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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/38867-8.txt b/38867-8.txt new file mode 100644 index 0000000..f423892 --- /dev/null +++ b/38867-8.txt @@ -0,0 +1,8894 @@ +The Project Gutenberg EBook of Un Cadet de Famille, v. 2/3, by +Edward John Trelawney + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Un Cadet de Famille, v. 2/3 + +Author: Edward John Trelawney + +Editor: Alexandre Dumas + +Translator: Victor Perceval + +Release Date: February 13, 2012 [EBook #38867] +[Last updated: April 28, 2012] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 2/3 *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +book was produced from scanned images of public domain +material from the Google Print project.) + + + + + + + + COLLECTION MICHEL LÉVY + + + OEUVRES COMPLÈTES + D'ALEXANDRE DUMAS + + + PARIS.--IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS + + + + + UN + CADET DE FAMILLE + + TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL + + PUBLIÉ PAR + ALEXANDRE DUMAS + + + --DEUXIÈME SÉRIE-- + + + PARIS + MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS + RUE VIVIENNE, 2 BIS + + 1860 + Tous droits réservés + + + + + UN + +CADET DE FAMILLE + + + + +XLVII + + +--Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de +Torra fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait +non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir +de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un +obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les +tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à +Rodrigues, et sa mère ainsi que ses soeurs furent expédiées à l'île de +France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra; +il n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre +débarquement, Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à +vos hommes. + +--C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir le +ravin, entreprise que l'obscurité rendait très-difficile et +très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas +et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la +ville. + +Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai +craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en +conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de +l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard +était le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous +m'avez fait comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir +avec une si implacable cruauté. + +Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la +rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner +l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus +d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans +leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans +l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure +après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant +de hutte en hutte. + +Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de +rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur +était fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans +les jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas. +J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre. + +--Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la +rencontre de Torra avec son frère. + +--Ah! s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et je +l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; comme +je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas être +étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. Par +Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré dans +les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a décidé le +dénoûment de sa vie. + +«--J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement +toutes les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche +infructueuse m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes +veines comme une lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je +rencontrais; ils fuyaient ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne +voulait se battre avec moi. Les lâches avaient peur de Torra, et Torra +n'avait qu'un seul couteau à opposer à leurs lances, à leurs +mousquets, à leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne me +faisait pas de mal; les fusils ne blessent point Torra. + +»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les +filets des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je +souffrais trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup +je vis mon vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il +était assis dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la +main. Mon père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité +étrange, et me dit d'un ton sombre: + +»--Torra, mon fils? + +»J'essayai de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma +langue. + +»--Où est ta mère, Torra? Où sont tes soeurs, mon fils? + +»--Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs. + +»--Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un +esclave, mais ta mère et tes soeurs sont avec moi; regarde, regarde. + +»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes soeurs dans la coquille. + +»--Où est ton frère, Torra? demanda mon père. + +»--Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante. + +»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui +obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu, +et, se faisant l'écho de mon père, il répéta: + +»--Où est ton frère? + +»--Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu +es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à +l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de +jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant +qu'il vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre. +Je sais qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que +dans cet instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays, +Torra: du sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends! + +»Mon père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta +encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en +appelant mon frère:--Brondoo, Brondoo! + +»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il +dormait à quelques pas de moi. + +»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je +vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon +blanc prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée +par l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes soeurs +frappèrent leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça +dans la mer, et le démon disparut.» + +Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant +que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si +fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le +laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la +coquille paternelle est déjà bien assez chargée. + +--Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le +malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait. + +--Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus +sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation. +Quant au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une +expression que j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la +faute qu'on reproche à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et +s'il avait massacré une myriade de pareils hommes, il mériterait de +magnifiques récompenses. + +--Vous avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il faut que +les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la justice. Notre +équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. Étant l'aîné, je +vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des droits patriarcaux, et +il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du père, quoique +illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme ce père n'est +pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son fils, il faut +que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé. + +--Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de +punir ce malheureux visionnaire. + +--Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice. +Quand nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour +sauver Torra. + +La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la +nuit du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, +regarda la mer en s'écriant: + +--Le voilà, il m'attend! + +De la proue Torra bondit dans la mer et le vaisseau passa sur son +corps. Il était inutile de faire un effort pour le sauver, le poids +des menottes précipita le pauvre nègre dans les profondeurs de +l'Océan. + +Le souvenir de ce malheureux nous attrista pendant quelques jours. +Aston, qui avait une foi de marin dans les rêves et dans les présages, +prit la peine, dès notre arrivée à l'île de France, de s'informer si +les particularités de la vision relative à la soeur et à la mère de +Torra étaient vraies. Il s'adressa donc à un bureau du gouvernement, +qui tient enregistrée la mort des esclaves, et il apprit qu'en se +rendant à l'île Bourbon les trois femmes s'étaient jetées dans la mer. +Cet événement avait eu lieu la nuit même du rêve de Torra. Je n'ai pas +besoin d'ajouter que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi +d'Aston dans les rêves, les présages, les pressentiments et les +visions. + + + + +XLVIII + + +Nous nous trouvions sous les vents alizés de l'ouest, et nous hâtâmes +gaiement notre course, accompagnés par la corvette. De Ruyter décida +que nous rentrerions au port Bourbon, dans l'île Maurice, sur le côté +sud-est, puisque les frégates anglaises bloquaient le port au +nord-ouest. + +--Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le meilleur port pour entrer +dans l'île, mais il est le plus difficile pour en sortir. Cependant, +c'est un havre magnifique, et nous serons obligés d'y rester jusqu'à +ce que la mousson du nord-ouest, qui va bientôt commencer, soit tout à +fait tombée. D'ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et surtout +plus tranquilles, car il n'y a guère de vaisseaux au port Bourbon, le +commerce n'étant suivi qu'à côté, sous le vent de Port-Louis. + +Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis notre conquête de +Saint-Sébastien, et je pensai qu'il était temps de faire une visite à +ma petite captive. Malgré mon apparent abandon, je n'avais point +négligé de l'entourer de soins, car elle habitait ma propre cabine, et +j'avais ordonné au bon vieux rais de trouver, parmi les gens que nous +avions à bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même tribu que Zéla +ou qui avaient été ses domestiques. + +Privilégié par son âge et par son rang, le rais put aller voir la +jeune fille, lui parler, et l'assurer qu'elle ne manquerait de rien. +Le rais me dit que trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le +vaisseau de son père étaient déjà auprès d'elle, et qu'il avait donné +à ces femmes toutes les choses dont elles avaient eu besoin. Par +respect pour le père de Zéla, qui avait été non-seulement un Arabe, +mais encore scheik d'une tribu dans le golfe Persique, près de sa +propre patrie, le vieux rais avait prévenu tous mes désirs. + +--Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille comme je +traiterais ma propre enfant, car nous sommes tous des frères. + +De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui entendait notre +conversation, se tourna vers le rais. + +Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui donnait le nom de père, +car c'était ainsi que tous les marins nommaient le commandeur des +Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans les décisions qu'il +devait prendre lorsqu'elles étaient relatives à ses hommes; de plus, +il ne s'opposait jamais à l'accomplissement des cérémonies des +sectateurs de Mahomet. Pendant ses voyages secrets aux ports anglais, +le commandement du vaisseau était confié au vieil Arabe, et de Ruyter +prenait alors le caractère d'un marchand arménien, persan ou +américain. + +--Mon père, dit de Ruyter, j'ai dit à ce garçon que la jeune fille +arabe était légitimement sa femme, et cela de la manière la plus +sacrée selon les coutumes de votre pays. N'ai-je pas dit la vérité? + +Les hommes qui avaient été témoins de la mort du père de Zéla en +avaient raconté tous les détails. + +--Certainement, malek, où est la personne qui pourrait en douter? La +chose cependant me paraît étrange; car, tout vieux que je suis, c'est +la première fois que j'entends dire qu'un scheik arabe, dont les +générations sont innombrables comme les grains de sable dans le grand +désert, donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa race à celui +d'un infidèle d'un pays si nouvellement découvert, d'un pays que nos +pères ne connaissaient pas; le père même qui a donné sa fille ne +pouvait admettre l'existence d'un giaour (chien). + +--Bah! répondit de Ruyter, le père savait que Trelawnay était un +Arabe; il est certain qu'il le savait et qu'il lui était impossible de +craindre une erreur. Ce garçon a-t-il l'air d'un chrétien? n'a-t-il +pas le Coran dans sa cabine? Allons, mon fils, récitez votre _namaz_. + +--Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est bien vrai, il n'est +donc point extraordinaire alors que le père ait pris Trelawnay pour +un Arabe. Je suis un homme ignorant, mais si son père n'est pas Arabe +ou descendant d'un Arabe, je serai surpris, car je n'ai jamais vu +aucun homme de l'Ouest avoir le teint basané et les traits du visage +caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est honnête et brave, il aime +notre peuple, il se bat avec nos armes, il a les mêmes habitudes que +nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se révélera maintenant +que, par la grâce divine de Mahomet, notre saint prophète, il possède +une femme arabe. J'espère qu'il cherchera la tribu de ses ancêtres, +qu'il s'établira au milieu d'elle en déplorant que l'auteur de ses +jours ait fait la folie d'aller loin de son pays natal habiter les +rochers blancs de la mer. + +Le rais dit tout cela si sérieusement, que de Ruyter ne parvint +qu'avec peine à réprimer une violente envie de rire. Pour compléter la +comédie, il conversa si savamment sur le sujet, que je finis par avoir +des doutes sur ma propre identité. + +Avec la conviction que j'étais Arabe, le rais s'appuya encore, pour +consolider mon mariage, sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui +avait joint nos mains avant de mourir. + +--Au moment suprême où s'opère la séparation de l'âme avec le corps, +dit le rais, si les objets éloignés deviennent indistincts, les choses +que le regard embrasse sont miraculeusement développées. En +conséquence, continua le rais, le père ne s'est pas trompé; il a vu +dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, et cela d'un seul +regard par l'analyse d'une chose visible, la physionomie. Il savait +donc dans quelles mains il confiait sa fille, les espérances de sa +maison et le soin de ses enfants. + +--Quels enfants? demanda Aston. A-t-il d'autres enfants? + +Je commençais déjà à réfléchir à l'embarras de la situation dans +laquelle m'avait placé ma sympathie pour Zéla, une femme, des enfants, +et quoi encore... + +--Des enfants, reprit le rais, oh! oui, mais pas beaucoup, car c'était +un brave et intrépide guerrier, et la moitié de sa tribu a été +exterminée dans des guerres contre des gens semblables aux Marratti, +qui ont pillé son village et tué presque tous les habitants; il lui +reste donc à peine une trentaine d'enfants. + +--Trente! s'écria Aston, c'est bien assez, je vous assure. + +--Je trouve aussi que c'est un joli nombre, dit de Ruyter en imitant +la manière de parler de Louis, et vous aussi, n'est-ce pas? + +En écoutant cette conversation, en apparence des plus sérieuses, je +suppose que ma figure n'était pas très-animée, et peut-être était-elle +aussi triste que celle d'une des vigoureuses tortues de Louis après +qu'il lui avait coupé la gorge. Cependant, je fus un peu consolé en +découvrant que les enfants de l'Arabe, tombés pour la plupart sous le +poignard de ses ennemis, n'étaient qu'une famille fictive, +c'est-à-dire les fils de sa tribu. + +De Ruyter m'assura sur son honneur et en mettant toute plaisanterie à +part que les paroles du vieux rais étaient aussi vraies que le +Coran.--Mais, ajouta-t-il, le Coran n'est rien pour vous, et la loi +arabe n'est point la vôtre. + +--C'est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que pensera-t-elle? + +--Que, fiancée à vous par son père, elle doit vous regarder comme son +mari. Ainsi votre devoir aussi bien que votre honneur exigent que vous +preniez soin d'elle, que vous la conduisiez avec sa suite dans son +pays natal. Je sais que vous avez autant de générosité que d'honneur, +et que vous ne faillirez point à vos obligations; je n'ai jamais donné +d'officieux conseils, mon cher enfant, car pour les digérer il faut un +estomac aussi fort que celui d'une autruche. D'ailleurs vous n'êtes +pas de ceux qui s'arrogent exclusivement à eux-mêmes leur secte et +leur patrie (comme le font beaucoup de compatriotes) et toute la +beauté et toute la vertu qui existent sous le soleil. La lumière n'est +que plus brillante sur les sables de ces sauvages enfants du désert; +car elle n'est pas obscurcie par ce que l'on appelle faussement la +civilisation. Quoiqu'ils ne soient pas échauffés ou affranchis par le +même été ou par le même hiver, dit le vieux Shylock, les juifs, les +mahométans et les chrétiens sont tous des hommes; si vous les piquez +ils saignent, et ainsi de suite... Vous me comprenez?... + +--Descendons, et, après avoir discuté cette grave question, discutons +celle bien moins grave d'un verre de claret. + +--Quel parti allez-vous prendre relativement à Zéla? me demanda +Aston. + +--Quel parti je vais prendre, mon ami? comment! vous n'avez donc pas +entendu? Mon parti est pris; tout est terminé. + +--Quelle est donc la chose terminée? + +--Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce n'est que pareil à la +première secousse qu'on ressent en se baignant: les timides souffrent +le plus en entrant dans l'eau peu à peu; les courageux s'y plongent la +tête la première et ne sentent pas la douloureuse sensation que fait +éprouver l'étreinte de l'eau. Je ne suis pas craintif; s'il faut que +je plonge, donnez-moi de l'eau profonde et une hauteur pour sauter +dedans. + +--Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston. Zéla n'est qu'une enfant, +et vous l'avez à peine vue. + +--Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant de l'avoir épousée? + +--Comment pourrez-vous l'emmener en Angleterre? Votre intention n'est +pas de passer votre vie avec des Arabes? + +--Pourquoi pas? Je n'ai pas de patrie, pas de foyer domestique. Le +vieux père rais dit que mon pays est ici. Je l'admets, car je l'aime. +Je préfère le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas le +visage comme le fronce un curé dans sa chaire en exhortant ses +paroissiens à obéir à l'appel de sa cloche. Allons, allons, effacez +les rides de votre front, videz ce verre de vin de Bordeaux. +N'avez-vous pas entendu dire qu'on célébrait ce soir la confirmation +de mon mariage? Faisons-le gaiement. Je déteste les sermons et j'aime +le vin: buvons! + +Nous passâmes la soirée à fumer et à vider des bouteilles. De Ruyter +et Aston me plaisantèrent, mais mon humeur était trop joyeuse pour +s'attrister d'une bagatelle aussi insignifiante qu'un mariage. Je le +traitais légèrement en ce temps-là. + +Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès de moi et me dit: + +--Moi aussi j'ai une femme, mais elle ne vaut pas grand'chose. Quand +j'allais sur mer, elle buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais +garder une seule goutte de bon skédam dans la maison, je n'aimais pas +cela; _l'auriez-vous?_ Tout à coup, elle devint très-grosse et tout le +monde disait: «Cette femme est enceinte.» Moi, je riais, car je savais +mieux que les commères que si ma femme avait là quelque chose, c'était +des caques de gin. Les médecins pensaient la même chose, et ils +voulurent lui faire rendre ce qu'elle avait conservé là; mais ma femme +aimait trop les liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que de +l'eau. Je fus saisi de surprise, de l'eau! Je ne lui en avais jamais +vu boire une seule goutte, _l'auriez-vous?_ Elle détestait l'eau, +parce que, disait-elle, l'eau enrhume l'estomac. + +Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis sur un vaisseau; la +mer lui faisait peur, j'étais donc bien sûr d'être débarrassé d'elle. +Après mon départ, elle devint triste, chagrine, pauvre femme! et cela +parce qu'elle n'avait plus de gin, car j'avais emporté toute la cave +avec moi. + + + + +XLIX + + +Van Scolpvelt descendit, tenant dans ses mains la liste des malades et +des blessés. Il était toujours si occupé que nous ne l'apercevions +presque jamais, à l'exception toutefois de sa tête, qu'il avançait de +temps en temps hors de l'écoutille pour prendre l'air, absolument +comme le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus de l'eau. Le +docteur nous expliqua la loi relative aux assassins, dont les corps, +dans tous les pays civilisés, étaient disséqués.--En faisant du bien à +la science, ajouta-t-il, les assassins sont peu coupables, et il est +vraiment dommage que de nos jours il y ait si peu de meurtres. Après +avoir émis cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa de +l'indigne pensée de vouloir paralyser l'essor de la science, les +tentatives des hommes studieux, non-seulement en mettant l'obstacle de +notre défense à l'amputation des membres, mais encore en le privant +d'une dissection après la mort.--Si vous aviez agi avec discernement, +vous auriez pendu Torra, qui était un magnifique sujet, et vous +m'auriez donné son corps. Je le croyais un honnête homme, mais je vois +aujourd'hui qu'il ressemblait aux autres; il conspirait également pour +tromper mes espérances, car il m'a trahi en se jetant aux poissons. +Ne m'appartenait-il pas légitimement? + +Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le vida avec gravité et +se rendit auprès de ses malades. + +--Si je ne voyais pas le docteur boire de temps en temps, dit Louis, +je le prendrais pour un démon; mais cependant aucun homme ne peut +vivre d'un liquide seul, quelles que soient sa force et sa saveur. Ne +le pensez-vous pas? + +--Cela suffirait avec l'addition d'une tortue, dis-je en riant; je +crois que je pourrais vivre avec ces deux choses. Pensez-vous, Louis, +qu'il y ait des tortues au ciel? + +--Je suis sûr qu'il y en a, répondit Louis; sans cela, quelle est la +personne raisonnable qui désirerait y aller? Le désireriez-vous? Le +ciel ne serait pas un paradis sans les tortues, n'est-ce pas? Puis, il +y a beaucoup d'eau dans la lune, d'où aurions-nous la pluie, s'il n'en +était pas ainsi? De sorte qu'il faut encore qu'il y ait du gin pour +chasser l'humidité. + +Je montai sur le pont pour la première faction. De Louis et de ses +tortues, mes pensées se dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage. + +Je vis alors les choses sous un aspect plus favorable à mes désirs, +tout me parut joyeux, et je me trouvai grandi au moral autant qu'au +physique. Mes pensées furent presque semblables à celles d'Alnaschar +le bavard, frère du barbier, le marchand de verres; comme la sienne, +mon imagination était étourdie. Je pris la résolution d'être d'abord +un mari doux et aimant, puis austère et bourru, puis enfin cruel et +bienveillant tour à tour. Pendant une heure entière, je me plongeai à +plaisir dans les rêveries les plus folles et les plus absurdes, sans +qu'une pensée raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la +lumière. La cloche sonna minuit, et un autre prit ma place. Les soucis +de la vie conjugale ne troublèrent pas mon sommeil; je suis encore +étonné d'avoir dormi aussi profondément. + +Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma jambe. Je me jetai +vivement en bas du lit, car j'eus l'horrible crainte que Van ne se fût +permis d'opérer sur ma jambe pendant mon sommeil. + +--Qu'est-il donc arrivé? lui demandai-je. + +--Un des prisonniers, un Arabe, est mourant, et il désire vous voir. + +Je plongeai ma tête dans un seau d'eau de mer et je suivis le docteur. + +Malgré Louis, qui voulut m'arrêter pour me faire déjeuner, en me +disant qu'il était dangereux d'entrer dans une chambre de malade +l'estomac vide, je me rendis en toute hâte auprès du prisonnier. + +Sérieusement blessé, l'Arabe désirait me recommander d'être bon pour +l'enfant de son père, et, en même temps, obtenir la permission de voir +Zéla avant de mourir, afin de prendre le message qu'elle voulait +envoyer à son père, auprès duquel le mourant allait bientôt se +trouver.--Car, ajouta-t-il, je vois l'ange de la mort voltiger sur mon +lit, et il est impatient de s'élancer vers le ciel. Soyez un père pour +mes deux femmes et pour mes cinq enfants, continua le moribond, et +dites-leur qu'il faut, _ish Allah_ (s'il plaît à Dieu), qu'ils +continuent la guerre commencée contre les Marratti, parce que, pendant +qu'il en restera sur la terre, l'âme de leur père ne pourra pas entrer +au ciel. + +La dernière prière de l'Arabe fut pour me demander qu'on respectât son +corps, qui devait être enseveli dans la mer avec toutes les cérémonies +habituelles de son pays. Il me supplia encore de ne pas permettre à +l'Indien blanc au long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le +scalper ou de lui fracturer les membres.--Car, ajouta l'Arabe, s'il +coupe un morceau de mon corps pour le manger, je ne serai pas capable +d'être un guerrier dans l'autre monde. + +Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure exprima un mélange +d'horreur, d'étonnement et de férocité; il rugit comme une hyène en +fureur. La colère du médecin effraya le malade et hâta sa mort, car il +rendit le dernier soupir pendant que j'essayais de calmer l'irritable +Van. + +Je remis le corps entre les mains des Arabes; ils l'enveloppèrent dans +de la toile et répétèrent les cérémonies que j'ai déjà racontées. +Seulement je me trouvai dans l'obligation de participer à leurs +mystères. + +Voici donc un nonchalant garçon de l'Ouest, sans lien ni famille, +transformé en scheik de mer, en Arabe, en musulman, et marié. Pour +donner l'idée combien ces changements (du moins le dernier, qui +gouverne les autres) pesaient peu sur mon esprit, je n'aurais même pas +reconnu ma femme au milieu d'un groupe de jeunes filles. Tout occupé +de son père, je n'avais point remarqué ses traits. Je ne savais même +pas son nom, quoique je l'aie employé ici pour faciliter ma narration. +Je possédais un Coran, mais j'ignorais où était le pays que désormais +je devais considérer comme le mien. + +La première démarche que je fis pour me rapprocher de Zéla fut, je +crois, excellente, car cette démarche tendait à obtenir des +renseignements sur la dame. En conséquence et pour bien commencer, +j'appris d'abord son nom. Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à +cette époque, sera trouvé profondément imprimé sur mon coeur lorsque +j'aurai cessé de vivre. Si par hasard un Van Scolpvelt désire +disséquer mon corps, je le lui permets volontiers, plus volontiers +encore j'accorde cette faveur à l'estimable Van, s'il existe. Il verra +bien que je n'ai pas pour la science cette haine sans bornes qu'il m'a +si souvent reprochée. Il trouvera joint un codicille à mon dernier +testament, et ce codicille exprime le désir que mon corps, enseveli +dans un tonneau de vrai skédam, soit envoyé à Amsterdam (ville natale +de Van Scolpvelt): l'un sera pour le scientifique docteur, l'autre +pour la femme du bon munitionnaire, si toutefois elle a eu l'esprit de +faire passer son hydropisie. + +Après avoir déjeuné et satisfait la dernière demande de l'Arabe +mourant, dont le corps fut jeté dans la mer, mes pensées s'envolèrent +vers l'asile de mon épouse vierge. J'avais appris, quoique avec peine, +la gutturale prononciation de son nom, tâche fort difficile, car +j'avais été obligé d'en répéter cent fois les deux syllabes avant que +la vieille duègne fût satisfaite de ma sifflante aspiration. Après +cette première étude, la bonne femme me dit: + +--Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni effleurer ses +vêtements; il ne faut pas beaucoup parler, et ne rester auprès d'elle +que pendant quelques minutes, car les pensées de lady Zéla conversent +avec l'âme de son père; toutes ses joies de jeune fille sont mortes +avec le bon vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus brillants +que les étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure, +plus belle que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de +l'affliction; ses lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de +chagrin. Toute sa beauté est cachée sous une éclipse, car les larmes +sont sa seule nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné la jeune +fille, depuis que l'âme de son père l'a laissée seule dans un monde +inconnu. Ô étranger, soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre +récompense. + + + + +L + + +--Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit la duègne, et dans une +heure elle sera préparée à recevoir visite. + +L'heure demandée par la vieille femme fut suivie de tant de minutes, +que bien certainement mon ardeur se serait refroidie jusqu'à +l'indifférence si j'avais été un amoureux vif et impatient. Je dois +peut-être ajouter que la certitude d'être solidement marié aidait +beaucoup à calmer mes désirs, de plus que cette heure d'attente, étant +celle où j'avais l'habitude de fumer ma pipe en savourant avec lenteur +le nectar de mon café, fit qu'elle ne me parut ni plus longue ni plus +courte que tout autre moment de la journée. Je n'ai jamais perdu ce +vice ou plutôt cette vertu, car au moment où je parle, si je me trouve +dans l'obligation de sortir avant d'avoir pris mon café ou fumé ma +pipe, je suis aussi bourru qu'un dogue auquel on prend un os ou qu'une +femme qui voit son mari, harassé de fatigue, s'étendre nonchalamment +sur un chapeau neuf posé avec soin au milieu d'un fauteuil. + +Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries d'un amoureux, je me +perdais dans l'odorante fumée de tabac de Skiray; j'en remplissais mes +poumons, j'en savourais l'enivrante odeur, odeur aussi douce et aussi +parfumée que celle des roses de Bénarès. Tantôt mes lèvres +capricieuses retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient comme +un jet d'eau vers le ciel, tantôt encore elles la faisaient monter en +spirales pour la laisser s'empreindre des chatoyantes couleurs d'un +rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et absorbait tellement +mon attention, que je n'avais point vu entrer la vieille femme arabe. +Je suppose que les beautés de l'intéressante duègne s'étaient +cachées, comme celles de la lune, sous un nuage ou sous une éclipse, +car sa sombre figure me fit tressaillir, et je crus un instant que la +fumée de ma pipe s'était condensée dans une sorcière noire. + +--Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d'un ton de reproche, a attendu +jusqu'à ce que le café servi pour vous fût entièrement froid et que +les confitures fussent devenues aigres. + +--Personne n'est venu m'avertir, répondis-je en me levant. + +La figure de la messagère était si froide et si irritée, que bien +certainement un seul de ses regards avait dû opérer la transformation +de l'atmosphère du café et de la qualité des confitures. Cependant +elle dissimula sa colère et me répondit d'un ton plaintif: + +--Je suis restée ici debout pendant un si long espace de temps, que +mes pieds y ont pris racine. + +Je me mis à rire; la pauvre vieille disait vrai, et voici pourquoi: la +chaleur de ses pieds nus avait fait fondre le goudron, et comme le +vaisseau était penché de côté, l'Arabe avait toutes les peines du +monde à se maintenir en équilibre. + +Après avoir cherché dans mon esprit les choses les plus aimables, +après les avoir dites à la messagère d'un ton et d'un air aussi +gracieux que possible, je la suivis dans la cabine qu'habitait Zéla. + +La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte par une petite esclave +malaise (cette esclave était le premier cadeau que j'avais fait à +Zéla), et je pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec autant +de respect, d'émotion et de silence qu'en met une femme pieuse en +entrant dans le sanctuaire d'une église. La jeune fille était assise +les jambes croisées sur une petite couche, et elle était si +hermétiquement enveloppée dans une draperie blanche (deuil national de +son pays), qu'il me fut impossible de distinguer les merveilleuses +perfections vantées par l'Arabe. La pose de Zéla avait la grâce froide +et digne des statues de marbre qu'on pose aux portes des temples +égyptiens; mais un mouvement me révéla bientôt que la charmante statue +était une créature humaine. Après avoir lentement décroisé ses jambes, +la jeune fille se leva, glissa ses pieds nus dans des pantouffles +brodées, s'avança vers moi et me prit la main, que de son front elle +porta à ses lèvres. + +--Asseyez-vous, je vous prie, ma chère soeur, lui dis-je, tout ému de +cette naïve caresse, de ce gracieux témoignage de sa reconnaissance. + +Zéla reprit sa première position et resta immobile; ses bras +retombèrent nonchalamment le long de son corps, et ses pieds mignons +se cachèrent dans le lin du vêtement qui l'enveloppait, comme se +cachent de petits oiseaux sous l'aile de leur mère. + +La seule chose visible de cet ensemble de grâces (suivant la vieille +Arabe) était les cheveux, et ces cheveux, d'un noir de jais, +couvraient Zéla tout entière. J'avais senti et savouré, avec un +inexprimable bonheur la douce pression des lèvres tremblantes de la +belle Arabe, et l'imagination, ou peut-être un léger contour que la +fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me dépeignait la bouche de +Zéla adorablement petite (je déteste les grandes bouches); et je pense +maintenant que cette passion silencieuse forma le premier anneau de la +chaîne de diamant qui nous unit, chaîne qui n'a pu être brisée ni par +le temps ni par l'usage. + +Quelques minutes s'écoulèrent en silence. J'étais plongé dans l'extase +d'un enchantement indéfinissable; mais j'avoue que je fus presque +heureux d'en être distrait quand la porte s'ouvrit pour donner passage +à la duègne, les mains chargées d'un plateau sur lequel étaient servis +du café et diverses espèces de confitures. + +Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste pour essayer de l'en +empêcher, mais la vieille femme me pria de rester assis et silencieux. +Zéla prit une petite tasse sur un plateau d'argent et me la présenta. + +J'étais si occupé à regarder, à admirer la blancheur et la délicatesse +de forme des jolis doigts de Zéla, que je renversai le café en portant +la tasse à mes lèvres, tasse que j'aurais pu avaler sans peine, car +elle n'était pas plus grande que l'aromatique coquille du macis +(enveloppe de la muscade). + +Quelques jours après ma première entrevue avec Zéla, la vieille femme +me fit observer qu'elle regardait la maladresse de mon action comme +d'un très-mauvais présage pour mon bonheur à venir. + +Après m'avoir offert des confitures, Zéla rendit le plateau à la +duègne, et se rassit sur sa couche. + +J'ôtai de mon doigt un anneau d'or entouré de deux cercles formés avec +des poils de chameau (l'anneau donné par le père de la jeune fille), +et je l'offris à Zéla. + +La pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si amèrement que son +ample veste se soulevait sous les battements de son coeur. Je voulus +cacher l'objet dont la vue réveillait de si douloureux souvenirs; mais +la jeune fille tendit la main vers moi, saisit l'anneau, le porta à +ses lèvres et le baigna de ses larmes. + +La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et, sans être guidée par le +regard, la belle enfant tendit vers moi ses jolies petites mains, prit +une des miennes, et glissa doucement l'anneau à mon doigt. + +Cet anneau était l'antique sceau de la tribu de son père, et, comme +tous les cachets des princes, il rendait vrai le faux, faux le vrai; +il donnait ou il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon +la capricieuse volonté de celui qui en était l'heureux possesseur. + +Avant de laisser retomber ma main, Zéla la porta encore à son front et +l'effleura doucement de ses lèvres. + +Je pris vivement dans ma poche une bague que j'avais choisie dans les +bijoux de de Ruyter, bague d'un grand prix, car elle était massive, +d'or pur, et fermée par un rubis de la grosseur d'un grain de raisin; +et, prenant avec tendresse la main de Zéla, qui pendait immobile entre +les plis de son grand voile, je plaçai cette bague au second doigt de +sa main droite. + +La vieille femme sourit. + +L'approbation tacite de ce sourire éveilla mon audace; je gardai, +pressée entre les miennes, la main de Zéla, et j'en couvris de baisers +les petits doigts tremblants. + +J'outre-passais sans doute les droits que j'avais sur Zéla, car le +front de la vieille femme se rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides +de sa figure devinrent plus profondes, changement de physionomie peu +avantageux aux agréments extérieurs de ce gardien de l'étiquette, dont +le temps et le soleil avaient donné au teint l'ineffaçable couleur du +bronze. Je laissai tomber la main de Zéla, qui alla se cacher, toute +rougissante d'effroi ou de pudeur, sous les plis de son voile blanc. + +L'échange mutuel de nos bagues était la déclaration définitive de +notre mariage. + +--Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner vos ordres; que +puis-je faire pour vous être agréable, pour vous rendre moins tristes +et moins longues les heures de votre isolement? J'ai mis en liberté +toutes les personnes qui appartenaient à la tribu de votre père, et +elles sont traitées par mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis +un étranger, chère lady, j'ignore une grande partie de vos habitudes; +daignez donc, je vous en supplie, guider ma conduite par vos +bienveillants conseils. Le rais, qu'on nomme ici le père des Arabes, +vous aime avec tendresse; il sera, si vous le voulez, l'écho de vos +pensées; parlez-lui, ordonnez; entendre et obéir ne seront pour moi +qu'une seule et même chose. + +Zéla ne répondit à mes supplications que par de violents sanglots. + +Cette douleur m'attrista profondément; je gardai le silence, puis la +crainte de devenir importun me fit songer à la retraite. + +--Ma chère soeur, dis-je en me levant, calmez-vous, je vous en prie, +et souvenez-vous de mes paroles: Je suis et je serai toujours votre +esclave le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué. + +Après avoir salué l'éplorée jeune fille, je sortis de la cabine triste +et heureux à la fois. + + + + +LI + + +Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive avant que le bonheur +d'entendre sa voix musicale me fût accordé. Zéla semblait muette et +souvent aussi immobile qu'une statue de marbre. Ni supplications +ardentes ni prières murmurées tout bas n'avaient le don d'émouvoir +cette insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son calme dans +la grande froideur de ses sentiments pour moi. Cependant, malgré +l'apparente monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse dans +laquelle ils me jetaient, j'éprouvais un véritable bonheur auprès de +Zéla, bonheur étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel +pourtant, car il occupait les heures du jour, car il remplissait de +rêves enchanteurs le sommeil de la nuit. + +Après avoir soigneusement cherché à être agréable à Zéla en +l'entourant de toutes les choses qui, par leur possession, pouvaient +lui apporter un amusement, je fouillai dans l'immense butin enlevé aux +Marratti. Les vêtements, les meubles, les bijoux, enfin tout ce qui +appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son père ou de sa tribu, fut +déposé dans la cabine de la jeune fille. Le désir de lui plaire, celui +d'attirer son regard, celui plus ardent encore d'entendre sa voix +mélodieuse, me rendaient infatigable; mais, à mon grand chagrin, Zéla +parut si froide, si indifférente, si insensible, que j'en arrivai à +croire qu'il serait infiniment plus logique d'adorer une momie des +pyramides, et bien certainement, si l'exaspération que je ressentais +n'avait pas été adoucie par les généreuses paroles de mon ami Aston, +je me serais donné l'amer plaisir d'exprimer à Zéla le vif +mécontentement que me faisait éprouver sa conduite. Dans l'excès de ma +mauvaise humeur, je me jurais à moi-même de cesser entièrement mes +visites; mais tout en jurant je consultais ma montre pour savoir +combien d'heures ou de minutes me séparaient encore de l'instant de +mon entrevue avec elle. J'aurais, je l'avoue, difficilement renoncé au +bonheur de la voir, et quoique ma visite fût un monologue ou un +silence, elle était l'oasis de ma vie, le repos de mon existence +active. + +Heureusement pour moi la vieille Arabe n'était ni discrète, ni +silencieuse, ni réservée. Quand elle traversait le pont pour remplir +soit une commission de Zéla auprès du rais, soit une partie de son +service, elle s'arrêtait et me parlait de la jeune fille. Dans les +premiers jours de ses longues causeries, je maudissais souvent la +force des jambes de la vieille, car les miennes se fatiguaient à +rester ainsi stationnaires; mais ni engagement, ni prières ne +pouvaient parvenir à persuader à la duègne que je lui permettais de +s'asseoir. + +--Non, me disait-elle d'une voix grave, je dois rester debout devant +mon malek, et, du reste, sa bonté me permettrait-elle de prendre un +siége qu'il me serait encore impossible d'user de cette bienveillante +autorisation. Lady Zéla attend mon retour pour prendre son café. + +Je conclus de là que la jeune fille était douée d'une merveilleuse +patience, si elle attendait ainsi une douzaine de fois par jour la +rentrée de sa camériste, qui causait souvent de longues heures avec +moi. + +J'avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter à la vieille femme +que Zéla n'était pas insensible à mes soins, qu'elle disait que +j'étais bon, que je l'étais non-seulement parce qu'elle le jugeait +ainsi, mais parce que son peuple le trouvait, qu'il était bien dommage +que je ne parlasse sa langue qu'imparfaitement, bien dommage encore +que j'appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne, qu'elle était +fâchée que la grande _Kala passée_ (mer Noire) se trouvât entre moi et +le pays de ses pères, mais que j'étais doux, bon, beau comme un zèbre, +et qu'elle aimait à entendre ma voix. + +Ce délicieux poison rallumait des espérances qui commençaient à +s'éteindre; il me faisait croire à l'avenir et souffrir avec patience +les douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille devint un +personnage amusant, spirituel; elle s'embellit de ses paroles comme +d'un fard, et je finis par trouver sa voix dure et sèche plus +musicale que le son harmonieux d'une harpe éolienne. Mes veilles de +nuit s'abrégeaient merveilleusement, elles se remplissaient de +l'éclatante lumière des yeux de Zéla, que je n'avais cependant pas +vus. + +Je ne m'explique pas encore par quelle puissance attractive et +magnétique j'ai pu si tendrement aimer Zéla, dont je n'avais pas +entendu la voix, dont je n'avais pas rencontré le regard, dont je +n'avais pas même reçu un signe de sympathie, car son premier et +bienveillant accueil n'avait été que l'accomplissement d'une coutume; +elle avait reçu son sauveur, son mari, mais le coeur n'entrait pour +rien dans le témoignage de son respect et de sa gratitude. + +Mon esprit indépendant ne s'était jamais plié ni même arrêté à la +recherche de ce grand sentiment qu'on appelle l'amour, et en vérité je +ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a pu pénétrer et +remplir si exclusivement mon coeur. + +Avant de comprendre que j'aimais ardemment Zéla, les soins dont je +l'entourais m'apparaissaient sous la forme froide de l'accomplissement +d'un devoir, devoir sacré, parce qu'il m'avait été imposé par un père +mourant, par un père dont la suprême volonté me confiait son enfant +prisonnière et orpheline. Dans la transparente pureté de la jeunesse, +les scènes touchantes se reflètent comme sur un lac d'azur, et cette +scène de deuil, d'exil, de larmes, fut la première dans laquelle le +hasard me fit jouer un rôle, la première où un appel sympathique fut +fait aux bons sentiments de mon coeur, qui alors était une fontaine +scellée, mais qui s'ouvrit bientôt à la pitié et à la tendresse, et +maintenant l'amour en coule comme un puissant torrent, il emporte tout +ce qu'il trouve devant lui. + +Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc silencieusement son nid +sous l'abri de mon coeur, tandis que je le croyais tranquillement +encagé dans la chambre qui lui servait de prison. + +Les paroles de la duègne, en ranimant le feu de mes espérances, me +conduisirent plus souvent auprès de Zéla, dont je regardais pendant +des heures entières la passive main pressée entre les miennes. L'air +qui entourait la jeune fille me semblait chargé de parfums +odoriférants, et le contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux +que les branches pendantes d'un saule, remplissait mon âme d'amour +quand par hasard ils effleuraient ma joue. Tous mes sens me parurent +délicieusement raffinés, et un monde de nouvelles pensées, un monde +d'idées naquit dans mon coeur. + +Quand enfin il me fut permis de voir la radieuse splendeur des grands +yeux noirs de Zéla, mes membres chancelèrent, mon coeur palpita +convulsivement, et, les deux mains de la jeune fille enfermées dans +les miennes, je restai pendant un quart d'heure dans l'extase d'une +adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la jeune fille remarqua +mon agitation, si elle en fut émue ou seulement flattée; mais elle +retira vivement ses mains et couvrit ses yeux de diamant. Je les avais +assez vus: leur regard de flamme avait embrasé mon coeur, et le feu en +devint inextinguible. + +D'une voix entrecoupée, Zéla murmura quelques paroles qui +bourdonnèrent à mon oreille comme le chant d'un colibri, oiseau +charmant et gazouilleur des bosquets de cannebiers. L'haleine de Zéla +fut plus odoriférante que ne le sont ces arbres. La tête me tourna, et +je crus devenir fou en contemplant le monde de délices qui s'ouvrait +devant mes yeux. + +C'est ainsi que l'amour s'alluma dans mon sein, un amour pur, profond, +ardent et impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon regard dans +le brillant miroir où se reflétait l'âme divine de Zéla, elle fut +l'étoile de ma vie, la déité à laquelle je devais offrir la virginité +de mes affections. Jamais un saint dévot ne s'est consacré à son Dieu +avec une adoration plus intense que la mienne. Je n'étais ni l'époux +ni l'amant de Zéla, j'étais son esclave; ma vie lui appartenait sans +partage, elle était tout pour moi, j'étais à elle pour elle. + +Quand la triste mortalité rendra mon corps au néant, quand mon âme +s'envolera, comme une colombe longtemps captive, elle n'aura de joie +et de repos que le jour où il lui sera permis d'être réunie à celle de +Zéla. Alors ces deux âmes soeurs se confondront ensemble, et comme un +rayon de soleil elles s'élanceront brillantes dans l'éternité. + + + + +LII + + +Aucune circonstance digne d'être mentionnée ne marque dans mes +souvenirs l'époque de ce mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt +dans la latitude de l'île Maurice, à trente-deux lieues N.-O. de l'île +Bourbon. + +En visitant l'île Maurice, en 1521, les Portugais la nommèrent l'île +des Cygnes, parce qu'elle était l'asile favori de cet oiseau. Les +lourds et avares Hollandais furent les premiers qui prirent possession +de cette île, mais vers une époque très-éloignée du passage des +Portugais, c'est-à-dire vers l'an 1600. Ces nouveaux possesseurs +changèrent le doux nom de l'île des Cygnes en celui de Maurice, +faisant, par cette dénomination, un compliment à l'amiral dont Maurice +était le prénom. + +Comme je l'ai déjà dit, les Français succédèrent aux Hollandais, et +ils appelèrent l'île île de France; ils en firent leur place de +ralliement et le rendez-vous de tous leurs croiseurs. Les Français +avaient soin d'apprendre le moment du départ des flottes indiennes +appartenant à la compagnie qui rentraient dans leur patrie ou qui +partaient pour l'étranger. Dans l'un ou l'autre cas, ils envoyaient +leurs vaisseaux pour les arrêter, et les vaisseaux, secrètement armés +en guerre, avaient des lettres de marque. + +Ce mode d'attaque faisait beaucoup de tort aux flottes anglaises, qui +souvent marchaient protégées par leurs propres vaisseaux de guerre. +Mais les petits croiseurs français, qui naviguaient très-vite et qui +étaient remplis d'aventuriers intrépides, s'attachaient aux flottes +anglaises comme s'attachent des Arabes vagabonds autour d'une caravane +dans le désert; tandis que les vaisseaux de guerre anglais étaient +empêchés d'agir par la crainte de perdre de vue les vaisseaux +marchands, qui pouvaient être arrêtés d'un autre côté pendant leur +absence. + +Les Français s'exposaient rarement à attaquer les Anglais en plein +jour ou quand il faisait beau temps, à moins cependant qu'ils ne +fussent soutenus par une frégate, presque toujours à leur suite, dans +l'espoir de s'emparer de quelque traînard. Quand il faisait mauvais +temps et pendant les nuits obscures, les Français trompaient les +Anglais en faisant de faux signaux pour les attirer; cela avait lieu +au moment des rafales, qui sont très-fréquentes dans ces latitudes. Si +les Anglais perdaient leur convoi de vue, ce qui arrivait souvent, ils +étaient sûrs d'être attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires +français; mais étant tous très-bien armés, les vaisseaux réussissaient +quelquefois à se défendre non-seulement contre les vaisseaux de guerre +secrets de l'ennemi, mais encore ils parvenaient à chasser bravement +l'escadre française. + +La possession de l'île Maurice était d'une très-grande importance +pour les Français, car elle les mettait à même de pouvoir harceler le +commerce de l'Angleterre et de tenir un pied dans l'Inde. Ils +n'épargnaient aucune dépense pour fortifier l'île, et, pour dire la +vérité, ils employèrent peu de temps pour obtenir le résultat d'en +rendre le sol utile et productif. Ils y introduisirent et y +cultivèrent avec succès les épices et les fruits de l'Inde. Ils y +ajoutèrent du riz et plusieurs espèces de blé: celui de Bourbon, de la +Cochinchine et de Madagascar. Mais l'île étant très-petite (elle n'a +que dix-neuf lieues de circonférence), les améliorations apportées par +les Français furent naturellement fort limitées. + +Par leur négligence, les Hollandais avaient laissé le plus précieux de +leurs ports, au nord-ouest, se remplir de la boue et des pierres +envoyées par le torrent des montagnes qui s'élèvent tout auprès. + +Dirigé par un gouverneur habile et entreprenant, les Français +débarrassèrent ce port, bâtirent un mur et construisirent un +magnifique bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et les +mettre à l'abri des vents, qui sont toujours, dans les tempêtes, d'une +violence épouvantable. + +Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon, et nous arrivâmes +bientôt en vue de l'île Maurice. + +Cette île a une forme ovale, et la partie dont nous rasions le côté +nord-ouest est grande, inégale, ayant çà et là des signes de +végétation. + +--Ce côté de l'île, nous dit de Ruyter, a été retourné sens dessus +dessous par l'action des volcans, et les gens instruits de cet +événement croient que l'île Maurice était autrefois liée à celle de +Bourbon, mais qu'elles ont été divisées en deux par la force d'un feu +intérieur. + +Nous vîmes plusieurs énormes cavernes voûtées dans lesquelles la mer +s'écoulait avec un bruit de tonnerre; de gros morceaux de rocher gris, +rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur les autres dans un +désordre fantastique, puis la terre s'éleva peu à peu, et nous vîmes +des roches escarpées, même au centre de l'île, s'unissant à une +montagne qui s'élève comme un dôme. + +--Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois une plaine élevée de +treize cents pieds au-dessus de la mer, quoique, du côté où nous +sommes, elle nous paraisse d'une roideur impraticable; l'autre côté, +au Port-Louis, a l'élévation si graduelle qu'un cheval peut aller au +galop jusqu'à son sommet, qu'on nomme le _Piton du milieu_. Ce piton, +pointu comme un pain de sucre, est entouré par une plaine. + +Nous découvrîmes encore sept montagnes qui ressemblaient à sept grands +géants tenant un conseil; puis plusieurs petits promontoires étendant +dans la mer leurs racines pleines de rochers, et qui formaient de +magnifiques baies, des rivages couverts de sable blanc et des vallées +étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des rivières verdoyantes +et boisées. Ces vallées étaient remplies d'arbrisseaux et de fleurs. + +Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout sur le pont, armés de +télescopes, et nous admirions le ravissant paysage qui se déroulait +devant nos yeux. + +--Que cette vallée est tranquille et belle! dis-je à mes amis; allons +y demeurer. + +Puis, quand la marche du vaisseau nous montrait un site plus +enchanteur encore, nous répétions la même exclamation. + +Tous les trois, nous aimions les beautés de la nature, et de Ruyter se +plaisait à nous faire admirer les changements merveilleux de ce +splendide panorama. + +--Vraiment, m'écriai-je, cette île est le paradis des poëtes +orientaux. Quelle est la personne sensée qui voudra quitter cette +terre après l'avoir connue? Ô mes amis, abandonnons l'incertain océan, +abandonnons la mer capricieuse, la mer aux sourires perfides qui nous +attire vers la souffrance, vers le désappointement et vers la mort! + +Aston n'était pas moins enthousiasmé que moi, et notre enchantement +était partagé par tout l'équipage. La joie illuminait toutes les +figures, chaque cause personnelle de chagrin ou de mécontentement +était oubliée; l'union et l'harmonie la plus parfaite régnaient sur le +vaisseau. Quand nous jetâmes l'ancre, les hommes montèrent aux mâts +comme des écureuils, et dans un instant les voiles furent ferlées. Des +canots rôdèrent bientôt autour du grab, presque submergés par la +grande quantité de poissons et de fruits qu'ils venaient nous offrir. + +Le plaisir qui remplissait mon coeur était presque de l'ivresse, car +j'avais à mes côtés ma petite fée orientale, ma belle Zéla, qui, +cédant à mes ardentes prières, avait consenti à m'accompagner sur le +pont. + +Quand le doux vent de la terre vint jouer dans les cheveux de la jeune +fille, quand il pressa contre elle ses légers vêtements de gaze, en +révélant les contours de ses formes élégantes, Aston la regarda avec +une admiration surprise, et compara la belle enfant à un jeune faon. + +De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue de Zéla, s'approcha +d'elle pour lui adresser quelques paroles d'affectueuse bienvenue. Il +prit sa main; mais, stupéfait de la merveilleuse beauté de la jeune +fille, il resta silencieux, ne pouvant que par sa muette contemplation +lui exprimer combien il la trouvait belle. Après quelques secondes de +cet éloquent silence, de Ruyter parla à la jeune Arabe d'une voix +douce et caressante comme un chant, puis, se tournant vers moi, il me +dit en anglais: + +--Cette jeune fille est une fée de l'Orient; elle est trop délicate et +trop frêle pour être touchée par la main d'un homme. Je vous félicite +de tout mon coeur, mon cher Trelawnay, et il n'existe pas un homme qui +puisse rester froid et indifférent devant votre bonheur. Par le ciel! +mon ami, je croyais que votre mariage était un sacrifice; mais je +trouve que vous possédez un diamant pour lequel un roi donnerait sa +couronne. Souvenez-vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce +trésor comme on garde son propre coeur, le bonheur vous abandonnera, +et la fortune sera toujours impuissante pour vous donner une femme +comparable à lady Zéla. + +La jeune fille regardait autour d'elle comme une gazelle effrayée. +Surprise de se voir entourée et regardée par tant d'étrangers, elle +rougit; la pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa cabine; +mais je tenais sa main emprisonnée dans la mienne et je feignais de ne +pas comprendre la prière de son regard. + +Pour retenir Zéla le plus longtemps possible auprès de moi, j'envoyai +chercher un tapis et des coussins, puis, environnée de ses femmes, la +jeune fille s'assit sur le pont. + + + + +LIII + + +De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour dire à son capitaine +que les Anglais avaient levé le blocus du Port-Louis. Contraints à +cette retraite par les pertes qu'ils avaient faites de leurs hommes et +de leurs bateaux, les Anglais voulaient encore avoir le temps de +rentrer à Madras avant que le sud-ouest mousson commençât à se faire +sentir. D'ailleurs, comme la flotte qui devait regagner l'Angleterre +était censée avoir passé les latitudes des îles, le but des frégates +qui bloquaient Port-Louis se trouvait atteint. + +De Ruyter convint avec la corvette qu'aussitôt qu'elle aurait +renouvelé sa provision d'eau et de vivres, elle irait au Port-Louis, +et que, par la traverse sur terre, de Ruyter la rejoindrait avant son +départ pour lui donner les dépêches destinées au général français. + +Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le grab et nous envoyâmes +les prisonniers et les blessés sur la corvette. + +--Il faut maintenant songer à nos malades, me dit de Ruyter, lorsque +le transport des étrangers fut opéré. Je vais me mettre à la recherche +de quelques logements, et vous envoyer toutes les choses dont vous +pouvez avoir besoin. + +Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore pour se rendre au +Port-Louis; mais, avant son départ, il me donna des instructions +précises sur tout ce que je devais faire pendant son absence, et il +quitta le vaisseau en nous promettant d'être rentré dans trois ou +quatre jours. + +Il avait été convenu qu'après avoir chargé le grab, nous le mettrions +dans un lieu sûr, et que nous irions passer quelque temps dans la +maison de campagne de de Ruyter, car mon ami possédait des terres +considérables dans l'intérieur de l'île. + +Cette île a, relativement au climat, une particularité digne de +remarque, et je n'ai jamais trouvé dans aucune autre partie de l'Inde +l'étrange bizarrerie de sa température. Généralement les îles ont sur +les côtes une atmosphère douce et fraîche, tandis que l'intérieur des +terres est chaud, malsain, excepté toutefois les hauteurs du centre de +l'île; mais, à l'île Maurice, c'est le contraire: il fait si +horriblement chaud le long de la côte entière, l'air y est si impur, +qu'à Port-Louis et dans ses environs, personne n'ose sortir pendant +six mois de l'année, tellement on est sûr de recevoir un coup de +soleil, coup de soleil fort dangereux, car d'ordinaire il amène la +frénésie, la fièvre, le choléra-morbus ou la dyssenterie. En revanche +et à la même période de l'année, dans l'intérieur de l'île, et surtout +au côté opposé au vent, l'air est doux, suave et sain. + +Depuis novembre jusqu'en avril, l'air de la ville de Saint-Louis est +si insupportablement chaud, que peu de personnes, à l'exception des +esclaves, osent y rester. Les habitants assez heureux pour avoir la +liberté de choisir le lieu de leur résidence vont s'établir dans +l'intérieur de l'île. Ajoutez à ces six mois d'étouffante chaleur une +fin d'année pluvieuse, pendant que d'horribles orages ravagent les +côtes. Toujours à la même époque, l'intérieur de l'île est calme, +doucement chauffé par le soleil. J'ai été témoin de ce fait, fait +d'autant plus étrange que l'île, nous l'avons dit, n'a que dix-neuf +lieues de circonférence. + +J'exécutais avec une infatigable ardeur les ordres de de Ruyter; +l'insomnie et le travail étaient pour moi un plaisir, car mon corps +était fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes bientôt construit +sur le rivage des magasins en barres de bois, en planches et en +paillassons, et toutes les choses qui n'appartenaient pas au grab +furent débarquées et envoyées dans la ville sur le dos des mulets, des +buffles et des esclaves. (Je rougis d'être obligé de dire que les +esclaves sont les principales bêtes de somme de l'île Maurice). + +De Ruyter avait fait de grands efforts et de grands sacrifices afin +d'obtenir des buffles et des ânes pour remplacer les esclaves dans +l'humiliante et pénible fatigue de porter des fardeaux pendant des +journées d'une chaleur insupportable. Mais la moindre indifférence, +mais le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires des esclaves +accueillirent les humaines propositions de de Ruyter rendirent sa +tâche difficile. + +Ces trafiquants sans coeur ne veulent ni voir ni entendre parler d'un +projet qui ne tend pas à augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez +eux, les organes communs de la nature sont abrutis; leur vue des +choses est rétrécie à la circonférence qu'embrasse le regard. + +Ils sont semblables à la guêpe, dont l'oeil, rond comme une lentille, +grossit dans des proportions énormes le plus petit objet qui se trouve +devant lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d'une fleur, s'il +est éloigné d'un mètre du centre de son regard. Ces hommes stupides +voient donc les objets aussi clairement que la guêpe. Il était inutile +de leur parler d'un gain à venir, gain que la recherche des ânes et +des buffles pouvait leur produire. Ils disaient que cette recherche +était une perte de temps, et que, les esclaves étant tout prêts, il +fallait s'en servir. Quant à la souffrance de ces malheureux, elle ne +pouvait attendrir des êtres qui n'ont pas de sentiments humains. À +toutes les réflexions généreuses que fit de Ruyter, ils opposèrent +cette étrange question: + +--Est-ce la loi? Je ne puis pas la trouver: elle n'est pas dans mon +livre. + +Tel est, en un mot, le résumé de leurs réponses aux avocats de +l'humanité. À chaque appel, ils restent aussi sourds que des +crocodiles, et pendant que vous leur parlez de charité chrétienne, ils +fouettent ou donnent l'ordre de fouetter le dos nu d'un pauvre esclave +succombant de fatigue sous le poids d'une trop lourde charge. + +J'ai vu de ces malheureux nègres couverts d'ulcères, et dont les +plaies saignantes étaient déjà à moitié dévorées par des mouches et +par des vers. C'est alors que ces infortunés appellent de tous leurs +voeux celle que les riches craignent tant: la mort, la mort qui +devient leur seul refuge, leur seule espérance, est accueillie comme +une fée bienfaisante, et, après la suprême séparation de l'âme d'avec +le corps, ce corps, masse morte et corrompue, est jeté, sans cercueil, +dans la mer ou dans un fossé. J'ai vu le dos de ces pauvres martyrs +aussi couvert de noeuds qu'un pin, et la peau en était aussi dure et +aussi rocailleuse; de cette peau, semblable à de l'écorce d'arbre, le +sang tombait goutte à goutte comme de la gomme. + +Pendant que des centaines de ces malheureux travaillaient tous les +jours dans les chantiers, à Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs +maîtres, abrités et protégés dans l'intérieur de leurs habitations, se +plaignaient de la chaleur en faisant de temps à autre des pas de +tortue pour donner un ordre. + +La pitié et la douleur que je ressentis en voyant le déplorable état +dans lequel se trouvaient les esclaves à l'île Maurice, ne pouvaient +être comparées, dans l'énergie de leur sensation, qu'à l'ardent +souhait que je fis en suppliant le ciel d'envoyer sur la tête des +oppresseurs les plus terribles malédictions. Ces monstres seront un +jour anéantis, je l'espère, et s'ils doivent être immortels, que ce +soit dans l'éternité, mais dans une éternité de souffrance. En toute +justice, le mal qu'ils ont fait aux nègres doit leur être rendu, et je +défie l'invention la plus hardie des démons d'arriver à égaler la +cruauté de ces êtres sans âme. + +Quoique ce barbare traitement des esclaves ne fût pas tout à fait +aussi rigoureux dans l'intérieur de l'île, je me hâtai, le coeur plein +de dégoût, de reconquérir, en terminant mes affaires le plus +promptement possible, le bonheur d'aller chercher quelques jours de +repos sur la colline déserte et boisée que de Ruyter m'avait indiquée +comme étant le lieu de sa résidence. Je savais que là, s'il y avait du +pouvoir, la douleur de l'oppression y était non-seulement adoucie, +mais encore à peine sensible. + +De Ruyter rentra au grab le troisième jour de son départ, et, quoique +actif et énergique dans toutes ses entreprises, il fut étonné de +l'extrême promptitude que nous avions mise à opérer le débarquement. +Le vaisseau qui, avec sa carène chargée et toutes voiles déployées, +était entré dans le port quelques jours auparavant à demi submergé +sous le poids de sa cargaison, flottait maintenant sur l'eau aussi +légèrement qu'une mouette endormie. Ses voiles étaient détendues, ses +mâts et ses vergues baissés et démantelés, et le grab lui-même amarré +près du rivage. + +De Ruyter apprit à Aston qu'il avait obtenu la permission de le garder +avec lui, ainsi que les quatre hommes de sa frégate, et que la parole +d'honneur du jeune lieutenant était la seule chaîne qui l'attachât au +grab. + +Aston parut enchanté, et serra avec une reconnaissante affection la +main de de Ruyter. + +À l'arrivée de notre commandant, je traitais avec Aston la grande +question des esclaves. De Ruyter prit la parole et nous dit: + +--Il y a de cela deux jours, je me rendais vers la porte d'une église +(je ne vais jamais au delà), qui, ouverte pour la première fois à la +piété des fidèles, venait d'être consacrée. J'allais donc aux environs +de cette église pour y chercher un marchand d'esclaves avec lequel +j'avais une affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable fripon, +ajoute à ses vices naturels celui d'être faussement religieux et +d'affecter une grande exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs +de chrétien; il pousse l'hypocrisie si loin, que, s'il restait sur le +globe en compagnie d'un seul homme dont les croyances différeraient de +celles qu'il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet homme. Sa +foi est un fanatisme, un fanatisme aveugle, irréfléchi et intolérant. + +Ne trouvant pas mon coquin, je m'approchai de la porte ouverte de +l'église. Un coup d'oeil dans l'intérieur me montra que les carreaux +blancs de la nef étaient obscurcis par une douzaine de prêtres noirs. +Une foule de monde venue pour voir la cérémonie encombrait l'église. +Rien ne m'intéressant, j'allais continuer mes recherches, car un +mélange d'encens, d'ail et de sueur formait une si horrible atmosphère +que, pour l'avoir respirée une seconde, j'avais déjà des nausées. + +Au moment de mon départ, je fus presque coudoyé par un esclave +converti qui entrait dans l'église. Voyant à sa droite un bassin de +pierre rempli d'eau, le nègre crut que cette eau était mise là pour +servir aux ablutions; il y plongea vivement ses deux mains et lava +jusqu'aux coudes ses bras noirs et sales. Un dévot, qui s'aperçut de +cette action, frappa sur la tête du nègre penché avec une croix qu'il +tenait à la main. La croix de la rédemption servit à exécuter un +meurtre! Je frissonnai; je ne comprends pas ainsi la religion. Si +j'avais été Dieu, j'aurais foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre +nègre tomba baigné dans son sang, il n'eut même pas le temps d'exhaler +une plainte. + +--Qu'a-t-on fait à ce misérable assassin? demanda Aston. + +--Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue, car un nègre n'est pas un +homme. + +--C'est horrible! m'écriai-je; mais n'en parlons plus, de grâce, et +hâtons-nous d'aller établir nos quartiers sur la colline, loin des +oppresseurs et des esclaves. + + + + +LIV + + +De Ruyter laissa le rais à bord du grab en qualité de commandant, et +quand tous les préparatifs de notre départ furent terminés, nous nous +mîmes en route. + +Le personnel de la caravane se composait de de Ruyter, d'Aston, de +Zéla, accompagnée de ses femmes et de quelques Arabes de sa tribu. +Notre voyage dans l'intérieur des terres se fit sur des mulets, des +petits chevaux et des ânes. Nous suivîmes le rivage de la mer, qui +était magnifiquement tessellé d'une grande variété de coquillages de +toutes les couleurs et de toutes les formes. Je marchais aux côtés de +Zéla, qui était gracieusement assise sur un petit cheval dont elle +dirigeait vaillamment la marche. + +--Chère soeur, lui dis-je, regardez la sublime beauté de ce paysage, +voyez comme les nuages gris laissent à découvert le sommet des +collines, tandis que leurs bases sont encore cachées par la vapeur: +elles ressemblent à un groupe de magnifiques îles ou à une compagnie +de cygnes noirs nageant sur un lac calme et silencieux. Quelques-unes +sont couvertes d'arbres et de buissons jusqu'à la crête, tandis que +d'autres se montrent dépouillées et flétries par les feux volcaniques. + +Le sang d'une race intrépide coulait dans les veines de Zéla. Elle +avait été élevée au milieu des périls de la guerre, et ne savait point +affecter des sentiments qu'elle n'éprouvait pas. Elle traversa les +ravins, marcha le long des précipices, passa à gué les ruisseaux et +les rivières, non-seulement sans nous arrêter par une représentation +de craintes imaginaires, de larmes forcées, de prières, de cris, +d'évanouissement; mais encore en ne faisant attention aux dangers +réels des passages que pour dire de sa voix douce et mélodieuse que +les endroits que nous traversions étaient charmants aux regards, ou +bien encore elle arrêtait sa monture sur les bords d'un précipice pour +cueillir quelque fleur rare ou arracher les ondoyantes branches du +plus gracieux des arbres indiens, l'impérial mimosa, dont la +délicatesse est aussi sensible que celle de l'amour vrai, car il fuit +le toucher des mains profanes. + +--Mettez cette branche fleurie dans votre turban, me dit Zéla en me +tendant une de celles qu'elle venait de cueillir, car je suis sûre que +dans ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres qui nourrissent +leurs petits avec du sang humain, et ils aiment à leur donner les +hommes jeunes et beaux. Mettez donc la branche dans votre turban, mon +frère; je vous nomme ainsi parce que vous m'avez priée de ne point +vous appeler mon maître, et ne froncez jamais vos sourcils: je n'aime +pas l'expression que cet air sévère donne à votre physionomie, il nuit +à votre beauté; le sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant, +prenez ma branche, elle sera pour vous un préservatif contre les +charmes de la magie. + +J'acceptai en souriant les fleurs du mimosa et je les plaçai dans mon +turban. + +En traversant une plaine sablonneuse, Zéla tressaillit, et sans +arrêter son cheval, qui marchait lentement, elle sauta par terre et +courut comme une biche vers une colline de sable. N'ayant jamais été +le témoin d'une adresse et d'une légèreté semblables, Zéla eut le +temps de revenir avant que l'étonnement dans lequel j'étais plongé se +fût tout à fait dissipé. + +--Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais regard? lui dis-je en +riant. + +--Oh! non, s'écria-t-elle; regardez, vous qui aimez les fleurs, +dites-moi si vous en avez jamais vu une qui soit aussi radieusement +belle que celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont supérieures +à celles de la rose, qui perd parfum et fraîcheur par jalousie si elle +se trouve auprès de cette invincible rivale. + +Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par l'odieuse fleur dont +elle aspirait si joyeusement la prétendue suavité. Cette fleur était +une grande branche rouge, couverte de boutons bruns, de baies jaunes, +et exhalant l'horrible odeur du musc. + +--En vérité, ma chère soeur, m'écriai-je, la rose aurait autant raison +d'être jalouse que vous de craindre le voisinage de la figure de +Kamalia, votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce, et son +abominable odeur me rend malade. + +Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de Zéla avec ces rudes +paroles par l'impatience et le chagrin que me firent éprouver les +caresses dont elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres. + +Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent; et pendant une seconde elle me +contempla avec un étonnement plein de tristesse, puis l'éclat de son +regard se ternit, et ses longues paupières se couvrirent d'une rosée +de perles; la branche aimée s'échappa des mains de la jeune fille, sa +figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante tristesse du +dernier adieu qu'elle fit à son père, lorsqu'elle murmura faiblement: + +--Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais plus que vous n'étiez +pas né dans la tribu de mes pères. Cet arbre, que j'aime, ressemble à +celui qui abritait la tente de ma famille; il nous protégeait contre +l'ardeur du soleil, quand nous dormions sous son ombre. Nos vierges +entrelacent ses fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si +elles meurent, on en couvre la pierre de leurs tombeaux. Pardonnez-moi +d'avoir cueilli ce souvenir du passé, je ne puis empêcher mon coeur de +préférer cette fleur à toutes les fleurs; mais puisque vous dites +qu'elle vous rend malade, eh bien!... je ne l'aimerai plus, je ne la +cueillerai plus!... Puis, ajouta la jeune fille d'une voix entrecoupée +par les sanglots, pourquoi parerais-je mes cheveux d'une couronne de +cette fleur, puisque j'appartiens à un étranger et que mon père est +mort? + +Je n'ai pas besoin de dire que non-seulement je ramassai la fleur pour +la remettre entre les mains de Zéla, mais encore je lui fis comprendre +que mon ignorance était l'excuse de ma conduite. Après avoir calmé le +chagrin de la douce et sensible enfant, je courus sur la colline, +j'arrachai l'arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla: + +--Chère soeur, j'ai dédaigné cette fleur uniquement parce que vous +avez dit du mal de la rose, la plus belle parure de nos parterres, +mais en examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai Zéla), je +me suis assuré que la rose peut en être jalouse aussi bien que mes +compatriotes pourraient l'être de vous. Je planterai cet arbre dans le +jardin de notre habitation. + +--Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh bien, moi, je planterai un +rosier auprès de lui, et ces deux charmantes fleurs uniront leurs +parfums. Notre affection et nos soins pour ces chers arbustes les +feront grandir, prospérer et vivre ensemble, sans rivalité jalouse. On +doit aimer sans préférence exclusive tout ce qui est beau; moi, j'aime +tous les arbres, tous les fruits et toutes les fleurs. + +Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je voyais à travers les plis +vaporeux de la légère robe de Zéla son pauvre petit coeur aussi agité +qu'un oiseau mis en cage. Pour arracher ses pensées au sujet qui +l'avait attristée, je dis en lui serrant la main: + +--Vous devez être fatiguée, chère Zéla; mais ne craignez rien, voici +le dernier ruisseau que nous avons à traverser, et nous serons bientôt +dans cette magnifique plaine. + +--Oh! me répondit la jeune fille, Zéla n'a jamais craint que son père +quand il était en colère, car alors ceux qui osaient regarder les +éclairs qui déchirent la nue en feu ne pouvaient soutenir le regard +de leur chef. La voix de mon père était plus forte que le bruit du +tonnerre, et sa lance plus fatale que l'éclat de la foudre. Hier au +soir, en parlant à cet homme grand qui est si doux, je croyais que +vous alliez le tuer, et je voulais vous dire de ne pas le faire, parce +que j'avais lu dans ses yeux qu'il vous aime de tout son coeur; c'est +très-mal, mon frère, de se fâcher contre ceux qui nous aiment. + +--Vous voulez parler d'Aston, ma chère Zéla, mais je n'étais nullement +en colère contre lui: je l'aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs +amis du monde; la vivacité de mes paroles était puisée dans le sujet +de notre conversation, car nous parlions des horribles cruautés qui +sont exercées dans l'île Maurice sur les pauvres esclaves. + +--Je voudrais bien connaître votre langue, mon frère, j'aimerais tant +à vous écouter! Si j'avais compris vos paroles, j'aurais passé une +nuit calme; car, ignorant le sujet de votre conversation, j'ai +beaucoup pleuré, j'avais tant de chagrin de vous croire fâché contre +une personne qui vous aime! + +Je rassurai bien tendrement l'adorable jeune fille, et nous reprîmes +avec joie notre route. De Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous +trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée Vacois, au milieu de +l'île. Notre montée avait été très-difficile et très-rude. Devant +nous, au centre de la plaine que nous traversions, se trouve la +montagne pyramidale dont j'ai déjà parlé, et qu'on nomme le _piton du +Milieu_. Sur notre droite s'étendaient le port et la ville de +Saint-Louis. Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et magnifiques +plaines, dont la riche végétation se mire dans une belle rivière; et +vers le nord, d'autres plaines se penchant vers la mer: elles +paraissaient les unes arides, les autres cultivées. On distinguait çà +et là des champs de cannes à sucre, d'indigo et de riz. Du sud à +l'est, le pays volcanique et montagneux est couvert de jungles et +d'anciennes forêts, mais le nord-est est presque une surface plane. +Dans la plaine où nous nous trouvions, il y a un grand nombre de mares +d'eau qui forment de jolis lacs, et à l'époque des grandes pluies, le +débordement de ces lacs rend la plaine marécageuse et la couvre de +cannes, de roseaux et d'herbes gigantesques. + +Telle était la magnifique scène qui se déroulait sous nos yeux. Le +soleil, qui s'était levé à l'est au-dessus de la montagne, dispersa +les brouillards jaunes du matin et découvrit entièrement les beautés +mystérieuses de cette île, fraîche et radieuse comme une vierge +sortant du bain. + +Nous mîmes pied à terre pour nous reposer sous l'ombrage d'un groupe +de bananiers qui semblaient s'être plu à dessiner un cercle enchanté +autour d'un chêne incliné vers le lac, dont l'eau, claire et limpide +comme un diamant, avait une incommensurable profondeur. Des poissons +rouges de la Chine jouaient sur la surface de l'eau, et les +mouches-dragons rouges, vertes, jaunes et bleues volaient en +bourdonnant autour de nous. + +Interrompus dans leurs ablutions matinales, le chaste pigeon ramier et +la blanche colombe s'envolaient vers les bois; la perdrix grise +courait se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient dans l'eau, +tandis que les perroquets jaseurs caquetaient sur les arbres comme des +femmes mariées en mauvaise humeur. Pendant le bruissement harmonieux +de ses fuites, de ses gais ramages, le nonchalant babouin au ventre +rebondi mangeait avec la gloutonne voracité d'un moine: il était +inattentif à tout ce qui ne tendait pas à gorger de bananes son +insatiable panse. + + + + +LV + + +On nous avait dit à l'île Maurice que le lac auprès duquel nous nous +reposions possédait des crevettes aussi grosses que des homards, et +que des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de longueur. + +Les deux principales rivières de l'île prennent leur source dans cette +plaine; en marchant elles augmentent leur volume par le tribut que +leur payent une infinité de ruisseaux, jusqu'à ce qu'elles arrivent à +être fortes et puissantes. Coulant parallèlement pendant quelque +temps, elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de se +surpasser en largeur et en vélocité. Après cette lutte ambitieuse et +coquette, elles se séparent; l'une va forcément à droite, l'autre à +gauche, arrosent leurs districts respectifs, et finissent par payer à +leur tour un tribut au puissant océan. + +Après avoir rassasié nos sens de la vue des incomparables beautés de +cette riche nature, nous fûmes obligés de penser à des choses moins +poétiques et moins délicates, car nos estomacs demandaient à grands +cris d'être promptement restaurés. Nos gens placèrent devant nous les +mets favoris des marins, c'est-à-dire du poisson, des fruits, des +légumes, nourriture simple et sans apprêt, dont nous savourâmes les +délices avec un zèle vraiment sacerdotal. + +Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous retombâmes insensiblement dans +la contemplation des sublimes merveilles que renfermait cette île. La +tiède chaleur du soleil levant faisait monter vers nous le parfum des +citrons, des oranges, des framboises, celui encore plus doux des +mangoustans sauvages et des fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient +à celles des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la vallée +envoyait l'encens confondu avec la rosée du matin. L'air pur et frais +des premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations +embaumées, remplissait nos coeurs et nos sens d'un indéfinissable +bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques, +qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs +en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se +précipiter dans la profondeur des couverts. + +Le plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle effeuillait +des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, l'émail de ses +dents de perle. + +Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et +quand je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement: + +--Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si +vous tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus +froncer les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte +jusqu'à ce que le soleil se couche et se lève de nouveau. + +En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je +l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne +la botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour. + +De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il +fallait nous mettre en route. + +Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du _piton +du Milieu_, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous +dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines +entourées de montagnes. + +Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par +des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous +ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations +de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de +café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs, +nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans +bruit, réfléchissant dans son onde cristalline des chênes nains, des +oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au +fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé +de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique +fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable +aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner. + +Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre +de bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le +tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme +une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude +infinie de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient +si épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni +la tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré +trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était +possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette +ou de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait +le fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un +air de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité. + +Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer +de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous +présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces +retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés +de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un peuple de génies, et +je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs +droits divins. + +Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de +Ruyter me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement +dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient +nullement en harmonie avec le lieu dans lequel nous nous trouvions. + +--Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable +encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le +pont d'un vaisseau armé en guerre. + +J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie +qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la +pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire +contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant, +le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des +démons, des jungles _admee_ (hommes sauvages), des orangs-outangs ou +des centaures. + +La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait +derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon +imagination, qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée +de deux démons prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que +je commençai à maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir +le soleil. Zéla arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire, +toujours suivie de près par les deux démons, s'approcha de la jeune +fille. + +Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers +Zéla, je saisis la bride de son cheval, dont j'excitai vivement la +marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon +blanc et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose +devait m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à +poursuivre la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette +ténébreuse et impénétrable forêt. + +Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec +force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et, +penchée vers moi, me dire de sa voix musicale: + +--Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un +peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des +belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont +point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en +voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis. + +Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la +jeune fille. + +--Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre +esprit avant d'être transformée en faon? + +--Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce +bois, votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous +entourer, car chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici, +il y a des murs de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous +vivrez comme les abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez +d'admirer, de parfums, de fruits et de rosée. + +--Ce bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je partage votre +admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne +saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, marbre ou +pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la liberté, +l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie. + +--Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre +esclave. + +--Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier +qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la +liberté pour tous. + +Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se +dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine. +L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les +rayons du soleil, nous rendit presque aveugles. + +En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de +de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après +avoir gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au +travers d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une +plate-forme élevée. Sur cette plate-forme était assise la maison de de +Ruyter. + +--Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre résidence, je +suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu +l'esprit de trouver cette délicieuse, cette ravissante situation! +Toutes les beautés que nous avons admirées ne sont point comparables à +celles qui environnent ce charmant séjour. La possession de ce +paradis terrestre doit satisfaire à jamais toutes les ambitions, tous +les désirs d'un homme; car la nature y a jeté à profusion toutes ses +parures pour le rendre parfait. + +--Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et +dans l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je +n'ai jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau. + +--Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous +aurez la journée entière pour admirer tout cela. Maintenant il faut +songer au repas; votre mari, continua de Ruyter en se tournant vers +Zéla, n'est bon à rien, si ce n'est cependant à rôder dans les +déserts; regardez, mon enfant, il a choisi la place la moins ombragée +du jardin, afin de recevoir sur sa tête toute la chaleur des rayons du +soleil. Par le ciel! je crois qu'il ôte son turban; il serait un saint +parmi les Raypaats (descendants du soleil). + +Zéla accourut vers moi et me dit doucement: + +--Ne restez pas au soleil, mon frère; dans ce moment-ci sa chaleur est +très-dangereuse. Voyez comme les boutons et les fleurs cherchent à +échapper à son brûlant contact, en fermant leurs corolles et en se +cachant sous l'ombre des feuilles, qui baissent également avec +tristesse leur tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous +endormis dans les bois; il n'y a pas un animal qui ose rester sans +abri quand la chaleur est aussi étouffante. Tout dort maintenant; le +vent même est allé se cacher dans les cavernes que nous avons vues ce +matin sur le rivage. Il n'y a que la méchante mouche qui soit +éveillée; elle ramasse les vapeurs empoisonnées pour s'en faire un +venin, et la nuit elle jette son cri de guerre; puis elle perce avec +sa lance le doux et bienfaisant sommeil: la mouche est le mauvais +esprit des ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon frère, le +capitaine l'ordonne, et vous obéissez mieux à sa voix qu'à celle de +Zéla. + +Je suivis la jeune fille, en pensant qu'elle avait fait une très-jolie +description de la tribu des mouches. + +Tout le monde mit pied à terre sous une verandah, et nous fûmes +conduits par de Ruyter dans l'intérieur de la maison. Une double +rangée de persiennes protégeait les appartements contre les ardeurs du +soleil, et laissait l'air et le vent circuler par les ouvertures en +toute liberté. La salle d'entrée occupait le tiers de la maison: elle +était pavée en grands carreaux de marbre blanc, et un bassin d'une +forme ovale, rempli d'eau, jetait dans l'air la fraîcheur la plus +suave. + +En visitant le jardin, je découvris une citerne dont l'eau, après +avoir arrosé la terre, formait une cascade et allait sauter de rocher +en rocher, jusqu'à ce qu'elle eût atteint la rivière, dont on voyait, +des hautes fenêtres de la maison, la nappe calme et argentée. + +De Ruyter avait fait creuser la montagne jusqu'à la source d'une de +ces fontaines, dont il dirigeait le cours dans ses terres. + +Autour de la salle dans laquelle nous étions entrés s'étendait un +large divan garni de coussins; les murs étaient ornés d'armes +indiennes et européennes pour la chasse, mêlées à des dessins et à des +gravures de prix. + +Zéla et ses femmes furent conduites dans une aile de la maison, et sur +la porte d'entrée de l'appartement qui s'y trouvait était écrit ce mot +en caractères persans: _Le Zennanah_. + +--Cette désignation, nous dit de Ruyter, est une fantaisie de +l'artiste qui a peint l'intérieur de la maison; car votre Zéla est la +première femme qui entre ici. + +Après avoir montré à Aston la chambre qui lui était destinée, de +Ruyter se tourna vers moi et me dit: + +--Je crois, mon Trelawnay, qu'une chambre entourée de murailles ne +pourrait convenir à votre esprit errant: nous vous laisserons aller çà +et là; du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec ma +permission. Si vous avez besoin de quelque chose, frappez dans vos +mains, et si ces besoins sont des besoins réels, ils seront à +l'instant satisfaits. Quant aux choses luxueuses, j'évite ce luxe du +climat; mais il n'est pas défendu. La défense n'atteint jamais son but +et met une valeur sur des ombres. Quand la cloche sonnera une heure, +le déjeuner sera servi dans la salle. + + + + +LVI + + +Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris: + +--Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase? Parle-t-il +bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce luxe dont la +grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus raffinées et les +plus exquises de la civilisation? + +--Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou +qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de +notre juste admiration. + +--Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais +une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans +cette royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le +choix d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus +laides et plus sales qu'une hutte irlandaise. + +Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais +proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche +dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi. + +Nous nous mîmes à table. + +--Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que +vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne +pas abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se +conformer à celles du nôtre. + +Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady +Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la +jeune fille se décida à se rendre à nos prières. + +Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était +jamais assise sur une chaise. + +Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir pour +manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et impuissants +efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une si adorable +gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger embarras, je +lui ôtai la fourchette des mains en la priant de m'apprendre à me +servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz servis sur mon +assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, rieusement donnée, +fut très-peu profitable, car l'impatience me faisait avaler ensemble +et le riz et la chair du poulet. + +Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit +gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir. + +Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les +pipes, nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et +nos yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la +contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace +entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos +jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de +bien-être qui remplissaient nos coeurs, nous restions silencieux, et +cet engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature +physique; car nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos +d'un profond sommeil. + + * * * * * + +Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des +rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de +confitures. Quand nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et +celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la +salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans +impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute +du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres +cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter. + +Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par +une montée facile dans une chambre d'été, dont la construction +extérieure, aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient +exactement aux draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on +découvrait un panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés +de l'île se montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient +pleinement voir leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer +et le port entier de Bourbon s'offraient aux regards. + +--Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses +petites mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on +pas qu'il est tout près de nous? + +Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon +imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé, +égorgeant des tortues sous la banne du pont. + +Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un +morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond +abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun, +suivre des regards les mouvements légers et souples de Zéla, qui +voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en +arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur +chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux +rayonnants de plaisir. + +Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et +dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme +si elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait, +tout en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les +plus rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce +peuple, ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans +les pays qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté +simple et naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble +des qualités extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les +villes populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les +montagnes. La beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le +front des jeunes filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle +étincelle dans le brillant et doux regard de la sauvage gazelle. + +Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec +profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette +croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un +vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont +les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les +rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le +cheval du désert et l'antilope sont les plus rapides et les plus +beaux des animaux. + +Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le +diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un +corbillard royal, habite les landes sablonneuses. + +Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus +odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans +les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude +par le soleil de la liberté. + +C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le coeur, +rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments. + +J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que +ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le +ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes, +leurs traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si +harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût +possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à +découvrir si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il +serait plus facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui, +qu'à un homme de coeur et d'imagination de contempler avec calme +l'idéale beauté des vierges de l'Est. + +La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma +jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année; +et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une +femme faite, son développement précoce donnait des promesses de la +plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et +cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes +brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du +front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié +cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et +légèrement ondulés. + +Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni +brillants, ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive, +lorsque le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la +surprise y jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de +souffrance. Les cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient +extraordinairement longs, et quand la jeune fille dormait, ils se +pressaient contre ses pâles joues en y jetant le doux reflet de leur +ombre. La bouche était pleine d'harmonie et de grâce; la figure, +petite et ovale, était fièrement portée par un joli cou aux mouvements +onduleux; les membres de Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des +gestes vifs et légers. + +Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle +se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes +branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache, +dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que +Zéla, leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour +folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de +cette idée, je descendis rapidement auprès d'elle. + +--J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans mes bras, +chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi. + +--Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me +faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie, +laissez-moi m'en aller. + +--J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas +remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation. + +--Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands +yeux; laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence. + +Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes +craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut +vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut. + +Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que +je fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira +peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de +préjugés. Ce voyageur dit: + +«Les Arabes sont nombreux dans l'Inde; ce sont des hommes magnifiques, +au teint blanc, aux formes belles, osseuses et musculeuses; leurs +mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs regards intelligents, +hardis, etc, etc.» + +Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa mère, d'une beauté +célèbre, avait été apportée du Caucase géorgien, et le hasard de la +guerre l'avait faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut la +mort de cette femme, et elle quitta le monde, heureuse d'y laisser sa +vivante image. + +Zéla était belle, plus belle que je n'ai pu la décrire, car je ne suis +pas versé dans la science des paroles, et les paroles sont souvent +impuissantes à représenter ce que l'oeil voit, aussi bien qu'à +exprimer ce que le coeur ressent. + + + + +LVII + + +Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les trouvai en train de +discuter sur la nécessité de faire une visite officielle au commandant +de Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent l'heure pour le +lendemain, ne me paraissait ni agréable à faire ni urgente à mes +intérêts personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien m'en +dispenser. La soirée se termina très-agréablement, quoiqu'il y eût +manqué, pour l'entière satisfaction de mon coeur, la présence aimée de +la belle Arabe. + +Obligés de nous lever le lendemain aux premiers rayons du soleil, nous +nous couchâmes de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se +reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le sommeil. Mon +esprit inquiet me jeta bientôt hors du lit et hors de la maison. +J'errai dans les champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je +vis arriver, sans avoir fermé les yeux un instant, les splendides +lueurs de la plus belle journée. + +Quand mes deux amis parurent, nous allâmes visiter les plantes et les +arbrisseaux que de Ruyter avait apportés des différentes îles de +l'archipel des Indes. De Ruyter avait une grande passion pour le +jardinage, la construction et l'agriculture. Il aimait l'île Maurice, +non-seulement pour la douceur de son climat, mais encore pour la bonté +de son terrain, qui produisait toute chose et en profusion. + +--J'ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il, toutes sortes de +gens, même des princes, et j'ai vu que les hommes heureux, mais +heureux dans toute l'acception du mot, sont les jardiniers. Je +confesse avec franchise que si le hasard ne m'avait pas fait marin, +j'aurais été, par choix, un modeste cultivateur. + +Il n'existe pas dans le monde un fruit ou une fleur qui soit resté +inconnu à de Ruyter. Il avait tout vu, tout recueilli, tout réuni dans +son jardin, et au milieu de cette quantité innombrable d'arbres et de +plantes, il y en avait au moins le quart qui m'étaient complétement +inconnus. À l'exception de la plate-forme, sur laquelle était bâtie la +maison, et qui comprenait le jardin, les terres d'alentour étaient +incultes. On avait en partie déraciné tous les arbres, en laissant çà +et là des groupes de cannelliers ou de chênes d'une hauteur +prodigieuse. + +La maison n'avait qu'un seul étage. Sa façade regardait le sud, en +dominant une plaine; la mer formait l'horizon au nord-ouest, et l'est +déployait un immense rideau de bois, de précipices et de rochers. À +l'exception d'une plaine voisine de la maison, rien n'indiquait le +travail de la culture; on se serait cru dans la solitude d'un immense +désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des sentiers qui +coupaient cette plaine, on n'eût découvert des chaumières de bois. De +Ruyter avait eu le soin de faire produire à ses terres les choses +indispensables à la vie, et de les peupler de travailleurs heureux +dans leur dépendance libre. + +--Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d'après les règles du +calcul, d'ensemencer la terre des grains, des fruits ou des végétaux +qu'elle reproduit avec le plus d'abondance, pour en échanger le +surplus inutile à la consommation de la maison contre les choses de +luxe qui y manquent: mais, outre la satisfaction que je ressens de +voir tout le monde heureux autour de moi, j'ai le plaisir de la +distraction, le bonheur de la santé et celui plus grand encore +d'améliorer la cruelle destinée de ceux qui souffrent sous les +impitoyables lois d'un système détestable, d'un système que j'abhorre, +mais auquel malheureusement il m'est impossible d'apporter des +remèdes: ce système est celui de l'esclavage. + +J'ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que j'ai pu; vous ne +trouverez pas un seul esclave dans mon domaine. Le pain que vous +mangez n'est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le plus exquis +des pains, mais il n'est ni aigri ni taché par le sang ou les larmes +d'un pauvre captif surchargé de travail. Une centaine d'esclaves, que +j'ai rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes fermiers. + +Je reçois d'eux une partie des fruits de la terre: un m'apporte tous +les ans du blé, un autre du café, et ainsi de tous. J'ai donc de cette +manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du tabac, du vin, de +l'huile, enfin tout ce que la terre produit. Je dispose à ma guise du +superflu des choses que vous mangez; ici ce sont les fruits d'un +travail libre, et je crois que cette connaissance des faits vous +rendra la modeste chère que je vous fais faire infiniment plus +savoureuse. + +Je ne suis point un de ces pédants et lourds moralistes qui prêchent +l'émancipation des nègres en faisant des pas de géant pour fuir +l'exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de ces gaillards qui +examinent la doctrine d'un tailleur avant de se hasarder à porter +l'habit qu'il leur a fait, quoiqu'ils n'aient pas l'idée honnête et +juste de le lui payer. Je regarde la perfection de l'ouvrage et non la +piété de ceux qui l'ont fait, et je suis mieux servi par des gens +libres, travaillant de bonne volonté, que par des mains d'esclaves +sans coeur. + +La visite que de Ruyter et Aston devaient faire au commandant de +Saint-Louis fut remise au lendemain, et nous procédâmes à nous occuper +suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le plan d'un +pavillon qu'il voulait construire, comme un _zennanah_, pour les +femmes. Aston arracha des pommes de terre et des yams; moi, je +construisis un berceau de bambous entrelacés, et je plantai sous son +abri notre arbre mystique, le jahovnov chéri de ma chère Zéla. + +Après avoir terminé mon petit travail, la fatigue d'une nuit sans +repos se fit sentir: elle affaiblit mes forces, et, n'ayant ni +l'envie ni la prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai sous +l'ardeur d'un soleil brûlant, près du faible ombrage d'un +laurier-rose, et je m'endormis profondément. + +Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons du soleil, qui +dardaient sur moi leur fulgurante lumière. Je sentais que ma tête, +presque sans abri, allait être livrée à la flamme de cette lave +ardente, et que j'en éprouverais de vives douleurs. Mais mes forces +étaient tellement abattues, que je n'avais pas l'énergie de me +relever. + +Au moment où j'allais forcer la paresse à se plier aux ordres de la +raison, j'entendis un léger frôlement. D'où pouvait-il provenir? Tout +en m'adressant cette question, je restais immobile, car j'étais étendu +sur la terre avec tant d'indolence, que je ne pouvais ni remuer ni +regarder, quoique mon ouïe fût violemment tendue dans la direction de +l'indistinct murmure qui venait de se faire entendre. Je sentais +pourtant qu'il était nécessaire de quitter la position nonchalante que +j'avais prise, car le bruit augmentait de minute en minute. «C'est +peut-être un serpent» pensai-je en moi-même. Ce rapide soupçon fut +bientôt détruit par le souvenir de l'assurance que de Ruyter m'avait +donnée qu'il n'y avait dans l'île aucun reptile venimeux. J'écoutai +encore, et, toujours immobile, je me dis: «Ce sont des lézards qui +attrapent des mouches;» au même instant, je sentis sur mon front un +toucher froid et dont la douce sensation me fit soudain ouvrir les +yeux. Zéla et Ador, la petite esclave malaise, cherchaient à me +garantir contre les rayons du soleil en plaçant sur ma tête un morceau +de feuille de palmier tallipot, car une feuille entière a quelquefois +trente pieds de circonférence. + +Quand Zéla s'aperçut que j'étais éveillé, elle voulut s'enfuir, mais +je saisis avec promptitude l'ourlet de son ample pantalon brodé, et je +lui dis en souriant: + +--Laissez-moi vous remercier, chère. + +--Non, je ne suis pas contente de vous; pourquoi vous coucher ainsi au +soleil? Ne savez-vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que la +morsure du _chichta_? et que, si elle tombe sur un front nu, elle est +plus fatale que le _bahr_? + +--Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici? + +--Pour cueillir des fruits. + +--Pour quelle raison avez-vous apporté cette feuille de palmier? il +n'y en a pas de ce côté du jardin. + +Les yeux de la jeune fille découvrirent l'arbre que j'avais planté; et +elle me répondit vivement: + +--Pour qui pensez-vous donc que j'aie pu l'apporter? J'ignorais que +vous étiez assez imprudent pour vous coucher au soleil; ma feuille est +destinée à couvrir le jahovnov. + +--Comment avez-vous appris, chère soeur, que je l'avais planté? je +n'en ai parlé à personne. + +Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants, dans l'expression de +ses traits, ce limpide miroir de l'âme, que je ne lui étais plus +indifférent. Je pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes +l'habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le coeur. + + + + +LVIII + + +À la porte de la maison nous rencontrâmes de Ruyter, qui dit à Zéla: + +--J'allais vous rendre une visite, chère lady, et vous demander une +tasse de ce café exquis que fait si bien la vieille Kamalia. + +--Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en souriant la jeune +fille; ma nourrice excelle, il est vrai, dans l'art de distiller les +liqueurs; elle fait non-seulement de très-bon café, mais encore des +sorbets délicieux, et son _arekec_ est excellent; de plus, la science +de Kamalia ne se borne point à cette seule connaissance; elle est +très-savante, car elle sait lire dans les vieux livres de notre pays +et dans un ciel plein d'étoiles. + +--Son air antique me laisse croire, répondit de Ruyter, qu'elle a +étudié dans des papyrus, et je ne serais pas étonné si elle pouvait +découvrir le mystère des hiéroglyphes. + +Nous nous rendîmes au _zennanah_, et quand la vieille gouvernante nous +eut comptés sur ses quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite +sacré qui n'est jamais négligé dans l'Est, celui de présenter des +rafraîchissements sans la cérémonie avare et sans coeur qui est +usitée en Europe, cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs +s'ils veulent oui ou non prendre quelque chose, puis à les regarder +d'un air féroce s'ils acceptent l'offre. + +Je suivis Kamalia pour apprendre comment se fait le véritable café +oriental. + +Les musulmans seuls savent faire le café, car les liqueurs fortes leur +étant défendues, leur palais est plus fin et leur goût plus exquis. + +Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans un poêle; Kamalia +prit quatre poignées de baies de moka, pas plus grandes qu'un grain +d'orge (ces baies avaient été soigneusement choisies et nettoyées), +puis elle les mit dans une casserole de fer où elles furent lestement +rôties; la vieille femme ne les retira de cette casserole qu'au moment +où elles eurent atteint une couleur d'un brun foncé; les baies trop +cuites furent enlevées et les autres mises dans un grand mortier de +bois pour y être broyées. Réduit en poudre, le café fut tamisé au +travers d'un morceau de drap en poil de chameau, et, pendant cette +opération, une cafetière qui contenait quatre tasses d'eau bouillait +sur le feu. Quand la gouvernante se fut assurée de la finesse de la +poudre de café, elle la versa dans l'eau, replaça la cafetière sur le +feu, et, au moment où ce mélange fut sur le point de bouillir, elle +ôta la cafetière, la frappa contre le poêle et la remit sur les +charbons; cette dernière opération fut répétée cinq ou six fois. + +J'ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans le café un très-petit +morceau de macis, mais pas assez cependant pour qu'il fût possible +d'en distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il faut que la +cafetière soit en étain et sans couvercle, autrement il serait +impossible que l'ébullition pût former sur sa surface une épaisse +couche de crème. + +Quand le café fut tout à fait ôté du feu, Kamalia le laissa reposer un +instant et le versa dans les tasses, où il garda pendant quelques +instants une onctueuse couche de crème. + +Ainsi préparé, le café a non-seulement une délicieuse odeur, mais +encore le goût le plus exquis. On pourrait croire que l'opération est +ennuyeuse à faire, à en juger par mon récit; elle n'est cependant ni +longue ni difficile. Kamalia demandait deux minutes par personne, de +sorte que pour quatre tasses elle avait employé huit minutes. + +Zéla nous offrit le café; la petite esclave malaise la suivait auprès +de chacun de nous, portant dans ses mains des confitures et de l'eau. +Après avoir servi le café, Zéla m'apporta une chibouque (pipe turque), +car quand une femme arabe est dans son propre appartement, elle emplit +et allume une pipe, mais seulement pour son père ou pour son mari. +Zéla ôta de ses lèvres de corail le pâle bout d'ambre de la pipe et me +l'offrit, en croisant ses mains sur son front, puis elle me quitta +pour s'occuper d'Aston et de de Ruyter. + +La seule boisson admissible pour conserver la sensibilité du goût, +pendant qu'on respire la vapeur de cette exquise et inestimable +feuille qui pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l'est du golfe +Persique, est le café comme je l'ai dépeint, ou le jus d'un fruit +dans de l'eau glacée, ou bien encore du thé du Tonkin, cueilli pendant +que les feuilles étaient imbibées de la rosée du matin. Pour bien +faire le thé, il faut choisir les meilleures feuilles et les mettre +dans l'eau un instant avant qu'elle ne bouille, et non les étuver +comme on fait en Europe. Quand les feuilles commencent à s'ouvrir, +l'infusion est piquante et aromatique, sans être ni devenir amère ou +fade. Les fumeurs raffinés ont une antipathie prononcée pour les +liqueurs fortes, parce qu'ils trouvent qu'elles affaiblissent la +sensation délicate du palais, en détruisant la saveur de la pipe. + +Le père de Zéla était profondément versé dans l'art de fumer, et il +avait initié théoriquement sa fille dans ses mystères les plus cachés, +comme étant une partie indispensable de l'éducation féminine, et de +Ruyter, qui n'était point ignorant de cette science pratique, nous +disait entre deux nuages de fumée odorante: + +--Je considère les perfections des femmes européennes comme des pièges +dans lesquels les imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes +n'ont généralement aucune connaissance utile; elles sont coquettes, +vaniteuses, et ressemblent beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou +au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et cependant elles se +moquent des filles arabes, les traitent de barbares, parce qu'elles +seules ont l'esprit d'apprécier les choses utiles. + +Les femmes arabes savent fabriquer des étoffes, en faire des +vêtements, semer le blé, le broyer et en confectionner le meilleur +pain, chasser et tuer l'antilope ou l'autruche, et les faire cuire de +plusieurs manières. Fidèle au serment d'amour qui l'attache à un +homme, l'Arabe est active, vigilante, dévouée, courageuse; sa poitrine +et son amour sont le bouclier qui protége, qui sauve quelquefois leur +mari. Quant à la beauté des femmes en général, c'est une question qui +ne peut être résolue que par le goût. + +À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les dents noires sont +trouvées charmantes, et, en Chine et en Tartarie, la beauté consiste +en de grosses lèvres. Dans d'autres parties de l'Europe, les points de +beauté sont considérés homogènes à ceux d'un cheval; il faut là +grandeur, largeur et solidité de structure. En Angleterre, il y a une +race amazone qui est arrivée à réunir en elle les perfections du +cheval, du boeuf et du chêne. Mais ceux qui aiment les formes +délicates, friandes et féminines doivent les chercher dans les pays ou +fleurissent le cerba aux belles fleurs cramoisies, la datte et +l'ondoyant bambou, car ces arbres aiment les coins les plus sauvages +de la nature, et refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et +surtout avec les plantes cultivées. + +Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se rendirent à Port-Louis pour +faire au commandant de la ville la visite qui avait été projetée. Je +regardai partir mes deux amis, et, fort peu désireux de les +accompagner, je pris une bêche et je me rendis dans le jardin. + +Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et je n'étais réellement +heureux que pendant les heures qui nous réunissaient soit dans le +_zennanah_, soit à l'heure des repas ou des promenades. + +La figure si placide et si calme de la jeune fille s'animait un peu; +la pâleur des joues avait fait place à l'incarnat du bonheur; nous +étions pourtant l'un et l'autre bien ignorants de l'amour. Malgré les +fautes que je faisais en parlant la langue arabe, nous causions assez +bien sur les sujets ordinaires, mais nous étions également novices +dans le langage du coeur. La violence de mes passions, violence qui me +rendait si impétueux, était maintenue par la plus grande sensibilité. + +Je ne pouvais trouver des paroles assez tendres, assez émouvantes pour +exprimer mes nouveaux sentiments, car leur profondeur exigeait, pour +être bien comprise, la perfection de l'éloquence. Si j'essayais de +parler, les mots expiraient sur mes lèvres, et quand j'étais assis +auprès de Zéla, sous l'ombre d'un arbre, nous causions à l'aide des +antiques caractères de son pays, et ces caractères sont pour des +amoureux bien supérieurs à l'alphabet de Cadmus. + +Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux des images d'oiseaux, +de vaisseaux, de maisons, et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le +langage muet des fruits et des fleurs. Ces figures charmantes, nos +regards, le doux mouvement des lèvres de Zéla, le toucher de nos mains +unies me semblaient une langue éloquente, et surtout fort +intelligible. Le temps passait aussi rapidement que les petites +bouffées du vent qui agitaient la surface miroitante de la citerne ou +que celles qui courbaient, en nous effleurant, la tige des fleurs. + +Après avoir longuement causé, nous nous promenions çà et là, ravageant +le jardin, le dépouillant à plaisir de ses plus beaux fruits, et nos +grandes disputes avaient pour cause la grosseur ou la maturité d'un +fruit. Zéla s'animait dans ses éloges sur la fraîcheur d'une datte, +moi je soutenais que rien ne pouvait surpasser l'ananas à la fière +crête ou le doux brugnon. Pendant l'ébat de cette joyeuse querelle, +Aston, qui s'était tout doucement approché de nous, s'écria en riant: + +--Le mangoustan est le meilleur des fruits, car non-seulement il a une +saveur personnelle, mais encore celle du brugnon, de la datte et de +l'ananas. + +--Eh quoi! Aston, vous êtes là? Je vous croyais parti pour la ville; +mais c'est trop tard maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi +n'êtes-vous pas allé avec de Ruyter? + +--Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et moi nous sommes partis il y +a de cela six heures, et nous sommes de retour. Midi vient de sonner, +nous vous avons cherché partout; le dîner est prêt. + +--Vous plaisantez, très-cher. Zéla et moi nous sommes ici depuis une +heure. + +--Éveillez-vous, rêveur que vous êtes! et regardez le soleil. Ne +voyez-vous pas qu'il a passé le sud, et qu'il plane maintenant +au-dessus de votre tête? Il faut en vérité qu'il ait affecté votre +cervelle! Mais, allons, Trelawnay, levez-vous: nous qui comptons le +temps par nos appétits et les dates du calendrier, nous avons besoin +de quelque chose de plus substantiel et de plus solide que la délicate +nourriture de l'amour. + +Étonnés de comprendre avec quelle rapidité le temps s'était écoulé, +nous rentrâmes à la maison, et, ignorante de tout artifice, Zéla ne +sut répondre aux railleries de de Ruyter que par cette phrase ingénue: + +--Je ne savais pas qu'il était si tard, et je crains d'avoir trop +dormi. + +Comme j'avais, ainsi que Zéla, mangé beaucoup de fruits, nous avions +parfaitement oublié l'heure du dîner. + +--Le commandant de Port-Louis désire vous voir, me dit de Ruyter. Il +nous a tous invités à dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande +bonté. + +Quelques jours après, de Ruyter décida que le lendemain, à la pointe +du jour, nous nous rendrions à la ville. En conséquence, aux premiers +rayons de l'aurore, nous nous mîmes en route. Nous passâmes le +_Piton_, et, par un chemin assez beau, nous arrivâmes à la ville de +Port-Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi doucement vers +la mer, que de l'autre elles s'élèvent hautes et escarpées. Les +terres voisines de la ville étaient bien cultivées; des groupes de +jolies cabanes, aux verandahs vertes, étaient dispersées çà et là +dans des plantations, et ces plantations étaient séparées les unes +des autres par des avenues d'arbres. Ces arbres étaient des vacours +impénétrables, à cause de l'épaisseur et de la quantité de leurs +feuilles hérissées et pointues. Nous vîmes une grande variété de +bananiers et de champs d'ananas fermés par des haies de pêchers, de +roses persanes et par un magnifique arbrisseau indien, nommé le +_neshouly_, puis encore, pareil à un saule pleureur, le bambou qui +penchait sa tête sur la rivière d'un air amoureux de sa gracieuse +forme. + + + + +LIX + + +En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port, à l'entrée d'une +charmante vallée que nous venions de franchir, et au-dessus de +laquelle était une montagne, nous passâmes devant d'assez jolies +maisons entourées de jardins remplis de fruits et de fleurs. Après +avoir traversé les faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales, +étroites, dépavées, aux maisons construites avec des matériaux +mélangés de mauvaises pierres, de boue et de bois. En approchant du +havre, nous découvrîmes la maison du commandant, et les vilaines +habitations qui entouraient cette résidence lui donnaient l'apparence +extérieure d'un magnifique palais. + +Le commandant nous reçut avec une politesse parfaite, avec cette +politesse française qui contraste si vivement avec les manières du +grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut de sa puissance, +regarde chaque étranger comme un importun, et lui demande d'un air +bourru: + +--Que voulez-vous, monsieur? + +Si, contre sa nature, ce personnage vous engage à entrer dans +l'intérieur de sa maison, et si vous trouvez sa femme, qui n'est point +préparée à recevoir votre visite, elle rougit de colère, et, après +avoir adressé à son mari quelques mots à demi prononcés, elle sort du +salon comme une furie; à moins que vous n'ayez personnellement ou par +un moyen quelconque la puissance de calmer cette femme, elle sera de +mauvaise humeur pendant toute la durée du jour, et à ses yeux vous +passerez éternellement pour un importun. + +La réception que nous fit le commandant français fut tout à fait +différente, car il nous accabla de prévenances et d'amitiés. + +Pendant qu'on préparait des rafraîchissements, il m'entraîna dans le +boudoir de sa femme et lui dit: + +--Ma chère, je vous présente un jeune chef arabe. + +Quand le commandant nous eut quittés, la dame me fit asseoir à côté +d'elle sur un canapé, et m'adressa, sans en attendre la réponse, une +foule de questions, ne mettant pas un seul instant en doute que je +n'étais pas ce que je semblais être. + +--Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos châles sont encore plus +magnifiques que vous. Je désirerais bien savoir s'ils sont de +véritables cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête? Croyez-vous à +la vierge Marie? Avez-vous jamais aimé? Voudriez-vous être baptisé? + +Les mains de la dame étaient aussi vives que sa langue, et elle me +déshabillait presque pour examiner plus à l'aise chaque partie de mes +vêtements. + +--Votre peau est bien douce, reprit-elle après un court silence, et +vous n'êtes pas très-noir. Les femmes arabes sont-elles belles? +Aimez-vous les Françaises? Mon intention est de rentrer bientôt en +France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur, ni l'entourage d'un +peuple barbare, ni le manque absolu d'une société amusante; les choses +indispensables au bien-être de l'existence sont ici en profusion, mais +j'en suis lasse, car elles ne satisfont plus que des besoins +matériels. + +L'arrivée de de Ruyter suspendit pendant quelques minutes le bavardage +de l'éloquente dame, et elle accueillit mon ami avec un empressement +qui prouvait la haute considération qu'elle avait pour son hôte. Pour +elle, de Ruyter était le seul gentleman de l'île; il avait passé +plusieurs années à Paris, et elle lui parlait sans cesse de cette +chère ville. + +--Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-il? Où l'avez-vous trouvé? +Il me plaît beaucoup, et je suis positivement déterminée à l'emmener +avec moi à Paris. Pensez donc à la magique sensation qu'il y fera! +N'est-il pas surprenant que ces peuples, qui vivent dans les déserts +avec des lions et des tigres, aient un air si distingué et se +comportent d'une manière si convenable? Mon cher de Ruyter, vous +faites-vous une idée de ce que sera ce garçon quand il aura passé un +hiver à Paris, et appris à valser? La belle et chère créature! +Souvenez-vous bien que vous m'avez donné ce garçon, de Ruyter. Qu'il +met donc bien son turban! Quel est votre nom? Allons, montrez-moi +comment vous pliez vos châles; tout Paris raffolera de vous. + +Madame *** bavarda ainsi jusqu'à ce que l'accès de fatigue la +contraignît à se taire, puis elle protesta qu'il lui serait impossible +de supporter que je la quittasse un instant. Elle se coucha sur le +canapé et me dit de lui donner un _punka_ et un éventail. + +--Ah! s'écria-t-elle, qui voudrait vivre dans un pays où la chaleur +est si insupportable; on ne peut dire un seul mot de bienvenue à un +ami sans être près de mourir de fatigue. Je vous assure que ce mois-ci +je n'ai pas prononcé vingt paroles. Ce garçon doit être bien las +aussi. Vous connaissez notre maison, de Ruyter, et je vous prie--voilà +une chère créature!--de m'envoyer quelques-unes de mes femmes et de me +passer cette eau de Cologne. + +Après un magnifique déjeuner, le commandant nous conduisit, avec le +capitaine et quelques officiers de la corvette, qui était alors à +Port-Louis, dans un cabinet de lecture que les marchands avaient +établi là; nous trouvâmes rassemblées les principales personnes +militaires, civiles et mercantiles du pays. Le commandant fut prié de +lire une lettre de remercîments, adressée par tous les habitants de +l'île au capitaine de la corvette, aux officiers, à de Ruyter, en un +mot à tout l'équipage du grab et de la corvette, pour le grand service +qu'ils avaient rendu en exterminant les pirates de Saint-Sébastien. + +Le capitaine français dit que le succès de l'entreprise devait être +attribué à l'adresse et à l'intrépidité de de Ruyter. + +Après cet éloge, auquel répondirent des félicitations chaleureuses, le +commandant offrit aux capitaines des vaisseaux deux belles épées, et +au premier lieutenant et à moi deux coupes d'argent avec des +inscriptions dessus. + +Pour se conformer à un désir exprimé par de Ruyter, le commandant de +l'île ne fit aucune mention de la frégate anglaise. + +Après avoir pris quelques rafraîchissements, feuilleté des livres et +parcouru des journaux, nous nous séparâmes. + +À notre rentrée dans la maison du commandant, où un dîner public +devait se donner le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait +absolument nous contraindre à dormir pendant la chaleur de la journée, +mais je pris la fuite et je me rendis sur le port. + +Le magnifique schooner américain était là, et j'aurais volontiers +consacré mon séjour à Port-Louis à la contemplation de ses formes +merveilleuses, si les plaintes des esclaves chancelants sous leurs +lourds fardeaux, si leurs fronts couverts de sueur, leurs yeux +fatigués et leurs dos meurtris ne m'eussent chassé loin de ce triste +spectacle. + +Je poursuivis ma promenade autour de Port-Louis. La ville a une +population de dix-sept à dix-huit mille âmes, et il y a au moins huit +cents Européens. Le reste est un mélange de toutes les nations, ce qui +fait que le nombre des esclaves y est énorme. Ces esclaves sont +presque tous natifs de Mozambique, de Madagascar ou de différentes +îles. La ville n'emploie pour le transport de ses marchandises ou de +ses denrées ni chevaux ni charrettes, et les esclaves et les buffles +sont les bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des natifs et +je causai avec eux jusqu'au moment où l'heure m'annonça qu'il était +temps de rentrer dans la maison du commandant. + +À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit jusqu'au dehors de la +ville, et nous quitta en nous engageant à aller lui rendre visite +toutes les fois que nous voudrions bien songer à lui. + + + + +LX + + +J'éprouvais une si ardente impatience de rentrer à la maison, que je +n'accordai aucun égard au paysage. + +--Quelle opinion avez-vous de cette dame? me demanda de Ruyter. + +--C'est un ange de douceur; elle a un caractère divin, des sentiments +et un courage de lionne! Quoiqu'elle soit très-silencieuse, elle est +spirituelle, parce que son silence est la timidité d'une méditation +profonde, car des yeux si beaux et une bouche si adorable ne peuvent +être sans signification. + +--Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez assez dit. J'admets qu'elle +possède les beautés de sa nation, c'est-à-dire la jeunesse et la +toilette; quant aux charmes que vous énumérez si pompeusement, je ne +suis pas sur la voie qui peut me les faire découvrir, et je n'ai même +aucune idée de leur mystérieuse existence. J'ai vécu, Trelawnay. +Appelez-vous timidité l'air et les manières d'une courtisane? Quant à +sa profonde méditation, vous pouvez tout aussi bien appeler +contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez encore de son +extrême silence, mais je préférerais être couché dans un gouffre avec +un ouragan sur ma tête, ou bien encore être condamné aux galères, que +de supporter l'horrible torture d'entendre parler une Française une +heure par jour dans un climat des tropiques. + +--Une Française! m'écriai-je, de qui parlez-vous? + +--De qui? Mais de quelle autre personne, pensez-vous que je puisse +parler, si ce n'est de la femme avec laquelle nous avons passé la +journée? + +--Ah! je l'avais tout à fait oubliée; j'ai cru que vous me parliez de +Zéla. + +--Ah! ah! répondit de Ruyter en riant, vous êtes le garçon qui écrivit +à son père en finissant ainsi sa lettre: + +«Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi.» + +Je vous croyais plus grand dans vos vues que cela, Trelawnay. Les +esprits sérieux ne doivent jamais se laisser assujettir par un ennemi +aussi rampant et aussi faible que l'amour. Vous vous nourrissez d'un +poison qui tuera les nobles sentiments de votre coeur et l'énergie de +votre nature; vous avez maintenant dans le sein un feu aussi +inextinguible que celui qui brûle dans le flanc de cette montagne. +Souvenez-vous de mes paroles, mon garçon; il vous détruira comme ce +volcan détruira cette montagne, quoiqu'elle soit de granit. + +Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que vous êtes déjà soumis +et résigné comme un esclave sans espoir, résigné et soumis à la plus +énervante des passions humaines! + +Les femmes ressemblent à des plantes parasites qui jettent leurs +sauvages tendrons sur un arbre, sur deux, sur trois, jusqu'à ce que, +devenues un dur cordage, elles étranglent ceux qu'elles embrassent. + +Votre front grand et ouvert indique un jugement qui, à sa maturité, +devra écraser la vile passion au premier jour de sa naissance. Des +hommes comme vous, Trelawnay, sont créés pour accomplir de nobles et +grandes choses, pour faire des actions qui les placent au-dessus de la +faiblesse du genre humain; ils ne doivent consacrer leur temps ni aux +idées étroites et intéressées, ni aux plaisirs d'un seul individu, +quelque digne qu'il en soit. Comment, vous vous livrez à l'amusement +puéril de caresser une pauvre petite babiole, une poupée d'enfant! + +Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter termina son discours par +la citation d'une phrase de son auteur favori (Shakspeare), mais, +comme tout le monde, il citait dans l'espoir de gagner sa propre +cause: + +«Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif Cupidon desserrera de +votre cou son étreinte amoureuse, et, comme une goutte de rosée +rejetée de la crinière d'un lion, il tombera à vos pieds.» + +Pour adoucir la peine qu'il m'avait faite, de Ruyter ajouta: + +--Je ne blâme pas positivement l'amour que vous avez pour Zéla: elle +est votre femme, et, de plus, digne d'être aimée; mais je blâme une +affection exclusive qui vous fait perdre votre temps et vos talents, +et ils peuvent l'un et l'autre être utilement employés. + +Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de conversation auquel mon silence +donnait des limites restreintes, il essaya de réveiller en moi +l'intérêt que j'avais autrefois pour mes devoirs particuliers. + +Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et, pour éviter une plus +longue discussion, je donnai un coup de cravache à mon cheval, et je +laissai de Ruyter causer avec Aston. + +En galopant vers la hauteur sur laquelle était située la maison, je +fus très-surpris de voir que les fenêtres et les jalousies de la salle +du milieu étaient hermétiquement fermées. La soirée était fraîche, le +soleil avait disparu derrière les collines; à l'ouest, une douce brise +venant de la mer faisait bruire les arbres et demandait l'ouverture de +toutes les croisées. Un malheur devait être arrivé, pour que la +préoccupation empêchât de prendre le soin habituel de changer l'air +des appartements. Comme Zéla occupait entièrement mes pensées, malgré +la censure que de Ruyter venait de me faire sur l'amour, je sautai à +bas de mon cheval, je brisai une jalousie, et je tombai dans la salle. + +La soudaine transition de la lumière à une complète obscurité +m'empêcha de distinguer les objets. + +--Qui est là? criai-je vivement. + +--Fermez la fenêtre, me répondit une voix, fermez la fenêtre; elle se +sauvera; fermez vite. + +En avançant, je fis un faux pas et je tombai dans le bassin. + +La voix vociférait toujours: + +--Fermez la fenêtre. Ah! elles se sauveront! elles se sauveront! + +Je sortis du bassin, et en regardant autour de la salle, je vis une +forme longue, maigre et sombre qui s'avançait vers moi. + +Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage fantastique de Van +Scolpvelt. + +D'une main le docteur tenait une lanterne, et de l'autre il +brandissait un long bambou blanc. + +Il passa près de moi sans me regarder, car ses yeux, presque hors des +orbites, dévoraient le plafond. + +Après avoir fermé la fenêtre, il murmura: + +--Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et l'air leur a fait du +bien; elles étaient un peu étourdies, mais elles ont repris leur +vivacité première. Eh bien! c'est vraiment merveilleux; regardez... +Ah! c'est vous, capitaine?... Je croyais que c'était un des noirs; je +suis content que vous soyez venu, car vous serez enchanté de voir les +jolies bêtes qui folâtrent dans l'air. + +--Que voulez-vous dire, docteur? Je ne vois rien; je crois, en vérité, +qu'une vision diabolique occupe votre esprit; il le faut vraiment pour +que vous ayez la force de supporter l'étouffante atmosphère de cette +chambre. + +--Je ne sens pas la chaleur, répondit Van Scolpvelt. N'ouvrez pas les +fenêtres, regardez-les, je vous en prie. + +--Je les vois et j'entends leurs faibles cris. Que faites-vous +renfermé avec ces oiseaux? Êtes-vous en train de les ensorceler? + +--Des oiseaux, hum! des oiseaux! Elles ne sont pas plus des oiseaux +que moi, elles sont vivipares et classées dans le même rang que les +animaux, et que vous-même. L'autre jour, quand je vous ai envoyé mon +Spallanzani, vous l'avez rejeté. Eh bien! si vous l'aviez lu, vous ne +seriez pas si ignorant; une chauve-souris un oiseau! + +--Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j'ai mal au coeur. + +--Mal au coeur! qu'est-ce que cela fait, ne suis-je pas ici? Je désire +vous faire voir le secret de l'expérience. Ne croiriez-vous pas, en +regardant leurs mouvements, qu'elles ont l'usage de leurs orbes +visuels? Imaginez-vous qu'ils ont été brûlés! + +--Brûlés? + +--Oui, il y a une demi-heure. + +--Quelle est la brute qui a fait cela? + +J'ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me dit en pleurant: + +--Je suis bien contente que vous soyez revenu; cet horrible Indien +jaune a attrapé des chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec +des aiguilles brûlantes. + +Voici ce qui était arrivé. En venant rendre visite à de Ruyter, le +docteur avait trouvé des chauves-souris dans les trous d'un vieux mur +en ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec un fil de fer +rouge, et après avoir arraché les yeux à la troisième, il les avait +mises en liberté dans la chambre, afin de voir s'il leur était +possible de diriger leur vol avec la même rapidité et la même +précision qu'avant d'être si horriblement privées de la vue. Van +nommait cela une expérience intéressante, délicieuse, et surtout +satisfaisante. + +--Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai sur la chauve-souris +ordinaire, mais moi j'essaye sur la classe vampire. Ce soir je +résoudrai une autre question. On dit que les chauves-souris sont de si +admirables phlébotomistes qu'elles insinuent leurs langues,--qui sont +pointues comme les plus fines lancettes,--dans les veines des +personnes endormies; elles se servent de leurs longues ailes comme +d'un éventail pour rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient +une énorme quantité de sang. Ces vampires ailés préfèrent les veines +qui sont derrière le cou ou sur les tempes. Quelquefois la victime +meurt insensiblement, affaiblie degré à degré par la perte de son +sang. + +Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune, échauffé, fiévreux; vous +dont les veines sont grandes et pleines, vous devez aller reposer +cette nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité de sang +qu'aspirera le vampire, et je m'engage à empêcher que vous saigniez +après, ce qui constitue le seul danger de cette expérience. Pensez +au bienfait dont vous doterez la science, car si le succès couronne +notre tentative, les ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens +employés pour ôter le sang seront avantageusement remplacés par cet +inestimable phlébotomiste. Vers le matin nous ferons l'examen de la +construction physiologique de la langue du vampire, car peut-être y +découvrirons-nous un moyen pour perfectionner les lancettes dont on +se sert usuellement. + +Échauffé par ses désirs, le docteur devint éloquent, et son éloquence, +que n'interrompit pas l'arrivée de de Ruyter et d'Aston, me faisait +rire aux éclats. + +Comme je savais qu'il était parfaitement inutile de disputer avec Van +Scolpvelt, je me contentai de refuser nettement sa charmante +proposition en lui exprimant l'horreur que je ressentais pour tout ce +qu'il avait déjà fait. + +Le docteur se tourna vers Aston et vers de Ruyter en les suppliant +l'un et l'autre, toujours au nom de la science, de se soumettre à +cette savante expérience. Mais les trouvant sourds à ses ardentes +prières, le docteur donna à ses traits la mine la plus plaintive et la +plus attendrissante, et dit à Zéla: + +--Et vous, me... + +La jeune fille n'en écouta pas davantage; elle se sauva avec la +rapidité d'un lièvre. + +Van Scolpvelt gronda sourdement contre l'égoïsme des hommes, contre la +légèreté d'esprit des femmes, puis il dit d'un air inspiré: + +--Eh bien, ce sera moi! oui, moi! Je me coucherai auprès du mur; qu'on +m'y fasse immédiatement porter une couche ou des tapis suffisants. + + + + +LXI + + +Aston et moi nous nous jurâmes de punir Van Scolpvelt de sa cruauté +envers les chauves-souris. Notre plan d'attaque fut arrêté, et pendant +que de Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis suivre de deux +garçons noirs afin d'examiner sur toutes leurs faces les localités du +puits. Bâti à la façon orientale, ce puits était large, profond, et +des marches de pierre cassées, usées, conduisaient à la proximité de +l'eau. Couchées au centre d'une végétation de plantes grasses, de +fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et les excréments des +chauves-souris, le passage des crapauds, ne contribuaient pas +faiblement à les rendre fort dangereuses. Quand je fus parvenu, avec +une peine inouïe, à descendre ce gluant escalier, je plongeai un +bambou dans l'eau afin de me rendre compte de sa profondeur; cette +profondeur n'était que de trois pieds. + +J'envoyai un garçon me chercher le hamac de de Ruyter, et nous le +plaçâmes, la tête sur les marches du puits, en passant une corde dans +les anneaux qui étaient à chaque bout; à ces deux soutiens nous +joignîmes une seconde corde mise transversalement, afin de donner de +la roideur au hamac quand le docteur y serait étendu. + +Les branches d'un grand arbre ombrageaient l'ouverture du puits, nous +attachâmes une poulie à la plus forte des branches, à celle dont le +feuillage nous parut assez épais pour dissimuler le jeu de la poulie. +Ceci fait, j'instruisis les noirs de mes projets; je leur appris les +rôles qu'ils avaient à jouer, et je les emmenai à la maison, pour les +habiller suivant les exigences du devoir qu'ils devaient +consciencieusement remplir. + +En entrant dans la salle pour appeler de Ruyter,--car il avait été +convenu qu'Aston resterait avec le docteur pour l'amuser jusqu'à +l'heure qui devait sonner le repas,--je fus obligé de m'arrêter pour +écouter avec une juste admiration le discours prononcé par le savant +Esculape. + +--Je voudrais, criait Van Scolpvelt d'une voix stridente, je voudrais +que ma mère ne m'eût point donné la vie, ou bien encore que cette vie +m'eût été accordée par le ciel mille années avant cette époque de +ténébreuse ignorance, époque désastreuse, qui laisse lâchement dépérir +la science. Si les hommes étaient sages, sensés ou seulement +raisonnables, ils eussent fait des prodiges pour activer la marche +tortueuse de la science. Elle se serait avancée à la voix protectrice +de l'encouragement, à l'aide des protections du pouvoir; elle eût +prospéré, grandi, et son éclatante lumière serait venue dissiper les +sombres nuages qui nous enveloppent. Le chimiste et sa batterie +galvanique ne seraient pas en train de détruire, mais de créer! Ô ma +mère, si vous étiez arrivée jusqu'à cette sombre période, si vous +aviez connu une époque de faiblesse telle, qu'il soit impossible au +savant de trouver un homme assez généreux pour se coucher auprès d'un +puits! Qu'auriez-vous dit dans la stupeur de votre affliction? vous, +ma mère, qui m'aimiez, vous qui ne révériez que la science et moi, +votre unique enfant; et, en aimant ce fils de vos entrailles, vous +aimiez encore la science! la science, à laquelle j'avais consacré mes +jours et mes nuits; et vous savez, ma mère, avec quelle ardeur les Van +Scolpvelt ont poursuivi leur divine, leur sainte profession. Vous +souvient-il encore du jour où les suites d'une trop grande application +à l'étude vous donnaient une vive douleur à l'oeil? cette douleur +s'augmenta, et je vous dis: + +--Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher votre oeil, vous aurez +un cancer. + +--Mon fils, ôtez-le. + +Ce fut votre seule réponse. J'enlevai à l'instant votre oeil, et vous +ne laissâtes échapper ni une plainte, ni un regret, ni un soupir; +votre beau front rayonna de joie, car la main de l'opérateur avait été +calme, légère, sûre et ferme; et, ajouta Van Scolpvelt avec +exaltation, où trouveriez-vous aujourd'hui une pareille femme? + +Notre réponse fut un immense éclat de rire. + +Van Scolpvelt se leva furieux; il alluma, en grondant de sourdes +paroles, l'inséparable amie de ses études, son _écume de mer_, et il +se rendit au jardin en rappelant à Aston qu'il avait promis d'aller, +d'heure en heure, lui rendre visite dans sa couche aérienne. + +Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles qu'ils avaient à jouer. +Avec de la chaux liquide, de Ruyter dessina sur le corps nu des +jeunes garçons des lignes blanches, et dont l'éclat ressortait +vivement sur la teinte noire de leur peau; ces lignes donnaient à nos +acteurs une apparence de squelette réellement effrayante. Ce ne fut +pas tout; nous attachâmes à leur dos, en forme d'ailes, des archets +malais couverts de papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur mîmes +entre les mains des aiguilles à coudre, liées ensemble avec du fil, +mais séparées les unes des autres comme celles dont les matelots se +servent pour tatouer leur peau. + +Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent au bout du cordage qui +devait être hissé au moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu, +je me glissai sous l'arbre qui avoisinait le puits, et les garçons +spectres se cachèrent sous les buissons de chaque côté du hamac. +Les noires chauves-souris voltigeaient les unes autour du puits, +les autres au-dessus de la tête de Van Scolpvelt, qui était couché +sur le dos, et qui semblait les regarder avec une anxiété curieuse +et non effrayée. Van s'était muni d'un bandage, afin d'arrêter +l'écoulement du sang, quand, en sa qualité de médecin, il se serait +écrié:--Arrêtez! assez!... + +Le plus profond silence régnait dans le jardin. Je donnai le signal de +l'entrée en scène. Aussitôt les spectres se levèrent, et leur voix +criarde jeta un hurlement aigu; ils battirent bruyamment leurs ailes, +et vinrent envelopper le docteur dans les pans du hamac. Un second +signal éleva l'amant de la science au-dessus de l'arbre, et, quand il +redescendit à la hauteur du puits, les noirs gambadèrent autour du +docteur et le piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une rapidité +si légère et à la fois si tourmentante, que le docteur dut se croire +la proie d'un essaim de guêpes sauvages. + +Après cette seconde scène, nous précipitâmes le hamac dans les +profondeurs du puits; alors le spectacle devint étrange: troublées +dans leur retraite, les chauves-souris s'élancèrent dehors en battant +confusément leurs ailes; les crapauds et les rats augmentèrent le +tapage, et ce fut la symphonie la plus horriblement discordante que +j'aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé au fond du puits, nous +poussâmes ensemble le cri aigu des Indiens; ce cri retentissant +effraya tous les habitants du puits, qui sortirent en désordre de leur +sombre demeure. + +Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le puits, ce spectacle +était épouvantable, et pour celui qui était au centre même de +l'insurrection, il devait être horrible. + +Je commençai à comprendre que mon espièglerie pouvait devenir +dangereuse, et je fis part de mes craintes à de Ruyter. + +--Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van Scolpvelt a le coeur +d'un stoïcien; c'est sa philosophie ou sa peur,--car ces deux +sentiments ne sont pas incompatibles, quoiqu'ils doivent l'être,--qui +l'empêche d'appeler au secours. + +--Chut! dis-je tout bas, j'entends sa nageoire agiter l'eau; il se +remue, écoutez: son coassement s'élève plus haut que celui des +crapauds. + +Nous entendîmes Van marmoter des plaintes en faisant des effort +inutiles pour se délivrer de sa prison. Il clapota dans l'eau quelques +instants, et resta enfin silencieux. + +Nous étions assez certains de ne faire qu'une méchanceté sans +conséquence pour ne pas nous effrayer du silence de Van. Une heure +s'écoula. À la dernière minute de cette éternité (pour le docteur), +Aston se dirigea vers le puits d'un air nonchalant, parut très surpris +de ne pas trouver le docteur, et l'appela en arpentant le jardin dans +toutes les directions. J'avais suivi Aston, et nous approchâmes +doucement du puits. Van se débattait dans l'eau en maudissant le jour +de sa venue dans le monde, les chauves-souris, le puits et tous les +diables qui se trouvaient dedans. Ces malédictions étaient proférées +en hollandais, en latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la +voix du docteur; il s'exclama, s'attendrit, s'indigna, et nous +courûmes chercher des cordes et des lumières. + +Un garçon descendit dans le puits, attacha une corde autour des reins +du docteur, et nous le hissâmes jusqu'aux dernières branches de +l'arbre avec une telle rapidité, que le pantalon et la chemise du +pauvre savant se déchirèrent par lambeaux. + +Quand le docteur fut déposé par terre, il était tellement épuisé, +tellement ému, qu'il lui fut à peine possible de respirer. La +résurrection de Lazare ne donne qu'une faible idée de la figure de Van +Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait, sous la terne lueur de nos +lanternes, des teintes cadavéreuses. La tête du docteur oscillait sur +ses épaules; ses jambes pliaient comme des bambous sous les caresses +du vent; son cou, ses mains et son front étaient couverts d'une vase +verte; ses cheveux longs et minces pendaient comme ceux d'une sirène; +les sourcils de Van se tenaient droits, et son regard effaré +paraissait aussi bourru et aussi furieux que celui d'un chacal pris +dans un piége. + +Quand il se sentit en état de marcher, il nous tourna le dos et se +dirigea vers la maison sans répondre un seul mot à nos pressantes +questions. + +--Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous vu les vampires? Qui +donc vous a poussé dans le puits? Avez-vous été saigné? + +Van Scolpvelt me regarda d'un air féroce et ne répondit rien. + +On lui prépara un verre de skédam; il le but sans mot dire, passa une +chemise et se coucha sur le divan de la salle. + + + + +LXII + + +Le lendemain, munis de nos lances, Aston et moi, nous grimpâmes le +côté boisé de la montagne. Après avoir rôdé pendant quelque temps, +nous suivîmes le cours d'une petite rivière qui était à moitié +consumée par l'aride chaleur d'un temps sec et sans air. Les eaux de +cette rivière serpentaient sous l'ombrage des arbres et des +arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure par l'humide contact de +l'eau, se penchaient amoureusement vers leur faible nourrice pour lui +payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur ombre. + +Le soleil brûlant dévorait comme un ardent incendie tout ce qui +affrontait ses rayons. Le chêne robuste, le fin pin, le palmier +gigantesque, le teck majestueux, qui s'élèvent comme des chefs +au-dessus de tous les arbres de la forêt, montraient tristement leurs +cimes brûlées, séchées, presque anéanties par l'angoisse de la soif. +Les bruyants perroquets étaient silencieux, et les singes inconstants, +à moitié endormis, se traînaient sur les branches avec une apathie si +nonchalante, qu'ils nous laissaient passer indifféremment. + +Si je cherchais à attirer leur attention en leur jetant ma lance ou +une pierre, ils montaient doucement et d'un air chagrin sur une +branche plus élevée, ou bien encore ils changeaient simplement de +place. Il n'y avait pas, sous ce ciel brûlant, un autre animal +visible. + +Notre vive jeunesse, notre santé de fer semblaient nous mettre à +l'épreuve du soleil, car nous marchions joyeusement, insouciants de +tous les obstacles que nous présentaient les buissons, les bambous et +les ronces. Nous débarrassions les chemins avec nos lances, et nous +nous faisions un passage aussi adroitement que les sangliers dont nous +cherchions les traces. + +En traversant la rivière pour rentrer au logis (midi venait de sonner +dans nos estomacs), nous fûmes étonnés d'entendre tout près de nous +la détonation d'une arme à feu. Cette détonation, dont le silence +tripla la sonorité, fut semblable à celle d'un coup de canon, car elle +se répéta de rocher en rocher. + +Dans une seconde, tout le bois fut en confusion; tous ses hôtes, +effrayés, s'agitèrent. Nous courions vers l'endroit d'où le coup de +mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi par une litière de +petits, qui joignaient au cri de leur mère leur timide voix, passa +rapidement devant nous. + +Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de cette précieuse bande. +La féroce mère se retourna et mit sa poitrine entre ses enfants et nos +armes. + +Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi quelquefois aux siens; mais +il y a si longtemps qu'elle leur a donné le jour, qu'il est bien +possible qu'elle ne s'en souvienne plus. + +Je devançai Aston, et je me précipitai au-devant du sanglier. Ma lance +se brisa, car le coup, mal dirigé, ne fit qu'effleurer la peau dure et +ridée de l'animal. La terre, sèche et glissante, me fit perdre pied, +et je tombai devant la bête. Je saisis le petit poignard que j'avais +dans ma poitrine, et, sans m'effrayer des regards féroces et des +défenses énormes de mon ennemi, j'allais l'attaquer quand Aston me +cria: + +--Restez tranquille! ne bougez pas! + +Je retins mon haleine, et je sentis la lance d'Aston glisser au-dessus +de moi. Elle atteignit le sanglier au coeur, et la bête, expirante, +tomba sur moi. + +Une voix inconnue s'écria aussitôt et d'un ton ravi: + +--Cette belle personne fera des jambons excellents. Je l'emporterai +là-bas pour la saler et la préparer. + +Et au même moment quelqu'un, le propriétaire de la voix, empoigna mes +jambes. + +--Que je sois pendu si vous faites cela! m'écriai-je en me levant et +en regardant le personnage, qui n'était autre que Louis, arrivé le +matin à la maison avec une provision de vivres. + +--Ah! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le beau porc! + +Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait en imagination sur +le cadavre encore chaud de la victime d'Aston. + +Tout à coup l'attention de Louis fut attirée par les cris des +pourceaux, qui couraient éperdus en cherchant leur mère çà et là. + +--Comment! cria-t-il, elle a des petits et vous ne me le dites pas? + +Nous réussîmes sans peine à attraper tous les orphelins. Louis les +dorlota, les caressa; il les pressa dans ses bras en les appelant ses +jolis petits chéris. + +--Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il; je vous donnerai des soins +aussi tendres que ceux que vous a prodigués votre mère. + +En achevant cette bienveillante promesse, Louis se tourna vers nous. + +--Avez-vous faim? nous demanda-t-il; si vous le voulez, je vais +allumer du feu, afin de faire cuire deux de ces petits? + +--Sur quel animal avez-vous tiré un coup de fusil, Louis? + +--Ah! c'est vrai. J'ai tiré, et fort adroitement. Je l'avais tout à +fait mis en oubli; mais, avant de vous montrer ma victime, laissez-moi +attacher les jambes de ces belles petites créatures. Mon fusillé n'est +pas encore mort. + +Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris, Louis nous montra un +arbre sur une branche duquel était couché un énorme babouin. + +Les entrailles de la pauvre bête sortaient de son corps au milieu d'un +ruisseau de sang. + +Quoique à l'agonie, il se collait à l'arbre avec ses pieds de +derrière. + +À notre approche, il nous fit la grimace et se mit à caqueter. + +Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea le canon vers l'arbre, +la pauvre bête parut désespérée; sa colère se changea en peur, elle +nous jeta un regard pitoyable et fit un dernier effort pour fuir vers +une branche moins à portée des coups de son ennemi. Ce mouvement fut +fatal au babouin, car il tomba sans vie au pied de l'arbre. + +Louis sauta sur le singe, le saisit promptement par la nuque et lui +coupa la gorge. + +Cette action ressemblait tellement à un homicide, que je frissonnai. + +--Allons-nous-en, dis-je d'un ton impatienté; laissons-le, +laissons-le! + +--Pourquoi? demanda Louis; moi je veux l'emporter, la chair du singe +est excellente: si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du +tout. + +--En vérité, s'écria Aston, cet homme est un cannibale, +allons-nous-en. + +Nous quittâmes Louis en lui promettant d'envoyer une litière et des +domestiques pour enlever le sanglier. + + + + +LXIII + + +Notre première rencontre fut celle de Van Scolpvelt, qui, assis sous +une haie de poiriers épineux, dévorait du regard et de la pensée les +caractères d'un grand in-folio ouvert devant lui. De temps à autre il +s'occupait attentivement à regarder, à l'aide d'un microscope, un +objet d'abord invisible à nos yeux. + +Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde attention à notre approche. +Il continua à tenailler avec un petit couteau un malheureux hérisson. + +--Regardez, dit-il à Aston d'un ton dur, regardez cet héroïque animal; +je le perce de part en part, il est vivant, il a des muscles, des +nerfs, et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il ne fait +pas le moindre bruit, il ne trouble pas inutilement, sottement, le +cours d'une savante expérience: que ce calme dévoué soit une leçon +pour vous! + +En entrant dans la maison, nous trouvâmes de Ruyter occupé à +parcourir des journaux et à feuilleter des livres nouvellement +arrivés. + +--Jetez un coup d'oeil sur les papiers du grab, me dit-il en me les +montrant du regard; ils sont dignes d'intérêt. + +--Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous renouvelle devant Trelawnay +une prière que je vous ai déjà faite: celle de livrer à la publicité +les charmants récits que renferme votre journal particulier. + +J'attendis avec impatience la réponse de de Ruyter, et elle frappa +vivement mon esprit. + +--Si j'étais ambitieux, nous dit-il, si j'aspirais à la vaine gloire +de rendre mon nom immortel, et si pour le faire je n'avais qu'à +écrire, je n'écrirais pas. Quand la vie d'un homme est pure de toute +mauvaise action, quand elle est brillante et sans tache, il a conquis, +par l'effort seul de sa volonté, la plus appréciable des gloires, +celle de l'estime de ses concitoyens. + +Il y a peu de héros grecs et romains qui aient été des auteurs, et +cependant leurs noms, illustrés par leurs actions, se sont perpétués +jusqu'à nous. Eschyle, Sophocle sont lus; mais Socrate, Timoléon, +Léonidas, Portia et Arie sont admirés et connus. Les éclatantes +actions de l'héroïsme, de la dévotion, de la générosité, les ont +préservés de l'oubli. L'immortalité qui est conquise par la conduite +est la plus honorable. Il y a des milliers de gens qui sont incapables +de comprendre les idées d'un grand auteur, mais qui s'échauffent et +qui brûlent de plaisir en écoutant le récit d'une action noble et +généreuse. + +Pour en revenir à la demande que vous m'avez faite, je ne puis en +satisfaire les désirs, parce que je ne tiens qu'à une seule chose, et +cette chose est la bonne opinion, l'estime, l'amitié de ceux que +j'aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis, et j'y attache +plus de valeur qu'à l'approbation du gouvernement français, qui m'a +écrit ici, mon cher Aston, que vous deviez être emprisonné en +attendant la possibilité d'un échange. Cet ordre n'a point de +personnalité, mais, en égoïste, je vous offre votre liberté sans +conditions, et je vous donnerai un passage dans un de vos ports, +aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra fastidieuse. + +--Si vous attendez cette époque pour m'embarquer, mon cher de Ruyter, +j'ai de longs jours devant moi, car bien certainement elle n'arrivera +jamais. Jusqu'à présent j'ai à peine joui d'un plaisir vrai ou +ressenti une joie qui puisse être comparée à celle qui remplit mon +coeur depuis que j'habite votre résidence. Je suis parfaitement +heureux ici, et je n'y éprouve pas un désir qui ne soit à l'instant +satisfait. Le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur est l'incertitude +de sa durée. De sorte, mon cher de Ruyter, que je me vois obligé de +vous confesser sincèrement que mes lèvres démentiraient mon coeur si +je vous remerciais, en voulant les mettre à profit, des bonnes +intentions que vous avez pour moi en me rendant libre. + +--Épargnez-vous cette inutile phraséologie, répondit de Ruyter en se +levant et en serrant la main d'Aston; vous vous plaisez ici, restez-y, +amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je ménagerai le +commandant, et, d'après ce que vous m'avez dit de vos affaires, votre +séjour au milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans votre +profession. + +--Que ma profession soit maudite! s'écria Aston lorsque de Ruyter eut +quitté la salle. Je n'étais qu'un enfant quand je suis entré au +service, et je n'ai été qu'un imbécile de persister dans cette +carrière; elle ne me laisse voir dans l'avenir ni gloire ni fortune, +et je me sais incapable aujourd'hui de remplir un emploi sérieux et +productif. Je suis dans la marine depuis l'âge de dix ans, et j'en ai +vingt-cinq. Je n'ai jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre; +ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux presque blanchis par +les orages; je possède des cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà +tout ce que j'ai gagné et probablement tout ce que je gagnerai. + +--Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans vos vieux jours, une +bonne place à l'hôpital de Greenwich, une jolie petite cabine grande +de six pieds, mais toute à vous seul; des vivres, un jardin planté de +choux pour promenade, et trois sous par jour, juste assez pour acheter +votre tabac. Que peut-on désirer de plus? + +Aston continua de se plaindre, de maugréer, et moi de lui donner pour +consolation la perspective de l'hôpital. + +--Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en quittant le ton de la +plaisanterie, abandonnez la carrière maritime; vous la suivez sans +espoir de promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire. Puisque +vous n'avez point de fortune, associez-vous avec nous, et bien +certainement, au bout de quelques années, vous aurez une aisance qui +vous permettra de jouir en repos de la seule ambition de votre coeur: +celle de consacrer vos jours à la culture de la terre. Car, +continuai-je, un homme sans argent n'a point de patrie. D'ailleurs, +Aston, vous êtes Canadien, et, si vous allez en Angleterre sans +argent, vous serez obligé de vous apercevoir qu'à l'entrée des villes +il y a de laides affiches, des affiches très-désagréables à la vue, +quoique proprement peintes, et qui glissent dans l'intelligence des +arrivants pauvres de malhonnêtes insinuations; quelque chose comme +ceci: «_Les mendiants ne sont pas reçus ici_,» de sorte que +Greenwich... + +Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai en riant par la +fenêtre. + +Aston refusait d'écouter avec sérieux mes propositions, et il m'était +impossible de lui infuser mes goûts et les principes qui en +dérivaient. + +Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à lui demander quel parti +il voulait prendre. + +C'était assurément un excès de délicatesse, car Aston et lui étaient +des amis sérieux et inséparables. + +Je me rendis au port, où était amarré le grab, pour donner aux hommes +une considérable portion de leur part de prise. J'en congédiai un +grand nombre, ne laissant sur le grab que les hommes nécessaires au +vaisseau. Je dis au rais que deux fois par semaine je me rendrais à +bord du grab, et qu'à son tour il viendrait nous voir à la résidence. + +Quand j'eus réglé tous les comptes qui regardaient le grab, je me +dévouai de coeur, de corps et d'âme aux plaisirs de la vie rurale. + +Presque tous les jours j'explorais l'île dans une nouvelle direction; +je découvrais les endroits bien fournis de gibier, les rivières et les +lacs riches en poisson; quelquefois de Ruyter était mon guide; mais +plus souvent encore je servais de cicerone à Aston. + +Quand le jour était bon pour la chasse, nous allions tous ensemble, +chargés de provisions, dîner à l'ombre des bois. Dans ces occasions, +comme il n'y avait presque rien à faire sur le grab, Louis était notre +pourvoyeur. Si le temps se montrait favorable aux travaux du jardin, +nous passions la journée à planter, à bêcher, à arroser. L'orage, la +pluie ou les variations capricieuses de l'atmosphère nous trouvaient +dans la salle escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous évitions +autant que possible l'ennui d'aller à la ville, et nous répondions +assez mal aux invitations journalières qui nous étaient faites par la +femme du commandant, ainsi que par les officiers et les marchands. De +Ruyter et, pour dire la vérité, chacun de nous détestait ce qu'on +appelle le monde. En conséquence, mon ami avait, pour y construire son +habitation, choisi un endroit presque inaccessible, surtout dans la +saison des pluies. Il fermait ainsi avec finesse l'entrée de sa +solitude aux paresseux, frivoles et ennuyeux visiteurs. À ce propos, +de Ruyter citait les paroles de Morin, philosophe français, qui +disait: + +«Ceux qui viennent me voir me font un honneur, mais ceux qui s'en +abstiennent me font une faveur.» + +Quand quelques personnes de Port-Louis se hasardaient à venir nous +rendre une visite, leurs discours n'avaient qu'un sujet, celui des +dangers qu'ils avaient affrontés en passant à gué les rivières et les +marais. En écoutant ces lamentations, de Ruyter souriait avec malice, +et il montrait qu'on pouvait remédier au mal par quelques travaux dont +il avait déjà le plan. + +--Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-il, mes projets prendront +une forme, je ferai construire une route directe d'ici à Port-Louis. + +Quand les niais visiteurs nous avaient débarrassés de leur présence, +de Ruyter s'écriait: + +--Comment s'y sont-ils pris pour arriver ici avec tant de facilité? Il +faut que nous enfermions l'eau, afin d'augmenter le marécage des +prairies, la force du torrent et les vibrations du pont de bambou. +Malgré cet amour de la solitude, de Ruyter n'était pas insociable; les +hommes de coeur, de talent ou d'esprit, en un mot, les hommes +estimables étaient les bienvenus, et quand la porte de la maison +s'ouvrait devant eux, de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait +de son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait et faisait +sentir que l'offre de son hospitalité, que l'acceptation de cette +offre étaient des deux parts une grande preuve d'amitié. + +Plus le séjour de ces personnages privilégiés et dignes de l'être +était long, plus de Ruyter paraissait content. J'ai vécu dans peu de +maisons (celles des hommes mariés sont en dehors de la question) où +les convives, ainsi que leur hôte, eussent le droit de jouir d'une +liberté égale à celle qui régnait chez de Ruyter. Si les hommes qui +s'appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter, ils n'auraient pas +besoin de grands mots, de vernis sur leurs bottes et d'amidon à leur +chemise pour se distinguer du commun des martyrs. + +Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait point la civilisation, que +le ciel en soit béni! car sa timidité naïve et vraie était celle du +pigeon ramier et non la mine affectée d'une coquette. Pauvre chère +enfant, elle croyait que son mari seul avait le droit d'occuper ses +pensées, et elle ne s'imaginait pas qu'en Angleterre la fashion fait +de ce sentiment un crime plus odieux que celui de l'adultère. + +Les circonstances de notre première rencontre, notre vie sur le +vaisseau et enfin notre séjour sous le même toit achevèrent en peu de +temps de former un lien d'intimité qui, dans d'autres circonstances, +eût demandé bien des mois. + +D'ailleurs les coutumes arabes, toutes favorables au mari, le +dispensent sagement du fatigant ennui de faire la cour. Je dis +sagement, parce que, quand on offre son amour à une femme jeune et +belle, le jugement est aveuglé par la passion. En Orient, les choses +sont mieux arrangées, le procès est court; les parents, dont la raison +est formée et les passions flétries, se chargent de tous les +préliminaires nécessaires à la conclusion du mariage. L'époux et +l'épouse se voient et sont mariés dans la même heure; «car, disait le +vieux rais, et il était savant, les jeunes hommes et les jeunes +femmes ressemblent à du feu et à de la poudre; en conséquence, on doit +les séparer ou les unir.» + +En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur domestique et de +l'affection conjugale avec enthousiasme, et j'ai vu des maris écouter +ces paroles en faisant des grimaces de possédé; quelques-uns, c'est +vrai, ont la tête aussi dure que celle d'un bélier, et leur peau est à +l'épreuve des coups de leur femme et endure le joug avec magnanimité. +C'est dans l'Est que règne en triomphe l'amour conjugal; là, les gens +non mariés sont les seuls à peu près qui soient pauvres, abandonnés et +méprisés. + +Quoique jeune, Zéla était sensée; la mort de son père, sans être mise +en oubli, ne laissait plus dans son souvenir que la trace d'une +affliction calme, sereine, et dont la force avait été amortie par les +sentiments d'un amour protégé par les volontés paternelles. + +J'apprenais l'anglais à Zéla; elle me donnait quelques notions de la +langue arabe, et nous passions de longues heures à étudier ensemble. +Zéla était une bonne élève, et la seule punition que je me permettais +de lui infliger pour une faute de paresse ou de négligence était un +déluge de baisers sur son beau front. + +Ma femme m'accompagnait dans mes promenades, et, armée d'une légère +lance, elle nous suivait dans les bois et sur les montagnes. Son corps +de fée, souple et délicat, était doué, malgré cet extérieur de +faiblesse, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Si nous étions +arrêtés dans notre course par les eaux d'un torrent ou par la +profondeur d'un ravin, je portais Zéla dans mes bras. + +Notre bonheur ne pouvait plus s'accroître, car il était parfait, +absorbant, et nous ne pensions pas plus aux autres, quand nous étions +ensemble, qu'aux événements qui pouvaient se passer dans la lune ou +dans les étoiles. + +Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la petite part de pensées et +d'affection qui pouvait, sans lui nuire, être dérobée à notre profonde +tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient avec nos sentiments, et +regardaient avec admiration un amour si étrange et si en dehors de +toute comparaison. + + + + +LXIV + + +Nous jouissions depuis quelques mois du calme bonheur d'une vie +tranquille, quand des nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter +la résolution de se mettre en mer. L'esprit de notre commandant ne +pouvait se permettre aucun repos quand un but à atteindre fixait son +attention. Il était donc, dans chaque circonstance et dans les +diverses occupations de sa vie, entièrement absorbé par les causes ou +par les choses qui réclamaient son expérience et ses soins. + +En arrivant chez lui, de Ruyter s'était dépouillé de son costume de +marin pour revêtir celui de planteur, et, avec la blanche veste du +colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement seyait si bien à la +belle figure de de Ruyter, qu'un étranger aurait pu croire qu'il n'en +avait jamais porté aucun autre. Exclusivement occupé de jardinage, +d'agriculture, de tailles et de semences, de Ruyter n'allait jamais au +port; il détestait l'odeur du goudron, et nous disait avec le plus +grand sérieux: + +--La vue de la mer me donne mal au coeur, et je maudis sa brise, car +elle déracine mes cannes à sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette +haine du moment s'étendait si loin, qu'une défense expresse +interdisait dans la conversation toute phrase nautique et dans les +repas la présence des viandes salées. + +Un jour, occupé dans le jardin à transplanter des fleurs, je fus tout +surpris de m'entendre appeler par de Ruyter de la manière suivante: + +--Holà! mon garçon, venez à l'avant, nous avons besoin de vous. + +--À l'avant! m'écriai-je en rejetant aussitôt ma bêche, et je courus +vers la maison tout disposé à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté +dans mon projet par l'étonnement que me causa l'occupation de mon ami. + +Le parquet était couvert de cartes maritimes, d'instruments nautiques, +et, agenouillé devant ces cartes, de Ruyter mesurait la longueur des +distances à l'aide d'une échelle géographique et d'un compas. La +grande et maigre forme du rais arabe était penchée sur mon ami, et il +désignait avec sa main osseuse un groupe d'îles dans le canal de +Mozambique. + +De Ruyter était si attentivement occupé de son travail, qu'au premier +moment il ne s'aperçut pas de mon entrée; je me mis donc à examiner sa +mobile physionomie. Le nuage qui pendant les jours de calme couvrait +les yeux de de Ruyter s'était évaporé; ils brillaient d'un éclat +étrange et donnaient à sa physionomie un air visible de satisfaction. +De la figure de de Ruyter mon examen tomba sur celle du rais, mais les +traits en étaient aussi immobiles que la proue d'un vaisseau. Bruni +par le goudron et par les tempêtes, le visage du vieux marin +ressemblait à un antique cadran solaire dont la surface corrodée ne +marque plus les heures. + +--Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la tête, il faut que nous +nous mettions en mouvement. Donnez l'ordre de brider nos chevaux, nous +allons nous rendre au port. + +Quand j'eus rempli les désirs de de Ruyter, il changea de costume et +nous nous mîmes en route. + +Le cheval de de Ruyter n'allait pas assez vite au gré de l'impatience +de son fougueux cavalier. + +--Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant pied à terre, ils ne +sont bons que pour des moines. Traversons les collines à pied avec +notre boussole. + +Un domestique qui nous avait accompagnés prit les chevaux, et nous +nous élançâmes en avant avec une rapidité égale à l'essor d'une grue. + +Une barque nous porta sur le grab, et de Ruyter, en reprenant son +autorité, si bien mise en oubli depuis quelques mois, fit lever d'un +regard les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit d'un geste tout +l'équipage à ses ordres. Les nouveaux mâts, les barres et les voiles +étaient en partie terminés; le fond du vaisseau avait été caréné, sa +proue allongée, car le grab se dessinait en corvette. + +Quand de Ruyter m'eut fait connaître ses intentions, quand il eut +donné ses derniers ordres, il débarqua avec le rais pour recruter dans +Port-Louis les hommes de son équipage, acheter les provisions et +terminer toutes ses affaires. Aussitôt que la population flottante de +la ville eut appris que de Ruyter avait besoin de volontaires, des +aventuriers, des matelots de toutes les nations vinrent en foule lui +offrir leurs services. + +Le nom de de Ruyter était un aimant attractif pour tous ces hommes, et +celui qui avait le bonheur d'être engagé pour un voyage croyait sa +fortune faite; au lieu de fuir la rencontre de ses créanciers, il +flânait nonchalamment dans les rues, buvait et se querellait chez le +marchand de vin, promenant ensuite d'un air vainqueur la volage +maîtresse qui avait fui pendant les jours de tempête. + +De Ruyter était fort difficile dans le choix de ses hommes, surtout +lorsqu'il les prenait parmi les Européens; et, pour dire la vérité, il +ne s'adressait à eux que dans les cas d'extrême urgence, car +l'expérience lui avait appris combien il est difficile de gouverner de +pareils vagabonds. Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le +vieux rais de compléter le nombre voulu pour son équipage avec des +Arabes et différents natifs de l'Inde, tâche que l'encombrement des +gens oisifs et de bonne volonté rendait extrêmement facile. Pendant +ce recrutement, je travaillais ferme à bord du grab (je continuerai +toujours de désigner ainsi le vaisseau, car il subira plusieurs +transformations, et mes lecteurs pourraient se fatiguer d'un continuel +changement de nom). + +Après quelques jours de travail, au lieu de ressembler à une carène +flottante, le grab eut les allures d'un vaisseau de guerre; ses côtés +étaient peints en couleurs différentes, l'un entièrement noir, l'autre +traversé par une grande raie blanche. En me faisant comprendre qu'il +irait seul en mer, de Ruyter m'avait dit: + +--Je pars pour intercepter quelques vaisseaux anglais dans le canal de +Mozambique, et je ne serai absent que pendant un mois ou six semaines. +Employez ce temps à vos plaisirs, surveillez les plantations, et +faites achever les travaux que nous avons commencés. Vous semblez être +si parfaitement heureux ici, vous êtes devenu un si bon planteur, et +il y a tant de choses là-bas qui exigent la présence d'un maître, +qu'il vaut mieux, puisqu'un de nous doit rester, que ce soit vous, mon +cher Trelawnay. D'ailleurs, en admettant même que votre présence ne +soit pas indispensable au bon ordre de ma maison, une cause sérieuse +vous obligerait à y rester: il est impossible que nous abandonnions +Aston à lui-même. + +À mon retour, je vous communiquerai les projets que j'ai en vue, +projets qui sont fort importants; ainsi donc, attendez-moi patiemment; +sitôt rentré, nous arrangerons le grab, nous nous embarquerons tous et +nous conduirons Aston dans une colonie anglaise. + +Quand de Ruyter eut complété ses approvisionnements, nous fîmes un +festin sur le grab, et à la fin de cette apparente réjouissance, nous +nous séparâmes. + +De Ruyter leva l'ancre avec le vent de la terre, et le matin de son +départ, aux premiers rayons du jour, Aston et moi nous grimpâmes sur +une hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et les ailes +blanches effleuraient l'eau comme un albatros. + +Ma vie de planteur reprit son cours; c'était une vie calme et +heureuse, embellie surtout par mon amour pour Zéla, qui n'avait point +diminué. Tous les jours je découvrais en elle une qualité nouvelle, +une qualité digne d'admiration. + +Zéla était ma compagne inséparable, car je pouvais à peine supporter +qu'elle me quittât un instant, et mon amour était trop profond pour +craindre la satiété. Mon imagination n'errait loin de Zéla que pour la +comparer avantageusement à tout ce qui l'entourait. + +La jeune fille s'était si bien enlacée autour de mon coeur, qu'elle +était devenue une partie de moi-même; la vivacité de nos sentiments, +si libres de s'épancher dans la solitude, s'était journellement +accrue, et nous nous aimions d'une affection dans laquelle se +rencontraient tous les intérêts de notre vie. Je ne me rendais à +Port-Louis que dans le cas d'absolue nécessité, ou quand mon devoir et +le souvenir des recommandations de de Ruyter me forçaient à aller +rendre une visite au commandant de la ville. La femme de cet aimable +Français, qui était vraiment une bonne créature, conservait sa +prédilection pour moi; elle aurait bien voulu non-seulement me garder +dans sa maison, mais encore obtenir une visite de Zéla. + +--Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait un bijou de grand +prix si vous l'initiiez aux élégantes manières du monde. + +J'étais trop profondément dégoûté des femmes polies et maniérées pour +partager l'opinion de la femme du commandant. Même dans leur extrême +jeunesse, la beauté des femmes civilisées est sinon détruite, du moins +amoindrie par les mains officieuses des maîtres de danse, de musique, +qui leur apprennent une grâce affectée, sans charme, gauche, et +quelquefois même malséante. + +Quand on présente ces pauvres jeunes filles dans le monde, elles y +sont minutieusement examinées par ces êtres qu'on appelle gentlemen, +titre qu'ils ont gagné en buvant, en dansant ou jouant aux cartes. Si +la jeune fille est riche, un joueur sans argent l'épouse pour remettre +un peu d'ordre dans le dérangement de sa fortune; mais si elle est +pauvre, elle doit passer sa vie à attendre le hasard, qui, en la +sauvant des piéges tendus à sa vertu, doit lui donner une position +honorable. Je savais donc tout ce que Zéla avait à craindre du contact +des femmes et du regard des hommes, et je tenais à la laisser dans +toute la candeur de sa sauvage naïveté. + + + + +LXV + + +De Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé un +matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab était +amarré dans le port de Saint-Louis. + +Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je +sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore +obscur, et je grimpai sur le _Piton du Milieu_ avec l'agilité d'un +chevreuil. + +Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour +qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la +ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de +carènes et de mâts. + +Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus +bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient +au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du +havre, sur le point de hausser son drapeau. + +À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner +américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée--le vent +avait été frais pendant la nuit--qu'une mouette peut le faire. Le +schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner +en Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon +français et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela? + +Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que +de Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le +port. + +Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la +recherche d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience +ne me permit pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un +batelier. Je saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec +la légèreté d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa +mon oreille; je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans +une fiévreuse étreinte. + +La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop +essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance +comment il avait été blessé. + +De Ruyter sourit et me montra le schooner. + +--Que voulez-vous dire? m'écriai-je. + +--Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est +passé. + +Après avoir croisé, pendant quelque temps sur le côté au nord du canal +de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka +pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles +entourées d'un banc d'ambre. + +En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de +la nuit ne laissait rien distinguer, des lumières bleues et des +roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la +frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le +vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à +ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et +cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se +trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il +appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous +dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il +était en panne, et la cime de son mât était brisée. + +Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me +fit découvrir que c'était notre schooner de Boston,--qui l'avait vu +une fois ne pouvait l'oublier.--Doublement empressé de lui porter +secours, je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et +longue proue s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire +qu'à notre tour nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab +pliaient comme des bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si +élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait +trop de vent, mais parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus +montré mon drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le schooner, +et je fus surpris de le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile +et s'éloigner de nous. + +Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que +le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait +sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait nous tenir tête. +Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais essayer +d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât cria: «Une +autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je +réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du +schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis +à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se +débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès +de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de +canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé +à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon +anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite. + +Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de +loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les +rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en +emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la +grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous +laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de +grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne +peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle +ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de +misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à +faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt, +côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées de +canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui ôtâmes +toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et j'en +pris possession. + +--Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu +d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de +votre bras. + +--Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire +atteinte par une balle. + +--La blessure n'est pas sérieuse, j'espère? + +--Non, ce n'est rien. + +--Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer +dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux; +qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de +cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi +dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à +fait brisé? + +--Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout... + +--Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle +il allait donner des soins. + +Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en +s'écriant: + +--Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os +fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre +médecin que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore +la main entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez +raison, quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les +guéris. J'opère si doucement! + +Ici le docteur appliqua sur la blessure une compresse d'eau-forte. + +--Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre. + +Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van: + +--C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils +tombent dans l'insensibilité. + +Sans me répondre, Van regarda de Ruyter. + +--Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement +calme. + +--Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter. + +--J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre +attention aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la +sensibilité des chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le +muscle granule. Je vais dompter l'enflure, et votre main sera bientôt +guérie. + +Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des +nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla. + +Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de +serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades. + +À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage. + +--J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à +l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à +bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers +anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la +frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils avaient été séparés +pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le grab, et +je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris +le schooner en touage, et je commençai à le radouber avec les +matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa et nous +garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un groupe +d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de leur +prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près d'une +des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; alors +je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici. + +Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner. +Tâchons d'entrer dans le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous +restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous +allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place. +Il est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des +arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands +auxquels le schooner était consigné. + + + + +LXVI + + +Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se +l'étaient pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de +sorte que je n'ai droit qu'au salvage du vaisseau et de sa cargaison; +mais le salvage sera assez lourd. + +Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le +schooner d'un oeil de propriétaire; j'espérais en avoir le +commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le +plus au monde; je l'aurais préféré à un duché. + +Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après +l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé +avec un oeil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente +impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de +l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je +l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je +possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla. + +De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que +l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais +pas comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris +le schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement +était la seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable. + +J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me +rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands. +Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant +plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les +calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en +détruisant les édifices mal fondés; les calculs ressemblent au mors à +l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval impatient. +Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre. + +Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses +arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités, +signa des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner. + +Un mois après, j'étais enfin au comble de mes voeux. + +Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer. +Pendant que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait +seule, resta auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans +la ville quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le +vaisseau restait alors sous la surveillance d'Aston. + +Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses +instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la +main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait +laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston +étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon +équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon. +J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons +longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour +deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la résidence,--et +je n'avais nullement l'intention de l'employer,--était auprès de moi. +Ainsi, je n'avais plus rien à désirer, et ma joie était aussi vaste, +aussi illimitée que l'élément sur lequel je flottais; de plus, je +croyais qu'étant aussi profonde, elle serait aussi éternelle. Non +seulement je n'étais pas un arithméticien, mais encore je n'avais pas +le don de la prescience, pas même pour une heure. Cette maudite +prescience, qui change la joie en douleur en calculant l'avenir! Je ne +le fis jamais, et je repris la mer aussi libre d'esprit, aussi +intrépide que le lion quand il quitte les jungles pour aller chasser +dans les plaines. + +Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles +de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six; +de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous +trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay +pendant la mousson du sud-ouest. + +Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab +et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les +vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes +convaincus que le schooner était son égal. + +Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque. +Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le +contraignis de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île +de Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit +qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les +dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de +Diego-Garcia. + +--Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques +marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que +j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris par un vaisseau de guerre +anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves et ma +cargaison sont tombés entre les mains des Anglais. + +Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit: + +--Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves +et la cargaison? + +--Je le crois. + +Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de +Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert, +rendre efficace à la réalisation de nos désirs. + +Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas +très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi +nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient +séparés, ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous +dirigeâmes notre course, avec le vent en notre faveur, vers +Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d'un croissant, et elle +contient dans son enceinte une toute petite île, derrière laquelle il +y a un port vaste et en dehors de tout danger. + +En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était +amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de +naviguer de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate. +Cette dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le +lendemain nous la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau +qui fait le trafic des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme +s'il était dans l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau. + +La frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la voile +comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins +anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la +poursuite du grab. + +Mais cette manoeuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter +de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de +l'île contre le vent. + +J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il +m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien +mes mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle +saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île, +j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné +d'une forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait +été si lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des +marins appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder +les esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à +ne rien faire. + +Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson +salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures. + +Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que +je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que +j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous +enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que +je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que +le schooner était de ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; loin de +là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans aucune +défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de l'abandon +momentané de la frégate qui chassait le français; ils étaient, +disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la France. Nous +étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me voyant +quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, en +récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données. + + + + +LXVII + + +Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner +se hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de +Ruyter. Je n'avais pas douté le moins du monde du succès de son +stratagème pour attirer l'attention de la frégate, afin de me donner +le temps de me sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la +frégate pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité +de la nuit favorisait cette double manoeuvre. + +Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie, +qui étaient très-favorables à notre course, nous conduisirent dans le +canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt. + +Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout +danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents. + +Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de +nous. Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des +esclaves, et je descendis à terre. + +Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six. +Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de +pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des +légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin +de gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à +se faire sentir. + +Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux +porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui +appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque +aussi grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité +considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre +Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie +anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme +une prise légitime. + +Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et +jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous +avions besoin d'eau. + +Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient. + +Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui +devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre +hollandais me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une +voix de basse, mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa +cabine. À cette prière était jointe celle de ne point la priver de son +eau. + +--Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me +rafraîchir. + +--Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des +tonneaux. + +--Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse +Hollandaise; garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez +pas de celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de +Constantia, du Cap lui-même. + +--Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau. + +L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le +supplia de tenter cet effort sur un autre. + +--Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce +baril est imbuvable. + +--Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en +perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur +mon vaisseau. + +Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon +action, je saisis un levier de fer et j'arrachai le bondon, car je +crus que le tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon +enlevé, je mis un seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait +le tonneau de côté. + +L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de +la vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce +cri de rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant +tomber dans le seau un magnifique collier de perles. La figure livide +de la vieille femme devint plus rouge qu'une cornaline. + +--Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse. + +La vieille s'élança sur moi. + +--Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains; +mettez-les toutes dans le seau. + +Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et +de cornalines. + +Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse +Hollandaise, qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les +avait cachés si adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations +m'adresser à moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir +boire un verre d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de +perles. + +Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous +ne trouvâmes plus rien. + +À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague, +qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son +doigt court et épais. + +--Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci est un +contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous êtes ma +femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je consommerai +le rite, mais jusque-là soignez votre douaire. + +Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions +que peu d'arrimage à bord du schooner. + +Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote +et moi. + +--C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la +description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous +cherche, soyez-en sûr. + +Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec +gaieté: + +--Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son +anneau de mariage pour une bouteille de skédam. + +Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et +de Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit +le signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant +qu'il allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces +vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant +que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la +voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force +ou de leur adresse. + +Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils +se séparèrent comme une bande de canards sauvages, allant çà et là, +vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je les +poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. Quelques-uns +réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du plus grand +nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés de paddy, +de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant nous +trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, et, +avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de +roupies. + +De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il +continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer +très-vite. + +J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis +pour rejoindre le grab. + +Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe +de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau. + +Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin +semblait vouloir se diriger. + +Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des +rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit +en panne et commença un engagement avec de Ruyter. + +Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers +sous le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin. + +À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son +ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité. + +Avant qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le brigantin +s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de s'y +briser. + +Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous +fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous +essayâmes de le touer hors des rochers. + +C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres, +avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas +battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était +fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage +du brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort +par accident. + +Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche +dans un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était +bouché) quand il fut foudroyé par l'explosion. + +Le rais me dit d'un air froid et grave: + +--Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de +prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses +mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai +de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme +avait disparu. + +--C'était don Murphy. Pauvre garçon! + +--Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres +de ses chefs. + +Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie +des armes et des provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que +le butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord. + +Après avoir réparé les avaries du brigantin,--car nous l'avions retiré +des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement +meurtri,--nous l'envoyâmes à l'île de France. + +Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui +avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur +donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de +huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter. + + + + +LXVIII + + +De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde, +pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin +d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous +séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une +île qui avoisine celle de Bornéo. + +De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions, +en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston +une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix, +pour lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois +manifesté une grande admiration. + +Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu +probable qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût +été difficile de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le +coeur, car ils cachaient leur mutuelle émotion sous le masque +transparent d'une indifférence et d'un calme affectés. Après cet +adieu, de Ruyter me renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me +pressa affectueusement les mains et remonta sur le grab. + +Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des +directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la +baie, je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre +deux îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans +avoir de trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une +vitesse remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la +plus sûre pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à +l'entrée de la baie, et qui appartenait aux Anglais. + +En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne +devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais. +De plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île +qu'il nous plairait de choisir. + +Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise +des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince +de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la +côte malaise, qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal qui +offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner +Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient +cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois +jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un +pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe. + +Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un +Américain que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je +pouvais en toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma +fortune. Cet Américain était non-seulement un parfait marin, mais +encore un homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé à +New-York, il avait, depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et +s'y était formé une santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste +qu'un cheval de Suffolk. + +Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du +gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les +qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui +appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et +froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté +qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du +capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui +avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit +de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard +d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un +officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des +réelles qualités de cet homme, qui était froissé de la déférence +qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié. + +Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il +résolut de se vouer à jamais au service de mon bord. + +--D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais +sur un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le +roi dans les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en +ai retiré se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des +blessures et rien de plus. + +Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous +dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous +arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé +avec quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de +pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se +trouve au sud de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles. +Comme nous avions à faire une course de près de deux milles, nous +prîmes le temps d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres +venant de cette côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre +proa était trop grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à +débarquer, et je dis à mes hommes de conduire le proa dans le havre. + +Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux +premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville. + +Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois +et le chemin que nous suivions tout parfumé de l'odorante émanation +des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage de la +mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et +sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de +navets un champ de paysan en Angleterre. + +Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une +fabuleuse consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant +de beaux pour en trouver de magnifiques. + +Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire, +notre arrivée n'attira aucun regard. + +Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se +rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que +nous avions jugé utile de faire connaître. + +Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort +aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui +jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais +dans le port. + +La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce +fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à +l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages. + +Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa, +nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En +conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en +commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre +tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant +de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine. + +--De graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher Trelawnay, me +dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre vie aux +ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec le +vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos +compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre +eux. + +--Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai +l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais, +avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à +vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc +que je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston, +j'avais le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait +tout à fait autre chose. + +--Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme, +vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de +trente ans. + +--Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué, +presque décrépit. + + + + +LXIX + + +Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation +rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous +promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa +était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à +une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement +construit. + +La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel, +où nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis +sinon ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre +ami de venir respirer l'air en parcourant la ville. + +Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi +des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes, +Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste +terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de +boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des +bambous et des paillassons. + +Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers +une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch. +Aston aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout +homme marié doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus, +l'odeur de l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez +grand attrait pour me retenir. + +J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de +boutiques nommée _le bazar des Bijoutiers_. + +Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de +diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir +jeté un coup d'oeil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai de +celle qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire était un +Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux pieds, le +marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le loisir +d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux pour ses +oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces anneaux +étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau de +collégien. + +En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air +pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux +fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa +voir son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux; +l'autre, aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un +morceau de chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de +l'oreille pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui +ressemblait à un candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour +admirer l'effet de cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu +la tête sur son épaule, et d'attirer sous son regard le bout de +l'oreille si bien parée. + +À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais +encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur +bistrée. + +Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria: + +--Quel ange! + +Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la +barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du +regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé. + +--Je désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix gutturale. + +--En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre +métal ne doit être touché par vos belles mains. + +Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un +souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux +de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me +fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes +dans les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les +compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit, +calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni +calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me +soutint que je n'en payais qu'une. + +--J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur. + +--Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant +ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban, +et me l'arracha de la tête. + +Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il +tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses. + +Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette +rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un +couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me +poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle +ne servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes veines +comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et après +l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux. + +Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui +en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et +cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une +traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du +bazar. + +Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier +m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui +m'entouraient: + +--Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous +frappe, tuez-le! + +La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude +d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant +que l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras. + +La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont +j'étais si heureusement doué. + +Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes +quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai +mes furieux assaillants. + +Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que +leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil +aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'oeil sur le champ de +bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la +porte de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais +mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par +cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le +point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation. + +Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre +lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut. + +La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre +avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout +à l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées, +la foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un +refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la +pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces +d'or, mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de +la porte. + +Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si +rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent. + +Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai +d'un coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de +l'homme, qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les +deux bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit +s'effondra entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité +d'un passage qui s'étendait derrière le bazar. + +Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses menaces du +marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en +écoutai un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les +dédales de l'étroit passage. + +La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était +fort dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace +irritée, mais encore de laisser connaître mon nom et ma profession: +l'un et l'autre eussent été un arrêt de mort. + +Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix +promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré. +Malheureusement pour moi, mon coeur trouva un obstacle dans la +rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais +eu plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un +dernier adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait +motivé mon abandon. + +Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage +irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai +du bazar. + +En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus +étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en +conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide, +après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques +changements. + +Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées, +je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être +aperçu; mais notre commune chambre était vide: Aston était encore +absent. + +La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou qu'un +accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin dans la +ville avec moi, me décida à aller à sa recherche. + +J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon +blanc d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique +qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance +de ma personne. + +Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant +qu'il m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant +sourire fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt +éclater. + +Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la +figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le +premier objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait +encore la porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle +n'était plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire +n'était point formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine +de sepays et des officiers de police. Aston et un officier écoutaient +en silence la narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le +bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce +groupe s'étaient joints la famille et les amis du marchand, et ils +mêlaient aux plaintes du Parsée un lamentable concert d'injures et de +malédictions. + +Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait +sa boutique quelques heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit +effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours; +puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en +lambeaux, il jura de se venger. + +Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le +Parsée repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le +consoler, et disparut. + + + + +LXX + + +Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour +fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me +rejoindre. + +--Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me +dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que +la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne +vous eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale. + +--Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de +curieuse indifférence. + +--La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur le +lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le +marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les +vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils +n'eussent pas laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je ne +lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais j'ai +fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement je +me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés +vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays. + +--Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute. + +--Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par +un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais, +ce qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées +cet homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et, +tandis que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de +prix,--cette femme était sans nul doute la complice du voleur,--un +Arabe entre dans la boutique, saisit tous les objets qui tombent sous +ses mains, poignarde un homme, frappe le bijoutier, et disparaît +chargé du butin, après avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli +la boutique. + +--Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston. + +--Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a +arrêté quelques pillards. + +--Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que +vous, et je vais vous raconter toute l'affaire. + +Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui +qu'on désignait sous le nom de voleur. + +--Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable étourderie; elle +peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous +reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa +religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé. + +--S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je +partirai cette nuit avec le vent de terre. + +Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si +détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me +contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du +lendemain. + +Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les +angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me +faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une +ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort +d'un homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et +peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont +ceux qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent +pas que l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans +cette ville, si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement +naturel. J'avais donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le +crime, car le frère du Parsée n'était pas mort. + +Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me +promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer +avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques +nouvelles, je visitai les boutiques, j'achetai les choses dont +j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions +très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de +prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques +renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de +l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les +ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir. + +Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus +m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la +tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par +un homme de haute taille. + +En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même +qui avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques +observations sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que +le bijoutier auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs +boîtes pleines de bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises +à l'hôtel quand il s'y trouvait des étrangers. + +Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente. +Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du +bijoutier me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le +hasard d'une découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que +j'avais pillés pouvaient entrer dans le port, et malgré les +changements que j'avais opérés dans mon costume, il était facile de me +reconnaître. + +À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop +longtemps le schooner à mon contre-maître, et celle, plus grande +encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui, +j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps +que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence. + +Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me +décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert, +variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes. + +Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du coeur que me causa ma +séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir +est encore plein de regret. + +Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles +d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et +je cachai le tout dans une manche de sa jaquette. + +Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes +bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans +aucun aide. + +Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de +peignes, de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile, +embarrassante, et qui laisse croire qu'un homme est incapable de +dormir loin de sa maison sans être entouré par la moitié d'une +boutique de mercier. + +Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien, +n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au +frottement des brosses. + +Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire +richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait +sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui +accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons +sauvages de ce rampant parasite. + +Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me +rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes +consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit +remplir mes poches ou mon estomac. + + + + +LXXI + + +Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les +domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par +mes bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut +facile d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port +sans attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs +nocturnes, je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui, +par des voies plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me +conduire au havre. + +Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante, +j'atteignis un grand emplacement désert, dans lequel se trouvait un +chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier, +dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré. + +Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la +terre parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques. +Clair et sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de +ténèbres, lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité +lumineuse, ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque +d'argent. Le seul bruit qui, de minute en minute, vînt attirer +l'anxieuse attention de mon oreille, étaient les voix confuses et +indistinctes de quelques hommes occupés sur le bord du rivage et le: +_Tout va bien_ des sentinelles sepays. + +En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout +mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité +quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et +à ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes. + +Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles. +J'étais sauvé! + +Le coeur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les +angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes +entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je +n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de +bambous, et me dit: + +--Qui va là? Arrêtez! + +Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une garde +pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer de +mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son +ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette +langue: + +--Un ami! + +Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que, +pour gagner mon proa, il me fallait un ordre. + +--Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un. + +Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un +air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant: + +--Voici mon billet de passe, monsieur. + +--Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà +tout. + +Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat +posait son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge, +je l'empêchai de donner l'alarme. + +L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher +son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que +n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se +cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette +bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes +jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette +dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné +pour n'avoir aucune poursuite à craindre, je repris, pour revenir à +mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant de +l'arsenal je gagnai les abords de la mer. + +Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus +m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard +l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course. +Tout à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les +bases; cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi. +Fort peu effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure +de ce sombre et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine +lame de mon poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai +l'inconnu. La capricieuse variation de la lumière que répandait la +lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je +ne découvris rien. + +--Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche... Si +c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un +tort. + +Et je repris ma course. + +Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je +marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu +plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un +demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était +amarré. + +Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de +ce promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait +mon bateau. + +Pendant ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos contre +un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui permettait à +mon ombre de tracer sur le sable une silhouette gigantesque, je vis à +côté d'elle un long bras armé d'une plus longue lance, dont le +mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je me retournai +avec vivacité, et en levant ma main gauche je m'enveloppai le bras +dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le coup; car un homme, +armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce mouvement de défensive +n'intimida point mon agresseur, et son arme perça de part en part, +mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon manteau. Je poussai un +cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un +pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai hardiment la figure de ce +nocturne assassin. La babiole de Birmingham n'était qu'un objet de +luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi l'inutile jouet, et +je saisis mon poignard, dont, grâce au bon rais, je savais +parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus élevé +que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette position ne lui +permettait pas de renouveler facilement son attaque. + +Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement +déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était +empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver. + +Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait +parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain contre lesquelles +je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien en lui +criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on ne doit +pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se précipita, pour +se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture d'un mur; de ce mur +se détachèrent quelques pierres, et je lançai au fuyard les plus +grosses dont je pus m'emparer. + +Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me +montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par +une haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour +parler à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire +flotter un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se +trouvait devant le chantier. + +--Mon homme est pris, me dis-je. + +Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant +et se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau. + +Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore +trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je +ne pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une +indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur +lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et +me dit: + +--Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher! + +--Comment? m'écriai-je. + +Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le +mystère de la bravade du drôle. + +Un tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était de +mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme +voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les +plus grandes précautions. + +Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et +tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un +gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore +d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce +que je disais: + +--Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué? + +La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit: + +--Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme +que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé! + +--Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé. + +--Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à +votre coeur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera. + +--Vraiment! + +Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et +je bondis vers le tronc de l'arbre. + +Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en +augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit +pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à +son mouvement. + +Irrité jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce rapidité +que met un éclair à courir le long d'une barre de fer. + +La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans +avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes +ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et +arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se +retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit +mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans +la main, et il tomba lourdement dans le gouffre. + +J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui, +mes bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le +poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur, +je réussis à gagner la terre. + + + + +LXXII + + +Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que +j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si +dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à +traverser que le pont que Mahomet nommait _Al Sirut_, lequel était +plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une épée, et +avait en outre l'enfer au-dessous de lui. + +Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes +vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent +de ma poitrine,--car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru +prudent de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le +malheureux bijoutier. + +Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de +l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive +douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre +douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une +invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de +la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur. + +Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt +interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que +faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la +mort. + +Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare +d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par +les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un +homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le +désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau. +Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre +augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation. +La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un lit dans le +gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus dans la +gluante composition de cette bourbe immonde. + +Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que +livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre +chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle +sinistre d'une suprême agonie. + +Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu +impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans +frissonner de la tête aux pieds. + +Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon +ennemi. + +Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi +des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un +emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait +dégagée d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes +espérances. + +Le coeur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les +plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je +voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse +corporelle, ou plutôt une fascination sauvage, me retint +involontairement auprès du moribond. La pensée d'aller chercher du +secours dans le port, celle de donner l'alarme, me vinrent à l'esprit; +car, entièrement occupé du pauvre marchand, je ne songeais pas au +danger dans lequel mon dévouement pouvait m'entraîner. + +Ce dévouement eût été inutile. + +Les efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint plus +indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de boue +sur lequel il était couché. + +Tout était fini... Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la +fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui +oppressa mon coeur quand la surface agitée du canal fut devenue +entièrement calme. + +Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je +fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques +pas de moi: _Tout va bien._ + +La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces +paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses +sensations qui m'oppressaient le coeur, qu'elles me parurent presque +injurieuses. + +Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je +dus songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif +chagrin que mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville +d'où je fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont +j'avais si peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti +l'existence et la fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné +là, si le frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête +les malédictions les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du +mal, pourquoi as-tu guidé ma main pour me laisser le remords, le +regret et la honte! + +Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire me firent +comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre +personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces +soupçons. Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au +moment de notre fatale rencontre. + +Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en +me désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce, +il eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son +caractère vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se +venger directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre +une éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de +justice une accusation contre moi! + +Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa, +quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre +le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état, +de gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau. + +Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes +forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets +que l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer. + + + + +LXXIII + + +Je gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes de +lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du +bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les canots +des pêcheurs qui sortaient du port. + +Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la +voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar. + +Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en +me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent +à aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où +il n'y avait pas le moindre vestige d'habitants. + +Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes +s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de +poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos +comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était +glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque. +Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua +à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer +entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer sans +effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a +marqué tous les incidents. + +À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit +groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête +appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni +le vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me +réveiller. + +J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient +tellement glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me +croire paralysé. + +Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café +brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes +dissipèrent entièrement mon malaise. + +Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à +faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps +s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous +arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner. + +Le vaisseau était si bien placé pour échapper aux regards, que je ne +l'aperçus qu'après avoir doublé un bras de mer. Un homme de +l'équipage, placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre +approche, et en voguant avec rapidité j'atteignis promptement le +vaisseau, sur le pont duquel Zéla était en observation, un télescope à +la main. + +Franchissant d'un bond le plat-bord du schooner, je tombai presque +agenouillé auprès de ma chère Zéla, et mes mains frémissantes +voulurent se croiser, comme autrefois, autour de sa taille d'abeille, +mais la belle enfant n'avait déjà plus la frêle ceinture d'une jeune +fille. Je pris donc dans mes bras mon précieux trésor, et je +l'emportai dans ma cabine. + +Le contre-maître, qui attendait des questions ou des ordres, m'avait +silencieusement suivi. + +--Avez-vous vu des étrangers dans la largue, Strang? lui demandai-je. + +--Les bateaux du pays, et rien de plus, capitaine. + +--Bien! Faites lever l'ancre, nous allons diriger notre course vers +l'est. + +Le contre-maître remonta sur le pont, et, à la prière de Zéla, je +consentis à accorder un peu d'attention aux blessures que j'avais +reçues. + +Les grands et nombreux plis de mon abbah, fait en drap de poil de +chameau, et les châles qui entouraient mes reins m'avaient préservé de +l'atteinte du poignard; mais mes yeux étaient noircis par le coup que +j'avais reçu sur le front, et mon poignet gauche me faisait +cruellement souffrir. + +La vieille Kamalia me mit une compresse sur la tête, enveloppa +soigneusement mon poignet, et ma jeune et belle Arabe parfuma mes +tempes et frotta mes membres roidis avec de l'huile et du camphre. + +Les remèdes employés pour soulager mes douleurs, remèdes qui les +guérirent et d'une manière presque radicale, furent l'huile chaude, le +magnétisme d'une main charmante, un poulet rôti, du vin de Bordeaux, +du café, une pipe et deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le +mieux opéré, je l'ignore; je sais seulement qu'ils me rendirent la +santé. Mon bras seul résista au charme de ces applications externes et +internes, car je fus obligé de le garder pendant longtemps enveloppé +dans une écharpe; je crois même qu'il n'a jamais reconquis sa force +première. + +En me quittant, de Ruyter m'avait dit: + +--Quand j'aurai franchi les détroits de la Sonde, je m'arrêterai à +Java, dirigez-vous vers Bornéo. + +Je traversai les détroits de Drion, et je ne ralentis plus la rapidité +de ma course pour aborder les vaisseaux du pays dont je faisais +journellement la rencontre. + +Un matin cependant j'abordai un vaisseau d'un aspect étrange. +Singulièrement construit, encore plus singulièrement équipé, ce +vaisseau, qui, selon les apparences, était de cent tonneaux, avait +deux mâts. Ses cordages étaient faits avec une herbe d'une couleur +sombre, et ses voiles, en coton blanc mélangé de violet, ne me +révélaient, ni par leur nuance ni par leur forme, à quelle nation il +appartenait. Très-élevé hors de l'eau, le corps du navire avait une +teinte d'un gris blanchâtre aussi terne que triste; en outre, il était +si mal gouverné, qu'il allait d'un côté et de l'autre avec la plus +surprenante irrégularité. + +J'envoyai un coup de mousquet à l'inconnu, dans l'intention de le +forcer à s'arrêter, car nous pouvions à peine nous tenir éloignés de +lui. + +À cet ordre, il mit en panne, mais en s'y prenant d'une façon si +inhabile et si gauche, qu'il fut presque démâté. + +Alors apparut à mes yeux un fantastique équipage, entièrement composé +de sauvages nus et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, groupés sur +le pont, nous regardaient d'un air stupide; les autres, suspendus aux +agrès, semblaient attendre notre approche avec la stupeur et l'effroi. + +Quand j'eus hissé un drapeau anglais, ils répondirent à cette +politesse par l'exhibition d'un morceau de drap peint et en lambeaux. +Il était impossible de deviner d'où venait ce vaisseau, à quelle +nation il appartenait, où il allait; tout cela était un mystère. En +outre de cet extérieur fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé, +il avait à sa carcasse tant d'ouvertures qu'on pouvait voir du dehors +tout ce qui se passait à l'intérieur. + +Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre accoutrement des gens +qui encombraient le pont en désordre, donnaient à ce vaisseau l'air +d'avoir été construit avant le déluge, et je trouvais un véritable +miracle dans son apparition sur l'eau; comment avait-il la force de +s'y maintenir? + +Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de mettre à l'eau, afin de +passer à notre bord, un vieux débris de canot; mais n'ayant ni la +patience, ni le temps d'attendre la fin de la difficile opération, et, +de plus, désirant examiner l'étranger, plutôt par curiosité que dans +un espoir de conquête, je fis descendre un bateau de notre poupe, et +je me dirigeai vers lui. + +Vu de près, le triste bâtiment était encore d'un aspect plus +sauvagement bizarre, et lorsque j'eus grimpé sur ses côtés saillants, +il m'apparut dans toute sa fabuleuse étrangeté. + +Le pont supérieur était couvert d'un paillasson, et ses sauvages +habitants, coiffés avec des feuilles de palmier, n'avaient point +d'autres vêtements. À mon approche, un homme mince, osseux et d'une +haute taille, vint au-devant de moi. + +Cet homme se distinguait de son farouche entourage par la blancheur de +sa peau et par la différence de son accoutrement. Avant de lui +adresser la parole j'examinai un instant sa figure. Je vis que des +traits saillants et réguliers, des cheveux blonds, un visage ovale +avaient fait de cet homme un être d'une beauté réelle, beauté qu'il +eût conservée si un tatouage extraordinaire et grotesque n'avait point +effacé la délicatesse du teint et grossi le modelé des formes. Ce +hideux tatouage couvrait la figure, les bras, la poitrine, et l'image +peinte d'un affreux serpent était enlacée autour de la gorge, de +manière à faire croire que, non content d'étrangler sa victime, le +reptile voulait encore se précipiter dans sa bouche, car une tête +armée d'une langue rouge et pointue était dessinée sur la lèvre +inférieure. L'oeil vert et la langue effilée du serpent étaient si +bien rendus, qu'en voyant l'homme agiter sa mâchoire il semblait que +l'affreuse bête se mît en mouvement. + +Ce tatouage d'une sauvagerie inouïe faisait ressortir le front calme +et les yeux pensifs de l'étranger. Mon rapide examen avait embrassé +tous les détails dans l'ensemble, et il était achevé quand le +capitaine me demanda d'une voix douce et d'un ton aussi affable que +poli: + +--Vous êtes Anglais, monsieur? + +--Oui, monsieur. Et vous? + +--Moi, je suis de l'île de Zaoo. + +--De l'île de Zaoo? Où est-elle située? Je n'en ai jamais entendu +parler. + +--Dans la direction de l'archipel de Sooloo. + +--Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne connais ni l'île dont +vous me parlez, ni l'archipel où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces +îles? + +--Oui, monsieur. + +--Natif? + +--Non, monsieur. + +--Et de quel pays êtes-vous? + +Le capitaine hésita un instant à me répondre, puis il me dit: + +--Je suis Anglais, monsieur. + +--Vraiment! et comment diable se fait-il que vous vous trouviez sur un +pareil vaisseau, et arrangé d'une aussi inconcevable façon? + +--Si vous voulez descendre dans ma cabine, monsieur, je vous le dirai, +mais j'ai peur de n'avoir pas de rafraîchissement à vous offrir. + +En approchant des écoutilles, j'entendis les cris d'une femme. + +Le capitaine s'arrêta. + +--J'avais oublié, me dit-il, que nous ne pouvons pas descendre là. + +--Quelqu'un est malade! + +--Oui, monsieur, une de mes femmes est en couches, et, je crois, avant +terme, car les douleurs de l'enfantement ont été occasionnées par le +mal de mer; la pauvre créature souffre beaucoup. + +--La nourrice de ma femme, dis-je à l'étranger, connaît un peu la +science médicale, je vais l'envoyer chercher. + +Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe fut bientôt installée +auprès de la malade. Pour ne pas gêner les femmes, nous nous +installâmes sur le pont auprès de la poupe, et l'étranger me dit: + +--Il y a si longtemps que je n'ai parlé l'idiome de ma jeunesse, et +tant d'années se sont écoulées depuis l'époque où les événements que +je vais vous raconter ont eu lieu, que j'ai grand'peur, monsieur, de +ne pouvoir me faire comprendre. + +--Le temps est calme, capitaine, vous n'avez pas besoin de vous +presser; faites-moi donc tranquillement le récit de vos malheurs, et +comme vous ne semblez pas très-bien fourni en provisions de bouche, +permettez-moi d'envoyer chercher des choses qui rafraîchiront votre +mémoire en dégageant votre esprit. + +À ma demande, le schooner nous envoya du boeuf, du jambon, du vin de +Bordeaux et de l'eau-de-vie. + +Les Anglais se détestent jusqu'à ce qu'ils aient mangé ensemble. + +En mangeant, nous nous traitâmes de compatriotes, et au choc des +verres, nos coeurs s'ouvrirent avec l'abandon d'une vieille +camaraderie. + +Le seul témoignage de civilisation que donnât encore cet Européen +transformé en sauvage était un goût prononcé pour le tabac, et, en +véritable gentleman, il fumait du matin au soir. + +Quand le capitaine eut dégusté un dernier verre d'eau-de-vie, quand +l'odorante fumée du tabac eut tracé autour de nous un vaporeux nuage, +il commença le récit de son histoire. Mais ce récit fut fait dans un +idiome si bizarre, il le suspendit tant de fois pour l'entremêler +d'étonnantes réflexions, qu'afin d'éviter à mes lecteurs la peine que +j'ai eue à deviner le sens des mots, le fond de l'idée, l'ensemble du +tout, je vais prendre la liberté de corriger la phraséologie de ce +capricieux narrateur. + + + + +LXXIV + + +«J'ai quitté l'Angleterre, il y a sept ou huit ans, avec un vaisseau +de la compagnie des Indes orientales, protégé par un convoi, et qui se +rendait à Canton. Le premier officier du bord, qui avait opéré avec +mon père des transactions mercantiles, et qui lui devait pour une +livraison de marchandises considérablement d'argent, eut l'esprit de +persuader à mon père de lui fournir encore une grande quantité +d'objets. Comme mon père ne s'était point rendu aux désirs de +l'officier sans une vive et longue discussion, il fut convenu en +dernier ressort, et pour contenter les deux parties, que +j'accompagnerais l'officier à bord en qualité de midshipman. + +À l'époque où ce marché eut lieu, j'étais employé comme premier commis +dans la maison de mon père, et les traités de l'affaire me parurent si +avantageux pour ma famille et pour moi, que j'y donnai de grand coeur +mon adhésion. Voici quelles étaient les clauses de ce marché: je +devais faire le voyage en passager, et recevoir pour le compte de mon +père la moitié du bénéfice des ventes qui seraient opérées par +l'officier. Si la carrière maritime me convenait, je devais la suivre; +sinon, au retour du vaisseau, je m'installais de nouveau dans la +maison de mon père. + +Je n'ai pas besoin de vous exprimer, monsieur, avec quel plaisir +(j'avais quinze ans) je quittai le comptoir paternel, les livres de +facture, les livres de compte, pour aller voir un pays dont j'avais +entendu faire de merveilleuses descriptions. Au curieux désir qui +accompagne tous les voyageurs se joignait l'orgueilleuse joie de +prendre place parmi les aspirants de marine, qui étaient si fiers et +qui semblaient si heureux lorsqu'ils étaient sur terre. Je ne savais +pas à cette époque que la cause de leur joie était leur délivrance +momentanée d'un assujettissement tyrannique. Je l'ignorais, mais j'en +eusse été instruit que ma satisfaction serait restée la même, tant il +me semblait que, sous la protection d'un premier officier, mon +initiation au service devait être aussi facile qu'agréable. + +Mes illusions se dissipèrent vite, et dès que nous eûmes quitté les +downs ma situation devint insupportable. Outre les fonctions serviles +et abjectes que mes camarades et moi nous étions obligés de remplir, +le premier contre-maître, mon patron, ajouta à ces ennuis le tourment +de sa haine. Un jour, étant de faction avec lui, il m'injuria, et, non +content d'une méchanceté de paroles que je n'avais point provoquée, il +m'accabla de coups. Trop faible et trop timide pour me défendre, je +fus dès lors en butte à ses moqueries et à ses mauvais traitements. +Une autre fois, et toujours sans cause, l'officier me dit: + +--Votre usurier de père vous a fourré auprès de moi pour lui servir +d'espion, pour me voler mes profits. Ce vieux juif ne s'est pas +contenté de ma parole, il lui a fallu un écrit; mais je veux bien être +damné si je ne fais pas de vous un domestique, un esclave. + +Ma vie devint de jour en jour plus triste et plus misérable. + +Notre capitaine vivait à bord comme une espèce de demi-dieu, et je +suis bien certain qu'il se croyait supérieur à l'humanité entière. Il +ne fréquentait que deux ou trois des passagers qui appartenaient à la +noblesse, et tous ses ordres étaient transmis à l'équipage par le +premier officier. + +Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère, et le vent soufflait +avec violence, un homme placé en vigie cria: + +--Une voile étrangère à notre gauche! + +--Très-bien, répondis-je, je vais avertir. + +Mais avant de remplir ma mission, je jetai un coup d'oeil sur la mer, +où je ne vis qu'un énorme nuage noir. Je trouvai l'officier de +faction endormi sur la glissoire d'une caronade. La vue de ce sommeil +si calme au moment de la tempête fit naître en moi le premier +sentiment de haine et de vengeance qui eût jamais entr'ouvert les +replis de mon coeur.» + +--Bien! m'écriai-je en interrompant le capitaine, vous avez poignardé +le coquin et jeté sa carcasse dans la mer? + +«--Non, monsieur, non. J'étais jeune, et ma rancune n'avait encore que +la malice de l'enfance. Si je rencontrais aujourd'hui cet homme sans +âme, j'agirais peut-être avec plus de vaillance que je ne l'ai fait à +cette époque. Je ne troublai point le sommeil de mon ennemi; je +descendis doucement auprès du capitaine, que je réveillai en lui +disant: + +--Il y a un grand vaisseau de notre côté, sous le vent. + +--Où est l'officier de quart? me demanda le capitaine en sautant hors +de son lit. + +--Je l'ai inutilement cherché, monsieur. + +--Il n'est pas à son poste! s'écria le capitaine en se précipitant sur +le pont. + +L'officier dormait toujours; le capitaine courut jusqu'à lui et +l'appela par son nom. + +En entendant la voix bien connue de son sévère commandant, l'officier +épouvanté se dressa sur ses pieds et balbutia quelques excuses. + +Mais, sans lui répondre, le capitaine s'éloigna de l'échelle, car on +ne pouvait perdre le temps en paroles; un ouragan terrible se +préparait, la mer était violente, et la masse noire et remuante que +j'avais prise pour un nuage apparaissait sous la forme effrayante d'un +énorme vaisseau démâté, lancé vers nous avec une vélocité +extraordinaire. + +--Abaissez le gouvernail, mettez tous les hommes à l'ouvrage! cria le +capitaine d'une voix forte. + +Tout s'agita. + +Une voix humaine, qui essayait de se faire entendre au milieu de la +rumeur des éléments bouleversés, nous héla, et cette voix semblait +descendre des hauteurs d'une tour, car l'énorme vaisseau, poussé par +le vent et emporté par les vagues gigantesques qui l'élevaient +au-dessus de nous, paraissait avoir des proportions énormes. + +Les lumières bleues qui brûlaient sur son gaillard d'avant se +réfléchissaient dans notre voile de perroquet, bien carguée. Il +paraissait inévitable qu'au moment où l'étranger allait être replongé +dans l'auge profonde où nous étions placés, sa descente nous +écraserait ou nous couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre +les mâts avec un bruit pareil au roulement du tonnerre, et l'équipage, +en chemise, à moitié endormi, se précipitait pêle-mêle hors des +écoutilles et jetait des cris horribles en voyant le vaisseau +s'avancer vers nous. + +Paralysés par l'épouvante, nous restions inactifs, le regard et +l'esprit suspendus aux mouvements du vaisseau que la mer et le vent +faisaient tournoyer sur lui-même. Cette scène effrayait les plus +hardis; les faibles tombaient à genoux, se tordaient les bras ou se +précipitaient la tête la première dans les écoutilles. Quoique cet +affreux spectacle n'eût duré qu'un moment, cet instant d'angoisse +avait eu assez de puissance pour me transformer d'enfant en vieillard. + +Une voix forte et distincte nous héla avec une trompette et nous dit: + +--Tribord votre gouvernail, si vous ne voulez pas être écrasés! + +Au même moment une vague nous éleva en l'air, et l'étranger nous +frappa. Ce choc fut suivi d'un craquement horrible: nos hommes +répondirent à ce fracas par de désolantes clameurs; je crus tout +perdu, et, les mains convulsivement pressées contre les haubans, +j'attendis la mort. + +Mes yeux étaient fixés sur le vaisseau étranger: je crus le voir +passer au-dessus de nous et rester dans l'air comme un rocher +gigantesque. Le vent mugissait avec furie dans nos haubans, et la mer +inondait de ses lames froides le pont de notre vaisseau. + +Après cette pause terrifiante, la confusion, le bruit du vent et des +vagues, le murmure des voix me rendirent la raison. L'étranger avait +atteint notre quartier, enlevé le bateau de la poupe, ainsi que notre +grand mât, mais rien de plus, et nous étions hors de danger. Après +avoir hélé une troisième fois, le vaisseau nous demanda notre nom, et +nous ordonna de rester auprès de lui toute la nuit, ajoutant à cette +demande qu'il appartenait à Sa Majesté Britannique et qu'il s'appelait +_la Victoire_. + +Le capitaine n'adressa aucun reproche au premier officier, mais il fut +provisoirement mis en prison. + +La frayeur causée par la fatale rencontre de ce vaisseau avait été si +grande que chacun semblait avoir l'esprit sous la domination d'un +mauvais enchantement, et notre capitaine, ainsi que les officiers, +n'accomplissaient leur devoir qu'à l'aide des fréquents signaux de _la +Victoire_, qui veillait sur elle et sur nous, tant elle avait peur de +nous voir fuir. + +Le lendemain je me rendis sur le pont, et je m'aperçus que nous avions +perdu notre convoi, et que _la Victoire_ nous faisait signe qu'il +fallait la prendre en touage. Pour effectuer ce difficile travail sans +mettre un bateau à la mer, qui était très-agitée, nous jetâmes dans +l'eau un tonneau vide, ayant une corde que le vaisseau devait prendre +à son bord. Ils l'attrapèrent et attachèrent des aussières aussi +grandes que nos câbles à la corde; nous les tirâmes à bord et elles +furent attachées à un mât; puis, chargés de toutes nos voiles, nous +nous dirigeâmes vers l'île de Madère. + +Cette entreprise de sauvetage rendait notre situation très-périlleuse; +car, malgré l'immense longueur des aussières avec lesquelles nous +touâmes, le poids et la grandeur de _la Victoire_, qui était à cette +époque le plus grand vaisseau du monde, nous donnaient des secousses +terribles, surtout quand nous étions élevés sur la crête des vagues et +qu'elle s'enfonçait auprès de nous dans l'abîme de la mer. Quelquefois +les cordes de touage, en dépit de leur grosseur, qui était celle d'un +corps humain, cassaient en deux comme un fil d'Écosse, et nous étions +obligés de recommencer la tâche dangereuse et difficile de l'attacher +à notre bord. Heureusement le vent diminua de violence; car s'il +avait gardé sa force première, nous eussions infailliblement échoué. + +Le poids de _la Victoire_ était si lourd, qu'outre le danger +d'emporter notre mât, il avait fait entr'ouvrir les joints du +vaisseau, et la mer débordait sur nous en emportant tout ce qu'elle +rencontrait. + +Notre capitaine héla _la Victoire_ et lui montra les difficultés +insurmontables de notre situation. + +--Si vous coupez les cordes de touage, répondit le capitaine du +vaisseau royal, nous vous ferons couler à fond. + +À bord de _la Victoire_, ils avaient allégé le poids du vaisseau en +jetant dans la mer tous les canons de son pont supérieur, et en +plaçant des voiles d'orage sur les troncs des mâts inférieurs, et par +tous les moyens qui se trouvaient en leur pouvoir. + +Le lendemain le vent diminua, mais la mer fut encore très-agitée. + +Nous rencontrâmes un grand vaisseau des Indes orientales faisant route +pour Madère, nous le fîmes arrêter, et il fut contraint de prendre +notre place. + +Alors notre capitaine se rendit à bord du vaisseau de feu l'amiral +Nelson, et son commandant, après avoir grondé le nôtre pour sa +négligence, lui pardonna sa faute en considération du service qu'il +avait rendu à la Grande-Bretagne en sauvant le plus précieux de tous +les vaisseaux anglais, celui qui portait le corps de Nelson et son +triomphant drapeau. + +Le commandant de _la Victoire_ donna à notre capitaine un certificat +sur lequel étaient détaillés tous les incidents de sa belle conduite. +Ce témoignage de satisfaction calma un peu notre fier commandant, dont +la colère contre le coupable officier avait disparu avec le danger. + +Cette indulgence était naturelle; un lien de parenté unissait les deux +hommes, et ils portaient l'un et l'autre le nom de Patterson. Vous +savez, monsieur, que les Écossais ont des clans, et qu'il leur importe +fort peu que tout le monde soit détruit si leur propre clan est sauvé, +ou s'il gagne par la perte générale. Mais je vous demande pardon, +monsieur, peut-être y a-t-il parmi eux des hommes très-dignes, +très-honnêtes et très-bons.» + + + + +LXXV + + +«--Le premier officier, reprit le capitaine après une pause de +quelques secondes, connut bientôt l'auteur de la disgrâce qu'il avait +encourue, et je crois fort inutile de vous dire, monsieur, que cette +découverte n'adoucit pas à mon égard les cruels procédés de mon chef. +J'étais déjà fort misérable, je le devins plus encore; et souvent, +bien souvent, je me suis surpris à envier l'existence orageuse du +vagabond, et celle du mendiant, sans pain et sans asile. L'un et +l'autre n'étaient-ils pas mille fois plus heureux que moi? Mais +pardon, monsieur, tout cela est fort peu intéressant pour vous, et +cette narration, que votre courtoisie daigne écouter, vous paraît bien +insipide et bien longue.» + +--Non, non, mon cher capitaine, votre histoire n'est ni dépourvue +d'intérêt, ni trop étendue; je l'écoute avec plaisir et avec +attention. Continuez-en donc le récit; je suis tout à vous. + +Et mes paroles étaient vraies, car chaque mot de ce pauvre homme +faisait vibrer en moi un tendre souvenir, souvenir triste et qui +mettait devant mes yeux la pâle et mélancolique figure de mon ami +Walter. N'existait-il pas en effet entre ce narrateur à demi sauvage +et mon pauvre compagnon d'infortune une similitude étrange? + +Tous deux, forcément jetés dans une carrière antipathique à leurs +goûts, avaient été les victimes d'une haine brutale sans cause, et +partant sans excuse. Ce rapport, si poignant pour moi et qui +remplissait mon coeur d'une douloureuse compassion, m'attira vers le +capitaine. + +Sa parole lente, sa voix douce, son regard pensif, me firent oublier +les affreuses caricatures qui souillaient son corps, et je ne vis plus +ses traits qu'au travers de mes souvenirs ou, pour mieux dire, que +dans la beauté de son âme. + +«--Enfin, reprit le conteur en me remerciant de mon attention par un +bienveillant sourire, nous entrâmes dans la mer de la Chine. + +Une nuit le vaisseau était amarré près d'une île (j'ai oublié pour +quelle raison), on m'ordonna d'aller me coucher dans le bateau qui +était derrière le bâtiment, afin de le garder. J'obéis avec joie, car +en entendant cet ordre, l'idée que je pouvais saisir cette occasion +pour me sauver me traversa l'esprit. Sans craindre ni même réfléchir +sur les dangereux hasards d'une pareille entreprise, je m'abandonnai à +l'impulsion rapide qui se faisait la maîtresse de ma conduite. + +Je trouvai dans le bateau un mât, une voile et un petit baril d'eau, +car la veille on s'en était servi pour aller explorer l'île. La +trouvaille inattendue de ces différents objets me persuada que la +Providence, après m'avoir inspiré, veillait encore sur moi; ma +détermination fut dès lors complétement arrêtée. + +Pauvre insensé que j'étais! il ne me vint pas même à l'esprit qu'il me +manquait les choses les plus indispensables, et surtout la première de +toutes: du pain. + +Mon repas du soir était dans ma poche, et il se composait de biscuit +et d'un morceau de boeuf. Quant au lendemain, Dieu y pourvoirait, ou, +pour mieux dire, je ne songeais ni à mes besoins futurs ni aux +difficultés inouïes que j'allais avoir à surmonter. + +La nuit était sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la +nuit était assez calme. + +Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui +attachait le bateau, et, après quelques minutes d'anxieuse attente, +j'élevai le mât; je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt +loin du vaisseau. + +Une heure s'écoula, et cette heure eut pour mon coeur palpitant la +durée d'un siècle. J'avais si grand'peur d'être vu et par conséquent +arrêté dans ma fuite! Les hommes de quart découvrirent l'enlèvement du +bateau, car une lanterne fut hissée et je vis distinctement une +lumière bleue. + +Ce signal m'épouvanta, et je me dirigeai vers l'île de manière à +gagner son côté opposé au vent, pour m'y cacher jusqu'à l'entière +disparition du vaisseau. + +Grâce à mon penchant pour les voyages sur mer, grâce encore à +l'intérêt d'enfant et de jeune homme que j'avais pris à examiner les +bateaux dans les chantiers du port de Londres, je savais très-bien en +gouverner la marche. + +Veuillez, monsieur, réfléchir pendant quelques secondes sur l'étrange +métamorphose non-seulement de mon esprit, mais encore de mes vues +et de mon caractère. Né au milieu du confort d'une existence heureuse, +j'avais été, dans l'espace de quelques mois, de fils de famille +aimé et libre dans la maison paternelle, transformé en misérable, +en domestique, en esclave, et à ce changement déplorable en +succédait un peut-être plus déplorable encore, mais dont mon esprit +n'approfondissait pas les inévitables douleurs. + +Le lendemain de ma fuite, j'entrevis l'abandon réel de ma position, et +j'eus peur en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole, +sur un petit bateau, frêle planche de salut, pour m'aider à franchir +cet abîme immense qu'on appelle l'Océan. Je vous avoue franchement que +j'aurais été heureux de reprendre ma chaîne sur le vaisseau. Je +pleurai amèrement, et mes mains défaillantes abandonnèrent le +gouvernail. + +La vie me devint odieuse, et mes yeux aveuglés suivirent d'un regard +morne la marche du bateau, qui voguait à la grâce du vent et des +flots. + +Les cruels tiraillements de la faim m'empêchèrent de dormir. Cependant +le besoin de repos est si impérieux pour un corps jeune, qu'après +avoir bu quelques gouttes d'eau mes yeux se fermèrent et une +somnolence agitée m'étendit, faible et sans courage, dans le fond de +ma barque. + +Je dormis, et quand je m'éveillai, le jour était resplendissant. Je +tendis ma voile au souffle de la brise, et je naviguai avec le vent en +cherchant à découvrir dans quelle latitude je me trouvais. + +À en juger par la direction du vent et par la position de l'étoile du +Nord, je marchais vers les îles de l'archipel de Sooloo, et la terre +élevée que j'avais aperçue en m'éveillant était Bornéo. Je naviguai +vers le sud, pensant que l'île de Paraguai, près de laquelle j'avais +laissé le vaisseau, se trouvait derrière moi. + +La brise se maintint douce et fraîche. Nul vaisseau n'apparaissait sur +la nappe d'azur de l'Océan, et ma barque volait sur l'eau comme une +mouette effrayée. + +Je voulais gagner Bornéo, mais le vent changea, et je fus contraint, +ne pouvant lutter avec lui, de continuer ma course au gré de son +caprice. + +La crainte de mourir de faim me donnait d'affreux tiraillements +d'estomac. Je surmontai cette douleur, plutôt morale que réelle, et je +m'occupai de la course de mon léger bâtiment. Le vent doublait de +force, et j'étais sûr d'arriver bientôt à une des nombreuses îles +dont je voyais les formes devant moi, et j'étais bien déterminé à +descendre sur le premier rivage qui s'offrirait à mes regards. + +Je passai la journée dans les spasmes de l'agonie; j'avais +horriblement faim, et je me sentais aussi malade que désespéré. + +J'atteignis le soir sans découvrir aucune terre, et je perdis de vue +celles qui étaient derrière moi. Ces alternatives d'espoir et de +mécomptes accablèrent mon esprit, et j'accusai le ciel de m'avoir +abandonné sans commisération à mon inexpérience et à ma faiblesse. La +nuit était aussi claire que le jour; mais cette clarté, propice si +j'avais eu une boussole pour guide, ne m'était d'aucun secours. +Triste, fiévreux et maussade, je tenais d'une main faible le +gouvernail, lorsqu'un bruit indistinct me fit tressaillir; quelque +chose venait de franchir les bords de mon bateau; je me traînai vers +cet objet inconnu, et une joie bien naturelle remplit mon coeur, +lorsque je découvris un poisson aux écailles argentées et pesant près +d'une livre. Mais ma joie fut de courte durée, car je n'avais ni feu +pour faire cuire mon imprudent visiteur, ni couteau pour lui enlever +son épaisse écaille. J'étais entièrement dépourvu de tout. + +Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je repris avec désespoir +mon poste au gouvernail. + +Quelques minutes après, je fus encore arraché à mes sombres réflexions +par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de +l'eau. + +Je manoeuvrai du côté de cet objet, et je saisis une tortue. Ces deux +enfants de la mer, envoyés par cette divine protectrice des malheureux +que nous nommons la Providence, en m'ôtant la crainte de mourir de +faim, tranquillisèrent mon esprit. Je remerciai le ciel, et après +avoir attaché le gouvernail, je m'endormis presque calme. + +Malheureusement je fus éveillé par le froid de l'eau qui se +précipitait sur moi par-dessus le plat-bord du bateau, penché de côté +et tout près de couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis +lestement les noeuds, et, quoique pleine d'eau, la barque se releva. + +J'employai tout mon courage et toutes mes forces à vider avec ma +casquette ce dangereux réservoir d'eau, et quand j'eus achevé cette +pénible besogne, le vent souffla avec violence, la mer s'agita et la +lourdeur de l'air me fit pressentir un orage. Je remis la voile à sa +place, et le bateau glissa sur la mer avec une rapidité si grande, +qu'elle me donna la certitude de pouvoir approcher de la terre avant +le lever du soleil. + +Les tiraillements d'estomac dont je souffrais depuis quarante-huit +heures devinrent si violents, que j'y cherchai un remède dans la +repoussante nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa queue, +et, grâce à ma faim, la goût du poisson m'en parut si délicieux que, +tout surpris de la rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me +demandai comment il était possible qu'on eût adopté la maladroite +coutume de faire cuire le poisson. Malgré le vif plaisir que je +ressentais en dégustant mon frugal repas, j'eus assez de prudence et +d'empire sur moi-même pour en réserver une partie; mais celle que +j'avais mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en augmenta +l'importunité, et mes souffrances redoublèrent. + +Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la vis se débattre +convulsivement au fond du bateau, et comme elle avait été sur le point +de fuir quand l'eau avait inondé mon frêle esquif, je l'attachai par +ses nageoires, et je passai le reste de la nuit à me demander par +quels moyens il me serait possible d'arriver à sa chair. + +--Quelle imprévoyance, me disais-je en contemplant avec désespoir la +forte carapace du crustacé, quelle imprévoyance de m'être hasardé seul +sur l'immensité de l'Océan sans couteau, sans vivres et sans boussole! +Car il me semblait que la possession de ces trois choses m'aurait +facilité et même rendu agréable une navigation de dix ans tout autour +du globe.» + + + + +LXXVI + + +«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les +étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à +découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la +morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que +ses vagues agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre bateau, +et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, de vider +l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour cette +opération, une ressource bien grande. + +Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une +nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans +hésitation l'heure dernière de ma misérable vie. + +Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui +s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la +nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus +devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur, +mais sans horizon. + +Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je +laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la +mer entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je +fus obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond. + +Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux +variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais +de vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de +l'horizon, espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait +à la vie, un morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse +course. Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait +involontairement toute mon attention sur la tortue. + +J'essayais vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux s'y +trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de comprendre +qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole que d'en +éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma prunelle se +tournait toujours vers le même point. + +Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever +la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à +l'avant du bateau. + +Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur +son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre +sur une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris +avec désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul +secours de mes faibles mains, ce granit d'écaille. + +Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à +l'exception toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il +me semblait que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de +l'une ou de l'autre. + +Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la +conquête de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je +mis tous mes soins à chercher dans le bateau la possibilité +d'extraire, sans danger de destruction, un fort clou, une pointe ou un +morceau de fer qui pût remplir l'office de couteau; malheureusement +mes recherches furent inutiles et je ne découvris absolument rien. + +Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon pouvoir, +mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de sa tête +calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace que la +semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret +avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se +hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace. + +La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le +transport d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé, +je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir, +sinon de la briser en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler +sa dure carapace; mais je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé +ma barque qu'entamé, même légèrement, cette espèce de pierre. Après +une lutte acharnée, lutte de violence, d'adresse et de ruse, je +parvins à saisir la tête de la tortue, je l'attachai fortement avec +une corde, et à l'aide de ce dernier moyen je la tuai.» + +--Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine. + +«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle +m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la +tortue se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et +j'arrachai ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me +fit répandre le fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les +chairs, le goût m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était +rempli de petits oeufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de +ces oeufs calma tout à fait mes douleurs d'estomac. + +Une fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de +la terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se +montrait à ma gauche.» + +En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les +regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je +poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur +la table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance +respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées +ressemblaient à des griffes de vautour. + +«--À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes +espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans +la crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui +couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque +vers l'île qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma +barque, qui volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je +croyais, dans la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau +avec autant de lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le +soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour +distinguer le ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir +de gagner la terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher +mon bateau sans le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le +faire, afin de chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par +cette précaution, les rochers ou les bancs de sable. + +Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où +le ressac était d'une prodigieuse hauteur. Tout d'un coup je me +trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se +précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à +fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je +pouvais trouver une mort plus douloureuse encore. + +Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma +petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de +tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais +dans le bateau ou dans la mer. + +Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des +rochers; je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit +en arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le +bruit des vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un +si étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes +épaules inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du +rivage était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition. +Ce rivage était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de +l'atteindre. Tout d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon +frêle esquif. + +Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les +vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des +rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là, +je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses +semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue, +ensanglanté par les blessures que j'avais reçues en me heurtant +contre les rochers, je sentis que je coulais à fond. + +Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point +aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer +mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le coeur plutôt de +joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques +jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et +d'insupportable misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de +bien-être inonda mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul +mortuaire. Je me souviens cependant que je me débattis mécaniquement +ou convulsivement; que je recommandai mon âme à Dieu, puis que +j'éprouvai une sensation d'angoisse comme si mon coeur eut éclaté dans +ma poitrine; puis, enfin, je perdis entièrement connaissance.» + + + + +LXXVII + + +L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa +narration, puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en +vidant le contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe, +il me dit d'un air moitié grave, moitié souriant: + +«--Je n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de force ni +plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je resté +dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues +bondissantes, je l'ignore. + +La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle +très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme +d'un rêve, fut une suffocation. Il me semblait--car j'étais incapable +de me rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de +moi--qu'on essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant +imaginaire, qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes +derniers efforts, et cela en enveloppant toute ma personne dans +l'avalanche des eaux torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid +glacial de l'eau, le bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris, +me jetaient dans le désespoir d'une impuissance complète. + +Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de +moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus +bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant; +mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai +machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout +tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de +pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par +l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs +sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes +sauveurs, car les soins les plus attentifs m'étaient prodigués pour +me rappeler à la vie. + +Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si +bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la +narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les +impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le +bonheur d'échapper aux tourments d'une misérable mort. + +En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des +nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues,--mon +premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures +s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir,--me +considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir. + +La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes +noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient +leurs poignets ainsi que le bas de leurs jambes. + +Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le +tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la +fraîcheur. + +Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques +questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle +exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi. + +La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur +fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim. + +Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et +bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante +moisson de fruits et de racines. Je dévorais tout, et les pauvres +filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la voracité +avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas. + +Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement +satisfaite, je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais +échappé à la mort, chose impossible par l'interrogation, mais à savoir +dans quel endroit je me trouvais. + +La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite +rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de +cette eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit +sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant +l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient +placés entre la mer et moi. + +J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des +vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours +jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un +lac et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était +pas visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle +prenait la source dans des jungles. + +Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y +faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de +l'eau. + +Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et +surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au +rivage. + +Pendant quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; néanmoins, +après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et enfin rendu à +la vie. + +Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable +jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et +attentivement veillé par mes jeunes protectrices. + +Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le +canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas +lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à +leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la +petite barque. + +Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de +rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de +l'eau en remontant vers la source. + +Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux +rives si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que +par moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un +dôme impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de +ces arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et +comme des fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une +pomme. + +L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux +regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants +remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent +non-seulement de mon corps, mais encore de mon souvenir. La rivière +faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une infinité de +détours, et par moments elle devenait tellement étroite, que deux +barques de front eussent été incapables de marcher. + +Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était +divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait +au regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert +d'émeraude, et par la croissance extraordinaire de la végétation. + +Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche +ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet +d'eau. Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque +aussi profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis +avec empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui +couvrait la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je +n'y pus découvrir aucun sentier. + +Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles +m'invitèrent à les suivre. + +Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde +du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords. + +Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout +à fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes +construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes +étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul +propriétaire. + +Ce fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand +elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines, +entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains +l'une contre l'autre. + +À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes +filles et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de +joie, des acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina +curieusement, et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes +pieds, en demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur, +les matrones du village accoururent avec un empressement qui donnait à +leur marche pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me +considérèrent en jetant des cris de ravissement. + +La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes +hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes +rôties, des fruits, du maïs et du riz. + +Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au +milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un +seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards. + +--La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de votre +bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit d'une +vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est vide +d'accidents.--Je trouvai donc un asile dans le domaine des êtres les +plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et j'appris plus tard +que j'étais arrivé dans le pays quelques jours après le départ du roi +et de ses sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse autour de +l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par an. + +Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les +filles du roi. + +À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais +dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de +repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux +et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses soeurs, et, +lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus +tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.» + +--Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut +pas au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid: + +--Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille +aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de +l'étranger recueilli. + +--Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante, +et mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout +mon coeur que cette admirable coutume devienne universelle. + +«--Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée +ma femme.» + +--Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave. + +«--Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné de sa suite, il +fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé. + +Je m'habituai peu à peu aux moeurs douces et naïves de ce peuple +primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je +fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi +lui-même. + +Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a +rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable +d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit +État. + +Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une +reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes +belles-soeurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il +ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma +nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente +séparation, et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour. + +Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de +civilisation, ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de +l'île.» + +--Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes +destiné. + +--Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune +raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois +ans, plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais +ont touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos +côtes, ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples +sans défense. + +Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, monsieur, +solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des armes et +des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent. + +--Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est +très-utile, mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une +pétition pour lui demander un secours personnel sont choses absurdes +et infaisables. Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort +de ces peuplades? ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul +guide ses démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera +absolument rien. + +--Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de +perles d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde, +excepté moi, ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor. + +--Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du +capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas +perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil +d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en +cachette, échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne +vous sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent. + +Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien +que je n'ai pas trahi son admirable confiance. + +--Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai +l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles de ma famille, et je désire +l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est +parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement +parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si +aimé de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la +plus odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je +reparaisse dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait +sauvage par mes goûts, mes moeurs, mes habitudes. + +Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à +me faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À +Londres, ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je +serais suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve +échappée de sa cage. + + + + +LXXVIII + + +--Mais, au nom du vieux Neptune! mon cher capitaine, dites-moi, de +grâce, où vous avez trouvé cet antique vaisseau; ou bien encore, +est-ce le banc d'huîtres remplies de perles que vous avez mis à flot? + +--Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit mois, je fis un +voyage autour de la partie de l'île au sud-est, et ce fut pendant ce +voyage que je trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la terre par +la seule force du vent. Je l'approchai, et, ne voyant personne sur le +pont, j'en franchis les bords. + +En ouvrant les écoutilles pour descendre dans l'intérieur du vaisseau, +je sentis l'horrible exhalaison qui se répand hors des corps +putréfiés, et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-mêle les +uns sur les autres, et dans un désordre difficile à décrire. Quelques +vestiges de vêtements en lambeaux, de coiffures à demi pourries, nous +firent supposer que les corps étaient ceux d'un équipage arabe ou +lascar, et peut-être un mélange de ces deux nations. Un énorme chat et +quelques rats d'eau d'une monstrueuse grosseur déchiraient et +mangeaient les corps, dont l'odeur était renversante. + +Mes gens me dirent,--et je crus en leurs paroles,--que ce bâtiment +était un vaisseau du pays, attaqué par des pirates, qui, non contents +de piller le pauvre navire, en avaient massacré l'équipage. + +Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de l'île, après l'avoir +nettoyé et arrangé autant qu'il nous fût possible de le faire. J'ai +travaillé pendant toute une année pour réparer les nombreuses avaries +de ce pauvre naufragé, et vous voyez, monsieur, que mes soins et ma +bonne volonté ont produit peu de chose. Mais je n'avais ni outils +convenables, ni fer, ni cordages, ni goudron, et je manquais encore de +canevas, d'ancre et de câbles. + +Je suis donc maintenant fort embarrassé, monsieur, car je ne sais si +je dois continuer ma course ou obéir à la voix de la raison, qui me +dit de regagner mon île; votre bienveillance m'encourage et m'enhardit +à vous demander un conseil. Monsieur, que dois-je faire? Quel parti +dois-je prendre? + +Je pressai affectueusement les mains du capitaine, et je lui dis d'un +ton amical: + +--Je ne puis vous donner de conseils, mon ami; mais quelque parti que +vous preniez, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'il soit le +plus utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous causerons de cela +demain, car la nuit s'avance, et il faut que je retourne au schooner. + +Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le vaisseau de mon +compatriote, accompagné, dans cette seconde visite, par un charpentier +et par le bosseman; ils devaient m'aider à examiner le vaisseau, afin +de savoir s'il était possible de le mettre en mer. + +Le résultat de nos observations ne fut pas tout à fait défavorable au +vaisseau. Le prince de Zaoo m'expliqua une fois encore les obligations +qui le contraignaient à visiter un port européen pour y faire achat +d'armes, de munitions et d'une quantité d'articles différents dont il +avait besoin. + +Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai donc à Son Altesse de +diriger sa course, avec les brises de la terre, le long de la côte de +Malabar et de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait réparé et +mis en état de tenir la mer; de là, je l'engageai à se rendre au +Bengale pour y acheter les objets dont il avait besoin. + +L'itinéraire de ce petit voyage une fois arrêté, nous prîmes un verre +de grog, et le capitaine répondit aux questions que je lui adressai +sur la position, la beauté et la grandeur de son île. + +--Très-petite et très-basse, me dit-il, cette île est coupée en deux +par une montagne, et les natifs prétendent que, si on doit en croire +la tradition, cette montagne était autrefois toujours enflammée, ce +qui ferait supposer, ajouta le prince, que l'île était un volcan sorti +du fond de la mer, et élargi par du corail vivant; et vous connaissez, +monsieur, la rapidité merveilleuse de la végétation de ce climat. Les +natifs ajoutent que le village où demeure le roi était entouré par les +eaux de la mer et par les coquillages qu'on trouve en creusant la +terre. On peut croire à cette opinion, car elle est presque fondée sur +des preuves. + +L'île entière est maintenant couverte de bois touffus et de forêts +impénétrables, à l'exception toutefois du sommet de la montagne et de +certaines places qui avoisinent les rivières et les golfes, mais cela +parce qu'elles ont été éclaircies par les naturels, qui désiraient y +construire leurs habitations. Nous avons dans l'île des sangliers, des +chèvres, des daims, des singes, de la volaille. On y trouve aussi des +racines bonnes à manger, et une grande variété d'herbes potagères, des +mangoustans, des plantins, des noix de coco, et bien d'autres fruits. +Ajoutez à cela que les côtes de la mer nous fournissent des +coquillages et du poisson. La Providence est si généreuse en notre +faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse peu d'inquiétude +pour nos besoins matériels. La pêche et la chasse sont nos uniques +travaux. + +Assez sages pour se contenter de ce qu'ils ont, les habitants de l'île +n'usent pas leurs forces pour acquérir un superflu inutile. L'excès de +travail rend amer au goût le fruit forcément arraché à la terre, aussi +ne lui demandent-ils que les choses qu'elle veut bien donner. + +Les femmes veillent avec soin à l'intérieur de leurs maisons. + +Notre peuple, répandu dans l'île, habite de petits villages, gouvernés +par leurs propres lois, qui sont simples, justes et concises. Un grand +conseil est tenu deux fois par an, les rois y assistent, entendent les +plaintes, et jugent les différends. + +Les femmes sont entièrement libres. Chacune d'elles peut épouser +l'homme de son choix et rentrer dans sa famille si, maltraitée par son +mari, elle désire s'en séparer. + +Avant le mariage, le commerce entre personnes de différents sexes est +toléré; mais, quand on est marié, une telle liberté attirerait sur les +deux parties le déshonneur, et, de plus, le mépris de la société. La +polygamie est permise, quoique les chefs seuls aient la permission +d'avoir plus de deux femmes. + +Comme chaque femme est obligée de faire l'ouvrage de sa maison, non +seulement elle est contente que son mari prenne une autre femme, mais +généralement elle la lui procure elle-même, soit une soeur favorite, +soit une amie, car il n'y a parmi elles ni servantes, ni esclaves. + +Les femmes sont bien faites, agréables et très-attachées à leurs +familles; propres en leur personne, elles sont vêtues d'habits faits +de l'écorce d'un arbre, et cette écorce, qui est douce et durable, se +teint très-facilement et de toutes les couleurs. + +Nos maisons sont élevées sur un étage de bambous, et la partie +inférieure sert de magasin de provisions. Le tabac que vous fumez +croît dans l'île; tout le peuple s'en sert. Les natifs fabriquent +leurs pipes de bois avec une sorte de jasmin rampant, et cela en +forçant la moelle à sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte; le +bassin de la pipe se fait avec un bois brûlé extrêmement dur. Ils font +eux-mêmes leurs éperons et leurs couteaux, et les manches de ces +derniers sont ornés de sculptures. + +Il y a une remarquable diversité dans les traits et dans le teint du +peuple. + +Il y a eu autrefois quelques relations commerciales par échanges (car +la monnaie est inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui +apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de solides vêtements, +de l'airain et de vieux mousquets, et qui recevaient en échange une +variété de gommes, de résines, de noix de coco, de l'huile et du bois +de sandal; mais les abords de l'île sont dangereux à cause des +courants et des immenses récifs de corail sur lesquels la mer se brise +constamment. Il n'y a qu'un port, encore est-il très-petit et très-peu +sûr. + +--Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi consiste-t-elle? + +--Nous avons nos superstitions, monsieur; mais nous n'avons pas de +prêtres. Nos chefs président les cérémonies particulières, chantent +les prières et offrent des sacrifices aux mauvais esprits. + +--Mais, mon cher prince, quelle est leur foi? + +--Oh! elle est fondée sur le même principe que la vôtre, une croyance +dans le bon esprit qui est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui +est dessous. + +Le prince de Zaoo avait approvisionné son vaisseau de viande de daim +et de chèvre coupée en tranches de l'épaisseur d'une côtelette, de +poissons trempés dans l'eau salée et séchés au soleil, et, de plus, +d'un grand nombre de noix de coco, d'une réserve d'arrack fait de la +séve fermentée de l'arbre, avec melons, citrons, oignons, et une +extraordinaire quantité de tabac en feuilles menues, mais d'un +excellent parfum. + +Le capitaine me donna une charge de tabac et une de ses pipes. J'ai +conservé et je conserve encore cette dernière comme un précieux +souvenir de cet être étrange. Des figures grotesques et sauvages +d'animaux inconnus sont profondément ciselées sur cette pipe. + +Pendant la journée, une de ses femmes accoucha d'un prince, et, à ma +grande surprise, elle parut sur le pont, avec l'intention de prendre +un bain dans la mer. + +Ayant déjà employé plus de temps qu'il ne m'était possible à tenir +compagnie au capitaine, je songeai à quitter définitivement son bord; +je lui fis cadeau d'une carte marine, d'une boussole, de quelques +bouteilles d'eau-de-vie et d'un sac de biscuit. + +Le bon capitaine m'accabla de remercîments et me contraignit à +accepter une petite bourse de perles. Je lui promis de visiter son île +à mon premier loisir, et, après nous être cordialement embrassés, nous +fîmes voile chacun de notre côté. + + + + +LXXIX + + +Constamment à la recherche de quelque découverte, je ne laissais +passer ni à la portée de mon regard ni à celle de ma voix les +vaisseaux ou les embarcations du pays qui traversaient la mer. Je les +arrêtais tous, les abordant lorsqu'ils en valaient la peine, ou les +laissant continuer leur course si leur chargement ne tentait ni mes +goûts, ni l'ambition de mon équipage. + +Un matin j'aperçus à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise +chassée hors de son chemin, à son retour de Bornéo. Cette jonque +glissait et flottait si légèrement sur l'eau, qu'elle ressemblait tout +à fait à une caisse de thé. Elle avait le fond de sa carène et les +côtés du haut bord peints de décorations représentant des dragons +verts et jaunes. Les mâts, au nombre de six, étaient de bambou. Une +double galerie, ornée de la proue à la poupe, haute comme un grand mât +de hune, portait six cents tonneaux. L'intérieur de cette galerie +était un véritable bazar, et une grande foule l'encombrait. Chaque +individu avait en sa possession une petite part de la galerie, et les +parts étaient métamorphosées, là en magasins, ici en boutiques, plus +loin en tentes. + +L'aspect général de cette jonque était tellement étrange, que je +ressentis le plus vif désir de l'examiner dans ses détails. + +Tous les métiers y étaient pratiqués comme au milieu de la ville la +plus active, depuis la forge du fer, jusqu'à la fabrication de la +paille de riz. On s'y occupait encore de la sculpture des éventails +d'ivoire, des broderies d'or sur mousseline, et même de la préparation +des porcs gras, que l'on portait sur des bambous pour être vendus. +Dans une cabine, un Tartare voluptueux et un Chinois au ventre arrondi +se préparaient ensemble, et à l'aide d'un mélange de leurs provisions +personnelles, à faire le plus grand des festins. + +Devant un brasier ardent rôtissait un superbe chien farci de curcuma, +de riz, de gousses d'ail, et lardé avec des tranches de porc. À ce +rôti, d'un choix si bizarre pour un Européen, était joint le +délectable et célèbre colimaçon de mer ou nid d'hirondelle marine, les +nageoires d'un requin cuites à l'étouffée dans une gelée d'oeufs. Un +immense bol chinois, plein de punch, était au centre de la table, et +un jeune garçon était chargé d'agiter, avec une cuiller, le contenu de +ce bol. + +De ma vie je n'avais vu de pareils gourmands, et ils maniaient leurs +fourchettes avec la même dextérité qu'apporte un jongleur à faire +passer d'une main dans l'autre les objets à l'aide desquels il donne +les preuves de son adresse. + +Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient de plaisir, et le +Tartare, qui avait une bouche aussi grande que l'écoutille d'un +vaisseau, paraissait avoir tout autant d'arrimage. + +Quand j'eus appris que les deux gloutons étaient les principaux +marchands du bord, et partant les personnages les plus remarquables, +je me fis annoncer auprès d'eux. Mais, pareils aux immondes pourceaux +qui s'absorbent entièrement dans la dégustation de la nourriture +étalée devant eux, ils refusèrent de m'écouter, ne voulant pas même, +par une seconde d'attention, détourner leur regard et leur esprit de +la table à laquelle ils étaient presque cramponnés. + +Par mon ordre, un matelot m'introduisit dans la cabine, et dit au +propriétaire tartare que je désirais lui parler. + +Le Tartare grogna une incompréhensible réponse, et sa main, salie par +la graisse, plaça une poignée de riz sur un coin de la table, +l'étendit avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz quelques +morceaux de lard et cinq ou six oeufs, il me fit signe de m'asseoir et +de manger. + +Cette offre dégoûtante me souleva le coeur; je fis un signe de refus, +et, laissant ces brutes malpropres à leur trivial plaisir, je me +rendis dans la cabine du capitaine, cabine bâtie près du gouvernail. + +Étendu sur une natte, le capitaine fumait de l'opium à travers un +roseau, et, en regardant attentivement la carte et la boussole, il +chantait d'une voix traînante: + +--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_» + +J'adressai vainement à ce personnage une foule de questions, et je fus +enfin forcé de comprendre que pour obtenir une réponse, il serait +aussi raisonnable d'interroger le timon. + +D'un côté, un rêveur abruti; de l'autre, deux hommes stupéfiés par la +double ivresse de la bonne chère et du punch. Nullité complète d'un +côté aussi bien que de l'autre. + +Je pris vivement la résolution de me servir moi-même. En conséquence, +je hélai le schooner en lui donnant l'ordre de m'envoyer une bonne +partie de l'équipage. + +Mes gens arrivés, nous commençâmes une perquisition générale. Chaque +cabine fut visitée, et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes +oreilles furent frappées par un bruit, par un caquetage tellement +assourdissant, que, de mémoire d'homme, il ne s'en était jamais +entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille évolutions, les allées et +venues, les tours d'adresse des singes, des perroquets, des kakatoës, +des canards, des cochons et de divers autres bêtes et oiseaux qu'on +voyait par centaines dans cette arche de Mackow. + +La consternation et la terreur répandues parmi la foule bigarrée de +l'équipage ne peuvent se décrire: elles étaient délirantes. On +n'aurait jamais pu croire qu'un vaisseau placé sous le pavillon sacré +de l'empereur de l'univers, le roi des rois, le soleil de Dieu qui +éclaire le monde, le père et la mère des hommes, pût, et dans ses +propres mers, être aussi mal gouverné. + +Le premier instant de stupeur passé, l'équipage s'écria: + +--Qui êtes vous? Depuis quand êtes-vous là? Que faites-vous ici? + +Toutes ces questions étaient faites sans qu'un regard daignât +apercevoir le schooner, dont les bords bas et noirs, tandis qu'il +était en travers de la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un +simple bac ou à un serpent d'eau. Quand les Chinois découvrirent mon +vaisseau, ils parurent fort surpris qu'une troupe si nombreuse et si +bien armée fût sortie d'un bâtiment à l'apparence tellement +insignifiante, que sa carène sortait à peine des eaux. + +En voyant transporter ses ballots de soieries dans nos bateaux, un +marchand de Hong nous offrit des foulards, en protestant contre la +confiscation de ses marchandises, et cela sous le prétexte que nous ne +saurions trouver de place pour les arrimer. + +Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois se montrèrent +réfractaires et appelèrent au secours pour défendre leur propriété. À +cet appel répondirent des soldats tartares, et leur petite troupe, +bien serrée, s'abritait sous la corpulence du gras et gourmand +propriétaire, qui, la main armée de la carcasse du chien et suivi du +Chinois, s'avançait à ma rencontre en soufflant et en crachant. + +Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela me fut facile, car +elles pendaient jusqu'à ses genoux; de son côté, mon adversaire fit +mine de me casser un mousquet sur la figure; mais son action ne fut +qu'un insultant défi et non une véritable atteinte, car je lui fermai +pour toujours la mâchoire d'un coup de pistolet. La balle entra dans +la bouche du gros personnage. Comment aurait-elle pu faire autrement, +cette bouche étant fendue d'une oreille à l'autre? + +L'homme tomba avec moins de grâce que César, mais comme un boeuf +frappé à la tête par un coup de massue. + +Les Chinois ont autant d'antipathie pour le salpêtre (excepté dans les +feux d'artifice) que les boeufs de Hotspur et les seigneurs bien +vêtus, et leur empereur, la lumière de l'univers, punit aussi +sévèrement celui qui tue ses sujets qu'un propriétaire celui qui tue +ses oiseaux. + +Un comte anglais me disait l'autre jour qu'il ne voyait pas de +différence entre le meurtre d'un lièvre et le meurtre d'un homme, car +il réclamait la même punition pour les deux cas. Cependant j'ai tué +bien des lièvres sur les propriétés du Comte, et bien des hommes dans +le temps de mes excursions au travers du globe. + +Mais revenons à la jonque. + +Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais elle ne dura qu'une ou +deux minutes; quelques flèches furent tirées et deux hommes tombèrent. + +Irrité de l'opposition que les Chinois tentaient de mettre à la +réalisation de mes desseins, je ne ramassai point les objets de prix +que j'avais convoités, je refusai l'argent qu'ils m'offrirent pour +racheter leur cargaison, et je m'emparai de la jonque comme d'une +proie légitime. + +Nous commençâmes alors un pillage régulier, et l'intérieur des +magasins et des cabines fut entièrement dévalisé. Tout fut fouillé: +coins obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles, et les +ballots ouverts tombèrent sur le pont. + +La partie massive de la cargaison, qui consistait en camphre, bois de +teinture, drogues, épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies, +le cuivre, une quantité considérable d'or en lingots, quelques +diamants et des peaux de tigre devinrent notre propriété. + +En mémoire du vieux Louis, je mis de côté plusieurs sacs remplis de +colimaçons de mer, car j'avais trouvé une prodigieuse quantité de ces +précieux animaux dans la cabine du marchand tartare. Je n'oubliai pas +de m'emparer des oeufs salés qui, avec du riz et de la graisse de +porc, formait la première partie de l'approvisionnement de la jonque. +Quelques milliers de ces oeufs me donnaient pour mes hommes une +excellente et agréable nourriture. + +Les Chinois conservent les oeufs en les faisant simplement bouillir +dans l'eau salée jusqu'à ce qu'ils soient durs: le sel pénètre à +travers la coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant de +longues années. + +Le capitaine philosophe, dont la mission était de veiller à la +navigation et au pilotage de la jonque, n'ayant rien à faire avec les +hommes et la cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa drogue +narcotique. + +Son regard appesanti était encore fixé sur la boussole, et sa voix +psalmodiait: + +--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_ + +Quoique je lui eusse demandé à plusieurs reprises et sur tous les tons +s'il était attaché à sa natte, je n'avais pu obtenir pour toute +réponse que cet éternel refrain: + +--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_ + +Voyant l'inutilité de mes demandes, je dirigeai mon couteau sur la +poitrine du capitaine; mais mon geste passa inaperçu, car les yeux du +dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je cassai le +réservoir de sa pipe, et il continua à aspirer par le tuyau, en +répétant: + +--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_ + +Je poussai le capitaine hors de sa cabine, et, passant à la poupe, je +coupai les cordes du timon; la jonque glissa au gré des flots; mais +j'entendis encore le capitaine chanter sur le même ton de calme +indifférence: + +--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_ + +Nous avions fait une bonne capture; tout notre vaisseau était rempli +de marchandises; nos hommes échangèrent leurs guenilles contre des +chemises et des pantalons de soie aux couleurs variées, et cet +accoutrement leur donnait plus de ressemblance avec des jockeys +qu'avec des matelots. + +Quelques jours après, je fis sortir d'un ballot de pourpre, dans +lequel elle s'était nichée, une nonchalante et belle truie chinoise, +qui pensait peut-être que ce lit royal lui était acquis parce qu'il +faisait partie de l'équipage, ou parce qu'il avait servi à la +transporter à bord. + +J'eus aussi quelques armes curieuses, entre autres le mousquet qui, +s'il avait obéi à la bienveillante intention de son maître, eût +terminé ma carrière. Le canon, la platine et les montures de ce +mousquet étaient profondément ciselés, des roses et des figurines d'or +massif les couvraient. Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me +rappelle la circonstance qui l'a mis en ma possession. Sans l'intérêt +du souvenir que j'y attache, il aurait, comme tant d'autres objets, +été éloigné de moi, et par le temps, dont l'immensité absorbe tout, et +par la préoccupation de plus graves événements. + + + + +LXXX + + +Je me trouvai bientôt au sud-est de l'île de Bornéo; le moment de +rencontrer de Ruyter était proche; je songeai donc à me diriger en +toute hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un petit +groupe d'îles situé tout près de Bornéo. Mais, au moment de gagner la +vue de la terre, le vent s'abaissa tout à fait, et nous restâmes +stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet arrêt me fut +doublement fatal, car il retarda mon arrivée auprès de de Ruyter, et +me fit perdre un de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes et +suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il clouait un morceau de +cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J'étais sur le +pont: je courus vers la proue, et je vis un énorme requin dont la +mâchoire monstrueuse s'était saisie de la jambe du matelot. Le monstre +fouettait la mer à l'aide de sa longue queue, et il tiraillait sa +victime en cherchant à l'entraîner avec lui. Une forte corde était +attachée sous les aisselles de l'homme, qui se cramponnait aux +chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la cruelle mort +qui le menaçait. Quand il m'eut aperçu, il s'écria d'un ton +lamentable: + +--Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi! + +Je dis aux hommes accourus à l'appel désespéré de leur malheureux +camarade d'apporter des harpons, des piques d'abordage, et de mettre à +l'eau le bateau de poupe. + +Avec la promptitude des matelots, qui ne craignent rien quand ils +voient un de leurs amis en danger, ils attaquèrent le monstre. Un +frère du malheureux sauta dans la mer, armé d'un poignard. L'écume +était rougie par le sang, car le vorace et cruel démon de la mer avait +été blessé et harponné avant d'avoir lâché sa proie. Malheureusement +la corde du harpon ne put résister au double effort de la lutte du +requin et de la persistance des hommes: elle se brisa, et notre proie +disparut dans la profondeur de la mer. + +Évanoui de douleur et d'épouvante, le pauvre matelot fut doucement +posé sur le pont; sa jambe était mutilée d'une manière horrible, la +chair du mollet était arrachée; elle pendait comme un bas, en laissant +les os entièrement à découvert. + +J'avais, à bord du schooner, une espèce de chirurgien que Van +Scolpvelt avait ramassé à l'île de France. C'était un paresseux, un +ivrogne, mais il connaissait parfaitement son métier. Malgré les soins +habiles du docteur, le blessé mourut. Cette perte était inévitable, +car la gravité de la blessure dépassait l'art de la chirurgie. + +À bord d'un vaisseau, une mort inattendue produit toujours de +profondes et douloureuses sensations; tous les hommes de l'équipage en +souffrent. Ces sensations se traduisent chez les uns par un abattement +moral qui vient de la crainte d'un pareil sort; chez les autres, par +une sorte de superstition craintive. Les matelots sont aussi ignorants +et ont aussi peu de rapport avec les gens instruits que les Arabes +emprisonnés dans l'immensité du désert. + +Le matelot n'étudie que la mer, l'Arabe ne voit que ses landes +sablonneuses, les vents et les étoiles. Semblable aux livres de magie, +le caractère des éléments ne peut être déchiffré, et qui pourrait +contempler les puissances mystérieuses du ciel et de la mer sans +devenir superstitieux? Certainement ce n'est ni l'Arabe rêveur ni le +matelot craintif, car la croyance de ces deux hommes dans la vérité +des signes et des présages est aussi vieille que le sable et la mer. +Cette superstition est donc générale; elle a été partagée par les +marins de toutes les nations et de tous les cultes, depuis le grand +Nelson, depuis même le capitan-pacha, commandant de la marine +ottomane, jusqu'au corsaire mainotte et au rais arabe, qui assurent +que c'est un terrible présage de malheur de commencer un voyage le +vendredi. Cependant ce jour est celui du sabbat, du mosleum et de plus +encore celui du crucifiement du Sauveur des hommes. + +J'avais commencé mon dernier voyage et quitté l'île de Poulo-Pinang +pendant la matinée d'un de ces jours néfastes; et une chose digne de +remarque, c'est que trois hommes de mon bord, et trois des meilleurs +marins et des plus estimables par la grandeur de leur caractère, +s'étaient montrés vivement peinés lorsque j'avais donné l'ordre de +lever l'ancre. La moquerie insouciante avec laquelle j'accueillis +l'expression de leurs superstitieuses craintes m'attira cette +prophétique réponse: + +--Vous verrez, monsieur, vous verrez; nous ne sommes pas encore +rentrés au port. + +Le malheureux dont j'avais à déplorer la perte était un de ces trois +hommes, et le frère de cet infortuné mourut peu de temps après, et +d'une manière aussi bizarre. + +Un jour que je me trouvais en panne à la hauteur de Bornéo, je quittai +le schooner dans un bateau pour aller voir une petite baie située à +l'embouchure d'une rivière. Quand j'eus visité la baie, nous suivîmes +le courant de la rivière et nous jetâmes le grappin afin de dîner en +repos. À la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le frère du mort, +nageur de première force, engagea un Malais à lutter avec lui de +vigueur et d'adresse; ils se jetèrent ensemble au milieu du courant et +disparurent bientôt à nos regards. Cette disparition me parut si +longue, que je commençai à m'en effrayer. Tout à coup, la noire tête +de l'Indien se montra à la surface de l'eau. + +--Sur mon âme, s'écria-t-il en aspirant l'air à pleins poumons, cet +homme est le diable en personne, car il m'a vaincu. + +Le noir regagna le bateau, mais le marin ne revint pas. Notre anxiété +fut terrible: tous les regards étaient tournés vers l'eau comme s'ils +avaient eu la puissance d'en pénétrer le profond courant; mais le +malheureux plongeur ne se montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et +j'employai à cette malheureuse recherche tous les moyens dont il +m'était possible de disposer. Ils furent infructueux. + +La nuit nous obligea à regagner le schooner. La mort bizarre de ces +deux frères produisit sur l'équipage une douloureuse impression. Quel +obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son retour vers nous? +Était-ce la végétation touffue qui rampait dans le fond de la rivière, +ou bien encore les branches d'un arbre l'avaient-elles entouré de +leurs réseaux de mort? Je m'adressai vainement toutes ces questions, +questions insolubles et dont le secret était entre les mains de Dieu. +Quelques-uns de mes hommes pensèrent que le chagrin avait porté le +pauvre matelot à chercher un refuge dans une mort volontaire. + +La fatale destinée de ces deux hommes nous attrista horriblement, et +leur souvenir couvrit le schooner d'un voile de deuil. + +Nous reprîmes notre course en nous avançant avec lenteur le long de la +côte du sud-est pour gagner le port où avait été fixé le rendez-vous +avec de Ruyter. Le temps, extraordinairement clair et beau, était +rafraîchi par de calmes et douces brises. + +Un soir, quelques minutes avant le coucher du soleil, de légères et +diaphanes vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes du côté de +l'ouest. Au moment où le soleil disparut derrière ce voile de gaze, +une barre de flamme s'élança le long du sommet des montagnes, +s'entrelaça autour du sombre dôme de la cime la plus élevée et y resta +pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune +était d'un rouge sombre, la mer changea de couleur et devint +extraordinairement calme et transparente. Je tressaillis en voyant les +rochers, les poissons et les coquillages qu'elle renfermait dans son +sein. Nous sondâmes, il y avait douze brasses d'eau. L'atmosphère +était brûlante et lourde, et la flamme d'une chandelle allumée sur le +pont s'élevait aussi claire que si elle avait été dans une caverne. + +Je donnai l'ordre de ferler les voiles, de laisser tomber l'ancre en +attendant, pour la lever, le premier souffle du vent. + +--Mon brave, dis-je au second contre-maître, qui, avec les deux +frères, s'était montré soucieux quand j'avais choisi un vendredi pour +le jour de mon départ, maintenant que nous sommes amarrés, le charme +fatal est détruit, n'est-ce pas? + +--Nous ne sommes pas encore dans le port, monsieur, me répondit le +marin d'un ton et d'un air pleins d'humeur. + + + + +LXXXI + + +Le rivage qui se trouvait auprès de nous était excessivement bas: il +ressemblait à un immense marais couvert de prodigieux roseaux qu'on +voyait onduler çà et là sans que le moindre souffle du vent en agitât +les hautes tiges. Ce marais était la demeure des sauvages éléphants, +des tigres, des boas, et l'air pestilentiel qui s'en exhalait en +rendait l'abord et même le voisinage extrêmement dangereux. + +Au milieu du profond silence de la nuit, nous crûmes entendre le +rugissement des tigres; ces voix graves et sonores nous faisaient +frissonner d'épouvante. J'attendais avec une anxieuse impatience le +premier souffle de brise, tellement je souffrais d'exposer mon +équipage aux réels dangers de ce sombre rivage. Évidemment le pays +était inhabité et inhabitable pour des hommes, et cependant +l'obscurité de la nuit nous laissa voir des lumières semblables à +celles dont se servent les pêcheurs, et qui vacillaient çà et là; +d'autres nous paraissaient stationnaires, comme si elles provenaient +des huttes d'un village. + +Le ciel n'avait ni étoiles, ni nuages; il était pur, et son calme +menaçant fut enfin troublé par le rayonnement des éclairs qui +illuminèrent les montagnes. + +J'étais assis sur le pont avec Zéla, et nous regardions ces signes +extraordinaires et qui nous pénétraient insensiblement d'une profonde +mélancolie. Zéla me racontait, de sa voix douce et musicale, les +effrayantes tempêtes qu'avaient vues ses premières années. Elle me +parlait de ces feux étranges, des simouns, des orages, passage du vent +dans les brûlants déserts de son pays natal. Tout à coup, un bruit +étrange, bruit plus fort que celui que fait le tonnerre en se +précipitant dans l'espace, fit retentir l'air d'une sinistre clameur. + +--Chut! m'écriai-je en laissant tomber la main de Zéla. Que s'est-il +passé? + +Je bondis sur le pont; mais le coup était porté avant qu'il me fût +possible d'appeler mes hommes endormis sur le tillac. + +Nous étions complétement démâtés. + +Je regardai en haut, et la clarté des éclairs me montra deux longues +perches nues. Les barres de bois, les vergues, les agrès, tout avait +été emporté par le vent. La mer, qui était blanche d'écume, nous +couvrait comme si nous avions été placés sous une cataracte. + +Nos sabords et une grande partie des passages avaient été emportés, +les fers des canons enlevés, et les canons eux-mêmes détachés à leur +place. Notre petit vaisseau plongeait follement dans la mer, et +pendant une seconde, nous nous trouvâmes entièrement submergés. D'une +main je saisis Zéla, de l'autre les haubans, mais c'était avec une +peine inouïe que je résistais à l'entraînement de l'eau. Si le câble +attaché à l'ancre ne s'était pas brisé, nous eussions infailliblement +coulé à fond. + +Enfin, je repris un peu d'espoir en voyant la proue du schooner +reparaître au-dessus de l'eau. + +Je hélai mes hommes, mais personne ne répondit à mon appel. + +--Mon Dieu! m'écriai-je, la mer a-t-elle englouti tout l'équipage? + +Quelques matelots, pâles, muets, haletants, se traînèrent vers moi. + +--Y a-t-il des hommes hors du navire? leur demandai-je avec angoisse. + +Et, en faisant cette question, je regardai à la proue. + +--Oh! capitaine! s'écria une voix venant de la mer, à l'aide, par +grâce, à l'aide! + +Les éclairs qui sillonnaient la nue resplendissaient comme des rayons +de soleil sur la blancheur immaculée de la mer, et dans cette nappe +d'argent je pus distinguer plusieurs têtes noires qui luttaient +faiblement contre la violence des vagues. + +La voix qui m'avait appelé était celle d'un garçon suédois que +j'aimais beaucoup, et mon imagination me montra aussitôt le pauvre +marin dans le désespoir d'une horrible agonie. + +Le fatal simoun était passé. Je détachai Zéla, qui s'était suspendue à +mon bras par une étreinte convulsive, et, après l'avoir mise en +sûreté, j'ordonnai à mon contre-maître américain de tenir le +gouvernail. Cela fait, je me précipitai vers un petit bateau qui était +sur la poupe, car celui de la proue avait été emporté, et, voyant avec +joie qu'il avait échappé à la violence des vagues, je criai aux hommes +de venir m'aider à sauver leurs camarades. Ils hésitèrent un instant, +car les pauvres diables savaient à peine s'ils étaient sauvés +eux-mêmes. Ils se mirent néanmoins à ma disposition, et, pour exciter +le courage de mes compatriotes, je les appelai par leurs noms en leur +disant: + +--Voyons, mes garçons, faut-il que nos camarades périssent faute d'un +bateau et d'une corde? Bon courage! venez, mettez vite le bateau à +l'eau. Où est Stang? Par le ciel, il est dans la mer, car je n'aurais +pas eu besoin de l'appeler... Vite, mes garçons, poussez le bateau... +bien; maintenant, prenez garde, il peut vous échapper ou couler à +fond... La, la, il est à flot; maintenant, que quatre des meilleurs +hommes du bord entrent dedans. Je vais avec vous; je sais où ils sont; +et vous, criai-je au contre-maître, gardez le vaisseau sous le vent, +hissez des lumières et préparez des cordes. + +Nous quittâmes le vaisseau; le vent s'était soudainement abaissé; +mais la mer était aussi agitée et aussi tumultueuse que l'est une +rivière à l'endroit où elle se jette dans la mer. Les éclairs avaient +disparu, et la nuit était profondément obscure. + +Aussitôt que nous fûmes derrière le schooner, nous ramassâmes deux +hommes qui s'étaient sauvés en s'attachant aux morceaux de bois qui +flottaient auprès du vaisseau. Je fis ramer dans toutes les +directions, en appelant mon second contre-maître et le garçon suédois +qui s'étaient perdus. Nos recherches furent vaines, et la crainte de +périr nous-mêmes m'obligea à faire diriger notre marche sur le +vaisseau. + +Le vent et la pluie nous fouettaient la figure; la nuit était +horrible; ce fut avec une peine inouïe que nous arrivâmes à gagner le +côté droit du vaisseau, que le vent poussait avec violence vers la +mer. + +Au moment où les naufragés essayèrent de grimper à bord du schooner, +un roulis frappa le bateau, qui coula à fond, me laissant avec six +hommes flotter sur la surface de l'eau. + +Je m'éloignai rapidement de mes compagnons, dans la crainte d'être +saisi par la main convulsive d'un mourant, car j'entendais aussi +confusément que dans un rêve leurs cris de désespoir. + +En entrant dans le sillage du vaisseau, qui s'éloignait rapidement, je +vis les hommes du bord se précipiter à l'arrière pour nous jeter des +cordes; aucune ne nous atteignit. Alors on nous cria de saisir les +barres de bois qui flottaient autour du vaisseau; mais ces barres +étaient trop loin de la portée de nos mains. + +--Une corde, ou nous sommes perdus! criai-je d'une voix distincte, car +je savais que le seul bateau qui restait sur le schooner ne pouvait +pas être mis à l'eau. + +Je crus que ma dernière heure était arrivée. Tout à coup, quelque +chose de blanc parut sur le pont du schooner, et une voix divine, une +voix céleste, une voix qui pénétra mon coeur, qui domina le bruit de +la tempête et les cris des malheureux, cria: + +--Voici une corde, mon Dieu! portez-la jusqu'à lui ou faites-moi +mourir! + +L'extrême bout d'une petite corde blanche vint tomber presque dans ma +main. Bien sûrs étaient les yeux qui l'avaient dirigée, bien ferme la +main qui l'avait tendue. Cette main était la tienne, Zéla; ton petit +bras et tes doigts mignons possédèrent en ce moment suprême plus de +force que ceux des plus vigoureux marins; ils sauvèrent cinq hommes +qui n'avaient plus devant eux pour tout avenir qu'une minute +d'existence! + +Je puis à peine voir le papier sur lequel j'écris, car les longues +années qui se sont écoulées depuis ce jour heureux et néfaste n'en ont +point amorti le souvenir. + +Ô mon ange adoré, ne m'avez-vous pas, du haut du ciel, pris sous la +sainte égide de votre protection, en me préservant de la mort dans les +batailles où je la cherchais avec désespoir? N'avez-vous pas, esprit +gardien, détourné le coup de l'assassin prêt à frapper un coeur dévoué +à vous seul? N'avez-vous pas guéri les blessures qui étaient trop +graves pour se cicatriser à l'aide des remèdes humains, et ouvert les +mains de la mort quand j'ai senti ses doigts glacés se presser sur ma +poitrine? Ne m'avez-vous pas rendu la santé par les moyens les plus +miraculeux? + + + + +LXXXII + + +Mais, esclave de mes devoirs, je suis forcé de reprendre le cours de +ma narration. Zéla, qui n'avait pas quitté le pont (elle ne le +quittait jamais à moins d'y être forcée par mes prières), avait été +présente à toute la calamité. Comme je l'ai déjà dit, Zéla appartenait +à une race énergique, et sa forme fragile possédait un caractère et +une âme d'une incroyable énergie. Elle avait montré aux matelots à +bord du schooner--les yeux de l'amour percent les ténèbres de la plus +sombre nuit--où il fallait jeter les cordes; mais, n'ayant pas +confiance en l'adresse des matelots, elle avait saisi la sonde de la +mer sur laquelle, heureusement, il n'y avait pas de plomb, et, après +avoir démêlé un grand rouleau, elle courut sur les cordes du pied du +grand mât. L'homme qui me fit la narration de ce qui s'était passé me +dit que Zéla courait comme un esprit de l'air. + +Quand Zéla fut sur l'extrême bout, elle entendit ma voix, et, dirigée +par le son, elle jeta le rouleau de corde. Dans la crainte de mal +viser son but, la pauvre enfant avait attaché l'autre bout avec +l'intention de se jeter dans la mer pour me l'apporter. Quatre des +hommes qui étaient avec moi saisirent la corde, qui n'était pas +beaucoup plus grosse qu'une corde à fouet, et il est vraiment +merveilleux qu'elle ait pu nous supporter. + +Le schooner nous jeta un autre appui, et nous nous trouvâmes bientôt +en sûreté. + +Deux hommes qui, ne sachant pas nager, s'étaient entortillés dans les +cordages du bateau, disparurent avec lui, car il est bon de remarquer +que les marins sont généralement très-mauvais nageurs. + +Dès que j'eus franchi le bord du schooner, Zéla se jeta dans mes bras. +Ses lèvres étaient aussi froides que de la glace, et son visage, d'une +pâleur livide, paraissait couvert des ombres de la mort. Je plaçai +Zéla sur l'écoutille, à côté de la jeune fille malaise, et, en voyant +son corps inanimé soutenu par la petite esclave, je m'écriai avec +angoisse: + +--Mon Dieu! mon Dieu! va-t-elle donc mourir? + +La vieille Kamalia, qui était couchée dans la cabine, s'écria +aussitôt: + +--Non, malek, il est vrai que la Mort est venue, mais ce n'est pas +encore pour ma jeune maîtresse; quand elle viendra de nouveau, la +sombre fille de la nuit, la noble race de Bani Bedar Kurcish, qui est +contemporaine avec les sables, sera éteinte pour toujours. Quand la +vague salée et destructive touche la racine des dattiers du désert, +ils meurent; ceci est écrit dans le livre du prophète. Je rachète par +ma mort la vie de lady Zéla, et je jurai, le jour où la Mort prit sa +mère, qu'au moment où cette déesse des ténèbres prendrait une âme de +notre maison, cette âme serait celle de la vieille Kamalia. Démon +bleu! le prophète m'a entendu, il faut que tu lui obéisses. + +Ces paroles furent suivies d'un râle étouffant, et je crus que la +pauvre nourrice se noyait. + +Je savais que la cabine avait été remplie par l'eau de la mer, je +demandai une lanterne, et j'ordonnai à la jeune fille malaise et à +deux hommes de porter la pauvre femme sur le pont. + +Il n'y avait pas un seul vêtement sec sur le vaisseau, et tous les +soins que je pouvais donner à ma chère Zéla se réduisaient à des +caresses. Je pressais convulsivement contre mon sein le corps glacé de +la pauvre enfant; je soufflais sur ses yeux, et après mille peines, +j'eus le bonheur de voir monter sur ses joues pâlies une légère +rougeur. + +Les hommes que j'avais chargés d'enlever la vieille Kamalia de la +cabine envahie par l'eau me crièrent qu'elle était morte, roide et +froide comme une pierre. + +Lorsque la cabine fut mise en état de recevoir ma femme, je l'y +transportai, aidé par la jeune fille malaise, qui me promit de veiller +sur elle; et, le coeur plus tranquille, je me rendis sur le pont. + +Le soin de débarrasser le vaisseau des débris qui l'encombraient +occupa trop mon esprit pour me donner le loisir de faire l'énumération +des pertes d'hommes que nous avions faites. Tout à coup, mes oreilles +furent frappées par des cris perçants poussés par la jeune Malaise. Je +me précipitai vers la cabine, et je trouvai Zéla dans les convulsions +de l'agonie. La pauvre chère était saisie avant terme par les douleurs +de l'enfantement, et elle mit au monde un petit être sans vie. Quand +les douleurs de Zéla se furent calmées, je la contraignis à boire un +verre de grog très-fort. Cette brûlante composition réchauffa son +sang, et elle tomba bientôt dans le calme d'un profond sommeil. + +Sous la bienfaisante influence de cet heureux repos, le visage de Zéla +reprit son expression de douceur divine, et elle me parut si +parfaitement belle, que je la regardais avec autant de plaisir et de +surprise que si mon regard ne s'était jamais fixé sur sa délicieuse +figure. + +Dans la crainte que le souvenir de la vieille Kamalia ne vînt, au +réveil, frapper l'esprit de Zéla, je défendis à la Malaise de parler +de la mort de la pauvre femme, et je me disposai à faire disparaître +son corps. + +Une lanterne à la main, je m'approchai de l'endroit où son cadavre +avait été déposé. La figure de Kamalia n'avait subi aucun changement; +elle ressemblait à une momie que j'avais vue à l'île de France, et +qui, datant de l'époque de Cléopâtre, avait été enterrée près de deux +mille ans. + +La momie dont je parle avait autant d'apparence de vie que les restes +livides et flétris de la nourrice. Les vers étaient bien fraudés de +leur proie, car la peau, d'un bleu livide, ne couvrait que des os. Une +raie, d'un cramoisi terne, tachait une veine des tempes, et sur cette +veine descendaient quelques mèches de cheveux gris semblables à de la +mousse sur un arbre mort. Les bras de Kamalia pendaient roides, et +toute la pose de ce corps avait une expression de rigidité sauvage. Je +cachai le cadavre de la fidèle servante dans une cabine isolée, et je +remontai sur le pont. + +--Des battures à l'avant!... cria un homme en vigie. + +Malgré son état fracassé, le schooner, qui avait quelques voiles, +passa les battures, et nous vîmes le ressac qui se brisait sur les +rochers enfoncés dans l'eau. Au point du jour, le temps reprit sa +tranquillité, le soleil se leva dans toute sa splendeur, et un voile +de brouillard vaporeux se suspendit au-dessus du rivage d'où l'ouragan +nous avait éloignés. + +Le vaste et sombre marais dont nous avions rasé les bords couvre une +immense étendue de terre; il est exactement placé au-dessous de +l'équateur. Je bénis encore le ciel que sa fureur nous ait chassés des +rives dangereuses de cet impur terrain, dont la vapeur pestilentielle +nous eût évidemment été mortelle. + +Le constructeur du schooner n'aurait pas reconnu le pauvre vaisseau, +et bien certainement le prince Zaoo se serait refusé à faire un +échange entre mon bâtiment et la vieille carcasse pourrie sur laquelle +il naviguait. Fracassé, démâté et brisé, le schooner était livré à la +merci des vagues et du vent. Outre cela, notre butin et nos provisions +étaient entièrement gâtés. + +Après avoir donné mes ordres, je laissai le pont à la charge du +contre-maître. Je fis la revue de mes hommes, et je me retirai dans ma +cabine. + +Nous avions perdu le contre-maître, le munitionnaire, le garçon +suédois et sept matelots. + +Je trouvai Zéla endormie, et, pour ne pas réveiller la chère créature, +je plaçai des chaises à côté de sa couche; mes bras enveloppèrent le +cou de Zéla, et dans cette position, je m'endormis profondément. + +Mais mon sommeil fut horrible; je rêvai qu'on me faisait subir +d'effroyables supplices, que j'étais déchiré en mille morceaux par des +requins et des tigres, que ma tête était écrasée comme une noisette +entre les énormes mâchoires d'un crocodile. Dans l'effervescence des +prodigieux efforts que je tentais pour me sauver, je renversai les +chaises et je tombai en entraînant Zéla dans ma chute. + +--Qu'avez-vous, mon ami? s'écria Zéla tout épouvantée. + +Je ne pus répondre; la sueur coulait de mon front, et j'étais sans +haleine. + +--Très-cher, dit Zéla en m'embrassant, vous venez de faire un mauvais +rêve; ne vous effrayez pas ainsi, le temps est calme et nous sommes +ensemble. + +Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il me fût possible de me +ressouvenir de tout ce qui s'était passé. Quand je repris mes sens, +mon coeur bondit de joie; mon adorée Zéla était appuyée sur lui, et +son beau visage était souriant. + +Retardés par la faiblesse du vent, par le manque de toile, nous mîmes +cinq jours à gagner notre port de destination. + +En retrouvant de Ruyter, toutes nos souffrances furent oubliées, et +nous nous arrêtâmes sous la proue du grab en chantant et en poussant +des cris de joie, comme si nous avions fait un voyage des plus +propices. Tant il est vrai qu'un rayon de joie fait oublier les +souffrances les plus longues et les plus terribles! + +De Ruyter monta sur notre bord; il était stupéfait de nous voir si +fracassés par la tempête. + +--Holà! mes garçons, nous dit-il, avez-vous fait un voyage au pôle +arctique? Avez-vous été environnés par des remparts de glace pendant +un demi-siècle? + +--Non, lui répondis-je; seulement nous avons transformé le schooner en +une cloche à plongeur ou en une torpille, afin de croiser en dessous +de l'eau. + +--Mais que vous est-il donc arrivé? et ses yeux perçants parcoururent +le vaisseau: vous êtes-vous battus avec le simoun? Il n'y a pas de +machines humaines capables d'opérer une pareille dévastation. Ah! ah! +tous vos hommes ne sont pas ici, il manque plusieurs figures bien +familières. + +De Ruyter possédait le don si rare de ne pas oublier une figure sur +laquelle il avait arrêté son regard. + +Quand j'eus raconté à de Ruyter notre funeste histoire, il me dit en +souriant: + +--Fort bien; vous avez été sauvés par un miracle. Le mal n'avait point +de remède. Il faut que nous nous occupions de réparer le désastre. +J'espère que le corps du vaisseau n'est pas endommagé. Nous avons ici +assez de barres de bois, et je vous fournirai des cordages et de la +toile. Quant à moi, j'ai eu plus de succès en attaquant un convoi de +vaisseaux en course dans les détroits de la Sonde. Nous avons démâté +un fainéant croiseur de la Compagnie, pris deux vaisseaux chargés, +l'un de munitions navales et militaires, l'autre de provisions. Je les +ai conduits à Java, et j'ai vendu fort avantageusement les vaisseaux +et leurs cargaisons. + +En revenant de Java, nous avons ramassé deux vaisseaux marchands +particuliers, dont un, destiné pour Macao, était chargé de caisses +d'opium, ce qui vaut mieux que les dollars, car l'opium est très-cher +dans ce moment-ci. L'autre bâtiment était chargé d'huile, de café, de +sucre candi et de plusieurs autre choses; du reste, vous les verrez +tous deux, ils sont là dans le port. Outre cela, j'ai rendu de grands +services au peuple de ces parages, peuple que les Maures nomment des +Beajus ou hommes sauvages, et pour ces services ils m'ont fait roi de +leur île. Me voici donc un roi prospère, avec mille Calibans pour mes +sujets. Regardez, ils m'apportent du bois, de l'eau, et ils m'ont fait +voir et apprécier toutes les qualités de leur territoire. + +--Quels services avez-vous donc rendus à ce peuple? demandai-je à de +Ruyter. + +--Voici. Près des îles de Tamboc, qui ne sont point habitées, je fus +tout surpris de découvrir une flotte de proas. Les prenant pour des +pirates, je passai au beau milieu de leur flotte. Comme ils étaient +amarrés auprès du rivage, plusieurs se sauvèrent. Quelques-uns +levèrent l'ancre et tentèrent de fuir; mais, à l'exception de deux ou +trois, je m'emparai de tous. Quand j'eus abordé les bateaux, je +découvris qu'ils appartenaient à des pirates malais et mauresques. Ces +pirates avaient visité la côte au sud-est de Bornéo, surpris les +habitants, qui, par la raison que leur pays est inondé d'eau pendant +la saison des pluies, vivent dans des maisons flottantes attachées à +des arbres. Les malheureux ne purent se sauver, car les corsaires +arrivaient auprès d'eux avec leurs chaloupes et prenaient +indistinctement les hommes, les femmes et les enfants. Après cet +exploit, les ravisseurs se mirent en mer, et ils avaient touché aux +îles de Tamboc pour prendre des provisions et de l'eau, quand, fort +heureusement pour les prisonniers, je les surpris à mon tour. Je +trouvai près de deux cents captifs dans les différents proas; je les +mis tous en liberté, et, leur faisant cadeau des chaloupes, je les +amenai ici, près de leur pays natal. + +Je dois faire observer au lecteur que nous étions amarrés dans un port +au sud de l'île de Bornéo. Ce port était dans une baie formée par +trois petites îles, qui n'étaient point habitées ni même habitables, +car la plus grande n'avait pas un mille de circonférence. Le canal +entre nous et la plus grande des îles avait à peine un mille de +largeur, et le passage en était fermé par un banc de sable sur lequel +la mer se jetait sans cesse. Le grab se trouvait tout à fait environné +de terre, et j'avais eu une grande peine, malgré les descriptions de +de Ruyter, à découvrir le lieu de notre rendez-vous. + +Pour ajouter un malheur de plus aux calamités qui avaient accablé le +schooner, mes hommes furent soudainement saisis d'une fièvre putride +et de la dyssenterie. Nous attribuâmes ce fléau à l'atmosphère +pestilentielle qui s'était exhalée du fatal rivage marécageux auprès +duquel nous nous étions arrêtés. Quelques malades moururent; et à +peine leurs âmes se furent-elles séparées de leurs corps que nous +fûmes obligés de les jeter dans la mer, tant l'odeur qu'ils +répandaient était insupportable. Et tous ces malheurs étaient +attribués à la néfaste journée du vendredi. + + + + +LXXXIII + + +On croit que les Beajus sont une partie des aborigènes de la grande +île de Bornéo, chassés dans l'intérieur du pays, qui se compose de +collines et d'énormes montagnes sombres, escarpées et pleines de +précipices. Une chaîne de ces montagnes avoisine la partie de l'île à +laquelle nous étions amarrés, et les bases de ces montagnes, en +s'étendant dans la mer, rendent en certains endroits l'approche de +l'île fort dangereuse. Si les petites îles ne nous avaient pas +protégés, nous n'aurions pu trouver un ancrage, même à la distance de +plusieurs lieues. La mer, environne les deux côtés du pays, pendant +que l'énorme marais forme une barrière dans l'intérieur; de sorte qu'à +l'exception de quelques maraudeurs qui viennent dans leurs proas de +temps en temps pour ravager les villages dispersés çà et là, sur une +plaine qui se trouve aux limites du marais, les Beajus vivent en paix, +grâce à l'impôt qu'ils payent à une colonie malaise située sur la côte +ouest. + +Libres d'être gouvernés par leurs propres chefs, les Beajus vivent +avec une simplicité patriarcale. La chasse et la pêche sont leurs +principales occupations, et ils ont une quantité suffisante de riz, de +maïs et d'autres grains, ainsi que des fruits, des racines et des +herbes. + +La saison pluvieuse commence en avril; elle dure une moitié de +l'année, et ne cesse de tomber avec des ouragans épouvantables +au-dessus de l'immense marais. Les bêtes sauvages osent seules errer +quelquefois dans cette affreuse solitude. + +Ce marais a été nommé l'île de la Puissance destructive; on le dit +peuplé de démons qui préparent là toutes les souffrances humaines pour +les disperser sur le monde au gré de leurs caprices. + +Afin d'adoucir la colère de ces démons, les Beajus leur offraient des +sacrifices; mais ils n'en offraient pas, malgré leur croyance en elle, +à la puissance bonne et suprême, disant: «Comme cette puissance ne +fait que du bien, nous ne devons ni essayer de la corrompre par des +sacrifices ni implorer sa clémence.» + +Les chefs des Beajus étaient élus par des vieillards. Chaque chef de +famille devait répondre de ceux qui lui appartenaient. Ils n'étaient +cités devant une grande assemblée que pour de grands crimes, et +l'adultère, étant considéré comme le plus atroce, était puni de mort. + +Le bon service que de Ruyter avait rendu à ce peuple ne fut ni oublié +ni méconnu, car leur reconnaissance fut sans bornes. Les deux cents +personnes qu'il avait libérées se firent les esclaves de leur sauveur; +elles nous rendirent toutes sortes de services et refusèrent d'en +recevoir le payement. Les plus riches se tenaient constamment côte à +côte à bord de nos vaisseaux pour nous donner des fruits, des +volailles, du poisson, des chèvres et toutes les choses que produisait +leur pays. Ils bâtirent des huttes très-commodes sur la plus grande +des îles pour recevoir nos malades et nos blessés, qui étaient +nombreux sur les deux vaisseaux. Ces huttes furent placées sous la +surveillance de Van Scolpvelt, qui avait toujours soin d'être bien +fourni de médicaments. D'ailleurs, herboriste lui-même, il consacrait +ses heures de loisir à chercher des herbes et des plantes pour les +distiller et en faire des décoctions et des onguents. Le docteur avait +à ses ordres un des canots des Beajus, et, à l'aide de ce canot, il +faisait sur la côte des excursions journalières. + +Pendant quelques jours je fus exclusivement occupé à réparer le +schooner, et, pour lui rendre toute sa force première, je cherchai +dans les forêts les planches de bois dont j'avais besoin. + +Malgré tous mes soins, j'avais à surmonter de grandes difficultés pour +trouver un bois qui possédât les qualités nécessaires. Quant à un bois +de charpente, il y en avait assez pour bâtir des flottes. + +Un jour, étant allé bien loin le long de la côte, je débarquai dans +une petite baie dont l'approche était inaccessible du côté de la +terre, car elle se trouvait gardée par une montagne couverte de +jungles. Les buissons et les cannes de ces jungles, entrelacés +ensemble par d'énormes plantes rampantes, laissaient croire qu'un rat +seul avait la possibilité d'en franchir les sinueux détours. La vue de +quelques sapins me détermina cependant à tenter l'approche de cet +impénétrable fourré. En conséquence, après avoir fait aborder Zéla sur +le rivage, j'envoyai mon bateau au schooner avec l'ordre de ramener +les charpentiers. Nous étions cependant à une distance considérable du +vaisseau; mais ma petite barque naviguait admirablement bien, et, +comme le vent était bon, je calculai que les ouvriers pouvaient se +rendre à mes ordres dans l'espace de quelques heures. + +En attendant le retour de mes envoyés, nous examinâmes la place, afin +de trouver un chemin praticable; mais nos recherches furent +complétement inutiles. En désespoir de cause, nous nous promenâmes çà +et là sur le bord de la mer, et nous ramassâmes des huîtres et des +moules, car de hauts rochers qui s'avançaient au-dessus de nous en +étaient couverts. + +Pendant que Zéla s'occupait à préparer du café, je fis ma sieste, +étendu sur un fragment de rocher, et bientôt le bruit monotone des +vagues, le chant du coq des jungles et la voix éloignée du faon, voix +aiguë et plaintive, m'endormirent profondément. Tous ceux qui ont joué +un rôle dans les actives scènes de la vie maritime ou militaire ont +trouvé un bonheur exquis dans les douceurs du repos, soit qu'on le +goûtât dans l'isolement, soit qu'il fût partagé avec une compagne +jeune, belle et chérie. Dans cette solitude enchanteresse, on peut +décharger les fardeaux qui pèsent sur le coeur, se confier +mutuellement ses joies ou ses angoisses, être libre enfin, échapper à +la dédaigneuse pitié des amis dont les paroles banales sont plutôt un +ennui qu'une consolation. Les amis sont généralement des prophètes +officieux qui prévoient les malheurs et qui avertissent d'éviter ce +qui est inévitable; puis, quand le mal est sans remède, ils justifient +leur conscience par ces mots: + +--Il n'a pas voulu écouter mes conseils; c'est une faute dont il subit +les conséquences!... + +Quand le café fut prêt, Zéla mit sa tête sur mon épaule et me montra +une tache blanche sur les eaux en me disant: + +--C'est un canot du pays, très-cher; cachons-nous! + +--C'est notre bateau, mon amour, il n'y a aucun danger à craindre. + +--Parions, dit Zéla. + +--Parions, répétai-je d'un ton joyeux. + +Mais afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir de si bonne heure le goût du +jeu, il faut que je dise que le gain de nos paris n'était que des +baisers. De sorte que, bateau ou canot, je gagnais toujours, car +c'était donner au lieu de recevoir, ce qui est aussi agréable l'un que +l'autre. Quand j'eus persuadé à Zéla que la tache blanche était notre +bateau, je lui demandai un baiser. La chère enfant me le donna; mais +je fus obligé de le lui rendre. Le sujet de notre joyeux pari était le +canot du docteur. Tout à coup un petit bruit sourd se fit entendre +dans les jungles. Cachés par une saillie du rocher, il nous fut facile +de nous mettre sans être vus en état de défense; j'armai +silencieusement ma carabine. + +Un taoo parut au-dessus de nos têtes. + +--Soyez prudent, mon ami, me dit Zéla: un tigre s'approche, car cet +oiseau le précède toujours de quelques pas. + + + + +LXXXIV + + +J'ajoutai une balle de plomb à ma carabine, dont j'appuyai la crosse +sur le rocher, décidé à ne faire feu qu'en cas d'attaque, et je +calculai rapidement qu'il nous serait possible de fuir et de gagner le +bateau à la nage si notre ennemi n'était pas atteint par ma balle. +Après avoir ôté ma casquette, je jetai un coup d'oeil au-dessus du +rocher; le bruit ne cessait pas. Tout à coup, et à ma grande surprise, +j'aperçus un vieillard gris et couvert de poils. Il écarta les +buissons, et après un long examen de son entourage, il se baissa et +sortit de l'ouverture de la petite baie. Au geste que je fis pour +m'élancer vers l'inconnu, Zéla tressaillit, et me prit la main en +murmurant à voix basse: + +--Cachez-vous et ne bougez pas. + +L'étranger avait la plus étonnante figure du monde, et cette figure ne +ressemblait à aucune de celles que j'avais vues chez les différents +peuples de la mer des Indes. Ses membres étaient remarquablement +longs, et la seule arme qu'il portât était une énorme massue, +pareille, du reste, à celles dont se servent les insulaires du Sud. La +figure de cet homme était noire, couverte de poils gris et +profondément ridée; sa taille semblait courbée par l'âge et par les +infirmités, mais néanmoins il marchait à grands pas sur le terrain +inégal. Les yeux de cet étrange personnage avaient une expression de +malignité qui les faisait ressembler à ceux d'un démon. + +Quand il fut arrivé sur les bords de la mer, mais dans une direction +opposée à celle où nous nous trouvions, il s'assit sur un rocher, et, +à l'aide d'une pierre pointue qu'il avait ramassée, il arracha des +moules qu'il dévora d'un air horriblement avide. Après avoir terminé +son repas, le sauvage cueillit une grande feuille, y mit des huîtres +et des moules, puis il serra sa pêche avec soin. Avant de s'éloigner, +l'homme examina pendant quelques minutes le canot de Van, qui voguait +rapidement vers nous, hocha la tête, et d'un pas alerte il reprit le +chemin des jungles et disparut. + +--Je veux le suivre, dis-je à Zéla, et je me levai vivement. + +Zéla voulut me retenir. + +--C'est un _Jungle-Admée_, me dit-elle; on assure qu'ils sont plus +rusés, plus cruels et plus féroces que les tigres et les lions. + +--Il est seul, mon amie, et bien certainement j'ai assez de force et +d'énergie pour lui tenir tête; d'ailleurs, en le suivant, je trouverai +un chemin qui me sera utile. + +Je mis aussitôt mon idée à exécution, et, après m'être traîné sous un +massif de kantak, je découvris un étroit et tortueux sentier que le +vieillard suivait à pas lents; je me glissai sur ses traces, +accompagné de l'intrépide Zéla. + +Après un quart d'heure de marche, le vieillard dirigea sa promenade +vers le marais, traversa le lit d'un ruisseau de la montagne, grimpa +sur un rocher d'une quinzaine de pieds de haut, et de là sur un vieux +pin couvert de mousse. + +Quand le sauvage eut gravi le tronc de l'arbre, il se trouva plus +élevé que le rocher; alors il s'attacha par les bras à une branche +horizontale, et, semblable à un matelot qui traverse les étais d'un +mât et change continuellement la position de ses membres, l'étranger +gagna le sommet du rocher. Une fois là, il soutint son corps avec ses +mains, et, se laissant doucement tomber de l'autre côté, il continua +sa marche. Nous le suivîmes en évitant avec soin de faire le moindre +bruit. + +L'inconnu franchit plusieurs rochers, dans les crevasses desquels +poussaient les pins dont j'avais besoin. + +Arrivé là, le vieillard suspendit sa marche pour considérer un énorme +pin qui, tombé de vieillesse, produisait encore une infinité de +vigoureux rejetons. Le sauvage arracha quatre jeunes pins, qu'il +dépouilla de leurs branches pour les placer commodément sur son épaule +gauche. Cela fait, il se dirigea vers un petit espace de terrain sur +lequel se trouvaient des mangoustans sauvages et des bananes. Après +avoir cueilli quelques fruits bien mûrs, le sauvage fit plusieurs +détours et arriva sur un petit emplacement ombragé par un arbre +couvert de grandes fleurs blanches. Sous la merveilleuse épaisseur des +branches de cet arbre, nous aperçûmes une jolie petite hutte +construite avec des cannes entrelacées ensemble. + +Ce fut avec une véritable admiration que mes regards parcoururent le +délicieux entourage de la pittoresque habitation du solitaire, car un +goût parfait avait présidé au choix de l'emplacement et à +l'harmonieuse disposition des objets extérieurs. À droite de la hutte +se trouvait un banc de rochers couvert de tamarins et de muscades +sauvages; à la base de ce banc, on voyait une excavation à moitié +ombragée par trois grands arbres de bétal, qui, avec leurs troncs +droits, à l'écorce d'un blanc argenté, étaient d'une beauté tellement +resplendissante, qu'ils semblaient être les Grâces de la forêt. +Derrière l'ermitage s'étendait à perte de vue un jungle impénétrable, +dans lequel je distinguai le tamarin, la muscade, le cactus, l'acacia +et le sombre feuillage du bambou. + +Après avoir déposé le paquet de jeunes pins à la porte de sa demeure, +le vieux sauvage entra à quatre pattes dans la hutte, dont la porte +était très-basse, car le toit, couvert de feuilles de palmier, n'était +élevé que de deux pieds au-dessus de la terre. + +Pendant que j'examinais attentivement la hutte, un bruit sourd dans le +buisson sous lequel j'étais caché me fit tourner la tête, et je vis +avec un indicible effroi la tête noire et l'oeil brillant d'un +cobradi-capello. L'horrible bête dirigeait sa marche vers Zéla, qui, +muette de terreur, semblait fascinée par les yeux du reptile. + +Le danger de ma femme étouffa ma prudence. Je courus à elle en +poussant un cri formidable. Le serpent ne parut point alarmé; il se +retira doucement dans un buisson et disparut. + +--Oh! le Jungle-Admée, s'écria Zéla. + +Je me retournai vivement. + +Le vieillard s'avançait vers nous en tenant fermement serrée dans ses +deux mains la massue, qu'il faisait voltiger au-dessus de sa tête +comme un bâton à deux bouts. + +À en juger par la férocité du regard du vieux scélérat décharné, par +le grincement de ses dents, par la fureur qu'exprimaient tous ses +gestes, il était bien certain qu'il se préparait au combat. + +J'avais à la main ma carabine armée; mais, avant d'avoir eu la +possibilité de la diriger contre mon agresseur, je fus obligé de +reculer vivement en arrière pour éviter un coup de massue. Éloigné du +sauvage par ces quelques pas, je visai sa poitrine, et tout le contenu +de mon arme fut logé dans son corps. Le vieillard bondit sur ses pieds +et vint lourdement tomber sur moi. Le choc me fit trébucher, et, me +croyant perdu, je criai à Zéla de courir au bateau, afin de se sauver. +Mais, au lieu de fuir, l'héroïque enfant enfonça une lance de sanglier +dans le dos du sauvage, en me disant d'une voix calme: + +--Il est tout à fait mort, mon ami; levez-vous. + +J'eus quelque peine à me débarrasser de l'étreinte du sauvage, et, en +me relevant, je vis que la balle, en traversant le coeur, était la +cause de l'élan convulsif qui avait failli causer ma perte. + +Bien certain de la mort du Jungle-Admée, nous pénétrâmes dans sa +maison. L'intérieur différait fort peu de celui des habitations de +tous les hommes de l'île, seulement cet intérieur était plus propre, +et surtout plus commode. + +À un bout de la chambre s'élevait un mur mitoyen, sorte de défense +opposée à l'invasion des voleurs pendant l'absence du maître. Sur une +table grossièrement construite était soigneusement étalée une +provision de racines et de fruits. En vérité, on eût dit que la +chambre de cet homme était la demeure d'un philosophe écossais. + +En entendant la détonation des mousquets et le son des voix qui nous +appelaient, je fus tout surpris de m'apercevoir que nous étions tout +près de la mer. + +Nous nous hâtâmes de regagner le rivage, où stationnait Van dans son +canot. + +L'endroit où nous nous étions arrêtés avait été désigné au docteur par +les hommes de notre bateau; la détonation de ma carabine avait si fort +épouvanté notre Esculape, qu'il avait donné l'ordre à ses compagnons +de tirer, en forme d'appel, plusieurs coups de mousquet. + +--Bonne nouvelle, Van! lui dis-je; j'ai trouvé pour vous ici un +magnifique sujet. + +Et je racontai au docteur mon aventure avec l'homme sauvage. + +--Où est-il? s'écria Van. + +Brûlant de curiosité, le docteur me suivit sur le lieu du combat. + +--Comment! c'est cela? Mais cet être n'appartient pas à la classe +_bimana_, à la classe _genus homo_ ou homme; il appartient à la +seconde classe des _quadrumana_, êtres de la race _simii_, qui se +compose de singes, de guenons et de babouins: le _pelvis_ étroit, le +_falx_ allongé, les bras longs, les pouces courts et les côtes plates. + +»Celui-ci, continua Van en tournant le corps, est un orang-outang. En +vérité, je n'en ai jamais vu un aussi grand: il ressemble beaucoup au +_genus homo_; mais touchez-le, il a treize côtes, et il n'y a guère de +différence entre votre conformation et la sienne. Buffon dit que les +orangs-outangs n'ont aucun sentiment de religion, et quel sentiment en +avez-vous? Ils sont aussi braves et aussi féroces que vous; de plus, +ils sont très-ingénieux, et vous ne l'êtes pas. D'ailleurs, autre +supériorité, c'est une race réfléchissante, sensée, et ils ont le +meilleur gouvernement du monde; ils divisent un pays en départements; +ils ne se rendent jamais coupables d'une invasion et ne détruisent +point les biens des autres. + +»Ils sont gouvernés par des chefs et vivent bien sous la douceur d'une +loi juste et protectrice. Celui-ci a été méchant, séditieux, et sans +nul doute banni de la communauté de ses semblables. + +»Je conserverai son squelette pour en faire hommage au collége de +chimie d'Amsterdam, car c'est une espèce rare.» + +Nous laissâmes Van travailler sur l'orang-outang pour aller examiner +les bois de charpente et tracer un chemin jusqu'au rivage. + +Vers le soir, nous regagnâmes nos bateaux, car les natifs nous +assurèrent que l'île était infestée par des tigres et par des +serpents. + + + + +LXXXV + + +J'ai remarqué que les individus qui possèdent des qualités réelles +sont détestés et maltraités. La masse du peuple s'occupe généralement +à s'aimer elle-même, à penser à son bien-être personnel et à dire du +mal des autres, et cela pendant qu'elle essaye de leur enlever une +portion de leurs richesses. Il faut que tous ceux qui ambitionnent son +estime mentent, se plient à ses caprices et lui rendent hommage. + +Le mérite, la vaillance, la sagesse et la vertu sont presque toujours +sans pain et sans vêtements. + +Les Malais, dispersés sur les bords de la mer des Indes et sur ses +plus belles îles, sont déclarés, d'après l'opinion publique, féroces, +perfides, ignorants et rebelles à toute tentative de civilisation, et +même incapables d'aucun sentiment de bonté, par la raison qu'ils sont +capables de commettre tous les crimes. + +De Ruyter, qui n'ajoutait aucune foi dans les clameurs du monde, qui +n'était jamais guidé par l'opinion des autres quand il avait la +possibilité de juger par lui-même, me donna bientôt sur le caractère +des Malais de véritables renseignements. En disant que ce peuple était +généreux, esclave de sa parole, doué d'un courage invincible, de +Ruyter lui rendait justice. + +Tous les efforts tentés par les Européens pour arriver à vaincre ce +peuple ont été sans succès. Si une partie de leur pays est prise par +une force supérieure à leurs moyens de défense, ils abandonnent la +lutte, mais avec le courage qui cède sans plier, mais avec leur +profond amour de la liberté, qu'ils acquièrent par les conquêtes de +leurs victorieuses batailles. Sur la côte du Malabar et dans les trois +grandes îles de la Sonde, les Malais sont fort nombreux et sont encore +le seul peuple de l'Inde qui ait conservé un caractère national et le +libre arbitre de leur sort. + +Les Malais ont peu de besoins, et sont hardis, braves et aventureux, +et il n'y a guère de pays dans le monde où une pareille race ne puisse +trouver les moyens de vivre. Semblables au coco, ils ne sont jamais +loin de la mer, et, comme les Arabes, ils s'approprient sans scrupule +le superflu des riches étrangers: mais quelle est la créature pauvre +qui ne désire pas un peu une partie du bien des riches?... + +Les lâches mendient, les rusés volent, et l'homme brave prend à l'aide +de sa force. + +Les richesses de l'Inde et celles de l'Asie, obtenues par la force et +par la ruse, sont journellement transportées le long des côtes +malaises en voguant vers l'Europe, et les Malais seraient de +véritables barbares s'ils n'en prenaient pour eux une petite portion. +Donc, ils s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs mains; et, +quoique leur pays ait été ravagé, quoiqu'on les ait massacrés en +grande partie, ils n'ont perdu ni leur force ni leur courage. + +Les Malais possèdent plusieurs colonies sur la côte à l'est de Bornéo, +et la situation de cette côte leur permet d'exercer sur le commerce +chinois un constant maraudage. + +Les Portugais, les Hollandais, les Anglais, ainsi que plusieurs autres +nations, ont de temps en temps formé des colonies sur diverses parties +de l'île, protégés dans leur installation par le roi de Bornéo. Mais +cette protection eut une grande ressemblance avec celle qu'un fermier +accorde à l'industrieuse abeille. Ainsi, quand les colons eurent +établi des usines, quand ils eurent encaissé les trésors produits par +leur travail, on les chassa, et leurs biens furent confisqués. + +Le roi moresque, qui demeure à Bornéo, la capitale de l'île, n'a ni +influence ni pouvoir en dehors de sa province, et, de plus, fort peu +d'autorité sur les Chinois, qui ont accaparé tout le commerce de l'île +et qui vivent à Bornéo dans une complète indépendance. + +Mais revenons à nos amis les Malais. + +Sur la partie de la côte où nos vaisseaux étaient amarrés se trouvait +une colonie malaise; nous nous liâmes bientôt avec les principaux +habitants, afin de nous débarrasser des Beajus, qui sont le peuple le +meilleur, mais aussi le plus stupide de la terre. + +Un matin, de Ruyter exprima au chef de cette colonie le vif désir que +nous avions de faire une chasse au tigre. + +--Je suis tout à fait à vos ordres, nous répondit le Malais, et demain +nous organiserons cette partie. Je vous servirai de guide, quoique le +plaisir que vous vous promettez me soit entièrement inconnu, car ici +nous n'attaquons le tigre qu'en cas de légitime défense ou pour +protéger nos propriétés contre ses dangereuses invasions. + +Je ne dois pas oublier de dire que, pendant la durée de notre +amarrage, de Ruyter fit de temps en temps lever l'ancre du grab, afin +d'aller voir si la mer était traversée dans nos parages par quelque +vaisseau de la Compagnie. Pendant l'excursion de notre commandant, je +veillais sur le schooner, dont les réparations marchaient à grands +pas, car, grâce à l'orang-outang, nous avions trouvé du bois +convenable. + +Nous faisions souvent des parties de chasse sur la terre pour tuer des +daims, des sangliers, des chèvres et quelquefois des buffles, afin +d'approvisionner nos vaisseaux de viandes fraîches et d'épargner nos +provisions pour la mer. + +L'intention de de Ruyter était d'attendre, pour s'en emparer, le +passage d'une flotte chinoise qui faisait voile pour la France. + +Ce temps d'arrêt nous permit de visiter l'île, et les natifs nous +parlèrent des ruines d'une ancienne ville, située sur les bords du +grand marais, en ajoutant que ces ruines étaient la demeure des tigres +et d'une infinité d'autres bêtes sauvages. Nous nous décidâmes bientôt +à aller les visiter. + +Nos vaisseaux étaient toujours en ordre, et aucun soin n'était mis en +oubli pour les préserver d'une attaque soit par terre, soit par mer. +Nous avions monté deux canons et élevé une batterie pour protéger le +schooner et les malades débarqués sur l'île, et trois de nos hommes +étaient constamment placés en sentinelle à la porte des huttes et en +face du vaisseau. + +Nous nous occupâmes enfin des préparatifs qu'exigeait notre chasse aux +tigres. Le chef malais nous servait de guide; de Ruyter prit avec lui +une vingtaine d'hommes, je me fis suivre de plusieurs marins du +schooner, et nous partîmes joyeusement. + + + + +LXXXVI + + +Les Malais ont le caractère vraiment chevaleresque. Ils adorent la +guerre et son inséparable accompagnement de bruit et de danger. La +chasse au faucon, les combats de coqs, l'amour, sont les exercices +récréatifs qui plaisent le plus à cette nation et surtout à notre +chef malais. + +Une des plus grandes particularités de son caractère était +l'observation scrupuleuse du code qui dit: Dent pour dent, oeil pour +oeil, mal pour mal. Je doute fort, en vérité, qu'il soit possible +d'établir une comparaison entre les chevaliers de la Croix-Rouge et +notre Hotspur de l'Est: il leur était trop supérieur en énergique +cruauté. + +Pendant un voyage, ce terrible chef s'arrêta à Batavia pour y vendre +la cargaison d'un vaisseau dont il avait fait la conquête. Batavia +était gouvernée par des Hollandais. Les Hollandais sont aussi +scrupuleux et minutieux pour la propreté de leur maison qu'un laird +écossais. En revanche, ils n'ont aucun soin de leur propre personne et +aucune recherche de confort dans leurs habitudes. Un Hollandais bien +carrément assis dans un fauteuil, la pipe aux lèvres, une bouteille de +skédam à la portée de sa main, ressent tous les plaisirs qu'il rêve +dans les délices du paradis. En fumant, il regarde par sa fenêtre ce +qui se passe dans la rue, et pour éviter de salir sa maison, il jette +sa salive au dehors. Un malheureux débit de cette espèce, venant de la +croisée d'une maison hollandaise, tomba un beau jour sur le front du +chef malais. Après avoir vainement cherché l'auteur de cet affront, le +Malais, ivre de colère, tira son poignard du fourreau, en courant +comme un fou dans toutes les rues de la ville; il massacra sans pitié +les inoffensives personnes qui se rencontrèrent sur sa route. Les +Hollandais se ruèrent sur l'intrépide chef; toute la garnison le +poursuivit de ses coups et de ses clameurs; il ne tomba pas. Sa +vengeance accomplie, quinze ou seize personnes étaient mortes; il se +précipita et gagna son bateau à la nage. + +Une autre fois, et peu de temps après cet événement, un vaisseau de +Bombay ayant jeté l'ancre à la hauteur de la côte où son père était +chef, fit avec le vieillard l'échange de plusieurs armes, telles que +mousquets de Birmingham, haches, doloires, contre des produits du +pays. Le propriétaire du vaisseau avait certifié au vieux chef que les +armes étaient toutes en bon état. Confiant en ses paroles, le Malais +se servit du mousquet pour chasser des oiseaux. Le mousquet éclata +entre les mains du chef, et un morceau du canon, entré dans sa +cervelle, le tua. Le fils de la victime fit assembler tous les gens de +la maison de son père, aborda le vaisseau pendant la nuit, s'en rendit +maître, et, de sa propre main, massacra tout l'équipage. Après cette +horrible revanche, il fit élever un bûcher sur le vaisseau même, plaça +sur ce bûcher le corps de son père, et y mit le feu après avoir +entouré le mort de trente cadavres. + +Cependant, la première journée de notre chasse, je fus témoin d'un +exploit de cet être irascible. + +Un Tiroon, qui remplissait le rôle de mahout (conducteur) auprès du +petit éléphant sur lequel Zéla était assise, fit signe à +l'intelligente bête de tuer un pauvre malheureux qui sortait, pour +mendier un secours, des ruines d'une citerne. + +L'éléphant obéit au mahout. + +Je causais avec le chef lorsque la voix de Zéla me fit tourner la +tête. Ma femme me montrait du regard un sale lépreux dont le corps +était tellement couvert d'ulcères, que le malheureux n'avait plus de +ressemblance avec un être humain. + +Le Tiroon mahout appartenait à une race qui se plaît à verser le sang, +car ils font journellement des sacrifices à leurs dieux et à la femme +qu'il aiment. Un Tiroon ne peut se marier qu'après avoir présenté à sa +fiancée une tête sanglante; peu importe de quelle manière il l'a +conquise: ruse, force, adresse, lâcheté, tout moyen est bon; le +résultat le justifie. Il faut donc que le cadeau de noce soit une vie +humaine, et l'amoureux qui présente à la femme de son choix un bouquet +de têtes voit toujours sa demande parfaitement accueillie. Aussitôt +que le chef malais se fut aperçu de l'odieuse conduite du mahout, il +saisit un bâton et bondit sur lui en le frappant avec une extrême +violence. Le Tiroon prit à sa ceinture une flèche empoisonnée, dont il +essaya de se faire une arme; mais le chef la lui arracha des mains, +jeta le mahout contre un arbre et l'y maintint à l'aide de ses pieds. +Livré sans défense à la fureur de son maître, le Tiroon tomba pour ne +plus se relever. Il est impossible de se faire une idée de la furieuse +exaspération du Malais. Ses yeux brillaient comme des diamants, tout +son corps frémissait de rage: il ressemblait tout à fait à un démon +vengeur. + +--Je vais préparer ma carabine, dis-je à de Ruyter; cet homme est +ivre de colère, bien certainement il va tout à l'heure s'attaquer à +nous. + +Quand le chef se fut assuré de la mort du Tiroon, il jeta son corps +auprès de celui du lépreux, puis regarda le ciel. + +--Les voici! hurla-t-il d'un ton de triomphe sauvage, en montrant, +avec sa main rougie par le sang, un faucon aux longues ailes occupé à +se battre avec un corbeau, que l'odeur du sang avait attiré près nous. + +Le chef nous déclara positivement que le faucon était l'âme du +lépreux, et le corbeau celle du Tiroon. + +Les deux oiseaux se battaient avec acharnement; d'abord ils dirigèrent +leur vol oblique vers la terre, puis il gagnèrent le sommet des +arbres, puis enfin ils montèrent dans l'espace et furent pour nos +regards aussi peu visibles que les atomes perdus dans un rayon de +soleil; mais les yeux d'aigle du chef suivaient les combattants, ils +ne perdaient aucune des péripéties de cette lutte aérienne. + +--Le lépreux triomphe! s'écria le Malais; il descend sur l'âme de son +noir assassin. + +En effet, le faucon tomba comme la foudre sur sa victime, l'enveloppa +de ses ailes, et tous deux tombèrent à terre. + +Le chef se frotta joyeusement les mains et courut à l'endroit où +étaient tombés les deux oiseaux. Ce fut avec une sorte de cri sauvage +que le Malais nous apprit le résultat de la victoire. Le corbeau était +bien mort; quant au faucon, triomphalement perché sur la branche d'un +arbre, il parut attendre notre départ pour commencer son repas. + +C'était donc sous la protection de ce fougueux personnage que nous +étions placés; mais je dois dire qu'à part les rages insensées dont il +se sentait quelquefois invinciblement atteint, c'était un brave et bon +compagnon. Doué d'une très-grande sagacité, le chef était un excellent +guide et nous faisait prendre toutes les précautions possibles afin +d'éviter la rencontre des peuplades dont nous traversions les +districts. + +Un constant exercice avait rendu les sens du Malais excessivement +fins; il pouvait distinguer les objets, leur forme et leur couleur, +avant même que nous les eussions aperçus, et son ouïe était plus vive +que celle d'un chien. + +Nous marchions malgré nous avec une désespérante lenteur, et les +éléphants étaient obligés de nous creuser des chemins à travers les +jungles. Rien ne révélait dans ces solitudes profondes le voisinage +des hommes, car il n'y avait ni blé ni culture, et quoique le paysage +fût toujours le même, nous rencontrions à chaque instant des animaux +inconnus et des oiseaux étrangers à nos souvenirs et à nos regards. + + + + +LXXXVII + + +Pendant la chaleur de la journée et le soir, nous nous exercions à +tirer avec une seule balle sur les daims, les sangliers et les paons +sauvages, car ces derniers voltigeaient par milliers au-dessus de nos +têtes pour aller chercher leurs juchoirs dans les bois. Autant que +possible, nous avions soin de chercher du repos loin des arbres, et +surtout à une assez grande distance des jungles. Si la nécessité nous +mettait dans l'obligation de coucher près des savanes, le chef malais +en faisait incendier une partie, afin de chasser les bêtes venimeuses +et de purifier l'air. + +Quand nous quittâmes les bois, ce fut pour traverser une grande +étendue de plaine, couverte d'énormes roseaux, entremêlés de cannes +aussi hautes que de jeunes sapins. Si les éléphants sauvages ne +s'étaient pas créé un chemin que nous suivions sur leurs traces, il +nous eût été impossible de traverser ce sauvage désert. + +En face de nous s'élevaient des montagnes dont toute la hauteur était +ombragée par des arbres d'une prodigieuse force; à notre gauche +s'étendait un massif de rochers, et du centre de ces rochers on voyait +surgir une élévation de terre semblable à une île entourée de récifs. +Les Malais nous dirent que sur cette élévation de terre se trouvaient +les ruines d'une grande ville moresque, nommée autrefois la Ville des +Rois. + +Le soir du cinquième jour de notre marche, nous approchâmes du lieu de +la chasse, sur la côte, au sud-est de l'île. L'atmosphère était +chargée de miasmes si impurs, que nous étions obligés, par précaution, +de fumer sans cesse. Zéla imitait mon exemple, et le mahout, assis sur +le cou de mon dromadaire, portait devant lui un pot de charbon de +terre allumé et un grand sac de tabac. Le tabac me préserva de la +fièvre, car tous ceux qui, malgré mes conseils, dédaignèrent de s'en +servir, eurent le vertige, des maux de coeur et crachèrent le sang. + +Nous arrivâmes enfin au massif de rochers au bas duquel s'étendait +vers le nord, et beaucoup plus bas que la plaine que nous venions de +traverser, un immense et fétide marais. Nous avions encore une journée +de marche à faire pour arriver à la colline verte et boisée vers +laquelle nous nous dirigions. Une terrible et profonde obscurité +couvrait le marais, sur la surface duquel ondoyaient les noires et +soyeuses touffes des roseaux, et cependant l'air était tellement calme +que les feuilles des arbres restaient dans la plus complète +immobilité. Quand la nuit fut venue, quand le vent de la terre passa +sur le marais, des éclairs faibles et d'un bleu pâle illuminèrent ce +noir séjour du mal. Ce spectacle me donna le frisson, car il me fit +songer au malheur qui avait failli m'atteindre lorsque la tempête +m'avait jeté sur ces bords. + +Après avoir disloqué ma mâchoire dans l'infructueuse tentative de +manger un paon sauvage à moitié cuit, je me couchai dans ma tente, sur +une peau de tigre, en mettant ma carabine sur ma tête. Zéla vint se +nicher auprès de moi, et nous nous couvrîmes avec une peau d'élan +tannée. Au milieu de la nuit, je fus réveillé par Zéla. La vie sauvage +et dangereuse que la jeune fille avait menée depuis son enfance était +cause qu'elle se réveillait au moindre bruit. Je lui ai vu +très-souvent ouvrir les yeux au léger bourdonnement que faisait +entendre un moustique en voltigeant au-dessus de nous. + +Zéla venait donc d'être réveillée par un petit bruit sourd; en se +levant pour en chercher la cause autour d'elle, la jeune femme aperçut +un grand serpent venimeux qui rampait tranquillement sur mes jambes +nues. + +Le profond sommeil dans lequel j'étais plongé immobilisait tellement +mon corps, que je ressemblais plutôt à un cadavre qu'à un être vivant. + +Avec un admirable sang-froid, la jeune fille suivit, à la lueur du feu +qui brûlait devant la tente, tous les mouvements du reptile, qui, +attiré par la chaleur, se glissa doucement vers le feu. Si j'eusse +fait le moindre mouvement, ou si Zéla eût donné l'alarme, le serpent +m'aurait mortellement blessé. + +Quand il fut tout à fait en dehors de la tente, Zéla me réveilla. Je +sautai aussitôt hors du lit pour courir vers mes compagnons, qui +dormaient à quelques pas de nous, et, avant de les réveiller, je +suivis le serpent, qui marchait lentement vers le feu. + +Mon approche fit lever la crête du reptile, et il tourna la tête pour +me regarder. Ce mouvement me donna l'idée de décharger sur lui ma +carabine, remplie de balles de plomb. Un homme endormi près du feu se +leva vivement et retomba bientôt sur la terre: je crus l'avoir tué. + +Le chef malais donna l'alarme et s'élança vers moi suivi de tous ses +gens; je lui montrai le monstre qui se débattait au milieu des +charbons. + +--Vous tirez un coup de carabine contre un chichta, me dit le chef +d'un air presque courroucé; vous avez tort, monsieur, d'user votre +poudre et de troubler pour si peu de chose le sommeil de vos hommes. +Il y a ici des milliers de ces vers ennuyeux, et voici comment on les +tue. + +En achevant ces mots, le chef perça la tête du serpent avec sa lance +et le maintint dans la braise. + +Le serpent entortilla son corps autour de la lance jusqu'à ce que sa +queue atteignît la main du chef. + +--Si vous voulez le faire rôtir, me dit le Malais, vous trouverez que +sa chair est aussi bonne que celle du meilleur poisson. + +Quand le serpent fut tout à fait mort, le chef le jeta dans le feu, le +couvrit avec des cendres, et me dit encore: + +--Nous le mangerons au réveil; bonsoir, je vais essayer de me +rendormir. + +Peu désireux d'être encore interrompu par des êtres si désagréables, +j'engageai Zéla et de Ruyter à finir la nuit avec moi auprès du foyer. + +Notre conversation tomba bientôt sur la chasse aux tigres, et de +Ruyter, qui avait non-seulement une passion très-vive pour ce plaisir, +mais qui s'était rendu célèbre par ses exploits dans les provinces +supérieures de l'Inde, nous dit en terminant: + +--La chasse aux tigres, de la manière dont on la fait dans l'Inde, est +moins dangereuse que celle qui a pour but la destruction des renards. +Pour chasser le tigre, une vingtaine d'hommes se réunissent et +s'entourent d'une prodigieuse quantité d'éléphants. Enfermés dans les +houdahs avec une douzaine de mousquets, qui sont vite rechargés par +des domestiques, les chasseurs sont dans une position aussi sûre qu'un +homme perché sur un arbre et tirant sur un daim. Il arrive quelquefois +qu'un mahout est égratigné, car il court un peu plus de danger que son +maître; mais le héros du combat, c'est le noble éléphant: il fait face +au tigre, et tout le succès dépend de son courage, de sa vaillance et +de sa fermeté. Si l'éléphant ne veut pas rester, s'il a peur, s'il se +sauve, la vie du chasseur est en péril; car un boeuf enragé, ou notre +Malais en colère, ne sont rien en comparaison d'un éléphant en +révolte. + +Le plus admirable spectacle du monde, reprit de Ruyter, est celui +qu'offrent les lions en chassant les animaux dont ils font leur +principale nourriture. Bien différents des lâches et cruels tigres, +les lions ne se cachent pas pour surprendre leur proie. Pendant les +heures silencieuses de la nuit, ils dorment, mais ils se lèvent avec +l'aurore, et donnent la chasse aux premiers animaux qu'ils +rencontrent, en faisant trembler la forêt au bruit de leur voix de +tonnerre. + +Un jour, il y a longtemps de cela, étant allé à la rencontre d'un +prince de la famille de Bolmar-Singh, près de Rhatuk, dans le +voisinage duquel j'avais été retenu pour quelques jours, je dirigeai +ma marche vers Ramoon, pays des montagnes Himalaya, et habité par une +race sauvage qu'on nomme Silks. J'avais à ma suite un très-petit +nombre de domestiques, et une demi-douzaine d'éléphants des montagnes. + +Nous traversâmes par des chemins secrets et détournés une grande +étendue de terrain couverte d'arbres et de jungles. Je n'ai jamais +passé tant de jours sans voir le soleil depuis l'époque où j'ai +traversé les sombres chemins de ce pays d'ombrages. Ni le soleil ni le +vent n'avaient pu pénétrer le mystère de ces charmilles vierges. + +Dans la solitude de ces éternelles ténèbres gambadaient d'énormes +hiboux et des chauves-souris vampires, et les rares animaux que nous +rencontrions avaient la couleur terne des plantes moussues et moisies. + +Le poil des lièvres, celui des renards et des chacals était d'un gris +terne, et il y avait dans le fourré des champignons qui, par leur +couleur et par leur force, ressemblaient à des lionnes reposant avec +leurs petits. Cette ressemblance était si frappante, que, sachant la +forêt peuplée de bêtes féroces, nous fîmes à cette vue des préparatifs +de défense. + +De pauvres plantes rampantes, qui, comme moi sans doute, désiraient un +peu d'air, avaient plongé si profondément leurs racines dans la terre, +que leur tronc avait atteint la grandeur d'un teah (arbre). Sur ce +tronc, elles avaient grimpé de jour en jour pour étaler au soleil +leurs fleurs cramoisies. + + + + +LXXXVIII + + +Je ressentis un véritable plaisir quand je pus m'échapper de ce séjour +de mort, quand je vis resplendir au-dessus de ma tête l'éblouissant +rayonnement du soleil. La scène ressemblait à un lac entouré de +forêts; vers l'est, les montagnes s'élevaient à une hauteur étonnante; +elles bordent l'empire chinois. + +Après avoir traversé un ruisseau, nous arrivâmes à la source d'un +torrent des montagnes. Le torrent, rendu aride par l'extrême chaleur, +se divisait en petits lacs d'eau saumâtre, et, au milieu d'une couche +de gravelle, entremêlée de fragments de rochers, se trouvait une +petite île, couverte de mousse, de fleurs et d'arbrisseaux. + +La beauté du lieu, la sécurité de la position, nous engagèrent à le +choisir pour y prendre quelques heures de repos. + +À cette époque, mon cher Trelawnay, j'étais aussi jeune et aussi +romanesque que vous; il ne vous sera donc pas difficile de comprendre +que le lendemain, au réveil, je songeai, en fumant ma pipe, à ne +jamais abandonner la solitude de ce magnifique désert. La transition +de la nuit au jour s'opéra si doucement, que j'y fis à peine +attention. + +Vers le matin, un troupeau de buffles sauvages vint paître à quelques +pas de nous. Pendant que j'examinais leur forme surnaturelle, un bruit +confus, qui ressemblait au sourd grondement de l'orage, se fit +entendre dans la forêt. + +Les chacals, les renards et les daims marquetés s'élancèrent hors du +bois, et le troupeau de buffles noirs cessa de paître et se tourna +vers la place d'où venait le bruit. Une foule de brillants paons +voltigea au-dessus de nos têtes en jetant de grands cris, et un +pélican, qui venait de prendre une couleuvre, laissa tomber sa proie +et s'envola lourdement. Nos petits éléphants, qui mangeaient les +arbrisseaux autour de nous, s'effrayèrent tellement, qu'ils firent la +tentative d'échapper à leurs gardiens pour grimper sur les rochers. + +Tout à coup, un mohr de la race des élans sortit de la forêt: sa +taille dépassait celle qui est ordinaire à ces animaux, et ses cornes +entortillées étaient aussi longues que la lance d'un Malais. Après +l'apparition du mohr, un rugissement clair, sonore, terrible comme un +éclat de tonnerre, annonça le lion chasseur suivi de quatre lionceaux; +il se creusa un chemin à travers les buissons et les ronces. En +entrant dans la plaine, le lion chercha la piste en posant son nez +pointu sur la terre. Quand il l'eut trouvée, il poussa un second +rugissement, et ce cri de triomphe fut répété par sa royale escorte. +Le lion se remit à la poursuite du cerf, suivi de sa bande; cette +bande formait une ligne, et je fis la remarque qu'il n'était point +permis de devancer le roi, car au premier mouvement d'insubordination, +il s'arrêtait court, et sa voix se faisait entendre plus sonore et +plus tonnante. + +Avec la vitesse d'un aigle, l'élan se dirigeait vers le lac. Mais, en +essayant de franchir d'un bond un morceau de rocher, il tomba dans +l'eau; promptement relevé, il suspendit un instant sa course haletante +et parut écouter la voix rugissante de son ennemi. Après ce court +instant de repos, le cerf gravit le talus et se glissa dans le lit du +torrent. + +J'ai oublié de vous dire, mon cher Trelawnay, que le troupeau de +buffles, en s'écartant pour livrer passage aux lions, n'en parut +nullement effrayé. Mes guides m'assurèrent que ces animaux sont plus +forts que le lion, et qu'ils peuvent se rendre facilement maîtres de +plusieurs tigres. Quand le lion traversa la ligne formée par ces +énormes boeufs, sa crinière droite et terrible, sa queue raboteuse +ondoyèrent au-dessus d'eux. Évidemment le lion chassait par l'odeur et +non par la vue, car, au lieu de traverser la rivière dans la plus +proche direction de l'endroit où le cerf était tombé, il suivit le +cours de l'eau, grimpa sur le talus, et, toujours sur la piste de sa +proie, il traversa la source du torrent. + +Selon toute probabilité, le pauvre cerf avait été blessé dans sa +chute, car la vitesse de sa fuite diminua de rapidité, tandis que +celle du lion augmentait de minute en minute. Suivi de près par les +lions, le cerf avait rasé la base du rocher sur lequel j'étais debout. +De mon poste, je pus parfaitement distinguer tous les acteurs de ce +drame: le premier lion était vieux, décharné, sa peau noire luisait à +travers ses poils minces, étoilés et rougeâtres; sa queue était nue, +sale, et les poils de sa crinière étaient en mottes; la longue et +énorme mâchoire de ce vieux roi des forêts était abaissée et sa langue +pendait en dehors comme celle d'un chien fatigué. Le cerf fit des +efforts terribles pour monter le banc, il semblait vouloir gagner les +jungles; mais la terre n'était pas solide et il perdait pied à chaque +instant. Quand la pauvre bête eut franchi les trois quarts de +l'élévation escarpée, elle tomba et fut incapable de se relever; les +rugissements du lion étaient magnifiques lorsqu'il sauta sur le cerf à +l'aide d'un puissant élan. Alors, une patte posée sur le corps du +vaincu, il gronda les lionceaux qui voulaient approcher, et fit, avec +lenteur, les préparatifs de son festin. La famille dut se contenter +des membres du cerf et des os que le vieux lion jetait royalement +derrière lui. + +Mais voilà notre sauvage chef, finissez de boire votre café, +Trelawnay, et partons pour la Ville des Rois; j'entends, en +imagination, un concert de rugissements. + + + + +LXXXIX + + +Le terrain qui avoisinait la colline était rougeâtre, et les jungles +parsemés çà et là couvraient le sol d'un tapis de baies jaunes et +rouges. Une quantité prodigieuse de poules d'Inde sauvages, de hérons, +de grues et d'oiseaux de mer voltigeaient dans l'air, et nous étions +surpris à chaque instant par l'apparition inattendue d'une bande de +chacals, d'une troupe de renards et de beaucoup d'autres animaux que +je n'avais jamais vus. De temps en temps un coup d'oeil jeté en +arrière nous faisait apercevoir des troupeaux d'éléphants sauvages et +de buffles qui paissaient sur la plaine que nous venions de traverser. +À midi, nous fûmes arrêtés par une rivière large, boueuse, peu +profonde, mais qui, sans doute, inondait le haut de la plaine pendant +la saison pluvieuse, c'est-à-dire sept ou huit mois de l'année, et se +faisait ensuite un passage jusqu'au marais. Après une longue +hésitation, les éléphants se décidèrent à traverser le gué de la +rivière; une fois sur l'autre bord nous nous reposâmes. Le lendemain +il fallut gravir la colline hantée par les esprits. Cette colline +inspire aux natifs une superstition si respectueuse, qu'ils n'osent +troubler par leur présence ce lieu consacré aux géants et aux esprits, +qui, disent-ils d'un air convaincu, veillent nuit et jour sur leur +sauvage propriété. La crédulité de ce peuple primitif avait un appui +sur les restes d'une ville quelconque, et de Ruyter nous dit que les +ruines qui parsemaient la plaine étaient moresques. Nous trouvâmes +d'énormes masses de pierre, des citernes bouchées, des puits que la +végétation couvrait de mauvaises herbes, de plantes rampantes et d'une +infinité d'arbrisseaux. + +Nous dressâmes nos tentes sur la partie de la colline la plus couverte +de rochers et la moins voisine des jungles. Après avoir allumé des +feux et mangé un jeune cerf, nous fîmes les arrangements nécessaires à +la journée du lendemain, et nous nous endormîmes. Le chef malais fut +debout avant l'aurore; il réveilla ses gens, fit préparer nos montures +et disposa tout pour le départ. Zéla, qui voulait absolument nous +accompagner, fut assise sur un petit éléphant, et enfermée dans le +seul houdah que nous eussions. + +Après de longues recherches, nous découvrîmes plusieurs traces de +tigres dans les lieux couverts et sur le bord des étangs, mais les +hautes herbes et l'épaisseur des buissons nous empêchèrent de suivre +leurs traces jusque dans leurs retraites. En revanche, nous trouvions +à chaque pas des daims, des sangliers, et une grande variété +d'oiseaux. + +Quand de Ruyter eut soigneusement examiné le voisinage, il nous assura +que trois tigres habitaient le jungle, car il avait découvert les os +d'un élan récemment tombé sous leurs griffes. + +Cette nouvelle nous combla de joie, et, bien préparés pour l'attaque, +nous nous dirigeâmes vers la retraite de nos ennemis. Guidés par de +Ruyter, il nous fut facile d'atteindre sans de longs détours le lieu +où se trouvaient les restes du cerf. Ces restes étaient entourés d'une +terre humide qui conservait jusqu'au jungle les traces du passage des +tigres. + +Avant de commencer la chasse, de Ruyter, qui voulait bloquer toutes +les sorties, divisa notre troupe. La plupart de mes hommes étaient à +pied, et ils semblaient aussi tranquilles et aussi rassurés qu'à +l'approche de l'attaque d'un nid de belettes. Je laissai Zéla à +l'entrée du bois, sous la garde de quatre Arabes, et je descendis de +cheval pour aider de Ruyter à débarrasser le passage. Les Malais +furent divisés en deux groupes, et nous recommandâmes aux matelots +d'agir avec une extrême prudence en faisant usage de leurs armes à +feu, car les accidents étaient plus à craindre que la férocité des +tigres. + +--J'ai grand'peur, dit de Ruyter, que nos éléphants ne soient pas de +force à faire face aux tigres. Mais cependant il est nécessaire, avant +de renoncer à nous en servir, que nous les mettions à l'épreuve. + +En approchant des buissons, nous mîmes en déroute des daims, des +lièvres et des chats sauvages. + +De Ruyter me montra les ruines d'un palais moresque, en me disant que +la sagacité de nos éléphants nous ferait éviter les masses brisées des +édifices, les abîmes et les puits couverts de verdure humide. +L'endroit où nous nous trouvions était d'une sauvagerie surnaturelle; +elle impressionna tellement nos matelots, que leur joie orageuse fut +changée en une sorte de tristesse rêveuse. Les furieux trépignements +de pieds de nos éléphants nous apprirent que l'antre des tigres était +proche. Une ruine voûtée s'étendait devant nous, et un bruit +indistinct agitait les buissons. + +--Tenez-vous fermes, mes garçons! cria tout à coup de Ruyter. + +Au même instant un tigre monstrueux s'élança sur nous. + +Nous fîmes feu tous ensemble, mais pendant les premières minutes qui +suivirent cette terrible décharge, je ne pus en connaître le résultat, +car, enragés de terreur, nos éléphants désertaient. + +Mon mahout se jeta par terre et une branche d'arbre me fit tomber. + +J'entendis un effroyable cri de guerre, et on fit une seconde fois un +feu bien nourri. + +L'éléphant de de Ruyter bondit en arrière et tomba dans un puits à +moitié caché sous une couche d'herbe; l'intrépide chasseur se dégagea +lestement, et nous laissâmes nos montures agir à leur guise. + +--Il y a encore des tigres sous la voûte de ces ruines, me dit de +Ruyter; forçons-les à sortir. + +Nous réunîmes quelques-uns de nos hommes, et, d'un pas ferme, guidés +par l'abominable odeur qu'exhalent ces bêtes fauves, nous gagnâmes le +lieu de leur retraite. Bientôt des rugissements sonores et des +grognements aigus nous donnèrent l'assurance d'un prochain succès. + +--Attention! dit de Ruyter, l'antre renferme une tigresse avec ses +petits; prenez garde à vous, mes garçons: ne tirez que sur elle, et +tirez bas. + +Un jeune tigre sortit le premier pour nous attaquer. + +--La mère va sortir, me dit tout bas de Ruyter, ne tirez pas encore. + +Effrayé de notre position hostile, le tigre courut se cacher sous un +épais buisson; il y resta en grognant; une seconde après, deux autres +petits sortirent à leur tour et se cachèrent avec autant d'effroi et +de promptitude qu'en avait montré le premier. + +Le rugissement de la mère devint terrible, et un coup de fusil tiré +par de Ruyter sur un des jeunes tigres la fit apparaître à l'ouverture +de la voûte, les yeux en feu, et écumant de rage. La tigresse se +précipita violemment sur nous. Je fis feu des deux canons de mon +fusil, et nous reculâmes de quelques pas. + +Atteinte par mon arme, la tigresse frissonna, et, toute chancelante, +elle voulut attaquer de Ruyter; mais, trop faible pour l'atteindre, +elle ploya sur ses jarrets. Un coup de lance l'étendit sans vie à nos +pieds. + +Pendant que je rechargeais mon fusil, un jeune tigre s'élança sur moi. +L'attaque fut si brusque, si inattendue, qu'elle me renversa. Avant de +pouvoir me relever, je vis de Ruyter mettre tranquillement son fusil +dans l'oreille de la bête déjà blessée, et lui faire sauter la +cervelle en l'air. Pendant cette lutte partielle avec la mère et le +premier tigre, les matelots continuaient à faire feu, et les balles +volaient au-dessus de nos têtes; quelques-unes blessèrent les jeunes +tigres, mais sans les tuer, car ils se sauvèrent. + +--Plaçons-nous derrière ce rocher, me dit de Ruyter; les matelots se +servent d'un mousquet comme ils se servent d'un cheval: ils emportent +tout ce qui se trouve sur leur passage. + +Des Malais, envoyés en éclaireurs par le chef, vinrent nous dire que +le jungle était vivant de tigres, qu'ils en avaient déjà tué deux, et +qu'un de leurs hommes était mort. + +Une heure après cette première victoire, il y avait autant de bruit et +de confusion dans le jungle que pendant une bataille navale ou qu'au +saccagement d'une ville. Je remarquai cependant que les tigres ne sont +point aussi formidables qu'on veut bien le dire. Ils se couchaient en +rampant dans les longues herbes, et nous avions de grandes peines à +prendre avant de pouvoir les en faire sortir. Pour arriver à ce but, +nous étions obligés de leur envoyer une balle, et bien des fois, au +lieu de se jeter sur nous, ils essayaient de fuir sous le couvert, et +c'était seulement en face des passages bloqués que, poussés par le +désespoir, ils se précipitaient aveuglément sur nous. + +Deux hommes courageux et bien armés peuvent aller sans crainte +jusqu'aux approches de l'antre d'un tigre et le forcer à quitter sa +retraite pour venir tomber sous leurs coups. + +Un grand nombre de tigres se sauva vers la plaine, et il nous était +impossible de diriger notre chasse de ce côté-là. Plusieurs de nos +hommes étaient blessés, soit par les tigres, soit par des chutes dans +les décombres, et un Malais eut l'échine dorsale si fracassée, +qu'après une heure d'agonie il expira. + + + + +XC + + +Quand la chasse fut désorganisée, je songeai à Zéla, qui, bien +certainement, devait s'effrayer des bruits du combat et de ma longue +absence. Je me dirigeai donc seul,--car tous nos gens étaient +dispersés çà et là,--vers la partie du jungle où quatre Arabes +devaient faire la garde autour d'elle. + +En approchant de l'endroit où la jeune femme devait attendre mon +retour, j'entendis un bruit affreux, un bruit entremêlé de cris +perçants, de rugissements de tigres et de trépignements de pieds. Je +hâtai ma course, autant que purent me le permettre les épais buissons +et l'inégalité du terrain; car, à chaque pas que je faisais en avant, +j'entendais, plus féroces, plus sonores et plus distincts, les +effroyables rugissements du fauve habitant des jungles. + +Arrivé à quelques mètres de l'endroit où devait se trouver Zéla, +j'aperçus un énorme tigre suspendu par les pattes aux flancs de +l'éléphant de ma pauvre abandonnée. Zéla n'était pas visible, et le +tigre portait sa tête, en écumant de rage, jusqu'au houdah. + +--La malheureuse enfant a été dévorée! m'écriai-je en me frappant le +front. Oh! fou, fou que je suis! + +Un frisson mortel arrêta dans mes veines la circulation du sang, puis +il fit place à une flamme brûlante dont la vapeur me monta au cerveau. + +Ma carabine n'était pas chargée: je la rejetai loin de moi, et, sans +aucune autre arme qu'un poignard malais, je me précipitai, furieux et +sans crainte, au secours de Zéla. À quelques pas du groupe formé par +l'éléphant et son sauvage antagoniste, un petit tigre déchirait à +belles dents un objet que je ne pris point le temps d'examiner. + +L'éléphant de Zéla trépignait, criait, se débattait avec désespoir +pour se débarrasser du tigre. L'affreuse bête tomba, mais en emportant +dans sa chute une victime humaine, enveloppée dans un vêtement blanc. +Je bondis sur le tigre, qui gronda sourdement, et dont la patte, +appuyée sur sa victime, n'oscilla même pas. Il attendait mon attaque. + +Je frappai l'animal d'un coup de poignard, et lorsque, près d'être +atteint par le blessé, je cherchais autour de moi un moyen de défense +plus sûr que mon poignard, j'entendis murmurer cette douce invocation: + +--Saint prophète, protégez-le! + +Comme pour exaucer la prière de cette douce voix, l'éléphant frappa le +tigre avec son pied de derrière. Le coup fut bien porté, car mon +ennemi roula sur les flancs, et je pus lui enfoncer dans le coeur mon +poignard jusqu'à la garde. + +Un cri terrible, cri dont la bruyante clameur étouffa le rugissement +du tigre, vint tout à coup frapper mon oreille; je me retournai +vivement: c'était le chef malais. Son arrivée était d'un admirable +à-propos, car le tigre se relevait, et son jeune compagnon courait sur +moi. Le Malais perça le jeune tigre avec sa lance, et enfonça vingt +fois son poignard dans le corps du vieux. + +--Quel plaisir! me dit-il en brandissant sa lance, je suis fou de +bonheur. Allons encore dans les jungles, il y a un monde de tigres: +nous les tuerons tous. + +Le chef disait ces paroles en rugissant comme un lion. Voyant que je +n'y prêtais pas une bien grande attention, il secoua sa lance et +disparut dans le bois. + +Heureusement pour moi, mes regards éperdus tombèrent sur la douce +figure de Zéla, qui s'était prosternée à mes pieds. Je fis vainement +la tentative de la relever, je n'avais plus de force, je chancelais, +je me sentais sur le point de devenir fou. Quand les deux bras de la +jeune femme eurent entouré ma tête, je repris mes sens, et je couvris +son visage adoré des plus tendres caresses. + +Zéla était hors de danger; les corps des deux tigres gisaient à nos +pieds: tout était calme autour de nous. + +En apercevant la victime du tigre, je dis à Zéla, car je ne pouvais en +distinguer ni les traits ni la forme: + +--Qui a donc succombé sous les coups de cette horrible bête? + +--Le pauvre mahout, très-cher, et j'ai grand'peur qu'il ne soit mort. + +--Heureusement, ce n'est que lui, chérie; je craignais tant que ce ne +fût vous! Je craignais tant que vous ne fussiez devenue un esprit, mon +bon esprit; car, vous le savez, la foi arabe me permet deux guides +spirituels: un bon et un mauvais. + +Ma colère tomba bientôt sur les Arabes auxquels j'avais confié Zéla, +et, à mon appel, ils sortirent d'un fourré où, me dirent-ils d'une +voix tremblante, ils avaient trouvé le petit d'un léopard tué par de +Ruyter. + +J'étais tellement furieux contre ces hommes, qu'avec l'intention d'en +tuer un, j'armai mon pistolet. + +L'arme était dirigée sur la poitrine de l'Arabe le plus proche de moi; +j'allais lâcher la détente quand une main retint mon bras. + +Je me retournai brusquement: les yeux de Zéla rencontrèrent les +miens, son regard pénétra mon coeur, regard charmant et qui eût +apporté le calme dans l'esprit irrité d'un fou. + +--Il est notre frère, me dit la jeune femme d'une voix vibrante et +mélodieuse. Ne nous détruisons pas les uns les autres. Remercions le +prophète, dont la miséricorde vous a fait le sauveur du dernier enfant +de notre père. Le mauvais esprit qui a poursuivi mon père jusqu'au +jour de sa mort est-il donc descendu sur vous? Sa main cruelle est +dans ce moment-ci posée sur votre coeur. Prenez garde, mon ami, car +l'ombre du mauvais esprit plane sur vous comme l'ombre sur le soleil; +elle vous fait paraître, même à mes yeux, féroce et inexorable. + +--Vous êtes le faucon de notre Malais, chère, mais l'aile du noir +corbeau a disparu; le soleil ne s'est point obscurci; l'oiseau de +mauvais augure m'a quitté. Allons, la paix est faite, n'est-ce pas? Il +faut que je rentre dans le jungle; montez sur votre éléphant; je +préfère vous confier à sa sagacité qu'à un millier d'Arabes. C'est une +noble et courageuse bête. + +Je flattai l'éléphant avec la main, et je donnai à Zéla du pain et des +fruits pour les faire manger à notre sauveur. + +L'éléphant semblait être plongé dans une triste contemplation, et il +regardait avec un sentiment de pitié sympathique le corps prosterné du +mahout mourant. Il ne fit pas attention à nous, et quand ses yeux +tombèrent sur le tigre mort, il trépigna, prit un air féroce et fit +entendre un cri de sauvage triomphe. + +Puis, mécontent de lui-même pour n'avoir fait que venger le mahout, +qu'il eût voulu sauver, il baissa sa trompe et ses oreilles vers la +terre, et, quoique blessé et sanglant, il paraissait ne songer ni à +lui ni à nous, mais à son ami mort. Les yeux humides et rêveurs de +l'éléphant montraient que toutes ses pensées étaient absorbées par la +perte qu'il venait de faire. Son regard pensif était fixé sur les +Arabes occupés à faire une sorte de claie pour emporter le moribond, +car sa poitrine était lacérée par les coups de griffe. + +La noble bête, tout à son chagrin, refusa de manger, et, lorsque je +plaçai l'échelle de bambou pour faire monter Zéla dans le houdah, elle +tourna sa trompe, me regarda, et, voyant que c'était encore la jeune +femme qu'elle allait porter, elle reprit sa première position en +continuant à pousser de sourds gémissements. + +L'homme que pleurait l'éléphant avait été longtemps le pourvoyeur de +ses besoins, et depuis la mort du Tiroon, tué par le chef, cet homme +avait pris la place de mahout. L'éléphant n'avait point paru attristé +à la mort de son premier conducteur, qui avait été, sans nul doute, un +maître méchant et cruel. S'il m'eût été possible de garder l'éléphant, +je m'en serais fait un devoir et un plaisir; car quand nous le +quittâmes, Zéla l'embrassa en pleurant, et coupa, près de ses +oreilles, quelques-uns de ses poils. J'ai conservé et je conserve +encore ce souvenir du sauveur de Zéla; il remplit le chaton d'une +bague sur laquelle est gravé, comme dans mon coeur, le nom de cette +chère moitié de moi-même. + +Mais j'éloigne mon esprit du sujet qui m'occupe en cet instant; c'est +une faute involontaire, car, malgré moi, je suis entraîné à faire le +récit des puérils événements qui me rendent Zéla pleine de vie! +Aujourd'hui, ma cervelle ressemble à un griffonnage confus encore, +croisé en tous les sens et illisible pour tout autre que moi. + + + + +FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE + + + + +Paris.--Imprimerie de ÉDOUARD BLOT, rue Saint-Louis, 46, au Marais. + + + * * * * * + + +Notes de transcription + +Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées. +La graphie ancienne (pantouffles, dyssenterie, camellia, etc.) +a été conservée. Nous croyons également que: + + à la page 7, «cet» dans la phrase «Je n'ai pas besoin d'ajouter + que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi d'Aston dans + les rêves...» devrait se lire «cette»; + + à la page 126, «ambre» dans la phrase «Pour l'éviter, je dirigeai + ma course vers des îles entourées d'un banc d'ambre.» devrait se + lire «ombre»; + + à la page 192, le second «nuit» dans la phrase «La nuit était + sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la nuit + était assez calme.» devrait se lire «mer»; + + à la page 248, le second «autre» dans la phrase «L'autre bâtiment + était chargé d'huile, de café, de sucre candi et de plusieurs + autre choses;» devrait se lire «autres»; + + à la page 271, «il» dans la phrase «Le Tiroon mahout appartenait à + une race qui se plaît à verser le sang, car ils font journellement + des sacrifices à leurs dieux et à la femme qu'il aiment» devrait + se lire «ils»; + + à la page 272 «de» devrait être ajouté à la phrase ...«un faucon + aux longues ailes occupé à se battre avec un corbeau, que l'odeur + du sang avait attiré près (de) nous.». + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Un Cadet de Famille, v. 2/3, by +Edward John Trelawney + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 2/3 *** + +***** This file should be named 38867-8.txt or 38867-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/8/8/6/38867/ + +Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +book was produced from scanned images of public domain +material from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Un Cadet de Famille, v. 2/3 + +Author: Edward John Trelawney + +Editor: Alexandre Dumas + +Translator: Victor Perceval + +Release Date: February 13, 2012 [EBook #38867] +[Last updated: April 28, 2012] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 2/3 *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +book was produced from scanned images of public domain +material from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + + +<p class="center"><small>COLLECTION MICHEL LÉVY</small></p> +<p class="center"><big>ŒUVRES COMPLÈTES<br /> +<b>D'ALEXANDRE DUMAS</b></big></p> +<p class="center smaller">PARIS.—IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS</p> + +<h1 class="titre">UN CADET DE FAMILLE<br /> +<span class="tiny">TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL<br /> +PUBLIÉ PAR</span><br /> +<span class="smaller">ALEXANDRE DUMAS</span><br /> +<span class="tiny">—DEUXIÈME SÉRIE—</span></h1> + +<p class="center"><big><b>PARIS</b></big><br /> +<b>MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS</b><br /> +<small><b>RUE VIVIENNE, 2 BIS</b></small></p> +<p class="center"><small>1860</small><br /> +<small><i>Tous droits réservés</i></small></p> +<p class="pagenum"><a id="Page_1">[1]</a></p> + + +<hr /> +<h3>UN<br /> +CADET DE FAMILLE</h3> +<hr class="c15"/> + + + +<h2>XLVII</h2> + + +<p>—Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de Torra +fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait +non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir +de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un +obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les +tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à +Rodrigues, et sa mère ainsi que ses sœurs furent expédiées à l'île de +France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra; il +n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre débarquement, +Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à vos hommes.</p> + +<p>—C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir +le ravin, entreprise que l'obscurité rendait<span class="pagenum"><a id="Page_2">[2]</a></span> très-difficile et +très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas +et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la +ville.</p> + +<p>Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai +craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en +conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de +l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard était +le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous m'avez fait +comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir avec une si +implacable cruauté.</p> + +<p>Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la +rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner +l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus +d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans +leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans +l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure +après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant +de hutte en hutte.</p> + +<p>Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de +rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur était +fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans les +jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas. +J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre.</p> + +<p>—Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la +rencontre de Torra avec son frère.</p> + +<p>—Ah!<span class="pagenum"><a id="Page_3">[3]</a></span> s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et +je l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; +comme je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas +être étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. +Par Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré +dans les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a +décidé le dénoûment de sa vie.</p> + +<p>«—J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement toutes +les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche infructueuse +m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes veines comme une +lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je rencontrais; ils fuyaient +ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne voulait se battre avec moi. +Les lâches avaient peur de Torra, et Torra n'avait qu'un seul couteau à +opposer à leurs lances, à leurs mousquets, à leurs épées. Si par hasard +un fer me frappait, il ne me faisait pas de mal; les fusils ne blessent +point Torra.</p> + +<p>»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les filets +des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je souffrais +trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup je vis mon +vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il était assis +dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la main. Mon +père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité étrange, et me +dit d'un ton sombre:</p> + +<p>»—Torra, mon fils?</p> + +<p>»J'essayai<span class="pagenum"><a id="Page_4">[4]</a></span> de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma +langue.</p> + +<p>»—Où est ta mère, Torra? Où sont tes sœurs, mon fils?</p> + +<p>»—Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs.</p> + +<p>»—Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un esclave, +mais ta mère et tes sœurs sont avec moi; regarde, regarde.</p> + +<p>»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes sœurs dans la coquille.</p> + +<p>»—Où est ton frère, Torra? demanda mon père.</p> + +<p>»—Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante.</p> + +<p>»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui +obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu, +et, se faisant l'écho de mon père, il répéta:</p> + +<p>»—Où est ton frère?</p> + +<p>»—Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu +es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à +l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de +jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant qu'il +vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre. Je sais +qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que dans cet +instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays, Torra: du +sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends!</p> + +<p>»Mon<span class="pagenum"><a id="Page_5">[5]</a></span> père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta +encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en +appelant mon frère:—Brondoo, Brondoo!</p> + +<p>»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il +dormait à quelques pas de moi.</p> + +<p>»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je +vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon blanc +prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée par +l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes sœurs frappèrent +leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça dans la mer, et +le démon disparut.»</p> + +<p>Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant +que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si +fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le +laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la +coquille paternelle est déjà bien assez chargée.</p> + +<p>—Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le +malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait.</p> + +<p>—Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus +sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation. Quant +au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une expression que +j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la faute qu'on reproche +à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et s'il avait massacré une +myriade de pareils hommes, il mériterait de magnifiques récompenses.</p> + +<p>—Vous<span class="pagenum"><a id="Page_6">[6]</a></span> avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il +faut que les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la +justice. Notre équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. +Étant l'aîné, je vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des +droits patriarcaux, et il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du +père, quoique illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme +ce père n'est pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son +fils, il faut que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé.</p> + +<p>—Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de +punir ce malheureux visionnaire.</p> + +<p>—Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice. Quand +nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour sauver +Torra.</p> + +<p>La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la nuit +du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, regarda la +mer en s'écriant:</p> + +<p>—Le voilà, il m'attend!</p> + +<p>De la proue Torra bondit dans la mer et le vaisseau passa sur son corps. +Il était inutile de faire un effort pour le sauver, le poids des +menottes précipita le pauvre nègre dans les profondeurs de l'Océan.</p> + +<p>Le souvenir de ce malheureux nous attrista pendant quelques jours. +Aston, qui avait une foi de marin dans les rêves et dans les présages, +prit la peine, dès notre arrivée à l'île de France, de s'informer si +les particularités de la vision relative à la sœur et à la mère +de Torra étaient vraies. Il s'adressa donc à un bureau du +gouvernement,<span class="pagenum"><a id="Page_7">[7]</a></span> qui tient enregistrée la mort des esclaves, et il +apprit qu'en se rendant à l'île Bourbon les trois femmes s'étaient +jetées dans la mer. Cet événement avait eu lieu la nuit même du rêve +de Torra. Je n'ai pas besoin d'ajouter que <a id="cet">cet</a> étrange coïncidence des +faits affermit la foi d'Aston dans les rêves, les présages, les +pressentiments et les visions.</p> + + +<hr /> +<h2>XLVIII</h2> + + +<p>Nous nous trouvions sous les vents alizés de l'ouest, et nous hâtâmes +gaiement notre course, accompagnés par la corvette. De Ruyter décida que +nous rentrerions au port Bourbon, dans l'île Maurice, sur le côté +sud-est, puisque les frégates anglaises bloquaient le port au +nord-ouest.</p> + +<p>—Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le meilleur port pour entrer dans +l'île, mais il est le plus difficile pour en sortir. Cependant, c'est un +havre magnifique, et nous serons obligés d'y rester jusqu'à ce que la +mousson du nord-ouest, qui va bientôt commencer, soit tout à fait +tombée. D'ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et surtout plus +tranquilles, car il n'y a guère de vaisseaux au port Bourbon, le +commerce n'étant suivi qu'à côté, sous le vent de Port-Louis.</p> + +<p>Plusieurs<span class="pagenum"><a id="Page_8">[8]</a></span> jours s'étaient écoulés depuis notre conquête de +Saint-Sébastien, et je pensai qu'il était temps de faire une visite à +ma petite captive. Malgré mon apparent abandon, je n'avais point +négligé de l'entourer de soins, car elle habitait ma propre cabine, et +j'avais ordonné au bon vieux rais de trouver, parmi les gens que nous +avions à bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même tribu que Zéla +ou qui avaient été ses domestiques.</p> + +<p>Privilégié par son âge et par son rang, le rais put aller voir la jeune +fille, lui parler, et l'assurer qu'elle ne manquerait de rien. Le rais +me dit que trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le vaisseau de son +père étaient déjà auprès d'elle, et qu'il avait donné à ces femmes +toutes les choses dont elles avaient eu besoin. Par respect pour le père +de Zéla, qui avait été non-seulement un Arabe, mais encore scheik d'une +tribu dans le golfe Persique, près de sa propre patrie, le vieux rais +avait prévenu tous mes désirs.</p> + +<p>—Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille comme je +traiterais ma propre enfant, car nous sommes tous des frères.</p> + +<p>De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui entendait notre +conversation, se tourna vers le rais.</p> + +<p>Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui donnait le nom de père, +car c'était ainsi que tous les marins nommaient le commandeur des +Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans les décisions qu'il +devait prendre lorsqu'elles étaient relatives à ses hommes; de plus, il +ne s'opposait jamais à l'accomplissement<span class="pagenum"><a id="Page_9">[9]</a></span> des cérémonies des sectateurs +de Mahomet. Pendant ses voyages secrets aux ports anglais, le +commandement du vaisseau était confié au vieil Arabe, et de Ruyter +prenait alors le caractère d'un marchand arménien, persan ou américain.</p> + +<p>—Mon père, dit de Ruyter, j'ai dit à ce garçon que la jeune fille arabe +était légitimement sa femme, et cela de la manière la plus sacrée selon +les coutumes de votre pays. N'ai-je pas dit la vérité?</p> + +<p>Les hommes qui avaient été témoins de la mort du père de Zéla en avaient +raconté tous les détails.</p> + +<p>—Certainement, malek, où est la personne qui pourrait en douter? La +chose cependant me paraît étrange; car, tout vieux que je suis, c'est la +première fois que j'entends dire qu'un scheik arabe, dont les +générations sont innombrables comme les grains de sable dans le grand +désert, donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa race à celui +d'un infidèle d'un pays si nouvellement découvert, d'un pays que nos +pères ne connaissaient pas; le père même qui a donné sa fille ne pouvait +admettre l'existence d'un giaour (chien).</p> + +<p>—Bah! répondit de Ruyter, le père savait que Trelawnay était un Arabe; +il est certain qu'il le savait et qu'il lui était impossible de craindre +une erreur. Ce garçon a-t-il l'air d'un chrétien? n'a-t-il pas le Coran +dans sa cabine? Allons, mon fils, récitez votre <i>namaz</i>.</p> + +<p>—Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est bien vrai, il +n'est donc point extraordinaire alors que le père<span class="pagenum"><a id="Page_10">[10]</a></span> ait pris +Trelawnay pour un Arabe. Je suis un homme ignorant, mais si son père +n'est pas Arabe ou descendant d'un Arabe, je serai surpris, car je +n'ai jamais vu aucun homme de l'Ouest avoir le teint basané et les +traits du visage caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est honnête +et brave, il aime notre peuple, il se bat avec nos armes, il a les +mêmes habitudes que nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se +révélera maintenant que, par la grâce divine de Mahomet, notre saint +prophète, il possède une femme arabe. J'espère qu'il cherchera la +tribu de ses ancêtres, qu'il s'établira au milieu d'elle en déplorant +que l'auteur de ses jours ait fait la folie d'aller loin de son pays +natal habiter les rochers blancs de la mer.</p> + +<p>Le rais dit tout cela si sérieusement, que de Ruyter ne parvint qu'avec +peine à réprimer une violente envie de rire. Pour compléter la comédie, +il conversa si savamment sur le sujet, que je finis par avoir des doutes +sur ma propre identité.</p> + +<p>Avec la conviction que j'étais Arabe, le rais s'appuya encore, pour +consolider mon mariage, sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui +avait joint nos mains avant de mourir.</p> + +<p>—Au moment suprême où s'opère la séparation de l'âme avec le corps, dit +le rais, si les objets éloignés deviennent indistincts, les choses que +le regard embrasse sont miraculeusement développées. En conséquence, +continua le rais, le père ne s'est pas trompé; il a vu dans le passé, +dans le présent et dans l'avenir, et cela d'un seul regard par l'analyse +d'une chose visible,<span class="pagenum"><a id="Page_11">[11]</a></span> la physionomie. Il savait donc dans quelles mains +il confiait sa fille, les espérances de sa maison et le soin de ses +enfants.</p> + +<p>—Quels enfants? demanda Aston. A-t-il d'autres enfants?</p> + +<p>Je commençais déjà à réfléchir à l'embarras de la situation dans +laquelle m'avait placé ma sympathie pour Zéla, une femme, des enfants, +et quoi encore...</p> + +<p>—Des enfants, reprit le rais, oh! oui, mais pas beaucoup, car c'était +un brave et intrépide guerrier, et la moitié de sa tribu a été +exterminée dans des guerres contre des gens semblables aux Marratti, qui +ont pillé son village et tué presque tous les habitants; il lui reste +donc à peine une trentaine d'enfants.</p> + +<p>—Trente! s'écria Aston, c'est bien assez, je vous assure.</p> + +<p>—Je trouve aussi que c'est un joli nombre, dit de Ruyter en imitant la +manière de parler de Louis, et vous aussi, n'est-ce pas?</p> + +<p>En écoutant cette conversation, en apparence des plus sérieuses, je +suppose que ma figure n'était pas très-animée, et peut-être était-elle +aussi triste que celle d'une des vigoureuses tortues de Louis après +qu'il lui avait coupé la gorge. Cependant, je fus un peu consolé en +découvrant que les enfants de l'Arabe, tombés pour la plupart sous le +poignard de ses ennemis, n'étaient qu'une famille fictive, c'est-à-dire +les fils de sa tribu.</p> + +<p>De Ruyter m'assura sur son honneur et en mettant toute plaisanterie à +part que les paroles du vieux rais étaient aussi vraies que le +Coran.—Mais, ajouta-t-il, le<span class="pagenum"><a id="Page_12">[12]</a></span> Coran n'est rien pour vous, et +la loi arabe n'est point la vôtre.</p> + +<p>—C'est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que pensera-t-elle?</p> + +<p>—Que, fiancée à vous par son père, elle doit vous regarder comme son +mari. Ainsi votre devoir aussi bien que votre honneur exigent que vous +preniez soin d'elle, que vous la conduisiez avec sa suite dans son pays +natal. Je sais que vous avez autant de générosité que d'honneur, et que +vous ne faillirez point à vos obligations; je n'ai jamais donné +d'officieux conseils, mon cher enfant, car pour les digérer il faut un +estomac aussi fort que celui d'une autruche. D'ailleurs vous n'êtes pas +de ceux qui s'arrogent exclusivement à eux-mêmes leur secte et leur +patrie (comme le font beaucoup de compatriotes) et toute la beauté et +toute la vertu qui existent sous le soleil. La lumière n'est que plus +brillante sur les sables de ces sauvages enfants du désert; car elle +n'est pas obscurcie par ce que l'on appelle faussement la civilisation. +Quoiqu'ils ne soient pas échauffés ou affranchis par le même été ou par +le même hiver, dit le vieux Shylock, les juifs, les mahométans et les +chrétiens sont tous des hommes; si vous les piquez ils saignent, et +ainsi de suite... Vous me comprenez?...</p> + +<p>—Descendons, et, après avoir discuté cette grave question, discutons +celle bien moins grave d'un verre de claret.</p> + +<p>—Quel parti allez-vous prendre relativement à Zéla? me demanda Aston.</p> + +<p>—Quel<span class="pagenum"><a id="Page_13">[13]</a></span> parti je vais prendre, mon ami? comment! vous n'avez +donc pas entendu? Mon parti est pris; tout est terminé.</p> + +<p>—Quelle est donc la chose terminée?</p> + +<p>—Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce n'est que pareil à la +première secousse qu'on ressent en se baignant: les timides souffrent le +plus en entrant dans l'eau peu à peu; les courageux s'y plongent la tête +la première et ne sentent pas la douloureuse sensation que fait éprouver +l'étreinte de l'eau. Je ne suis pas craintif; s'il faut que je plonge, +donnez-moi de l'eau profonde et une hauteur pour sauter dedans.</p> + +<p>—Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston. Zéla n'est qu'une enfant, +et vous l'avez à peine vue.</p> + +<p>—Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant de l'avoir épousée?</p> + +<p>—Comment pourrez-vous l'emmener en Angleterre? Votre intention n'est +pas de passer votre vie avec des Arabes?</p> + +<p>—Pourquoi pas? Je n'ai pas de patrie, pas de foyer domestique. Le vieux +père rais dit que mon pays est ici. Je l'admets, car je l'aime. Je +préfère le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas le visage +comme le fronce un curé dans sa chaire en exhortant ses paroissiens à +obéir à l'appel de sa cloche. Allons, allons, effacez les rides de votre +front, videz ce verre de vin de Bordeaux. N'avez-vous pas entendu dire +qu'on célébrait ce soir la confirmation de mon mariage? Faisons-le +gaiement. Je déteste les sermons et j'aime le vin: buvons!</p> + +<p>Nous<span class="pagenum"><a id="Page_14">[14]</a></span> passâmes la soirée à fumer et à vider des bouteilles. De +Ruyter et Aston me plaisantèrent, mais mon humeur était trop joyeuse +pour s'attrister d'une bagatelle aussi insignifiante qu'un mariage. Je +le traitais légèrement en ce temps-là.</p> + +<p>Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès de moi et me dit:</p> + +<p>—Moi aussi j'ai une femme, mais elle ne vaut pas grand'chose. Quand +j'allais sur mer, elle buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais +garder une seule goutte de bon skédam dans la maison, je n'aimais pas +cela; <i>l'auriez-vous?</i> Tout à coup, elle devint très-grosse et tout le +monde disait: «Cette femme est enceinte.» Moi, je riais, car je savais +mieux que les commères que si ma femme avait là quelque chose, c'était +des caques de gin. Les médecins pensaient la même chose, et ils +voulurent lui faire rendre ce qu'elle avait conservé là; mais ma femme +aimait trop les liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que de +l'eau. Je fus saisi de surprise, de l'eau! Je ne lui en avais jamais vu +boire une seule goutte, <i>l'auriez-vous?</i> Elle détestait l'eau, parce +que, disait-elle, l'eau enrhume l'estomac.</p> + +<p>Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis sur un vaisseau; la mer +lui faisait peur, j'étais donc bien sûr d'être débarrassé d'elle. Après +mon départ, elle devint triste, chagrine, pauvre femme! et cela parce +qu'elle n'avait plus de gin, car j'avais emporté toute la cave avec +moi.</p> + + + +<hr /> +<h2>XLIX</h2> + + +<p>Van<span class="pagenum"><a id="Page_15">[15]</a></span> Scolpvelt descendit, tenant dans ses mains la liste des malades et +des blessés. Il était toujours si occupé que nous ne l'apercevions +presque jamais, à l'exception toutefois de sa tête, qu'il avançait de +temps en temps hors de l'écoutille pour prendre l'air, absolument comme +le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus de l'eau. Le docteur +nous expliqua la loi relative aux assassins, dont les corps, dans tous +les pays civilisés, étaient disséqués.—En faisant du bien à la science, +ajouta-t-il, les assassins sont peu coupables, et il est vraiment +dommage que de nos jours il y ait si peu de meurtres. Après avoir émis +cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa de l'indigne pensée de +vouloir paralyser l'essor de la science, les tentatives des hommes +studieux, non-seulement en mettant l'obstacle de notre défense à +l'amputation des membres, mais encore en le privant d'une dissection +après la mort.—Si vous aviez agi avec discernement, vous auriez pendu +Torra, qui était un magnifique sujet, et vous m'auriez donné son corps. +Je le croyais un honnête homme, mais je vois aujourd'hui qu'il +ressemblait aux autres; il conspirait également pour tromper mes +espérances, car<span class="pagenum"><a id="Page_16">[16]</a></span> il m'a trahi en se jetant aux poissons. Ne +m'appartenait-il pas légitimement?</p> + +<p>Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le vida avec gravité et se +rendit auprès de ses malades.</p> + +<p>—Si je ne voyais pas le docteur boire de temps en temps, dit Louis, je +le prendrais pour un démon; mais cependant aucun homme ne peut vivre +d'un liquide seul, quelles que soient sa force et sa saveur. Ne le +pensez-vous pas?</p> + +<p>—Cela suffirait avec l'addition d'une tortue, dis-je en riant; je crois +que je pourrais vivre avec ces deux choses. Pensez-vous, Louis, qu'il y +ait des tortues au ciel?</p> + +<p>—Je suis sûr qu'il y en a, répondit Louis; sans cela, quelle est la +personne raisonnable qui désirerait y aller? Le désireriez-vous? Le ciel +ne serait pas un paradis sans les tortues, n'est-ce pas? Puis, il y a +beaucoup d'eau dans la lune, d'où aurions-nous la pluie, s'il n'en était +pas ainsi? De sorte qu'il faut encore qu'il y ait du gin pour chasser +l'humidité.</p> + +<p>Je montai sur le pont pour la première faction. De Louis et de ses +tortues, mes pensées se dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage.</p> + +<p>Je vis alors les choses sous un aspect plus favorable à mes désirs, tout +me parut joyeux, et je me trouvai grandi au moral autant qu'au physique. +Mes pensées furent presque semblables à celles d'Alnaschar le bavard, +frère du barbier, le marchand de verres; comme la sienne, mon +imagination était étourdie. Je pris la résolution d'être d'abord un mari +doux et aimant,<span class="pagenum"><a id="Page_17">[17]</a></span> puis austère et bourru, puis enfin cruel et +bienveillant tour à tour. Pendant une heure entière, je me plongeai à +plaisir dans les rêveries les plus folles et les plus absurdes, sans +qu'une pensée raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la lumière. +La cloche sonna minuit, et un autre prit ma place. Les soucis de la vie +conjugale ne troublèrent pas mon sommeil; je suis encore étonné d'avoir +dormi aussi profondément.</p> + +<p>Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma jambe. Je me jetai +vivement en bas du lit, car j'eus l'horrible crainte que Van ne se fût +permis d'opérer sur ma jambe pendant mon sommeil.</p> + +<p>—Qu'est-il donc arrivé? lui demandai-je.</p> + +<p>—Un des prisonniers, un Arabe, est mourant, et il désire vous voir.</p> + +<p>Je plongeai ma tête dans un seau d'eau de mer et je suivis le docteur.</p> + +<p>Malgré Louis, qui voulut m'arrêter pour me faire déjeuner, en me disant +qu'il était dangereux d'entrer dans une chambre de malade l'estomac +vide, je me rendis en toute hâte auprès du prisonnier.</p> + +<p>Sérieusement blessé, l'Arabe désirait me recommander d'être bon pour +l'enfant de son père, et, en même temps, obtenir la permission de voir +Zéla avant de mourir, afin de prendre le message qu'elle voulait envoyer +à son père, auprès duquel le mourant allait bientôt se trouver.—Car, +ajouta-t-il, je vois l'ange de la mort voltiger sur mon lit, et il est +impatient de s'élancer vers le ciel. Soyez un père pour mes deux femmes +et pour mes cinq enfants, continua le moribond,<span class="pagenum"><a id="Page_18">[18]</a></span> et dites-leur qu'il +faut, <i>ish Allah</i> (s'il plaît à Dieu), qu'ils continuent la guerre +commencée contre les Marratti, parce que, pendant qu'il en restera sur +la terre, l'âme de leur père ne pourra pas entrer au ciel.</p> + +<p>La dernière prière de l'Arabe fut pour me demander qu'on respectât son +corps, qui devait être enseveli dans la mer avec toutes les cérémonies +habituelles de son pays. Il me supplia encore de ne pas permettre à +l'Indien blanc au long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le scalper +ou de lui fracturer les membres.—Car, ajouta l'Arabe, s'il coupe un +morceau de mon corps pour le manger, je ne serai pas capable d'être un +guerrier dans l'autre monde.</p> + +<p>Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure exprima un mélange +d'horreur, d'étonnement et de férocité; il rugit comme une hyène en +fureur. La colère du médecin effraya le malade et hâta sa mort, car il +rendit le dernier soupir pendant que j'essayais de calmer l'irritable +Van.</p> + +<p>Je remis le corps entre les mains des Arabes; ils l'enveloppèrent dans +de la toile et répétèrent les cérémonies que j'ai déjà racontées. +Seulement je me trouvai dans l'obligation de participer à leurs +mystères.</p> + +<p>Voici donc un nonchalant garçon de l'Ouest, sans lien ni famille, +transformé en scheik de mer, en Arabe, en musulman, et marié. Pour +donner l'idée combien ces changements (du moins le dernier, qui gouverne +les autres) pesaient peu sur mon esprit, je n'aurais même pas reconnu ma +femme au milieu d'un groupe de<span class="pagenum"><a id="Page_19">[19]</a></span> jeunes filles. Tout occupé de son père, +je n'avais point remarqué ses traits. Je ne savais même pas son nom, +quoique je l'aie employé ici pour faciliter ma narration. Je possédais +un Coran, mais j'ignorais où était le pays que désormais je devais +considérer comme le mien.</p> + +<p>La première démarche que je fis pour me rapprocher de Zéla fut, je +crois, excellente, car cette démarche tendait à obtenir des +renseignements sur la dame. En conséquence et pour bien commencer, +j'appris d'abord son nom. Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à +cette époque, sera trouvé profondément imprimé sur mon cœur lorsque +j'aurai cessé de vivre. Si par hasard un Van Scolpvelt désire disséquer +mon corps, je le lui permets volontiers, plus volontiers encore +j'accorde cette faveur à l'estimable Van, s'il existe. Il verra bien que +je n'ai pas pour la science cette haine sans bornes qu'il m'a si souvent +reprochée. Il trouvera joint un codicille à mon dernier testament, et ce +codicille exprime le désir que mon corps, enseveli dans un tonneau de +vrai skédam, soit envoyé à Amsterdam (ville natale de Van Scolpvelt): +l'un sera pour le scientifique docteur, l'autre pour la femme du bon +munitionnaire, si toutefois elle a eu l'esprit de faire passer son +hydropisie.</p> + +<p>Après avoir déjeuné et satisfait la dernière demande de l'Arabe mourant, +dont le corps fut jeté dans la mer, mes pensées s'envolèrent vers +l'asile de mon épouse vierge. J'avais appris, quoique avec peine, la +gutturale prononciation de son nom, tâche fort difficile,<span class="pagenum"><a id="Page_20">[20]</a></span> car j'avais +été obligé d'en répéter cent fois les deux syllabes avant que la vieille +duègne fût satisfaite de ma sifflante aspiration. Après cette première +étude, la bonne femme me dit:</p> + +<p>—Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni effleurer ses +vêtements; il ne faut pas beaucoup parler, et ne rester auprès d'elle +que pendant quelques minutes, car les pensées de lady Zéla conversent +avec l'âme de son père; toutes ses joies de jeune fille sont mortes avec +le bon vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus brillants que les +étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure, plus belle +que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de l'affliction; ses +lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de chagrin. Toute sa beauté +est cachée sous une éclipse, car les larmes sont sa seule nourriture. La +paix et le sommeil ont abandonné la jeune fille, depuis que l'âme de son +père l'a laissée seule dans un monde inconnu. Ô étranger, soyez bon pour +elle, et le bonheur sera votre récompense.</p> + + + +<hr /> +<h2>L</h2> + + +<p>—Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit la duègne, et dans une +heure elle sera préparée à recevoir visite.</p> + +<p>L'heure<span class="pagenum"><a id="Page_21">[21]</a></span> demandée par la vieille femme fut suivie de tant de +minutes, que bien certainement mon ardeur se serait refroidie jusqu'à +l'indifférence si j'avais été un amoureux vif et impatient. Je dois +peut-être ajouter que la certitude d'être solidement marié aidait +beaucoup à calmer mes désirs, de plus que cette heure d'attente, étant +celle où j'avais l'habitude de fumer ma pipe en savourant avec lenteur +le nectar de mon café, fit qu'elle ne me parut ni plus longue ni plus +courte que tout autre moment de la journée. Je n'ai jamais perdu ce +vice ou plutôt cette vertu, car au moment où je parle, si je me trouve +dans l'obligation de sortir avant d'avoir pris mon café ou fumé ma +pipe, je suis aussi bourru qu'un dogue auquel on prend un os ou qu'une +femme qui voit son mari, harassé de fatigue, s'étendre nonchalamment +sur un chapeau neuf posé avec soin au milieu d'un fauteuil.</p> + +<p>Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries d'un amoureux, je me +perdais dans l'odorante fumée de tabac de Skiray; j'en remplissais mes +poumons, j'en savourais l'enivrante odeur, odeur aussi douce et aussi +parfumée que celle des roses de Bénarès. Tantôt mes lèvres +capricieuses retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient comme +un jet d'eau vers le ciel, tantôt encore elles la faisaient monter en +spirales pour la laisser s'empreindre des chatoyantes couleurs d'un +rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et absorbait tellement +mon attention, que je n'avais point vu entrer la vieille femme arabe. +Je suppose que les beautés de l'intéressante duègne s'étaient +cachées, comme<span class="pagenum"><a id="Page_22">[22]</a></span> celles de la lune, sous un nuage ou sous une +éclipse, car sa sombre figure me fit tressaillir, et je crus un +instant que la fumée de ma pipe s'était condensée dans une sorcière +noire.</p> + +<p>—Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d'un ton de reproche, a attendu +jusqu'à ce que le café servi pour vous fût entièrement froid et que les +confitures fussent devenues aigres.</p> + +<p>—Personne n'est venu m'avertir, répondis-je en me levant.</p> + +<p>La figure de la messagère était si froide et si irritée, que bien +certainement un seul de ses regards avait dû opérer la transformation de +l'atmosphère du café et de la qualité des confitures. Cependant elle +dissimula sa colère et me répondit d'un ton plaintif:</p> + +<p>—Je suis restée ici debout pendant un si long espace de temps, que mes +pieds y ont pris racine.</p> + +<p>Je me mis à rire; la pauvre vieille disait vrai, et voici pourquoi: la +chaleur de ses pieds nus avait fait fondre le goudron, et comme le +vaisseau était penché de côté, l'Arabe avait toutes les peines du monde +à se maintenir en équilibre.</p> + +<p>Après avoir cherché dans mon esprit les choses les plus aimables, après +les avoir dites à la messagère d'un ton et d'un air aussi gracieux que +possible, je la suivis dans la cabine qu'habitait Zéla.</p> + +<p>La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte par une petite esclave +malaise (cette esclave était le premier cadeau que j'avais fait à Zéla), +et je pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec autant de +respect, d'émotion<span class="pagenum"><a id="Page_23">[23]</a></span> et de silence qu'en met une femme pieuse en entrant +dans le sanctuaire d'une église. La jeune fille était assise les jambes +croisées sur une petite couche, et elle était si hermétiquement +enveloppée dans une draperie blanche (deuil national de son pays), qu'il +me fut impossible de distinguer les merveilleuses perfections vantées +par l'Arabe. La pose de Zéla avait la grâce froide et digne des statues +de marbre qu'on pose aux portes des temples égyptiens; mais un mouvement +me révéla bientôt que la charmante statue était une créature humaine. +Après avoir lentement décroisé ses jambes, la jeune fille se leva, +glissa ses pieds nus dans des pantouffles brodées, s'avança vers moi et +me prit la main, que de son front elle porta à ses lèvres.</p> + +<p>—Asseyez-vous, je vous prie, ma chère sœur, lui dis-je, tout ému de +cette naïve caresse, de ce gracieux témoignage de sa reconnaissance.</p> + +<p>Zéla reprit sa première position et resta immobile; ses bras retombèrent +nonchalamment le long de son corps, et ses pieds mignons se cachèrent +dans le lin du vêtement qui l'enveloppait, comme se cachent de petits +oiseaux sous l'aile de leur mère.</p> + +<p>La seule chose visible de cet ensemble de grâces (suivant la vieille +Arabe) était les cheveux, et ces cheveux, d'un noir de jais, +couvraient Zéla tout entière. J'avais senti et savouré, avec un +inexprimable bonheur la douce pression des lèvres tremblantes de la +belle Arabe, et l'imagination, ou peut-être un léger contour que la +fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me dépeignait la<span class="pagenum"><a id="Page_24">[24]</a></span> bouche +de Zéla adorablement petite (je déteste les grandes bouches); et je +pense maintenant que cette passion silencieuse forma le premier anneau +de la chaîne de diamant qui nous unit, chaîne qui n'a pu être brisée +ni par le temps ni par l'usage.</p> + +<p>Quelques minutes s'écoulèrent en silence. J'étais plongé dans l'extase +d'un enchantement indéfinissable; mais j'avoue que je fus presque +heureux d'en être distrait quand la porte s'ouvrit pour donner passage à +la duègne, les mains chargées d'un plateau sur lequel étaient servis du +café et diverses espèces de confitures.</p> + +<p>Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste pour essayer de l'en +empêcher, mais la vieille femme me pria de rester assis et silencieux. +Zéla prit une petite tasse sur un plateau d'argent et me la présenta.</p> + +<p>J'étais si occupé à regarder, à admirer la blancheur et la délicatesse +de forme des jolis doigts de Zéla, que je renversai le café en portant +la tasse à mes lèvres, tasse que j'aurais pu avaler sans peine, car elle +n'était pas plus grande que l'aromatique coquille du macis (enveloppe de +la muscade).</p> + +<p>Quelques jours après ma première entrevue avec Zéla, la vieille femme me +fit observer qu'elle regardait la maladresse de mon action comme d'un +très-mauvais présage pour mon bonheur à venir.</p> + +<p>Après m'avoir offert des confitures, Zéla rendit le plateau à la duègne, +et se rassit sur sa couche.</p> + +<p>J'ôtai de mon doigt un anneau d'or entouré de deux cercles formés avec +des poils de chameau (l'anneau donné par le père de la jeune fille), et +je l'offris à Zéla.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_25">[25]</a></span> pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si amèrement que son ample +veste se soulevait sous les battements de son cœur. Je voulus cacher +l'objet dont la vue réveillait de si douloureux souvenirs; mais la jeune +fille tendit la main vers moi, saisit l'anneau, le porta à ses lèvres et +le baigna de ses larmes.</p> + +<p>La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et, sans être guidée par le +regard, la belle enfant tendit vers moi ses jolies petites mains, prit +une des miennes, et glissa doucement l'anneau à mon doigt.</p> + +<p>Cet anneau était l'antique sceau de la tribu de son père, et, comme tous +les cachets des princes, il rendait vrai le faux, faux le vrai; il +donnait ou il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon la +capricieuse volonté de celui qui en était l'heureux possesseur.</p> + +<p>Avant de laisser retomber ma main, Zéla la porta encore à son front et +l'effleura doucement de ses lèvres.</p> + +<p>Je pris vivement dans ma poche une bague que j'avais choisie dans les +bijoux de de Ruyter, bague d'un grand prix, car elle était massive, d'or +pur, et fermée par un rubis de la grosseur d'un grain de raisin; et, +prenant avec tendresse la main de Zéla, qui pendait immobile entre les +plis de son grand voile, je plaçai cette bague au second doigt de sa +main droite.</p> + +<p>La vieille femme sourit.</p> + +<p>L'approbation tacite de ce sourire éveilla mon audace; je gardai, +pressée entre les miennes, la main de Zéla, et j'en couvris de baisers +les petits doigts tremblants.</p> + +<p>J'outre-passais<span class="pagenum"><a id="Page_26">[26]</a></span> sans doute les droits que j'avais sur Zéla, car le +front de la vieille femme se rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides +de sa figure devinrent plus profondes, changement de physionomie peu +avantageux aux agréments extérieurs de ce gardien de l'étiquette, dont +le temps et le soleil avaient donné au teint l'ineffaçable couleur du +bronze. Je laissai tomber la main de Zéla, qui alla se cacher, toute +rougissante d'effroi ou de pudeur, sous les plis de son voile blanc.</p> + +<p>L'échange mutuel de nos bagues était la déclaration définitive de notre +mariage.</p> + +<p>—Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner vos ordres; que puis-je +faire pour vous être agréable, pour vous rendre moins tristes et moins +longues les heures de votre isolement? J'ai mis en liberté toutes les +personnes qui appartenaient à la tribu de votre père, et elles sont +traitées par mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis un étranger, +chère lady, j'ignore une grande partie de vos habitudes; daignez donc, +je vous en supplie, guider ma conduite par vos bienveillants conseils. +Le rais, qu'on nomme ici le père des Arabes, vous aime avec tendresse; +il sera, si vous le voulez, l'écho de vos pensées; parlez-lui, ordonnez; +entendre et obéir ne seront pour moi qu'une seule et même chose.</p> + +<p>Zéla ne répondit à mes supplications que par de violents sanglots.</p> + +<p>Cette douleur m'attrista profondément; je gardai le silence, puis la +crainte de devenir importun me fit songer à la retraite.</p> + +<p>—Ma<span class="pagenum"><a id="Page_27">[27]</a></span> chère sœur, dis-je en me levant, calmez-vous, je +vous en prie, et souvenez-vous de mes paroles: Je suis et je serai +toujours votre esclave le plus humble, le plus soumis et le plus +dévoué.</p> + +<p>Après avoir salué l'éplorée jeune fille, je sortis de la cabine triste +et heureux à la fois.</p> + + + +<hr /> +<h2>LI</h2> + + +<p>Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive avant que le bonheur +d'entendre sa voix musicale me fût accordé. Zéla semblait muette et +souvent aussi immobile qu'une statue de marbre. Ni supplications +ardentes ni prières murmurées tout bas n'avaient le don d'émouvoir cette +insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son calme dans la grande +froideur de ses sentiments pour moi. Cependant, malgré l'apparente +monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse dans laquelle ils me +jetaient, j'éprouvais un véritable bonheur auprès de Zéla, bonheur +étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel pourtant, car il +occupait les heures du jour, car il remplissait de rêves enchanteurs le +sommeil de la nuit.</p> + +<p>Après avoir soigneusement cherché à être agréable à Zéla en +l'entourant de toutes les choses qui, par leur possession,<span class="pagenum"><a id="Page_28">[28]</a></span> +pouvaient lui apporter un amusement, je fouillai dans l'immense butin +enlevé aux Marratti. Les vêtements, les meubles, les bijoux, enfin +tout ce qui appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son père ou de +sa tribu, fut déposé dans la cabine de la jeune fille. Le désir de lui +plaire, celui d'attirer son regard, celui plus ardent encore +d'entendre sa voix mélodieuse, me rendaient infatigable; mais, à mon +grand chagrin, Zéla parut si froide, si indifférente, si insensible, +que j'en arrivai à croire qu'il serait infiniment plus logique +d'adorer une momie des pyramides, et bien certainement, si +l'exaspération que je ressentais n'avait pas été adoucie par les +généreuses paroles de mon ami Aston, je me serais donné l'amer plaisir +d'exprimer à Zéla le vif mécontentement que me faisait éprouver sa +conduite. Dans l'excès de ma mauvaise humeur, je me jurais à moi-même +de cesser entièrement mes visites; mais tout en jurant je consultais +ma montre pour savoir combien d'heures ou de minutes me séparaient +encore de l'instant de mon entrevue avec elle. J'aurais, je l'avoue, +difficilement renoncé au bonheur de la voir, et quoique ma visite fût +un monologue ou un silence, elle était l'oasis de ma vie, le repos de +mon existence active.</p> + +<p>Heureusement pour moi la vieille Arabe n'était ni discrète, ni +silencieuse, ni réservée. Quand elle traversait le pont pour remplir +soit une commission de Zéla auprès du rais, soit une partie de son +service, elle s'arrêtait et me parlait de la jeune fille. Dans les +premiers jours de ses longues causeries, je maudissais souvent la force +des jambes de la vieille, car les miennes<span class="pagenum"><a id="Page_29">[29]</a></span> se fatiguaient à rester ainsi +stationnaires; mais ni engagement, ni prières ne pouvaient parvenir à +persuader à la duègne que je lui permettais de s'asseoir.</p> + +<p>—Non, me disait-elle d'une voix grave, je dois rester debout devant mon +malek, et, du reste, sa bonté me permettrait-elle de prendre un siége +qu'il me serait encore impossible d'user de cette bienveillante +autorisation. Lady Zéla attend mon retour pour prendre son café.</p> + +<p>Je conclus de là que la jeune fille était douée d'une merveilleuse +patience, si elle attendait ainsi une douzaine de fois par jour la +rentrée de sa camériste, qui causait souvent de longues heures avec moi.</p> + +<p>J'avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter à la vieille femme +que Zéla n'était pas insensible à mes soins, qu'elle disait que j'étais +bon, que je l'étais non-seulement parce qu'elle le jugeait ainsi, mais +parce que son peuple le trouvait, qu'il était bien dommage que je ne +parlasse sa langue qu'imparfaitement, bien dommage encore que +j'appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne, qu'elle était fâchée +que la grande <i>Kala passée</i> (mer Noire) se trouvât entre moi et le pays +de ses pères, mais que j'étais doux, bon, beau comme un zèbre, et +qu'elle aimait à entendre ma voix.</p> + +<p>Ce délicieux poison rallumait des espérances qui commençaient à +s'éteindre; il me faisait croire à l'avenir et souffrir avec patience +les douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille devint un +personnage amusant, spirituel; elle s'embellit de ses paroles comme +d'un fard, et je finis par trouver sa voix dure et sèche plus<span class="pagenum"><a id="Page_30">[30]</a></span> +musicale que le son harmonieux d'une harpe éolienne. Mes veilles de +nuit s'abrégeaient merveilleusement, elles se remplissaient de +l'éclatante lumière des yeux de Zéla, que je n'avais cependant pas +vus.</p> + +<p>Je ne m'explique pas encore par quelle puissance attractive et +magnétique j'ai pu si tendrement aimer Zéla, dont je n'avais pas entendu +la voix, dont je n'avais pas rencontré le regard, dont je n'avais pas +même reçu un signe de sympathie, car son premier et bienveillant accueil +n'avait été que l'accomplissement d'une coutume; elle avait reçu son +sauveur, son mari, mais le cœur n'entrait pour rien dans le +témoignage de son respect et de sa gratitude.</p> + +<p>Mon esprit indépendant ne s'était jamais plié ni même arrêté à la +recherche de ce grand sentiment qu'on appelle l'amour, et en vérité je +ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a pu pénétrer et remplir +si exclusivement mon cœur.</p> + +<p>Avant de comprendre que j'aimais ardemment Zéla, les soins dont je +l'entourais m'apparaissaient sous la forme froide de l'accomplissement +d'un devoir, devoir sacré, parce qu'il m'avait été imposé par un père +mourant, par un père dont la suprême volonté me confiait son enfant +prisonnière et orpheline. Dans la transparente pureté de la jeunesse, +les scènes touchantes se reflètent comme sur un lac d'azur, et cette +scène de deuil, d'exil, de larmes, fut la première dans laquelle le +hasard me fit jouer un rôle, la première où un appel sympathique fut +fait aux bons sentiments de mon cœur, qui<span class="pagenum"><a id="Page_31">[31]</a></span> alors était une +fontaine scellée, mais qui s'ouvrit bientôt à la pitié et à la +tendresse, et maintenant l'amour en coule comme un puissant torrent, +il emporte tout ce qu'il trouve devant lui.</p> + +<p>Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc silencieusement son nid +sous l'abri de mon cœur, tandis que je le croyais tranquillement +encagé dans la chambre qui lui servait de prison.</p> + +<p>Les paroles de la duègne, en ranimant le feu de mes espérances, me +conduisirent plus souvent auprès de Zéla, dont je regardais pendant des +heures entières la passive main pressée entre les miennes. L'air qui +entourait la jeune fille me semblait chargé de parfums odoriférants, et +le contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux que les branches +pendantes d'un saule, remplissait mon âme d'amour quand par hasard ils +effleuraient ma joue. Tous mes sens me parurent délicieusement raffinés, +et un monde de nouvelles pensées, un monde d'idées naquit dans mon +cœur.</p> + +<p>Quand enfin il me fut permis de voir la radieuse splendeur des grands +yeux noirs de Zéla, mes membres chancelèrent, mon cœur palpita +convulsivement, et, les deux mains de la jeune fille enfermées dans les +miennes, je restai pendant un quart d'heure dans l'extase d'une +adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la jeune fille remarqua +mon agitation, si elle en fut émue ou seulement flattée; mais elle +retira vivement ses mains et couvrit ses yeux de diamant. Je les avais +assez vus: leur regard de flamme avait embrasé mon cœur, et le feu en +devint inextinguible.</p> + +<p>D'une<span class="pagenum"><a id="Page_32">[32]</a></span> voix entrecoupée, Zéla murmura quelques paroles qui +bourdonnèrent à mon oreille comme le chant d'un colibri, oiseau +charmant et gazouilleur des bosquets de cannebiers. L'haleine de Zéla +fut plus odoriférante que ne le sont ces arbres. La tête me tourna, et +je crus devenir fou en contemplant le monde de délices qui s'ouvrait +devant mes yeux.</p> + +<p>C'est ainsi que l'amour s'alluma dans mon sein, un amour pur, profond, +ardent et impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon regard dans le +brillant miroir où se reflétait l'âme divine de Zéla, elle fut l'étoile +de ma vie, la déité à laquelle je devais offrir la virginité de mes +affections. Jamais un saint dévot ne s'est consacré à son Dieu avec une +adoration plus intense que la mienne. Je n'étais ni l'époux ni l'amant +de Zéla, j'étais son esclave; ma vie lui appartenait sans partage, elle +était tout pour moi, j'étais à elle pour elle.</p> + +<p>Quand la triste mortalité rendra mon corps au néant, quand mon âme +s'envolera, comme une colombe longtemps captive, elle n'aura de joie et +de repos que le jour où il lui sera permis d'être réunie à celle de +Zéla. Alors ces deux âmes sœurs se confondront ensemble, et comme un +rayon de soleil elles s'élanceront brillantes dans l'éternité.</p> + + + +<hr /> +<h2>LII</h2> + + +<p>Aucune<span class="pagenum"><a id="Page_33">[33]</a></span> circonstance digne d'être mentionnée ne marque dans mes souvenirs +l'époque de ce mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt dans la +latitude de l'île Maurice, à trente-deux lieues N.-O. de l'île Bourbon.</p> + +<p>En visitant l'île Maurice, en 1521, les Portugais la nommèrent l'île des +Cygnes, parce qu'elle était l'asile favori de cet oiseau. Les lourds et +avares Hollandais furent les premiers qui prirent possession de cette +île, mais vers une époque très-éloignée du passage des Portugais, +c'est-à-dire vers l'an 1600. Ces nouveaux possesseurs changèrent le doux +nom de l'île des Cygnes en celui de Maurice, faisant, par cette +dénomination, un compliment à l'amiral dont Maurice était le prénom.</p> + +<p>Comme je l'ai déjà dit, les Français succédèrent aux Hollandais, et ils +appelèrent l'île île de France; ils en firent leur place de ralliement +et le rendez-vous de tous leurs croiseurs. Les Français avaient soin +d'apprendre le moment du départ des flottes indiennes appartenant à la +compagnie qui rentraient dans leur patrie ou qui partaient pour +l'étranger. Dans l'un ou l'autre cas, ils envoyaient leurs vaisseaux +pour les arrêter, et les vaisseaux,<span class="pagenum"><a id="Page_34">[34]</a></span> secrètement armés en guerre, +avaient des lettres de marque.</p> + +<p>Ce mode d'attaque faisait beaucoup de tort aux flottes anglaises, qui +souvent marchaient protégées par leurs propres vaisseaux de guerre. Mais +les petits croiseurs français, qui naviguaient très-vite et qui étaient +remplis d'aventuriers intrépides, s'attachaient aux flottes anglaises +comme s'attachent des Arabes vagabonds autour d'une caravane dans le +désert; tandis que les vaisseaux de guerre anglais étaient empêchés +d'agir par la crainte de perdre de vue les vaisseaux marchands, qui +pouvaient être arrêtés d'un autre côté pendant leur absence.</p> + +<p>Les Français s'exposaient rarement à attaquer les Anglais en plein jour +ou quand il faisait beau temps, à moins cependant qu'ils ne fussent +soutenus par une frégate, presque toujours à leur suite, dans l'espoir +de s'emparer de quelque traînard. Quand il faisait mauvais temps et +pendant les nuits obscures, les Français trompaient les Anglais en +faisant de faux signaux pour les attirer; cela avait lieu au moment des +rafales, qui sont très-fréquentes dans ces latitudes. Si les Anglais +perdaient leur convoi de vue, ce qui arrivait souvent, ils étaient sûrs +d'être attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires français; mais +étant tous très-bien armés, les vaisseaux réussissaient quelquefois à se +défendre non-seulement contre les vaisseaux de guerre secrets de +l'ennemi, mais encore ils parvenaient à chasser bravement l'escadre +française.</p> + +<p>La possession de l'île Maurice était d'une très-grande +importance<span class="pagenum"><a id="Page_35">[35]</a></span> pour les Français, car elle les mettait à même de +pouvoir harceler le commerce de l'Angleterre et de tenir un pied dans +l'Inde. Ils n'épargnaient aucune dépense pour fortifier l'île, et, +pour dire la vérité, ils employèrent peu de temps pour obtenir le +résultat d'en rendre le sol utile et productif. Ils y introduisirent +et y cultivèrent avec succès les épices et les fruits de l'Inde. Ils y +ajoutèrent du riz et plusieurs espèces de blé: celui de Bourbon, de la +Cochinchine et de Madagascar. Mais l'île étant très-petite (elle n'a +que dix-neuf lieues de circonférence), les améliorations apportées par +les Français furent naturellement fort limitées.</p> + +<p>Par leur négligence, les Hollandais avaient laissé le plus précieux de +leurs ports, au nord-ouest, se remplir de la boue et des pierres +envoyées par le torrent des montagnes qui s'élèvent tout auprès.</p> + +<p>Dirigé par un gouverneur habile et entreprenant, les Français +débarrassèrent ce port, bâtirent un mur et construisirent un magnifique +bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et les mettre à l'abri +des vents, qui sont toujours, dans les tempêtes, d'une violence +épouvantable.</p> + +<p>Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon, et nous arrivâmes bientôt +en vue de l'île Maurice.</p> + +<p>Cette île a une forme ovale, et la partie dont nous rasions le côté +nord-ouest est grande, inégale, ayant çà et là des signes de végétation.</p> + +<p>—Ce côté de l'île, nous dit de Ruyter, a été retourné sens +dessus dessous par l'action des volcans, et les gens<span class="pagenum"><a id="Page_36">[36]</a></span> instruits de +cet événement croient que l'île Maurice était autrefois liée à celle +de Bourbon, mais qu'elles ont été divisées en deux par la force d'un +feu intérieur.</p> + +<p>Nous vîmes plusieurs énormes cavernes voûtées dans lesquelles la mer +s'écoulait avec un bruit de tonnerre; de gros morceaux de rocher gris, +rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur les autres dans un +désordre fantastique, puis la terre s'éleva peu à peu, et nous vîmes des +roches escarpées, même au centre de l'île, s'unissant à une montagne qui +s'élève comme un dôme.</p> + +<p>—Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois une plaine élevée de +treize cents pieds au-dessus de la mer, quoique, du côté où nous sommes, +elle nous paraisse d'une roideur impraticable; l'autre côté, au +Port-Louis, a l'élévation si graduelle qu'un cheval peut aller au galop +jusqu'à son sommet, qu'on nomme le <i>Piton du milieu</i>. Ce piton, pointu +comme un pain de sucre, est entouré par une plaine.</p> + +<p>Nous découvrîmes encore sept montagnes qui ressemblaient à sept grands +géants tenant un conseil; puis plusieurs petits promontoires étendant +dans la mer leurs racines pleines de rochers, et qui formaient de +magnifiques baies, des rivages couverts de sable blanc et des vallées +étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des rivières verdoyantes et +boisées. Ces vallées étaient remplies d'arbrisseaux et de fleurs.</p> + +<p>Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout sur le pont, armés de +télescopes, et nous admirions le ravissant<span class="pagenum"><a id="Page_37">[37]</a></span> paysage qui se déroulait +devant nos yeux.</p> + +<p>—Que cette vallée est tranquille et belle! dis-je à mes amis; allons y +demeurer.</p> + +<p>Puis, quand la marche du vaisseau nous montrait un site plus enchanteur +encore, nous répétions la même exclamation.</p> + +<p>Tous les trois, nous aimions les beautés de la nature, et de Ruyter se +plaisait à nous faire admirer les changements merveilleux de ce +splendide panorama.</p> + +<p>—Vraiment, m'écriai-je, cette île est le paradis des poëtes orientaux. +Quelle est la personne sensée qui voudra quitter cette terre après +l'avoir connue? Ô mes amis, abandonnons l'incertain océan, abandonnons +la mer capricieuse, la mer aux sourires perfides qui nous attire vers la +souffrance, vers le désappointement et vers la mort!</p> + +<p>Aston n'était pas moins enthousiasmé que moi, et notre enchantement +était partagé par tout l'équipage. La joie illuminait toutes les +figures, chaque cause personnelle de chagrin ou de mécontentement était +oubliée; l'union et l'harmonie la plus parfaite régnaient sur le +vaisseau. Quand nous jetâmes l'ancre, les hommes montèrent aux mâts +comme des écureuils, et dans un instant les voiles furent ferlées. Des +canots rôdèrent bientôt autour du grab, presque submergés par la grande +quantité de poissons et de fruits qu'ils venaient nous offrir.</p> + +<p>Le plaisir qui remplissait mon cœur était presque de l'ivresse, +car j'avais à mes côtés ma petite fée orientale, ma belle Zéla, qui, +cédant à mes ardentes prières,<span class="pagenum"><a id="Page_38">[38]</a></span> avait consenti à m'accompagner sur +le pont.</p> + +<p>Quand le doux vent de la terre vint jouer dans les cheveux de la jeune +fille, quand il pressa contre elle ses légers vêtements de gaze, en +révélant les contours de ses formes élégantes, Aston la regarda avec une +admiration surprise, et compara la belle enfant à un jeune faon.</p> + +<p>De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue de Zéla, s'approcha d'elle +pour lui adresser quelques paroles d'affectueuse bienvenue. Il prit sa +main; mais, stupéfait de la merveilleuse beauté de la jeune fille, il +resta silencieux, ne pouvant que par sa muette contemplation lui +exprimer combien il la trouvait belle. Après quelques secondes de cet +éloquent silence, de Ruyter parla à la jeune Arabe d'une voix douce et +caressante comme un chant, puis, se tournant vers moi, il me dit en +anglais:</p> + +<p>—Cette jeune fille est une fée de l'Orient; elle est trop délicate et +trop frêle pour être touchée par la main d'un homme. Je vous félicite de +tout mon cœur, mon cher Trelawnay, et il n'existe pas un homme qui +puisse rester froid et indifférent devant votre bonheur. Par le ciel! +mon ami, je croyais que votre mariage était un sacrifice; mais je trouve +que vous possédez un diamant pour lequel un roi donnerait sa couronne. +Souvenez-vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce trésor comme on +garde son propre cœur, le bonheur vous abandonnera, et la fortune +sera toujours impuissante pour vous donner une femme comparable à lady +Zéla.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_39">[39]</a></span> jeune fille regardait autour d'elle comme une gazelle effrayée. +Surprise de se voir entourée et regardée par tant d'étrangers, elle +rougit; la pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa cabine; +mais je tenais sa main emprisonnée dans la mienne et je feignais de ne +pas comprendre la prière de son regard.</p> + +<p>Pour retenir Zéla le plus longtemps possible auprès de moi, j'envoyai +chercher un tapis et des coussins, puis, environnée de ses femmes, la +jeune fille s'assit sur le pont.</p> + + + +<hr /> +<h2>LIII</h2> + + +<p>De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour dire à son capitaine que +les Anglais avaient levé le blocus du Port-Louis. Contraints à cette +retraite par les pertes qu'ils avaient faites de leurs hommes et de +leurs bateaux, les Anglais voulaient encore avoir le temps de rentrer à +Madras avant que le sud-ouest mousson commençât à se faire sentir. +D'ailleurs, comme la flotte qui devait regagner l'Angleterre était +censée avoir passé les latitudes des îles, le but des frégates qui +bloquaient Port-Louis se trouvait atteint.</p> + +<p>De Ruyter convint avec la corvette qu'aussitôt qu'elle aurait +renouvelé sa provision d'eau et de vivres, elle irait<span class="pagenum"><a id="Page_40">[40]</a></span> au +Port-Louis, et que, par la traverse sur terre, de Ruyter la +rejoindrait avant son départ pour lui donner les dépêches destinées au +général français.</p> + +<p>Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le grab et nous envoyâmes +les prisonniers et les blessés sur la corvette.</p> + +<p>—Il faut maintenant songer à nos malades, me dit de Ruyter, lorsque le +transport des étrangers fut opéré. Je vais me mettre à la recherche de +quelques logements, et vous envoyer toutes les choses dont vous pouvez +avoir besoin.</p> + +<p>Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore pour se rendre au Port-Louis; +mais, avant son départ, il me donna des instructions précises sur tout +ce que je devais faire pendant son absence, et il quitta le vaisseau en +nous promettant d'être rentré dans trois ou quatre jours.</p> + +<p>Il avait été convenu qu'après avoir chargé le grab, nous le mettrions +dans un lieu sûr, et que nous irions passer quelque temps dans la maison +de campagne de de Ruyter, car mon ami possédait des terres considérables +dans l'intérieur de l'île.</p> + +<p>Cette île a, relativement au climat, une particularité digne de +remarque, et je n'ai jamais trouvé dans aucune autre partie de l'Inde +l'étrange bizarrerie de sa température. Généralement les îles ont sur +les côtes une atmosphère douce et fraîche, tandis que l'intérieur des +terres est chaud, malsain, excepté toutefois les hauteurs du centre de +l'île; mais, à l'île Maurice, c'est le contraire: il fait si +horriblement chaud le long de la côte<span class="pagenum"><a id="Page_41">[41]</a></span> entière, l'air y est si +impur, qu'à Port-Louis et dans ses environs, personne n'ose sortir +pendant six mois de l'année, tellement on est sûr de recevoir un coup +de soleil, coup de soleil fort dangereux, car d'ordinaire il amène la +frénésie, la fièvre, le choléra-morbus ou la dyssenterie. En revanche +et à la même période de l'année, dans l'intérieur de l'île, et surtout +au côté opposé au vent, l'air est doux, suave et sain.</p> + +<p>Depuis novembre jusqu'en avril, l'air de la ville de Saint-Louis est si +insupportablement chaud, que peu de personnes, à l'exception des +esclaves, osent y rester. Les habitants assez heureux pour avoir la +liberté de choisir le lieu de leur résidence vont s'établir dans +l'intérieur de l'île. Ajoutez à ces six mois d'étouffante chaleur une +fin d'année pluvieuse, pendant que d'horribles orages ravagent les +côtes. Toujours à la même époque, l'intérieur de l'île est calme, +doucement chauffé par le soleil. J'ai été témoin de ce fait, fait +d'autant plus étrange que l'île, nous l'avons dit, n'a que dix-neuf +lieues de circonférence.</p> + +<p>J'exécutais avec une infatigable ardeur les ordres de de Ruyter; +l'insomnie et le travail étaient pour moi un plaisir, car mon corps +était fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes bientôt construit +sur le rivage des magasins en barres de bois, en planches et en +paillassons, et toutes les choses qui n'appartenaient pas au grab +furent débarquées et envoyées dans la ville sur le dos des mulets, des +buffles et des esclaves. (Je rougis d'être obligé de dire que les +esclaves sont les principales bêtes de somme de l'île Maurice).</p> + +<p>De<span class="pagenum"><a id="Page_42">[42]</a></span> Ruyter avait fait de grands efforts et de grands sacrifices +afin d'obtenir des buffles et des ânes pour remplacer les esclaves +dans l'humiliante et pénible fatigue de porter des fardeaux pendant +des journées d'une chaleur insupportable. Mais la moindre +indifférence, mais le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires +des esclaves accueillirent les humaines propositions de de Ruyter +rendirent sa tâche difficile.</p> + +<p>Ces trafiquants sans cœur ne veulent ni voir ni entendre parler d'un +projet qui ne tend pas à augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez eux, +les organes communs de la nature sont abrutis; leur vue des choses est +rétrécie à la circonférence qu'embrasse le regard.</p> + +<p>Ils sont semblables à la guêpe, dont l'œil, rond comme une lentille, +grossit dans des proportions énormes le plus petit objet qui se trouve +devant lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d'une fleur, s'il est +éloigné d'un mètre du centre de son regard. Ces hommes stupides voient +donc les objets aussi clairement que la guêpe. Il était inutile de leur +parler d'un gain à venir, gain que la recherche des ânes et des buffles +pouvait leur produire. Ils disaient que cette recherche était une perte +de temps, et que, les esclaves étant tout prêts, il fallait s'en servir. +Quant à la souffrance de ces malheureux, elle ne pouvait attendrir des +êtres qui n'ont pas de sentiments humains. À toutes les réflexions +généreuses que fit de Ruyter, ils opposèrent cette étrange question:</p> + +<p>—Est-ce la loi? Je ne puis pas la trouver: elle n'est pas dans mon +livre.</p> + +<p>Tel<span class="pagenum"><a id="Page_43">[43]</a></span> est, en un mot, le résumé de leurs réponses aux avocats de +l'humanité. À chaque appel, ils restent aussi sourds que des +crocodiles, et pendant que vous leur parlez de charité chrétienne, ils +fouettent ou donnent l'ordre de fouetter le dos nu d'un pauvre esclave +succombant de fatigue sous le poids d'une trop lourde charge.</p> + +<p>J'ai vu de ces malheureux nègres couverts d'ulcères, et dont les plaies +saignantes étaient déjà à moitié dévorées par des mouches et par des +vers. C'est alors que ces infortunés appellent de tous leurs vœux +celle que les riches craignent tant: la mort, la mort qui devient leur +seul refuge, leur seule espérance, est accueillie comme une fée +bienfaisante, et, après la suprême séparation de l'âme d'avec le corps, +ce corps, masse morte et corrompue, est jeté, sans cercueil, dans la mer +ou dans un fossé. J'ai vu le dos de ces pauvres martyrs aussi couvert de +nœuds qu'un pin, et la peau en était aussi dure et aussi rocailleuse; +de cette peau, semblable à de l'écorce d'arbre, le sang tombait goutte à +goutte comme de la gomme.</p> + +<p>Pendant que des centaines de ces malheureux travaillaient tous les jours +dans les chantiers, à Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs maîtres, +abrités et protégés dans l'intérieur de leurs habitations, se +plaignaient de la chaleur en faisant de temps à autre des pas de tortue +pour donner un ordre.</p> + +<p>La pitié et la douleur que je ressentis en voyant le déplorable état +dans lequel se trouvaient les esclaves à l'île Maurice, ne pouvaient +être comparées, dans l'énergie<span class="pagenum"><a id="Page_44">[44]</a></span> de leur sensation, qu'à l'ardent souhait +que je fis en suppliant le ciel d'envoyer sur la tête des oppresseurs +les plus terribles malédictions. Ces monstres seront un jour anéantis, +je l'espère, et s'ils doivent être immortels, que ce soit dans +l'éternité, mais dans une éternité de souffrance. En toute justice, le +mal qu'ils ont fait aux nègres doit leur être rendu, et je défie +l'invention la plus hardie des démons d'arriver à égaler la cruauté de +ces êtres sans âme.</p> + +<p>Quoique ce barbare traitement des esclaves ne fût pas tout à fait aussi +rigoureux dans l'intérieur de l'île, je me hâtai, le cœur plein de +dégoût, de reconquérir, en terminant mes affaires le plus promptement +possible, le bonheur d'aller chercher quelques jours de repos sur la +colline déserte et boisée que de Ruyter m'avait indiquée comme étant le +lieu de sa résidence. Je savais que là, s'il y avait du pouvoir, la +douleur de l'oppression y était non-seulement adoucie, mais encore à +peine sensible.</p> + +<p>De Ruyter rentra au grab le troisième jour de son départ, et, quoique +actif et énergique dans toutes ses entreprises, il fut étonné de +l'extrême promptitude que nous avions mise à opérer le débarquement. Le +vaisseau qui, avec sa carène chargée et toutes voiles déployées, était +entré dans le port quelques jours auparavant à demi submergé sous le +poids de sa cargaison, flottait maintenant sur l'eau aussi légèrement +qu'une mouette endormie. Ses voiles étaient détendues, ses mâts et ses +vergues baissés et démantelés, et le grab lui-même amarré près du +rivage.</p> + +<p>De<span class="pagenum"><a id="Page_45">[45]</a></span> Ruyter apprit à Aston qu'il avait obtenu la permission de le +garder avec lui, ainsi que les quatre hommes de sa frégate, et que la +parole d'honneur du jeune lieutenant était la seule chaîne qui +l'attachât au grab.</p> + +<p>Aston parut enchanté, et serra avec une reconnaissante affection la main +de de Ruyter.</p> + +<p>À l'arrivée de notre commandant, je traitais avec Aston la grande +question des esclaves. De Ruyter prit la parole et nous dit:</p> + +<p>—Il y a de cela deux jours, je me rendais vers la porte d'une église +(je ne vais jamais au delà), qui, ouverte pour la première fois à la +piété des fidèles, venait d'être consacrée. J'allais donc aux environs +de cette église pour y chercher un marchand d'esclaves avec lequel +j'avais une affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable fripon, +ajoute à ses vices naturels celui d'être faussement religieux et +d'affecter une grande exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs +de chrétien; il pousse l'hypocrisie si loin, que, s'il restait sur le +globe en compagnie d'un seul homme dont les croyances différeraient de +celles qu'il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet homme. Sa foi +est un fanatisme, un fanatisme aveugle, irréfléchi et intolérant.</p> + +<p>Ne trouvant pas mon coquin, je m'approchai de la porte ouverte de +l'église. Un coup d'œil dans l'intérieur me montra que les carreaux +blancs de la nef étaient obscurcis par une douzaine de prêtres noirs. +Une foule de monde venue pour voir la cérémonie encombrait<span class="pagenum"><a id="Page_46">[46]</a></span> l'église. +Rien ne m'intéressant, j'allais continuer mes recherches, car un mélange +d'encens, d'ail et de sueur formait une si horrible atmosphère que, pour +l'avoir respirée une seconde, j'avais déjà des nausées.</p> + +<p>Au moment de mon départ, je fus presque coudoyé par un esclave converti +qui entrait dans l'église. Voyant à sa droite un bassin de pierre rempli +d'eau, le nègre crut que cette eau était mise là pour servir aux +ablutions; il y plongea vivement ses deux mains et lava jusqu'aux coudes +ses bras noirs et sales. Un dévot, qui s'aperçut de cette action, frappa +sur la tête du nègre penché avec une croix qu'il tenait à la main. La +croix de la rédemption servit à exécuter un meurtre! Je frissonnai; je +ne comprends pas ainsi la religion. Si j'avais été Dieu, j'aurais +foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre nègre tomba baigné dans son +sang, il n'eut même pas le temps d'exhaler une plainte.</p> + +<p>—Qu'a-t-on fait à ce misérable assassin? demanda Aston.</p> + +<p>—Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue, car un nègre n'est pas un +homme.</p> + +<p>—C'est horrible! m'écriai-je; mais n'en parlons plus, de grâce, et +hâtons-nous d'aller établir nos quartiers sur la colline, loin des +oppresseurs et des esclaves.</p> + + + +<hr /> +<h2>LIV</h2> + + +<p>De<span class="pagenum"><a id="Page_47">[47]</a></span> Ruyter laissa le rais à bord du grab en qualité de commandant, +et quand tous les préparatifs de notre départ furent terminés, nous +nous mîmes en route.</p> + +<p>Le personnel de la caravane se composait de de Ruyter, d'Aston, de Zéla, +accompagnée de ses femmes et de quelques Arabes de sa tribu. Notre +voyage dans l'intérieur des terres se fit sur des mulets, des petits +chevaux et des ânes. Nous suivîmes le rivage de la mer, qui était +magnifiquement tessellé d'une grande variété de coquillages de toutes +les couleurs et de toutes les formes. Je marchais aux côtés de Zéla, qui +était gracieusement assise sur un petit cheval dont elle dirigeait +vaillamment la marche.</p> + +<p>—Chère sœur, lui dis-je, regardez la sublime beauté de ce paysage, +voyez comme les nuages gris laissent à découvert le sommet des collines, +tandis que leurs bases sont encore cachées par la vapeur: elles +ressemblent à un groupe de magnifiques îles ou à une compagnie de cygnes +noirs nageant sur un lac calme et silencieux. Quelques-unes sont +couvertes d'arbres et de buissons jusqu'à la crête, tandis que d'autres +se montrent dépouillées et flétries par les feux volcaniques.</p> + +<p>Le sang d'une race intrépide coulait dans les veines de<span class="pagenum"><a id="Page_48">[48]</a></span> Zéla. +Elle avait été élevée au milieu des périls de la guerre, et ne savait +point affecter des sentiments qu'elle n'éprouvait pas. Elle traversa +les ravins, marcha le long des précipices, passa à gué les ruisseaux +et les rivières, non-seulement sans nous arrêter par une +représentation de craintes imaginaires, de larmes forcées, de prières, +de cris, d'évanouissement; mais encore en ne faisant attention aux +dangers réels des passages que pour dire de sa voix douce et +mélodieuse que les endroits que nous traversions étaient charmants aux +regards, ou bien encore elle arrêtait sa monture sur les bords d'un +précipice pour cueillir quelque fleur rare ou arracher les ondoyantes +branches du plus gracieux des arbres indiens, l'impérial mimosa, dont +la délicatesse est aussi sensible que celle de l'amour vrai, car il +fuit le toucher des mains profanes.</p> + +<p>—Mettez cette branche fleurie dans votre turban, me dit Zéla en me +tendant une de celles qu'elle venait de cueillir, car je suis sûre que +dans ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres qui nourrissent +leurs petits avec du sang humain, et ils aiment à leur donner les hommes +jeunes et beaux. Mettez donc la branche dans votre turban, mon frère; je +vous nomme ainsi parce que vous m'avez priée de ne point vous appeler +mon maître, et ne froncez jamais vos sourcils: je n'aime pas +l'expression que cet air sévère donne à votre physionomie, il nuit à +votre beauté; le sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant, +prenez ma branche, elle sera pour vous un préservatif contre les charmes +de la magie.</p> + +<p>J'acceptai<span class="pagenum"><a id="Page_49">[49]</a></span> en souriant les fleurs du mimosa et je les plaçai dans +mon turban.</p> + +<p>En traversant une plaine sablonneuse, Zéla tressaillit, et sans arrêter +son cheval, qui marchait lentement, elle sauta par terre et courut comme +une biche vers une colline de sable. N'ayant jamais été le témoin d'une +adresse et d'une légèreté semblables, Zéla eut le temps de revenir avant +que l'étonnement dans lequel j'étais plongé se fût tout à fait dissipé.</p> + +<p>—Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais regard? lui dis-je en +riant.</p> + +<p>—Oh! non, s'écria-t-elle; regardez, vous qui aimez les fleurs, +dites-moi si vous en avez jamais vu une qui soit aussi radieusement +belle que celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont supérieures à +celles de la rose, qui perd parfum et fraîcheur par jalousie si elle se +trouve auprès de cette invincible rivale.</p> + +<p>Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par l'odieuse fleur dont +elle aspirait si joyeusement la prétendue suavité. Cette fleur était une +grande branche rouge, couverte de boutons bruns, de baies jaunes, et +exhalant l'horrible odeur du musc.</p> + +<p>—En vérité, ma chère sœur, m'écriai-je, la rose aurait autant raison +d'être jalouse que vous de craindre le voisinage de la figure de +Kamalia, votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce, et son +abominable odeur me rend malade.</p> + +<p>Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de Zéla avec ces rudes +paroles par l'impatience et le chagrin que<span class="pagenum"><a id="Page_50">[50]</a></span> me firent éprouver +les caresses dont elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres.</p> + +<p>Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent; et pendant une seconde elle me +contempla avec un étonnement plein de tristesse, puis l'éclat de son +regard se ternit, et ses longues paupières se couvrirent d'une rosée de +perles; la branche aimée s'échappa des mains de la jeune fille, sa +figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante tristesse du dernier +adieu qu'elle fit à son père, lorsqu'elle murmura faiblement:</p> + +<p>—Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais plus que vous n'étiez pas +né dans la tribu de mes pères. Cet arbre, que j'aime, ressemble à celui +qui abritait la tente de ma famille; il nous protégeait contre l'ardeur +du soleil, quand nous dormions sous son ombre. Nos vierges entrelacent +ses fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si elles meurent, on +en couvre la pierre de leurs tombeaux. Pardonnez-moi d'avoir cueilli ce +souvenir du passé, je ne puis empêcher mon cœur de préférer cette +fleur à toutes les fleurs; mais puisque vous dites qu'elle vous rend +malade, eh bien!... je ne l'aimerai plus, je ne la cueillerai plus!... +Puis, ajouta la jeune fille d'une voix entrecoupée par les sanglots, +pourquoi parerais-je mes cheveux d'une couronne de cette fleur, puisque +j'appartiens à un étranger et que mon père est mort?</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de dire que non-seulement je ramassai la fleur pour +la remettre entre les mains de Zéla, mais encore je lui fis comprendre +que mon ignorance était l'excuse de ma conduite. Après avoir calmé +le<span class="pagenum"><a id="Page_51">[51]</a></span> chagrin de la douce et sensible enfant, je courus sur la +colline, j'arrachai l'arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla:</p> + +<p>—Chère sœur, j'ai dédaigné cette fleur uniquement parce que vous +avez dit du mal de la rose, la plus belle parure de nos parterres, mais +en examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai Zéla), je me suis +assuré que la rose peut en être jalouse aussi bien que mes compatriotes +pourraient l'être de vous. Je planterai cet arbre dans le jardin de +notre habitation.</p> + +<p>—Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh bien, moi, je planterai un +rosier auprès de lui, et ces deux charmantes fleurs uniront leurs +parfums. Notre affection et nos soins pour ces chers arbustes les feront +grandir, prospérer et vivre ensemble, sans rivalité jalouse. On doit +aimer sans préférence exclusive tout ce qui est beau; moi, j'aime tous +les arbres, tous les fruits et toutes les fleurs.</p> + +<p>Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je voyais à travers les plis +vaporeux de la légère robe de Zéla son pauvre petit cœur aussi agité +qu'un oiseau mis en cage. Pour arracher ses pensées au sujet qui l'avait +attristée, je dis en lui serrant la main:</p> + +<p>—Vous devez être fatiguée, chère Zéla; mais ne craignez rien, voici le +dernier ruisseau que nous avons à traverser, et nous serons bientôt dans +cette magnifique plaine.</p> + +<p>—Oh! me répondit la jeune fille, Zéla n'a jamais craint que son +père quand il était en colère, car alors ceux qui osaient regarder les +éclairs qui déchirent la nue<span class="pagenum"><a id="Page_52">[52]</a></span> en feu ne pouvaient soutenir le +regard de leur chef. La voix de mon père était plus forte que le bruit +du tonnerre, et sa lance plus fatale que l'éclat de la foudre. Hier au +soir, en parlant à cet homme grand qui est si doux, je croyais que +vous alliez le tuer, et je voulais vous dire de ne pas le faire, parce +que j'avais lu dans ses yeux qu'il vous aime de tout son cœur; +c'est très-mal, mon frère, de se fâcher contre ceux qui nous aiment.</p> + +<p>—Vous voulez parler d'Aston, ma chère Zéla, mais je n'étais nullement +en colère contre lui: je l'aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs +amis du monde; la vivacité de mes paroles était puisée dans le sujet de +notre conversation, car nous parlions des horribles cruautés qui sont +exercées dans l'île Maurice sur les pauvres esclaves.</p> + +<p>—Je voudrais bien connaître votre langue, mon frère, j'aimerais tant à +vous écouter! Si j'avais compris vos paroles, j'aurais passé une nuit +calme; car, ignorant le sujet de votre conversation, j'ai beaucoup +pleuré, j'avais tant de chagrin de vous croire fâché contre une personne +qui vous aime!</p> + +<p>Je rassurai bien tendrement l'adorable jeune fille, et nous reprîmes +avec joie notre route. De Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous +trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée Vacois, au milieu de +l'île. Notre montée avait été très-difficile et très-rude. Devant +nous, au centre de la plaine que nous traversions, se trouve la +montagne pyramidale dont j'ai déjà parlé, et qu'on nomme le <i>piton du +Milieu</i>. Sur notre droite s'étendaient<span class="pagenum"><a id="Page_53">[53]</a></span> le port et la ville de +Saint-Louis. Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et magnifiques +plaines, dont la riche végétation se mire dans une belle rivière; et +vers le nord, d'autres plaines se penchant vers la mer: elles +paraissaient les unes arides, les autres cultivées. On distinguait çà +et là des champs de cannes à sucre, d'indigo et de riz. Du sud à +l'est, le pays volcanique et montagneux est couvert de jungles et +d'anciennes forêts, mais le nord-est est presque une surface plane. +Dans la plaine où nous nous trouvions, il y a un grand nombre de mares +d'eau qui forment de jolis lacs, et à l'époque des grandes pluies, le +débordement de ces lacs rend la plaine marécageuse et la couvre de +cannes, de roseaux et d'herbes gigantesques.</p> + +<p>Telle était la magnifique scène qui se déroulait sous nos yeux. Le +soleil, qui s'était levé à l'est au-dessus de la montagne, dispersa les +brouillards jaunes du matin et découvrit entièrement les beautés +mystérieuses de cette île, fraîche et radieuse comme une vierge sortant +du bain.</p> + +<p>Nous mîmes pied à terre pour nous reposer sous l'ombrage d'un groupe de +bananiers qui semblaient s'être plu à dessiner un cercle enchanté autour +d'un chêne incliné vers le lac, dont l'eau, claire et limpide comme un +diamant, avait une incommensurable profondeur. Des poissons rouges de la +Chine jouaient sur la surface de l'eau, et les mouches-dragons rouges, +vertes, jaunes et bleues volaient en bourdonnant autour de nous.</p> + +<p>Interrompus<span class="pagenum"><a id="Page_54">[54]</a></span> dans leurs ablutions matinales, le chaste pigeon +ramier et la blanche colombe s'envolaient vers les bois; la perdrix +grise courait se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient dans +l'eau, tandis que les perroquets jaseurs caquetaient sur les arbres +comme des femmes mariées en mauvaise humeur. Pendant le bruissement +harmonieux de ses fuites, de ses gais ramages, le nonchalant babouin +au ventre rebondi mangeait avec la gloutonne voracité d'un moine: il +était inattentif à tout ce qui ne tendait pas à gorger de bananes son +insatiable panse.</p> + + + +<hr /> +<h2>LV</h2> + + +<p>On nous avait dit à l'île Maurice que le lac auprès duquel nous nous +reposions possédait des crevettes aussi grosses que des homards, et que +des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de longueur.</p> + +<p>Les deux principales rivières de l'île prennent leur source dans cette +plaine; en marchant elles augmentent leur volume par le tribut que +leur payent une infinité de ruisseaux, jusqu'à ce qu'elles arrivent à +être fortes et puissantes. Coulant parallèlement pendant quelque +temps, elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de se +surpasser en largeur et en vélocité. Après<span class="pagenum"><a id="Page_55">[55]</a></span> cette lutte ambitieuse +et coquette, elles se séparent; l'une va forcément à droite, l'autre à +gauche, arrosent leurs districts respectifs, et finissent par payer à +leur tour un tribut au puissant océan.</p> + +<p>Après avoir rassasié nos sens de la vue des incomparables beautés de +cette riche nature, nous fûmes obligés de penser à des choses moins +poétiques et moins délicates, car nos estomacs demandaient à grands cris +d'être promptement restaurés. Nos gens placèrent devant nous les mets +favoris des marins, c'est-à-dire du poisson, des fruits, des légumes, +nourriture simple et sans apprêt, dont nous savourâmes les délices avec +un zèle vraiment sacerdotal.</p> + +<p>Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous retombâmes insensiblement dans +la contemplation des sublimes merveilles que renfermait cette île. La +tiède chaleur du soleil levant faisait monter vers nous le parfum des +citrons, des oranges, des framboises, celui encore plus doux des +mangoustans sauvages et des fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient à +celles des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la vallée envoyait +l'encens confondu avec la rosée du matin. L'air pur et frais des +premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations +embaumées, remplissait nos cœurs et nos sens d'un indéfinissable +bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques, +qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs +en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se +précipiter dans la profondeur des couverts.</p> + +<p>Le<span class="pagenum"><a id="Page_56">[56]</a></span> plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle +effeuillait des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, +l'émail de ses dents de perle.</p> + +<p>Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et quand +je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement:</p> + +<p>—Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si vous +tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus froncer +les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte jusqu'à ce +que le soleil se couche et se lève de nouveau.</p> + +<p>En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je +l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne la +botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour.</p> + +<p>De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il fallait +nous mettre en route.</p> + +<p>Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du <i>piton du +Milieu</i>, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous +dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines +entourées de montagnes.</p> + +<p>Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par +des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous +ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations +de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de +café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs, +nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans +bruit, réfléchissant<span class="pagenum"><a id="Page_57">[57]</a></span> dans son onde cristalline des chênes nains, +des oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au +fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé +de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique +fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable +aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner.</p> + +<p>Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre de +bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le +tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme +une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude infinie +de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient si +épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni la +tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré +trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était +possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette ou +de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait le +fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un air +de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité.</p> + +<p>Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer +de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous +présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces +retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés +de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un<span class="pagenum"><a id="Page_58">[58]</a></span> peuple de génies, +et je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs +droits divins.</p> + +<p>Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de Ruyter +me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement dessinées, +leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient nullement en harmonie +avec le lieu dans lequel nous nous trouvions.</p> + +<p>—Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable +encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le +pont d'un vaisseau armé en guerre.</p> + +<p>J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie +qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la +pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire +contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant, +le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des +démons, des jungles <i>admee</i> (hommes sauvages), des orangs-outangs ou des +centaures.</p> + +<p>La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait +derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon imagination, +qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée de deux démons +prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que je commençai à +maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir le soleil. Zéla +arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire, toujours suivie de +près par les deux démons, s'approcha de la jeune fille.</p> + +<p>Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers +Zéla, je saisis la bride de son cheval,<span class="pagenum"><a id="Page_59">[59]</a></span> dont j'excitai vivement la +marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon blanc +et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose devait +m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à poursuivre +la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette ténébreuse et +impénétrable forêt.</p> + +<p>Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec +force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et, +penchée vers moi, me dire de sa voix musicale:</p> + +<p>—Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un +peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des +belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont +point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en +voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis.</p> + +<p>Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la +jeune fille.</p> + +<p>—Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre esprit +avant d'être transformée en faon?</p> + +<p>—Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce bois, +votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous entourer, car +chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici, il y a des murs +de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous vivrez comme les +abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez d'admirer, de +parfums, de fruits et de rosée.</p> + +<p>—Ce<span class="pagenum"><a id="Page_60">[60]</a></span> bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je +partage votre admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, +puis je ne saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, +marbre ou pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la +liberté, l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie.</p> + +<p>—Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre +esclave.</p> + +<p>—Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier +qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la +liberté pour tous.</p> + +<p>Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se +dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine. +L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les +rayons du soleil, nous rendit presque aveugles.</p> + +<p>En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de +de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après avoir +gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au travers +d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une plate-forme élevée. +Sur cette plate-forme était assise la maison de de Ruyter.</p> + +<p>—Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre +résidence, je suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de +Ruyter aurait eu l'esprit de trouver cette délicieuse, cette +ravissante situation! Toutes les beautés que nous avons admirées ne +sont point comparables à celles qui environnent ce charmant séjour. +La<span class="pagenum"><a id="Page_61">[61]</a></span> possession de ce paradis terrestre doit satisfaire à jamais +toutes les ambitions, tous les désirs d'un homme; car la nature y a +jeté à profusion toutes ses parures pour le rendre parfait.</p> + +<p>—Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et dans +l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je n'ai +jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau.</p> + +<p>—Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous +aurez la journée entière pour admirer tout cela. Maintenant il faut +songer au repas; votre mari, continua de Ruyter en se tournant vers +Zéla, n'est bon à rien, si ce n'est cependant à rôder dans les déserts; +regardez, mon enfant, il a choisi la place la moins ombragée du jardin, +afin de recevoir sur sa tête toute la chaleur des rayons du soleil. Par +le ciel! je crois qu'il ôte son turban; il serait un saint parmi les +Raypaats (descendants du soleil).</p> + +<p>Zéla accourut vers moi et me dit doucement:</p> + +<p>—Ne restez pas au soleil, mon frère; dans ce moment-ci sa +chaleur est très-dangereuse. Voyez comme les boutons et les fleurs +cherchent à échapper à son brûlant contact, en fermant leurs corolles +et en se cachant sous l'ombre des feuilles, qui baissent également +avec tristesse leur tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous +endormis dans les bois; il n'y a pas un animal qui ose rester sans +abri quand la chaleur est aussi étouffante. Tout dort maintenant; le +vent même est allé se cacher dans les cavernes que nous avons vues ce +matin sur le rivage. Il n'y a que la méchante mouche<span class="pagenum"><a id="Page_62">[62]</a></span> qui soit +éveillée; elle ramasse les vapeurs empoisonnées pour s'en faire un +venin, et la nuit elle jette son cri de guerre; puis elle perce avec +sa lance le doux et bienfaisant sommeil: la mouche est le mauvais +esprit des ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon frère, le +capitaine l'ordonne, et vous obéissez mieux à sa voix qu'à celle de +Zéla.</p> + +<p>Je suivis la jeune fille, en pensant qu'elle avait fait une très-jolie +description de la tribu des mouches.</p> + +<p>Tout le monde mit pied à terre sous une verandah, et nous fûmes conduits +par de Ruyter dans l'intérieur de la maison. Une double rangée de +persiennes protégeait les appartements contre les ardeurs du soleil, et +laissait l'air et le vent circuler par les ouvertures en toute liberté. +La salle d'entrée occupait le tiers de la maison: elle était pavée en +grands carreaux de marbre blanc, et un bassin d'une forme ovale, rempli +d'eau, jetait dans l'air la fraîcheur la plus suave.</p> + +<p>En visitant le jardin, je découvris une citerne dont l'eau, après avoir +arrosé la terre, formait une cascade et allait sauter de rocher en +rocher, jusqu'à ce qu'elle eût atteint la rivière, dont on voyait, des +hautes fenêtres de la maison, la nappe calme et argentée.</p> + +<p>De Ruyter avait fait creuser la montagne jusqu'à la source d'une de ces +fontaines, dont il dirigeait le cours dans ses terres.</p> + +<p>Autour de la salle dans laquelle nous étions entrés s'étendait un large +divan garni de coussins; les murs étaient ornés d'armes indiennes et +européennes pour la chasse, mêlées à des dessins et à des gravures de +prix.</p> + +<p>Zéla<span class="pagenum"><a id="Page_63">[63]</a></span> et ses femmes furent conduites dans une aile de la maison, et +sur la porte d'entrée de l'appartement qui s'y trouvait était écrit ce +mot en caractères persans: <i>Le Zennanah</i>.</p> + +<p>—Cette désignation, nous dit de Ruyter, est une fantaisie de l'artiste +qui a peint l'intérieur de la maison; car votre Zéla est la première +femme qui entre ici.</p> + +<p>Après avoir montré à Aston la chambre qui lui était destinée, de Ruyter +se tourna vers moi et me dit:</p> + +<p>—Je crois, mon Trelawnay, qu'une chambre entourée de murailles ne +pourrait convenir à votre esprit errant: nous vous laisserons aller çà +et là; du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec ma permission. +Si vous avez besoin de quelque chose, frappez dans vos mains, et si ces +besoins sont des besoins réels, ils seront à l'instant satisfaits. Quant +aux choses luxueuses, j'évite ce luxe du climat; mais il n'est pas +défendu. La défense n'atteint jamais son but et met une valeur sur des +ombres. Quand la cloche sonnera une heure, le déjeuner sera servi dans +la salle.</p> + + + +<hr /> +<h2>LVI</h2> + + +<p>Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris:</p> + +<p>—Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase?<span class="pagenum"><a id="Page_64">[64]</a></span> +Parle-t-il bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce +luxe dont la grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus +raffinées et les plus exquises de la civilisation?</p> + +<p>—Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou +qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de +notre juste admiration.</p> + +<p>—Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais +une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans cette +royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le choix +d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus laides +et plus sales qu'une hutte irlandaise.</p> + +<p>Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais +proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche dont +nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi.</p> + +<p>Nous nous mîmes à table.</p> + +<p>—Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que +vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne pas +abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se conformer à +celles du nôtre.</p> + +<p>Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady +Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la +jeune fille se décida à se rendre à nos prières.</p> + +<p>Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était +jamais assise sur une chaise.</p> + +<p>Les<span class="pagenum"><a id="Page_65">[65]</a></span> jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir +pour manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et +impuissants efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une +si adorable gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger +embarras, je lui ôtai la fourchette des mains en la priant de +m'apprendre à me servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz +servis sur mon assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, +rieusement donnée, fut très-peu profitable, car l'impatience me +faisait avaler ensemble et le riz et la chair du poulet.</p> + +<p>Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit +gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir.</p> + +<p>Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les pipes, +nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et nos +yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la +contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace +entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos +jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de bien-être +qui remplissaient nos cœurs, nous restions silencieux, et cet +engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature physique; car +nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos d'un profond +sommeil.</p> + +<hr class="c15" /> + +<p>Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des +rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de +confitures. Quand nous eûmes savouré<span class="pagenum"><a id="Page_66">[66]</a></span> le jus acide de la grenade +et celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la +salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans +impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute +du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres +cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter.</p> + +<p>Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par une +montée facile dans une chambre d'été, dont la construction extérieure, +aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient exactement aux +draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on découvrait un +panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés de l'île se +montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient pleinement voir +leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer et le port entier +de Bourbon s'offraient aux regards.</p> + +<p>—Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses petites +mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on pas qu'il +est tout près de nous?</p> + +<p>Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon +imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé, égorgeant +des tortues sous la banne du pont.</p> + +<p>Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un +morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond +abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun, +suivre des regards les mouvements légers et souples de<span class="pagenum"><a id="Page_67">[67]</a></span> Zéla, qui +voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en +arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur +chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux +rayonnants de plaisir.</p> + +<p>Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et +dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme si +elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait, tout +en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les plus +rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce peuple, +ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans les pays +qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté simple et +naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble des qualités +extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les villes +populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les montagnes. La +beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le front des jeunes +filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle étincelle dans le +brillant et doux regard de la sauvage gazelle.</p> + +<p>Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec +profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette +croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un +vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont +les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les +rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le +cheval du désert et l'antilope sont<span class="pagenum"><a id="Page_68">[68]</a></span> les plus rapides et les plus +beaux des animaux.</p> + +<p>Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le +diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un +corbillard royal, habite les landes sablonneuses.</p> + +<p>Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus +odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans +les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude par +le soleil de la liberté.</p> + +<p>C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le cœur, +rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments.</p> + +<p>J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que +ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le +ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes, leurs +traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si +harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût +possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à découvrir +si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il serait plus +facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui, qu'à un homme +de cœur et d'imagination de contempler avec calme l'idéale beauté des +vierges de l'Est.</p> + +<p>La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma +jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année; +et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une +femme faite, son développement précoce donnait des promesses<span class="pagenum"><a id="Page_69">[69]</a></span> de +la plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et +cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes +brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du +front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié +cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et +légèrement ondulés.</p> + +<p>Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni brillants, +ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive, lorsque le +calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la surprise y +jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de souffrance. Les +cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient extraordinairement +longs, et quand la jeune fille dormait, ils se pressaient contre ses +pâles joues en y jetant le doux reflet de leur ombre. La bouche était +pleine d'harmonie et de grâce; la figure, petite et ovale, était +fièrement portée par un joli cou aux mouvements onduleux; les membres de +Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des gestes vifs et légers.</p> + +<p>Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle +se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes +branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache, +dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que Zéla, +leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour folâtrer un +instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de cette idée, +je descendis rapidement auprès d'elle.</p> + +<p>—J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans<span class="pagenum"><a id="Page_70">[70]</a></span> mes +bras, chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi.</p> + +<p>—Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me +faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie, +laissez-moi m'en aller.</p> + +<p>—J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas +remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands yeux; +laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence.</p> + +<p>Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes +craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut +vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut.</p> + +<p>Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que je +fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira +peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de +préjugés. Ce voyageur dit:</p> + +<p class="blockquot">«Les Arabes sont nombreux dans l'Inde; ce sont des hommes +magnifiques, au teint blanc, aux formes belles, osseuses et +musculeuses; leurs mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs +regards intelligents, hardis, etc, etc.»</p> + +<p>Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa mère, d'une beauté +célèbre, avait été apportée du Caucase géorgien, et le hasard de la +guerre l'avait faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut la +mort de cette femme,<span class="pagenum"><a id="Page_71">[71]</a></span> et elle quitta le monde, heureuse d'y +laisser sa vivante image.</p> + +<p>Zéla était belle, plus belle que je n'ai pu la décrire, car je ne suis +pas versé dans la science des paroles, et les paroles sont souvent +impuissantes à représenter ce que l'œil voit, aussi bien qu'à +exprimer ce que le cœur ressent.</p> + + + +<hr /> +<h2>LVII</h2> + + +<p>Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les trouvai en train de +discuter sur la nécessité de faire une visite officielle au commandant +de Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent l'heure pour le +lendemain, ne me paraissait ni agréable à faire ni urgente à mes +intérêts personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien m'en dispenser. +La soirée se termina très-agréablement, quoiqu'il y eût manqué, pour +l'entière satisfaction de mon cœur, la présence aimée de la belle +Arabe.</p> + +<p>Obligés de nous lever le lendemain aux premiers rayons du soleil, nous +nous couchâmes de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se +reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le sommeil. Mon +esprit inquiet me jeta bientôt hors du lit et hors de la maison. +J'errai dans les champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je +vis<span class="pagenum"><a id="Page_72">[72]</a></span> arriver, sans avoir fermé les yeux un instant, les splendides +lueurs de la plus belle journée.</p> + +<p>Quand mes deux amis parurent, nous allâmes visiter les plantes et les +arbrisseaux que de Ruyter avait apportés des différentes îles de +l'archipel des Indes. De Ruyter avait une grande passion pour le +jardinage, la construction et l'agriculture. Il aimait l'île Maurice, +non-seulement pour la douceur de son climat, mais encore pour la bonté +de son terrain, qui produisait toute chose et en profusion.</p> + +<p>—J'ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il, toutes sortes de gens, +même des princes, et j'ai vu que les hommes heureux, mais heureux dans +toute l'acception du mot, sont les jardiniers. Je confesse avec +franchise que si le hasard ne m'avait pas fait marin, j'aurais été, par +choix, un modeste cultivateur.</p> + +<p>Il n'existe pas dans le monde un fruit ou une fleur qui soit resté +inconnu à de Ruyter. Il avait tout vu, tout recueilli, tout réuni dans +son jardin, et au milieu de cette quantité innombrable d'arbres et de +plantes, il y en avait au moins le quart qui m'étaient complétement +inconnus. À l'exception de la plate-forme, sur laquelle était bâtie la +maison, et qui comprenait le jardin, les terres d'alentour étaient +incultes. On avait en partie déraciné tous les arbres, en laissant çà et +là des groupes de cannelliers ou de chênes d'une hauteur prodigieuse.</p> + +<p>La maison n'avait qu'un seul étage. Sa façade regardait le sud, en +dominant une plaine; la mer formait l'horizon au nord-ouest, et l'est +déployait un immense rideau<span class="pagenum"><a id="Page_73">[73]</a></span> de bois, de précipices et de rochers. +À l'exception d'une plaine voisine de la maison, rien n'indiquait le +travail de la culture; on se serait cru dans la solitude d'un immense +désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des sentiers qui +coupaient cette plaine, on n'eût découvert des chaumières de bois. De +Ruyter avait eu le soin de faire produire à ses terres les choses +indispensables à la vie, et de les peupler de travailleurs heureux +dans leur dépendance libre.</p> + +<p>—Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d'après les règles du calcul, +d'ensemencer la terre des grains, des fruits ou des végétaux qu'elle +reproduit avec le plus d'abondance, pour en échanger le surplus inutile +à la consommation de la maison contre les choses de luxe qui y manquent: +mais, outre la satisfaction que je ressens de voir tout le monde heureux +autour de moi, j'ai le plaisir de la distraction, le bonheur de la santé +et celui plus grand encore d'améliorer la cruelle destinée de ceux qui +souffrent sous les impitoyables lois d'un système détestable, d'un +système que j'abhorre, mais auquel malheureusement il m'est impossible +d'apporter des remèdes: ce système est celui de l'esclavage.</p> + +<p>J'ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que j'ai pu; vous ne +trouverez pas un seul esclave dans mon domaine. Le pain que vous mangez +n'est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le plus exquis des +pains, mais il n'est ni aigri ni taché par le sang ou les larmes d'un +pauvre captif surchargé de travail. Une centaine d'esclaves, que j'ai +rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes fermiers.</p> + +<p>Je<span class="pagenum"><a id="Page_74">[74]</a></span> reçois d'eux une partie des fruits de la terre: un m'apporte +tous les ans du blé, un autre du café, et ainsi de tous. J'ai donc de +cette manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du tabac, du +vin, de l'huile, enfin tout ce que la terre produit. Je dispose à ma +guise du superflu des choses que vous mangez; ici ce sont les fruits +d'un travail libre, et je crois que cette connaissance des faits vous +rendra la modeste chère que je vous fais faire infiniment plus +savoureuse.</p> + +<p>Je ne suis point un de ces pédants et lourds moralistes qui prêchent +l'émancipation des nègres en faisant des pas de géant pour fuir +l'exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de ces gaillards qui +examinent la doctrine d'un tailleur avant de se hasarder à porter +l'habit qu'il leur a fait, quoiqu'ils n'aient pas l'idée honnête et +juste de le lui payer. Je regarde la perfection de l'ouvrage et non la +piété de ceux qui l'ont fait, et je suis mieux servi par des gens +libres, travaillant de bonne volonté, que par des mains d'esclaves sans +cœur.</p> + +<p>La visite que de Ruyter et Aston devaient faire au commandant de +Saint-Louis fut remise au lendemain, et nous procédâmes à nous occuper +suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le plan d'un pavillon +qu'il voulait construire, comme un <i>zennanah</i>, pour les femmes. Aston +arracha des pommes de terre et des yams; moi, je construisis un berceau +de bambous entrelacés, et je plantai sous son abri notre arbre mystique, +le jahovnov chéri de ma chère Zéla.</p> + +<p>Après avoir terminé mon petit travail, la fatigue d'une nuit sans +repos se fit sentir: elle affaiblit mes forces,<span class="pagenum"><a id="Page_75">[75]</a></span> et, n'ayant ni +l'envie ni la prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai sous +l'ardeur d'un soleil brûlant, près du faible ombrage d'un +laurier-rose, et je m'endormis profondément.</p> + +<p>Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons du soleil, qui +dardaient sur moi leur fulgurante lumière. Je sentais que ma tête, +presque sans abri, allait être livrée à la flamme de cette lave ardente, +et que j'en éprouverais de vives douleurs. Mais mes forces étaient +tellement abattues, que je n'avais pas l'énergie de me relever.</p> + +<p>Au moment où j'allais forcer la paresse à se plier aux ordres de la +raison, j'entendis un léger frôlement. D'où pouvait-il provenir? Tout en +m'adressant cette question, je restais immobile, car j'étais étendu sur +la terre avec tant d'indolence, que je ne pouvais ni remuer ni regarder, +quoique mon ouïe fût violemment tendue dans la direction de l'indistinct +murmure qui venait de se faire entendre. Je sentais pourtant qu'il était +nécessaire de quitter la position nonchalante que j'avais prise, car le +bruit augmentait de minute en minute. «C'est peut-être un serpent» +pensai-je en moi-même. Ce rapide soupçon fut bientôt détruit par le +souvenir de l'assurance que de Ruyter m'avait donnée qu'il n'y avait +dans l'île aucun reptile venimeux. J'écoutai encore, et, toujours +immobile, je me dis: «Ce sont des lézards qui attrapent des mouches;» au +même instant, je sentis sur mon front un toucher froid et dont la douce +sensation me fit soudain ouvrir les yeux. Zéla et Ador, la petite +esclave malaise, cherchaient<span class="pagenum"><a id="Page_76">[76]</a></span> à me garantir contre les rayons du soleil +en plaçant sur ma tête un morceau de feuille de palmier tallipot, car +une feuille entière a quelquefois trente pieds de circonférence.</p> + +<p>Quand Zéla s'aperçut que j'étais éveillé, elle voulut s'enfuir, mais je +saisis avec promptitude l'ourlet de son ample pantalon brodé, et je lui +dis en souriant:</p> + +<p>—Laissez-moi vous remercier, chère.</p> + +<p>—Non, je ne suis pas contente de vous; pourquoi vous coucher ainsi au +soleil? Ne savez-vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que la +morsure du <i>chichta</i>? et que, si elle tombe sur un front nu, elle est +plus fatale que le <i>bahr</i>?</p> + +<p>—Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici?</p> + +<p>—Pour cueillir des fruits.</p> + +<p>—Pour quelle raison avez-vous apporté cette feuille de palmier? il n'y +en a pas de ce côté du jardin.</p> + +<p>Les yeux de la jeune fille découvrirent l'arbre que j'avais planté; et +elle me répondit vivement:</p> + +<p>—Pour qui pensez-vous donc que j'aie pu l'apporter? J'ignorais que vous +étiez assez imprudent pour vous coucher au soleil; ma feuille est +destinée à couvrir le jahovnov.</p> + +<p>—Comment avez-vous appris, chère sœur, que je l'avais planté? je +n'en ai parlé à personne.</p> + +<p>Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants, dans l'expression de ses +traits, ce limpide miroir de l'âme, que je ne lui étais plus +indifférent. Je pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes +l'habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le cœur.</p> + + + +<hr /> +<h2>LVIII</h2> + + +<p>À<span class="pagenum"><a id="Page_77">[77]</a></span> la porte de la maison nous rencontrâmes de Ruyter, qui dit à +Zéla:</p> + +<p>—J'allais vous rendre une visite, chère lady, et vous demander +une tasse de ce café exquis que fait si bien la vieille Kamalia.</p> + +<p>—Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en souriant la jeune +fille; ma nourrice excelle, il est vrai, dans l'art de distiller les +liqueurs; elle fait non-seulement de très-bon café, mais encore des +sorbets délicieux, et son <i>arekec</i> est excellent; de plus, la science de +Kamalia ne se borne point à cette seule connaissance; elle est +très-savante, car elle sait lire dans les vieux livres de notre pays et +dans un ciel plein d'étoiles.</p> + +<p>—Son air antique me laisse croire, répondit de Ruyter, qu'elle a étudié +dans des papyrus, et je ne serais pas étonné si elle pouvait découvrir +le mystère des hiéroglyphes.</p> + +<p>Nous nous rendîmes au <i>zennanah</i>, et quand la vieille gouvernante nous +eut comptés sur ses quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite +sacré qui n'est jamais négligé dans l'Est, celui de présenter des +rafraîchissements sans la cérémonie avare et sans cœur qui est +usitée<span class="pagenum"><a id="Page_78">[78]</a></span> en Europe, cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs +s'ils veulent oui ou non prendre quelque chose, puis à les regarder +d'un air féroce s'ils acceptent l'offre.</p> + +<p>Je suivis Kamalia pour apprendre comment se fait le véritable café +oriental.</p> + +<p>Les musulmans seuls savent faire le café, car les liqueurs fortes leur +étant défendues, leur palais est plus fin et leur goût plus exquis.</p> + +<p>Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans un poêle; Kamalia prit +quatre poignées de baies de moka, pas plus grandes qu'un grain d'orge +(ces baies avaient été soigneusement choisies et nettoyées), puis elle +les mit dans une casserole de fer où elles furent lestement rôties; la +vieille femme ne les retira de cette casserole qu'au moment où elles +eurent atteint une couleur d'un brun foncé; les baies trop cuites furent +enlevées et les autres mises dans un grand mortier de bois pour y être +broyées. Réduit en poudre, le café fut tamisé au travers d'un morceau de +drap en poil de chameau, et, pendant cette opération, une cafetière qui +contenait quatre tasses d'eau bouillait sur le feu. Quand la gouvernante +se fut assurée de la finesse de la poudre de café, elle la versa dans +l'eau, replaça la cafetière sur le feu, et, au moment où ce mélange fut +sur le point de bouillir, elle ôta la cafetière, la frappa contre le +poêle et la remit sur les charbons; cette dernière opération fut répétée +cinq ou six fois.</p> + +<p>J'ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans le café un très-petit +morceau de macis, mais pas assez cependant<span class="pagenum"><a id="Page_79">[79]</a></span> pour qu'il fût possible d'en +distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il faut que la cafetière +soit en étain et sans couvercle, autrement il serait impossible que +l'ébullition pût former sur sa surface une épaisse couche de crème.</p> + +<p>Quand le café fut tout à fait ôté du feu, Kamalia le laissa reposer un +instant et le versa dans les tasses, où il garda pendant quelques +instants une onctueuse couche de crème.</p> + +<p>Ainsi préparé, le café a non-seulement une délicieuse odeur, mais encore +le goût le plus exquis. On pourrait croire que l'opération est ennuyeuse +à faire, à en juger par mon récit; elle n'est cependant ni longue ni +difficile. Kamalia demandait deux minutes par personne, de sorte que +pour quatre tasses elle avait employé huit minutes.</p> + +<p>Zéla nous offrit le café; la petite esclave malaise la suivait auprès de +chacun de nous, portant dans ses mains des confitures et de l'eau. Après +avoir servi le café, Zéla m'apporta une chibouque (pipe turque), car +quand une femme arabe est dans son propre appartement, elle emplit et +allume une pipe, mais seulement pour son père ou pour son mari. Zéla ôta +de ses lèvres de corail le pâle bout d'ambre de la pipe et me l'offrit, +en croisant ses mains sur son front, puis elle me quitta pour s'occuper +d'Aston et de de Ruyter.</p> + +<p>La seule boisson admissible pour conserver la sensibilité du goût, +pendant qu'on respire la vapeur de cette exquise et inestimable +feuille qui pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l'est du golfe +Persique, est le café<span class="pagenum"><a id="Page_80">[80]</a></span> comme je l'ai dépeint, ou le jus d'un fruit +dans de l'eau glacée, ou bien encore du thé du Tonkin, cueilli pendant +que les feuilles étaient imbibées de la rosée du matin. Pour bien +faire le thé, il faut choisir les meilleures feuilles et les mettre +dans l'eau un instant avant qu'elle ne bouille, et non les étuver +comme on fait en Europe. Quand les feuilles commencent à s'ouvrir, +l'infusion est piquante et aromatique, sans être ni devenir amère ou +fade. Les fumeurs raffinés ont une antipathie prononcée pour les +liqueurs fortes, parce qu'ils trouvent qu'elles affaiblissent la +sensation délicate du palais, en détruisant la saveur de la pipe.</p> + +<p>Le père de Zéla était profondément versé dans l'art de fumer, et il +avait initié théoriquement sa fille dans ses mystères les plus cachés, +comme étant une partie indispensable de l'éducation féminine, et de +Ruyter, qui n'était point ignorant de cette science pratique, nous +disait entre deux nuages de fumée odorante:</p> + +<p>—Je considère les perfections des femmes européennes comme des pièges +dans lesquels les imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes n'ont +généralement aucune connaissance utile; elles sont coquettes, +vaniteuses, et ressemblent beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou +au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et cependant elles se +moquent des filles arabes, les traitent de barbares, parce qu'elles +seules ont l'esprit d'apprécier les choses utiles.</p> + +<p>Les femmes arabes savent fabriquer des étoffes, en faire des vêtements, +semer le blé, le broyer et en confectionner le meilleur pain, chasser et +tuer l'antilope ou<span class="pagenum"><a id="Page_81">[81]</a></span> l'autruche, et les faire cuire de plusieurs +manières. Fidèle au serment d'amour qui l'attache à un homme, l'Arabe +est active, vigilante, dévouée, courageuse; sa poitrine et son amour +sont le bouclier qui protége, qui sauve quelquefois leur mari. Quant à +la beauté des femmes en général, c'est une question qui ne peut être +résolue que par le goût.</p> + +<p>À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les dents noires sont +trouvées charmantes, et, en Chine et en Tartarie, la beauté consiste en +de grosses lèvres. Dans d'autres parties de l'Europe, les points de +beauté sont considérés homogènes à ceux d'un cheval; il faut là +grandeur, largeur et solidité de structure. En Angleterre, il y a une +race amazone qui est arrivée à réunir en elle les perfections du cheval, +du bœuf et du chêne. Mais ceux qui aiment les formes délicates, +friandes et féminines doivent les chercher dans les pays ou fleurissent +le cerba aux belles fleurs cramoisies, la datte et l'ondoyant bambou, +car ces arbres aiment les coins les plus sauvages de la nature, et +refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et surtout avec les +plantes cultivées.</p> + +<p>Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se rendirent à Port-Louis pour +faire au commandant de la ville la visite qui avait été projetée. Je +regardai partir mes deux amis, et, fort peu désireux de les accompagner, +je pris une bêche et je me rendis dans le jardin.</p> + +<p>Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et je n'étais réellement +heureux que pendant les heures qui nous<span class="pagenum"><a id="Page_82">[82]</a></span> réunissaient soit dans le +<i>zennanah</i>, soit à l'heure des repas ou des promenades.</p> + +<p>La figure si placide et si calme de la jeune fille s'animait un peu; la +pâleur des joues avait fait place à l'incarnat du bonheur; nous étions +pourtant l'un et l'autre bien ignorants de l'amour. Malgré les fautes +que je faisais en parlant la langue arabe, nous causions assez bien sur +les sujets ordinaires, mais nous étions également novices dans le +langage du cœur. La violence de mes passions, violence qui me rendait +si impétueux, était maintenue par la plus grande sensibilité.</p> + +<p>Je ne pouvais trouver des paroles assez tendres, assez émouvantes pour +exprimer mes nouveaux sentiments, car leur profondeur exigeait, pour +être bien comprise, la perfection de l'éloquence. Si j'essayais de +parler, les mots expiraient sur mes lèvres, et quand j'étais assis +auprès de Zéla, sous l'ombre d'un arbre, nous causions à l'aide des +antiques caractères de son pays, et ces caractères sont pour des +amoureux bien supérieurs à l'alphabet de Cadmus.</p> + +<p>Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux des images d'oiseaux, de +vaisseaux, de maisons, et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le langage +muet des fruits et des fleurs. Ces figures charmantes, nos regards, le +doux mouvement des lèvres de Zéla, le toucher de nos mains unies me +semblaient une langue éloquente, et surtout fort intelligible. Le temps +passait aussi rapidement que les petites bouffées du vent qui agitaient +la surface miroitante de la citerne ou que celles qui courbaient, en +nous effleurant, la tige des fleurs.</p> + +<p>Après<span class="pagenum"><a id="Page_83">[83]</a></span> avoir longuement causé, nous nous promenions çà et là, +ravageant le jardin, le dépouillant à plaisir de ses plus beaux +fruits, et nos grandes disputes avaient pour cause la grosseur ou la +maturité d'un fruit. Zéla s'animait dans ses éloges sur la fraîcheur +d'une datte, moi je soutenais que rien ne pouvait surpasser l'ananas à +la fière crête ou le doux brugnon. Pendant l'ébat de cette joyeuse +querelle, Aston, qui s'était tout doucement approché de nous, s'écria +en riant:</p> + +<p>—Le mangoustan est le meilleur des fruits, car non-seulement il a une +saveur personnelle, mais encore celle du brugnon, de la datte et de +l'ananas.</p> + +<p>—Eh quoi! Aston, vous êtes là? Je vous croyais parti pour la ville; +mais c'est trop tard maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi +n'êtes-vous pas allé avec de Ruyter?</p> + +<p>—Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et moi nous sommes partis il y a +de cela six heures, et nous sommes de retour. Midi vient de sonner, nous +vous avons cherché partout; le dîner est prêt.</p> + +<p>—Vous plaisantez, très-cher. Zéla et moi nous sommes ici depuis une +heure.</p> + +<p>—Éveillez-vous, rêveur que vous êtes! et regardez le soleil. Ne +voyez-vous pas qu'il a passé le sud, et qu'il plane maintenant au-dessus +de votre tête? Il faut en vérité qu'il ait affecté votre cervelle! Mais, +allons, Trelawnay, levez-vous: nous qui comptons le temps par nos +appétits et les dates du calendrier, nous avons besoin de quelque chose +de plus substantiel et de plus solide que la délicate nourriture de +l'amour.</p> + +<p>Étonnés<span class="pagenum"><a id="Page_84">[84]</a></span> de comprendre avec quelle rapidité le temps s'était +écoulé, nous rentrâmes à la maison, et, ignorante de tout artifice, +Zéla ne sut répondre aux railleries de de Ruyter que par cette phrase +ingénue:</p> + +<p>—Je ne savais pas qu'il était si tard, et je crains d'avoir trop dormi.</p> + +<p>Comme j'avais, ainsi que Zéla, mangé beaucoup de fruits, nous avions +parfaitement oublié l'heure du dîner.</p> + +<p>—Le commandant de Port-Louis désire vous voir, me dit de Ruyter. Il +nous a tous invités à dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande +bonté.</p> + +<p>Quelques jours après, de Ruyter décida que le lendemain, à la pointe +du jour, nous nous rendrions à la ville. En conséquence, aux premiers +rayons de l'aurore, nous nous mîmes en route. Nous passâmes le +<i>Piton</i>, et, par un chemin assez beau, nous arrivâmes à la ville de +Port-Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi doucement vers +la mer, que de l'autre elles s'élèvent hautes et escarpées. Les terres +voisines de la ville étaient bien cultivées; des groupes de jolies +cabanes, aux verandahs vertes, étaient dispersées çà et là dans des +plantations, et ces plantations étaient séparées les unes des autres +par des avenues d'arbres. Ces arbres étaient des vacours +impénétrables, à cause de l'épaisseur et de la quantité de leurs +feuilles hérissées et pointues. Nous vîmes une grande variété de +bananiers et de champs d'ananas fermés par des haies de pêchers, de +roses persanes et par un magnifique arbrisseau<span class="pagenum"><a id="Page_85">[85]</a></span> indien, nommé le +<i>neshouly</i>, puis encore, pareil à un saule pleureur, le bambou qui +penchait sa tête sur la rivière d'un air amoureux de sa gracieuse +forme.</p> + + + +<hr /> +<h2>LIX</h2> + + +<p>En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port, à l'entrée d'une +charmante vallée que nous venions de franchir, et au-dessus de laquelle +était une montagne, nous passâmes devant d'assez jolies maisons +entourées de jardins remplis de fruits et de fleurs. Après avoir +traversé les faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales, étroites, +dépavées, aux maisons construites avec des matériaux mélangés de +mauvaises pierres, de boue et de bois. En approchant du havre, nous +découvrîmes la maison du commandant, et les vilaines habitations qui +entouraient cette résidence lui donnaient l'apparence extérieure d'un +magnifique palais.</p> + +<p>Le commandant nous reçut avec une politesse parfaite, avec cette +politesse française qui contraste si vivement avec les manières du +grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut de sa puissance, +regarde chaque étranger comme un importun, et lui demande d'un air +bourru:</p> + +<p>—Que voulez-vous, monsieur?</p> + +<p>Si,<span class="pagenum"><a id="Page_86">[86]</a></span> contre sa nature, ce personnage vous engage à entrer dans +l'intérieur de sa maison, et si vous trouvez sa femme, qui n'est point +préparée à recevoir votre visite, elle rougit de colère, et, après +avoir adressé à son mari quelques mots à demi prononcés, elle sort du +salon comme une furie; à moins que vous n'ayez personnellement ou par +un moyen quelconque la puissance de calmer cette femme, elle sera de +mauvaise humeur pendant toute la durée du jour, et à ses yeux vous +passerez éternellement pour un importun.</p> + +<p>La réception que nous fit le commandant français fut tout à fait +différente, car il nous accabla de prévenances et d'amitiés.</p> + +<p>Pendant qu'on préparait des rafraîchissements, il m'entraîna dans le +boudoir de sa femme et lui dit:</p> + +<p>—Ma chère, je vous présente un jeune chef arabe.</p> + +<p>Quand le commandant nous eut quittés, la dame me fit asseoir à côté +d'elle sur un canapé, et m'adressa, sans en attendre la réponse, une +foule de questions, ne mettant pas un seul instant en doute que je +n'étais pas ce que je semblais être.</p> + +<p>—Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos châles sont encore plus +magnifiques que vous. Je désirerais bien savoir s'ils sont de véritables +cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête? Croyez-vous à la vierge +Marie? Avez-vous jamais aimé? Voudriez-vous être baptisé?</p> + +<p>Les mains de la dame étaient aussi vives que sa langue, et elle me +déshabillait presque pour examiner plus à l'aise chaque partie de mes +vêtements.</p> + +<p>—Votre<span class="pagenum"><a id="Page_87">[87]</a></span> peau est bien douce, reprit-elle après un court +silence, et vous n'êtes pas très-noir. Les femmes arabes sont-elles +belles? Aimez-vous les Françaises? Mon intention est de rentrer +bientôt en France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur, ni +l'entourage d'un peuple barbare, ni le manque absolu d'une société +amusante; les choses indispensables au bien-être de l'existence sont +ici en profusion, mais j'en suis lasse, car elles ne satisfont plus +que des besoins matériels.</p> + +<p>L'arrivée de de Ruyter suspendit pendant quelques minutes le bavardage +de l'éloquente dame, et elle accueillit mon ami avec un empressement qui +prouvait la haute considération qu'elle avait pour son hôte. Pour elle, +de Ruyter était le seul gentleman de l'île; il avait passé plusieurs +années à Paris, et elle lui parlait sans cesse de cette chère ville.</p> + +<p>—Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-il? Où l'avez-vous trouvé? +Il me plaît beaucoup, et je suis positivement déterminée à l'emmener +avec moi à Paris. Pensez donc à la magique sensation qu'il y fera! +N'est-il pas surprenant que ces peuples, qui vivent dans les déserts +avec des lions et des tigres, aient un air si distingué et se comportent +d'une manière si convenable? Mon cher de Ruyter, vous faites-vous une +idée de ce que sera ce garçon quand il aura passé un hiver à Paris, et +appris à valser? La belle et chère créature! Souvenez-vous bien que vous +m'avez donné ce garçon, de Ruyter. Qu'il met donc bien son turban! Quel +est votre nom? Allons, montrez-moi comment vous pliez vos châles; tout +Paris raffolera de vous.</p> + +<p>Madame ***<span class="pagenum"><a id="Page_88">[88]</a></span> bavarda ainsi jusqu'à ce que l'accès de fatigue la +contraignît à se taire, puis elle protesta qu'il lui serait impossible +de supporter que je la quittasse un instant. Elle se coucha sur le +canapé et me dit de lui donner un <i>punka</i> et un éventail.</p> + +<p>—Ah! s'écria-t-elle, qui voudrait vivre dans un pays où la chaleur est +si insupportable; on ne peut dire un seul mot de bienvenue à un ami sans +être près de mourir de fatigue. Je vous assure que ce mois-ci je n'ai +pas prononcé vingt paroles. Ce garçon doit être bien las aussi. Vous +connaissez notre maison, de Ruyter, et je vous prie—voilà une chère +créature!—de m'envoyer quelques-unes de mes femmes et de me passer +cette eau de Cologne.</p> + +<p>Après un magnifique déjeuner, le commandant nous conduisit, avec le +capitaine et quelques officiers de la corvette, qui était alors à +Port-Louis, dans un cabinet de lecture que les marchands avaient établi +là; nous trouvâmes rassemblées les principales personnes militaires, +civiles et mercantiles du pays. Le commandant fut prié de lire une +lettre de remercîments, adressée par tous les habitants de l'île au +capitaine de la corvette, aux officiers, à de Ruyter, en un mot à tout +l'équipage du grab et de la corvette, pour le grand service qu'ils +avaient rendu en exterminant les pirates de Saint-Sébastien.</p> + +<p>Le capitaine français dit que le succès de l'entreprise devait être +attribué à l'adresse et à l'intrépidité de de Ruyter.</p> + +<p>Après cet éloge, auquel répondirent des félicitations chaleureuses, le +commandant offrit aux capitaines des vaisseaux<span class="pagenum"><a id="Page_89">[89]</a></span> deux belles épées, +et au premier lieutenant et à moi deux coupes d'argent avec des +inscriptions dessus.</p> + +<p>Pour se conformer à un désir exprimé par de Ruyter, le commandant de +l'île ne fit aucune mention de la frégate anglaise.</p> + +<p>Après avoir pris quelques rafraîchissements, feuilleté des livres et +parcouru des journaux, nous nous séparâmes.</p> + +<p>À notre rentrée dans la maison du commandant, où un dîner public devait +se donner le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait absolument nous +contraindre à dormir pendant la chaleur de la journée, mais je pris la +fuite et je me rendis sur le port.</p> + +<p>Le magnifique schooner américain était là, et j'aurais volontiers +consacré mon séjour à Port-Louis à la contemplation de ses formes +merveilleuses, si les plaintes des esclaves chancelants sous leurs +lourds fardeaux, si leurs fronts couverts de sueur, leurs yeux fatigués +et leurs dos meurtris ne m'eussent chassé loin de ce triste spectacle.</p> + +<p>Je poursuivis ma promenade autour de Port-Louis. La ville a une +population de dix-sept à dix-huit mille âmes, et il y a au moins huit +cents Européens. Le reste est un mélange de toutes les nations, ce qui +fait que le nombre des esclaves y est énorme. Ces esclaves sont +presque tous natifs de Mozambique, de Madagascar ou de différentes +îles. La ville n'emploie pour le transport de ses marchandises ou de +ses denrées ni chevaux ni charrettes, et les esclaves et les buffles +sont les bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des natifs et +je<span class="pagenum"><a id="Page_90">[90]</a></span> causai avec eux jusqu'au moment où l'heure m'annonça qu'il +était temps de rentrer dans la maison du commandant.</p> + +<p>À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit jusqu'au dehors de la +ville, et nous quitta en nous engageant à aller lui rendre visite toutes +les fois que nous voudrions bien songer à lui.</p> + + + +<hr /> +<h2>LX</h2> + + +<p>J'éprouvais une si ardente impatience de rentrer à la maison, que je +n'accordai aucun égard au paysage.</p> + +<p>—Quelle opinion avez-vous de cette dame? me demanda de Ruyter.</p> + +<p>—C'est un ange de douceur; elle a un caractère divin, des +sentiments et un courage de lionne! Quoiqu'elle soit très-silencieuse, +elle est spirituelle, parce que son silence est la timidité d'une +méditation profonde, car des yeux si beaux et une bouche si adorable +ne peuvent être sans signification.</p> + +<p>—Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez assez dit. J'admets +qu'elle possède les beautés de sa nation, c'est-à-dire la jeunesse et +la toilette; quant aux charmes que vous énumérez si pompeusement, je +ne suis pas sur la voie qui peut me les faire découvrir, et je n'ai +même aucune idée de leur mystérieuse existence. J'ai<span class="pagenum"><a id="Page_91">[91]</a></span> vécu, +Trelawnay. Appelez-vous timidité l'air et les manières d'une +courtisane? Quant à sa profonde méditation, vous pouvez tout aussi +bien appeler contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez encore +de son extrême silence, mais je préférerais être couché dans un +gouffre avec un ouragan sur ma tête, ou bien encore être condamné aux +galères, que de supporter l'horrible torture d'entendre parler une +Française une heure par jour dans un climat des tropiques.</p> + +<p>—Une Française! m'écriai-je, de qui parlez-vous?</p> + +<p>—De qui? Mais de quelle autre personne, pensez-vous que je puisse +parler, si ce n'est de la femme avec laquelle nous avons passé la +journée?</p> + +<p>—Ah! je l'avais tout à fait oubliée; j'ai cru que vous me parliez de +Zéla.</p> + +<p>—Ah! ah! répondit de Ruyter en riant, vous êtes le garçon qui écrivit à +son père en finissant ainsi sa lettre:</p> + +<p>«Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi.»</p> + +<p>Je vous croyais plus grand dans vos vues que cela, Trelawnay. Les +esprits sérieux ne doivent jamais se laisser assujettir par un ennemi +aussi rampant et aussi faible que l'amour. Vous vous nourrissez d'un +poison qui tuera les nobles sentiments de votre cœur et l'énergie de +votre nature; vous avez maintenant dans le sein un feu aussi +inextinguible que celui qui brûle dans le flanc de cette montagne. +Souvenez-vous de mes paroles, mon garçon; il vous détruira comme ce +volcan détruira cette montagne, quoiqu'elle soit de granit.</p> + +<p>Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que vous êtes<span class="pagenum"><a id="Page_92">[92]</a></span> déjà +soumis et résigné comme un esclave sans espoir, résigné et soumis à la +plus énervante des passions humaines!</p> + +<p>Les femmes ressemblent à des plantes parasites qui jettent leurs +sauvages tendrons sur un arbre, sur deux, sur trois, jusqu'à ce que, +devenues un dur cordage, elles étranglent ceux qu'elles embrassent.</p> + +<p>Votre front grand et ouvert indique un jugement qui, à sa maturité, +devra écraser la vile passion au premier jour de sa naissance. Des +hommes comme vous, Trelawnay, sont créés pour accomplir de nobles et +grandes choses, pour faire des actions qui les placent au-dessus de la +faiblesse du genre humain; ils ne doivent consacrer leur temps ni aux +idées étroites et intéressées, ni aux plaisirs d'un seul individu, +quelque digne qu'il en soit. Comment, vous vous livrez à l'amusement +puéril de caresser une pauvre petite babiole, une poupée d'enfant!</p> + +<p>Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter termina son discours par la +citation d'une phrase de son auteur favori (Shakspeare), mais, comme +tout le monde, il citait dans l'espoir de gagner sa propre cause:</p> + +<p class="blockquot">«Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif Cupidon desserrera +de votre cou son étreinte amoureuse, et, comme une goutte de rosée +rejetée de la crinière d'un lion, il tombera à vos pieds.»</p> + +<p>Pour adoucir la peine qu'il m'avait faite, de Ruyter ajouta:</p> + +<p>—Je ne blâme pas positivement l'amour que vous avez<span class="pagenum"><a id="Page_93">[93]</a></span> pour +Zéla: elle est votre femme, et, de plus, digne d'être aimée; mais je +blâme une affection exclusive qui vous fait perdre votre temps et vos +talents, et ils peuvent l'un et l'autre être utilement employés.</p> + +<p>Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de conversation auquel mon silence +donnait des limites restreintes, il essaya de réveiller en moi l'intérêt +que j'avais autrefois pour mes devoirs particuliers.</p> + +<p>Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et, pour éviter une plus +longue discussion, je donnai un coup de cravache à mon cheval, et je +laissai de Ruyter causer avec Aston.</p> + +<p>En galopant vers la hauteur sur laquelle était située la maison, je fus +très-surpris de voir que les fenêtres et les jalousies de la salle du +milieu étaient hermétiquement fermées. La soirée était fraîche, le +soleil avait disparu derrière les collines; à l'ouest, une douce brise +venant de la mer faisait bruire les arbres et demandait l'ouverture de +toutes les croisées. Un malheur devait être arrivé, pour que la +préoccupation empêchât de prendre le soin habituel de changer l'air des +appartements. Comme Zéla occupait entièrement mes pensées, malgré la +censure que de Ruyter venait de me faire sur l'amour, je sautai à bas de +mon cheval, je brisai une jalousie, et je tombai dans la salle.</p> + +<p>La soudaine transition de la lumière à une complète obscurité m'empêcha +de distinguer les objets.</p> + +<p>—Qui est là? criai-je vivement.</p> + +<p>—Fermez la fenêtre, me répondit une voix, fermez la fenêtre; elle se +sauvera; fermez vite.</p> + +<p>En<span class="pagenum"><a id="Page_94">[94]</a></span> avançant, je fis un faux pas et je tombai dans le bassin.</p> + +<p>La voix vociférait toujours:</p> + +<p>—Fermez la fenêtre. Ah! elles se sauveront! elles se sauveront!</p> + +<p>Je sortis du bassin, et en regardant autour de la salle, je vis une +forme longue, maigre et sombre qui s'avançait vers moi.</p> + +<p>Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage fantastique de Van +Scolpvelt.</p> + +<p>D'une main le docteur tenait une lanterne, et de l'autre il brandissait +un long bambou blanc.</p> + +<p>Il passa près de moi sans me regarder, car ses yeux, presque hors des +orbites, dévoraient le plafond.</p> + +<p>Après avoir fermé la fenêtre, il murmura:</p> + +<p>—Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et l'air leur a fait du +bien; elles étaient un peu étourdies, mais elles ont repris leur +vivacité première. Eh bien! c'est vraiment merveilleux; regardez... Ah! +c'est vous, capitaine?... Je croyais que c'était un des noirs; je suis +content que vous soyez venu, car vous serez enchanté de voir les jolies +bêtes qui folâtrent dans l'air.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, docteur? Je ne vois rien; je crois, en vérité, +qu'une vision diabolique occupe votre esprit; il le faut vraiment pour +que vous ayez la force de supporter l'étouffante atmosphère de cette +chambre.</p> + +<p>—Je ne sens pas la chaleur, répondit Van Scolpvelt. N'ouvrez pas les +fenêtres, regardez-les, je vous en prie.</p> + +<p>—Je les vois et j'entends leurs faibles cris. Que +faites-vous<span class="pagenum"><a id="Page_95">[95]</a></span> renfermé avec ces oiseaux? Êtes-vous en train de les +ensorceler?</p> + +<p>—Des oiseaux, hum! des oiseaux! Elles ne sont pas plus des oiseaux que +moi, elles sont vivipares et classées dans le même rang que les animaux, +et que vous-même. L'autre jour, quand je vous ai envoyé mon Spallanzani, +vous l'avez rejeté. Eh bien! si vous l'aviez lu, vous ne seriez pas si +ignorant; une chauve-souris un oiseau!</p> + +<p>—Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j'ai mal au cœur.</p> + +<p>—Mal au cœur! qu'est-ce que cela fait, ne suis-je pas ici? Je désire +vous faire voir le secret de l'expérience. Ne croiriez-vous pas, en +regardant leurs mouvements, qu'elles ont l'usage de leurs orbes visuels? +Imaginez-vous qu'ils ont été brûlés!</p> + +<p>—Brûlés?</p> + +<p>—Oui, il y a une demi-heure.</p> + +<p>—Quelle est la brute qui a fait cela?</p> + +<p>J'ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me dit en pleurant:</p> + +<p>—Je suis bien contente que vous soyez revenu; cet horrible Indien jaune +a attrapé des chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec des +aiguilles brûlantes.</p> + +<p>Voici ce qui était arrivé. En venant rendre visite à de Ruyter, le +docteur avait trouvé des chauves-souris dans les trous d'un vieux mur +en ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec un fil de fer +rouge, et après avoir arraché les yeux à la troisième, il les avait +mises en liberté dans la chambre, afin de voir s'il leur était<span class="pagenum"><a id="Page_96">[96]</a></span> +possible de diriger leur vol avec la même rapidité et la même +précision qu'avant d'être si horriblement privées de la vue. Van +nommait cela une expérience intéressante, délicieuse, et surtout +satisfaisante.</p> + +<p>—Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai sur la chauve-souris +ordinaire, mais moi j'essaye sur la classe vampire. Ce soir je résoudrai +une autre question. On dit que les chauves-souris sont de si admirables +phlébotomistes qu'elles insinuent leurs langues,—qui sont pointues +comme les plus fines lancettes,—dans les veines des personnes +endormies; elles se servent de leurs longues ailes comme d'un éventail +pour rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient une énorme +quantité de sang. Ces vampires ailés préfèrent les veines qui sont +derrière le cou ou sur les tempes. Quelquefois la victime meurt +insensiblement, affaiblie degré à degré par la perte de son sang.</p> + +<p>Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune, échauffé, fiévreux; vous +dont les veines sont grandes et pleines, vous devez aller reposer +cette nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité de sang +qu'aspirera le vampire, et je m'engage à empêcher que vous saigniez +après, ce qui constitue le seul danger de cette expérience. Pensez au +bienfait dont vous doterez la science, car si le succès couronne notre +tentative, les ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens employés +pour ôter le sang seront avantageusement remplacés par cet inestimable +phlébotomiste. Vers le matin nous ferons l'examen de la construction +physiologique de la langue du vampire, car peut-être y +découvrirons-nous un moyen pour<span class="pagenum"><a id="Page_97">[97]</a></span> perfectionner les lancettes dont +on se sert usuellement.</p> + +<p>Échauffé par ses désirs, le docteur devint éloquent, et son éloquence, +que n'interrompit pas l'arrivée de de Ruyter et d'Aston, me faisait rire +aux éclats.</p> + +<p>Comme je savais qu'il était parfaitement inutile de disputer avec Van +Scolpvelt, je me contentai de refuser nettement sa charmante proposition +en lui exprimant l'horreur que je ressentais pour tout ce qu'il avait +déjà fait.</p> + +<p>Le docteur se tourna vers Aston et vers de Ruyter en les suppliant l'un +et l'autre, toujours au nom de la science, de se soumettre à cette +savante expérience. Mais les trouvant sourds à ses ardentes prières, le +docteur donna à ses traits la mine la plus plaintive et la plus +attendrissante, et dit à Zéla:</p> + +<p>—Et vous, me...</p> + +<p>La jeune fille n'en écouta pas davantage; elle se sauva avec la rapidité +d'un lièvre.</p> + +<p>Van Scolpvelt gronda sourdement contre l'égoïsme des hommes, contre la +légèreté d'esprit des femmes, puis il dit d'un air inspiré:</p> + +<p>—Eh bien, ce sera moi! oui, moi! Je me coucherai auprès du mur; qu'on +m'y fasse immédiatement porter une couche ou des tapis suffisants.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXI</h2> + + +<p>Aston<span class="pagenum"><a id="Page_98">[98]</a></span> et moi nous nous jurâmes de punir Van Scolpvelt de sa +cruauté envers les chauves-souris. Notre plan d'attaque fut arrêté, et +pendant que de Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis suivre de +deux garçons noirs afin d'examiner sur toutes leurs faces les +localités du puits. Bâti à la façon orientale, ce puits était large, +profond, et des marches de pierre cassées, usées, conduisaient à la +proximité de l'eau. Couchées au centre d'une végétation de plantes +grasses, de fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et les +excréments des chauves-souris, le passage des crapauds, ne +contribuaient pas faiblement à les rendre fort dangereuses. Quand je +fus parvenu, avec une peine inouïe, à descendre ce gluant escalier, je +plongeai un bambou dans l'eau afin de me rendre compte de sa +profondeur; cette profondeur n'était que de trois pieds.</p> + +<p>J'envoyai un garçon me chercher le hamac de de Ruyter, et nous le +plaçâmes, la tête sur les marches du puits, en passant une corde dans +les anneaux qui étaient à chaque bout; à ces deux soutiens nous +joignîmes une seconde corde mise transversalement, afin de donner de la +roideur au hamac quand le docteur y serait étendu.</p> + +<p>Les<span class="pagenum"><a id="Page_99">[99]</a></span> branches d'un grand arbre ombrageaient l'ouverture du puits, +nous attachâmes une poulie à la plus forte des branches, à celle dont +le feuillage nous parut assez épais pour dissimuler le jeu de la +poulie. Ceci fait, j'instruisis les noirs de mes projets; je leur +appris les rôles qu'ils avaient à jouer, et je les emmenai à la +maison, pour les habiller suivant les exigences du devoir qu'ils +devaient consciencieusement remplir.</p> + +<p>En entrant dans la salle pour appeler de Ruyter,—car il avait été +convenu qu'Aston resterait avec le docteur pour l'amuser jusqu'à l'heure +qui devait sonner le repas,—je fus obligé de m'arrêter pour écouter +avec une juste admiration le discours prononcé par le savant Esculape.</p> + +<p>—Je voudrais, criait Van Scolpvelt d'une voix stridente, je voudrais +que ma mère ne m'eût point donné la vie, ou bien encore que cette vie +m'eût été accordée par le ciel mille années avant cette époque de +ténébreuse ignorance, époque désastreuse, qui laisse lâchement dépérir +la science. Si les hommes étaient sages, sensés ou seulement +raisonnables, ils eussent fait des prodiges pour activer la marche +tortueuse de la science. Elle se serait avancée à la voix protectrice de +l'encouragement, à l'aide des protections du pouvoir; elle eût prospéré, +grandi, et son éclatante lumière serait venue dissiper les sombres +nuages qui nous enveloppent. Le chimiste et sa batterie galvanique ne +seraient pas en train de détruire, mais de créer! Ô ma mère, si vous +étiez arrivée jusqu'à cette sombre période, si vous aviez connu une +époque de faiblesse telle, qu'il soit impossible<span class="pagenum"><a id="Page_100">[100]</a></span> au savant de trouver +un homme assez généreux pour se coucher auprès d'un puits! +Qu'auriez-vous dit dans la stupeur de votre affliction? vous, ma mère, +qui m'aimiez, vous qui ne révériez que la science et moi, votre unique +enfant; et, en aimant ce fils de vos entrailles, vous aimiez encore la +science! la science, à laquelle j'avais consacré mes jours et mes nuits; +et vous savez, ma mère, avec quelle ardeur les Van Scolpvelt ont +poursuivi leur divine, leur sainte profession. Vous souvient-il encore +du jour où les suites d'une trop grande application à l'étude vous +donnaient une vive douleur à l'œil? cette douleur s'augmenta, et je +vous dis:</p> + +<p>—Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher votre œil, vous aurez +un cancer.</p> + +<p>—Mon fils, ôtez-le.</p> + +<p>Ce fut votre seule réponse. J'enlevai à l'instant votre œil, et vous +ne laissâtes échapper ni une plainte, ni un regret, ni un soupir; votre +beau front rayonna de joie, car la main de l'opérateur avait été calme, +légère, sûre et ferme; et, ajouta Van Scolpvelt avec exaltation, où +trouveriez-vous aujourd'hui une pareille femme?</p> + +<p>Notre réponse fut un immense éclat de rire.</p> + +<p>Van Scolpvelt se leva furieux; il alluma, en grondant de sourdes +paroles, l'inséparable amie de ses études, son <i>écume de mer</i>, et il se +rendit au jardin en rappelant à Aston qu'il avait promis d'aller, +d'heure en heure, lui rendre visite dans sa couche aérienne.</p> + +<p>Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles qu'ils avaient à jouer. +Avec de la chaux liquide, de Ruyter dessina<span class="pagenum"><a id="Page_101">[101]</a></span> sur le corps nu des +jeunes garçons des lignes blanches, et dont l'éclat ressortait +vivement sur la teinte noire de leur peau; ces lignes donnaient à nos +acteurs une apparence de squelette réellement effrayante. Ce ne fut +pas tout; nous attachâmes à leur dos, en forme d'ailes, des archets +malais couverts de papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur mîmes +entre les mains des aiguilles à coudre, liées ensemble avec du fil, +mais séparées les unes des autres comme celles dont les matelots se +servent pour tatouer leur peau.</p> + +<p>Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent au bout du cordage qui +devait être hissé au moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu, je +me glissai sous l'arbre qui avoisinait le puits, et les garçons spectres +se cachèrent sous les buissons de chaque côté du hamac. Les noires +chauves-souris voltigeaient les unes autour du puits, les autres +au-dessus de la tête de Van Scolpvelt, qui était couché sur le dos, et +qui semblait les regarder avec une anxiété curieuse et non effrayée. Van +s'était muni d'un bandage, afin d'arrêter l'écoulement du sang, quand, +en sa qualité de médecin, il se serait écrié:—Arrêtez! assez!...</p> + +<p>Le plus profond silence régnait dans le jardin. Je donnai le signal de +l'entrée en scène. Aussitôt les spectres se levèrent, et leur voix +criarde jeta un hurlement aigu; ils battirent bruyamment leurs ailes, +et vinrent envelopper le docteur dans les pans du hamac. Un second +signal éleva l'amant de la science au-dessus de l'arbre, et, quand il +redescendit à la hauteur du puits, les<span class="pagenum"><a id="Page_102">[102]</a></span> noirs gambadèrent autour +du docteur et le piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une +rapidité si légère et à la fois si tourmentante, que le docteur dut se +croire la proie d'un essaim de guêpes sauvages.</p> + +<p>Après cette seconde scène, nous précipitâmes le hamac dans les +profondeurs du puits; alors le spectacle devint étrange: troublées dans +leur retraite, les chauves-souris s'élancèrent dehors en battant +confusément leurs ailes; les crapauds et les rats augmentèrent le +tapage, et ce fut la symphonie la plus horriblement discordante que +j'aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé au fond du puits, nous +poussâmes ensemble le cri aigu des Indiens; ce cri retentissant effraya +tous les habitants du puits, qui sortirent en désordre de leur sombre +demeure.</p> + +<p>Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le puits, ce spectacle +était épouvantable, et pour celui qui était au centre même de +l'insurrection, il devait être horrible.</p> + +<p>Je commençai à comprendre que mon espièglerie pouvait devenir +dangereuse, et je fis part de mes craintes à de Ruyter.</p> + +<p>—Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van Scolpvelt a le cœur +d'un stoïcien; c'est sa philosophie ou sa peur,—car ces deux sentiments +ne sont pas incompatibles, quoiqu'ils doivent l'être,—qui l'empêche +d'appeler au secours.</p> + +<p>—Chut! dis-je tout bas, j'entends sa nageoire agiter l'eau; il se +remue, écoutez: son coassement s'élève plus haut que celui des +crapauds.</p> + +<p>Nous<span class="pagenum"><a id="Page_103">[103]</a></span> entendîmes Van marmoter des plaintes en faisant des effort +inutiles pour se délivrer de sa prison. Il clapota dans l'eau quelques +instants, et resta enfin silencieux.</p> + +<p>Nous étions assez certains de ne faire qu'une méchanceté sans +conséquence pour ne pas nous effrayer du silence de Van. Une heure +s'écoula. À la dernière minute de cette éternité (pour le docteur), +Aston se dirigea vers le puits d'un air nonchalant, parut très surpris +de ne pas trouver le docteur, et l'appela en arpentant le jardin dans +toutes les directions. J'avais suivi Aston, et nous approchâmes +doucement du puits. Van se débattait dans l'eau en maudissant le jour de +sa venue dans le monde, les chauves-souris, le puits et tous les diables +qui se trouvaient dedans. Ces malédictions étaient proférées en +hollandais, en latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la voix +du docteur; il s'exclama, s'attendrit, s'indigna, et nous courûmes +chercher des cordes et des lumières.</p> + +<p>Un garçon descendit dans le puits, attacha une corde autour des reins du +docteur, et nous le hissâmes jusqu'aux dernières branches de l'arbre +avec une telle rapidité, que le pantalon et la chemise du pauvre savant +se déchirèrent par lambeaux.</p> + +<p>Quand le docteur fut déposé par terre, il était tellement épuisé, +tellement ému, qu'il lui fut à peine possible de respirer. La +résurrection de Lazare ne donne qu'une faible idée de la figure de Van +Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait, sous la terne lueur de nos +lanternes, des teintes cadavéreuses. La tête du docteur +oscillait<span class="pagenum"><a id="Page_104">[104]</a></span> sur ses épaules; ses jambes pliaient comme des bambous +sous les caresses du vent; son cou, ses mains et son front étaient +couverts d'une vase verte; ses cheveux longs et minces pendaient comme +ceux d'une sirène; les sourcils de Van se tenaient droits, et son +regard effaré paraissait aussi bourru et aussi furieux que celui d'un +chacal pris dans un piége.</p> + +<p>Quand il se sentit en état de marcher, il nous tourna le dos et se +dirigea vers la maison sans répondre un seul mot à nos pressantes +questions.</p> + +<p>—Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous vu les vampires? Qui donc +vous a poussé dans le puits? Avez-vous été saigné?</p> + +<p>Van Scolpvelt me regarda d'un air féroce et ne répondit rien.</p> + +<p>On lui prépara un verre de skédam; il le but sans mot dire, passa une +chemise et se coucha sur le divan de la salle.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXII</h2> + + +<p>Le lendemain, munis de nos lances, Aston et moi, nous grimpâmes le +côté boisé de la montagne. Après avoir rôdé pendant quelque temps, +nous suivîmes le cours d'une petite rivière qui était à moitié +consumée par<span class="pagenum"><a id="Page_105">[105]</a></span> l'aride chaleur d'un temps sec et sans air. Les +eaux de cette rivière serpentaient sous l'ombrage des arbres et des +arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure par l'humide contact de +l'eau, se penchaient amoureusement vers leur faible nourrice pour lui +payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur ombre.</p> + +<p>Le soleil brûlant dévorait comme un ardent incendie tout ce qui +affrontait ses rayons. Le chêne robuste, le fin pin, le palmier +gigantesque, le teck majestueux, qui s'élèvent comme des chefs au-dessus +de tous les arbres de la forêt, montraient tristement leurs cimes +brûlées, séchées, presque anéanties par l'angoisse de la soif. Les +bruyants perroquets étaient silencieux, et les singes inconstants, à +moitié endormis, se traînaient sur les branches avec une apathie si +nonchalante, qu'ils nous laissaient passer indifféremment.</p> + +<p>Si je cherchais à attirer leur attention en leur jetant ma lance ou une +pierre, ils montaient doucement et d'un air chagrin sur une branche plus +élevée, ou bien encore ils changeaient simplement de place. Il n'y avait +pas, sous ce ciel brûlant, un autre animal visible.</p> + +<p>Notre vive jeunesse, notre santé de fer semblaient nous mettre à +l'épreuve du soleil, car nous marchions joyeusement, insouciants de tous +les obstacles que nous présentaient les buissons, les bambous et les +ronces. Nous débarrassions les chemins avec nos lances, et nous nous +faisions un passage aussi adroitement que les sangliers dont nous +cherchions les traces.</p> + +<p>En traversant la rivière pour rentrer au logis (midi venait de sonner +dans nos estomacs), nous fûmes étonnés<span class="pagenum"><a id="Page_106">[106]</a></span> d'entendre tout près de nous la +détonation d'une arme à feu. Cette détonation, dont le silence tripla la +sonorité, fut semblable à celle d'un coup de canon, car elle se répéta +de rocher en rocher.</p> + +<p>Dans une seconde, tout le bois fut en confusion; tous ses hôtes, +effrayés, s'agitèrent. Nous courions vers l'endroit d'où le coup de +mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi par une litière de +petits, qui joignaient au cri de leur mère leur timide voix, passa +rapidement devant nous.</p> + +<p>Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de cette précieuse bande. La +féroce mère se retourna et mit sa poitrine entre ses enfants et nos +armes.</p> + +<p>Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi quelquefois aux siens; mais +il y a si longtemps qu'elle leur a donné le jour, qu'il est bien +possible qu'elle ne s'en souvienne plus.</p> + +<p>Je devançai Aston, et je me précipitai au-devant du sanglier. Ma lance +se brisa, car le coup, mal dirigé, ne fit qu'effleurer la peau dure et +ridée de l'animal. La terre, sèche et glissante, me fit perdre pied, et +je tombai devant la bête. Je saisis le petit poignard que j'avais dans +ma poitrine, et, sans m'effrayer des regards féroces et des défenses +énormes de mon ennemi, j'allais l'attaquer quand Aston me cria:</p> + +<p>—Restez tranquille! ne bougez pas!</p> + +<p>Je retins mon haleine, et je sentis la lance d'Aston glisser au-dessus +de moi. Elle atteignit le sanglier au cœur, et la bête, expirante, +tomba sur moi.</p> + +<p>Une voix inconnue s'écria aussitôt et d'un ton ravi:</p> + +<p>—Cette<span class="pagenum"><a id="Page_107">[107]</a></span> belle personne fera des jambons excellents. Je +l'emporterai là-bas pour la saler et la préparer.</p> + +<p>Et au même moment quelqu'un, le propriétaire de la voix, empoigna mes +jambes.</p> + +<p>—Que je sois pendu si vous faites cela! m'écriai-je en me levant et en +regardant le personnage, qui n'était autre que Louis, arrivé le matin à +la maison avec une provision de vivres.</p> + +<p>—Ah! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le beau porc!</p> + +<p>Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait en imagination sur le +cadavre encore chaud de la victime d'Aston.</p> + +<p>Tout à coup l'attention de Louis fut attirée par les cris des pourceaux, +qui couraient éperdus en cherchant leur mère çà et là.</p> + +<p>—Comment! cria-t-il, elle a des petits et vous ne me le dites pas?</p> + +<p>Nous réussîmes sans peine à attraper tous les orphelins. Louis les +dorlota, les caressa; il les pressa dans ses bras en les appelant ses +jolis petits chéris.</p> + +<p>—Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il; je vous donnerai des soins +aussi tendres que ceux que vous a prodigués votre mère.</p> + +<p>En achevant cette bienveillante promesse, Louis se tourna vers nous.</p> + +<p>—Avez-vous faim? nous demanda-t-il; si vous le voulez, je vais allumer +du feu, afin de faire cuire deux de ces petits?</p> + +<p>—Sur quel animal avez-vous tiré un coup de fusil, Louis?</p> + +<p>—Ah!<span class="pagenum"><a id="Page_108">[108]</a></span> c'est vrai. J'ai tiré, et fort adroitement. Je l'avais +tout à fait mis en oubli; mais, avant de vous montrer ma victime, +laissez-moi attacher les jambes de ces belles petites créatures. Mon +fusillé n'est pas encore mort.</p> + +<p>Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris, Louis nous montra un arbre +sur une branche duquel était couché un énorme babouin.</p> + +<p>Les entrailles de la pauvre bête sortaient de son corps au milieu d'un +ruisseau de sang.</p> + +<p>Quoique à l'agonie, il se collait à l'arbre avec ses pieds de derrière.</p> + +<p>À notre approche, il nous fit la grimace et se mit à caqueter.</p> + +<p>Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea le canon vers l'arbre, +la pauvre bête parut désespérée; sa colère se changea en peur, elle nous +jeta un regard pitoyable et fit un dernier effort pour fuir vers une +branche moins à portée des coups de son ennemi. Ce mouvement fut fatal +au babouin, car il tomba sans vie au pied de l'arbre.</p> + +<p>Louis sauta sur le singe, le saisit promptement par la nuque et lui +coupa la gorge.</p> + +<p>Cette action ressemblait tellement à un homicide, que je frissonnai.</p> + +<p>—Allons-nous-en, dis-je d'un ton impatienté; laissons-le, laissons-le!</p> + +<p>—Pourquoi? demanda Louis; moi je veux l'emporter, la chair du singe est +excellente: si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du tout.</p> + +<p>—En<span class="pagenum"><a id="Page_109">[109]</a></span> vérité, s'écria Aston, cet homme est un cannibale, +allons-nous-en.</p> + +<p>Nous quittâmes Louis en lui promettant d'envoyer une litière et des +domestiques pour enlever le sanglier.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXIII</h2> + + +<p>Notre première rencontre fut celle de Van Scolpvelt, qui, assis sous une +haie de poiriers épineux, dévorait du regard et de la pensée les +caractères d'un grand in-folio ouvert devant lui. De temps à autre il +s'occupait attentivement à regarder, à l'aide d'un microscope, un objet +d'abord invisible à nos yeux.</p> + +<p>Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde attention à notre approche. +Il continua à tenailler avec un petit couteau un malheureux hérisson.</p> + +<p>—Regardez, dit-il à Aston d'un ton dur, regardez cet héroïque animal; +je le perce de part en part, il est vivant, il a des muscles, des nerfs, +et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il ne fait pas le +moindre bruit, il ne trouble pas inutilement, sottement, le cours d'une +savante expérience: que ce calme dévoué soit une leçon pour vous!</p> + +<p>En entrant dans la maison, nous trouvâmes de Ruyter<span class="pagenum"><a id="Page_110">[110]</a></span> occupé à parcourir +des journaux et à feuilleter des livres nouvellement arrivés.</p> + +<p>—Jetez un coup d'œil sur les papiers du grab, me dit-il en me les +montrant du regard; ils sont dignes d'intérêt.</p> + +<p>—Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous renouvelle devant Trelawnay une +prière que je vous ai déjà faite: celle de livrer à la publicité les +charmants récits que renferme votre journal particulier.</p> + +<p>J'attendis avec impatience la réponse de de Ruyter, et elle frappa +vivement mon esprit.</p> + +<p>—Si j'étais ambitieux, nous dit-il, si j'aspirais à la vaine gloire de +rendre mon nom immortel, et si pour le faire je n'avais qu'à écrire, je +n'écrirais pas. Quand la vie d'un homme est pure de toute mauvaise +action, quand elle est brillante et sans tache, il a conquis, par +l'effort seul de sa volonté, la plus appréciable des gloires, celle de +l'estime de ses concitoyens.</p> + +<p>Il y a peu de héros grecs et romains qui aient été des auteurs, et +cependant leurs noms, illustrés par leurs actions, se sont perpétués +jusqu'à nous. Eschyle, Sophocle sont lus; mais Socrate, Timoléon, +Léonidas, Portia et Arie sont admirés et connus. Les éclatantes actions +de l'héroïsme, de la dévotion, de la générosité, les ont préservés de +l'oubli. L'immortalité qui est conquise par la conduite est la plus +honorable. Il y a des milliers de gens qui sont incapables de comprendre +les idées d'un grand auteur, mais qui s'échauffent et qui brûlent de +plaisir en écoutant le récit d'une action noble et généreuse.</p> + +<p>Pour<span class="pagenum"><a id="Page_111">[111]</a></span> en revenir à la demande que vous m'avez faite, je ne puis en +satisfaire les désirs, parce que je ne tiens qu'à une seule chose, et +cette chose est la bonne opinion, l'estime, l'amitié de ceux que +j'aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis, et j'y attache +plus de valeur qu'à l'approbation du gouvernement français, qui m'a +écrit ici, mon cher Aston, que vous deviez être emprisonné en +attendant la possibilité d'un échange. Cet ordre n'a point de +personnalité, mais, en égoïste, je vous offre votre liberté sans +conditions, et je vous donnerai un passage dans un de vos ports, +aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra fastidieuse.</p> + +<p>—Si vous attendez cette époque pour m'embarquer, mon cher de Ruyter, +j'ai de longs jours devant moi, car bien certainement elle n'arrivera +jamais. Jusqu'à présent j'ai à peine joui d'un plaisir vrai ou ressenti +une joie qui puisse être comparée à celle qui remplit mon cœur depuis +que j'habite votre résidence. Je suis parfaitement heureux ici, et je +n'y éprouve pas un désir qui ne soit à l'instant satisfait. Le seul +nuage qui obscurcisse mon bonheur est l'incertitude de sa durée. De +sorte, mon cher de Ruyter, que je me vois obligé de vous confesser +sincèrement que mes lèvres démentiraient mon cœur si je vous +remerciais, en voulant les mettre à profit, des bonnes intentions que +vous avez pour moi en me rendant libre.</p> + +<p>—Épargnez-vous cette inutile phraséologie, répondit de Ruyter en se +levant et en serrant la main d'Aston; vous vous plaisez ici, restez-y, +amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je ménagerai le +commandant,<span class="pagenum"><a id="Page_112">[112]</a></span> et, d'après ce que vous m'avez dit de vos affaires, votre +séjour au milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans votre +profession.</p> + +<p>—Que ma profession soit maudite! s'écria Aston lorsque de Ruyter eut +quitté la salle. Je n'étais qu'un enfant quand je suis entré au service, +et je n'ai été qu'un imbécile de persister dans cette carrière; elle ne +me laisse voir dans l'avenir ni gloire ni fortune, et je me sais +incapable aujourd'hui de remplir un emploi sérieux et productif. Je suis +dans la marine depuis l'âge de dix ans, et j'en ai vingt-cinq. Je n'ai +jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre; ma peau est noircie +par le soleil, mes cheveux presque blanchis par les orages; je possède +des cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà tout ce que j'ai gagné +et probablement tout ce que je gagnerai.</p> + +<p>—Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans vos vieux jours, une +bonne place à l'hôpital de Greenwich, une jolie petite cabine grande de +six pieds, mais toute à vous seul; des vivres, un jardin planté de choux +pour promenade, et trois sous par jour, juste assez pour acheter votre +tabac. Que peut-on désirer de plus?</p> + +<p>Aston continua de se plaindre, de maugréer, et moi de lui donner pour +consolation la perspective de l'hôpital.</p> + +<p>—Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en quittant le ton de la +plaisanterie, abandonnez la carrière maritime; vous la suivez sans +espoir de promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire. Puisque +vous n'avez point de fortune, associez-vous avec nous, et bien +certainement,<span class="pagenum"><a id="Page_113">[113]</a></span> au bout de quelques années, vous aurez une aisance +qui vous permettra de jouir en repos de la seule ambition de votre +cœur: celle de consacrer vos jours à la culture de la terre. +Car, continuai-je, un homme sans argent n'a point de patrie. +D'ailleurs, Aston, vous êtes Canadien, et, si vous allez en Angleterre +sans argent, vous serez obligé de vous apercevoir qu'à l'entrée des +villes il y a de laides affiches, des affiches très-désagréables à la +vue, quoique proprement peintes, et qui glissent dans l'intelligence +des arrivants pauvres de malhonnêtes insinuations; quelque chose comme +ceci: «<i>Les mendiants ne sont pas reçus ici</i>,» de sorte que +Greenwich...</p> + +<p>Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai en riant par la +fenêtre.</p> + +<p>Aston refusait d'écouter avec sérieux mes propositions, et il m'était +impossible de lui infuser mes goûts et les principes qui en dérivaient.</p> + +<p>Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à lui demander quel parti il +voulait prendre.</p> + +<p>C'était assurément un excès de délicatesse, car Aston et lui étaient des +amis sérieux et inséparables.</p> + +<p>Je me rendis au port, où était amarré le grab, pour donner aux hommes +une considérable portion de leur part de prise. J'en congédiai un grand +nombre, ne laissant sur le grab que les hommes nécessaires au vaisseau. +Je dis au rais que deux fois par semaine je me rendrais à bord du grab, +et qu'à son tour il viendrait nous voir à la résidence.</p> + +<p>Quand j'eus réglé tous les comptes qui regardaient le<span class="pagenum"><a id="Page_114">[114]</a></span> grab, je +me dévouai de cœur, de corps et d'âme aux plaisirs de la vie +rurale.</p> + +<p>Presque tous les jours j'explorais l'île dans une nouvelle direction; je +découvrais les endroits bien fournis de gibier, les rivières et les lacs +riches en poisson; quelquefois de Ruyter était mon guide; mais plus +souvent encore je servais de cicerone à Aston.</p> + +<p>Quand le jour était bon pour la chasse, nous allions tous ensemble, +chargés de provisions, dîner à l'ombre des bois. Dans ces occasions, +comme il n'y avait presque rien à faire sur le grab, Louis était notre +pourvoyeur. Si le temps se montrait favorable aux travaux du jardin, +nous passions la journée à planter, à bêcher, à arroser. L'orage, la +pluie ou les variations capricieuses de l'atmosphère nous trouvaient +dans la salle escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous évitions +autant que possible l'ennui d'aller à la ville, et nous répondions assez +mal aux invitations journalières qui nous étaient faites par la femme du +commandant, ainsi que par les officiers et les marchands. De Ruyter et, +pour dire la vérité, chacun de nous détestait ce qu'on appelle le monde. +En conséquence, mon ami avait, pour y construire son habitation, choisi +un endroit presque inaccessible, surtout dans la saison des pluies. Il +fermait ainsi avec finesse l'entrée de sa solitude aux paresseux, +frivoles et ennuyeux visiteurs. À ce propos, de Ruyter citait les +paroles de Morin, philosophe français, qui disait:</p> + +<p>«Ceux qui viennent me voir me font un honneur, mais ceux qui s'en +abstiennent me font une faveur.»</p> + +<p>Quand<span class="pagenum"><a id="Page_115">[115]</a></span> quelques personnes de Port-Louis se hasardaient à venir +nous rendre une visite, leurs discours n'avaient qu'un sujet, celui +des dangers qu'ils avaient affrontés en passant à gué les rivières et +les marais. En écoutant ces lamentations, de Ruyter souriait avec +malice, et il montrait qu'on pouvait remédier au mal par quelques +travaux dont il avait déjà le plan.</p> + +<p>—Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-il, mes projets prendront +une forme, je ferai construire une route directe d'ici à Port-Louis.</p> + +<p>Quand les niais visiteurs nous avaient débarrassés de leur présence, de +Ruyter s'écriait:</p> + +<p>—Comment s'y sont-ils pris pour arriver ici avec tant de facilité? Il +faut que nous enfermions l'eau, afin d'augmenter le marécage des +prairies, la force du torrent et les vibrations du pont de bambou. +Malgré cet amour de la solitude, de Ruyter n'était pas insociable; les +hommes de cœur, de talent ou d'esprit, en un mot, les hommes +estimables étaient les bienvenus, et quand la porte de la maison +s'ouvrait devant eux, de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait de +son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait et faisait sentir que +l'offre de son hospitalité, que l'acceptation de cette offre étaient des +deux parts une grande preuve d'amitié.</p> + +<p>Plus le séjour de ces personnages privilégiés et dignes de l'être +était long, plus de Ruyter paraissait content. J'ai vécu dans peu de +maisons (celles des hommes mariés sont en dehors de la question) où +les convives, ainsi que leur hôte, eussent le droit de jouir +d'une<span class="pagenum"><a id="Page_116">[116]</a></span> liberté égale à celle qui régnait chez de Ruyter. Si les +hommes qui s'appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter, ils +n'auraient pas besoin de grands mots, de vernis sur leurs bottes et +d'amidon à leur chemise pour se distinguer du commun des martyrs.</p> + +<p>Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait point la civilisation, que +le ciel en soit béni! car sa timidité naïve et vraie était celle du +pigeon ramier et non la mine affectée d'une coquette. Pauvre chère +enfant, elle croyait que son mari seul avait le droit d'occuper ses +pensées, et elle ne s'imaginait pas qu'en Angleterre la fashion fait de +ce sentiment un crime plus odieux que celui de l'adultère.</p> + +<p>Les circonstances de notre première rencontre, notre vie sur le vaisseau +et enfin notre séjour sous le même toit achevèrent en peu de temps de +former un lien d'intimité qui, dans d'autres circonstances, eût demandé +bien des mois.</p> + +<p>D'ailleurs les coutumes arabes, toutes favorables au mari, le +dispensent sagement du fatigant ennui de faire la cour. Je dis +sagement, parce que, quand on offre son amour à une femme jeune et +belle, le jugement est aveuglé par la passion. En Orient, les choses +sont mieux arrangées, le procès est court; les parents, dont la raison +est formée et les passions flétries, se chargent de tous les +préliminaires nécessaires à la conclusion du mariage. L'époux et +l'épouse se voient et sont mariés dans la même heure; «car, disait le +vieux rais, et il était savant, les jeunes hommes et les jeunes<span class="pagenum"><a id="Page_117">[117]</a></span> +femmes ressemblent à du feu et à de la poudre; en conséquence, on doit +les séparer ou les unir.»</p> + +<p>En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur domestique et de +l'affection conjugale avec enthousiasme, et j'ai vu des maris écouter +ces paroles en faisant des grimaces de possédé; quelques-uns, c'est +vrai, ont la tête aussi dure que celle d'un bélier, et leur peau est à +l'épreuve des coups de leur femme et endure le joug avec magnanimité. +C'est dans l'Est que règne en triomphe l'amour conjugal; là, les gens +non mariés sont les seuls à peu près qui soient pauvres, abandonnés et +méprisés.</p> + +<p>Quoique jeune, Zéla était sensée; la mort de son père, sans être mise en +oubli, ne laissait plus dans son souvenir que la trace d'une affliction +calme, sereine, et dont la force avait été amortie par les sentiments +d'un amour protégé par les volontés paternelles.</p> + +<p>J'apprenais l'anglais à Zéla; elle me donnait quelques notions de la +langue arabe, et nous passions de longues heures à étudier ensemble. +Zéla était une bonne élève, et la seule punition que je me permettais de +lui infliger pour une faute de paresse ou de négligence était un déluge +de baisers sur son beau front.</p> + +<p>Ma femme m'accompagnait dans mes promenades, et, armée d'une légère +lance, elle nous suivait dans les bois et sur les montagnes. Son corps +de fée, souple et délicat, était doué, malgré cet extérieur de +faiblesse, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Si nous étions +arrêtés dans notre course par les eaux d'un torrent ou par la profondeur +d'un ravin, je portais Zéla dans mes bras.</p> + +<p>Notre<span class="pagenum"><a id="Page_118">[118]</a></span> bonheur ne pouvait plus s'accroître, car il était parfait, +absorbant, et nous ne pensions pas plus aux autres, quand nous étions +ensemble, qu'aux événements qui pouvaient se passer dans la lune ou +dans les étoiles.</p> + +<p>Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la petite part de pensées et +d'affection qui pouvait, sans lui nuire, être dérobée à notre profonde +tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient avec nos sentiments, et +regardaient avec admiration un amour si étrange et si en dehors de toute +comparaison.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXIV</h2> + + +<p>Nous jouissions depuis quelques mois du calme bonheur d'une vie +tranquille, quand des nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter +la résolution de se mettre en mer. L'esprit de notre commandant ne +pouvait se permettre aucun repos quand un but à atteindre fixait son +attention. Il était donc, dans chaque circonstance et dans les diverses +occupations de sa vie, entièrement absorbé par les causes ou par les +choses qui réclamaient son expérience et ses soins.</p> + +<p>En arrivant chez lui, de Ruyter s'était dépouillé de son costume de +marin pour revêtir celui de planteur, et,<span class="pagenum"><a id="Page_119">[119]</a></span> avec la blanche veste +du colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement seyait si bien à +la belle figure de de Ruyter, qu'un étranger aurait pu croire qu'il +n'en avait jamais porté aucun autre. Exclusivement occupé de +jardinage, d'agriculture, de tailles et de semences, de Ruyter +n'allait jamais au port; il détestait l'odeur du goudron, et nous +disait avec le plus grand sérieux:</p> + +<p>—La vue de la mer me donne mal au cœur, et je maudis sa brise, car +elle déracine mes cannes à sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette +haine du moment s'étendait si loin, qu'une défense expresse interdisait +dans la conversation toute phrase nautique et dans les repas la présence +des viandes salées.</p> + +<p>Un jour, occupé dans le jardin à transplanter des fleurs, je fus tout +surpris de m'entendre appeler par de Ruyter de la manière suivante:</p> + +<p>—Holà! mon garçon, venez à l'avant, nous avons besoin de vous.</p> + +<p>—À l'avant! m'écriai-je en rejetant aussitôt ma bêche, et je courus +vers la maison tout disposé à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté dans +mon projet par l'étonnement que me causa l'occupation de mon ami.</p> + +<p>Le parquet était couvert de cartes maritimes, d'instruments nautiques, +et, agenouillé devant ces cartes, de Ruyter mesurait la longueur des +distances à l'aide d'une échelle géographique et d'un compas. La grande +et maigre forme du rais arabe était penchée sur mon ami, et il désignait +avec sa main osseuse un groupe d'îles dans le canal de Mozambique.</p> + +<p>De<span class="pagenum"><a id="Page_120">[120]</a></span> Ruyter était si attentivement occupé de son travail, qu'au +premier moment il ne s'aperçut pas de mon entrée; je me mis donc à +examiner sa mobile physionomie. Le nuage qui pendant les jours de +calme couvrait les yeux de de Ruyter s'était évaporé; ils brillaient +d'un éclat étrange et donnaient à sa physionomie un air visible de +satisfaction. De la figure de de Ruyter mon examen tomba sur celle du +rais, mais les traits en étaient aussi immobiles que la proue d'un +vaisseau. Bruni par le goudron et par les tempêtes, le visage du vieux +marin ressemblait à un antique cadran solaire dont la surface corrodée +ne marque plus les heures.</p> + +<p>—Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la tête, il faut que nous nous +mettions en mouvement. Donnez l'ordre de brider nos chevaux, nous allons +nous rendre au port.</p> + +<p>Quand j'eus rempli les désirs de de Ruyter, il changea de costume et +nous nous mîmes en route.</p> + +<p>Le cheval de de Ruyter n'allait pas assez vite au gré de l'impatience de +son fougueux cavalier.</p> + +<p>—Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant pied à terre, ils ne sont +bons que pour des moines. Traversons les collines à pied avec notre +boussole.</p> + +<p>Un domestique qui nous avait accompagnés prit les chevaux, et nous nous +élançâmes en avant avec une rapidité égale à l'essor d'une grue.</p> + +<p>Une barque nous porta sur le grab, et de Ruyter, en reprenant son +autorité, si bien mise en oubli depuis quelques mois, fit lever d'un +regard les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit d'un geste tout +l'équipage<span class="pagenum"><a id="Page_121">[121]</a></span> à ses ordres. Les nouveaux mâts, les barres et les voiles +étaient en partie terminés; le fond du vaisseau avait été caréné, sa +proue allongée, car le grab se dessinait en corvette.</p> + +<p>Quand de Ruyter m'eut fait connaître ses intentions, quand il eut donné +ses derniers ordres, il débarqua avec le rais pour recruter dans +Port-Louis les hommes de son équipage, acheter les provisions et +terminer toutes ses affaires. Aussitôt que la population flottante de la +ville eut appris que de Ruyter avait besoin de volontaires, des +aventuriers, des matelots de toutes les nations vinrent en foule lui +offrir leurs services.</p> + +<p>Le nom de de Ruyter était un aimant attractif pour tous ces hommes, et +celui qui avait le bonheur d'être engagé pour un voyage croyait sa +fortune faite; au lieu de fuir la rencontre de ses créanciers, il +flânait nonchalamment dans les rues, buvait et se querellait chez le +marchand de vin, promenant ensuite d'un air vainqueur la volage +maîtresse qui avait fui pendant les jours de tempête.</p> + +<p>De Ruyter était fort difficile dans le choix de ses hommes, surtout +lorsqu'il les prenait parmi les Européens; et, pour dire la vérité, il +ne s'adressait à eux que dans les cas d'extrême urgence, car +l'expérience lui avait appris combien il est difficile de gouverner de +pareils vagabonds. Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le +vieux rais de compléter le nombre voulu pour son équipage avec des +Arabes et différents natifs de l'Inde, tâche que l'encombrement des +gens oisifs et de bonne volonté rendait extrêmement facile. +Pendant<span class="pagenum"><a id="Page_122">[122]</a></span> ce recrutement, je travaillais ferme à bord du grab (je +continuerai toujours de désigner ainsi le vaisseau, car il subira +plusieurs transformations, et mes lecteurs pourraient se fatiguer d'un +continuel changement de nom).</p> + +<p>Après quelques jours de travail, au lieu de ressembler à une carène +flottante, le grab eut les allures d'un vaisseau de guerre; ses côtés +étaient peints en couleurs différentes, l'un entièrement noir, l'autre +traversé par une grande raie blanche. En me faisant comprendre qu'il +irait seul en mer, de Ruyter m'avait dit:</p> + +<p>—Je pars pour intercepter quelques vaisseaux anglais dans le canal de +Mozambique, et je ne serai absent que pendant un mois ou six semaines. +Employez ce temps à vos plaisirs, surveillez les plantations, et faites +achever les travaux que nous avons commencés. Vous semblez être si +parfaitement heureux ici, vous êtes devenu un si bon planteur, et il y a +tant de choses là-bas qui exigent la présence d'un maître, qu'il vaut +mieux, puisqu'un de nous doit rester, que ce soit vous, mon cher +Trelawnay. D'ailleurs, en admettant même que votre présence ne soit pas +indispensable au bon ordre de ma maison, une cause sérieuse vous +obligerait à y rester: il est impossible que nous abandonnions Aston à +lui-même.</p> + +<p>À mon retour, je vous communiquerai les projets que j'ai en vue, projets +qui sont fort importants; ainsi donc, attendez-moi patiemment; sitôt +rentré, nous arrangerons le grab, nous nous embarquerons tous et nous +conduirons Aston dans une colonie anglaise.</p> + +<p>Quand<span class="pagenum"><a id="Page_123">[123]</a></span> de Ruyter eut complété ses approvisionnements, nous fîmes +un festin sur le grab, et à la fin de cette apparente réjouissance, +nous nous séparâmes.</p> + +<p>De Ruyter leva l'ancre avec le vent de la terre, et le matin de son +départ, aux premiers rayons du jour, Aston et moi nous grimpâmes sur une +hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et les ailes blanches +effleuraient l'eau comme un albatros.</p> + +<p>Ma vie de planteur reprit son cours; c'était une vie calme et heureuse, +embellie surtout par mon amour pour Zéla, qui n'avait point diminué. +Tous les jours je découvrais en elle une qualité nouvelle, une qualité +digne d'admiration.</p> + +<p>Zéla était ma compagne inséparable, car je pouvais à peine supporter +qu'elle me quittât un instant, et mon amour était trop profond pour +craindre la satiété. Mon imagination n'errait loin de Zéla que pour la +comparer avantageusement à tout ce qui l'entourait.</p> + +<p>La jeune fille s'était si bien enlacée autour de mon cœur, +qu'elle était devenue une partie de moi-même; la vivacité de nos +sentiments, si libres de s'épancher dans la solitude, s'était +journellement accrue, et nous nous aimions d'une affection dans +laquelle se rencontraient tous les intérêts de notre vie. Je ne me +rendais à Port-Louis que dans le cas d'absolue nécessité, ou quand mon +devoir et le souvenir des recommandations de de Ruyter me forçaient à +aller rendre une visite au commandant de la ville. La femme de cet +aimable Français, qui était vraiment une bonne créature, conservait sa +prédilection pour moi; elle aurait bien<span class="pagenum"><a id="Page_124">[124]</a></span> voulu non-seulement me +garder dans sa maison, mais encore obtenir une visite de Zéla.</p> + +<p>—Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait un bijou de grand prix +si vous l'initiiez aux élégantes manières du monde.</p> + +<p>J'étais trop profondément dégoûté des femmes polies et maniérées pour +partager l'opinion de la femme du commandant. Même dans leur extrême +jeunesse, la beauté des femmes civilisées est sinon détruite, du moins +amoindrie par les mains officieuses des maîtres de danse, de musique, +qui leur apprennent une grâce affectée, sans charme, gauche, et +quelquefois même malséante.</p> + +<p>Quand on présente ces pauvres jeunes filles dans le monde, elles y sont +minutieusement examinées par ces êtres qu'on appelle gentlemen, titre +qu'ils ont gagné en buvant, en dansant ou jouant aux cartes. Si la jeune +fille est riche, un joueur sans argent l'épouse pour remettre un peu +d'ordre dans le dérangement de sa fortune; mais si elle est pauvre, elle +doit passer sa vie à attendre le hasard, qui, en la sauvant des piéges +tendus à sa vertu, doit lui donner une position honorable. Je savais +donc tout ce que Zéla avait à craindre du contact des femmes et du +regard des hommes, et je tenais à la laisser dans toute la candeur de sa +sauvage naïveté.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXV</h2> + + +<p>De<span class="pagenum"><a id="Page_125">[125]</a></span> Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé +un matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab +était amarré dans le port de Saint-Louis.</p> + +<p>Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je +sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore obscur, +et je grimpai sur le <i>Piton du Milieu</i> avec l'agilité d'un chevreuil.</p> + +<p>Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour +qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la +ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de +carènes et de mâts.</p> + +<p>Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus +bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient +au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du +havre, sur le point de hausser son drapeau.</p> + +<p>À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner +américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée—le vent +avait été frais pendant la nuit—qu'une mouette peut le faire. Le +schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner<span class="pagenum"><a id="Page_126">[126]</a></span> en +Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon français +et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela?</p> + +<p>Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que de +Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le port.</p> + +<p>Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la recherche +d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience ne me permit +pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un batelier. Je +saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec la légèreté +d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa mon oreille; +je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans une fiévreuse +étreinte.</p> + +<p>La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop +essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance +comment il avait été blessé.</p> + +<p>De Ruyter sourit et me montra le schooner.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire? m'écriai-je.</p> + +<p>—Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est +passé.</p> + +<p>Après avoir croisé, pendant quelque temps sur la côte au nord du canal +de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka +pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles +entourées d'un banc d'<a id="ambre">ambre</a>.</p> + +<p>En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de +la nuit ne laissait rien distinguer, des<span class="pagenum"><a id="Page_127">[127]</a></span> lumières bleues et des +roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la +frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le +vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à +ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et +cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se +trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il +appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous +dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il +était en panne, et la cime de son mât était brisée.</p> + +<p>Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me +fit découvrir que c'était notre schooner de Boston,—qui l'avait vu une +fois ne pouvait l'oublier.—Doublement empressé de lui porter secours, +je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et longue proue +s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire qu'à notre tour +nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab pliaient comme des +bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si élastiques, se +brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait trop de vent, mais +parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus montré mon drapeau, +une sorte de terreur se répandit sur le schooner, et je fus surpris de +le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile et s'éloigner de nous.</p> + +<p>Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que +le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait +sa voile carrée, et avec<span class="pagenum"><a id="Page_128">[128]</a></span> sa grande voile il semblait nous tenir +tête. Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais +essayer d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât +cria: «Une autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je +réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du +schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis +à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se +débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès +de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de +canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé +à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon +anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite.</p> + +<p>Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de +loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les +rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en +emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la +grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous +laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de +grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne +peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle +ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de +misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à +faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt, +côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées<span class="pagenum"><a id="Page_129">[129]</a></span> +de canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui +ôtâmes toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et +j'en pris possession.</p> + +<p>—Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu +d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de +votre bras.</p> + +<p>—Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire +atteinte par une balle.</p> + +<p>—La blessure n'est pas sérieuse, j'espère?</p> + +<p>—Non, ce n'est rien.</p> + +<p>—Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer +dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux; +qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de +cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi +dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à fait +brisé?</p> + +<p>—Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout...</p> + +<p>—Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle il +allait donner des soins.</p> + +<p>Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en s'écriant:</p> + +<p>—Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os +fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre médecin +que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore la main +entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez raison, +quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les guéris. J'opère +si doucement!</p> + +<p>Ici<span class="pagenum"><a id="Page_130">[130]</a></span> le docteur appliqua sur la blessure une compresse +d'eau-forte.</p> + +<p>—Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre.</p> + +<p>Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van:</p> + +<p>—C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils +tombent dans l'insensibilité.</p> + +<p>Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.</p> + +<p>—Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement +calme.</p> + +<p>—Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter.</p> + +<p>—J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre attention +aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la sensibilité des +chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le muscle granule. Je vais +dompter l'enflure, et votre main sera bientôt guérie.</p> + +<p>Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des +nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla.</p> + +<p>Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de +serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades.</p> + +<p>À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage.</p> + +<p>—J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à +l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à +bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers +anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la +frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils<span class="pagenum"><a id="Page_131">[131]</a></span> avaient été +séparés pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le +grab, et je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs +marins. Je pris le schooner en touage, et je commençai à le radouber +avec les matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa +et nous garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un +groupe d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de +leur prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près +d'une des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; +alors je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici.</p> + +<p>Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner. +Tâchons d'entrer dans le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous +restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous +allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place. Il +est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des +arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands +auxquels le schooner était consigné.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXVI</h2> + + +<p>Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se l'étaient +pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de sorte que je +n'ai droit qu'au salvage<span class="pagenum"><a id="Page_132">[132]</a></span> du vaisseau et de sa cargaison; mais le +salvage sera assez lourd.</p> + +<p>Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le +schooner d'un œil de propriétaire; j'espérais en avoir le +commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le plus +au monde; je l'aurais préféré à un duché.</p> + +<p>Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après +l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé +avec un œil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente +impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de +l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je +l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je +possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla.</p> + +<p>De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que +l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais pas +comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris le +schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement était la +seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable.</p> + +<p>J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me +rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands. +Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant +plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les +calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en +détruisant les édifices mal fondés; les<span class="pagenum"><a id="Page_133">[133]</a></span> calculs ressemblent au +mors à l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval +impatient. Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre.</p> + +<p>Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses +arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités, signa +des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner.</p> + +<p>Un mois après, j'étais enfin au comble de mes vœux.</p> + +<p>Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer. Pendant +que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait seule, resta +auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans la ville +quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le vaisseau +restait alors sous la surveillance d'Aston.</p> + +<p>Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses +instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la +main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait +laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston +étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon +équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon. +J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons +longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour +deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la +résidence,—et je n'avais nullement l'intention de +l'employer,—était auprès de moi. Ainsi, je n'avais plus rien à +désirer, et ma joie était aussi vaste, aussi illimitée que l'élément +sur lequel je flottais; de plus, je<span class="pagenum"><a id="Page_134">[134]</a></span> croyais qu'étant aussi +profonde, elle serait aussi éternelle. Non seulement je n'étais pas un +arithméticien, mais encore je n'avais pas le don de la prescience, pas +même pour une heure. Cette maudite prescience, qui change la joie en +douleur en calculant l'avenir! Je ne le fis jamais, et je repris la +mer aussi libre d'esprit, aussi intrépide que le lion quand il quitte +les jungles pour aller chasser dans les plaines.</p> + +<p>Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles +de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six; +de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous +trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay +pendant la mousson du sud-ouest.</p> + +<p>Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab +et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les +vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes +convaincus que le schooner était son égal.</p> + +<p>Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque. +Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le contraignis +de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île de +Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit +qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les +dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de +Diego-Garcia.</p> + +<p>—Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques +marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que +j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris<span class="pagenum"><a id="Page_135">[135]</a></span> par un vaisseau de +guerre anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves +et ma cargaison sont tombés entre les mains des Anglais.</p> + +<p>Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit:</p> + +<p>—Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves et +la cargaison?</p> + +<p>—Je le crois.</p> + +<p>Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de +Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert, rendre +efficace à la réalisation de nos désirs.</p> + +<p>Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas +très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi nous +arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient séparés, +ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous dirigeâmes +notre course, avec le vent en notre faveur, vers Diego-Garcia. La forme +de cette île est celle d'un croissant, et elle contient dans son +enceinte une toute petite île, derrière laquelle il y a un port vaste et +en dehors de tout danger.</p> + +<p>En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était +amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de naviguer +de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate. Cette +dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le lendemain nous +la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau qui fait le trafic +des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme s'il était dans +l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_136">[136]</a></span> frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la +voile comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins +anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la +poursuite du grab.</p> + +<p>Mais cette manœuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter +de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de +l'île contre le vent.</p> + +<p>J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il +m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien mes +mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle +saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île, +j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné d'une +forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait été si +lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des marins +appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder les +esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à ne +rien faire.</p> + +<p>Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson +salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures.</p> + +<p>Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que +je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que +j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous +enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que +je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que +le schooner était de<span class="pagenum"><a id="Page_137">[137]</a></span> ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; +loin de là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans +aucune défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de +l'abandon momentané de la frégate qui chassait le français; ils +étaient, disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la +France. Nous étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me +voyant quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, +en récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXVII</h2> + + +<p>Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner se +hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de Ruyter. Je +n'avais pas douté le moins du monde du succès de son stratagème pour +attirer l'attention de la frégate, afin de me donner le temps de me +sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la frégate pendant +quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité de la nuit +favorisait cette double manœuvre.</p> + +<p>Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie, +qui étaient très-favorables à notre course,<span class="pagenum"><a id="Page_138">[138]</a></span> nous conduisirent +dans le canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.</p> + +<p>Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout +danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents.</p> + +<p>Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de nous. +Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des esclaves, et +je descendis à terre.</p> + +<p>Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six. +Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de +pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des +légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin de +gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à se +faire sentir.</p> + +<p>Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux +porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui +appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque aussi +grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité +considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre +Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie +anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme +une prise légitime.</p> + +<p>Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et +jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous +avions besoin d'eau.</p> + +<p>Il<span class="pagenum"><a id="Page_139">[139]</a></span> y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient.</p> + +<p>Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui +devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre hollandais +me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une voix de basse, +mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa cabine. À cette +prière était jointe celle de ne point la priver de son eau.</p> + +<p>—Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me rafraîchir.</p> + +<p>—Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des +tonneaux.</p> + +<p>—Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse Hollandaise; +garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez pas de +celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de Constantia, du Cap +lui-même.</p> + +<p>—Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau.</p> + +<p>L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le +supplia de tenter cet effort sur un autre.</p> + +<p>—Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce baril +est imbuvable.</p> + +<p>—Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en +perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur +mon vaisseau.</p> + +<p>Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon action, +je saisis un levier de fer et j'arrachai<span class="pagenum"><a id="Page_140">[140]</a></span> le bondon, car je crus que le +tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon enlevé, je mis un +seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait le tonneau de côté.</p> + +<p>L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de la +vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce cri de +rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant tomber dans +le seau un magnifique collier de perles. La figure livide de la vieille +femme devint plus rouge qu'une cornaline.</p> + +<p>—Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse.</p> + +<p>La vieille s'élança sur moi.</p> + +<p>—Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains; mettez-les +toutes dans le seau.</p> + +<p>Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et de +cornalines.</p> + +<p>Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse Hollandaise, +qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les avait cachés si +adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations m'adresser à +moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir boire un verre +d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de perles.</p> + +<p>Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous ne +trouvâmes plus rien.</p> + +<p>À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague, +qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son +doigt court et épais.</p> + +<p>—Ne<span class="pagenum"><a id="Page_141">[141]</a></span> vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci +est un contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous +êtes ma femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je +consommerai le rite, mais jusque-là soignez votre douaire.</p> + +<p>Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions que +peu d'arrimage à bord du schooner.</p> + +<p>Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote +et moi.</p> + +<p>—C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la +description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous +cherche, soyez-en sûr.</p> + +<p>Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec +gaieté:</p> + +<p>—Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son +anneau de mariage pour une bouteille de skédam.</p> + +<p>Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et de +Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit le +signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant qu'il +allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces +vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant +que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la +voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force +ou de leur adresse.</p> + +<p>Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils +se séparèrent comme une bande de canards<span class="pagenum"><a id="Page_142">[142]</a></span> sauvages, allant çà et +là, vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je +les poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. +Quelques-uns réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du +plus grand nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés +de paddy, de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant +nous trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, +et, avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de +roupies.</p> + +<p>De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il +continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer +très-vite.</p> + +<p>J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis +pour rejoindre le grab.</p> + +<p>Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe +de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau.</p> + +<p>Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin +semblait vouloir se diriger.</p> + +<p>Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des +rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit +en panne et commença un engagement avec de Ruyter.</p> + +<p>Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers sous +le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin.</p> + +<p>À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son +ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité.</p> + +<p>Avant<span class="pagenum"><a id="Page_143">[143]</a></span> qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le +brigantin s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de +s'y briser.</p> + +<p>Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous +fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous essayâmes +de le touer hors des rochers.</p> + +<p>C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres, +avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas +battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était +fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage du +brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort par +accident.</p> + +<p>Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche dans +un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était bouché) quand +il fut foudroyé par l'explosion.</p> + +<p>Le rais me dit d'un air froid et grave:</p> + +<p>—Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de +prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses +mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai +de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme +avait disparu.</p> + +<p>—C'était don Murphy. Pauvre garçon!</p> + +<p>—Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres de +ses chefs.</p> + +<p>Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie des +armes et des provisions du brigantin,<span class="pagenum"><a id="Page_144">[144]</a></span> et nos malades, ainsi que le +butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord.</p> + +<p>Après avoir réparé les avaries du brigantin,—car nous l'avions retiré +des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement +meurtri,—nous l'envoyâmes à l'île de France.</p> + +<p>Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui +avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur +donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de +huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXVIII</h2> + + +<p>De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde, +pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin +d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous séparer, +nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une île qui +avoisine celle de Bornéo.</p> + +<p>De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions, +en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston +une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix, pour<span class="pagenum"><a id="Page_145">[145]</a></span> +lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois manifesté une +grande admiration.</p> + +<p>Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu probable +qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût été difficile +de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le cœur, car ils +cachaient leur mutuelle émotion sous le masque transparent d'une +indifférence et d'un calme affectés. Après cet adieu, de Ruyter me +renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me pressa affectueusement +les mains et remonta sur le grab.</p> + +<p>Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des +directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la baie, +je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre deux +îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans avoir de +trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une vitesse +remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la plus sûre +pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à l'entrée de la +baie, et qui appartenait aux Anglais.</p> + +<p>En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne +devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais. De +plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île qu'il +nous plairait de choisir.</p> + +<p>Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise +des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince +de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la +côte malaise,<span class="pagenum"><a id="Page_146">[146]</a></span> qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal +qui offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner +Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient +cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois +jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un +pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe.</p> + +<p>Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un Américain +que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je pouvais en +toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma fortune. Cet +Américain était non-seulement un parfait marin, mais encore un homme +actif, courageux et intelligent. Né et élevé à New-York, il avait, +depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et s'y était formé une +santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste qu'un cheval de +Suffolk.</p> + +<p>Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du +gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les +qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui +appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et +froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté +qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du +capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui +avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit +de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard +d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un +officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des +réelles qualités de cet homme,<span class="pagenum"><a id="Page_147">[147]</a></span> qui était froissé de la déférence +qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié.</p> + +<p>Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il +résolut de se vouer à jamais au service de mon bord.</p> + +<p>—D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais sur +un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le roi dans +les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en ai retiré +se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des blessures +et rien de plus.</p> + +<p>Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous +dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous +arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé avec +quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de pêcheurs, +nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se trouve au sud +de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles. Comme nous +avions à faire une course de près de deux milles, nous prîmes le temps +d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres venant de cette +côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre proa était trop +grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à débarquer, et je dis à +mes hommes de conduire le proa dans le havre.</p> + +<p>Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux +premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville.</p> + +<p>Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois +et le chemin que nous suivions tout parfumé<span class="pagenum"><a id="Page_148">[148]</a></span> de l'odorante +émanation des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage +de la mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et +sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de +navets un champ de paysan en Angleterre.</p> + +<p>Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une fabuleuse +consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant de beaux +pour en trouver de magnifiques.</p> + +<p>Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire, notre +arrivée n'attira aucun regard.</p> + +<p>Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se +rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que nous +avions jugé utile de faire connaître.</p> + +<p>Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort +aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui +jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais dans +le port.</p> + +<p>La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce +fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à +l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages.</p> + +<p>Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa, +nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En +conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en +commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre +tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant +de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine.</p> + +<p>—De<span class="pagenum"><a id="Page_149">[149]</a></span> graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher +Trelawnay, me dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre +vie aux ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec +le vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos +compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre +eux.</p> + +<p>—Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai +l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais, +avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à +vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc que +je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston, j'avais +le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait tout à fait +autre chose.</p> + +<p>—Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme, +vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de +trente ans.</p> + +<p>—Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué, +presque décrépit.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXIX</h2> + + +<p>Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation +rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous +promenant, examiner<span class="pagenum"><a id="Page_150">[150]</a></span> les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa +était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à +une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement construit.</p> + +<p>La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel, où +nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis sinon +ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre ami de +venir respirer l'air en parcourant la ville.</p> + +<p>Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi +des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes, +Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste +terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de +boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des bambous +et des paillassons.</p> + +<p>Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers +une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch. Aston +aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout homme marié +doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus, l'odeur de +l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez grand attrait +pour me retenir.</p> + +<p>J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de +boutiques nommée <i>le bazar des Bijoutiers</i>.</p> + +<p>Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de +diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir +jeté un coup d'œil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai +de celle<span class="pagenum"><a id="Page_151">[151]</a></span> qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire +était un Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux +pieds, le marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le +loisir d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux +pour ses oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces +anneaux étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau +de collégien.</p> + +<p>En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air +pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux +fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa voir +son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux; l'autre, +aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un morceau de +chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de l'oreille +pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui ressemblait à un +candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour admirer l'effet de +cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu la tête sur son +épaule, et d'attirer sous son regard le bout de l'oreille si bien parée.</p> + +<p>À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais +encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur +bistrée.</p> + +<p>Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria:</p> + +<p>—Quel ange!</p> + +<p>Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la +barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du +regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé.</p> + +<p>—Je<span class="pagenum"><a id="Page_152">[152]</a></span> désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix +gutturale.</p> + +<p>—En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre métal +ne doit être touché par vos belles mains.</p> + +<p>Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un +souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux +de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me +fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes dans +les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les +compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit, +calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni +calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me +soutint que je n'en payais qu'une.</p> + +<p>—J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur.</p> + +<p>—Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant +ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban, +et me l'arracha de la tête.</p> + +<p>Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il +tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses.</p> + +<p>Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette +rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un +couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me +poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle +ne<span class="pagenum"><a id="Page_153">[153]</a></span> servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes +veines comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et +après l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux.</p> + +<p>Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui +en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et +cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une +traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du +bazar.</p> + +<p>Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier +m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui +m'entouraient:</p> + +<p>—Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous +frappe, tuez-le!</p> + +<p>La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude +d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant que +l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras.</p> + +<p>La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont +j'étais si heureusement doué.</p> + +<p>Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes +quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai +mes furieux assaillants.</p> + +<p>Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que +leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil +aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'œil sur le champ de +bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la +porte<span class="pagenum"><a id="Page_154">[154]</a></span> de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais +mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par +cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le +point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation.</p> + +<p>Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre +lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut.</p> + +<p>La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre +avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout à +l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées, la +foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un +refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la +pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces d'or, +mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de la +porte.</p> + +<p>Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si +rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent.</p> + +<p>Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai d'un +coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de l'homme, +qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les deux +bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit s'effondra +entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité d'un passage qui +s'étendait derrière le bazar.</p> + +<p>Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses<span class="pagenum"><a id="Page_155">[155]</a></span> menaces du +marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en écoutai +un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les dédales de +l'étroit passage.</p> + +<p>La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était fort +dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace irritée, mais +encore de laisser connaître mon nom et ma profession: l'un et l'autre +eussent été un arrêt de mort.</p> + +<p>Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix +promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré. +Malheureusement pour moi, mon cœur trouva un obstacle dans la +rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais eu +plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un dernier +adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait motivé mon +abandon.</p> + +<p>Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage +irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai du +bazar.</p> + +<p>En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus +étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en +conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide, +après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques changements.</p> + +<p>Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées, +je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être aperçu; +mais notre commune chambre était vide: Aston était encore absent.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_156">[156]</a></span> crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou +qu'un accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin +dans la ville avec moi, me décida à aller à sa recherche.</p> + +<p>J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon blanc +d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique qui +nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance de ma +personne.</p> + +<p>Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant qu'il +m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant sourire +fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt éclater.</p> + +<p>Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la +figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le premier +objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait encore la +porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle n'était +plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire n'était point +formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine de sepays et des +officiers de police. Aston et un officier écoutaient en silence la +narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le bijoutier se tenait +devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce groupe s'étaient joints +la famille et les amis du marchand, et ils mêlaient aux plaintes du +Parsée un lamentable concert d'injures et de malédictions.</p> + +<p>Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait sa +boutique quelques heures auparavant,<span class="pagenum"><a id="Page_157">[157]</a></span> le Parsée se jeta sur le toit +effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours; +puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en lambeaux, +il jura de se venger.</p> + +<p>Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le Parsée +repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le consoler, et +disparut.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXX</h2> + + +<p>Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour +fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me +rejoindre.</p> + +<p>—Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me +dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que +la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne vous +eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale.</p> + +<p>—Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de +curieuse indifférence.</p> + +<p>—La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur +le lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le +marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les +vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils +n'eussent pas<span class="pagenum"><a id="Page_158">[158]</a></span> laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je +ne lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais +j'ai fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement +je me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés +vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays.</p> + +<p>—Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute.</p> + +<p>—Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par +un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais, ce +qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées cet +homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et, tandis +que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de prix,—cette femme +était sans nul doute la complice du voleur,—un Arabe entre dans la +boutique, saisit tous les objets qui tombent sous ses mains, poignarde +un homme, frappe le bijoutier, et disparaît chargé du butin, après +avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli la boutique.</p> + +<p>—Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston.</p> + +<p>—Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a +arrêté quelques pillards.</p> + +<p>—Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que vous, +et je vais vous raconter toute l'affaire.</p> + +<p>Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui +qu'on désignait sous le nom de voleur.</p> + +<p>—Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable<span class="pagenum"><a id="Page_159">[159]</a></span> étourderie; elle +peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous +reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa +religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé.</p> + +<p>—S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je +partirai cette nuit avec le vent de terre.</p> + +<p>Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si +détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me +contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du +lendemain.</p> + +<p>Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les +angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me +faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une +ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort d'un +homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et +peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont ceux +qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent pas que +l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans cette ville, +si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement naturel. J'avais +donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le crime, car le +frère du Parsée n'était pas mort.</p> + +<p>Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me +promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer +avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques +nouvelles, je visitai<span class="pagenum"><a id="Page_160">[160]</a></span> les boutiques, j'achetai les choses dont +j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions +très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de +prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques +renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de +l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les +ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir.</p> + +<p>Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus +m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la +tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par +un homme de haute taille.</p> + +<p>En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même qui +avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques observations +sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que le bijoutier +auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs boîtes pleines de +bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises à l'hôtel quand il +s'y trouvait des étrangers.</p> + +<p>Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente. +Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du bijoutier +me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le hasard d'une +découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que j'avais pillés +pouvaient entrer dans le port, et malgré les changements que j'avais +opérés dans mon costume, il était facile de me reconnaître.</p> + +<p>À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop +longtemps le schooner à mon contre-maître, et<span class="pagenum"><a id="Page_161">[161]</a></span> celle, plus grande +encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui, +j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps +que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence.</p> + +<p>Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me +décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert, +variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes.</p> + +<p>Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du cœur que me causa ma +séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir est +encore plein de regret.</p> + +<p>Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles +d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et je +cachai le tout dans une manche de sa jaquette.</p> + +<p>Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes +bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans aucun +aide.</p> + +<p>Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de peignes, +de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile, embarrassante, et +qui laisse croire qu'un homme est incapable de dormir loin de sa maison +sans être entouré par la moitié d'une boutique de mercier.</p> + +<p>Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien, +n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au +frottement des brosses.</p> + +<p>Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire<span class="pagenum"><a id="Page_162">[162]</a></span> +richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait +sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui +accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons +sauvages de ce rampant parasite.</p> + +<p>Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me +rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes +consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit +remplir mes poches ou mon estomac.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXI</h2> + + +<p>Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les +domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par mes +bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut facile +d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port sans +attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs nocturnes, +je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui, par des voies +plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me conduire au havre.</p> + +<p>Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante, +j'atteignis un grand emplacement désert,<span class="pagenum"><a id="Page_163">[163]</a></span> dans lequel se trouvait +un chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier, +dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré.</p> + +<p>Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la terre +parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques. Clair et +sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de ténèbres, +lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité lumineuse, +ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque d'argent. Le seul +bruit qui, de minute en minute, vînt attirer l'anxieuse attention de mon +oreille, étaient les voix confuses et indistinctes de quelques hommes +occupés sur le bord du rivage et le: <i>Tout va bien</i> des sentinelles +sepays.</p> + +<p>En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout +mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité +quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et à +ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes.</p> + +<p>Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles. +J'étais sauvé!</p> + +<p>Le cœur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les +angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes +entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je +n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de +bambous, et me dit:</p> + +<p>—Qui va là? Arrêtez!</p> + +<p>Je<span class="pagenum"><a id="Page_164">[164]</a></span> ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une +garde pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer +de mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son +ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette +langue:</p> + +<p>—Un ami!</p> + +<p>Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que, pour +gagner mon proa, il me fallait un ordre.</p> + +<p>—Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un.</p> + +<p>Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un +air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant:</p> + +<p>—Voici mon billet de passe, monsieur.</p> + +<p>—Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà tout.</p> + +<p>Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat posait +son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge, je +l'empêchai de donner l'alarme.</p> + +<p>L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher +son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que +n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se +cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette +bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes +jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette +dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné +pour n'avoir<span class="pagenum"><a id="Page_165">[165]</a></span> aucune poursuite à craindre, je repris, pour +revenir à mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant +de l'arsenal je gagnai les abords de la mer.</p> + +<p>Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus +m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard +l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course. Tout +à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les bases; +cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi. Fort peu +effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure de ce sombre +et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine lame de mon +poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai l'inconnu. La +capricieuse variation de la lumière que répandait la lune, tantôt +claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je ne découvris +rien.</p> + +<p>—Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche... Si +c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un tort.</p> + +<p>Et je repris ma course.</p> + +<p>Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je +marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu +plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un +demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était +amarré.</p> + +<p>Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de ce +promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait mon +bateau.</p> + +<p>Pendant<span class="pagenum"><a id="Page_166">[166]</a></span> ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos +contre un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui +permettait à mon ombre de tracer sur le sable une silhouette +gigantesque, je vis à côté d'elle un long bras armé d'une plus longue +lance, dont le mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je +me retournai avec vivacité, et en levant ma main gauche je +m'enveloppai le bras dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le +coup; car un homme, armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce +mouvement de défensive n'intimida point mon agresseur, et son arme +perça de part en part, mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon +manteau. Je poussai un cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je +pris dans ma ceinture un pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai +hardiment la figure de ce nocturne assassin. La babiole de Birmingham +n'était qu'un objet de luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de +moi l'inutile jouet, et je saisis mon poignard, dont, grâce au bon +rais, je savais parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un +terrain plus élevé que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette +position ne lui permettait pas de renouveler facilement son attaque.</p> + +<p>Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement +déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était +empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver.</p> + +<p>Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait +parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain<span class="pagenum"><a id="Page_167">[167]</a></span> contre +lesquelles je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien +en lui criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on +ne doit pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se +précipita, pour se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture +d'un mur; de ce mur se détachèrent quelques pierres, et je lançai au +fuyard les plus grosses dont je pus m'emparer.</p> + +<p>Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me +montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par une +haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour parler +à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire flotter +un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se trouvait devant +le chantier.</p> + +<p>—Mon homme est pris, me dis-je.</p> + +<p>Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant et +se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau.</p> + +<p>Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore +trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je ne +pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une +indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur +lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et +me dit:</p> + +<p>—Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher!</p> + +<p>—Comment? m'écriai-je.</p> + +<p>Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le mystère +de la bravade du drôle.</p> + +<p>Un<span class="pagenum"><a id="Page_168">[168]</a></span> tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était +de mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme +voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les +plus grandes précautions.</p> + +<p>Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et +tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un +gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore +d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce +que je disais:</p> + +<p>—Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué?</p> + +<p>La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit:</p> + +<p>—Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme +que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé!</p> + +<p>—Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé.</p> + +<p>—Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à +votre cœur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera.</p> + +<p>—Vraiment!</p> + +<p>Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et +je bondis vers le tronc de l'arbre.</p> + +<p>Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en +augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit +pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à +son mouvement.</p> + +<p>Irrité<span class="pagenum"><a id="Page_169">[169]</a></span> jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce +rapidité que met un éclair à courir le long d'une barre de fer.</p> + +<p>La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans +avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes +ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et +arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se +retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit +mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans la +main, et il tomba lourdement dans le gouffre.</p> + +<p>J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui, mes +bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le +poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur, je +réussis à gagner la terre.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXII</h2> + + +<p>Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que +j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si +dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à +traverser que le pont que Mahomet nommait <i>Al Sirut</i>, lequel +était<span class="pagenum"><a id="Page_170">[170]</a></span> plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une +épée, et avait en outre l'enfer au-dessous de lui.</p> + +<p>Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes +vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent de +ma poitrine,—car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru prudent +de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le malheureux +bijoutier.</p> + +<p>Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de +l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive +douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre +douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une +invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de +la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur.</p> + +<p>Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt +interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que +faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la mort.</p> + +<p>Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare +d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par +les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un +homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le +désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau. +Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre +augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation. +La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un<span class="pagenum"><a id="Page_171">[171]</a></span> lit +dans le gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus +dans la gluante composition de cette bourbe immonde.</p> + +<p>Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que +livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre +chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle +sinistre d'une suprême agonie.</p> + +<p>Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu +impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans +frissonner de la tête aux pieds.</p> + +<p>Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon ennemi.</p> + +<p>Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi +des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un +emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait dégagée +d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes espérances.</p> + +<p>Le cœur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les +plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je +voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse corporelle, +ou plutôt une fascination sauvage, me retint involontairement auprès du +moribond. La pensée d'aller chercher du secours dans le port, celle de +donner l'alarme, me vinrent à l'esprit; car, entièrement occupé du +pauvre marchand, je ne songeais pas au danger dans lequel mon dévouement +pouvait m'entraîner.</p> + +<p>Ce dévouement eût été inutile.</p> + +<p>Les<span class="pagenum"><a id="Page_172">[172]</a></span> efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint +plus indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de +boue sur lequel il était couché.</p> + +<p>Tout était fini... Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la +fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui +oppressa mon cœur quand la surface agitée du canal fut devenue +entièrement calme.</p> + +<p>Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je +fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques +pas de moi: <i>Tout va bien.</i></p> + +<p>La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces +paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses +sensations qui m'oppressaient le cœur, qu'elles me parurent presque +injurieuses.</p> + +<p>Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je dus +songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif chagrin que +mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville d'où je +fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont j'avais si +peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti l'existence et la +fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné là, si le frère +avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête les malédictions +les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du mal, pourquoi as-tu +guidé ma main pour me laisser le remords, le regret et la honte!</p> + +<p>Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire<span class="pagenum"><a id="Page_173">[173]</a></span> me firent +comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre +personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces soupçons. +Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au moment de notre +fatale rencontre.</p> + +<p>Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en me +désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce, il +eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son caractère +vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se venger +directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre une +éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de justice +une accusation contre moi!</p> + +<p>Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa, +quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre le +parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état, de +gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau.</p> + +<p>Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes +forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets que +l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXIII</h2> + + +<p>Je<span class="pagenum"><a id="Page_174">[174]</a></span> gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes +de lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond +du bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les +canots des pêcheurs qui sortaient du port.</p> + +<p>Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la +voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar.</p> + +<p>Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en +me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent à +aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où il +n'y avait pas le moindre vestige d'habitants.</p> + +<p>Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes +s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de +poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos +comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était +glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque. +Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua +à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer +entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer<span class="pagenum"><a id="Page_175">[175]</a></span> +sans effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable +en a marqué tous les incidents.</p> + +<p>À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit +groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête +appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni le +vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me réveiller.</p> + +<p>J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient tellement +glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me croire paralysé.</p> + +<p>Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café +brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes +dissipèrent entièrement mon malaise.</p> + +<p>Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à +faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps +s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous +arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner.</p> + +<p>Le vaisseau était si bien placé pour échapper aux regards, que je ne +l'aperçus qu'après avoir doublé un bras de mer. Un homme de l'équipage, +placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre approche, et en +voguant avec rapidité j'atteignis promptement le vaisseau, sur le pont +duquel Zéla était en observation, un télescope à la main.</p> + +<p>Franchissant d'un bond le plat-bord du schooner, je tombai presque +agenouillé auprès de ma chère Zéla, et mes mains frémissantes +voulurent se croiser, comme autrefois,<span class="pagenum"><a id="Page_176">[176]</a></span> autour de sa taille +d'abeille, mais la belle enfant n'avait déjà plus la frêle ceinture +d'une jeune fille. Je pris donc dans mes bras mon précieux trésor, et +je l'emportai dans ma cabine.</p> + +<p>Le contre-maître, qui attendait des questions ou des ordres, m'avait +silencieusement suivi.</p> + +<p>—Avez-vous vu des étrangers dans la largue, Strang? lui demandai-je.</p> + +<p>—Les bateaux du pays, et rien de plus, capitaine.</p> + +<p>—Bien! Faites lever l'ancre, nous allons diriger notre course vers +l'est.</p> + +<p>Le contre-maître remonta sur le pont, et, à la prière de Zéla, je +consentis à accorder un peu d'attention aux blessures que j'avais +reçues.</p> + +<p>Les grands et nombreux plis de mon abbah, fait en drap de poil de +chameau, et les châles qui entouraient mes reins m'avaient préservé de +l'atteinte du poignard; mais mes yeux étaient noircis par le coup que +j'avais reçu sur le front, et mon poignet gauche me faisait cruellement +souffrir.</p> + +<p>La vieille Kamalia me mit une compresse sur la tête, enveloppa +soigneusement mon poignet, et ma jeune et belle Arabe parfuma mes tempes +et frotta mes membres roidis avec de l'huile et du camphre.</p> + +<p>Les remèdes employés pour soulager mes douleurs, remèdes qui les +guérirent et d'une manière presque radicale, furent l'huile chaude, le +magnétisme d'une main charmante, un poulet rôti, du vin de Bordeaux, du +café, une pipe et deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le mieux +opéré, je l'ignore; je sais seulement<span class="pagenum"><a id="Page_177">[177]</a></span> qu'ils me rendirent la santé. Mon +bras seul résista au charme de ces applications externes et internes, +car je fus obligé de le garder pendant longtemps enveloppé dans une +écharpe; je crois même qu'il n'a jamais reconquis sa force première.</p> + +<p>En me quittant, de Ruyter m'avait dit:</p> + +<p>—Quand j'aurai franchi les détroits de la Sonde, je m'arrêterai à Java, +dirigez-vous vers Bornéo.</p> + +<p>Je traversai les détroits de Drion, et je ne ralentis plus la rapidité +de ma course pour aborder les vaisseaux du pays dont je faisais +journellement la rencontre.</p> + +<p>Un matin cependant j'abordai un vaisseau d'un aspect étrange. +Singulièrement construit, encore plus singulièrement équipé, ce +vaisseau, qui, selon les apparences, était de cent tonneaux, avait deux +mâts. Ses cordages étaient faits avec une herbe d'une couleur sombre, et +ses voiles, en coton blanc mélangé de violet, ne me révélaient, ni par +leur nuance ni par leur forme, à quelle nation il appartenait. +Très-élevé hors de l'eau, le corps du navire avait une teinte d'un gris +blanchâtre aussi terne que triste; en outre, il était si mal gouverné, +qu'il allait d'un côté et de l'autre avec la plus surprenante +irrégularité.</p> + +<p>J'envoyai un coup de mousquet à l'inconnu, dans l'intention de le forcer +à s'arrêter, car nous pouvions à peine nous tenir éloignés de lui.</p> + +<p>À cet ordre, il mit en panne, mais en s'y prenant d'une façon si +inhabile et si gauche, qu'il fut presque démâté.</p> + +<p>Alors<span class="pagenum"><a id="Page_178">[178]</a></span> apparut à mes yeux un fantastique équipage, entièrement +composé de sauvages nus et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, +groupés sur le pont, nous regardaient d'un air stupide; les autres, +suspendus aux agrès, semblaient attendre notre approche avec la +stupeur et l'effroi.</p> + +<p>Quand j'eus hissé un drapeau anglais, ils répondirent à cette politesse +par l'exhibition d'un morceau de drap peint et en lambeaux. Il était +impossible de deviner d'où venait ce vaisseau, à quelle nation il +appartenait, où il allait; tout cela était un mystère. En outre de cet +extérieur fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé, il avait à sa +carcasse tant d'ouvertures qu'on pouvait voir du dehors tout ce qui se +passait à l'intérieur.</p> + +<p>Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre accoutrement des gens +qui encombraient le pont en désordre, donnaient à ce vaisseau l'air +d'avoir été construit avant le déluge, et je trouvais un véritable +miracle dans son apparition sur l'eau; comment avait-il la force de s'y +maintenir?</p> + +<p>Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de mettre à l'eau, afin de +passer à notre bord, un vieux débris de canot; mais n'ayant ni la +patience, ni le temps d'attendre la fin de la difficile opération, et, +de plus, désirant examiner l'étranger, plutôt par curiosité que dans un +espoir de conquête, je fis descendre un bateau de notre poupe, et je me +dirigeai vers lui.</p> + +<p>Vu de près, le triste bâtiment était encore d'un aspect plus +sauvagement bizarre, et lorsque j'eus grimpé sur<span class="pagenum"><a id="Page_179">[179]</a></span> ses côtés +saillants, il m'apparut dans toute sa fabuleuse étrangeté.</p> + +<p>Le pont supérieur était couvert d'un paillasson, et ses sauvages +habitants, coiffés avec des feuilles de palmier, n'avaient point +d'autres vêtements. À mon approche, un homme mince, osseux et d'une +haute taille, vint au-devant de moi.</p> + +<p>Cet homme se distinguait de son farouche entourage par la blancheur de +sa peau et par la différence de son accoutrement. Avant de lui adresser +la parole j'examinai un instant sa figure. Je vis que des traits +saillants et réguliers, des cheveux blonds, un visage ovale avaient fait +de cet homme un être d'une beauté réelle, beauté qu'il eût conservée si +un tatouage extraordinaire et grotesque n'avait point effacé la +délicatesse du teint et grossi le modelé des formes. Ce hideux tatouage +couvrait la figure, les bras, la poitrine, et l'image peinte d'un +affreux serpent était enlacée autour de la gorge, de manière à faire +croire que, non content d'étrangler sa victime, le reptile voulait +encore se précipiter dans sa bouche, car une tête armée d'une langue +rouge et pointue était dessinée sur la lèvre inférieure. L'œil vert +et la langue effilée du serpent étaient si bien rendus, qu'en voyant +l'homme agiter sa mâchoire il semblait que l'affreuse bête se mît en +mouvement.</p> + +<p>Ce tatouage d'une sauvagerie inouïe faisait ressortir le front calme +et les yeux pensifs de l'étranger. Mon rapide examen avait embrassé +tous les détails dans l'ensemble, et il était achevé quand le +capitaine me demanda<span class="pagenum"><a id="Page_180">[180]</a></span> d'une voix douce et d'un ton aussi affable +que poli:</p> + +<p>—Vous êtes Anglais, monsieur?</p> + +<p>—Oui, monsieur. Et vous?</p> + +<p>—Moi, je suis de l'île de Zaoo.</p> + +<p>—De l'île de Zaoo? Où est-elle située? Je n'en ai jamais entendu +parler.</p> + +<p>—Dans la direction de l'archipel de Sooloo.</p> + +<p>—Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne connais ni l'île dont +vous me parlez, ni l'archipel où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces +îles?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Natif?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Et de quel pays êtes-vous?</p> + +<p>Le capitaine hésita un instant à me répondre, puis il me dit:</p> + +<p>—Je suis Anglais, monsieur.</p> + +<p>—Vraiment! et comment diable se fait-il que vous vous trouviez sur un +pareil vaisseau, et arrangé d'une aussi inconcevable façon?</p> + +<p>—Si vous voulez descendre dans ma cabine, monsieur, je vous le dirai, +mais j'ai peur de n'avoir pas de rafraîchissement à vous offrir.</p> + +<p>En approchant des écoutilles, j'entendis les cris d'une femme.</p> + +<p>Le capitaine s'arrêta.</p> + +<p>—J'avais oublié, me dit-il, que nous ne pouvons pas descendre là.</p> + +<p>—Quelqu'un est malade!</p> + +<p>—Oui,<span class="pagenum"><a id="Page_181">[181]</a></span> monsieur, une de mes femmes est en couches, et, je +crois, avant terme, car les douleurs de l'enfantement ont été +occasionnées par le mal de mer; la pauvre créature souffre beaucoup.</p> + +<p>—La nourrice de ma femme, dis-je à l'étranger, connaît un peu la +science médicale, je vais l'envoyer chercher.</p> + +<p>Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe fut bientôt installée +auprès de la malade. Pour ne pas gêner les femmes, nous nous installâmes +sur le pont auprès de la poupe, et l'étranger me dit:</p> + +<p>—Il y a si longtemps que je n'ai parlé l'idiome de ma jeunesse, et tant +d'années se sont écoulées depuis l'époque où les événements que je vais +vous raconter ont eu lieu, que j'ai grand'peur, monsieur, de ne pouvoir +me faire comprendre.</p> + +<p>—Le temps est calme, capitaine, vous n'avez pas besoin de vous presser; +faites-moi donc tranquillement le récit de vos malheurs, et comme vous +ne semblez pas très-bien fourni en provisions de bouche, permettez-moi +d'envoyer chercher des choses qui rafraîchiront votre mémoire en +dégageant votre esprit.</p> + +<p>À ma demande, le schooner nous envoya du bœuf, du jambon, du vin de +Bordeaux et de l'eau-de-vie.</p> + +<p>Les Anglais se détestent jusqu'à ce qu'ils aient mangé ensemble.</p> + +<p>En mangeant, nous nous traitâmes de compatriotes, et au choc des verres, +nos cœurs s'ouvrirent avec l'abandon d'une vieille camaraderie.</p> + +<p>Le seul témoignage de civilisation que donnât encore cet<span class="pagenum"><a id="Page_182">[182]</a></span> +Européen transformé en sauvage était un goût prononcé pour le tabac, +et, en véritable gentleman, il fumait du matin au soir.</p> + +<p>Quand le capitaine eut dégusté un dernier verre d'eau-de-vie, quand +l'odorante fumée du tabac eut tracé autour de nous un vaporeux nuage, il +commença le récit de son histoire. Mais ce récit fut fait dans un idiome +si bizarre, il le suspendit tant de fois pour l'entremêler d'étonnantes +réflexions, qu'afin d'éviter à mes lecteurs la peine que j'ai eue à +deviner le sens des mots, le fond de l'idée, l'ensemble du tout, je vais +prendre la liberté de corriger la phraséologie de ce capricieux +narrateur.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXIV</h2> + + +<p>«J'ai quitté l'Angleterre, il y a sept ou huit ans, avec un vaisseau +de la compagnie des Indes orientales, protégé par un convoi, et qui se +rendait à Canton. Le premier officier du bord, qui avait opéré avec +mon père des transactions mercantiles, et qui lui devait pour une +livraison de marchandises considérablement d'argent, eut l'esprit de +persuader à mon père de lui fournir encore une grande quantité +d'objets. Comme mon père ne s'était point rendu aux désirs de +l'officier sans une vive et longue discussion, il fut convenu en +dernier ressort,<span class="pagenum"><a id="Page_183">[183]</a></span> et pour contenter les deux parties, que +j'accompagnerais l'officier à bord en qualité de midshipman.</p> + +<p>À l'époque où ce marché eut lieu, j'étais employé comme premier commis +dans la maison de mon père, et les traités de l'affaire me parurent si +avantageux pour ma famille et pour moi, que j'y donnai de grand cœur +mon adhésion. Voici quelles étaient les clauses de ce marché: je devais +faire le voyage en passager, et recevoir pour le compte de mon père la +moitié du bénéfice des ventes qui seraient opérées par l'officier. Si la +carrière maritime me convenait, je devais la suivre; sinon, au retour du +vaisseau, je m'installais de nouveau dans la maison de mon père.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous exprimer, monsieur, avec quel plaisir +(j'avais quinze ans) je quittai le comptoir paternel, les livres de +facture, les livres de compte, pour aller voir un pays dont j'avais +entendu faire de merveilleuses descriptions. Au curieux désir qui +accompagne tous les voyageurs se joignait l'orgueilleuse joie de prendre +place parmi les aspirants de marine, qui étaient si fiers et qui +semblaient si heureux lorsqu'ils étaient sur terre. Je ne savais pas à +cette époque que la cause de leur joie était leur délivrance momentanée +d'un assujettissement tyrannique. Je l'ignorais, mais j'en eusse été +instruit que ma satisfaction serait restée la même, tant il me semblait +que, sous la protection d'un premier officier, mon initiation au service +devait être aussi facile qu'agréable.</p> + +<p>Mes illusions se dissipèrent vite, et dès que nous eûmes quitté les +downs ma situation devint insupportable.<span class="pagenum"><a id="Page_184">[184]</a></span> Outre les fonctions +serviles et abjectes que mes camarades et moi nous étions obligés de +remplir, le premier contre-maître, mon patron, ajouta à ces ennuis le +tourment de sa haine. Un jour, étant de faction avec lui, il +m'injuria, et, non content d'une méchanceté de paroles que je n'avais +point provoquée, il m'accabla de coups. Trop faible et trop timide +pour me défendre, je fus dès lors en butte à ses moqueries et à ses +mauvais traitements. Une autre fois, et toujours sans cause, +l'officier me dit:</p> + +<p>—Votre usurier de père vous a fourré auprès de moi pour lui servir +d'espion, pour me voler mes profits. Ce vieux juif ne s'est pas contenté +de ma parole, il lui a fallu un écrit; mais je veux bien être damné si +je ne fais pas de vous un domestique, un esclave.</p> + +<p>Ma vie devint de jour en jour plus triste et plus misérable.</p> + +<p>Notre capitaine vivait à bord comme une espèce de demi-dieu, et je suis +bien certain qu'il se croyait supérieur à l'humanité entière. Il ne +fréquentait que deux ou trois des passagers qui appartenaient à la +noblesse, et tous ses ordres étaient transmis à l'équipage par le +premier officier.</p> + +<p>Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère, et le vent soufflait avec +violence, un homme placé en vigie cria:</p> + +<p>—Une voile étrangère à notre gauche!</p> + +<p>—Très-bien, répondis-je, je vais avertir.</p> + +<p>Mais avant de remplir ma mission, je jetai un coup d'œil sur la +mer, où je ne vis qu'un énorme nuage noir. Je<span class="pagenum"><a id="Page_185">[185]</a></span> trouvai l'officier +de faction endormi sur la glissoire d'une caronade. La vue de ce +sommeil si calme au moment de la tempête fit naître en moi le premier +sentiment de haine et de vengeance qui eût jamais entr'ouvert les +replis de mon cœur.»</p> + +<p>—Bien! m'écriai-je en interrompant le capitaine, vous avez poignardé le +coquin et jeté sa carcasse dans la mer?</p> + +<p>«—Non, monsieur, non. J'étais jeune, et ma rancune n'avait encore que +la malice de l'enfance. Si je rencontrais aujourd'hui cet homme sans +âme, j'agirais peut-être avec plus de vaillance que je ne l'ai fait à +cette époque. Je ne troublai point le sommeil de mon ennemi; je +descendis doucement auprès du capitaine, que je réveillai en lui disant:</p> + +<p>—Il y a un grand vaisseau de notre côté, sous le vent.</p> + +<p>—Où est l'officier de quart? me demanda le capitaine en sautant hors de +son lit.</p> + +<p>—Je l'ai inutilement cherché, monsieur.</p> + +<p>—Il n'est pas à son poste! s'écria le capitaine en se précipitant sur +le pont.</p> + +<p>L'officier dormait toujours; le capitaine courut jusqu'à lui et l'appela +par son nom.</p> + +<p>En entendant la voix bien connue de son sévère commandant, l'officier +épouvanté se dressa sur ses pieds et balbutia quelques excuses.</p> + +<p>Mais, sans lui répondre, le capitaine s'éloigna de l'échelle, car on +ne pouvait perdre le temps en paroles; un ouragan terrible se +préparait, la mer était violente,<span class="pagenum"><a id="Page_186">[186]</a></span> et la masse noire et remuante +que j'avais prise pour un nuage apparaissait sous la forme effrayante +d'un énorme vaisseau démâté, lancé vers nous avec une vélocité +extraordinaire.</p> + +<p>—Abaissez le gouvernail, mettez tous les hommes à l'ouvrage! cria le +capitaine d'une voix forte.</p> + +<p>Tout s'agita.</p> + +<p>Une voix humaine, qui essayait de se faire entendre au milieu de la +rumeur des éléments bouleversés, nous héla, et cette voix semblait +descendre des hauteurs d'une tour, car l'énorme vaisseau, poussé par le +vent et emporté par les vagues gigantesques qui l'élevaient au-dessus de +nous, paraissait avoir des proportions énormes.</p> + +<p>Les lumières bleues qui brûlaient sur son gaillard d'avant se +réfléchissaient dans notre voile de perroquet, bien carguée. Il +paraissait inévitable qu'au moment où l'étranger allait être replongé +dans l'auge profonde où nous étions placés, sa descente nous écraserait +ou nous couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre les mâts avec +un bruit pareil au roulement du tonnerre, et l'équipage, en chemise, à +moitié endormi, se précipitait pêle-mêle hors des écoutilles et jetait +des cris horribles en voyant le vaisseau s'avancer vers nous.</p> + +<p>Paralysés par l'épouvante, nous restions inactifs, le regard et +l'esprit suspendus aux mouvements du vaisseau que la mer et le vent +faisaient tournoyer sur lui-même. Cette scène effrayait les plus +hardis; les faibles tombaient à genoux, se tordaient les bras ou se +précipitaient la tête la première dans les écoutilles. Quoique +cet<span class="pagenum"><a id="Page_187">[187]</a></span> affreux spectacle n'eût duré qu'un moment, cet instant +d'angoisse avait eu assez de puissance pour me transformer d'enfant en +vieillard.</p> + +<p>Une voix forte et distincte nous héla avec une trompette et nous dit:</p> + +<p>—Tribord votre gouvernail, si vous ne voulez pas être écrasés!</p> + +<p>Au même moment une vague nous éleva en l'air, et l'étranger nous frappa. +Ce choc fut suivi d'un craquement horrible: nos hommes répondirent à ce +fracas par de désolantes clameurs; je crus tout perdu, et, les mains +convulsivement pressées contre les haubans, j'attendis la mort.</p> + +<p>Mes yeux étaient fixés sur le vaisseau étranger: je crus le voir passer +au-dessus de nous et rester dans l'air comme un rocher gigantesque. Le +vent mugissait avec furie dans nos haubans, et la mer inondait de ses +lames froides le pont de notre vaisseau.</p> + +<p>Après cette pause terrifiante, la confusion, le bruit du vent et des +vagues, le murmure des voix me rendirent la raison. L'étranger avait +atteint notre quartier, enlevé le bateau de la poupe, ainsi que notre +grand mât, mais rien de plus, et nous étions hors de danger. Après avoir +hélé une troisième fois, le vaisseau nous demanda notre nom, et nous +ordonna de rester auprès de lui toute la nuit, ajoutant à cette demande +qu'il appartenait à Sa Majesté Britannique et qu'il s'appelait <i>la +Victoire</i>.</p> + +<p>Le capitaine n'adressa aucun reproche au premier officier, mais il fut +provisoirement mis en prison.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_188">[188]</a></span> frayeur causée par la fatale rencontre de ce vaisseau avait +été si grande que chacun semblait avoir l'esprit sous la domination +d'un mauvais enchantement, et notre capitaine, ainsi que les +officiers, n'accomplissaient leur devoir qu'à l'aide des fréquents +signaux de <i>la Victoire</i>, qui veillait sur elle et sur nous, tant elle +avait peur de nous voir fuir.</p> + +<p>Le lendemain je me rendis sur le pont, et je m'aperçus que nous avions +perdu notre convoi, et que <i>la Victoire</i> nous faisait signe qu'il +fallait la prendre en touage. Pour effectuer ce difficile travail sans +mettre un bateau à la mer, qui était très-agitée, nous jetâmes dans +l'eau un tonneau vide, ayant une corde que le vaisseau devait prendre à +son bord. Ils l'attrapèrent et attachèrent des aussières aussi grandes +que nos câbles à la corde; nous les tirâmes à bord et elles furent +attachées à un mât; puis, chargés de toutes nos voiles, nous nous +dirigeâmes vers l'île de Madère.</p> + +<p>Cette entreprise de sauvetage rendait notre situation très-périlleuse; +car, malgré l'immense longueur des aussières avec lesquelles nous +touâmes, le poids et la grandeur de <i>la Victoire</i>, qui était à cette +époque le plus grand vaisseau du monde, nous donnaient des secousses +terribles, surtout quand nous étions élevés sur la crête des vagues et +qu'elle s'enfonçait auprès de nous dans l'abîme de la mer. Quelquefois +les cordes de touage, en dépit de leur grosseur, qui était celle d'un +corps humain, cassaient en deux comme un fil d'Écosse, et nous étions +obligés de recommencer la tâche dangereuse et difficile de l'attacher à +notre bord. Heureusement<span class="pagenum"><a id="Page_189">[189]</a></span> le vent diminua de violence; car s'il avait +gardé sa force première, nous eussions infailliblement échoué.</p> + +<p>Le poids de <i>la Victoire</i> était si lourd, qu'outre le danger d'emporter +notre mât, il avait fait entr'ouvrir les joints du vaisseau, et la mer +débordait sur nous en emportant tout ce qu'elle rencontrait.</p> + +<p>Notre capitaine héla <i>la Victoire</i> et lui montra les difficultés +insurmontables de notre situation.</p> + +<p>—Si vous coupez les cordes de touage, répondit le capitaine du vaisseau +royal, nous vous ferons couler à fond.</p> + +<p>À bord de <i>la Victoire</i>, ils avaient allégé le poids du vaisseau en +jetant dans la mer tous les canons de son pont supérieur, et en plaçant +des voiles d'orage sur les troncs des mâts inférieurs, et par tous les +moyens qui se trouvaient en leur pouvoir.</p> + +<p>Le lendemain le vent diminua, mais la mer fut encore très-agitée.</p> + +<p>Nous rencontrâmes un grand vaisseau des Indes orientales faisant route +pour Madère, nous le fîmes arrêter, et il fut contraint de prendre notre +place.</p> + +<p>Alors notre capitaine se rendit à bord du vaisseau de feu l'amiral +Nelson, et son commandant, après avoir grondé le nôtre pour sa +négligence, lui pardonna sa faute en considération du service qu'il +avait rendu à la Grande-Bretagne en sauvant le plus précieux de tous les +vaisseaux anglais, celui qui portait le corps de Nelson et son +triomphant drapeau.</p> + +<p>Le commandant de <i>la Victoire</i> donna à notre capitaine un certificat +sur lequel étaient détaillés tous les incidents<span class="pagenum"><a id="Page_190">[190]</a></span> de sa belle +conduite. Ce témoignage de satisfaction calma un peu notre fier +commandant, dont la colère contre le coupable officier avait disparu +avec le danger.</p> + +<p>Cette indulgence était naturelle; un lien de parenté unissait les deux +hommes, et ils portaient l'un et l'autre le nom de Patterson. Vous +savez, monsieur, que les Écossais ont des clans, et qu'il leur importe +fort peu que tout le monde soit détruit si leur propre clan est sauvé, +ou s'il gagne par la perte générale. Mais je vous demande pardon, +monsieur, peut-être y a-t-il parmi eux des hommes très-dignes, +très-honnêtes et très-bons.»</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXV</h2> + + +<p>«—Le premier officier, reprit le capitaine après une pause de +quelques secondes, connut bientôt l'auteur de la disgrâce qu'il avait +encourue, et je crois fort inutile de vous dire, monsieur, que cette +découverte n'adoucit pas à mon égard les cruels procédés de mon chef. +J'étais déjà fort misérable, je le devins plus encore; et souvent, +bien souvent, je me suis surpris à envier l'existence orageuse du +vagabond, et celle du mendiant, sans pain et sans asile. L'un et +l'autre n'étaient-ils<span class="pagenum"><a id="Page_191">[191]</a></span> pas mille fois plus heureux que moi? Mais +pardon, monsieur, tout cela est fort peu intéressant pour vous, et +cette narration, que votre courtoisie daigne écouter, vous paraît bien +insipide et bien longue.»</p> + +<p>—Non, non, mon cher capitaine, votre histoire n'est ni dépourvue +d'intérêt, ni trop étendue; je l'écoute avec plaisir et avec attention. +Continuez-en donc le récit; je suis tout à vous.</p> + +<p>Et mes paroles étaient vraies, car chaque mot de ce pauvre homme faisait +vibrer en moi un tendre souvenir, souvenir triste et qui mettait devant +mes yeux la pâle et mélancolique figure de mon ami Walter. N'existait-il +pas en effet entre ce narrateur à demi sauvage et mon pauvre compagnon +d'infortune une similitude étrange?</p> + +<p>Tous deux, forcément jetés dans une carrière antipathique à leurs goûts, +avaient été les victimes d'une haine brutale sans cause, et partant sans +excuse. Ce rapport, si poignant pour moi et qui remplissait mon cœur +d'une douloureuse compassion, m'attira vers le capitaine.</p> + +<p>Sa parole lente, sa voix douce, son regard pensif, me firent oublier les +affreuses caricatures qui souillaient son corps, et je ne vis plus ses +traits qu'au travers de mes souvenirs ou, pour mieux dire, que dans la +beauté de son âme.</p> + +<p>«—Enfin, reprit le conteur en me remerciant de mon attention par un +bienveillant sourire, nous entrâmes dans la mer de la Chine.</p> + +<p>Une nuit le vaisseau était amarré près d'une île (j'ai oublié<span class="pagenum"><a id="Page_192">[192]</a></span> +pour quelle raison), on m'ordonna d'aller me coucher dans le bateau +qui était derrière le bâtiment, afin de le garder. J'obéis avec joie, +car en entendant cet ordre, l'idée que je pouvais saisir cette +occasion pour me sauver me traversa l'esprit. Sans craindre ni même +réfléchir sur les dangereux hasards d'une pareille entreprise, je +m'abandonnai à l'impulsion rapide qui se faisait la maîtresse de ma +conduite.</p> + +<p>Je trouvai dans le bateau un mât, une voile et un petit baril d'eau, car +la veille on s'en était servi pour aller explorer l'île. La trouvaille +inattendue de ces différents objets me persuada que la Providence, après +m'avoir inspiré, veillait encore sur moi; ma détermination fut dès lors +complétement arrêtée.</p> + +<p>Pauvre insensé que j'étais! il ne me vint pas même à l'esprit qu'il me +manquait les choses les plus indispensables, et surtout la première de +toutes: du pain.</p> + +<p>Mon repas du soir était dans ma poche, et il se composait de biscuit et +d'un morceau de bœuf. Quant au lendemain, Dieu y pourvoirait, ou, +pour mieux dire, je ne songeais ni à mes besoins futurs ni aux +difficultés inouïes que j'allais avoir à surmonter.</p> + +<p>La nuit était sombre; une brise fraîche soufflait hors du golfe, et la +<a id="nuit">nuit</a> était assez calme.</p> + +<p>Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui attachait +le bateau, et, après quelques minutes d'anxieuse attente, j'élevai le +mât; je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt loin du +vaisseau.</p> + +<p>Une heure s'écoula, et cette heure eut pour mon cœur palpitant la +durée d'un siècle. J'avais si grand'peur<span class="pagenum"><a id="Page_193">[193]</a></span> d'être vu et par conséquent +arrêté dans ma fuite! Les hommes de quart découvrirent l'enlèvement du +bateau, car une lanterne fut hissée et je vis distinctement une lumière +bleue.</p> + +<p>Ce signal m'épouvanta, et je me dirigeai vers l'île de manière à gagner +son côté opposé au vent, pour m'y cacher jusqu'à l'entière disparition +du vaisseau.</p> + +<p>Grâce à mon penchant pour les voyages sur mer, grâce encore à l'intérêt +d'enfant et de jeune homme que j'avais pris à examiner les bateaux dans +les chantiers du port de Londres, je savais très-bien en gouverner la +marche.</p> + +<p>Veuillez, monsieur, réfléchir pendant quelques secondes sur l'étrange +métamorphose non-seulement de mon esprit, mais encore de mes vues et +de mon caractère. Né au milieu du confort d'une existence heureuse, +j'avais été, dans l'espace de quelques mois, de fils de famille aimé +et libre dans la maison paternelle, transformé en misérable, en +domestique, en esclave, et à ce changement déplorable en succédait un +peut-être plus déplorable encore, mais dont mon esprit +n'approfondissait pas les inévitables douleurs.</p> + +<p>Le lendemain de ma fuite, j'entrevis l'abandon réel de ma position, et +j'eus peur en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole, +sur un petit bateau, frêle planche de salut, pour m'aider à franchir cet +abîme immense qu'on appelle l'Océan. Je vous avoue franchement que +j'aurais été heureux de reprendre ma chaîne sur le vaisseau. Je pleurai +amèrement, et mes mains défaillantes abandonnèrent le gouvernail.</p> + +<p>La<span class="pagenum"><a id="Page_194">[194]</a></span> vie me devint odieuse, et mes yeux aveuglés suivirent d'un +regard morne la marche du bateau, qui voguait à la grâce du vent et +des flots.</p> + +<p>Les cruels tiraillements de la faim m'empêchèrent de dormir. Cependant +le besoin de repos est si impérieux pour un corps jeune, qu'après avoir +bu quelques gouttes d'eau mes yeux se fermèrent et une somnolence agitée +m'étendit, faible et sans courage, dans le fond de ma barque.</p> + +<p>Je dormis, et quand je m'éveillai, le jour était resplendissant. Je +tendis ma voile au souffle de la brise, et je naviguai avec le vent en +cherchant à découvrir dans quelle latitude je me trouvais.</p> + +<p>À en juger par la direction du vent et par la position de l'étoile du +Nord, je marchais vers les îles de l'archipel de Sooloo, et la terre +élevée que j'avais aperçue en m'éveillant était Bornéo. Je naviguai vers +le sud, pensant que l'île de Paraguai, près de laquelle j'avais laissé +le vaisseau, se trouvait derrière moi.</p> + +<p>La brise se maintint douce et fraîche. Nul vaisseau n'apparaissait sur +la nappe d'azur de l'Océan, et ma barque volait sur l'eau comme une +mouette effrayée.</p> + +<p>Je voulais gagner Bornéo, mais le vent changea, et je fus contraint, ne +pouvant lutter avec lui, de continuer ma course au gré de son caprice.</p> + +<p>La crainte de mourir de faim me donnait d'affreux tiraillements +d'estomac. Je surmontai cette douleur, plutôt morale que réelle, et je +m'occupai de la course de mon léger bâtiment. Le vent doublait de +force, et j'étais sûr d'arriver bientôt à une des nombreuses îles +dont<span class="pagenum"><a id="Page_195">[195]</a></span> je voyais les formes devant moi, et j'étais bien déterminé à +descendre sur le premier rivage qui s'offrirait à mes regards.</p> + +<p>Je passai la journée dans les spasmes de l'agonie; j'avais horriblement +faim, et je me sentais aussi malade que désespéré.</p> + +<p>J'atteignis le soir sans découvrir aucune terre, et je perdis de vue +celles qui étaient derrière moi. Ces alternatives d'espoir et de +mécomptes accablèrent mon esprit, et j'accusai le ciel de m'avoir +abandonné sans commisération à mon inexpérience et à ma faiblesse. La +nuit était aussi claire que le jour; mais cette clarté, propice si +j'avais eu une boussole pour guide, ne m'était d'aucun secours. Triste, +fiévreux et maussade, je tenais d'une main faible le gouvernail, +lorsqu'un bruit indistinct me fit tressaillir; quelque chose venait de +franchir les bords de mon bateau; je me traînai vers cet objet inconnu, +et une joie bien naturelle remplit mon cœur, lorsque je découvris un +poisson aux écailles argentées et pesant près d'une livre. Mais ma joie +fut de courte durée, car je n'avais ni feu pour faire cuire mon +imprudent visiteur, ni couteau pour lui enlever son épaisse écaille. +J'étais entièrement dépourvu de tout.</p> + +<p>Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je repris avec désespoir mon +poste au gouvernail.</p> + +<p>Quelques minutes après, je fus encore arraché à mes sombres réflexions +par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de l'eau.</p> + +<p>Je manœuvrai du côté de cet objet, et je saisis une +tortue.<span class="pagenum"><a id="Page_196">[196]</a></span> Ces deux enfants de la mer, envoyés par cette divine +protectrice des malheureux que nous nommons la Providence, en m'ôtant +la crainte de mourir de faim, tranquillisèrent mon esprit. Je +remerciai le ciel, et après avoir attaché le gouvernail, je m'endormis +presque calme.</p> + +<p>Malheureusement je fus éveillé par le froid de l'eau qui se précipitait +sur moi par-dessus le plat-bord du bateau, penché de côté et tout près +de couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis lestement les +nœuds, et, quoique pleine d'eau, la barque se releva.</p> + +<p>J'employai tout mon courage et toutes mes forces à vider avec ma +casquette ce dangereux réservoir d'eau, et quand j'eus achevé cette +pénible besogne, le vent souffla avec violence, la mer s'agita et la +lourdeur de l'air me fit pressentir un orage. Je remis la voile à sa +place, et le bateau glissa sur la mer avec une rapidité si grande, +qu'elle me donna la certitude de pouvoir approcher de la terre avant le +lever du soleil.</p> + +<p>Les tiraillements d'estomac dont je souffrais depuis quarante-huit +heures devinrent si violents, que j'y cherchai un remède dans la +repoussante nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa queue, +et, grâce à ma faim, la goût du poisson m'en parut si délicieux que, +tout surpris de la rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me +demandai comment il était possible qu'on eût adopté la maladroite +coutume de faire cuire le poisson. Malgré le vif plaisir que je +ressentais en dégustant mon frugal repas, j'eus assez de prudence et +d'empire sur moi-même pour en réserver une partie; mais<span class="pagenum"><a id="Page_197">[197]</a></span> celle +que j'avais mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en augmenta +l'importunité, et mes souffrances redoublèrent.</p> + +<p>Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la vis se débattre +convulsivement au fond du bateau, et comme elle avait été sur le point +de fuir quand l'eau avait inondé mon frêle esquif, je l'attachai par ses +nageoires, et je passai le reste de la nuit à me demander par quels +moyens il me serait possible d'arriver à sa chair.</p> + +<p>—Quelle imprévoyance, me disais-je en contemplant avec désespoir la +forte carapace du crustacé, quelle imprévoyance de m'être hasardé seul +sur l'immensité de l'Océan sans couteau, sans vivres et sans boussole! +Car il me semblait que la possession de ces trois choses m'aurait +facilité et même rendu agréable une navigation de dix ans tout autour du +globe.»</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXVI</h2> + + +<p>«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les +étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à +découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la +morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que +ses vagues<span class="pagenum"><a id="Page_198">[198]</a></span> agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre +bateau, et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, +de vider l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour +cette opération, une ressource bien grande.</p> + +<p>Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une +nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans +hésitation l'heure dernière de ma misérable vie.</p> + +<p>Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui +s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la +nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus +devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur, +mais sans horizon.</p> + +<p>Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je +laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la mer +entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je fus +obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond.</p> + +<p>Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux +variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais de +vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de l'horizon, +espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait à la vie, un +morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse course. Mais la +faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait involontairement toute +mon attention sur la tortue.</p> + +<p>J'essayais<span class="pagenum"><a id="Page_199">[199]</a></span> vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux +s'y trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de +comprendre qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole +que d'en éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma +prunelle se tournait toujours vers le même point.</p> + +<p>Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever +la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à +l'avant du bateau.</p> + +<p>Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur +son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre sur +une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris avec +désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul secours de +mes faibles mains, ce granit d'écaille.</p> + +<p>Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à l'exception +toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il me semblait +que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de l'une ou de +l'autre.</p> + +<p>Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la conquête +de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je mis tous mes +soins à chercher dans le bateau la possibilité d'extraire, sans danger +de destruction, un fort clou, une pointe ou un morceau de fer qui pût +remplir l'office de couteau; malheureusement mes recherches furent +inutiles et je ne découvris absolument rien.</p> + +<p>Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon<span class="pagenum"><a id="Page_200">[200]</a></span> +pouvoir, mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de +sa tête calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace +que la semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret +avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se +hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace.</p> + +<p>La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le transport +d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé, je frappai la +tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir, sinon de la briser +en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler sa dure carapace; mais +je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé ma barque qu'entamé, même +légèrement, cette espèce de pierre. Après une lutte acharnée, lutte de +violence, d'adresse et de ruse, je parvins à saisir la tête de la +tortue, je l'attachai fortement avec une corde, et à l'aide de ce +dernier moyen je la tuai.»</p> + +<p>—Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine.</p> + +<p>«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle +m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la tortue +se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et j'arrachai +ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me fit répandre le +fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les chairs, le goût +m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était rempli de petits +œufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de ces œufs +calma tout à fait mes douleurs d'estomac.</p> + +<p>Une<span class="pagenum"><a id="Page_201">[201]</a></span> fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de la +terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se +montrait à ma gauche.»</p> + +<p>En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les +regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je +poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur la +table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance +respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées +ressemblaient à des griffes de vautour.</p> + +<p>«—À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes +espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans la +crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui couraient +dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque vers l'île +qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma barque, qui +volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je croyais, dans +la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau avec autant de +lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le soleil était +couché quand je me trouvai assez près de la terre pour distinguer le +ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir de gagner la +terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher mon bateau sans +le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le faire, afin de +chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par cette précaution, +les rochers ou les bancs de sable.</p> + +<p>Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où +le ressac était d'une prodigieuse hauteur.<span class="pagenum"><a id="Page_202">[202]</a></span> Tout d'un coup je me +trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se +précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à +fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je +pouvais trouver une mort plus douloureuse encore.</p> + +<p>Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma +petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de +tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais +dans le bateau ou dans la mer.</p> + +<p>Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des rochers; +je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit en arrière +en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le bruit des +vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un si +étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes épaules +inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du rivage +était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition. Ce rivage +était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de l'atteindre. Tout +d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon frêle esquif.</p> + +<p>Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les +vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des +rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là, +je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses +semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue, +ensanglanté par les blessures que j'avais<span class="pagenum"><a id="Page_203">[203]</a></span> reçues en me heurtant +contre les rochers, je sentis que je coulais à fond.</p> + +<p>Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point +aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer +mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le cœur plutôt de +joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques +jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et d'insupportable +misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de bien-être inonda +mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul mortuaire. Je me +souviens cependant que je me débattis mécaniquement ou convulsivement; +que je recommandai mon âme à Dieu, puis que j'éprouvai une sensation +d'angoisse comme si mon cœur eut éclaté dans ma poitrine; puis, +enfin, je perdis entièrement connaissance.»</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXVII</h2> + + +<p>L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa narration, +puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en vidant le +contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe, il me dit +d'un air moitié grave, moitié souriant:</p> + +<p>«—Je<span class="pagenum"><a id="Page_204">[204]</a></span> n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de +force ni plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je +resté dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues +bondissantes, je l'ignore.</p> + +<p>La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle +très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme d'un +rêve, fut une suffocation. Il me semblait—car j'étais incapable de me +rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de moi—qu'on +essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant imaginaire, +qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes derniers efforts, +et cela en enveloppant toute ma personne dans l'avalanche des eaux +torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid glacial de l'eau, le +bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris, me jetaient dans le +désespoir d'une impuissance complète.</p> + +<p>Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de +moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus +bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant; +mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai +machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout +tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de +pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par +l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs +sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes +sauveurs, car les soins les plus attentifs<span class="pagenum"><a id="Page_205">[205]</a></span> m'étaient prodigués +pour me rappeler à la vie.</p> + +<p>Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si +bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la +narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les +impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le bonheur +d'échapper aux tourments d'une misérable mort.</p> + +<p>En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des +nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues,—mon +premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures +s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir,—me +considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir.</p> + +<p>La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes +noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient leurs +poignets ainsi que le bas de leurs jambes.</p> + +<p>Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le +tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la +fraîcheur.</p> + +<p>Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques +questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle +exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi.</p> + +<p>La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur +fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim.</p> + +<p>Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et +bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante +moisson de fruits<span class="pagenum"><a id="Page_206">[206]</a></span> et de racines. Je dévorais tout, et les +pauvres filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la +voracité avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.</p> + +<p>Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement satisfaite, +je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais échappé à la mort, +chose impossible par l'interrogation, mais à savoir dans quel endroit je +me trouvais.</p> + +<p>La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite +rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de cette +eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit +sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant +l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient placés +entre la mer et moi.</p> + +<p>J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des +vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours +jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un lac +et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était pas +visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle prenait la +source dans des jungles.</p> + +<p>Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y +faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de +l'eau.</p> + +<p>Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et +surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au +rivage.</p> + +<p>Pendant<span class="pagenum"><a id="Page_207">[207]</a></span> quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; +néanmoins, après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et +enfin rendu à la vie.</p> + +<p>Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable +jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et +attentivement veillé par mes jeunes protectrices.</p> + +<p>Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le +canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas +lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à +leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la +petite barque.</p> + +<p>Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de +rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de +l'eau en remontant vers la source.</p> + +<p>Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux rives +si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que par +moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un dôme +impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de ces +arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et comme des +fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une pomme.</p> + +<p>L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux +regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants +remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent +non-seulement<span class="pagenum"><a id="Page_208">[208]</a></span> de mon corps, mais encore de mon souvenir. La +rivière faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une +infinité de détours, et par moments elle devenait tellement étroite, +que deux barques de front eussent été incapables de marcher.</p> + +<p>Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était +divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait au +regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert d'émeraude, +et par la croissance extraordinaire de la végétation.</p> + +<p>Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche +ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet d'eau. +Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque aussi +profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis avec +empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui couvrait +la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je n'y pus +découvrir aucun sentier.</p> + +<p>Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles m'invitèrent +à les suivre.</p> + +<p>Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde +du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.</p> + +<p>Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout à +fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes +construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes +étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul +propriétaire.</p> + +<p>Ce<span class="pagenum"><a id="Page_209">[209]</a></span> fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand +elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines, +entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains +l'une contre l'autre.</p> + +<p>À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes filles +et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de joie, des +acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina curieusement, +et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes pieds, en +demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur, les matrones +du village accoururent avec un empressement qui donnait à leur marche +pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me considérèrent +en jetant des cris de ravissement.</p> + +<p>La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes +hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes +rôties, des fruits, du maïs et du riz.</p> + +<p>Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au +milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un +seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards.</p> + +<p>—La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de +votre bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit +d'une vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est +vide d'accidents.—Je trouvai donc un asile dans le domaine des +êtres les plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et<span class="pagenum"><a id="Page_210">[210]</a></span> +j'appris plus tard que j'étais arrivé dans le pays quelques jours +après le départ du roi et de ses sujets, qui faisaient ensemble une +grande chasse autour de l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par +an.</p> + +<p>Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les +filles du roi.</p> + +<p>À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais +dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de +repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux +et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses sœurs, et, +lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus +tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.»</p> + +<p>—Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut pas +au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid:</p> + +<p>—Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille +aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de +l'étranger recueilli.</p> + +<p>—Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante, et +mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout mon +cœur que cette admirable coutume devienne universelle.</p> + +<p>«—Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée ma +femme.»</p> + +<p>—Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave.</p> + +<p>«—Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné<span class="pagenum"><a id="Page_211">[211]</a></span> de sa suite, il +fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé.</p> + +<p>Je m'habituai peu à peu aux mœurs douces et naïves de ce peuple +primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je +fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi lui-même.</p> + +<p>Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a +rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable +d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit État.</p> + +<p>Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une +reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes +belles-sœurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il +ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma +nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente séparation, +et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour.</p> + +<p>Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de civilisation, +ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de l'île.»</p> + +<p>—Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes destiné.</p> + +<p>—Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune +raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois ans, +plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais ont +touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos côtes, +ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples sans +défense.</p> + +<p>Ces<span class="pagenum"><a id="Page_212">[212]</a></span> vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, +monsieur, solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des +armes et des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent.</p> + +<p>—Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est très-utile, +mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une pétition pour +lui demander un secours personnel sont choses absurdes et infaisables. +Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort de ces peuplades? +ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul guide ses +démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera absolument rien.</p> + +<p>—Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de perles +d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde, excepté moi, +ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor.</p> + +<p>—Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du +capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas +perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil +d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en cachette, +échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne vous sourit +pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent.</p> + +<p>Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien que +je n'ai pas trahi son admirable confiance.</p> + +<p>—Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai +l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles<span class="pagenum"><a id="Page_213">[213]</a></span> de ma famille, et je désire +l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est +parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement +parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si aimé +de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la plus +odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je reparaisse +dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait sauvage par mes +goûts, mes mœurs, mes habitudes.</p> + +<p>Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à me +faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À Londres, +ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je serais +suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve échappée +de sa cage.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXVIII</h2> + + +<p>—Mais, au nom du vieux Neptune! mon cher capitaine, dites-moi, de +grâce, où vous avez trouvé cet antique vaisseau; ou bien encore, est-ce +le banc d'huîtres remplies de perles que vous avez mis à flot?</p> + +<p>—Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit mois, je fis un +voyage autour de la partie de l'île au sud-est,<span class="pagenum"><a id="Page_214">[214]</a></span> et ce fut +pendant ce voyage que je trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la +terre par la seule force du vent. Je l'approchai, et, ne voyant +personne sur le pont, j'en franchis les bords.</p> + +<p>En ouvrant les écoutilles pour descendre dans l'intérieur du vaisseau, +je sentis l'horrible exhalaison qui se répand hors des corps putréfiés, +et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-mêle les uns sur les +autres, et dans un désordre difficile à décrire. Quelques vestiges de +vêtements en lambeaux, de coiffures à demi pourries, nous firent +supposer que les corps étaient ceux d'un équipage arabe ou lascar, et +peut-être un mélange de ces deux nations. Un énorme chat et quelques +rats d'eau d'une monstrueuse grosseur déchiraient et mangeaient les +corps, dont l'odeur était renversante.</p> + +<p>Mes gens me dirent,—et je crus en leurs paroles,—que ce bâtiment était +un vaisseau du pays, attaqué par des pirates, qui, non contents de +piller le pauvre navire, en avaient massacré l'équipage.</p> + +<p>Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de l'île, après l'avoir +nettoyé et arrangé autant qu'il nous fût possible de le faire. J'ai +travaillé pendant toute une année pour réparer les nombreuses avaries de +ce pauvre naufragé, et vous voyez, monsieur, que mes soins et ma bonne +volonté ont produit peu de chose. Mais je n'avais ni outils convenables, +ni fer, ni cordages, ni goudron, et je manquais encore de canevas, +d'ancre et de câbles.</p> + +<p>Je suis donc maintenant fort embarrassé, monsieur, car<span class="pagenum"><a id="Page_215">[215]</a></span> je ne +sais si je dois continuer ma course ou obéir à la voix de la raison, +qui me dit de regagner mon île; votre bienveillance m'encourage et +m'enhardit à vous demander un conseil. Monsieur, que dois-je faire? +Quel parti dois-je prendre?</p> + +<p>Je pressai affectueusement les mains du capitaine, et je lui dis d'un +ton amical:</p> + +<p>—Je ne puis vous donner de conseils, mon ami; mais quelque parti que +vous preniez, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'il soit le +plus utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous causerons de cela +demain, car la nuit s'avance, et il faut que je retourne au schooner.</p> + +<p>Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le vaisseau de mon +compatriote, accompagné, dans cette seconde visite, par un charpentier +et par le bosseman; ils devaient m'aider à examiner le vaisseau, afin de +savoir s'il était possible de le mettre en mer.</p> + +<p>Le résultat de nos observations ne fut pas tout à fait défavorable au +vaisseau. Le prince de Zaoo m'expliqua une fois encore les obligations +qui le contraignaient à visiter un port européen pour y faire achat +d'armes, de munitions et d'une quantité d'articles différents dont il +avait besoin.</p> + +<p>Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai donc à Son Altesse de diriger +sa course, avec les brises de la terre, le long de la côte de Malabar et +de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait réparé et mis en état +de tenir la mer; de là, je l'engageai à se rendre au Bengale pour y +acheter les objets dont il avait besoin.</p> + +<p>L'itinéraire<span class="pagenum"><a id="Page_216">[216]</a></span> de ce petit voyage une fois arrêté, nous prîmes un verre de +grog, et le capitaine répondit aux questions que je lui adressai sur la +position, la beauté et la grandeur de son île.</p> + +<p>—Très-petite et très-basse, me dit-il, cette île est coupée en deux par +une montagne, et les natifs prétendent que, si on doit en croire la +tradition, cette montagne était autrefois toujours enflammée, ce qui +ferait supposer, ajouta le prince, que l'île était un volcan sorti du +fond de la mer, et élargi par du corail vivant; et vous connaissez, +monsieur, la rapidité merveilleuse de la végétation de ce climat. Les +natifs ajoutent que le village où demeure le roi était entouré par les +eaux de la mer et par les coquillages qu'on trouve en creusant la terre. +On peut croire à cette opinion, car elle est presque fondée sur des +preuves.</p> + +<p>L'île entière est maintenant couverte de bois touffus et de forêts +impénétrables, à l'exception toutefois du sommet de la montagne et de +certaines places qui avoisinent les rivières et les golfes, mais cela +parce qu'elles ont été éclaircies par les naturels, qui désiraient y +construire leurs habitations. Nous avons dans l'île des sangliers, des +chèvres, des daims, des singes, de la volaille. On y trouve aussi des +racines bonnes à manger, et une grande variété d'herbes potagères, des +mangoustans, des plantins, des noix de coco, et bien d'autres fruits. +Ajoutez à cela que les côtes de la mer nous fournissent des +coquillages et du poisson. La Providence est si généreuse en notre +faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse peu d'inquiétude +pour<span class="pagenum"><a id="Page_217">[217]</a></span> nos besoins matériels. La pêche et la chasse sont nos +uniques travaux.</p> + +<p>Assez sages pour se contenter de ce qu'ils ont, les habitants de l'île +n'usent pas leurs forces pour acquérir un superflu inutile. L'excès de +travail rend amer au goût le fruit forcément arraché à la terre, aussi +ne lui demandent-ils que les choses qu'elle veut bien donner.</p> + +<p>Les femmes veillent avec soin à l'intérieur de leurs maisons.</p> + +<p>Notre peuple, répandu dans l'île, habite de petits villages, gouvernés +par leurs propres lois, qui sont simples, justes et concises. Un grand +conseil est tenu deux fois par an, les rois y assistent, entendent les +plaintes, et jugent les différends.</p> + +<p>Les femmes sont entièrement libres. Chacune d'elles peut épouser l'homme +de son choix et rentrer dans sa famille si, maltraitée par son mari, +elle désire s'en séparer.</p> + +<p>Avant le mariage, le commerce entre personnes de différents sexes est +toléré; mais, quand on est marié, une telle liberté attirerait sur les +deux parties le déshonneur, et, de plus, le mépris de la société. La +polygamie est permise, quoique les chefs seuls aient la permission +d'avoir plus de deux femmes.</p> + +<p>Comme chaque femme est obligée de faire l'ouvrage de sa maison, non +seulement elle est contente que son mari prenne une autre femme, mais +généralement elle la lui procure elle-même, soit une sœur favorite, +soit une amie, car il n'y a parmi elles ni servantes, ni esclaves.</p> + +<p>Les<span class="pagenum"><a id="Page_218">[218]</a></span> femmes sont bien faites, agréables et très-attachées à leurs +familles; propres en leur personne, elles sont vêtues d'habits faits +de l'écorce d'un arbre, et cette écorce, qui est douce et durable, se +teint très-facilement et de toutes les couleurs.</p> + +<p>Nos maisons sont élevées sur un étage de bambous, et la partie +inférieure sert de magasin de provisions. Le tabac que vous fumez croît +dans l'île; tout le peuple s'en sert. Les natifs fabriquent leurs pipes +de bois avec une sorte de jasmin rampant, et cela en forçant la moelle à +sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte; le bassin de la pipe se +fait avec un bois brûlé extrêmement dur. Ils font eux-mêmes leurs +éperons et leurs couteaux, et les manches de ces derniers sont ornés de +sculptures.</p> + +<p>Il y a une remarquable diversité dans les traits et dans le teint du +peuple.</p> + +<p>Il y a eu autrefois quelques relations commerciales par échanges (car la +monnaie est inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui +apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de solides vêtements, +de l'airain et de vieux mousquets, et qui recevaient en échange une +variété de gommes, de résines, de noix de coco, de l'huile et du bois de +sandal; mais les abords de l'île sont dangereux à cause des courants et +des immenses récifs de corail sur lesquels la mer se brise constamment. +Il n'y a qu'un port, encore est-il très-petit et très-peu sûr.</p> + +<p>—Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi consiste-t-elle?</p> + +<p>—Nous<span class="pagenum"><a id="Page_219">[219]</a></span> avons nos superstitions, monsieur; mais nous n'avons +pas de prêtres. Nos chefs président les cérémonies particulières, +chantent les prières et offrent des sacrifices aux mauvais esprits.</p> + +<p>—Mais, mon cher prince, quelle est leur foi?</p> + +<p>—Oh! elle est fondée sur le même principe que la vôtre, une croyance +dans le bon esprit qui est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui +est dessous.</p> + +<p>Le prince de Zaoo avait approvisionné son vaisseau de viande de daim et +de chèvre coupée en tranches de l'épaisseur d'une côtelette, de poissons +trempés dans l'eau salée et séchés au soleil, et, de plus, d'un grand +nombre de noix de coco, d'une réserve d'arrack fait de la séve fermentée +de l'arbre, avec melons, citrons, oignons, et une extraordinaire +quantité de tabac en feuilles menues, mais d'un excellent parfum.</p> + +<p>Le capitaine me donna une charge de tabac et une de ses pipes. J'ai +conservé et je conserve encore cette dernière comme un précieux souvenir +de cet être étrange. Des figures grotesques et sauvages d'animaux +inconnus sont profondément ciselées sur cette pipe.</p> + +<p>Pendant la journée, une de ses femmes accoucha d'un prince, et, à ma +grande surprise, elle parut sur le pont, avec l'intention de prendre un +bain dans la mer.</p> + +<p>Ayant déjà employé plus de temps qu'il ne m'était possible à tenir +compagnie au capitaine, je songeai à quitter définitivement son bord; je +lui fis cadeau d'une carte marine, d'une boussole, de quelques +bouteilles d'eau-de-vie et d'un sac de biscuit.</p> + +<p>Le<span class="pagenum"><a id="Page_220">[220]</a></span> bon capitaine m'accabla de remercîments et me contraignit à +accepter une petite bourse de perles. Je lui promis de visiter son île +à mon premier loisir, et, après nous être cordialement embrassés, nous +fîmes voile chacun de notre côté.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXIX</h2> + + +<p>Constamment à la recherche de quelque découverte, je ne laissais passer +ni à la portée de mon regard ni à celle de ma voix les vaisseaux ou les +embarcations du pays qui traversaient la mer. Je les arrêtais tous, les +abordant lorsqu'ils en valaient la peine, ou les laissant continuer leur +course si leur chargement ne tentait ni mes goûts, ni l'ambition de mon +équipage.</p> + +<p>Un matin j'aperçus à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise +chassée hors de son chemin, à son retour de Bornéo. Cette jonque +glissait et flottait si légèrement sur l'eau, qu'elle ressemblait tout +à fait à une caisse de thé. Elle avait le fond de sa carène et les +côtés du haut bord peints de décorations représentant des<span class="pagenum"><a id="Page_221">[221]</a></span> +dragons verts et jaunes. Les mâts, au nombre de six, étaient de +bambou. Une double galerie, ornée de la proue à la poupe, haute comme +un grand mât de hune, portait six cents tonneaux. L'intérieur de cette +galerie était un véritable bazar, et une grande foule l'encombrait. +Chaque individu avait en sa possession une petite part de la galerie, +et les parts étaient métamorphosées, là en magasins, ici en boutiques, +plus loin en tentes.</p> + +<p>L'aspect général de cette jonque était tellement étrange, que je +ressentis le plus vif désir de l'examiner dans ses détails.</p> + +<p>Tous les métiers y étaient pratiqués comme au milieu de la ville la plus +active, depuis la forge du fer, jusqu'à la fabrication de la paille de +riz. On s'y occupait encore de la sculpture des éventails d'ivoire, des +broderies d'or sur mousseline, et même de la préparation des porcs gras, +que l'on portait sur des bambous pour être vendus. Dans une cabine, un +Tartare voluptueux et un Chinois au ventre arrondi se préparaient +ensemble, et à l'aide d'un mélange de leurs provisions personnelles, à +faire le plus grand des festins.</p> + +<p>Devant un brasier ardent rôtissait un superbe chien farci de curcuma, de +riz, de gousses d'ail, et lardé avec des tranches de porc. À ce rôti, +d'un choix si bizarre pour un Européen, était joint le délectable et +célèbre colimaçon de mer ou nid d'hirondelle marine, les nageoires d'un +requin cuites à l'étouffée dans une gelée d'œufs. Un immense bol +chinois, plein de punch, était<span class="pagenum"><a id="Page_222">[222]</a></span> au centre de la table, et un jeune +garçon était chargé d'agiter, avec une cuiller, le contenu de ce bol.</p> + +<p>De ma vie je n'avais vu de pareils gourmands, et ils maniaient leurs +fourchettes avec la même dextérité qu'apporte un jongleur à faire passer +d'une main dans l'autre les objets à l'aide desquels il donne les +preuves de son adresse.</p> + +<p>Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient de plaisir, et le Tartare, +qui avait une bouche aussi grande que l'écoutille d'un vaisseau, +paraissait avoir tout autant d'arrimage.</p> + +<p>Quand j'eus appris que les deux gloutons étaient les principaux +marchands du bord, et partant les personnages les plus remarquables, je +me fis annoncer auprès d'eux. Mais, pareils aux immondes pourceaux qui +s'absorbent entièrement dans la dégustation de la nourriture étalée +devant eux, ils refusèrent de m'écouter, ne voulant pas même, par une +seconde d'attention, détourner leur regard et leur esprit de la table à +laquelle ils étaient presque cramponnés.</p> + +<p>Par mon ordre, un matelot m'introduisit dans la cabine, et dit au +propriétaire tartare que je désirais lui parler.</p> + +<p>Le Tartare grogna une incompréhensible réponse, et sa main, salie par la +graisse, plaça une poignée de riz sur un coin de la table, l'étendit +avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz quelques morceaux de lard +et cinq ou six œufs, il me fit signe de m'asseoir et de manger.</p> + +<p>Cette<span class="pagenum"><a id="Page_223">[223]</a></span> offre dégoûtante me souleva le cœur; je fis un signe +de refus, et, laissant ces brutes malpropres à leur trivial plaisir, +je me rendis dans la cabine du capitaine, cabine bâtie près du +gouvernail.</p> + +<p>Étendu sur une natte, le capitaine fumait de l'opium à travers un +roseau, et, en regardant attentivement la carte et la boussole, il +chantait d'une voix traînante:</p> + +<p>—<i>Hié! Hooé! Hié! Chée!</i>»</p> + +<p>J'adressai vainement à ce personnage une foule de questions, et je fus +enfin forcé de comprendre que pour obtenir une réponse, il serait aussi +raisonnable d'interroger le timon.</p> + +<p>D'un côté, un rêveur abruti; de l'autre, deux hommes stupéfiés par la +double ivresse de la bonne chère et du punch. Nullité complète d'un côté +aussi bien que de l'autre.</p> + +<p>Je pris vivement la résolution de me servir moi-même. En conséquence, je +hélai le schooner en lui donnant l'ordre de m'envoyer une bonne partie +de l'équipage.</p> + +<p>Mes gens arrivés, nous commençâmes une perquisition générale. Chaque +cabine fut visitée, et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes +oreilles furent frappées par un bruit, par un caquetage tellement +assourdissant, que, de mémoire d'homme, il ne s'en était jamais +entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille évolutions, les allées et +venues, les tours d'adresse des singes, des perroquets, des kakatoës, +des canards, des cochons<span class="pagenum"><a id="Page_224">[224]</a></span> et de divers autres bêtes et oiseaux +qu'on voyait par centaines dans cette arche de Mackow.</p> + +<p>La consternation et la terreur répandues parmi la foule bigarrée de +l'équipage ne peuvent se décrire: elles étaient délirantes. On n'aurait +jamais pu croire qu'un vaisseau placé sous le pavillon sacré de +l'empereur de l'univers, le roi des rois, le soleil de Dieu qui éclaire +le monde, le père et la mère des hommes, pût, et dans ses propres mers, +être aussi mal gouverné.</p> + +<p>Le premier instant de stupeur passé, l'équipage s'écria:</p> + +<p>—Qui êtes vous? Depuis quand êtes-vous là? Que faites-vous ici?</p> + +<p>Toutes ces questions étaient faites sans qu'un regard daignât apercevoir +le schooner, dont les bords bas et noirs, tandis qu'il était en travers +de la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un simple bac ou à un +serpent d'eau. Quand les Chinois découvrirent mon vaisseau, ils parurent +fort surpris qu'une troupe si nombreuse et si bien armée fût sortie d'un +bâtiment à l'apparence tellement insignifiante, que sa carène sortait à +peine des eaux.</p> + +<p>En voyant transporter ses ballots de soieries dans nos bateaux, un +marchand de Hong nous offrit des foulards, en protestant contre la +confiscation de ses marchandises, et cela sous le prétexte que nous ne +saurions trouver de place pour les arrimer.</p> + +<p>Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois se montrèrent<span class="pagenum"><a id="Page_225">[225]</a></span> +réfractaires et appelèrent au secours pour défendre leur propriété. À +cet appel répondirent des soldats tartares, et leur petite troupe, +bien serrée, s'abritait sous la corpulence du gras et gourmand +propriétaire, qui, la main armée de la carcasse du chien et suivi du +Chinois, s'avançait à ma rencontre en soufflant et en crachant.</p> + +<p>Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela me fut facile, car +elles pendaient jusqu'à ses genoux; de son côté, mon adversaire fit mine +de me casser un mousquet sur la figure; mais son action ne fut qu'un +insultant défi et non une véritable atteinte, car je lui fermai pour +toujours la mâchoire d'un coup de pistolet. La balle entra dans la +bouche du gros personnage. Comment aurait-elle pu faire autrement, cette +bouche étant fendue d'une oreille à l'autre?</p> + +<p>L'homme tomba avec moins de grâce que César, mais comme un bœuf +frappé à la tête par un coup de massue.</p> + +<p>Les Chinois ont autant d'antipathie pour le salpêtre (excepté dans les +feux d'artifice) que les bœufs de Hatspur et les seigneurs bien +vêtus, et leur empereur, la lumière de l'univers, punit aussi +sévèrement celui qui tue ses sujets qu'un propriétaire celui qui tue +ses oiseaux.</p> + +<p>Un comte anglais me disait l'autre jour qu'il ne voyait pas de +différence entre le meurtre d'un lièvre et le meurtre d'un homme, car +il réclamait la même punition pour les deux cas. Cependant j'ai tué +bien des lièvres<span class="pagenum"><a id="Page_226">[226]</a></span> sur les propriétés du Comte, et bien des hommes +dans le temps de mes excursions au travers du globe.</p> + +<p>Mais revenons à la jonque.</p> + +<p>Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais elle ne dura qu'une ou deux +minutes; quelques flèches furent tirées et deux hommes tombèrent.</p> + +<p>Irrité de l'opposition que les Chinois tentaient de mettre à la +réalisation de mes desseins, je ne ramassai point les objets de prix que +j'avais convoités, je refusai l'argent qu'ils m'offrirent pour racheter +leur cargaison, et je m'emparai de la jonque comme d'une proie légitime.</p> + +<p>Nous commençâmes alors un pillage régulier, et l'intérieur des magasins +et des cabines fut entièrement dévalisé. Tout fut fouillé: coins +obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles, et les ballots +ouverts tombèrent sur le pont.</p> + +<p>La partie massive de la cargaison, qui consistait en camphre, bois de +teinture, drogues, épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies, +le cuivre, une quantité considérable d'or en lingots, quelques diamants +et des peaux de tigre devinrent notre propriété.</p> + +<p>En mémoire du vieux Louis, je mis de côté plusieurs sacs remplis de +colimaçons de mer, car j'avais trouvé une prodigieuse quantité de ces +précieux animaux dans la cabine du marchand tartare. Je n'oubliai pas +de m'emparer des œufs salés qui, avec du riz et de la graisse de +porc, formait la première partie de l'approvisionnement<span class="pagenum"><a id="Page_227">[227]</a></span> de la +jonque. Quelques milliers de ces œufs me donnaient pour mes +hommes une excellente et agréable nourriture.</p> + +<p>Les Chinois conservent les œufs en les faisant simplement bouillir +dans l'eau salée jusqu'à ce qu'ils soient durs: le sel pénètre à travers +la coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant de longues années.</p> + +<p>Le capitaine philosophe, dont la mission était de veiller à la +navigation et au pilotage de la jonque, n'ayant rien à faire avec les +hommes et la cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa drogue +narcotique.</p> + +<p>Son regard appesanti était encore fixé sur la boussole, et sa voix +psalmodiait:</p> + +<p>—<i>Hié! Hooé! Hié! Chée!</i></p> + +<p>Quoique je lui eusse demandé à plusieurs reprises et sur tous les tons +s'il était attaché à sa natte, je n'avais pu obtenir pour toute réponse +que cet éternel refrain:</p> + +<p>—<i>Hié! Hooé! Hié! Chée!</i></p> + +<p>Voyant l'inutilité de mes demandes, je dirigeai mon couteau sur la +poitrine du capitaine; mais mon geste passa inaperçu, car les yeux du +dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je cassai le réservoir +de sa pipe, et il continua à aspirer par le tuyau, en répétant:</p> + +<p>—<i>Hié! Hooé! Hié! Chée!</i></p> + +<p>Je<span class="pagenum"><a id="Page_228">[228]</a></span> poussai le capitaine hors de sa cabine, et, passant à la +poupe, je coupai les cordes du timon; la jonque glissa au gré des +flots; mais j'entendis encore le capitaine chanter sur le même ton de +calme indifférence:</p> + +<p>—<i>Hié! Hooé! Hié! Chée!</i></p> + +<p>Nous avions fait une bonne capture; tout notre vaisseau était rempli de +marchandises; nos hommes échangèrent leurs guenilles contre des chemises +et des pantalons de soie aux couleurs variées, et cet accoutrement leur +donnait plus de ressemblance avec des jockeys qu'avec des matelots.</p> + +<p>Quelques jours après, je fis sortir d'un ballot de pourpre, dans +lequel elle s'était nichée, une nonchalante et belle truie chinoise, +qui pensait peut-être que ce lit royal lui était acquis parce qu'il +faisait partie de l'équipage, ou parce qu'il avait servi à la +transporter à bord.</p> + +<p>J'eus aussi quelques armes curieuses, entre autres le mousquet qui, +s'il avait obéi à la bienveillante intention de son maître, eût +terminé ma carrière. Le canon, la platine et les montures de ce +mousquet étaient profondément ciselés, des roses et des figurines d'or +massif les couvraient. Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me +rappelle la circonstance qui l'a mis en ma possession. Sans l'intérêt +du souvenir que j'y attache, il aurait, comme tant d'autres objets, +été éloigné de moi, et par le temps, dont l'immensité absorbe tout, et +par la préoccupation de plus graves événements.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXX</h2> + + +<p>Je<span class="pagenum"><a id="Page_229">[229]</a></span> me trouvai bientôt au sud-est de l'île de Bornéo; le moment de +rencontrer de Ruyter était proche; je songeai donc à me diriger en +toute hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un petit +groupe d'îles situé tout près de Bornéo. Mais, au moment de gagner la +vue de la terre, le vent s'abaissa tout à fait, et nous restâmes +stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet arrêt me fut +doublement fatal, car il retarda mon arrivée auprès de de Ruyter, et +me fit perdre un de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes et +suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il clouait un morceau de +cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J'étais sur le +pont: je courus vers la proue, et je vis un énorme requin dont la +mâchoire monstrueuse s'était saisie de la jambe du matelot. Le monstre +fouettait la mer à l'aide de sa longue queue, et il tiraillait sa +victime en cherchant à l'entraîner avec lui. Une forte corde était +attachée sous les aisselles de l'homme, qui<span class="pagenum"><a id="Page_230">[230]</a></span> se cramponnait aux +chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la cruelle mort +qui le menaçait. Quand il m'eut aperçu, il s'écria d'un ton +lamentable:</p> + +<p>—Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi!</p> + +<p>Je dis aux hommes accourus à l'appel désespéré de leur malheureux +camarade d'apporter des harpons, des piques d'abordage, et de mettre à +l'eau le bateau de poupe.</p> + +<p>Avec la promptitude des matelots, qui ne craignent rien quand ils voient +un de leurs amis en danger, ils attaquèrent le monstre. Un frère du +malheureux sauta dans la mer, armé d'un poignard. L'écume était rougie +par le sang, car le vorace et cruel démon de la mer avait été blessé et +harponné avant d'avoir lâché sa proie. Malheureusement la corde du +harpon ne put résister au double effort de la lutte du requin et de la +persistance des hommes: elle se brisa, et notre proie disparut dans la +profondeur de la mer.</p> + +<p>Évanoui de douleur et d'épouvante, le pauvre matelot fut doucement posé +sur le pont; sa jambe était mutilée d'une manière horrible, la chair du +mollet était arrachée; elle pendait comme un bas, en laissant les os +entièrement à découvert.</p> + +<p>J'avais, à bord du schooner, une espèce de chirurgien que Van +Scolpvelt avait ramassé à l'île de France. C'était un paresseux, un +ivrogne, mais il connaissait parfaitement son métier. Malgré les soins +habiles du docteur, le blessé mourut. Cette perte était inévitable, +car<span class="pagenum"><a id="Page_231">[231]</a></span> la gravité de la blessure dépassait l'art de la chirurgie.</p> + +<p>À bord d'un vaisseau, une mort inattendue produit toujours de profondes +et douloureuses sensations; tous les hommes de l'équipage en souffrent. +Ces sensations se traduisent chez les uns par un abattement moral qui +vient de la crainte d'un pareil sort; chez les autres, par une sorte de +superstition craintive. Les matelots sont aussi ignorants et ont aussi +peu de rapport avec les gens instruits que les Arabes emprisonnés dans +l'immensité du désert.</p> + +<p>Le matelot n'étudie que la mer, l'Arabe ne voit que ses landes +sablonneuses, les vents et les étoiles. Semblable aux livres de magie, +le caractère des éléments ne peut être déchiffré, et qui pourrait +contempler les puissances mystérieuses du ciel et de la mer sans devenir +superstitieux? Certainement ce n'est ni l'Arabe rêveur ni le matelot +craintif, car la croyance de ces deux hommes dans la vérité des signes +et des présages est aussi vieille que le sable et la mer. Cette +superstition est donc générale; elle a été partagée par les marins de +toutes les nations et de tous les cultes, depuis le grand Nelson, depuis +même le capitan-pacha, commandant de la marine ottomane, jusqu'au +corsaire mainotte et au rais arabe, qui assurent que c'est un terrible +présage de malheur de commencer un voyage le vendredi. Cependant ce jour +est celui du sabbat, du mosleum et de plus encore celui du crucifiement +du Sauveur des hommes.</p> + +<p>J'avais<span class="pagenum"><a id="Page_232">[232]</a></span> commencé mon dernier voyage et quitté l'île de +Poulo-Pinang pendant la matinée d'un de ces jours néfastes; et une +chose digne de remarque, c'est que trois hommes de mon bord, et trois +des meilleurs marins et des plus estimables par la grandeur de leur +caractère, s'étaient montrés vivement peinés lorsque j'avais donné +l'ordre de lever l'ancre. La moquerie insouciante avec laquelle +j'accueillis l'expression de leurs superstitieuses craintes m'attira +cette prophétique réponse:</p> + +<p>—Vous verrez, monsieur, vous verrez; nous ne sommes pas encore rentrés +au port.</p> + +<p>Le malheureux dont j'avais à déplorer la perte était un de ces trois +hommes, et le frère de cet infortuné mourut peu de temps après, et d'une +manière aussi bizarre.</p> + +<p>Un jour que je me trouvais en panne à la hauteur de Bornéo, je quittai +le schooner dans un bateau pour aller voir une petite baie située à +l'embouchure d'une rivière. Quand j'eus visité la baie, nous suivîmes le +courant de la rivière et nous jetâmes le grappin afin de dîner en repos. +À la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le frère du mort, nageur +de première force, engagea un Malais à lutter avec lui de vigueur et +d'adresse; ils se jetèrent ensemble au milieu du courant et disparurent +bientôt à nos regards. Cette disparition me parut si longue, que je +commençai à m'en effrayer. Tout à coup, la noire tête de l'Indien se +montra à la surface de l'eau.</p> + +<p>—Sur<span class="pagenum"><a id="Page_233">[233]</a></span> mon âme, s'écria-t-il en aspirant l'air à pleins +poumons, cet homme est le diable en personne, car il m'a vaincu.</p> + +<p>Le noir regagna le bateau, mais le marin ne revint pas. Notre anxiété +fut terrible: tous les regards étaient tournés vers l'eau comme s'ils +avaient eu la puissance d'en pénétrer le profond courant; mais le +malheureux plongeur ne se montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et +j'employai à cette malheureuse recherche tous les moyens dont il m'était +possible de disposer. Ils furent infructueux.</p> + +<p>La nuit nous obligea à regagner le schooner. La mort bizarre de ces deux +frères produisit sur l'équipage une douloureuse impression. Quel +obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son retour vers nous? +Était-ce la végétation touffue qui rampait dans le fond de la rivière, +ou bien encore les branches d'un arbre l'avaient-elles entouré de leurs +réseaux de mort? Je m'adressai vainement toutes ces questions, questions +insolubles et dont le secret était entre les mains de Dieu. Quelques-uns +de mes hommes pensèrent que le chagrin avait porté le pauvre matelot à +chercher un refuge dans une mort volontaire.</p> + +<p>La fatale destinée de ces deux hommes nous attrista horriblement, et +leur souvenir couvrit le schooner d'un voile de deuil.</p> + +<p>Nous reprîmes notre course en nous avançant avec lenteur le long de la +côte du sud-est pour gagner le port où avait été fixé le rendez-vous +avec de Ruyter. Le<span class="pagenum"><a id="Page_234">[234]</a></span> temps, extraordinairement clair et beau, +était rafraîchi par de calmes et douces brises.</p> + +<p>Un soir, quelques minutes avant le coucher du soleil, de légères et +diaphanes vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes du côté de +l'ouest. Au moment où le soleil disparut derrière ce voile de gaze, une +barre de flamme s'élança le long du sommet des montagnes, s'entrelaça +autour du sombre dôme de la cime la plus élevée et y resta pendant dix +minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune était d'un +rouge sombre, la mer changea de couleur et devint extraordinairement +calme et transparente. Je tressaillis en voyant les rochers, les +poissons et les coquillages qu'elle renfermait dans son sein. Nous +sondâmes, il y avait douze brasses d'eau. L'atmosphère était brûlante et +lourde, et la flamme d'une chandelle allumée sur le pont s'élevait aussi +claire que si elle avait été dans une caverne.</p> + +<p>Je donnai l'ordre de ferler les voiles, de laisser tomber l'ancre en +attendant, pour la lever, le premier souffle du vent.</p> + +<p>—Mon brave, dis-je au second contre-maître, qui, avec les deux frères, +s'était montré soucieux quand j'avais choisi un vendredi pour le jour de +mon départ, maintenant que nous sommes amarrés, le charme fatal est +détruit, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Nous ne sommes pas encore dans le port, monsieur, me répondit le marin +d'un ton et d'un air pleins d'humeur.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXI</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_235">[235]</a></span>Le rivage qui se trouvait auprès de nous était excessivement bas: +il ressemblait à un immense marais couvert de prodigieux roseaux qu'on +voyait onduler çà et là sans que le moindre souffle du vent en agitât +les hautes tiges. Ce marais était la demeure des sauvages éléphants, +des tigres, des boas, et l'air pestilentiel qui s'en exhalait en +rendait l'abord et même le voisinage extrêmement dangereux.</p> + +<p>Au milieu du profond silence de la nuit, nous crûmes entendre le +rugissement des tigres; ces voix graves et sonores nous faisaient +frissonner d'épouvante. J'attendais avec une anxieuse impatience le +premier souffle de brise, tellement je souffrais d'exposer mon +équipage aux réels dangers de ce sombre rivage. Évidemment le pays +était inhabité et inhabitable pour des hommes, et cependant +l'obscurité de la nuit nous laissa voir des lumières semblables à +celles dont se servent les pêcheurs, et qui vacillaient çà et là; +d'autres nous paraissaient<span class="pagenum"><a id="Page_236">[236]</a></span> stationnaires, comme si elles +provenaient des huttes d'un village.</p> + +<p>Le ciel n'avait ni étoiles, ni nuages; il était pur, et son calme +menaçant fut enfin troublé par le rayonnement des éclairs qui +illuminèrent les montagnes.</p> + +<p>J'étais assis sur le pont avec Zéla, et nous regardions ces signes +extraordinaires et qui nous pénétraient insensiblement d'une profonde +mélancolie. Zéla me racontait, de sa voix douce et musicale, les +effrayantes tempêtes qu'avaient vues ses premières années. Elle me +parlait de ces feux étranges, des simouns, des orages, passage du vent +dans les brûlants déserts de son pays natal. Tout à coup, un bruit +étrange, bruit plus fort que celui que fait le tonnerre en se +précipitant dans l'espace, fit retentir l'air d'une sinistre clameur.</p> + +<p>—Chut! m'écriai-je en laissant tomber la main de Zéla. Que s'est-il +passé?</p> + +<p>Je bondis sur le pont; mais le coup était porté avant qu'il me fût +possible d'appeler mes hommes endormis sur le tillac.</p> + +<p>Nous étions complétement démâtés.</p> + +<p>Je regardai en haut, et la clarté des éclairs me montra deux longues +perches nues. Les barres de bois, les vergues, les agrès, tout avait été +emporté par le vent. La mer, qui était blanche d'écume, nous couvrait +comme si nous avions été placés sous une cataracte.</p> + +<p>Nos sabords et une grande partie des passages avaient<span class="pagenum"><a id="Page_237">[237]</a></span> été +emportés, les fers des canons enlevés, et les canons eux-mêmes +détachés à leur place. Notre petit vaisseau plongeait follement dans +la mer, et pendant une seconde, nous nous trouvâmes entièrement +submergés. D'une main je saisis Zéla, de l'autre les haubans, mais +c'était avec une peine inouïe que je résistais à l'entraînement de +l'eau. Si le câble attaché à l'ancre ne s'était pas brisé, nous +eussions infailliblement coulé à fond.</p> + +<p>Enfin, je repris un peu d'espoir en voyant la proue du schooner +reparaître au-dessus de l'eau.</p> + +<p>Je hélai mes hommes, mais personne ne répondit à mon appel.</p> + +<p>—Mon Dieu! m'écriai-je, la mer a-t-elle englouti tout l'équipage?</p> + +<p>Quelques matelots, pâles, muets, haletants, se traînèrent vers moi.</p> + +<p>—Y a-t-il des hommes hors du navire? leur demandai-je avec angoisse.</p> + +<p>Et, en faisant cette question, je regardai à la proue.</p> + +<p>—Oh! capitaine! s'écria une voix venant de la mer, à l'aide, par grâce, +à l'aide!</p> + +<p>Les éclairs qui sillonnaient la nue resplendissaient comme des rayons de +soleil sur la blancheur immaculée de la mer, et dans cette nappe +d'argent je pus distinguer plusieurs têtes noires qui luttaient +faiblement contre la violence des vagues.</p> + +<p>La voix qui m'avait appelé était celle d'un garçon suédois<span class="pagenum"><a id="Page_238">[238]</a></span> que +j'aimais beaucoup, et mon imagination me montra aussitôt le pauvre +marin dans le désespoir d'une horrible agonie.</p> + +<p>Le fatal simoun était passé. Je détachai Zéla, qui s'était suspendue à +mon bras par une étreinte convulsive, et, après l'avoir mise en sûreté, +j'ordonnai à mon contre-maître américain de tenir le gouvernail. Cela +fait, je me précipitai vers un petit bateau qui était sur la poupe, car +celui de la proue avait été emporté, et, voyant avec joie qu'il avait +échappé à la violence des vagues, je criai aux hommes de venir m'aider à +sauver leurs camarades. Ils hésitèrent un instant, car les pauvres +diables savaient à peine s'ils étaient sauvés eux-mêmes. Ils se mirent +néanmoins à ma disposition, et, pour exciter le courage de mes +compatriotes, je les appelai par leurs noms en leur disant:</p> + +<p>—Voyons, mes garçons, faut-il que nos camarades périssent faute d'un +bateau et d'une corde? Bon courage! venez, mettez vite le bateau à +l'eau. Où est Stang? Par le ciel, il est dans la mer, car je n'aurais +pas eu besoin de l'appeler... Vite, mes garçons, poussez le bateau... +bien; maintenant, prenez garde, il peut vous échapper ou couler à +fond... La, la, il est à flot; maintenant, que quatre des meilleurs +hommes du bord entrent dedans. Je vais avec vous; je sais où ils sont; +et vous, criai-je au contre-maître, gardez le vaisseau sous le vent, +hissez des lumières et préparez des cordes.</p> + +<p>Nous quittâmes le vaisseau; le vent s'était soudainement<span class="pagenum"><a id="Page_239">[239]</a></span> abaissé; mais +la mer était aussi agitée et aussi tumultueuse que l'est une rivière à +l'endroit où elle se jette dans la mer. Les éclairs avaient disparu, et +la nuit était profondément obscure.</p> + +<p>Aussitôt que nous fûmes derrière le schooner, nous ramassâmes deux +hommes qui s'étaient sauvés en s'attachant aux morceaux de bois qui +flottaient auprès du vaisseau. Je fis ramer dans toutes les directions, +en appelant mon second contre-maître et le garçon suédois qui s'étaient +perdus. Nos recherches furent vaines, et la crainte de périr nous-mêmes +m'obligea à faire diriger notre marche sur le vaisseau.</p> + +<p>Le vent et la pluie nous fouettaient la figure; la nuit était +horrible; ce fut avec une peine inouïe que nous arrivâmes à gagner le +côté droit du vaisseau, que le vent poussait avec violence vers la +mer.</p> + +<p>Au moment où les naufragés essayèrent de grimper à bord du schooner, un +roulis frappa le bateau, qui coula à fond, me laissant avec six hommes +flotter sur la surface de l'eau.</p> + +<p>Je m'éloignai rapidement de mes compagnons, dans la crainte d'être saisi +par la main convulsive d'un mourant, car j'entendais aussi confusément +que dans un rêve leurs cris de désespoir.</p> + +<p>En entrant dans le sillage du vaisseau, qui s'éloignait rapidement, je +vis les hommes du bord se précipiter à l'arrière pour nous jeter des +cordes; aucune ne nous atteignit. Alors on nous cria de saisir les +barres de bois qui flottaient autour du vaisseau; mais ces +barres<span class="pagenum"><a id="Page_240">[240]</a></span> étaient trop loin de la portée de nos mains.</p> + +<p>—Une corde, ou nous sommes perdus! criai-je d'une voix distincte, car +je savais que le seul bateau qui restait sur le schooner ne pouvait pas +être mis à l'eau.</p> + +<p>Je crus que ma dernière heure était arrivée. Tout à coup, quelque chose +de blanc parut sur le pont du schooner, et une voix divine, une voix +céleste, une voix qui pénétra mon cœur, qui domina le bruit de la +tempête et les cris des malheureux, cria:</p> + +<p>—Voici une corde, mon Dieu! portez-la jusqu'à lui ou faites-moi mourir!</p> + +<p>L'extrême bout d'une petite corde blanche vint tomber presque dans ma +main. Bien sûrs étaient les yeux qui l'avaient dirigée, bien ferme la +main qui l'avait tendue. Cette main était la tienne, Zéla; ton petit +bras et tes doigts mignons possédèrent en ce moment suprême plus de +force que ceux des plus vigoureux marins; ils sauvèrent cinq hommes qui +n'avaient plus devant eux pour tout avenir qu'une minute d'existence!</p> + +<p>Je puis à peine voir le papier sur lequel j'écris, car les longues +années qui se sont écoulées depuis ce jour heureux et néfaste n'en ont +point amorti le souvenir.</p> + +<p>Ô mon ange adoré, ne m'avez-vous pas, du haut du ciel, pris sous la +sainte égide de votre protection, en me préservant de la mort dans les +batailles où je la cherchais avec désespoir? N'avez-vous pas, esprit +gardien, détourné le coup de l'assassin prêt à frapper un cœur +dévoué à vous seul? N'avez-vous pas guéri les blessures<span class="pagenum"><a id="Page_241">[241]</a></span> qui +étaient trop graves pour se cicatriser à l'aide des remèdes humains, +et ouvert les mains de la mort quand j'ai senti ses doigts glacés se +presser sur ma poitrine? Ne m'avez-vous pas rendu la santé par les +moyens les plus miraculeux?</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXII</h2> + + +<p>Mais, esclave de mes devoirs, je suis forcé de reprendre le cours de ma +narration. Zéla, qui n'avait pas quitté le pont (elle ne le quittait +jamais à moins d'y être forcée par mes prières), avait été présente à +toute la calamité. Comme je l'ai déjà dit, Zéla appartenait à une race +énergique, et sa forme fragile possédait un caractère et une âme d'une +incroyable énergie. Elle avait montré aux matelots à bord du +schooner—les yeux de l'amour percent les ténèbres de la plus sombre +nuit—où il fallait jeter les cordes; mais, n'ayant pas confiance en +l'adresse des matelots, elle avait saisi la sonde de la mer sur +laquelle, heureusement, il n'y avait pas de plomb, et, après avoir +démêlé un grand rouleau,<span class="pagenum"><a id="Page_242">[242]</a></span> elle courut sur les cordes du pied du grand +mât. L'homme qui me fit la narration de ce qui s'était passé me dit que +Zéla courait comme un esprit de l'air.</p> + +<p>Quand Zéla fut sur l'extrême bout, elle entendit ma voix, et, dirigée +par le son, elle jeta le rouleau de corde. Dans la crainte de mal viser +son but, la pauvre enfant avait attaché l'autre bout avec l'intention de +se jeter dans la mer pour me l'apporter. Quatre des hommes qui étaient +avec moi saisirent la corde, qui n'était pas beaucoup plus grosse qu'une +corde à fouet, et il est vraiment merveilleux qu'elle ait pu nous +supporter.</p> + +<p>Le schooner nous jeta un autre appui, et nous nous trouvâmes bientôt en +sûreté.</p> + +<p>Deux hommes qui, ne sachant pas nager, s'étaient entortillés dans les +cordages du bateau, disparurent avec lui, car il est bon de remarquer +que les marins sont généralement très-mauvais nageurs.</p> + +<p>Dès que j'eus franchi le bord du schooner, Zéla se jeta dans mes bras. +Ses lèvres étaient aussi froides que de la glace, et son visage, d'une +pâleur livide, paraissait couvert des ombres de la mort. Je plaçai Zéla +sur l'écoutille, à côté de la jeune fille malaise, et, en voyant son +corps inanimé soutenu par la petite esclave, je m'écriai avec angoisse:</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! va-t-elle donc mourir?</p> + +<p>La vieille Kamalia, qui était couchée dans la cabine, s'écria aussitôt:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_243">[243]</a></span>—Non, malek, il est vrai que la Mort est venue, mais ce +n'est pas encore pour ma jeune maîtresse; quand elle viendra de +nouveau, la sombre fille de la nuit, la noble race de Bani Bedar +Kurcish, qui est contemporaine avec les sables, sera éteinte pour +toujours. Quand la vague salée et destructive touche la racine des +dattiers du désert, ils meurent; ceci est écrit dans le livre du +prophète. Je rachète par ma mort la vie de lady Zéla, et je jurai, le +jour où la Mort prit sa mère, qu'au moment où cette déesse des +ténèbres prendrait une âme de notre maison, cette âme serait celle de +la vieille Kamalia. Démon bleu! le prophète m'a entendu, il faut que +tu lui obéisses.</p> + +<p>Ces paroles furent suivies d'un râle étouffant, et je crus que la pauvre +nourrice se noyait.</p> + +<p>Je savais que la cabine avait été remplie par l'eau de la mer, je +demandai une lanterne, et j'ordonnai à la jeune fille malaise et à deux +hommes de porter la pauvre femme sur le pont.</p> + +<p>Il n'y avait pas un seul vêtement sec sur le vaisseau, et tous les soins +que je pouvais donner à ma chère Zéla se réduisaient à des caresses. Je +pressais convulsivement contre mon sein le corps glacé de la pauvre +enfant; je soufflais sur ses yeux, et après mille peines, j'eus le +bonheur de voir monter sur ses joues pâlies une légère rougeur.</p> + +<p>Les hommes que j'avais chargés d'enlever la vieille Kamalia de la cabine +envahie par l'eau me crièrent qu'elle était morte, roide et froide comme +une pierre.</p> + +<p>Lorsque<span class="pagenum"><a id="Page_244">[244]</a></span> la cabine fut mise en état de recevoir ma femme, je l'y +transportai, aidé par la jeune fille malaise, qui me promit de veiller +sur elle; et, le cœur plus tranquille, je me rendis sur le pont.</p> + +<p>Le soin de débarrasser le vaisseau des débris qui l'encombraient occupa +trop mon esprit pour me donner le loisir de faire l'énumération des +pertes d'hommes que nous avions faites. Tout à coup, mes oreilles furent +frappées par des cris perçants poussés par la jeune Malaise. Je me +précipitai vers la cabine, et je trouvai Zéla dans les convulsions de +l'agonie. La pauvre chère était saisie avant terme par les douleurs de +l'enfantement, et elle mit au monde un petit être sans vie. Quand les +douleurs de Zéla se furent calmées, je la contraignis à boire un verre +de grog très-fort. Cette brûlante composition réchauffa son sang, et +elle tomba bientôt dans le calme d'un profond sommeil.</p> + +<p>Sous la bienfaisante influence de cet heureux repos, le visage de Zéla +reprit son expression de douceur divine, et elle me parut si +parfaitement belle, que je la regardais avec autant de plaisir et de +surprise que si mon regard ne s'était jamais fixé sur sa délicieuse +figure.</p> + +<p>Dans la crainte que le souvenir de la vieille Kamalia ne vînt, au +réveil, frapper l'esprit de Zéla, je défendis à la Malaise de parler de +la mort de la pauvre femme, et je me disposai à faire disparaître son +corps.</p> + +<p>Une lanterne à la main, je m'approchai de l'endroit où son cadavre +avait été déposé. La figure de Kamalia n'avait<span class="pagenum"><a id="Page_245">[245]</a></span> subi aucun +changement; elle ressemblait à une momie que j'avais vue à l'île de +France, et qui, datant de l'époque de Cléopâtre, avait été enterrée +près de deux mille ans.</p> + +<p>La momie dont je parle avait autant d'apparence de vie que les restes +livides et flétris de la nourrice. Les vers étaient bien fraudés de leur +proie, car la peau, d'un bleu livide, ne couvrait que des os. Une raie, +d'un cramoisi terne, tachait une veine des tempes, et sur cette veine +descendaient quelques mèches de cheveux gris semblables à de la mousse +sur un arbre mort. Les bras de Kamalia pendaient roides, et toute la +pose de ce corps avait une expression de rigidité sauvage. Je cachai le +cadavre de la fidèle servante dans une cabine isolée, et je remontai sur +le pont.</p> + +<p>—Des battures à l'avant!... cria un homme en vigie.</p> + +<p>Malgré son état fracassé, le schooner, qui avait quelques voiles, passa +les battures, et nous vîmes le ressac qui se brisait sur les rochers +enfoncés dans l'eau. Au point du jour, le temps reprit sa tranquillité, +le soleil se leva dans toute sa splendeur, et un voile de brouillard +vaporeux se suspendit au-dessus du rivage d'où l'ouragan nous avait +éloignés.</p> + +<p>Le vaste et sombre marais dont nous avions rasé les bords couvre une +immense étendue de terre; il est exactement placé au-dessous de +l'équateur. Je bénis encore le ciel que sa fureur nous ait chassés des +rives dangereuses de cet impur terrain, dont la vapeur<span class="pagenum"><a id="Page_246">[246]</a></span> pestilentielle +nous eût évidemment été mortelle.</p> + +<p>Le constructeur du schooner n'aurait pas reconnu le pauvre vaisseau, et +bien certainement le prince Zaoo se serait refusé à faire un échange +entre mon bâtiment et la vieille carcasse pourrie sur laquelle il +naviguait. Fracassé, démâté et brisé, le schooner était livré à la merci +des vagues et du vent. Outre cela, notre butin et nos provisions étaient +entièrement gâtés.</p> + +<p>Après avoir donné mes ordres, je laissai le pont à la charge du +contre-maître. Je fis la revue de mes hommes, et je me retirai dans ma +cabine.</p> + +<p>Nous avions perdu le contre-maître, le munitionnaire, le garçon suédois +et sept matelots.</p> + +<p>Je trouvai Zéla endormie, et, pour ne pas réveiller la chère créature, +je plaçai des chaises à côté de sa couche; mes bras enveloppèrent le cou +de Zéla, et dans cette position, je m'endormis profondément.</p> + +<p>Mais mon sommeil fut horrible; je rêvai qu'on me faisait subir +d'effroyables supplices, que j'étais déchiré en mille morceaux par des +requins et des tigres, que ma tête était écrasée comme une noisette +entre les énormes mâchoires d'un crocodile. Dans l'effervescence des +prodigieux efforts que je tentais pour me sauver, je renversai les +chaises et je tombai en entraînant Zéla dans ma chute.</p> + +<p>—Qu'avez-vous, mon ami? s'écria Zéla tout épouvantée.</p> + +<p>Je ne pus répondre; la sueur coulait de mon front, et j'étais sans +haleine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_247">[247]</a></span>—Très-cher, dit Zéla en m'embrassant, vous venez de faire +un mauvais rêve; ne vous effrayez pas ainsi, le temps est calme et +nous sommes ensemble.</p> + +<p>Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il me fût possible de me +ressouvenir de tout ce qui s'était passé. Quand je repris mes sens, mon +cœur bondit de joie; mon adorée Zéla était appuyée sur lui, et son +beau visage était souriant.</p> + +<p>Retardés par la faiblesse du vent, par le manque de toile, nous mîmes +cinq jours à gagner notre port de destination.</p> + +<p>En retrouvant de Ruyter, toutes nos souffrances furent oubliées, et nous +nous arrêtâmes sous la proue du grab en chantant et en poussant des cris +de joie, comme si nous avions fait un voyage des plus propices. Tant il +est vrai qu'un rayon de joie fait oublier les souffrances les plus +longues et les plus terribles!</p> + +<p>De Ruyter monta sur notre bord; il était stupéfait de nous voir si +fracassés par la tempête.</p> + +<p>—Holà! mes garçons, nous dit-il, avez-vous fait un voyage au pôle +arctique? Avez-vous été environnés par des remparts de glace pendant un +demi-siècle?</p> + +<p>—Non, lui répondis-je; seulement nous avons transformé le schooner en +une cloche à plongeur ou en une torpille, afin de croiser en dessous de +l'eau.</p> + +<p>—Mais que vous est-il donc arrivé? et ses yeux perçants +parcoururent le vaisseau: vous êtes-vous battus avec le simoun? Il n'y +a pas de machines humaines capables d'opérer une pareille dévastation. +Ah! ah! tous vos<span class="pagenum"><a id="Page_248">[248]</a></span> hommes ne sont pas ici, il manque plusieurs +figures bien familières.</p> + +<p>De Ruyter possédait le don si rare de ne pas oublier une figure sur +laquelle il avait arrêté son regard.</p> + +<p>Quand j'eus raconté à de Ruyter notre funeste histoire, il me dit en +souriant:</p> + +<p>—Fort bien; vous avez été sauvés par un miracle. Le mal n'avait +point de remède. Il faut que nous nous occupions de réparer le +désastre. J'espère que le corps du vaisseau n'est pas endommagé. Nous +avons ici assez de barres de bois, et je vous fournirai des cordages +et de la toile. Quant à moi, j'ai eu plus de succès en attaquant un +convoi de vaisseaux en course dans les détroits de la Sonde. Nous +avons démâté un fainéant croiseur de la Compagnie, pris deux vaisseaux +chargés, l'un de munitions navales et militaires, l'autre de +provisions. Je les ai conduits à Java, et j'ai vendu fort +avantageusement les vaisseaux et leurs cargaisons.</p> + +<p>En revenant de Java, nous avons ramassé deux vaisseaux marchands +particuliers, dont un, destiné pour Macao, était chargé de caisses +d'opium, ce qui vaut mieux que les dollars, car l'opium est très-cher +dans ce moment-ci. L'autre bâtiment était chargé d'huile, de café, de +sucre candi et de plusieurs <a id="autre">autre</a> +choses; du reste, vous les verrez tous deux, ils sont là dans le port. +Outre cela, j'ai rendu de grands services au peuple de ces parages, peuple +que les Maures nomment des Beajus ou hommes sauvages, et pour ces services<span class="pagenum"><a id="Page_249">[249]</a></span> +ils m'ont fait roi de leur île. Me voici donc un roi prospère, avec mille +Calibans pour mes sujets. Regardez, ils m'apportent du bois, de l'eau, et +ils m'ont fait voir et apprécier toutes les qualités de leur territoire.</p> + +<p>—Quels services avez-vous donc rendus à ce peuple? demandai-je à de +Ruyter.</p> + +<p>—Voici. Près des îles de Tamboc, qui ne sont point habitées, je +fus tout surpris de découvrir une flotte de proas. Les prenant pour +des pirates, je passai au beau milieu de leur flotte. Comme ils +étaient amarrés auprès du rivage, plusieurs se sauvèrent. Quelques-uns +levèrent l'ancre et tentèrent de fuir; mais, à l'exception de deux ou +trois, je m'emparai de tous. Quand j'eus abordé les bateaux, je +découvris qu'ils appartenaient à des pirates malais et mauresques. Ces +pirates avaient visité la côte au sud-est de Bornéo, surpris les +habitants, qui, par la raison que leur pays est inondé d'eau pendant +la saison des pluies, vivent dans des maisons flottantes attachées à +des arbres. Les malheureux ne purent se sauver, car les corsaires +arrivaient auprès d'eux avec leurs chaloupes et prenaient +indistinctement les hommes, les femmes et les enfants. Après cet +exploit, les ravisseurs se mirent en mer, et ils avaient touché aux +îles de Tamboc pour prendre des provisions et de l'eau, quand, fort +heureusement pour les prisonniers, je les surpris à mon tour. Je +trouvai près de deux cents captifs dans les différents proas; je les +mis tous en liberté, et, leur faisant cadeau des chaloupes,<span class="pagenum"><a id="Page_250">[250]</a></span> je +les amenai ici, près de leur pays natal.</p> + +<p>Je dois faire observer au lecteur que nous étions amarrés dans un port +au sud de l'île de Bornéo. Ce port était dans une baie formée par trois +petites îles, qui n'étaient point habitées ni même habitables, car la +plus grande n'avait pas un mille de circonférence. Le canal entre nous +et la plus grande des îles avait à peine un mille de largeur, et le +passage en était fermé par un banc de sable sur lequel la mer se jetait +sans cesse. Le grab se trouvait tout à fait environné de terre, et +j'avais eu une grande peine, malgré les descriptions de de Ruyter, à +découvrir le lieu de notre rendez-vous.</p> + +<p>Pour ajouter un malheur de plus aux calamités qui avaient accablé le +schooner, mes hommes furent soudainement saisis d'une fièvre putride et +de la dyssenterie. Nous attribuâmes ce fléau à l'atmosphère +pestilentielle qui s'était exhalée du fatal rivage marécageux auprès +duquel nous nous étions arrêtés. Quelques malades moururent; et à peine +leurs âmes se furent-elles séparées de leurs corps que nous fûmes +obligés de les jeter dans la mer, tant l'odeur qu'ils répandaient était +insupportable. Et tous ces malheurs étaient attribués à la néfaste +journée du vendredi.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXIII</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_251">[251]</a></span>On croit que les Beajus sont une partie des aborigènes de la +grande île de Bornéo, chassés dans l'intérieur du pays, qui se compose +de collines et d'énormes montagnes sombres, escarpées et pleines de +précipices. Une chaîne de ces montagnes avoisine la partie de l'île à +laquelle nous étions amarrés, et les bases de ces montagnes, en +s'étendant dans la mer, rendent en certains endroits l'approche de +l'île fort dangereuse. Si les petites îles ne nous avaient pas +protégés, nous n'aurions pu trouver un ancrage, même à la distance de +plusieurs lieues. La mer, environne les deux côtés du pays, pendant +que l'énorme marais forme une barrière dans l'intérieur; de sorte qu'à +l'exception de quelques maraudeurs qui viennent dans leurs proas de +temps en temps pour ravager les villages dispersés çà et là, sur une +plaine qui se trouve aux limites du marais, les Beajus vivent en paix, +grâce à l'impôt qu'ils payent à une colonie malaise située sur la côte +ouest.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_252">[252]</a></span>Libres d'être gouvernés par leurs propres chefs, les Beajus +vivent avec une simplicité patriarcale. La chasse et la pêche sont +leurs principales occupations, et ils ont une quantité suffisante de +riz, de maïs et d'autres grains, ainsi que des fruits, des racines et +des herbes.</p> + +<p>La saison pluvieuse commence en avril; elle dure une moitié de l'année, +et ne cesse de tomber avec des ouragans épouvantables au-dessus de +l'immense marais. Les bêtes sauvages osent seules errer quelquefois dans +cette affreuse solitude.</p> + +<p>Ce marais a été nommé l'île de la Puissance destructive; on le dit +peuplé de démons qui préparent là toutes les souffrances humaines pour +les disperser sur le monde au gré de leurs caprices.</p> + +<p>Afin d'adoucir la colère de ces démons, les Beajus leur offraient des +sacrifices; mais ils n'en offraient pas, malgré leur croyance en elle, à +la puissance bonne et suprême, disant: «Comme cette puissance ne fait +que du bien, nous ne devons ni essayer de la corrompre par des +sacrifices ni implorer sa clémence.»</p> + +<p>Les chefs des Beajus étaient élus par des vieillards. Chaque chef de +famille devait répondre de ceux qui lui appartenaient. Ils n'étaient +cités devant une grande assemblée que pour de grands crimes, et +l'adultère, étant considéré comme le plus atroce, était puni de mort.</p> + +<p>Le bon service que de Ruyter avait rendu à ce peuple ne fut ni oublié +ni méconnu, car leur reconnaissance fut<span class="pagenum"><a id="Page_253">[253]</a></span> sans bornes. Les deux +cents personnes qu'il avait libérées se firent les esclaves de leur +sauveur; elles nous rendirent toutes sortes de services et refusèrent +d'en recevoir le payement. Les plus riches se tenaient constamment +côte à côte à bord de nos vaisseaux pour nous donner des fruits, des +volailles, du poisson, des chèvres et toutes les choses que produisait +leur pays. Ils bâtirent des huttes très-commodes sur la plus grande +des îles pour recevoir nos malades et nos blessés, qui étaient +nombreux sur les deux vaisseaux. Ces huttes furent placées sous la +surveillance de Van Scolpvelt, qui avait toujours soin d'être bien +fourni de médicaments. D'ailleurs, herboriste lui-même, il consacrait +ses heures de loisir à chercher des herbes et des plantes pour les +distiller et en faire des décoctions et des onguents. Le docteur avait +à ses ordres un des canots des Beajus, et, à l'aide de ce canot, il +faisait sur la côte des excursions journalières.</p> + +<p>Pendant quelques jours je fus exclusivement occupé à réparer le +schooner, et, pour lui rendre toute sa force première, je cherchai dans +les forêts les planches de bois dont j'avais besoin.</p> + +<p>Malgré tous mes soins, j'avais à surmonter de grandes difficultés pour +trouver un bois qui possédât les qualités nécessaires. Quant à un bois +de charpente, il y en avait assez pour bâtir des flottes.</p> + +<p>Un jour, étant allé bien loin le long de la côte, je débarquai dans une +petite baie dont l'approche était inaccessible du côté de la terre, car +elle se trouvait gardée<span class="pagenum"><a id="Page_254">[254]</a></span> par une montagne couverte de jungles. Les +buissons et les cannes de ces jungles, entrelacés ensemble par d'énormes +plantes rampantes, laissaient croire qu'un rat seul avait la possibilité +d'en franchir les sinueux détours. La vue de quelques sapins me +détermina cependant à tenter l'approche de cet impénétrable fourré. En +conséquence, après avoir fait aborder Zéla sur le rivage, j'envoyai mon +bateau au schooner avec l'ordre de ramener les charpentiers. Nous étions +cependant à une distance considérable du vaisseau; mais ma petite barque +naviguait admirablement bien, et, comme le vent était bon, je calculai +que les ouvriers pouvaient se rendre à mes ordres dans l'espace de +quelques heures.</p> + +<p>En attendant le retour de mes envoyés, nous examinâmes la place, afin de +trouver un chemin praticable; mais nos recherches furent complétement +inutiles. En désespoir de cause, nous nous promenâmes çà et là sur le +bord de la mer, et nous ramassâmes des huîtres et des moules, car de +hauts rochers qui s'avançaient au-dessus de nous en étaient couverts.</p> + +<p>Pendant que Zéla s'occupait à préparer du café, je fis ma sieste, +étendu sur un fragment de rocher, et bientôt le bruit monotone des +vagues, le chant du coq des jungles et la voix éloignée du faon, voix +aiguë et plaintive, m'endormirent profondément. Tous ceux qui ont joué +un rôle dans les actives scènes de la vie maritime ou militaire ont +trouvé un bonheur exquis dans les douceurs du repos, soit qu'on le +goûtât dans l'isolement, soit<span class="pagenum"><a id="Page_255">[255]</a></span> qu'il fût partagé avec une +compagne jeune, belle et chérie. Dans cette solitude enchanteresse, on +peut décharger les fardeaux qui pèsent sur le cœur, se confier +mutuellement ses joies ou ses angoisses, être libre enfin, échapper à +la dédaigneuse pitié des amis dont les paroles banales sont plutôt un +ennui qu'une consolation. Les amis sont généralement des prophètes +officieux qui prévoient les malheurs et qui avertissent d'éviter ce +qui est inévitable; puis, quand le mal est sans remède, ils justifient +leur conscience par ces mots:</p> + +<p>—Il n'a pas voulu écouter mes conseils; c'est une faute dont il subit +les conséquences!...</p> + +<p>Quand le café fut prêt, Zéla mit sa tête sur mon épaule et me montra une +tache blanche sur les eaux en me disant:</p> + +<p>—C'est un canot du pays, très-cher; cachons-nous!</p> + +<p>—C'est notre bateau, mon amour, il n'y a aucun danger à craindre.</p> + +<p>—Parions, dit Zéla.</p> + +<p>—Parions, répétai-je d'un ton joyeux.</p> + +<p>Mais afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir de si bonne heure le goût du +jeu, il faut que je dise que le gain de nos paris n'était que des +baisers. De sorte que, bateau ou canot, je gagnais toujours, car c'était +donner au lieu de recevoir, ce qui est aussi agréable l'un que l'autre. +Quand j'eus persuadé à Zéla que la tache blanche était notre bateau, je +lui demandai un baiser. La chère enfant<span class="pagenum"><a id="Page_256">[256]</a></span> me le donna; mais je fus obligé +de le lui rendre. Le sujet de notre joyeux pari était le canot du +docteur. Tout à coup un petit bruit sourd se fit entendre dans les +jungles. Cachés par une saillie du rocher, il nous fut facile de nous +mettre sans être vus en état de défense; j'armai silencieusement ma +carabine.</p> + +<p>Un taoo parut au-dessus de nos têtes.</p> + +<p>—Soyez prudent, mon ami, me dit Zéla: un tigre s'approche, car cet +oiseau le précède toujours de quelques pas.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXIV</h2> + + +<p>J'ajoutai une balle de plomb à ma carabine, dont j'appuyai la crosse +sur le rocher, décidé à ne faire feu qu'en cas d'attaque, et je +calculai rapidement qu'il nous serait possible de fuir et de gagner le +bateau à la nage si notre ennemi n'était pas atteint par ma balle. +Après avoir ôté ma casquette, je jetai un coup d'œil au-dessus +du rocher; le bruit ne cessait pas. Tout à coup, et à ma grande +surprise, j'aperçus un vieillard gris<span class="pagenum"><a id="Page_257">[257]</a></span> et couvert de poils. Il +écarta les buissons, et après un long examen de son entourage, il se +baissa et sortit de l'ouverture de la petite baie. Au geste que je fis +pour m'élancer vers l'inconnu, Zéla tressaillit, et me prit la main en +murmurant à voix basse:</p> + +<p>—Cachez-vous et ne bougez pas.</p> + +<p>L'étranger avait la plus étonnante figure du monde, et cette figure ne +ressemblait à aucune de celles que j'avais vues chez les différents +peuples de la mer des Indes. Ses membres étaient remarquablement longs, +et la seule arme qu'il portât était une énorme massue, pareille, du +reste, à celles dont se servent les insulaires du Sud. La figure de cet +homme était noire, couverte de poils gris et profondément ridée; sa +taille semblait courbée par l'âge et par les infirmités, mais néanmoins +il marchait à grands pas sur le terrain inégal. Les yeux de cet étrange +personnage avaient une expression de malignité qui les faisait +ressembler à ceux d'un démon.</p> + +<p>Quand il fut arrivé sur les bords de la mer, mais dans une direction +opposée à celle où nous nous trouvions, il s'assit sur un rocher, et, à +l'aide d'une pierre pointue qu'il avait ramassée, il arracha des moules +qu'il dévora d'un air horriblement avide. Après avoir terminé son repas, +le sauvage cueillit une grande feuille, y mit des huîtres et des moules, +puis il serra sa pêche avec soin. Avant de s'éloigner, l'homme examina +pendant quelques minutes le canot de Van, qui voguait rapidement vers +nous, hocha la tête, et d'un pas alerte il reprit le chemin des jungles +et disparut.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_258">[258]</a></span>—Je veux le suivre, dis-je à Zéla, et je me levai vivement.</p> + +<p>Zéla voulut me retenir.</p> + +<p>—C'est un <i>Jungle-Admée</i>, me dit-elle; on assure qu'ils sont plus +rusés, plus cruels et plus féroces que les tigres et les lions.</p> + +<p>—Il est seul, mon amie, et bien certainement j'ai assez de force et +d'énergie pour lui tenir tête; d'ailleurs, en le suivant, je trouverai +un chemin qui me sera utile.</p> + +<p>Je mis aussitôt mon idée à exécution, et, après m'être traîné sous un +massif de kantak, je découvris un étroit et tortueux sentier que le +vieillard suivait à pas lents; je me glissai sur ses traces, accompagné +de l'intrépide Zéla.</p> + +<p>Après un quart d'heure de marche, le vieillard dirigea sa promenade vers +le marais, traversa le lit d'un ruisseau de la montagne, grimpa sur un +rocher d'une quinzaine de pieds de haut, et de là sur un vieux pin +couvert de mousse.</p> + +<p>Quand le sauvage eut gravi le tronc de l'arbre, il se trouva plus élevé +que le rocher; alors il s'attacha par les bras à une branche +horizontale, et, semblable à un matelot qui traverse les étais d'un mât +et change continuellement la position de ses membres, l'étranger gagna +le sommet du rocher. Une fois là, il soutint son corps avec ses mains, +et, se laissant doucement tomber de l'autre côté, il continua sa marche. +Nous le suivîmes en évitant avec soin de faire le moindre bruit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_259">[259]</a></span>L'inconnu franchit plusieurs rochers, dans les crevasses desquels +poussaient les pins dont j'avais besoin.</p> + +<p>Arrivé là, le vieillard suspendit sa marche pour considérer un énorme +pin qui, tombé de vieillesse, produisait encore une infinité de +vigoureux rejetons. Le sauvage arracha quatre jeunes pins, qu'il +dépouilla de leurs branches pour les placer commodément sur son épaule +gauche. Cela fait, il se dirigea vers un petit espace de terrain sur +lequel se trouvaient des mangoustans sauvages et des bananes. Après +avoir cueilli quelques fruits bien mûrs, le sauvage fit plusieurs +détours et arriva sur un petit emplacement ombragé par un arbre couvert +de grandes fleurs blanches. Sous la merveilleuse épaisseur des branches +de cet arbre, nous aperçûmes une jolie petite hutte construite avec des +cannes entrelacées ensemble.</p> + +<p>Ce fut avec une véritable admiration que mes regards parcoururent le +délicieux entourage de la pittoresque habitation du solitaire, car un +goût parfait avait présidé au choix de l'emplacement et à +l'harmonieuse disposition des objets extérieurs. À droite de la hutte +se trouvait un banc de rochers couvert de tamarins et de muscades +sauvages; à la base de ce banc, on voyait une excavation à moitié +ombragée par trois grands arbres de bétal, qui, avec leurs troncs +droits, à l'écorce d'un blanc argenté, étaient d'une beauté tellement +resplendissante, qu'ils semblaient être les Grâces de la forêt. +Derrière l'ermitage s'étendait à perte de vue un<span class="pagenum"><a id="Page_260">[260]</a></span> jungle +impénétrable, dans lequel je distinguai le tamarin, la muscade, le +cactus, l'acacia et le sombre feuillage du bambou.</p> + +<p>Après avoir déposé le paquet de jeunes pins à la porte de sa demeure, le +vieux sauvage entra à quatre pattes dans la hutte, dont la porte était +très-basse, car le toit, couvert de feuilles de palmier, n'était élevé +que de deux pieds au-dessus de la terre.</p> + +<p>Pendant que j'examinais attentivement la hutte, un bruit sourd dans le +buisson sous lequel j'étais caché me fit tourner la tête, et je vis avec +un indicible effroi la tête noire et l'œil brillant d'un +cobradi-capello. L'horrible bête dirigeait sa marche vers Zéla, qui, +muette de terreur, semblait fascinée par les yeux du reptile.</p> + +<p>Le danger de ma femme étouffa ma prudence. Je courus à elle en poussant +un cri formidable. Le serpent ne parut point alarmé; il se retira +doucement dans un buisson et disparut.</p> + +<p>—Oh! le Jungle-Admée, s'écria Zéla.</p> + +<p>Je me retournai vivement.</p> + +<p>Le vieillard s'avançait vers nous en tenant fermement serrée dans ses +deux mains la massue, qu'il faisait voltiger au-dessus de sa tête comme +un bâton à deux bouts.</p> + +<p>À en juger par la férocité du regard du vieux scélérat décharné, par le +grincement de ses dents, par la fureur qu'exprimaient tous ses gestes, +il était bien certain qu'il se préparait au combat.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_261">[261]</a></span>J'avais à la main ma carabine armée; mais, avant d'avoir eu la +possibilité de la diriger contre mon agresseur, je fus obligé de +reculer vivement en arrière pour éviter un coup de massue. Éloigné du +sauvage par ces quelques pas, je visai sa poitrine, et tout le contenu +de mon arme fut logé dans son corps. Le vieillard bondit sur ses pieds +et vint lourdement tomber sur moi. Le choc me fit trébucher, et, me +croyant perdu, je criai à Zéla de courir au bateau, afin de se sauver. +Mais, au lieu de fuir, l'héroïque enfant enfonça une lance de sanglier +dans le dos du sauvage, en me disant d'une voix calme:</p> + +<p>—Il est tout à fait mort, mon ami; levez-vous.</p> + +<p>J'eus quelque peine à me débarrasser de l'étreinte du sauvage, et, en me +relevant, je vis que la balle, en traversant le cœur, était la cause +de l'élan convulsif qui avait failli causer ma perte.</p> + +<p>Bien certain de la mort du Jungle-Admée, nous pénétrâmes dans sa maison. +L'intérieur différait fort peu de celui des habitations de tous les +hommes de l'île, seulement cet intérieur était plus propre, et surtout +plus commode.</p> + +<p>À un bout de la chambre s'élevait un mur mitoyen, sorte de défense +opposée à l'invasion des voleurs pendant l'absence du maître. Sur une +table grossièrement construite était soigneusement étalée une provision +de racines et de fruits. En vérité, on eût dit que la chambre de cet +homme était la demeure d'un philosophe écossais.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_262">[262]</a></span>En entendant la détonation des mousquets et le son des voix qui +nous appelaient, je fus tout surpris de m'apercevoir que nous étions +tout près de la mer.</p> + +<p>Nous nous hâtâmes de regagner le rivage, où stationnait Van dans son +canot.</p> + +<p>L'endroit où nous nous étions arrêtés avait été désigné au docteur par +les hommes de notre bateau; la détonation de ma carabine avait si fort +épouvanté notre Esculape, qu'il avait donné l'ordre à ses compagnons de +tirer, en forme d'appel, plusieurs coups de mousquet.</p> + +<p>—Bonne nouvelle, Van! lui dis-je; j'ai trouvé pour vous ici un +magnifique sujet.</p> + +<p>Et je racontai au docteur mon aventure avec l'homme sauvage.</p> + +<p>—Où est-il? s'écria Van.</p> + +<p>Brûlant de curiosité, le docteur me suivit sur le lieu du combat.</p> + +<p>—Comment! c'est cela? Mais cet être n'appartient pas à la classe +<i>bimana</i>, à la classe <i>genus homo</i> ou homme; il appartient à la seconde +classe des <i>quadrumana</i>, êtres de la race <i>simii</i>, qui se compose de +singes, de guenons et de babouins: le <i>pelvis</i> étroit, le <i>falx</i> +allongé, les bras longs, les pouces courts et les côtes plates.</p> + +<p>»Celui-ci, continua Van en tournant le corps, est un orang-outang. En +vérité, je n'en ai jamais vu un aussi grand: il ressemble beaucoup au +<i>genus homo</i>; mais touchez-le, il a treize côtes, et il n'y a guère de +différence entre<span class="pagenum"><a id="Page_263">[263]</a></span> votre conformation et la sienne. Buffon dit que +les orangs-outangs n'ont aucun sentiment de religion, et quel +sentiment en avez-vous? Ils sont aussi braves et aussi féroces que +vous; de plus, ils sont très-ingénieux, et vous ne l'êtes pas. +D'ailleurs, autre supériorité, c'est une race réfléchissante, sensée, +et ils ont le meilleur gouvernement du monde; ils divisent un pays en +départements; ils ne se rendent jamais coupables d'une invasion et ne +détruisent point les biens des autres.</p> + +<p>»Ils sont gouvernés par des chefs et vivent bien sous la douceur d'une +loi juste et protectrice. Celui-ci a été méchant, séditieux, et sans nul +doute banni de la communauté de ses semblables.</p> + +<p>»Je conserverai son squelette pour en faire hommage au collége de chimie +d'Amsterdam, car c'est une espèce rare.»</p> + +<p>Nous laissâmes Van travailler sur l'orang-outang pour aller examiner les +bois de charpente et tracer un chemin jusqu'au rivage.</p> + +<p>Vers le soir, nous regagnâmes nos bateaux, car les natifs nous +assurèrent que l'île était infestée par des tigres et par des serpents.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXV</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_264">[264]</a></span>J'ai remarqué que les individus qui possèdent des qualités +réelles sont détestés et maltraités. La masse du peuple s'occupe +généralement à s'aimer elle-même, à penser à son bien-être personnel +et à dire du mal des autres, et cela pendant qu'elle essaye de leur +enlever une portion de leurs richesses. Il faut que tous ceux qui +ambitionnent son estime mentent, se plient à ses caprices et lui +rendent hommage.</p> + +<p>Le mérite, la vaillance, la sagesse et la vertu sont presque toujours +sans pain et sans vêtements.</p> + +<p>Les Malais, dispersés sur les bords de la mer des Indes et sur ses plus +belles îles, sont déclarés, d'après l'opinion publique, féroces, +perfides, ignorants et rebelles à toute tentative de civilisation, et +même incapables d'aucun sentiment de bonté, par la raison qu'ils sont +capables de commettre tous les crimes.</p> + +<p>De Ruyter, qui n'ajoutait aucune foi dans les clameurs du monde, qui +n'était jamais guidé par l'opinion des autres<span class="pagenum"><a id="Page_265">[265]</a></span> quand il avait la +possibilité de juger par lui-même, me donna bientôt sur le caractère +des Malais de véritables renseignements. En disant que ce peuple était +généreux, esclave de sa parole, doué d'un courage invincible, de +Ruyter lui rendait justice.</p> + +<p>Tous les efforts tentés par les Européens pour arriver à vaincre ce +peuple ont été sans succès. Si une partie de leur pays est prise par une +force supérieure à leurs moyens de défense, ils abandonnent la lutte, +mais avec le courage qui cède sans plier, mais avec leur profond amour +de la liberté, qu'ils acquièrent par les conquêtes de leurs victorieuses +batailles. Sur la côte du Malabar et dans les trois grandes îles de la +Sonde, les Malais sont fort nombreux et sont encore le seul peuple de +l'Inde qui ait conservé un caractère national et le libre arbitre de +leur sort.</p> + +<p>Les Malais ont peu de besoins, et sont hardis, braves et aventureux, et +il n'y a guère de pays dans le monde où une pareille race ne puisse +trouver les moyens de vivre. Semblables au coco, ils ne sont jamais loin +de la mer, et, comme les Arabes, ils s'approprient sans scrupule le +superflu des riches étrangers: mais quelle est la créature pauvre qui ne +désire pas un peu une partie du bien des riches?...</p> + +<p>Les lâches mendient, les rusés volent, et l'homme brave prend à l'aide +de sa force.</p> + +<p>Les richesses de l'Inde et celles de l'Asie, obtenues par la force et +par la ruse, sont journellement transportées le long des côtes +malaises en voguant vers l'Europe,<span class="pagenum"><a id="Page_266">[266]</a></span> et les Malais seraient de +véritables barbares s'ils n'en prenaient pour eux une petite portion. +Donc, ils s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs mains; et, +quoique leur pays ait été ravagé, quoiqu'on les ait massacrés en +grande partie, ils n'ont perdu ni leur force ni leur courage.</p> + +<p>Les Malais possèdent plusieurs colonies sur la côte à l'est de Bornéo, +et la situation de cette côte leur permet d'exercer sur le commerce +chinois un constant maraudage.</p> + +<p>Les Portugais, les Hollandais, les Anglais, ainsi que plusieurs autres +nations, ont de temps en temps formé des colonies sur diverses parties +de l'île, protégés dans leur installation par le roi de Bornéo. Mais +cette protection eut une grande ressemblance avec celle qu'un fermier +accorde à l'industrieuse abeille. Ainsi, quand les colons eurent établi +des usines, quand ils eurent encaissé les trésors produits par leur +travail, on les chassa, et leurs biens furent confisqués.</p> + +<p>Le roi moresque, qui demeure à Bornéo, la capitale de l'île, n'a ni +influence ni pouvoir en dehors de sa province, et, de plus, fort peu +d'autorité sur les Chinois, qui ont accaparé tout le commerce de l'île +et qui vivent à Bornéo dans une complète indépendance.</p> + +<p>Mais revenons à nos amis les Malais.</p> + +<p>Sur la partie de la côte où nos vaisseaux étaient amarrés se trouvait +une colonie malaise; nous nous liâmes bientôt avec les principaux +habitants, afin de nous débarrasser des Beajus, qui sont le peuple +le<span class="pagenum"><a id="Page_267">[267]</a></span> meilleur, mais aussi le plus stupide de la terre.</p> + +<p>Un matin, de Ruyter exprima au chef de cette colonie le vif désir que +nous avions de faire une chasse au tigre.</p> + +<p>—Je suis tout à fait à vos ordres, nous répondit le Malais, et demain +nous organiserons cette partie. Je vous servirai de guide, quoique le +plaisir que vous vous promettez me soit entièrement inconnu, car ici +nous n'attaquons le tigre qu'en cas de légitime défense ou pour protéger +nos propriétés contre ses dangereuses invasions.</p> + +<p>Je ne dois pas oublier de dire que, pendant la durée de notre amarrage, +de Ruyter fit de temps en temps lever l'ancre du grab, afin d'aller voir +si la mer était traversée dans nos parages par quelque vaisseau de la +Compagnie. Pendant l'excursion de notre commandant, je veillais sur le +schooner, dont les réparations marchaient à grands pas, car, grâce à +l'orang-outang, nous avions trouvé du bois convenable.</p> + +<p>Nous faisions souvent des parties de chasse sur la terre pour tuer des +daims, des sangliers, des chèvres et quelquefois des buffles, afin +d'approvisionner nos vaisseaux de viandes fraîches et d'épargner nos +provisions pour la mer.</p> + +<p>L'intention de de Ruyter était d'attendre, pour s'en emparer, le passage +d'une flotte chinoise qui faisait voile pour la France.</p> + +<p>Ce temps d'arrêt nous permit de visiter l'île, et les natifs nous +parlèrent des ruines d'une ancienne ville, située<span class="pagenum"><a id="Page_268">[268]</a></span> sur les bords +du grand marais, en ajoutant que ces ruines étaient la demeure des +tigres et d'une infinité d'autres bêtes sauvages. Nous nous décidâmes +bientôt à aller les visiter.</p> + +<p>Nos vaisseaux étaient toujours en ordre, et aucun soin n'était mis en +oubli pour les préserver d'une attaque soit par terre, soit par mer. +Nous avions monté deux canons et élevé une batterie pour protéger le +schooner et les malades débarqués sur l'île, et trois de nos hommes +étaient constamment placés en sentinelle à la porte des huttes et en +face du vaisseau.</p> + +<p>Nous nous occupâmes enfin des préparatifs qu'exigeait notre chasse aux +tigres. Le chef malais nous servait de guide; de Ruyter prit avec lui +une vingtaine d'hommes, je me fis suivre de plusieurs marins du +schooner, et nous partîmes joyeusement.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXVI</h2> + + +<p>Les Malais ont le caractère vraiment chevaleresque. Ils adorent la +guerre et son inséparable accompagnement de bruit et de danger. La +chasse au faucon, les combats de coqs, l'amour, sont les exercices +récréatifs qui<span class="pagenum"><a id="Page_269">[269]</a></span> plaisent le plus à cette nation et surtout à +notre chef malais.</p> + +<p>Une des plus grandes particularités de son caractère était +l'observation scrupuleuse du code qui dit: Dent pour dent, œil +pour œil, mal pour mal. Je doute fort, en vérité, qu'il soit +possible d'établir une comparaison entre les chevaliers de la +Croix-Rouge et notre Hatspur de l'Est: il leur était trop supérieur en +énergique cruauté.</p> + +<p>Pendant un voyage, ce terrible chef s'arrêta à Batavia pour y vendre +la cargaison d'un vaisseau dont il avait fait la conquête. Batavia +était gouvernée par des Hollandais. Les Hollandais sont aussi +scrupuleux et minutieux pour la propreté de leur maison qu'un laird +écossais. En revanche, ils n'ont aucun soin de leur propre personne et +aucune recherche de confort dans leurs habitudes. Un Hollandais bien +carrément assis dans un fauteuil, la pipe aux lèvres, une bouteille de +skédam à la portée de sa main, ressent tous les plaisirs qu'il rêve +dans les délices du paradis. En fumant, il regarde par sa fenêtre ce +qui se passe dans la rue, et pour éviter de salir sa maison, il jette +sa salive au dehors. Un malheureux débit de cette espèce, venant de la +croisée d'une maison hollandaise, tomba un beau jour sur le front du +chef malais. Après avoir vainement cherché l'auteur de cet affront, le +Malais, ivre de colère, tira son poignard du fourreau, en courant +comme un fou dans toutes les rues de la ville; il massacra sans pitié +les inoffensives personnes qui se rencontrèrent<span class="pagenum"><a id="Page_270">[270]</a></span> sur sa route. +Les Hollandais se ruèrent sur l'intrépide chef; toute la garnison le +poursuivit de ses coups et de ses clameurs; il ne tomba pas. Sa +vengeance accomplie, quinze ou seize personnes étaient mortes; il se +précipita et gagna son bateau à la nage.</p> + +<p>Une autre fois, et peu de temps après cet événement, un vaisseau de +Bombay ayant jeté l'ancre à la hauteur de la côte où son père était +chef, fit avec le vieillard l'échange de plusieurs armes, telles que +mousquets de Birmingham, haches, doloires, contre des produits du pays. +Le propriétaire du vaisseau avait certifié au vieux chef que les armes +étaient toutes en bon état. Confiant en ses paroles, le Malais se servit +du mousquet pour chasser des oiseaux. Le mousquet éclata entre les mains +du chef, et un morceau du canon, entré dans sa cervelle, le tua. Le fils +de la victime fit assembler tous les gens de la maison de son père, +aborda le vaisseau pendant la nuit, s'en rendit maître, et, de sa propre +main, massacra tout l'équipage. Après cette horrible revanche, il fit +élever un bûcher sur le vaisseau même, plaça sur ce bûcher le corps de +son père, et y mit le feu après avoir entouré le mort de trente +cadavres.</p> + +<p>Cependant, la première journée de notre chasse, je fus témoin d'un +exploit de cet être irascible.</p> + +<p>Un Tiroon, qui remplissait le rôle de mahout (conducteur) auprès du +petit éléphant sur lequel Zéla était assise, fit signe à l'intelligente +bête de tuer un pauvre malheureux qui sortait, pour mendier un secours, +des ruines d'une citerne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_271">[271]</a></span>L'éléphant obéit au mahout.</p> + +<p>Je causais avec le chef lorsque la voix de Zéla me fit tourner la tête. +Ma femme me montrait du regard un sale lépreux dont le corps était +tellement couvert d'ulcères, que le malheureux n'avait plus de +ressemblance avec un être humain.</p> + +<p>Le Tiroon mahout appartenait à une race qui se plaît à verser le sang, +car ils font journellement des sacrifices à leurs dieux et à la femme +qu'<a id="il">il</a> aiment. Un Tiroon ne peut se marier qu'après avoir présenté à sa +fiancée une tête sanglante; peu importe de quelle manière il l'a +conquise: ruse, force, adresse, lâcheté, tout moyen est bon; le résultat +le justifie. Il faut donc que le cadeau de noce soit une vie humaine, et +l'amoureux qui présente à la femme de son choix un bouquet de têtes voit +toujours sa demande parfaitement accueillie. Aussitôt que le chef malais +se fut aperçu de l'odieuse conduite du mahout, il saisit un bâton et +bondit sur lui en le frappant avec une extrême violence. Le Tiroon prit +à sa ceinture une flèche empoisonnée, dont il essaya de se faire une +arme; mais le chef la lui arracha des mains, jeta le mahout contre un +arbre et l'y maintint à l'aide de ses pieds. Livré sans défense à la +fureur de son maître, le Tiroon tomba pour ne plus se relever. Il est +impossible de se faire une idée de la furieuse exaspération du Malais. +Ses yeux brillaient comme des diamants, tout son corps frémissait de +rage: il ressemblait tout à fait à un démon vengeur.</p> + +<p>—Je vais préparer ma carabine, dis-je à de Ruyter; cet<span class="pagenum"><a id="Page_272">[272]</a></span> +homme est ivre de colère, bien certainement il va tout à l'heure +s'attaquer à nous.</p> + +<p>Quand le chef se fut assuré de la mort du Tiroon, il jeta son corps +auprès de celui du lépreux, puis regarda le ciel.</p> + +<p>—Les voici! hurla-t-il d'un ton de triomphe sauvage, en montrant, avec +sa main rougie par le sang, un faucon aux longues ailes occupé à se +battre avec un corbeau, que l'odeur du sang avait attiré près<a id="de"></a> +nous.</p> + +<p>Le chef nous déclara positivement que le faucon était l'âme du lépreux, +et le corbeau celle du Tiroon.</p> + +<p>Les deux oiseaux se battaient avec acharnement; d'abord ils dirigèrent +leur vol oblique vers la terre, puis il gagnèrent le sommet des arbres, +puis enfin ils montèrent dans l'espace et furent pour nos regards aussi +peu visibles que les atomes perdus dans un rayon de soleil; mais les +yeux d'aigle du chef suivaient les combattants, ils ne perdaient aucune +des péripéties de cette lutte aérienne.</p> + +<p>—Le lépreux triomphe! s'écria le Malais; il descend sur l'âme de son +noir assassin.</p> + +<p>En effet, le faucon tomba comme la foudre sur sa victime, l'enveloppa de +ses ailes, et tous deux tombèrent à terre.</p> + +<p>Le chef se frotta joyeusement les mains et courut à l'endroit où +étaient tombés les deux oiseaux. Ce fut avec une sorte de cri sauvage +que le Malais nous apprit le résultat de la victoire. Le corbeau était +bien mort; quant au faucon, triomphalement perché sur la branche<span class="pagenum"><a id="Page_273">[273]</a></span> +d'un arbre, il parut attendre notre départ pour commencer son repas.</p> + +<p>C'était donc sous la protection de ce fougueux personnage que nous +étions placés; mais je dois dire qu'à part les rages insensées dont il +se sentait quelquefois invinciblement atteint, c'était un brave et bon +compagnon. Doué d'une très-grande sagacité, le chef était un excellent +guide et nous faisait prendre toutes les précautions possibles afin +d'éviter la rencontre des peuplades dont nous traversions les districts.</p> + +<p>Un constant exercice avait rendu les sens du Malais excessivement fins; +il pouvait distinguer les objets, leur forme et leur couleur, avant même +que nous les eussions aperçus, et son ouïe était plus vive que celle +d'un chien.</p> + +<p>Nous marchions malgré nous avec une désespérante lenteur, et les +éléphants étaient obligés de nous creuser des chemins à travers les +jungles. Rien ne révélait dans ces solitudes profondes le voisinage des +hommes, car il n'y avait ni blé ni culture, et quoique le paysage fût +toujours le même, nous rencontrions à chaque instant des animaux +inconnus et des oiseaux étrangers à nos souvenirs et à nos regards.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXVII</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_274">[274]</a></span>Pendant la chaleur de la journée et le soir, nous nous exercions +à tirer avec une seule balle sur les daims, les sangliers et les paons +sauvages, car ces derniers voltigeaient par milliers au-dessus de nos +têtes pour aller chercher leurs juchoirs dans les bois. Autant que +possible, nous avions soin de chercher du repos loin des arbres, et +surtout à une assez grande distance des jungles. Si la nécessité nous +mettait dans l'obligation de coucher près des savanes, le chef malais +en faisait incendier une partie, afin de chasser les bêtes venimeuses +et de purifier l'air.</p> + +<p>Quand nous quittâmes les bois, ce fut pour traverser une grande étendue +de plaine, couverte d'énormes roseaux, entremêlés de cannes aussi hautes +que de jeunes sapins. Si les éléphants sauvages ne s'étaient pas créé un +chemin que nous suivions sur leurs traces, il nous eût été impossible de +traverser ce sauvage désert.</p> + +<p>En<span class="pagenum"><a id="Page_275">[275]</a></span> face de nous s'élevaient des montagnes dont toute la hauteur +était ombragée par des arbres d'une prodigieuse force; à notre gauche +s'étendait un massif de rochers, et du centre de ces rochers on voyait +surgir une élévation de terre semblable à une île entourée de récifs. +Les Malais nous dirent que sur cette élévation de terre se trouvaient +les ruines d'une grande ville moresque, nommée autrefois la Ville des +Rois.</p> + +<p>Le soir du cinquième jour de notre marche, nous approchâmes du lieu de +la chasse, sur la côte, au sud-est de l'île. L'atmosphère était chargée +de miasmes si impurs, que nous étions obligés, par précaution, de fumer +sans cesse. Zéla imitait mon exemple, et le mahout, assis sur le cou de +mon dromadaire, portait devant lui un pot de charbon de terre allumé et +un grand sac de tabac. Le tabac me préserva de la fièvre, car tous ceux +qui, malgré mes conseils, dédaignèrent de s'en servir, eurent le +vertige, des maux de cœur et crachèrent le sang.</p> + +<p>Nous arrivâmes enfin au massif de rochers au bas duquel s'étendait +vers le nord, et beaucoup plus bas que la plaine que nous venions de +traverser, un immense et fétide marais. Nous avions encore une journée +de marche à faire pour arriver à la colline verte et boisée vers +laquelle nous nous dirigions. Une terrible et profonde obscurité +couvrait le marais, sur la surface duquel ondoyaient les noires et +soyeuses touffes des roseaux, et cependant l'air était tellement calme +que les feuilles des arbres restaient dans la plus complète<span class="pagenum"><a id="Page_276">[276]</a></span> +immobilité. Quand la nuit fut venue, quand le vent de la terre passa +sur le marais, des éclairs faibles et d'un bleu pâle illuminèrent ce +noir séjour du mal. Ce spectacle me donna le frisson, car il me fit +songer au malheur qui avait failli m'atteindre lorsque la tempête +m'avait jeté sur ces bords.</p> + +<p>Après avoir disloqué ma mâchoire dans l'infructueuse tentative de manger +un paon sauvage à moitié cuit, je me couchai dans ma tente, sur une peau +de tigre, en mettant ma carabine sur ma tête. Zéla vint se nicher auprès +de moi, et nous nous couvrîmes avec une peau d'élan tannée. Au milieu de +la nuit, je fus réveillé par Zéla. La vie sauvage et dangereuse que la +jeune fille avait menée depuis son enfance était cause qu'elle se +réveillait au moindre bruit. Je lui ai vu très-souvent ouvrir les yeux +au léger bourdonnement que faisait entendre un moustique en voltigeant +au-dessus de nous.</p> + +<p>Zéla venait donc d'être réveillée par un petit bruit sourd; en se levant +pour en chercher la cause autour d'elle, la jeune femme aperçut un grand +serpent venimeux qui rampait tranquillement sur mes jambes nues.</p> + +<p>Le profond sommeil dans lequel j'étais plongé immobilisait tellement mon +corps, que je ressemblais plutôt à un cadavre qu'à un être vivant.</p> + +<p>Avec un admirable sang-froid, la jeune fille suivit, à la lueur du feu +qui brûlait devant la tente, tous les mouvements du reptile, qui, attiré +par la chaleur, se glissa<span class="pagenum"><a id="Page_277">[277]</a></span> doucement vers le feu. Si j'eusse fait le +moindre mouvement, ou si Zéla eût donné l'alarme, le serpent m'aurait +mortellement blessé.</p> + +<p>Quand il fut tout à fait en dehors de la tente, Zéla me réveilla. Je +sautai aussitôt hors du lit pour courir vers mes compagnons, qui +dormaient à quelques pas de nous, et, avant de les réveiller, je suivis +le serpent, qui marchait lentement vers le feu.</p> + +<p>Mon approche fit lever la crête du reptile, et il tourna la tête pour me +regarder. Ce mouvement me donna l'idée de décharger sur lui ma carabine, +remplie de balles de plomb. Un homme endormi près du feu se leva +vivement et retomba bientôt sur la terre: je crus l'avoir tué.</p> + +<p>Le chef malais donna l'alarme et s'élança vers moi suivi de tous ses +gens; je lui montrai le monstre qui se débattait au milieu des charbons.</p> + +<p>—Vous tirez un coup de carabine contre un chichta, me dit le chef d'un +air presque courroucé; vous avez tort, monsieur, d'user votre poudre et +de troubler pour si peu de chose le sommeil de vos hommes. Il y a ici +des milliers de ces vers ennuyeux, et voici comment on les tue.</p> + +<p>En achevant ces mots, le chef perça la tête du serpent avec sa lance et +le maintint dans la braise.</p> + +<p>Le serpent entortilla son corps autour de la lance jusqu'à ce que sa +queue atteignît la main du chef.</p> + +<p>—Si vous voulez le faire rôtir, me dit le Malais, vous +trouverez<span class="pagenum"><a id="Page_278">[278]</a></span> que sa chair est aussi bonne que celle du meilleur +poisson.</p> + +<p>Quand le serpent fut tout à fait mort, le chef le jeta dans le feu, le +couvrit avec des cendres, et me dit encore:</p> + +<p>—Nous le mangerons au réveil; bonsoir, je vais essayer de me rendormir.</p> + +<p>Peu désireux d'être encore interrompu par des êtres si désagréables, +j'engageai Zéla et de Ruyter à finir la nuit avec moi auprès du foyer.</p> + +<p>Notre conversation tomba bientôt sur la chasse aux tigres, et de Ruyter, +qui avait non-seulement une passion très-vive pour ce plaisir, mais qui +s'était rendu célèbre par ses exploits dans les provinces supérieures de +l'Inde, nous dit en terminant:</p> + +<p>—La chasse aux tigres, de la manière dont on la fait dans l'Inde, est +moins dangereuse que celle qui a pour but la destruction des renards. +Pour chasser le tigre, une vingtaine d'hommes se réunissent et +s'entourent d'une prodigieuse quantité d'éléphants. Enfermés dans les +houdahs avec une douzaine de mousquets, qui sont vite rechargés par des +domestiques, les chasseurs sont dans une position aussi sûre qu'un homme +perché sur un arbre et tirant sur un daim. Il arrive quelquefois qu'un +mahout est égratigné, car il court un peu plus de danger que son maître; +mais le héros du combat, c'est le noble éléphant: il fait face au tigre, +et tout le succès dépend de son courage, de sa vaillance et de sa +fermeté. Si l'éléphant ne veut pas rester,<span class="pagenum"><a id="Page_279">[279]</a></span> s'il a peur, s'il se sauve, +la vie du chasseur est en péril; car un bœuf enragé, ou notre Malais +en colère, ne sont rien en comparaison d'un éléphant en révolte.</p> + +<p>Le plus admirable spectacle du monde, reprit de Ruyter, est celui +qu'offrent les lions en chassant les animaux dont ils font leur +principale nourriture. Bien différents des lâches et cruels tigres, les +lions ne se cachent pas pour surprendre leur proie. Pendant les heures +silencieuses de la nuit, ils dorment, mais ils se lèvent avec l'aurore, +et donnent la chasse aux premiers animaux qu'ils rencontrent, en faisant +trembler la forêt au bruit de leur voix de tonnerre.</p> + +<p>Un jour, il y a longtemps de cela, étant allé à la rencontre d'un prince +de la famille de Bolmar-Singh, près de Rhatuk, dans le voisinage duquel +j'avais été retenu pour quelques jours, je dirigeai ma marche vers +Ramoon, pays des montagnes Himalaya, et habité par une race sauvage +qu'on nomme Silks. J'avais à ma suite un très-petit nombre de +domestiques, et une demi-douzaine d'éléphants des montagnes.</p> + +<p>Nous traversâmes par des chemins secrets et détournés une grande étendue +de terrain couverte d'arbres et de jungles. Je n'ai jamais passé tant de +jours sans voir le soleil depuis l'époque où j'ai traversé les sombres +chemins de ce pays d'ombrages. Ni le soleil ni le vent n'avaient pu +pénétrer le mystère de ces charmilles vierges.</p> + +<p>Dans la solitude de ces éternelles ténèbres gambadaient<span class="pagenum"><a id="Page_280">[280]</a></span> d'énormes +hiboux et des chauves-souris vampires, et les rares animaux que nous +rencontrions avaient la couleur terne des plantes moussues et moisies.</p> + +<p>Le poil des lièvres, celui des renards et des chacals était d'un gris +terne, et il y avait dans le fourré des champignons qui, par leur +couleur et par leur force, ressemblaient à des lionnes reposant avec +leurs petits. Cette ressemblance était si frappante, que, sachant la +forêt peuplée de bêtes féroces, nous fîmes à cette vue des préparatifs +de défense.</p> + +<p>De pauvres plantes rampantes, qui, comme moi sans doute, désiraient un +peu d'air, avaient plongé si profondément leurs racines dans la terre, +que leur tronc avait atteint la grandeur d'un teah (arbre). Sur ce +tronc, elles avaient grimpé de jour en jour pour étaler au soleil leurs +fleurs cramoisies.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXVIII</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_281">[281]</a></span>Je ressentis un véritable plaisir quand je pus m'échapper de ce +séjour de mort, quand je vis resplendir au-dessus de ma tête +l'éblouissant rayonnement du soleil. La scène ressemblait à un lac +entouré de forêts; vers l'est, les montagnes s'élevaient à une hauteur +étonnante; elles bordent l'empire chinois.</p> + +<p>Après avoir traversé un ruisseau, nous arrivâmes à la source d'un +torrent des montagnes. Le torrent, rendu aride par l'extrême chaleur, se +divisait en petits lacs d'eau saumâtre, et, au milieu d'une couche de +gravelle, entremêlée de fragments de rochers, se trouvait une petite +île, couverte de mousse, de fleurs et d'arbrisseaux.</p> + +<p>La beauté du lieu, la sécurité de la position, nous engagèrent à le +choisir pour y prendre quelques heures de repos.</p> + +<p>À cette époque, mon cher Trelawnay, j'étais aussi jeune et aussi +romanesque que vous; il ne vous sera donc<span class="pagenum"><a id="Page_282">[282]</a></span> pas difficile de +comprendre que le lendemain, au réveil, je songeai, en fumant ma pipe, +à ne jamais abandonner la solitude de ce magnifique désert. La +transition de la nuit au jour s'opéra si doucement, que j'y fis à +peine attention.</p> + +<p>Vers le matin, un troupeau de buffles sauvages vint paître à quelques +pas de nous. Pendant que j'examinais leur forme surnaturelle, un bruit +confus, qui ressemblait au sourd grondement de l'orage, se fit entendre +dans la forêt.</p> + +<p>Les chacals, les renards et les daims marquetés s'élancèrent hors du +bois, et le troupeau de buffles noirs cessa de paître et se tourna vers +la place d'où venait le bruit. Une foule de brillants paons voltigea +au-dessus de nos têtes en jetant de grands cris, et un pélican, qui +venait de prendre une couleuvre, laissa tomber sa proie et s'envola +lourdement. Nos petits éléphants, qui mangeaient les arbrisseaux autour +de nous, s'effrayèrent tellement, qu'ils firent la tentative d'échapper +à leurs gardiens pour grimper sur les rochers.</p> + +<p>Tout à coup, un mohr de la race des élans sortit de la forêt: sa taille +dépassait celle qui est ordinaire à ces animaux, et ses cornes +entortillées étaient aussi longues que la lance d'un Malais. Après +l'apparition du mohr, un rugissement clair, sonore, terrible comme un +éclat de tonnerre, annonça le lion chasseur suivi de quatre lionceaux; +il se creusa un chemin à travers les buissons et les ronces. En entrant +dans la plaine, le lion chercha la piste en posant son nez pointu sur +la terre.<span class="pagenum"><a id="Page_283">[283]</a></span> Quand il l'eut trouvée, il poussa un second rugissement, et +ce cri de triomphe fut répété par sa royale escorte. Le lion se remit à +la poursuite du cerf, suivi de sa bande; cette bande formait une ligne, +et je fis la remarque qu'il n'était point permis de devancer le roi, car +au premier mouvement d'insubordination, il s'arrêtait court, et sa voix +se faisait entendre plus sonore et plus tonnante.</p> + +<p>Avec la vitesse d'un aigle, l'élan se dirigeait vers le lac. Mais, en +essayant de franchir d'un bond un morceau de rocher, il tomba dans +l'eau; promptement relevé, il suspendit un instant sa course haletante +et parut écouter la voix rugissante de son ennemi. Après ce court +instant de repos, le cerf gravit le talus et se glissa dans le lit du +torrent.</p> + +<p>J'ai oublié de vous dire, mon cher Trelawnay, que le troupeau de +buffles, en s'écartant pour livrer passage aux lions, n'en parut +nullement effrayé. Mes guides m'assurèrent que ces animaux sont plus +forts que le lion, et qu'ils peuvent se rendre facilement maîtres de +plusieurs tigres. Quand le lion traversa la ligne formée par ces énormes +bœufs, sa crinière droite et terrible, sa queue raboteuse ondoyèrent +au-dessus d'eux. Évidemment le lion chassait par l'odeur et non par la +vue, car, au lieu de traverser la rivière dans la plus proche direction +de l'endroit où le cerf était tombé, il suivit le cours de l'eau, grimpa +sur le talus, et, toujours sur la piste de sa proie, il traversa la +source du torrent.</p> + +<p>Selon toute probabilité, le pauvre cerf avait été blessé<span class="pagenum"><a id="Page_284">[284]</a></span> dans sa +chute, car la vitesse de sa fuite diminua de rapidité, tandis que +celle du lion augmentait de minute en minute. Suivi de près par les +lions, le cerf avait rasé la base du rocher sur lequel j'étais debout. +De mon poste, je pus parfaitement distinguer tous les acteurs de ce +drame: le premier lion était vieux, décharné, sa peau noire luisait à +travers ses poils minces, étoilés et rougeâtres; sa queue était nue, +sale, et les poils de sa crinière étaient en mottes; la longue et +énorme mâchoire de ce vieux roi des forêts était abaissée et sa langue +pendait en dehors comme celle d'un chien fatigué. Le cerf fit des +efforts terribles pour monter le banc, il semblait vouloir gagner les +jungles; mais la terre n'était pas solide et il perdait pied à chaque +instant. Quand la pauvre bête eut franchi les trois quarts de +l'élévation escarpée, elle tomba et fut incapable de se relever; les +rugissements du lion étaient magnifiques lorsqu'il sauta sur le cerf à +l'aide d'un puissant élan. Alors, une patte posée sur le corps du +vaincu, il gronda les lionceaux qui voulaient approcher, et fit, avec +lenteur, les préparatifs de son festin. La famille dut se contenter +des membres du cerf et des os que le vieux lion jetait royalement +derrière lui.</p> + +<p>Mais voilà notre sauvage chef, finissez de boire votre café, Trelawnay, +et partons pour la Ville des Rois; j'entends, en imagination, un concert +de rugissements.</p> + + + +<hr /> +<h2>LXXXIX</h2> + + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_285">[285]</a></span>Le terrain qui avoisinait la colline était rougeâtre, et les +jungles parsemés çà et là couvraient le sol d'un tapis de baies jaunes +et rouges. Une quantité prodigieuse de poules d'Inde sauvages, de +hérons, de grues et d'oiseaux de mer voltigeaient dans l'air, et nous +étions surpris à chaque instant par l'apparition inattendue d'une +bande de chacals, d'une troupe de renards et de beaucoup d'autres +animaux que je n'avais jamais vus. De temps en temps un coup +d'œil jeté en arrière nous faisait apercevoir des troupeaux +d'éléphants sauvages et de buffles qui paissaient sur la plaine que +nous venions de traverser. À midi, nous fûmes arrêtés par une rivière +large, boueuse, peu profonde, mais qui, sans doute, inondait le haut +de la plaine pendant la saison pluvieuse, c'est-à-dire sept ou huit +mois de l'année, et se faisait ensuite un passage jusqu'au marais. +Après une longue hésitation, les éléphants se décidèrent à traverser +le gué de la rivière; une fois sur l'autre bord nous nous reposâmes. +Le lendemain il fallut gravir la colline<span class="pagenum"><a id="Page_286">[286]</a></span> hantée par les esprits. +Cette colline inspire aux natifs une superstition si respectueuse, +qu'ils n'osent troubler par leur présence ce lieu consacré aux géants +et aux esprits, qui, disent-ils d'un air convaincu, veillent nuit et +jour sur leur sauvage propriété. La crédulité de ce peuple primitif +avait un appui sur les restes d'une ville quelconque, et de Ruyter +nous dit que les ruines qui parsemaient la plaine étaient moresques. +Nous trouvâmes d'énormes masses de pierre, des citernes bouchées, des +puits que la végétation couvrait de mauvaises herbes, de plantes +rampantes et d'une infinité d'arbrisseaux.</p> + +<p>Nous dressâmes nos tentes sur la partie de la colline la plus couverte +de rochers et la moins voisine des jungles. Après avoir allumé des feux +et mangé un jeune cerf, nous fîmes les arrangements nécessaires à la +journée du lendemain, et nous nous endormîmes. Le chef malais fut debout +avant l'aurore; il réveilla ses gens, fit préparer nos montures et +disposa tout pour le départ. Zéla, qui voulait absolument nous +accompagner, fut assise sur un petit éléphant, et enfermée dans le seul +houdah que nous eussions.</p> + +<p>Après de longues recherches, nous découvrîmes plusieurs traces de tigres +dans les lieux couverts et sur le bord des étangs, mais les hautes +herbes et l'épaisseur des buissons nous empêchèrent de suivre leurs +traces jusque dans leurs retraites. En revanche, nous trouvions à chaque +pas des daims, des sangliers, et une grande variété d'oiseaux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_287">[287]</a></span>Quand de Ruyter eut soigneusement examiné le voisinage, il nous +assura que trois tigres habitaient le jungle, car il avait découvert +les os d'un élan récemment tombé sous leurs griffes.</p> + +<p>Cette nouvelle nous combla de joie, et, bien préparés pour l'attaque, +nous nous dirigeâmes vers la retraite de nos ennemis. Guidés par de +Ruyter, il nous fut facile d'atteindre sans de longs détours le lieu où +se trouvaient les restes du cerf. Ces restes étaient entourés d'une +terre humide qui conservait jusqu'au jungle les traces du passage des +tigres.</p> + +<p>Avant de commencer la chasse, de Ruyter, qui voulait bloquer toutes les +sorties, divisa notre troupe. La plupart de mes hommes étaient à pied, +et ils semblaient aussi tranquilles et aussi rassurés qu'à l'approche de +l'attaque d'un nid de belettes. Je laissai Zéla à l'entrée du bois, sous +la garde de quatre Arabes, et je descendis de cheval pour aider de +Ruyter à débarrasser le passage. Les Malais furent divisés en deux +groupes, et nous recommandâmes aux matelots d'agir avec une extrême +prudence en faisant usage de leurs armes à feu, car les accidents +étaient plus à craindre que la férocité des tigres.</p> + +<p>—J'ai grand'peur, dit de Ruyter, que nos éléphants ne soient pas de +force à faire face aux tigres. Mais cependant il est nécessaire, avant +de renoncer à nous en servir, que nous les mettions à l'épreuve.</p> + +<p>En approchant des buissons, nous mîmes en déroute des daims, des lièvres +et des chats sauvages.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_288">[288]</a></span>De Ruyter me montra les ruines d'un palais moresque, en me disant +que la sagacité de nos éléphants nous ferait éviter les masses brisées +des édifices, les abîmes et les puits couverts de verdure humide. +L'endroit où nous nous trouvions était d'une sauvagerie surnaturelle; +elle impressionna tellement nos matelots, que leur joie orageuse fut +changée en une sorte de tristesse rêveuse. Les furieux trépignements +de pieds de nos éléphants nous apprirent que l'antre des tigres était +proche. Une ruine voûtée s'étendait devant nous, et un bruit +indistinct agitait les buissons.</p> + +<p>—Tenez-vous fermes, mes garçons! cria tout à coup de Ruyter.</p> + +<p>Au même instant un tigre monstrueux s'élança sur nous.</p> + +<p>Nous fîmes feu tous ensemble, mais pendant les premières minutes qui +suivirent cette terrible décharge, je ne pus en connaître le résultat, +car, enragés de terreur, nos éléphants désertaient.</p> + +<p>Mon mahout se jeta par terre et une branche d'arbre me fit tomber.</p> + +<p>J'entendis un effroyable cri de guerre, et on fit une seconde fois un +feu bien nourri.</p> + +<p>L'éléphant de de Ruyter bondit en arrière et tomba dans un puits à +moitié caché sous une couche d'herbe; l'intrépide chasseur se dégagea +lestement, et nous laissâmes nos montures agir à leur guise.</p> + +<p>—Il y a encore des tigres sous la voûte de ces ruines, me dit de +Ruyter; forçons-les à sortir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_289">[289]</a></span>Nous réunîmes quelques-uns de nos hommes, et, d'un pas ferme, +guidés par l'abominable odeur qu'exhalent ces bêtes fauves, nous +gagnâmes le lieu de leur retraite. Bientôt des rugissements sonores et +des grognements aigus nous donnèrent l'assurance d'un prochain succès.</p> + +<p>—Attention! dit de Ruyter, l'antre renferme une tigresse avec ses +petits; prenez garde à vous, mes garçons: ne tirez que sur elle, et +tirez bas.</p> + +<p>Un jeune tigre sortit le premier pour nous attaquer.</p> + +<p>—La mère va sortir, me dit tout bas de Ruyter, ne tirez pas encore.</p> + +<p>Effrayé de notre position hostile, le tigre courut se cacher sous un +épais buisson; il y resta en grognant; une seconde après, deux autres +petits sortirent à leur tour et se cachèrent avec autant d'effroi et de +promptitude qu'en avait montré le premier.</p> + +<p>Le rugissement de la mère devint terrible, et un coup de fusil tiré par +de Ruyter sur un des jeunes tigres la fit apparaître à l'ouverture de la +voûte, les yeux en feu, et écumant de rage. La tigresse se précipita +violemment sur nous. Je fis feu des deux canons de mon fusil, et nous +reculâmes de quelques pas.</p> + +<p>Atteinte par mon arme, la tigresse frissonna, et, toute chancelante, +elle voulut attaquer de Ruyter; mais, trop faible pour l'atteindre, elle +ploya sur ses jarrets. Un coup de lance l'étendit sans vie à nos pieds.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_290">[290]</a></span>Pendant que je rechargeais mon fusil, un jeune tigre s'élança sur +moi. L'attaque fut si brusque, si inattendue, qu'elle me renversa. +Avant de pouvoir me relever, je vis de Ruyter mettre tranquillement +son fusil dans l'oreille de la bête déjà blessée, et lui faire sauter +la cervelle en l'air. Pendant cette lutte partielle avec la mère et le +premier tigre, les matelots continuaient à faire feu, et les balles +volaient au-dessus de nos têtes; quelques-unes blessèrent les jeunes +tigres, mais sans les tuer, car ils se sauvèrent.</p> + +<p>—Plaçons-nous derrière ce rocher, me dit de Ruyter; les matelots se +servent d'un mousquet comme ils se servent d'un cheval: ils emportent +tout ce qui se trouve sur leur passage.</p> + +<p>Des Malais, envoyés en éclaireurs par le chef, vinrent nous dire que le +jungle était vivant de tigres, qu'ils en avaient déjà tué deux, et qu'un +de leurs hommes était mort.</p> + +<p>Une heure après cette première victoire, il y avait autant de bruit et +de confusion dans le jungle que pendant une bataille navale ou qu'au +saccagement d'une ville. Je remarquai cependant que les tigres ne sont +point aussi formidables qu'on veut bien le dire. Ils se couchaient en +rampant dans les longues herbes, et nous avions de grandes peines à +prendre avant de pouvoir les en faire sortir. Pour arriver à ce but, +nous étions obligés de leur envoyer une balle, et bien des fois, au +lieu de se jeter sur nous, ils essayaient de fuir sous le couvert, et +c'était seulement en face des passages<span class="pagenum"><a id="Page_291">[291]</a></span> bloqués que, poussés par +le désespoir, ils se précipitaient aveuglément sur nous.</p> + +<p>Deux hommes courageux et bien armés peuvent aller sans crainte jusqu'aux +approches de l'antre d'un tigre et le forcer à quitter sa retraite pour +venir tomber sous leurs coups.</p> + +<p>Un grand nombre de tigres se sauva vers la plaine, et il nous était +impossible de diriger notre chasse de ce côté-là. Plusieurs de nos +hommes étaient blessés, soit par les tigres, soit par des chutes dans +les décombres, et un Malais eut l'échine dorsale si fracassée, qu'après +une heure d'agonie il expira.</p> + + + +<hr /> +<h2>XC</h2> + + +<p>Quand la chasse fut désorganisée, je songeai à Zéla, qui, bien +certainement, devait s'effrayer des bruits du combat et de ma longue +absence. Je me dirigeai donc seul,—car tous nos gens étaient dispersés +çà et là,—vers la partie du jungle où quatre Arabes devaient faire la +garde autour d'elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_292">[292]</a></span>En approchant de l'endroit où la jeune femme devait attendre mon +retour, j'entendis un bruit affreux, un bruit entremêlé de cris +perçants, de rugissements de tigres et de trépignements de pieds. Je +hâtai ma course, autant que purent me le permettre les épais buissons +et l'inégalité du terrain; car, à chaque pas que je faisais en avant, +j'entendais, plus féroces, plus sonores et plus distincts, les +effroyables rugissements du fauve habitant des jungles.</p> + +<p>Arrivé à quelques mètres de l'endroit où devait se trouver Zéla, +j'aperçus un énorme tigre suspendu par les pattes aux flancs de +l'éléphant de ma pauvre abandonnée. Zéla n'était pas visible, et le +tigre portait sa tête, en écumant de rage, jusqu'au houdah.</p> + +<p>—La malheureuse enfant a été dévorée! m'écriai-je en me frappant le +front. Oh! fou, fou que je suis!</p> + +<p>Un frisson mortel arrêta dans mes veines la circulation du sang, puis il +fit place à une flamme brûlante dont la vapeur me monta au cerveau.</p> + +<p>Ma carabine n'était pas chargée: je la rejetai loin de moi, et, sans +aucune autre arme qu'un poignard malais, je me précipitai, furieux et +sans crainte, au secours de Zéla. À quelques pas du groupe formé par +l'éléphant et son sauvage antagoniste, un petit tigre déchirait à belles +dents un objet que je ne pris point le temps d'examiner.</p> + +<p>L'éléphant de Zéla trépignait, criait, se débattait avec désespoir +pour se débarrasser du tigre. L'affreuse bête tomba, mais en emportant +dans sa chute une victime humaine,<span class="pagenum"><a id="Page_293">[293]</a></span> enveloppée dans un vêtement +blanc. Je bondis sur le tigre, qui gronda sourdement, et dont la +patte, appuyée sur sa victime, n'oscilla même pas. Il attendait mon +attaque.</p> + +<p>Je frappai l'animal d'un coup de poignard, et lorsque, près d'être +atteint par le blessé, je cherchais autour de moi un moyen de défense +plus sûr que mon poignard, j'entendis murmurer cette douce invocation:</p> + +<p>—Saint prophète, protégez-le!</p> + +<p>Comme pour exaucer la prière de cette douce voix, l'éléphant frappa le +tigre avec son pied de derrière. Le coup fut bien porté, car mon ennemi +roula sur les flancs, et je pus lui enfoncer dans le cœur mon +poignard jusqu'à la garde.</p> + +<p>Un cri terrible, cri dont la bruyante clameur étouffa le rugissement du +tigre, vint tout à coup frapper mon oreille; je me retournai vivement: +c'était le chef malais. Son arrivée était d'un admirable à-propos, car +le tigre se relevait, et son jeune compagnon courait sur moi. Le Malais +perça le jeune tigre avec sa lance, et enfonça vingt fois son poignard +dans le corps du vieux.</p> + +<p>—Quel plaisir! me dit-il en brandissant sa lance, je suis fou de +bonheur. Allons encore dans les jungles, il y a un monde de tigres: nous +les tuerons tous.</p> + +<p>Le chef disait ces paroles en rugissant comme un lion. Voyant que je n'y +prêtais pas une bien grande attention, il secoua sa lance et disparut +dans le bois.</p> + +<p>Heureusement pour moi, mes regards éperdus tombèrent sur la douce figure +de Zéla, qui s'était prosternée<span class="pagenum"><a id="Page_294">[294]</a></span> à mes pieds. Je fis vainement la +tentative de la relever, je n'avais plus de force, je chancelais, je me +sentais sur le point de devenir fou. Quand les deux bras de la jeune +femme eurent entouré ma tête, je repris mes sens, et je couvris son +visage adoré des plus tendres caresses.</p> + +<p>Zéla était hors de danger; les corps des deux tigres gisaient à nos +pieds: tout était calme autour de nous.</p> + +<p>En apercevant la victime du tigre, je dis à Zéla, car je ne pouvais en +distinguer ni les traits ni la forme:</p> + +<p>—Qui a donc succombé sous les coups de cette horrible bête?</p> + +<p>—Le pauvre mahout, très-cher, et j'ai grand'peur qu'il ne soit mort.</p> + +<p>—Heureusement, ce n'est que lui, chérie; je craignais tant que ce ne +fût vous! Je craignais tant que vous ne fussiez devenue un esprit, mon +bon esprit; car, vous le savez, la foi arabe me permet deux guides +spirituels: un bon et un mauvais.</p> + +<p>Ma colère tomba bientôt sur les Arabes auxquels j'avais confié Zéla, et, +à mon appel, ils sortirent d'un fourré où, me dirent-ils d'une voix +tremblante, ils avaient trouvé le petit d'un léopard tué par de Ruyter.</p> + +<p>J'étais tellement furieux contre ces hommes, qu'avec l'intention d'en +tuer un, j'armai mon pistolet.</p> + +<p>L'arme était dirigée sur la poitrine de l'Arabe le plus proche de moi; +j'allais lâcher la détente quand une main retint mon bras.</p> + +<p>Je me retournai brusquement: les yeux de Zéla rencontrèrent<span class="pagenum"><a id="Page_295">[295]</a></span> les +miens, son regard pénétra mon cœur, regard charmant et qui eût +apporté le calme dans l'esprit irrité d'un fou.</p> + +<p>—Il est notre frère, me dit la jeune femme d'une voix vibrante et +mélodieuse. Ne nous détruisons pas les uns les autres. Remercions le +prophète, dont la miséricorde vous a fait le sauveur du dernier enfant +de notre père. Le mauvais esprit qui a poursuivi mon père jusqu'au jour +de sa mort est-il donc descendu sur vous? Sa main cruelle est dans ce +moment-ci posée sur votre cœur. Prenez garde, mon ami, car l'ombre du +mauvais esprit plane sur vous comme l'ombre sur le soleil; elle vous +fait paraître, même à mes yeux, féroce et inexorable.</p> + +<p>—Vous êtes le faucon de notre Malais, chère, mais l'aile du noir +corbeau a disparu; le soleil ne s'est point obscurci; l'oiseau de +mauvais augure m'a quitté. Allons, la paix est faite, n'est-ce pas? Il +faut que je rentre dans le jungle; montez sur votre éléphant; je préfère +vous confier à sa sagacité qu'à un millier d'Arabes. C'est une noble et +courageuse bête.</p> + +<p>Je flattai l'éléphant avec la main, et je donnai à Zéla du pain et des +fruits pour les faire manger à notre sauveur.</p> + +<p>L'éléphant semblait être plongé dans une triste contemplation, et il +regardait avec un sentiment de pitié sympathique le corps prosterné du +mahout mourant. Il ne fit pas attention à nous, et quand ses yeux +tombèrent sur le tigre mort, il trépigna, prit<span class="pagenum"><a id="Page_296">[296]</a></span> un air féroce et +fit entendre un cri de sauvage triomphe.</p> + +<p>Puis, mécontent de lui-même pour n'avoir fait que venger le mahout, +qu'il eût voulu sauver, il baissa sa trompe et ses oreilles vers la +terre, et, quoique blessé et sanglant, il paraissait ne songer ni à lui +ni à nous, mais à son ami mort. Les yeux humides et rêveurs de +l'éléphant montraient que toutes ses pensées étaient absorbées par la +perte qu'il venait de faire. Son regard pensif était fixé sur les Arabes +occupés à faire une sorte de claie pour emporter le moribond, car sa +poitrine était lacérée par les coups de griffe.</p> + +<p>La noble bête, tout à son chagrin, refusa de manger, et, lorsque je +plaçai l'échelle de bambou pour faire monter Zéla dans le houdah, elle +tourna sa trompe, me regarda, et, voyant que c'était encore la jeune +femme qu'elle allait porter, elle reprit sa première position en +continuant à pousser de sourds gémissements.</p> + +<p>L'homme que pleurait l'éléphant avait été longtemps le pourvoyeur de +ses besoins, et depuis la mort du Tiroon, tué par le chef, cet homme +avait pris la place de mahout. L'éléphant n'avait point paru attristé +à la mort de son premier conducteur, qui avait été, sans nul doute, un +maître méchant et cruel. S'il m'eût été possible de garder l'éléphant, +je m'en serais fait un devoir et un plaisir; car quand nous le +quittâmes, Zéla l'embrassa en pleurant, et coupa, près de ses +oreilles, quelques-uns de ses poils. J'ai conservé et je conserve +encore ce souvenir du sauveur de Zéla; il remplit le chaton<span class="pagenum"><a id="Page_297">[297]</a></span> +d'une bague sur laquelle est gravé, comme dans mon cœur, le nom +de cette chère moitié de moi-même.</p> + +<p>Mais j'éloigne mon esprit du sujet qui m'occupe en cet instant; c'est +une faute involontaire, car, malgré moi, je suis entraîné à faire le +récit des puérils événements qui me rendent Zéla pleine de vie! +Aujourd'hui, ma cervelle ressemble à un griffonnage confus encore, +croisé en tous les sens et illisible pour tout autre que moi.</p> + + +<hr class="c15"/> +<p class="center">FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE</p> + +<hr /> +<p class="center"><small>Paris.—Imprimerie de <span class="smcap">Édouard Blot</span>, rue Saint-Louis, +46, au Marais.</small></p> + + +<div class="p4 tnote"><h3>Notes de transcription</h3> +<p>Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées. +La graphie ancienne (pantouffles, dyssenterie, camellia, etc.) +a été conservée. Nous croyons également que :</p> + +<ul> +<li>«<a href="#cet">cet</a>» devrait se lire «cette»;</li> + +<li>«<a href="#ambre">ambre</a>» devrait se lire «ombre»;</li> + +<li>«<a href="#nuit">nuit</a>» devrait se lire «mer»;</li> + +<li>«<a href="#autre">autre</a>» devrait se lire «autres»;</li> + +<li>«<a href="#il">il</a>» devrait se lire «ils»;</li> + +<li>«<a href="#de">de</a>» devrait être ajouté.</li> +</ul> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Un Cadet de Famille, v. 2/3, by +Edward John Trelawney + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 2/3 *** + +***** This file should be named 38867-h.htm or 38867-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/8/8/6/38867/ + +Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +book was produced from scanned images of public domain +material from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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