—Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m'avais dit que tu viendrais...</p> + +<p>—Bien, suis là!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span> —Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring.</p> + +<p>—Etais là, suffit! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la +maladie.</p> + +<p>Des cris s'élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent +plusieurs fois répétés.</p> + +<p>—Les porcs! dit Figeroux, après avoir prêté l'oreille; ils fixent la +date de l'insurrection; ils la feront sans nous.</p> + +<p>Ces paroles m'effrayèrent et j'allais interroger Dodue lorsqu'une longue +file de noirs, de négresses et de négrittes se tenant par la main et +courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent +brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards, +élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. A un +claquement de mains des vieillards la bande forma autour d'eux une ronde +de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes +et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas.</p> + +<p>—Ils nous empestent! fit Dodue, allons-nous-en.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span> —Vous avez, dis-je, plus peur de ces bozales, que des visiteurs de +votre salon.</p> + +<p>—Nullement! répliqua-t-elle en affectant une expression d'indifférence.</p> + +<p>—Néanmoins vous ne les gouvernez pas si aisément!</p> + +<p>Elle haussa les épaules.</p> + +<p>—Bah! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n'en faut pas plus +pour les tenir dans le devoir; quant aux blancs, ce sont des lâches!</p> + +<p>A peine nous étions-nous éloignées que nous entendîmes une fusillade. +Dodue me conta qu'après leurs danses les nègres s'amusaient souvent à +tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d'une fois qu'ils se +faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils +étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia, +mélangé, selon les rites des sorciers, à de la poudre.</p> + +<p>—Vous voyez, me dit-elle, que j'ai dans la main l'âme de la résistance +et celle de la révolte. C'est moi qui ai conseillé à <span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span> Figeroux de +réunir ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les +exaspérer, et que les noirs esclaves chasseraient les affranchis. +Ceux-là seuls sont à craindre parce que vous leur avez appris à +penser... Je m'en garde le plus possible et si j'ai l'air de protéger +Figeroux, croyez-le, ce n'est qu'en apparence... Ah! si vous vouliez, +comme il serait facile de le faire disparaître, aux Ingas, dans la +montagne. Mais je vois que cela ne vous sourit pas... Du moins veillez +sur Antoinette, chère madame, et sur votre plantation. Et, si vous +épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le sous clef; le 10 août est une +date dont vous devez vous méfier.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y +aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées.</p> + +<p>—Etes-vous donc avec les révoltés, demandai-je, que vous connaissez si +bien leurs secrets?</p> + +<p>—Oh! moi, dit-elle avec un gros rire et en <span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span> se plaquant les deux +mains sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie! Je suis pour +le parti qui triomphera, car c'est lui que je devrai dominer. Cependant +je ne désire point que les esclaves réussissent. Qu'ai-je à gagner avec +ces fous furieux?</p> + +<p>Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans +l'antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s'étaient +rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n'eus aucune peine à +sortir du Cap. J'arrivai aux Ingas comme l'aube blanchissait le ciel. Je +me précipitai vers le lit d'Antoinette. Dieu merci! elle reposait +doucement, la bouche entr'ouverte et souriant de ce joli sourire qu'elle +a lorsqu'elle dort. Je l'embrassai sans l'éveiller et, me couchant près +d'elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d'émotions.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">274</a></span> J'ai reconnu aujourd'hui que Dodue-Fleurie ne m'avait pas trompée, et +que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n'étaient +point imaginaires.</p> + +<p>Mme de Létang qui, lors de l'enlèvement d'Agathe, a cherché querelle à +Mme Du Plantier, l'a insultée dans la rue et même, prétend-on, l'a fait +battre dans sa maison par deux noirs, s'est réconciliée subitement avec +elle; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend +Goring, dont elles se moquaient si bien naguère.</p> + +<p>—Ma chère amie, m'a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère, +j'ai une pénible requête à vous adresser, mais j'espère que vous +comprendrez quels sentiments désintéressés me l'inspirent. L'amitié même +que je vous porte me l'a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié +que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span> Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d'œil rapide vers Mme Du +Plantier et Samuel Goring qui, d'un signe de tête, marquèrent leur +approbation et l'engagèrent à continuer.</p> + +<p>—Il court de fâcheux bruits sur vous, madame..., oui, de très fâcheux, +et nous avons pensé qu'il était de notre devoir, étant de vos amies, de +vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si c'est possible, une +accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui +pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables.</p> + +<p>J'étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l'émotion que +j'éprouvais, et ce fut de l'air le plus étonné que j'accueillis +l'«avertissement».</p> + +<p>—Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous +dirai qu'on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer +sa fortune.</p> + +<p>—Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d'un éclat de rire, mais +n'est-ce pas absurde? Vous l'avez tous vue aller et venir ici; elle fait +ce qui lui plaît!</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span> —Vous lui avez caché qu'elle possédait une fortune, et vous la retenez +chez vous comme une esclave, exigeant d'elle une affection qui ne vous +est nullement due, qu'elle aimerait mieux porter à un autre, et qu'il ne +serait peut-être pas fort décent de définir.</p> + +<p>—Madame! m'écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour +m'insulter?</p> + +<p>—Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et +cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l'exigent, croyez +bien que nous n'hésiterons pas à vous montrer: qu'on se met en posture +fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute +société.</p> + +<p>—Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette +insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa +fortune; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance +avec beaucoup de dévouement, mais ce n'est plus une fillette; elle est +libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial +<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span> qui vous dédommagera d'ailleurs de vos sacrifices.</p> + +<p>—Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais +Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme +d'ailleurs elle me l'a demandé. Quant à sa fortune, je n'aurai pas à la +lui rendre, puisqu'elle n'en a point, et qu'elle n'a vécu jusqu'ici que +grâce à ma générosité.</p> + +<p>—Nous savons très bien ce qu'il en est, dit sentencieusement Samuel +Goring.</p> + +<p>—Par une calomnie de quelque négresse, sans doute!</p> + +<p>—Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt, +madame, d'avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre +amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d'une jeune +fille est chose trop précieuse pour que nous vous le sacrifiions. Nous +allons déposer dès ce jour notre plainte.</p> + +<p>—Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons +inquisitoriales et révoltantes.</p> + +<p>—Vous verrez ce qu'il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du +Plantier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">278</a></span> —Surtout lorsqu'on a plus d'un reproche à s'adresser, ajouta Mme de +Létang, en me saluant de son plus ironique sourire.</p> + +<p>Je me souvins alors de ses confidences et de ses caresses perfides.</p> + +<p>—Sortez d'ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi, +parpaillot!</p> + +<p>Goring se retourna vers moi, très calme en apparence.</p> + +<p>—Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le +bruit de son iniquité est monté jusqu'au Juge pour la dénoncer et la +perdre.</p> + +<p>La Létang m'a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de +Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l'assassinat. Et +d'ailleurs, n'ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants +s'ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette? Hélas, aux yeux +de certains êtres, c'est un crime d'aimer quand ce n'est pas eux qu'on +aime.</p> + +<p>Le docteur qui est venu me voir, m'a appris leur complot.</p> + +<p>—Ces chères femmes, également délaissées <span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span> de Montouroy, se sont +imaginées qu'en mettant en commun leur fortune, et en s'unissant pour le +marier à une grosse dot, elles l'arracheraient sans peine à une jeune +fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près +d'elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses +précieuses nuits.</p> + +<p>—Mais qu'a donc Montouroy de si séduisant pour elles?</p> + +<p>—Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de +l'esprit aux sots, de l'élégance aux rustres, s'asservir les volages et +convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si +elles s'avisent de s'éprendre d'un homme intelligent, c'est pour lui +faire commettre quelque bêtise: cela leur procure un petit frisson et +une jolie jouissance.</p> + +<p>Les paroles du docteur ne m'avaient pas rassurée, un mot que je reçus le +lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses.</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent porter +plainte contre <span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span> vous, et vous enlever Antoinette; mais je les en +empêcherai bien: pour retenir Létang, j'ai sa fille; quant à Du +Plantier, je connais certaine histoire de succession où l'on aide à +mourir une veille tante avec beaucoup d'empressement; histoire qu'elle +n'aimerait guère voir divulguée, et dont je l'effraierai pour la forcer +à se taire.</p> + +<p>«Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à +quitter le Cap.»</p> +</div> + +<p>Quitter le Cap, c'est perdre une partie de ma fortune, car comment +diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d'un autre côté, +comment la vendre sans perte? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et +sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au +départ—et, au premier bruit d'une dénonciation, je me dérobe à vos +calomnies et à vos vengeances, misérables! qui me punissez d'avoir eu +pour vous trop d'amitié!</p> + +<hr class="c5" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span> Ce sont des heures que je n'oublierai pas: avoir fait un tel rêve de +bonheur, avoir cru à l'innocence, à l'affection, à la gratitude de +quelqu'un et être ainsi soudainement détrompée: c'est trop horrible. Ah! +mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi!</p> + +<p>Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs +d'entrailles; comme j'ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma +gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût, +qu'une saine et facile nourriture, je ne m'inquiétais pas de la cause de +ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment +possible.</p> + +<p>Une après-souper, mon mal, à la suite d'élans violents et inattendus, +semblait s'être calmé. Devant la véranda je jouissais avec <span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span> délices +des derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue; les machines de +la sucrerie étaient arrêtées; les chants des noirs emplissaient la +plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les +craintes que j'ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines. +Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n'ose rien entreprendre +contre moi. A mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait +été fort chaude, s'était étendue; elle dormait doucement, la tête +appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s'était assoupie. Zinga +se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette +et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive. +Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l'avais point +envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi. +Pourtant j'avais accepté une esclave que m'avait envoyée la courtisane +pour veiller sur Antoinette; lorsque Zinga s'en allait au Cap elle ne +devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part +l'objet d'une étroite surveillance, <span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span> et j'attendais pour le renvoyer +d'avoir trouvé son remplaçant.</p> + +<p>Zinga, près d'Antoinette, me paraissait plus jolie; elle l'enlaçait, et +ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur son épaule, tandis +que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d'Antoinette +dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile, +sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil +soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise +entr'ouverte.</p> + +<p>Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible +qui m'avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps; j'oublie que +Zinga est là, je lève ses robes, j'écarte avec précaution ses jambes, et +sans craindre qu'elle ne se réveille, je m'accroupis devant la chère +enfant, je me perds, je m'oublie au plus secret et au plus profond de +son être; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui +accuse la saveur piquante d'une plante marine. Oh! comme j'eusse voulu +qu'elle m'étouffât entre ses jambes déjà fortes! <span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span> Que j'eusse +souhaité mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir! Mais un effroi +me saisit tout à coup. Dans l'ombre duveteuse où j'égarais mes lèvres, +il me semblait que les frais pétales s'étaient desserrés, que plus large +la fleur s'offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au +risque d'être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait +été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un +cri! Ah! mon Dieu! Mon Antoinette, l'enfant que j'avais gardée +jalousement, que j'avais tenue loin des hommes, qui n'avait jamais eu +pour amie qu'Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si +jalousement défendue, n'était plus vierge! Ah! la barbare déchirure! +j'avais l'idée à présent qu'Antoinette était laide, impure, qu'elle +puait! J'avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur +son corps et sur moi l'odeur infecte de l'homme. Et pourtant j'espérais +encore, je me disais: c'est peut-être un accident.</p> + +<p>Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à +ce moment un <span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span> papier plié s'échappe de son sein. Je le ramasse, et +je m'éloigne un peu pour le lire.</p> + +<p>Il n'y avait que quelques mots, mais, hélas! ils étaient significatifs.</p> + +<div class="blockquote"> +<p>«Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention. +La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable.</p> + +<p class="signature">«Pierre.»</p> +</div> + +<p>J'étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je +pensais qu'avec l'amour de cet enfant toute la joie de l'existence +m'abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m'agitait. +Qu'allais-je faire? les épier, les surprendre! ou bien attendant qu'il +fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair +qu'elle avait prostituée, la déchirer puisqu'elle l'avait salie. Elle me +haïrait davantage! Oui, mais j'aurais le plaisir de me venger, de +l'empêcher d'être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne <span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">286</a></span> lui +appartiendra pas, me disais-je, quand je devrais l'enfermer dans une +cave. Mais cet homme parle de préparatifs dans son billet; est-ce +qu'elle voudrait s'enfuir? Je l'en empêcherai bien!</p> + +<p>Je cherchai Zozo et Troussot; ils étaient à se promener dans la +plantation; enfin je les rejoignis.</p> + +<p>—Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à +la défendre.</p> + +<p>Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes.</p> + +<p>J'errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant +que je m'imaginais si innocente et si affectueuse m'anéantissait. +J'avais comme l'impression que le monde n'existait plus, tout me +paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation, +au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me +sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu'une pauvresse qui mendie +son pain.</p> + +<p>Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l'endroit où je +l'avais laissée avec <span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span> Zinga; elles n'y étaient plus. Je me dirigeai +alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois +avant le coucher du soleil et qui regarde l'habitation. Les fenêtres de +sa chambre étaient ouvertes et, d'où je me trouvais, je l'entendis, sans +distinguer ses paroles, causer avec animation; Zinga l'interrompait +d'une voix forte:</p> + +<p>—Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que +tu m'as trompée.</p> + +<p>J'allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi; elle a +le visage bouleversé; elle me dit d'une voix haletante, sans préambule:</p> + +<p>—Maîtresse, on veut t'empoisonner, moi viens t'avertir.</p> + +<p>—M'empoisonner! Qui donc oserait m'empoisonner?</p> + +<p>J'affectais une assurance et un orgueil que j'étais loin d'avoir. En ce +moment même mes horribles douleurs m'avaient reprise; et ma voix +étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma +terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span> —Qui oserait!</p> + +<p>—Qui? répliqua Zinga. La demoiselle!</p> + +<p>—Antoinette! m'écriai-je, et, à l'idée d'un crime si monstrueux, il me +sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s'enfuyait de +mon être.</p> + +<p>—Oui, Antoinette, reprit Zinga d'une voix assurée, la physionomie aussi +calme, aussi tranquille que celle d'une statue.</p> + +<p>—Misérable! misérable! m'écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu +insulter mon Antoinette? Ah! tu ne mentiras plus, va! je vais te tuer.</p> + +<p>Elle râlait et se débattait dans mon étreinte; seule la rapidité de +l'attaque avait pu me rendre un instant victorieuse; elle avait le corps +trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l'avaient trop bien +habituée à des luttes de ce genre pour qu'elle ne pût reprendre +l'avantage.</p> + +<p>Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit +à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais. +<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span></p> + +<p>A ce moment, j'aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de +Zozo et de Troussot.</p> + +<p>—Arrêtez-la! criai-je aux noirs.</p> + +<p>Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter; ils +lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades, +les crachats et les injures dont elle les accablait.</p> + +<p>—Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle; vous avez mis +en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner.</p> + +<p>Je ne répondis rien; j'étais si surprise, si troublée que je ne savais +quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait, +la bouche écumante, les yeux féroces,—au visage d'Antoinette, pâle, +décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe +neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le +côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa +personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que +Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de <span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span> lui plaquer +la main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec +moi, elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui +la retenaient; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le +visage résolu, le poing menaçant.</p> + +<p>—Menteuse! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, vas t'accuser, et de +façon que tu ne pourras rien répondre!</p> + +<p>Puis, se tournant de mon côté:</p> + +<p>—Maîtresse, voilà ton assassin!</p> + +<p>Antoinette frémissait d'émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si +elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à +l'oreille.</p> + +<p>—Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t'as fait, tes salauderies, +ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes, +les innocentes, t'es la plus sale de toutes les saletés!</p> + +<p>Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de +quelques pas, comme si elle avait l'intention de s'éloigner, pour moi, +au lieu d'arrêter Zinga, au lieu de <span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span> la battre comme je l'aurais +fait il n'y avait qu'un moment, je dis à Antoinette:</p> + +<p>—Restez ici.</p> + +<p>A Zinga:</p> + +<p>—Parle!</p> + +<p>Et aux deux noirs:</p> + +<p>—Ne la touchez pas! Qu'elle parle librement.</p> + +<p>Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit:</p> + +<p>—Maîtresse, moi te l'affirme: cette fille est une traîtresse!</p> + +<p>—Infâme calomniatrice!</p> + +<p>—Infâme calomniatrice! s'écria Antoinette, qui leva la main pour la +frapper.</p> + +<p>—Taisez-vous! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé +ses aveux.</p> + +<p>—Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se +sauver avec celui qu'est son joli cœur, celui qui l'a épousée avant +mariage.</p> + +<p>—Malheureuse! m'écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu'Antoinette se +protégeait le visage de son coude tendu comme une enfant qui craint +d'être souffletée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">292</a></span> —Son joli cœur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se +nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu'a +du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au +bout d'une corde!</p> + +<p>—Elle ment, madame! interrompit Antoinette. Ecoutez-moi, je vous en +prie! Elle me hait. Elle invente tout; il n'y a pas un mot de vrai dans +ce qu'elle vous dit. C'est elle qui mettait chaque jour du poison dans +votre vin.</p> + +<p>—Et comment ne me l'avez-vous pas dit plus tôt! lui répliquai-je, moins +effrayée du crime de Zinga que de l'astuce et de la scélératesse +qu'avait montrée Antoinette.</p> + +<p>—N'allait pas dire, disait Zinga, puisqu'elle commandait à moi.</p> + +<p>—Et tu lui obéissais, abominable créature!</p> + +<p>—Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour +France. Moi, l'aime, Dubousquens!</p> + +<p>—Oh! grand Dieu! s'écria Antoinette en haussant les épaules.</p> + +<p>—Oui, l'aime, et m'a aimée aussi... Mais <span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span> regrette, car il est un +porc... Etait aujourd'hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que +voulaient pas m'emmener. Alors quand Antoinette m'a commandé de te +mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d'arsenic, +suis venue tout t'apprendre, maîtresse.</p> + +<p>—Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux!</p> + +<p>—Et cela, est-ce faux? dis-je en lui montrant la lettre que j'avais +trouvée sur elle.</p> + +<p>Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent; elle me saisit les mains +en m'enfonçant les ongles dans la peau.</p> + +<p>—Rendez-moi cela, fit-elle.</p> + +<p>Mais avant qu'elle ait pu l'atteindre, j'avais déchiré la lettre et j'en +avais soufflé au vent les morceaux.</p> + +<p>Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au +point de m'arracher des cris. Je crois bien qu'elle m'aurait toute +meurtrie si Troussot et Zozo ne s'étaient jetés sur elle et ne lui +avaient saisi les mains.</p> + +<p>—Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, <span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span> que vous reconnaissez +tout le bien que j'ai fait pour vous.</p> + +<p>—Le bien! le bien! ah! vous voulez rire! répondit-elle découvrant tout +à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce +que vous appelez me faire du bien. Ah! monstre, le mal que je t'ai fait +pour me défendre, pour me sauver de toi, n'est rien en comparaison de +ton crime et de mes souffrances.</p> + +<p>A chaque insulte il me semblait descendre d'un degré l'échelle infernale +des tortures. Je m'imaginais que mon supplice était achevé, et je le +voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s'endort un +instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante.</p> + +<p>—Que lui as-tu dit, misérable menteuse? fis-je en me tournant vers +Zinga.</p> + +<p>—Tout! Antoinette sait tout.</p> + +<p>Et l'odieuse négresse se mit à ricaner.</p> + +<p>—C'est ma vengeance à moi! ajouta-t-elle en sifflotant d'une lèvre +narquoise.</p> + +<p>—Ah! c'est ta vengeance, m'écriai-je, eh <span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span> bien! tu vas voir la +mienne. Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d'elle, +mais saisissez-vous de Zinga; et conduisez-la dans la cour noire.</p> + +<p>Elle eut un tressaillement et perdit son sourire.</p> + +<p>—Maîtresse, suis libre!</p> + +<p>—Je m'en moque pas mal que tu sois libre ou esclave!</p> + +<p>—Toi peux pas me châtier. N'en as pas le droit!</p> + +<p>—Eh bien, tu vas voir si je n'en ai pas le droit, canaille! Tu vas +mourir! Je suis la maîtresse ici.</p> + +<p>Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d'écho en écho, se +prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l'excès de sa +terreur soulageait ma peine et je repris:</p> + +<p>—Tu vas mourir, mais pas avant d'avoir souffert, d'avoir expié tes +attentats, tes trahisons. Oh! la mort serait trop douce pour toi. Oh +oui! tu vas souffrir.</p> + +<p>Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant <span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">296</a></span> ses forces, elle +poussa un suprême appel:</p> + +<p>—Figeroux! à moi! à moi, Figeroux!</p> + +<p>—Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l'appelle à son secours; il +est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le +chercher. Et s'il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l'amènent de +force.</p> + +<p>—Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n'est pas là!</p> + +<p>—Comment! m'écriai-je, c'est ainsi que vous le gardiez.</p> + +<p>—Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours.</p> + +<p>Je songeai à la recommandation de Dodue.</p> + +<p>—Dieu! me dis-je, nous sommes au 10 août.</p> + +<p>Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu'à ma vengeance:</p> + +<p>—Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en +attendant qu'il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups +des noirs, entraînez-la. Vous l'attacherez solidement par les pieds et +par les mains; <span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span> et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la +déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid; demain +le soleil brûlera ses blessures; nous les rouvrirons encore, et cette +fois on enduira ses plaies de miel, et l'on versera dans toutes les +ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les +maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah! oui, tu vas +souffrir, Zinga!</p> + +<p>A ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort +et s'arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par +de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée; +interrompues une minute par des cris de douleur, elles reprirent de +nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s'abandonnait corps et âme à +ses bourreaux; que son orgueil était brisé, qu'elle n'était plus qu'une +chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver.</p> + +<p>Dès ce moment d'ailleurs, je ne m'occupai plus d'elle. Ma colère, dont +elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés <span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span> qui +répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible +châtiment auquel je venais de la condamner, je n'avais point de +ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon +existence, le souvenir même des voluptés et du meurtre qui nous avaient +liées n'existait plus. Je ne pensais qu'à Antoinette, et c'était parce +que j'hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine, +ma rage, sur la négresse.</p> + +<p>Cependant j'avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance, +je l'entraînais dans sa chambre.</p> + +<p>—Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n'avez pas voulu de mes +bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir.</p> + +<p>—On me délivrera, dit-elle.</p> + +<p>Je la souffletai.</p> + +<p>—Personne n'entrera ici, entendez-vous: Personne! Vous êtes à moi, et +vous resterez à moi.</p> + +<p>Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle; pour moi, je ne me +souciais pas de ses <span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span> larmes; je m'assurai seulement que les volets +des fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j'étais aux croisées, elle +tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l'attrapai par sa jupe +et, la ramenant jusqu'au lit, je dénudais son corps pour le mieux +meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n'étaient plus +d'une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait +désespérément pour se sauver de mes coups.</p> + +<p>—Corps d'impudique, disais-je en la battant, sentine de vices, +réceptacle de crimes, tu n'as pas voulu être ma fille, tu seras mon +esclave, va! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses!</p> + +<p>En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il +fallut bien, sous mes coups, qu'elle écartât les membres, qu'elle offrit +à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée +par l'homme, pour que je la déchirasse à mon tour.</p> + +<p>Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte; et, l'enfermant +à clef, je me <span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span> retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule +que l'espèce d'ivresse que l'on ressent à satisfaire ses haines +m'abandonna; après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse, +et seule dans le monde comme dans un désert. Le plaisir et l'amour +n'existent plus pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que +j'infligerai à Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant +c'est à cela seul que je tiens: le reste m'est indifférent.</p> + +<p>Et j'avais envie d'aller lui demander pardon, de m'humilier devant elle, +de lui dire de prendre toute ma fortune, d'épouser qui il lui plaisait, +d'être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien: dans l'ombre, à côté +d'elle, témoin de sa joie, j'étouffais toute jalousie, j'aimais qui +l'aimait, je m'oubliais moi-même.</p> + +<p>Puis mon égoïsme renaissait. Oh! m'écriais-je, si elle pouvait me +revenir! A son âge l'amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être +la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il +faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, <span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span> je ferai +en sorte qu'il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute +pas difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables!</p> + +<p class="p2">A la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n'entendais +plus ses sanglots. Il me sembla qu'elle s'était endormie. Alors j'ouvris +avec mille précautions et j'entrai sur la pointe du pied, retenant mon +souffle. Avec quelle amoureuse compassion j'eusse collé mes lèvres à sa +chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J'avais la confiance du +véritable amour: rien ne me semblait impossible.</p> + +<p>Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l'avait remplie pour moi +de haine et d'horreur; qu'à ses yeux, j'étais l'assassin de sa mère, et +qu'elle était trop ingénue pour comprendre; qu'un attachement plus fort +que le plus violent amour d'un homme, me dévouait désormais à sa vie.</p> + +<p>Je m'approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie +délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d'enfant, mais le <span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span> +lit était vide, et je la cherchais, je l'appelais vainement par la +chambre, faisant alterner les câlineries et les menaces:</p> + +<p>—Antoinette! Antoinette! ma chérie! Viens que je te pardonne, que je +t'embrasse... Ah! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir +dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée!... Antoinette, +voulez-vous venir à la fin!</p> + +<p>La colère et l'angoisse égaraient ma raison. Enfin je m'aperçus que les +volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je +descendis dans le jardin. Peut-être n'était-elle pas encore sortie de la +plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra.</p> + +<p>—Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi?</p> + +<p>—Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s'enfuir de +la maison.</p> + +<p>Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait +Troussot à causer avec les marins.</p> + +<p>—Sais-tu, lui demandai-je, s'il y a un navire qui part pour la France, +aujourd'hui?</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span> —Oui, dit-il, le <i>Duquesne</i>.</p> + +<p>Un frisson agita tout mon corps.</p> + +<p>—Et où est-il?</p> + +<p>—Au port Charlot.</p> + +<p>—Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m'en vais au Cap.</p> + +<p>—Toute seule, maîtresse?</p> + +<p>—Oui, toute seule.</p> + +<p>Dès que Troussot m'eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis. +Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés +du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un +précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j'étais +forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la +route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes, +je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où +j'aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l'amour.</p> + +<p>Enfin j'arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je +demande à un marinier:</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span> —Le <i>Duquesne</i>?</p> + +<p>—Madame, il a quitté le port; il est dans la rade.</p> + +<p>Je sentis une mort froide me monter au cœur.</p> + +<p>—Parti?</p> + +<p>—Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour.</p> + +<p>—Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite.</p> + +<p>J'activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer.</p> + +<p>—Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite.</p> + +<p>Il me regarda étonné.</p> + +<p>—Il n'y a pas un marin sur le quai, fit-il. C'est par hasard que +j'étais là. Tout le monde est à la fête aujourd'hui.</p> + +<p>La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris +toutes les angoisses.</p> + +<p>Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver?</p> + +<p>Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il +faudrait l'arracher.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span> Enfin j'aperçois le <i>Duquesne</i>, nous touchons à sa coque énorme et +sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde +que tient le marinier et d'où je manque de tomber dans la mer. Cependant +on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au +devant de moi.</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant +son départ. N'est-il pas ici?</p> + +<p>—Il n'est pas encore ici, madame, me répond-il, mais il doit +s'embarquer cette nuit avec sa jeune femme.</p> + +<p>Il appuya sur les derniers mots comme s'il se doutait, à mon air égaré, +quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer.</p> + +<p>—Je les attends, dis-je.</p> + +<p>Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls +les passagers pouvaient rester sur le navire. C'était une règle qu'il +devait observer, surtout à la veille d'un départ.</p> + +<p>—Eh bien! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec vous.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span> Et je payai le marinier qui m'avait conduite et qui retourna au port. Il +eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le <i>Duquesne</i>.</p> + +<p>Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma +cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et +Antoinette, en proie à une atroce inquiétude.</p> + +<p>Comme les lumières du Cap s'éteignaient et que la ville semblait +s'endormir, j'aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des +Milices une lueur vive grandir sur le ciel.</p> + +<p>Des passagers, autour de moi, prétendaient qu'une révolte venait +d'éclater au Cap.</p> + +<p>—Bah! disait quelqu'un, les milices auront vite calmé les révoltés.</p> + +<p>—Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs.</p> + +<p>—Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur +aux blancs et leur arracher l'égalité des droits, mais il se pourrait +que la révolte fût plus sérieuse qu'ils ne <span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span> pensent et qu'elle +tourne contre ses organisateurs.</p> + +<p>—Ah! ah! s'écria une voix que je connaissais, décidément je n'étais pas +mauvais prophète et je n'ai pas agi en niais en prenant mes précautions.</p> + +<p>Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron; nous fûmes tous deux +assez surpris de nous rencontrer; il me fit mille questions, selon son +habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d'angoisse et +l'esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l'entendis +seulement qui disait:</p> + +<p>—Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont +tenu parole: ils ont commencé à incendier le Cap.</p> + +<p>En effet, sur trois points on voyait des colonnes d'étincelles monter +vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes +qui s'avançait sur le <i>Duquesne</i>.</p> + +<p>Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer; quelques-uns même +tombèrent à mes pieds.</p> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span> Je m'étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel:</p> + +<p>—Mon Dieu! Mon Dieu! disais-je, sauvez mon Antoinette.</p> + +<p>—Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve. +Votre sagesse, pour être tardive, n'en est pas moins utile. Si on n'a +plus que le bout du nez à sauver, c'est toujours cela!</p> + +<p>Une petite barque à ce moment sortit du port et s'approcha du <i>Duquesne</i> +à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l'ardeur de +l'incendie que l'on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches +innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire, +chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que +l'on ne dût d'abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l'ancre +et de mettre à la voile.</p> + +<p>Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter +contre nous. Deux hommes conduisaient l'embarcation. On leur jeta une +corde et ils montèrent jusqu'à nous. Quelle fut mon émotion quand je +reconnus <span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span> Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur +prenant la main, j'attendais avec angoisse leurs premières paroles.</p> + +<p>—Ah! maîtresse, dit Zozo, quel malheur! Figeroux arrivé avec le cancre +(il voulait dire le quaker); tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous +avons pu sauver ceci.</p> + +<p>Il me remit un lourd coffret et s'affaissa.</p> + +<p>—Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez +donc, voyons! Antoinette, où est-elle? Que m'importe l'argent que vous +m'apportez si je n'ai pas Antoinette!</p> + +<p>Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d'une voix grave:</p> + +<p>—Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse!</p> + +<p>Il me fut impossible d'en entendre davantage. On m'a dit que je suis +tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la +traversée, ma vie a été en péril.</p> + +<hr class="c5" /> + +<p><span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span> Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après +avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les +habitudes de la vie comme afin d'avoir plus de force pour souffrir +encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m'avait ravi toutes mes +jouissances.</p> + +<p>Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors +qu'elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap; et il +l'avait ramenée dans sa chambre bien qu'Antoinette, se défendant avec +toute l'énergie du désespoir, n'eut cessé de le mordre et de le frapper.</p> + +<p>Après l'avoir enfermée, il m'avait attendue, en compagnie de Troussot, +devant la chambre de la pauvre enfant.</p> + +<p>Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de +géants se jettent sur eux avant qu'ils aient le temps de se servir <span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span> +de leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d'une +poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite +sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter +par la fenêtre; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre +brutalement les jambes. Il a un mot abominable:</p> + +<p>—Ma jolie perruche, il faut d'abord que je te mette ma marque, que tu +sois mienne pour la vie. Après tu m'aimeras, si tu veux.</p> + +<p>Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui +mordait le visage et le battait de ses pieds.</p> + +<p>—Venez donc me la tenir, brutes! cria Montouroy aux nègres.</p> + +<p>Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du +couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue-Fleurie, apprenant +par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves +et était partie avec eux pour les Ingas; elle entra derrière Montouroy. +Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la +<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span> main; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son +amant, de le surprendre, de le frapper peut-être.</p> + +<p>Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s'était +élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue-Fleurie, il essaya +de lui enlever le poignard qu'elle levait sur lui en lui criant les plus +abominables injures.</p> + +<p>Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir; et déjà, elle enjambait la +fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée, +elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s'imagina que +c'était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever +Antoinette. Zozo prétend qu'il a vu Samuel Goring la détacher; Troussot +soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma +malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu'elle parvint +à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison; elle +aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en +l'air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement <span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span> par les jambes. +Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et +plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la +plantation aperçurent cette misérable s'acharnant contre mon enfant. +Comme c'était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son +secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette +ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait:</p> + +<p>—A moi, Pierre! Pierre! à moi.</p> + +<p>Les appels bientôt furent indistincts; Zinga l'avait saisie à la gorge; +on n'entendit plus que des cris rauques, puis un râle horrible qui +annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n'abandonna +point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps.</p> + +<p>—Pourriture de fillasse! criait-elle, m'as fait torturer, m'as volé mon +amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse +sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection!</p> + +<p>Et après ces outrages affreux, comme si <span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span> rien ne pouvait apaiser sa +rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put +savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son +infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés, +retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres +adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte.</p> + +<p>Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut.</p> + +<p>Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue-Fleurie et +Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde.</p> + +<p>Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux.</p> + +<p>Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet +ange au ciel!</p> + +<hr class="c5" /> + +<p>Zinga, Dubousquens se trouvent sur le <i>Duquesne</i>; ils se sont embarqués +en pleine <span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">315</a></span> mer, le soir de l'incendie. Ils vivent ici en secret, +dans leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l'équipage, +mais comme l'animal découvre son ennemi à l'odeur, j'ai bien deviné leur +présence; et dès que j'ai pu me lever de mon lit, je les ai vus, je les +ai épiés, je les ai surpris, l'homme vautré sur la femme, qui le +baisait, qui l'embrassait, qui le caressait comme un enfant.</p> + +<p>—Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga: moi, je sais toutes +les caresses, les consolantes! les endormeuses! et celles qui font vivre +en une minute des existences. Oh! tu l'oublieras auprès de moi, je serai +ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais +ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays. +Et tu ne te rappelleras plus même <i>son</i> nom.</p> + +<p>—Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh! ce charme, cette grâce +de l'innocence, où les retrouver jamais?</p> + +<p>—Innocente, répliquait-elle, drôle d'innocence que celle d'une +empoisonneuse!</p> + +<p>—C'est toi, infâme! c'est toi qui lui as <span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">316</a></span> conseillé cet attentat, +et c'est toi qui es son assassin.</p> + +<p>—Tant pis, disait-elle, tu l'aimeras encore cet assassin, il fera ton +plaisir!</p> + +<p>Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d'yeux et de lèvres; +son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe +s'enfuyait comme un animal capricieux, ou s'étalait majestueuse comme un +dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait +sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant +cette fois qu'il n'était pas seul sur le <i>Duquesne</i> et qu'on pouvait +surprendre leurs caresses impudiques.</p> + +<p>A de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il +pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui +pardonnerais-je de l'avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son +souvenir auprès d'une négresse criminelle, me semble une effroyable +impiété qui réclame son châtiment.</p> + +<p>Et chaque jour ma haine s'augmente pour <span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">317</a></span> cet homme qui a eu +l'affection de mon enfant—pour cette noire qui, en la dénonçant, a +causé sa mort.</p> + +<p>—Ah! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes +meurtriers.</p> + +<p>Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh! je trouverai +une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il +me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d'horreur +qu'elle ne m'adresserait plus les reproches, qu'elle me fait en songe. +Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la +dénonciation de Zinga. Je l'ai serrée dans mes bras et elle m'a laissé +au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde, +que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que +j'étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir +coupable; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours +innocente!</p> + +<p class="center">FIN</p> + +<p class="p4 center">Cet ouvrage a été achevé d'imprimer<br /> +<span class="smcap">Le Vendredi 13 Juin 1902</span><br /> +par F. DEVERDUN, à Buzançais (Indre)<br /> +pour <span class="smcap">La Plume</span>.</p> + +<h2 class="p4">ÉDITIONS GEORGES CRÈS & C<sup>ie</sup></h2> + +<h3>COLLECTION "VARIA" A 3 FRANCS</h3> + +<p class="p2"><span class="smcap">Hermann Bang</span>: <i>Au Bord de la Route</i>, roman traduit du danois.<br /> +<span class="smcap">Valère Bernard</span>: <i>Bagatouni</i>, roman traduit du provençal.<br /> +<span class="smcap">Henri Boutet</span>: <i>L'Ame de Paris de 1914</i>.<br /> +<span class="smcap">Henri Boutet</span>: <i>Le Cœur de Paris en 1915</i>.<br /> +<span class="smcap">Charles Boutin</span>: <i>Le Silence du Sinaï</i>.<br /> +<span class="smcap">Jeanne Broussan-Gaubert</span>: <i>Reviendra-t-il?</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">G.-K. Chesterton</span>: <i>Les Crimes de l'Angleterre</i>.<br /> +<span class="smcap">André Delacour</span>: <i>Le Trait d'union</i>.<br /> +<span class="smcap">Louise Delétang</span>: <i>L'alcool meurtrier</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">Louis Delluc</span>: <i>Le Train sans yeux</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">Edouard Drumont</span>: <i>Sur le Chemin de la Vie</i>.<br /> +<span class="smcap">Gilbert de Voisins</span>: <i>Les Moments perdus de John Shag</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">Tristan Legay</span>: <i>Les Amours de Victor Hugo</i>.<br /> +<span class="smcap">Tristan Legay</span>: <i>Victor Hugo jugé par son siècle</i>.<br /> +<span class="smcap">Ch. Le Goffic</span>: <i>Le Crucifié de Keraliès</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">Ch. Le Goffic</span>: <i>Bourguignottes et Pompons rouges</i>.<br /> +<span class="smcap">Arthur Machen</span>: <i>Le Grand Dieu Pan</i>, roman traduit de l'anglais.<br /> +<span class="smcap">Helen Mathers</span>: <i>Le Mort vivant</i>, suivi de <i>La Justice aveugle</i>, roman traduit de l'anglais.<br /> +<span class="smcap">Marguerite Moreno</span>: <i>Une Française en Argentine</i>.<br /> +<span class="smcap">Hugues Rebell</span>: <i>Les Nuits chaudes du Cap Français</i>, roman.<br /> +<span class="smcap">P. Rioux de Maillou</span>: <i>Souvenirs des Autres</i>.</p> + +<h3 class="p2">ŒUVRES CHOISIES DE VICTOR HUGO</h3> + +<p class="center">chaque volume: <b>1</b> fr. <b>50</b></p> + +<h4 class="p2">Poèmes</h4> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Poèmes de Victor Hugo"> + + <tr> + <td class="tda"><i>L'Amour</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td></tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Chansons d'Amour</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td></tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Chansons héroïques</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td></tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Famille</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td></tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Nature</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> +</table> + +<h4 class="p2">Légendes et Contes</h4> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Légendes et contes de Victor Hugo"> + + <tr> + <td class="tda"><i>Légendes</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Nouvelles légendes</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Contes et Récits</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Nouveaux Contes et Récits</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> +</table> + +<h4 class="p2">Théâtres</h4> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Théâtres de Victor Hugo"> + + <tr> + <td class="tda"><i>Hernani</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Lucrèce Borgia-Angelo</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Marion Delorme</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Le Roi s'amuse</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Ruy Blas</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> +</table> + +<h4 class="p2">Histoire et Voyages</h4> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="Histoires et voyages de Victor Hugo"> + + <tr> + <td class="tda"><i>En voyage</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>La Peine de Mort</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Souvenirs d'enfance</i></td> + <td class="tdb">1 vol.</td> + </tr> + <tr> + <td class="tda"><i>Souvenirs politiques</i></td> + <td class="tdb">2 vol.</td> + </tr> +</table> + +<p class="center">Grou-Radenez Paris.—8-20</p> + +<hr class="c95" /> + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + <div class="footnote"> + <p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Jupe très large et courte qui s'arrête au-dessus du genou.</p> + <p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Négresse nouvellement débarquée d'Afrique et, par suite, + inexperte et sauvage.</p> + <p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Un sortilège.</p> + <p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse + jeune, en bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les + Portugais avaient coutume d'en acheter pour leurs colonies des Indes.</p> + </div> +</div> + +<div class="tnote"><h3>Notes de transcription:</h3> +<p>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.</p> + +<p>L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.</p> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les Nuits chaudes du Cap français, by Hugues Rebell + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS CHAUDES DU CAP FRANÇAIS *** + +***** This file should be named 37805-h.htm or 37805-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/8/0/37805/ + +Produced by Laurent Vogel, Vinciane Knappenberg and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/37805-h/images/illu-001.jpg b/37805-h/images/illu-001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f98dd5a --- /dev/null +++ b/37805-h/images/illu-001.jpg diff --git a/37805-h/images/illu-002.png b/37805-h/images/illu-002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6283581 --- /dev/null +++ b/37805-h/images/illu-002.png diff --git a/37805-h/images/illu-003.png b/37805-h/images/illu-003.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c8ba459 --- /dev/null +++ b/37805-h/images/illu-003.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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