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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:11:50 -0700 |
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Saintine + Paul Louis Jacob + +Release Date: March 8, 2012 [EBook #39071] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + + + + + +PICCIOLA, + +PAR X.-B. SAINTINE, + +PRÉCÉDÉ DE + +QUELQUES RECHERCHES + +SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT + +PAR + +PAUL L. JACOB, + +BIBLIOPHILE. + +NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE. + +À NEW-YORK: LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST. 1851. + + + + +QUELQUES RECHERCHES SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT. + + +L'ouvrage de M. Saintine est jugé: l'opinion publique avait devancé +cette fois la justice solennelle que l'Académie Française s'est +empressée de lui rendre en le proclamant digne d'un prix qui fait +également honneur au caractère et au talent de l'écrivain. Aujourd'hui +_Picciola_, dont la publication remonte à peine à cinq ans, jouit déjà +de cette réputation solide et inaltérable que nos meilleurs classiques +n'ont acquise qu'après l'épreuve du temps, et cet admirable livre de +philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les bibliothèques +à côté de la _Confession du Vicaire Savoyard_, par Jean-Jacques +Rousseau, et de _Paul et Virginie_, par Bernardin de Saint-Pierre. + +Je ne répéterai donc pas les éloges unanimes qui ont été accordés à ce +petit chef-d'oeuvre, comparable, et préférable peut-être, aux _Prigioni_ +de Silvio Pellico; je ne dirai pas que M. Saintine a donné un exemple +remarquable des immenses ressources d'intérêt que peut renfermer le +sujet le plus simple et le plus exigu en apparence; je ne dirai pas +qu'il a tenté une espèce de tour de force littéraire en taillant un +volume dans l'étoffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin, +qu'il a su éviter les écueils presque inévitables d'une composition où +il avait à chaque pas la crainte de tomber dans le faux, ou dans le +froid, ou même dans le ridicule. Tout a été dit là-dessus pour faire +ressortir le singulier mérite de l'auteur, qui s'est tenu constamment +dans les bornes délicates et indécises du vrai et du beau. _Picciola_ +est désormais rangé au nombre de ces livres qu'on se dispense de louer, +parce qu'on les relit sans cesse, en les aimant et en les admirant +toujours davantage. + +Certes, si je n'avais craint d'être taxé de complaisance, bien plus, de +camaraderie, je me serais fait un plaisir de revenir lentement sur les +impressions douces, mélancoliques et suaves que m'a procurées la lecture +de _Picciola_; j'aurais cherché à découvrir la cause des charmes de +cette lecture, qui pourtant ne soutient ni n'éveille l'attention par la +multiplicité et la bizarrerie des événemens, par l'éclat et la force des +péripéties, par le choc et le tumulte des passions, par tous les +ressorts, déjà usés ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; j'aurais +sans doute réussi à prouver, ce modèle à la main, que de tous les écrits +conçus pour nous intéresser et nous émouvoir, les plus uniformes sont +d'ordinaire les plus touchans, et que souvent une modeste étude +physiologique, approfondie par la science et illuminée par +l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes que n'atteignent +pas les grandes oeuvres du génie. + +L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux de ses pensées et +de ses actions dans l'isolement, la peinture du prisonnier dans sa +captivité, du moine dans sa cellule, du naufragé dans son île déserte, +ce sont là des sources éternelles de rêverie et de méditation. Il semble +que chacun de nous s'attache de préférence au spectacle de l'homme +luttant corps à corps avec l'adversité, dont il triomphe par la +patience, cette force des faibles. _Robinson Crusoé_, n'est-il pas le +livre de tous les âges et de toutes les conditions? Nous le savons par +coeur avant de l'avoir pu lire, et quand la vieillesse nous invite à +rétrécir le cercle de nos lectures comme celui de nos amis, que la mort +a décimés autour de nous, c'est encore _Robinson Crusoé_ qui nous fait +compagnie et qui nous apprend à ne jamais désespérer de la Providence. + +M. Saintine, en écrivant _Picciola_, connaissait bien la prédilection +que nous autres, petits ou grands enfans, avons pour le récit des +infortunes d'un prisonnier. Les _Mémoires_ du baron de Trenck et ceux de +Latude avaient, dans le dernier siècle, témoigné de l'empressement du +public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, à la rigueur, se passer du +savoir-faire du rédacteur, tant est saisissant et entraînant l'intérêt +qu'il emprunte de la situation même du principal personnage. Mais M. +Saintine ne crut pas nécessaire d'accumuler dans la biographie de son +prisonnier ces miracles d'industrie, d'adresse, et de persévérance, +enfantés par l'amour de la liberté; ces échelles de corde gigantesques +tissues avec du linge, ces instrumens de délivrance façonnés avec un +mauvais couteau, ces souterrains creusés dans le roc à l'aide d'un +chandelier de fer, ces larges brèches faites en silence dans des +murailles épaisses de dix pieds, ces énormes barreaux sciés au moyen +d'un ressort de montre; en un mot, ces évasions incroyables, effectuées, +la nuit ou en plein jour, presque sous les yeux des geôliers et des +sentinelles, malgré les portes, les verroux, les cadenas, les grilles, +et tout l'appareil formidable d'une prison d'état. M. Saintine a choisi, +au contraire, un prisonnier résigné, qui n'essaie pas de s'enfuir, et +qui finit par être plus heureux dans sa prison qu'il ne l'était en +liberté au milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du +monde. M. Saintine a concentré son drame, pour ainsi dire, sur la tête +d'une fleur. + +Cette fleur est la véritable héroïne de son roman; on croirait +volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle joue un rôle que le ciel +a l'air de lui dicter; elle s'anime, elle devient un être vivant et +intelligent; elle console et instruit le prisonnier; elle lui révèle +l'oeuvre de la création; elle le retire de l'abyme de l'incrédulité; +elle le conduit, sous l'égide de la foi, au bonheur qu'il avait nié, et +dont il s'éloignait de plus en plus en poursuivant un fantôme. C'est un +ange qui a pris cette forme végétale pour arracher un malheureux aux +tortures du doute et aux horreurs du désespoir. + +Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la pieuse et poétique +histoire du prisonnier de Fenestrelle, n'a pas été comprise par le +matérialisme des uns et par l'ignorance des autres. On a critiqué ce +qu'on devait surtout admirer; on a discuté au lieu de sentir, et cette +critique aride, qui s'épuise à découvrir un ver imperceptible dans les +plus beaux fruits, a condamné une invraisemblance et une exagération +dans cet amour du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans doute +cette injuste critique n'est pas de celles qui ont de l'écho ni de la +portée; mais comme elle peut vouloir se reproduire à la faveur des +nouvelles et nombreuses éditions qui attendent _Picciola_, je lui +répondrai dès à présent pour en finir avec elle, et je lui opposerai +quelques recherches sur la manière dont les prisonniers célèbres ont +employé le temps durant leur captivité. De ces exemples, fournis par +différentes époques, il résultera que l'amant de _Picciola_ s'est créé +un délassement et une affection que justifient les tristes annales des +prisons d'état, de Pignerol, de Vincennes et de la Bastille. + +Que si j'étais botaniste, ce que je ne suis pas, faute de pouvoir +retenir dans ma chétive mémoire douze mille mots de technologie plus ou +moins barbare, je ne perdrais pas cette occasion de réhabiliter +_Picciola_ aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas connaître le +nom scientifique de cette fleur, et qui hésitent à lui assigner son rang +d'espèce et de genre dans la classification des plantes, selon Linnée et +Tournefort, ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que je ne +ferais pas une grosse querelle à M. Saintine s'il s'était avisé de +tendre un piége aux savans, et d'inventer une fleur qui n'existât que +dans son livre. Que nous importe de savoir exactement si cette fleur +était _polypétale_ ou _monocotylédone_, si elle appartenait à la classe +_dodécandrie_ ou _polygamie_, si elle devait figurer dans la famille des +_blackweliacées_ ou des _licopodiums_, _etc._? Ces détails, fort +inutiles pour le lecteur qui demande des pensées et des émotions, +deviendraient certainement indispensables, si M. Saintine avait la +prétention de faire couronner _Picciola_ par l'Académie des Sciences. + +On cite peu de prisonniers qui se soient passionnés pour les fleurs, +parce que les objets de cette passion, si naturelle à l'homme isolé, ne +leur étaient pas permis. Une prison, en effet, se prête mal aux +exigences de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait +à végéter dans l'atmosphère étouffée d'un cachot. Dans les cours +étroites où les prisonniers d'état obtenaient à grand'peine la faveur de +respirer sous le ciel; pressé par de hautes murailles noires et nues, un +rosier aurait demandé grâce, une marguerite n'eût pas essayé de fleurir, +car les plantes ne peuvent se passer d'air et de soleil; elles ne +s'accoutument jamais au méphitisme et aux ténèbres: les plus vivaces +auraient péri le lendemain de leur entrée à la Bastille. + +Le grand Condé, qui fut prisonnier d'état dans le château de Vincennes +en 1650, avait pourtant des fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin +n'était donc pas un ennemi cruel et sans pitié. Le prince se fit un +petit parterre dans les fossés du donjon, au-dessous des fenêtres de sa +prison; il cultivait lui-même ses plantations, et donnait +particulièrement des soins assidus à une brillante famille d'oeillets +qui le rendaient aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de Scudéry, +ayant été admise à pénétrer jusqu'à lui, le trouva, sans pourpoint et +sans chapeau, occupé à ces travaux de jardinage; elle se sentit touchée +d'admiration, et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps +d'inscription au jardin du grand Condé: + + En voyant ces oeillets, qu'un illustre guerrier + Arrosa d'une main qui gagna des batailles, + Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles, + Et ne t'étonne pas que Mars soit jardinier. + +Le cardinal de Retz, qui remplaça le prince de Condé à Vincennes, +n'hérita pas de son jardin et de ses oeillets: Mazarin craignait que +l'activité et l'audace de son rival politique ne vissent dans la bêche +et dans la serpette que des instrumens de délivrance. Le cardinal, gardé +de près dans sa chambre, aimait mieux jouer aux dames ou aux échecs avec +ses gardiens que de lire son bréviaire. Il méditait son évasion, et +repassait dans son esprit les circonstances de la conjuration de +Fiesque, qu'il s'était proposé pour modèle. Il ne songeait pas encore à +écrire ses mémoires. + +La démangeaison d'écrire est cependant bien grande en prison pour tous +ceux qui savent tenir une plume! Mais, comme le régime des prisons +d'état s'opposait à ce que ce moyen de distraction y fût autorisé, tous +les prisonniers imaginaient d'ingénieux procédés pour suppléer aux +plumes, à l'encre et au papier, qu'on leur refusait rigoureusement au +nom du roi. + +Pellisson-Fontanier, que son dévouement au surintendant Fouquet fit +incarcérer à la Bastille en même temps que cette illustre victime de la +haine de Louis XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux +supplice du secret pendant plus d'une année, si la nécessité ne lui eût +appris quelques-unes de ces inventions qui étaient traditionnelles dans +les prisons d'état: il remplit d'écriture les murs de sa chambre +blanchie à la chaux; il écrivit ensuite sur le plomb des vitres avec la +pointe d'une épingle; et, quand il eut couvert de ses pensées toutes les +pages de pierre, de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il +composa de l'encre en broyant dans du vin des croûtes de pain brûlées, +il tira une plume de la paillasse de son lit, et traça des ouvrages de +littérature entre les lignes et sur les marges de quelques livres de +piété qu'on lui laissait pour l'amener à trahir son bienfaiteur et son +ami. + +Mais ce n'était point assez de pouvoir écrire pendant cinq années d'une +rude captivité: Pellisson, qui se sacrifiait ainsi à l'amitié en prenant +hautement la défense du surintendant, avait besoin qu'on l'aimât. On mit +près de lui, pour l'espionner, un Allemand, qui ne résista pas à +l'entraînement et aux séductions de l'éloquence du prisonnier; cet +Allemand s'employa même à favoriser les correspondances qu'il devait +intercepter, et ce fut par sa généreuse entremise que Pellisson publia, +du fond de la Bastille, cette admirable apologie qui sauva la tête de +Fouquet. Après s'être fait aimer d'un espion, il trouva plus aisé +d'apprivoiser une araignée: cette araignée avait tendu sa toile entre +les barreaux du soupirail à travers lequel l'air et le jour pénétraient +dans la prison; il lui épargna la peine de guetter une proie dans ses +fils, et il plaça des mouches à demi mortes sur le bord du soupirail, où +l'araignée descendait les chercher. Elle ne tarda pas à s'accoutumer à +ce manége, et elle se hasarda bientôt à venir prendre son butin jusque +dans la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses expériences et +l'éducation de l'araignée: elle accourait non seulement à la voix de son +maître, mais encore, au son de la musette jouée par un Basque idiot qui +le surveillait; elle se promenait familièrement sur les genoux de +Pellisson, et elle avait l'air d'être reconnaissante envers l'homme qui +s'occupait d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'était plus une araignée +aux yeux de Pellisson: c'était une amie, une compagne d'infortune, une +prisonnière d'état. + +Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de la Bastille, M. de +Besemaux, ait eu la barbarie d'écraser sous son pied cette compagne, +cette amie d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant plus +odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une basse et stupide méchanceté; +mais un porte-clefs brutal et à moitié ivre est peut-être l'auteur de ce +meurtre, qui arracha cette douloureuse exclamation au prisonnier: «Ah! +monsieur, vous m'avez fait plus de mal que vous ne m'en sauriez faire +avec toutes les tortures du monde! J'aurais préféré que vous me tuassiez +moi-même!» + +Le surintendant Fouquet, condamné à la prison perpétuelle, qu'il subit +durant seize ans à Pignerol, depuis 1664 jusqu'en 1680, époque de sa +mort, aurait également apprivoisé une araignée, si l'on ajoute foi au +témoignage d'un prisonnier fameux, presque contemporain, Constantin de +Renneville; mais il y a trop d'analogie entre l'araignée de Pellisson et +celle-ci, que Saint-Mars aurait écrasée aussi, en disant à Fouquet que +_les criminels comme lui étaient indignes du moindre divertissement_, +pour qu'on ne reconnaisse pas la même tradition appliquée à deux +personnages différens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la +citadelle de Pignerol, n'eût pas osé se porter à cet excès de mesquine +et insolente cruauté contre un prisonnier qu'il avait ordre de traiter, +au contraire, avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, à la +suite de sa disgrâce et de son procès, aurait craint de se rendre +ridicule en s'amusant à un pareil jeu, qu'on n'eût pas manqué de livrer +aux railleries des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'à des +occupations graves et austères: il lisait quelques ouvrages de dévotion +approuvés, choisis même par le roi et ses ministres--la Bible, les +oeuvres de saint Jérôme et d'autres pères de l'Église; on ne lui accorda +pas sans difficulté l'Histoire de France (on ne sait laquelle), le +Dictionnaire des Rimes, et une pharmacopée. + +Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa chambre, et sans +communiquer avec personne excepté un valet qui devait partager sa prison +perpétuelle et _n'en sortir qu'à la mort_, suivant le langage terrible +de Louvois. Pendant ces seize années, au bout desquelles il obtint +quelque adoucissement à sa captivité, il varia les occupations qui lui +permettaient de n'être pas surpris par l'ennui, le découragement et le +désespoir. Il avait surtout une infatigable ardeur à écrire, en dépit de +la surveillance sévère à laquelle il était soumis par ordre spécial du +roi. Il fabriqua des plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec +de la suie délayée dans du vin; il remplit d'abord d'écriture tous les +livres qu'on lui mit entre les mains; quand on l'eut privé de livres, il +changea la destination du papier qu'on était forcé de lui fournir pour +l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, qu'il cachait dans +son lit et dans le dossier de son fauteuil. Ces manuscrits furent +découverts, et on lui ôta les moyens de les continuer: alors il écrivit +sur ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses habits. On le +fit habiller de brun et on ne lui donna plus que des rubans de couleur +sombre. Le ministre répondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il était bien +difficile d'apporter reméde à cette fureur d'écrire. + +On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant à un examen +minutieux lorsqu'il demandait à les échanger contre de nouveaux: on +reconnut qu'il écrivait encore sur les marges avec des encres chimiques +invisibles, qui paraissaient à l'approche du feu. On finit sans doute +par fermer les yeux et tolérer une désobéissance aussi persévérante, que +rien au monde ne pouvait empêcher. Fouquet reprit donc ses écritures +avec une prodigieuse activité, et il rédigea un grand nombre d'ouvrages +en prose et en vers, la plupart traitant de matières morales et +ascétiques: les uns furent délivrés à son fils après sa mort, les autres +transmis à Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le jour sous le non +du père Boutaud, jésuite, et l'on retrouve dans le plus connu, intitulé +_Conseils de la Sagesse de Salomon_, les sentimens de résignation et de +philosophie chrétiennes qui allégèrent le poids de cette inique +captivité. + +Fouquet, quoique toujours enfermé, pouvait se procurer sans doute +beaucoup de plantes salutaires qui croissent dans les montagnes; car il +reprit les études pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les +yeux de sa pieuse mère, qui possédait tant de secrets précieux pour la +guérison de toutes les maladies, et qui les employait elle-même au +soulagement des pauvres. Fouquet donna des leçons de pharmacie au valet +emprisonné avec lui, et dans les derniers temps de sa vie il eut la +satisfaction, bien douce pour une âme évangélique comme la sienne, de +venir en aide à un de ses geôliers les plus impitoyables: Louvois lui +fit demander un collyre, appelé _eau de casse-lunette_, qu'il distillait +pour le mal d'yeux, avec la recette de cette eau et la manière de s'en +servir. Mais à cette époque le prisonnier de Pignerol voyait se relâcher +la rigueur de sa détention: il avait la permission de descendre sur les +boulevarts de la citadelle; de dîner à la table des officiers; sa femme, +ses enfans, et ses amis pénétraient jusqu'à lui; bientôt sa grâce +entière lui eût été accordée, lorsqu'il mourut subitement le 23 mars +1680. + +Je crois avoir prouvé ailleurs, par de bien étranges rapprochemens de +faits et de dates, que la mort de Fouquet ne fut pas véritable, et que +cet infortuné, expiant la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi, +avait vécu encore vingt-trois ans, à Pignerol, à Exile, aux îles +Sainte-Marguerite et à la Bastille, toujours sous la garde de +Saint-Mars, mais le visage couvert d'un masque, et entouré de +précautions extraordinaires pour empêcher qu'on ne le reconnût. Fouquet, +devenu _l'homme au masque de fer_, écrivait encore avec la pointe d'un +couteau sur une assiette d'argent, et avec une encre composée, sur son +linge, qu'on brûla lorsqu'il fut réellement mort, en 1703; mais sa +principale récréation consistait, dit-on, à épiler sa barbe avec des +_pincettes d'acier très-luisantes_. + +Lauzun, le célèbre amant de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, fut +prisonnier d'état à Pignerol en même temps que Fouquet; mais il n'avait +garde de se faire les mêmes distractions: léger, frivole, ignorant, +capricieux, il ne lisait et n'écrivait rien; il travaillait sans cesse à +gagner par des promesses magnifiques les soldats qui faisaient +sentinelle sous ses fenêtres et les valets qui l'approchaient dans sa +chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, accusés d'avoir +préparé son évasion, et pendus par ordre arbitraire du gouverneur. Quand +la fâcheuse issue de ces tentatives l'eut réellement convaincu de leur +inutilité, il chercha d'autres manières de tuer le temps. À l'aide d'une +lunette d'approche qu'on lui avait fait parvenir secrètement, il passait +des journées entières à observer tout le pays qu'on découvrait de ses +fenêtres. Lorsque le gouverneur lui eut enlevé cette lunette, il se +vengea en l'humiliant par toutes sortes d'insolences; ensuite, il +s'occupa si passionnément de sa toilette, qu'il restait en contemplation +devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoyât de Paris des +perruques et des habits à la mode, des dentelles et des bijoux: il ne +lui manquait que de pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, cédant aux +prières de Mademoiselle, qui ne se consolait pas d'avoir perdu son beau +Lauzun, adoucit la captivité du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre +chevaux, qu'il montait dans les cours de la citadelle. + +L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait pendant trente ans +appris comment on garde des prisonniers d'état, lorsqu'il passa du +commandement des îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille; mais +comme il trouva dans cette forteresse, dont la population était toujours +fort nombreuse, un régime beaucoup moins rigoureux que celui qu'il avait +établi d'après les instructions secrètes du roi pour Lauzun et Fouquet, +il ne jugea pas nécessaire de réformer l'organisation intérieure de la +Bastille. Les prisonniers étaient la plupart livrés aux caprices des +gardiens subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble dans chaque +chambre; et ils avaient ainsi la consolation de voir des visages humains +et d'entendre des voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde +s'allumait entre ceux que le malheur aurait dû rendre frères, et +d'horribles luttes nécessitaient alors leur séparation, qu'ils eussent +vainement demandée à grands cris. Dans ces _chambrées_, où l'on +réunissait jusqu'à cinq personnes, la conversation était presque +permanente: après s'être mutuellement raconté leur histoire et les +motifs de leur incarcération, ces malheureux s'entretenaient de leurs +projets ou de leurs espérances de délivrance; mais souvent un d'eux, +signalé à la défiance de tous comme un espion, retenait dans un prudent +silence les sentimens généreux ou les confidences qui auraient pu +aggraver ou prolonger leur funeste position. Chacun renfermait en soi +son ressentiment contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute parole +imprudente avait un écho dans le cabinet du gouverneur de la Bastille ou +du lieutenant de police. Les prisonniers dangereux, rebelles ou +forcenés, étaient seuls enchaînés isolément dans de petites cellules, +sous la calotte de plomb des tours, ou dans d'affreux cachots contigus +aux fossés. + +Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, nous a révélé, dans son +_Inquisition française_, les souffrances de toute espèce auxquelles un +long séjour à la Bastille l'avait initié; il s'est fait l'historiographe +de ses compagnons de captivité, en nous disant ce que fut la sienne dans +l'espace de onze ans. Il composait des vers avec une grande facilité, et +outre les poèmes qu'il traça entre les lignes d'un Nouveau-Testament, au +moyen d'une plume faite d'os de poisson et trempée dans un mélange de +vin, de sucre, et de noir de fumée, il tapissa de ses sonnets, de ses +rondeaux, et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres de la +Bastille. Ce fut lui qui inventa la _manière de parler du bâton_, pour +communiquer avec les détenus des chambres voisines, mystérieux langage +que la tradition de la Bastille conserva fidèlement parmi les +prisonniers. Ce langage se transmettait en frappant la muraille ou le +plafond avec une bûche, selon le rang que chaque lettre occupait dans +l'alphabet; ainsi, un coup pour un _a_, deux coups pour un _b_, trois +pour un _c_, quatre pour un _d_, et ainsi du reste jusqu'à _z_, +représenté par vingt-quatre coups. Constantin de Renneville et ses +élèves étaient parvenus à exécuter cette manoeuvre avec tant de rapidité +et d'adresse, qu'ils échangeaient de longues conversations malgré +l'épaisseur des murs, la vigilance des sentinelles, et la colère des +porte-clefs. + +Mais c'était surtout la lecture et la méditation des livres saints que +Constantin de Renneville appelait à son secours dans la solitude de son +cachot: «Je lus et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le +respect et l'attention que mérite un livre si saint; et plus je le +lisais, et plus j'y trouvais cette manne cachée, dont plus on mange, +plus on sent redoubler sa faim; j'y découvrais ces lumières qui sont +voilées aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma prison, je +lus très-attentivement tout le Nouveau-Testament jusqu'à neuf fois, et +la dernière fois que je le lisais, c'était avec plus d'avidité que la +précédente.» + +Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essayé de se faire une société +privée des petits animaux, rats, souris, araignées, qui ont toujours +accès dans les plus impénétrables prisons d'état. On le voit seulement +attirant des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des billets +sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient dans les mains +d'un ami ou d'un étranger compatissant. Le gouverneur de la Bastille, +Bernaville, successeur de Saint-Mars, ayant été averti des messages que +les pigeons portaient de la sorte aux prisonniers, fit tuer à coups de +fusil tous les oiseaux qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou +qui osaient s'en approcher. + +Un prisonnier, nommé Liard, que Constantin de Renneville eut pour +compagnon de chambre et de cachot, avait apprivoisé des rats qui +mangeaient et couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir affiché +des libelles contre le roi et la cour, n'ayant personne au monde qui +s'intéressât à sa liberté, s'était attaché à sa prison par l'affection +qu'il avait su inspirer à de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec +eux, et maudissait quiconque partageait l'horrible _pourpoint de pierre_ +où il croupissait sur la paille: «Il les connaissait tous par les noms +qu'il leur avait imposés et les distinguait les uns des autres; l'un +s'appelait _Ratapon_, l'autre le _Goulu_, cet autre le _Friand_, et +ainsi des autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats venir +autour de son plat faire une musique enragée, pendant que, lui, +s'empressait à les mettre d'accord. 'Allons, Goulu,' disait-il à l'un, +'tu manges trop vite! laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part. +Pourquoi as-tu mordu Ratapon?'» Et tâchait à policer ces bêtes +indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... «Si j'avais +tué quelqu'un de ces vilains animaux,» dit le témoin oculaire, «il +m'aurait sauté à la gorge. C'était un plaisir qui m'a diverti bien des +fois, de lui voir appeler ces bêtes par leurs noms. Vous les voyiez +sortir de leurs crevasses, comme pour venir recevoir ses ordres: il leur +donnait un petit morceau de pain; après quoi, il les renvoyait dans +leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la queue.» + +Les rats et les souris jouaient un grand rôle dans les passe-temps et +les affections des prisonniers; mais lorsque la spirituelle mademoiselle +de Launay, plus connue sous le nom de madame de Staal, fut conduite à la +Bastille par la découverte de la conspiration Cellamare, elle ne put +surmonter la répugnance que lui inspiraient ces animaux, et elle invoqua +contre eux la protection des chats, qu'elle aimait. «Je ne sentis point +en prison,» dit-elle dans ses Mémoires, «l'ennui qu'on y redoute +généralement... Je m'en garantis, quand je fus plus calme, par les +occupations que je me fis et par tous les amusemens qui se présentèrent +à moi, que j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance des +choses qui nous les rend précieuses, c'est le besoin que nous en avons. +Je fus étonnée du parti que je tirai d'une chatte que j'avais demandée +simplement dans l'intention de me délivrer des souris dont j'étais +persécutée. Cette chatte était pleine, elle fit des petits chats, et +ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en voir plusieurs +générations. Cette jolie famille faisait des jeux et des danses devant +moi, dont je me divertissais bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune +sorte de bête.» Le malheur donne de la bonté aux coeurs les plus secs: +Mademoiselle de Launay, qui ne put pas conserver un ami à la cour, resta +fidèle à ses chats en prison. + +Mais, en général, le temps de la captivité n'était point assez prolongé +pour que le prisonnier eût recours à ce genre de distraction; l'effet +ordinaire d'une lettre de cachet ne dépassait pas quelques mois, pendant +lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir et l'espérance +pour y vouloir prendre racine par des habitudes et des affections. La +lecture défrayait donc presque seule les loisirs des détenus, qui +étaient souvent devenus pensionnaires de la Bastille à cause des livres +qu'ils avaient écrits ou publiés. L'abbé Lenglet Dufresnoy, qui fit sept +ou huit voyages dans les prisons d'état, déclarait ingénument qu'il +n'avait nulle part trouvé autant de tranquillité pour l'étude, et dès +qu'il voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police chargé de +l'arrêter, loin de se troubler et de s'affliger, il réclamait seulement +la permission d'apprêter son linge, ses livres, et ses manuscrits; puis +il écrivait à son libraire: «Je vais terminer promptement l'ouvrage que +vous savez; on me mène, de par le roi, dans mon cabinet de travail.» + +À la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs de l'antiquité, +et rédigea une grammaire chinoise; Voltaire ébaucha plusieurs tragédies +et médita son avenir littéraire; Marmontel rédigea ses _Contes Moraux_. +À Vincennes, Fréron, qui ne pouvait se figurer lire Ovide dans la +relation des _Miracles de saint Ovide_, qu'on lui avait apportée par un +quiproquo jésuitique, employait la journée à cuver le vin qu'il buvait +le matin, «pour être en état,» disait-il, «de supporter l'ennui de ce +terrible prédicateur appelé le donjon de Vincennes.» Diderot pilait de +l'ardoise, la faisait infuser dans du vin et taillait un cure-dent, pour +écrire sur les marges de son _Platon_ l'_Essai philosophique sur les +règnes de Claude et de Néron_. L'abbé Prieur, qui en était réduit pour +se distraire à commenter et à réfuter la grammaire française de Vailly +sur le grabat où il mourut, ne réussit pas à obtenir du lieutenant de +police un Nouveau-Testament, grec et latin, _pour sanctifier ses +souffrances_. + +Ce n'étaient là que des gens de lettres et des philosophes: on les +honorait encore de quelques égards, de quelques ménagemens, parce qu'ils +sortaient toujours de prison la plume à la main. Mais les prisonniers +que l'on craignait moins après ces rudes épreuves, ceux qui n'en +devaient pas de long-temps voir le terme, ceux qui sentaient peser sur +leur tête la vengeance d'un ennemi puissant, ils retombaient quelquefois +dans les horreurs de l'ancienne Bastille, où la torture morale +surpassait encore la torture physique: combien de misérables, lentement +assassinés par l'oisiveté et l'abrutissement au fond de ces ténébreux +cachots, où Latude languit trente-quatre ans! Quel séjour, que ces +antres de pierre que le jour ne visitait jamais, où se concentrait un +air empoisonné, où le sol fangeux s'exhaussait d'immondices, où +rampaient les crapauds et la vermine! Eh bien! pour échapper à l'ennui, +plus redoutable encore que cette mortelle prison, les êtres livides et +décharnés qui s'y mouraient, oubliés des hommes, cherchaient une +occupation, un intérêt, un plaisir, dans cette vermine même dont ils +étaient dévorés: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces! + +Latude, ce génie actif et persévérant qui ne put se montrer que dans les +prodiges de son évasion, ne perdait pas l'espoir de la renouveler avec +des efforts plus incroyables encore; mais en attendant que les +circonstances la favorisassent, il avait besoin de dépenser le trop +plein de son imagination, et d'exercer les belles facultés de cette +intelligence qui lui aurait acquis une supériorité réelle dans quelque +carrière qu'il eût suivie, s'il ne s'était pas vu, à vingt ans, +retranché de la vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame de +Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les moyens d'écrire qu'il eut +besoin de toutes les ressources de son invention: «Pour remplacer le +papier, qui me manquait,» raconte-t-il dans ses _Mémoires_ assez mal +rédigés par l'avocat Thierry, et peut-être trop souvent empreints de +romanesque, «je pris pendant long-temps la mie du pain qu'on me donnait; +je la broyais dans mes mains, je la pétrissais avec ma salive; puis, en +l'aplatissant, j'en fis des tablettes de six pouces carrés ou environ et +de deux lignes d'épaisseur. À défaut de plume, je pris l'arête +triangulaire que l'on trouve sous le ventre des carpes: elles sont +larges et fortes; en les fendant, on peut les employer facilement au +lieu de plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon sang pouvait y +suppléer, et je m'en servis. Je tirai des fils d'un pan de ma chemise; +je liai fortement la première phalange de mon pouce pour en faire enfler +l'extrémité, que je perçai avec l'ardillon d'une de mes boucles. Mais +chaque piqûre ne me fournissait que peu de gouttes de sang, il fallait +les renouveler souvent. Déjà tous mes doigts en étaient pleins, ce qui +avait causé une irritation forte et une enflure dont je craignais les +suites. D'un autre côté, à chaque lettre que j'écrivais, mon sang se +figeait et j'étais obligé de tremper ma plume de nouveau. Pour remédier +à ces inconvéniens, je fis couler quelques gouttes de mon sang dans un +peu d'eau au fond de mon gobelet; je délayai le tout ensemble, ce qui me +fit une encre très-coulante, et, par ce moyen, je parvins à écrire +très-lisiblement et à rédiger un mémoire.» + +Qu'écrivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes de mie de pain? des +projets d'économie politique, des plans d'administration civile et +militaire, des réflexions de morale publique, le tout destiné à réformer +les erreurs et les abus du gouvernement! Ces curieuses tablettes, que le +prisonnier remit lui-même au savant jésuite le père Griffet, aumônier de +la Bastille, ne furent pas même conservées dans les archives de cette +forteresse, comme l'échelle de corde et les divers instrumens qui +avaient servi à l'évasion de Latude. Il écrivit encore avec d'autres +procédés non moins ingénieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent +lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se découragea pas même +dans un cachot tout-à-fait obscur, où, pendant les courts intervalles de +ses repas, il profitait de la lumière qui lui était accordée, pour +tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon pilé, le triste +récit de ses souffrances. + +Il ne fut pas toujours seul et abandonné à lui-même durant cette +affreuse captivité de trente-quatre ans: après avoir été séparé de son +ami d'Alègre, qui avait partagé les travaux inouïs et l'heureuse issue +de sa première évasion, il chercha dans d'abjects animaux une autre +sorte d'amitié qui l'aidât du moins à supporter le fardeau de la +solitude: ces nouveaux amis étaient des rats qu'il avait apprivoisés. +«Je leur ai dû,» dit-il, «la seule distraction heureuse que j'aie +éprouvée dans tout le cours de ma longue infortune.» Ces rats +l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer la paille de son lit et +en le mordant même au visage; il résolut, puisqu'il était forcé de vivre +avec eux, de leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat étant +sorti de la meurtrière, il l'appela doucement et lui jeta des miettes de +pain, que ce rat vint prendre après quelque hésitation et emporta dans +son trou. Le lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour +s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisième jour, ce rat devint +plus familier et aussi plus vorace, parce que Latude se priva d'une +partie de sa ration de viande pour attirer ce commensal affamé; les +jours suivans, le rat, dont la confiance augmentait à chaque repas, alla +en trottinant quérir sa pitance dans la main du prisonnier. Ce n'est pas +tout: l'exemple est aussi contagieux chez les rats que chez les hommes. +Ce rat changea de résidence et appela dans le cachot sa femelle et sa +famille, composée de cinq ou six ratons; ils se fixèrent tous auprès de +Latude, qui leur donna des noms et leur apprit à cabrioler pour gagner +leur pâture, suspendue en l'air à deux pieds du sol. Cette société de +rats se trouvaient si bien d'être hébergés aux dépens de leur maître et +seigneur, qu'ils montraient les dents aux intrus qui essayaient de +s'introduire dans leurs rangs: ils multiplièrent patriarchalement +jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, nourris comme Latude avec +le pain du roi. + +Les araignées étaient sans doute d'un caractère plus sauvage et moins +reconnaissant que les rats, car Latude ne put jamais réussir à en +apprivoiser une seule. Il eut beau leur présenter des mouches et des +insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant du flageolet +(il avait fabriqué cet instrument avec un morceau de sureau qu'il trouva +dans la paille de son lit), il eut beau les enlever de leur toile et les +retenir de force sur sa main; ces araignées ne se laissèrent pas +séduire, et il finit par conclure que celle de Pelisson n'avait existé +que dans les livres et la tradition. Cependant le baron de Trenck, +enfermé à la même époque dans la forteresse de Magdebourg, avait su +tirer meilleur parti des araignées de sa prison: il s'était même promis +de rendre un éclatant hommage au merveilleux instinct de ces insectes, +et il eût fourni de puissans argumens en faveur du système de l'âme des +bêtes. + +Il raconte seulement dans ses Mémoires l'histoire touchante de la souris +qu'il avait apprivoisée au point qu'elle jouait avec lui et venait +manger dans sa bouche. «Je ne saurais tracer ici,» dit-il, «toutes les +réflexions que fit naître en moi l'étonnante intelligence de ce petit +animal.» Une nuit, la souris, courant, sautant, grattant, rongeant, fit +tant de bruit, que le major, appelé par les sentinelles, commanda une +ronde dans la prison et visita lui-même les serrures et les verroux, +pour s'assurer qu'on n'exécutait pas une tentative d'évasion. Le baron +de Trenck avoua que tout ce bruit provenait de sa souris, qui ne dormait +pas et qui demandait la liberté pour lui. Le major confisqua la souris +et la transféra dans la chambre de l'officier de garde; le lendemain, la +souris, qui avait travaillé de grand courage pour percer la porte de +l'endroit où elle était enfermée, attendit l'heure du dîner pour rentrer +chez son maître à la suite du geôlier. Trenck fut bien surpris de la +retrouver grimpant dans ses jambes et lui faisant mille caresses. Le +major se saisit une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de +restituer au prisonnier; mais il en fit don à sa femme, et celle-ci, qui +la mit en cage pour la conserver, espérait la consoler par une +nourriture choisie et abondante. Deux jours après, la souris, qui ne +mangeait plus, fut trouvée morte. Le chagrin l'avait tuée. + +Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands et français avec +autant de goût que le roi de Prusse, ne fut pas embarrassé de les +écrire, quoique le grand Frédéric eût défendu sous peine de mort de lui +parler et de lui donner encre ou plume. «Pour y suppléer,» dit-il, «je +me faisais une piqûre au doigt; j'en recueillais le sang, et lorsqu'il +venait à se cailler, je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais +écouler la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que je +parvins à me faire de bonne encre bien coulante, avec laquelle je +pouvais écrire, et qui me servait en même temps de couleur quand je +voulais peindre.» La plume qu'il avait inventée fut tour à tour un brin +de paille, un cure-dent et un os de chapon. En outre, à l'aide d'un clou +tiré du plancher, il cisela ses gobelets d'étain avec tant d'habileté et +de délicatesse, que ces gobelets, couverts de dessins et de devises, +étaient vendus à des prix fort élevés. C'est à un de ces gobelets qu'il +dut sa délivrance, et l'impératrice Marie-Thérèse, dans les mains de qui +le hasard fit tomber ce chef-d'oeuvre d'art et de patience, s'interposa +auprès du roi Frédéric pour obtenir la grâce d'un innocent, après plus +de neuf ans de fers. + +Les prisons d'état n'étaient pas plus _dures_ en Allemagne qu'en France, +où les lettres de cachet se distribuaient et même se vendaient par +milliers. À la fin du règne de Louis XV, les ministres se faisaient un +jeu de la liberté des citoyens les plus recommandables. La Bastille ne +fut jamais mieux remplie que sous les ministères du duc de La Vrillière +et du comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le déplorable courage de +faire arrêter La Chalotais, procureur du parlement de Bretagne, accusé +d'avoir insulté le roi dans des billets anonymes, et seulement coupable +de s'être opposé aux envahissemens du pouvoir royal en Bretagne. La +Chalotais, conduit à Saint-Malo et enfermé dans la citadelle, fut privé +des moyens de se défendre et de répondre à ses calomniateurs, pendant +que son procès s'instruisait avec une lenteur calculée; mais, à peine +relevé d'une maladie mortelle, il rassembla ses forces pour composer +trois mémoires justificatifs, qui sortirent de sa prison comme une voix +du ciel. Il les avait écrits avec un cure-dent et une encre faite de +suie dans de l'eau sucrée et du vinaigre, sur des papiers qui servaient +à envelopper du sucre et du chocolat. «J'ai reçu le Mémoire de +l'infortuné La Chalotais,» dit Voltaire, dans une de ses lettres. +«Malheur à toute âme sensible qui ne sent pas le frémissement de la +fièvre en le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalité!...» + +Quand Louis XVI monta sur le trône, l'aspect des prisons changea +tout-à-coup, et bientôt le vertueux Malesherbes fit pénétrer les rayons +de la justice et de l'humanité dans les plus profonds souterrains de la +Bastille, qu'ébranlait déjà un cri unanime de malédiction. Sous le +ministère de Malesherbes, Mirabeau, qui avait fait son apprentissage de +prisonnier dans la citadelle de l'île de Rhé, au château d'If et au fort +de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une détention de +quarante-deux mois. Mirabeau consacra, pour ainsi dire, le temps de +cette détention à sa maîtresse, madame de Monier, enfermée aussi dans un +couvent: il correspondait librement avec _Sophie_, par l'entremise du +lieutenant de police Lenoir, qui avait consenti à faire passer les +lettres des deux amans, pourvu qu'elles retournassent en dépôt à son +secrétariat. Ce piquant échange de lettres d'amour ne suffisait pas à +l'inquiète et dévorante activité de Mirabeau, qui noircissait une +immense quantité de papier qu'on lui fournissait à discrétion, ainsi que +des livres: il traduisait Tibulle et les _Baisers_ de Jean second; il +écrivait des romans et des poésies érotiques; il improvisait son +éloquent plaidoyer contre les lettres de cachet et les prisons d'état. +Ces occupations littéraires n'étaient au fond que des alimens destinés à +éteindre les appétits immodérés d'un tempérament de feu: au milieu de +ses lectures et de ses commentaires de la Bible, c'était toujours Sophie +qu'il couvrait de baisers en approchant de ses lèvres les tresses de +cheveux qu'elle lui envoyait: c'était Sophie enfin qui jour et nuit +remplissait sa prison. + +Elles n'étaient plus, ces horribles prisons de Constantin de Renneville +et de Latude, quoique la Bastille fût encore debout. Lorsqu'elle tomba +sous les coups des haines populaires amassées depuis quatre siècles, on +n'eut pas le loisir d'écouter les lugubres révélations qui sortaient de +ces ruines, et le public, qui avait fait une sorte d'ovation à Latude, +prêta l'oreille à peine au récit de trente-neuf ans de captivité que +voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. La révolution, qui +commençait, préparait des prisons moins effrayantes et plus tyranniques, +des captivités moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier au +Temple, en sortit bientôt pour marcher à la guillotine; Madame Élisabeth +tricotait en attendant son arrêt de mort, et le jeune dauphin, portant +déjà des germes de mort dans son sein, tandis que l'infâme Simon tuait +chez lui le moral, le fils de Louis XVI détachait les carreaux de sa +chambre pour en faire des petits palets! + +Les prisons révolutionnaires avaient une physionomie toute particulière: +on y était presque libre, si ce n'est qu'on n'avait guère de délivrance +à espérer que de l'échafaud. Cette réunion de personnes distinguées par +leur naissance, leur éducation, et leur rang social, conservait +fidèlement sous les verroux toutes les traditions de la haute société +élégante et spirituelle qui devait disparaître avec ses derniers +représentans. Les femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient +amoureux et rivaux. Il y avait des poètes qui rimaient, des peintres qui +peignaient, des musiciens qui chantaient, des militaires qui combinaient +des plans de campagne. Ô la douce vie qu'on eût menée au Luxembourg, à +Saint Lazare, à l'Abbaye et au Châtelet, si le tribunal de sang n'avait +pas réclamé chaque jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du +poème des _Mois_, quoique incarcéré à Sainte-Pélagie, continuait +l'éducation de ses enfans par correspondance, poursuivait l'achèvement +de ses ouvrages commencés, traduisait Virgile en vers, et classait un +herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au jardin du +_Muséum_. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient comme un parfum de +liberté dans sa prison. Il contemplait mélancoliquement cette espèce de +tribut que la nature envoyait à son poète prisonnier, et ses pensées +tombaient d'elles-mêmes dans le moule du vers. + + «Ô vous, en qui la nature déploie + Le jeu brillant des plus riches couleurs, + Dans les ennuis où mon âme est en proie, + À mon secours quelle main vous envoie, + Êtres charmans, fraîches et tendres fleurs? + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + L'aimable aspect des branchages fleuris + Vient éclairer ma noire solitude: + Ma fille a su dans sa sollicitude + M'environner de ces rameaux chéris. + Sa piété naïve, ingénieuse, + A trouvé l'art de corriger mon sort; + Ces beaux _asters_ à tête radieuse + Et cette indule à taille ambitieuse + Vont sous mes doigts triompher de la mort. + Oh! quand ces fleurs orneront le parterre + Que la science ouvre aux plants desséchés, + Oh! puisse alors ma fille solitaire + Sur ces rameaux bienfaiteurs de son père + Tenir parfois ses regards attachés! + Puis, les baignant de ses pieuses larmes, + Leur dire: 'Vous, qu'en ma jeune saison + J'osai cueillir dans nos grands jours d'alarmes, + Je vous salue, ô fleurs, de qui les charmes + Ont de mon père adouci la prison!'» + +Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs cueillies par sa fille +furent interrompues par l'arrivée de la charrette qui le conduisit à +l'échafaud avec André Chénier et le baron de Trenck. + +Sous l'empire, les prisons redevinrent à peu près ce qu'elles avaient +été du temps de Louis XIV, mystérieuses, impénétrables, terribles. M. +Saintine les a peintes dans _Picciola_, et il n'est pas possible +d'ajouter un coup de pinceau à cette peinture vraie et saisissante. Sous +la restauration, les prisons perdirent tout-à-fait leur caractère +solennel, grave, et redoutable: un prisonnier, fût-ce un criminel +d'état, avait le droit de discuter à grand fracas, par l'organe de la +presse; l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'était pas traité autrement +qu'un garde national aux arrêts, excepté pour les précautions de +surveillance; le journaliste Magalon, enchaîné côte à côte avec un +galérien qu'on transférait à Bicêtre, fit retentir pendant six mois tous +les échos de la polémique quotidienne; on n'eut point assez de colère et +d'indignation contre le pouvoir, qui ordonna la translation de Fontan à +Poissy. Depuis la révolution de juillet, cet état de choses a empiré ou +s'est amélioré, selon le point de vue d'où on l'examine: les prisons les +plus épouvantables ont un régime plus doux et plus bénin que celui des +colléges de l'université; on y a des livres, des plumes, de l'encre, et +du papier plus qu'on n'en peut consommer; on y fume; on y boit; on y est +parfaitement, en un mot, hormis qu'on est en prison. Les régicides Pépin +et Fieschi ne tarissaient pas sur tous les égards qu'on avait pour eux, +et Dieu sait la chère qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'état de +la citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souveraineté du peuple, +telle que le gouvernement actuel l'a entendue, n'est pas plus cruelle à +l'égard de ses ennemis que la légitimité de la branche aînée envers les +siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'état possible en +France, même au mont Saint-Michel. + +Mais la prison d'état, la prison _dure_, a résisté dans les gouvernemens +absolus aux systèmes pénitentiaires des philanthropes, et Silvio +Pellico, sous les plombs de Venise, nous rappelle les anciens habitans +de notre Bastille; et ce noble, ce généreux Andryane, enseveli dix ans, +quoique Français, dans le tombeau du Spielberg, nous apprend que les +raffinemens barbares de la captivité du baron de Trenck subsistent +encore sous la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, privé de +ses livres, écrivait avec la pointe d'une aiguille sur les parois de son +cachot, et y recomposait une bibliothèque à l'aide de ses souvenirs; +Sylvio Pellico, en méditant sur les secrets de la création et de la +Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait une araignée. +Heureux s'ils avaient eu l'un et l'autre à leur disposition la fleur +miraculeuse du prisonnier de Fénestrelle! + +PAUL L. JACOB, _bibliophile_. + + + + +À MADAME VIRGINIE ANCELOT. + + +Je viens de relire mon oeuvre, et je tremble en vous l'offrant. +Cependant, qui mieux que vous peut l'apprécier? + +Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs drames. + +Mon livre n'est ni un drame, ni un roman. + +L'histoire que je vais vous conter, madame, est simple, tellement +simple, que jamais plume peut-être n'aborda un sujet plus audacieusement +restreint! Mon héroïne est si peu de chose! Non que je veuille d'avance, +en cas d'insuccès, en rejeter la faute sur elle! Dieu m'en garde! Si +l'action de cet ouvrage est peu apparente, la pensée n'en est pas +dépourvue de grandeur, le but en est élevé, et si je ne l'atteins pas, +c'est que les forces m'auront manqué. J'attache du prix pourtant à sa +réussite, car j'y ai déposé des convictions profondes; et, par un +sentiment de bienveillance plutôt que de vanité, j'aime à croire que si +la foule des liseurs vulgaires le rejette et le dédaigne, pour +quelques-uns, du moins, il ne sera pas sans charme, pour quelques autres +sans utilité. + +La vérité des faits est-elle pour vous de quelque valeur? Ici je la +certifie, et vous l'offre en compensation de ce que vous regretterez +peut-être de ne pas trouver suffisamment dans ce volume. + +Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse femme, morte depuis +quelques mois seulement, la comtesse de Charney, dont le regard, quoique +voilé par une pensée de deuil, vous frappa, tant il portait une double +et céleste empreinte. + +Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait en vous parcourant, +qui vous dilatait le coeur en s'arrêtant sur vous, et dont on se +détournait malgré soi-même, pour le rechercher bientôt; ce regard, +d'abord presque timide comme celui d'une jeune fille, vous l'avez vu +ensuite briller, s'animer, jeter des flammes, et trahir tout-à-coup des +sentimens de force, d'énergie et de dévouement. Eh bien! ce regard, +c'était toute la femme! Cette femme, c'était le mélange incroyable de la +douceur et de l'audace, de la faiblesse des sens et de la résolution de +l'âme; c'était une lionne terrible, qu'un enfant apaisait d'un mot; +c'était une colombe craintive, capable de porter la foudre sans +trembler, s'il se fût agi de la défense de ses amours,--de ses amours de +mère s'entend! + +Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue long-temps avant +moi, alors que son âme ne s'exaltait que dans son culte de fille, puis +d'épouse. C'est avec un plaisir bien vif que je vous entretiens ici de +cette noble créature: les occasions seront trop rares où je pourrai vous +en parler encore. Elle n'est pas l'héroïne principale de cette histoire. + +Dans l'unique visite que vous lui fîtes à Belleville, où elle s'était +fixée pour toujours, car le tombeau de son mari est là (et le sien aussi +maintenant), plusieurs choses semblèrent vous étonner. Ce fut d'abord la +présence d'un vieux domestique, à cheveux blancs, assis auprès d'elle à +table. Vous parûtes surtout vous stupéfier en entendant ce domestique, +aux gestes brusques, aux manières communes, même pour des gens de cette +classe, tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, élégante et +parée, belle comme sa mère l'avait été, répondre au vieillard avec +déférence et respect, avec amitié même, en l'interpellant du titre de +parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, peut-être il vous +souvient d'une fleur desséchée, effacée de couleurs, enfermée dans un +riche médaillon, et, lorsque vous l'interrogeâtes sur cette relique, de +l'expression douloureuse qu'exprima la figure de la pauvre veuve. Elle +laissa même, je crois, votre demande sans réponse: c'est que cela eût +exigé du temps, et ne pouvait s'adresser à un indifférent. + +Cette réponse, je vais vous la faire aujourd'hui. + +Honoré de l'affection de cette excellente femme, plus d'une fois, en +face de ce médaillon, assis entre elle et son vieux serviteur, j'ai +entendu, de l'un et de l'autre, sur cette fleur fanée, des récits longs +et détaillés, qui m'ont ému vivement. J'ai long-temps gardé entre mes +mains les manuscrits du comte, sa correspondance et le double journal de +sa prison, sur toile et sur papier: pièces justificatives et documens +historiques ne m'ont pas manqué. + +Ces récits, je les ai retenus précieusement dans ma mémoire; ces +manuscrits, je les ai compulsés attentivement; cette correspondance, +j'en ai extrait des fragmens précieux; ce journal, j'y ai puisé mes +inspirations, et si je parviens à faire passer dans votre âme le +sentiment dont je fus saisi moi-même en présence de tous ces souvenirs +du captif, c'est à tort que j'aurai tremblé pour la destinée de ce +livre. + +Encore un mot. J'ai conservé à mon héros son titre de _comte_, dans un +temps où les dénominations nobiliaires avaient cessé d'avoir cours; +c'est que toujours on me le désignait ainsi, soit en français, soit en +italien. Dans ma mémoire, son nom était invariablement cloué à son +titre: titre et nom, j'ai tout laissé aller au courant de la plume. + +Vous voilà avertie, madame. Ne demandez donc pas à ce livre des +événemens de haute importance, ni même un récit attrayant sur quelque +aventure amoureuse. J'ai parlé d'utilité, et à qui un récit d'amour +peut-il être utile? Dans ce doux savoir surtout, pratique vaut mieux que +théorie, et chacun a besoin de sa propre expérience: cette expérience, +on court joyeusement au-devant d'elle pour l'acquérir, et on ne se +soucie guère de la trouver toute faite dans des livres. Les vieillards, +devenus moralistes par nécessité, auront beau s'écrier:--Évitez cet +écueil, sur lequel nous nous sommes brisés autrefois! les jeunes gens +répondront:--Cette mer que vous avez bravée, nous voulons la braver à +notre tour, et nous réclamons notre droit de naufrage. + +Il y a cependant encore de l'amour dans ce que je vais vous conter; mais +il ne s'agit ici, avant tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le +dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez. + +X. BONIFACE-SAINTINE. + + + + +PICCIOLA. + + + + +LIVRE PREMIER. + + + + +I. + + +Le comte Charles Véramont de Charney, dont le nom sans doute n'est pas +encore entièrement oublié des savans de notre temps, et pourrait même au +besoin se retrouver sur les registres de la police impériale, était né +avec une prodigieuse facilité d'apprendre; mais sa haute intelligence, +façonnée dans les écoles, y avait contracté le pli de l'argumentation. +Il discutait beaucoup plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire +plutôt un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint. + +Dès l'âge de vingt-cinq ans, il possédait la connaissance complète de +sept langues. Bien différent de tant d'estimables polyglottes, qui +semblent ne s'être donné la peine d'étudier divers idiomes qu'afin de +pouvoir faire preuve d'ignorance et de nullité devant les étrangers +aussi bien que devant leurs compatriotes (car on peut être un sot en +plusieurs langues), le comte de Charney usait de ces études +préparatoires pour s'avancer vers d'autres beaucoup plus importantes. + +S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, chacun +d'eux du moins avait sa charge, ses occupations et ses landes à +défricher. Avec les Allemands, il s'occupait de la métaphysique; avec +les Anglais et les Italiens, de la politique et de la législation; avec +tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, en remontant jusqu'à ses +sources premières, grâce aux Hébreux, aux Grecs et aux Romains. + +Il se livra donc tout entier à ces graves spéculations, ne négligeant +point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. Mais bientôt, +effrayé de cet horizon qui s'élargissait devant lui, se sentant broncher +à chaque pas dans ce labyrinthe où il s'était engagé, fatigué de +poursuivre vainement une vérité douteuse, il n'envisagea plus l'histoire +que comme un grand mensonge traditionnel, et tenta de la reconstruire +sur de nouvelles bases. Il fit un autre roman, dont les savans se +moquèrent par envie, et le monde par ignorance. + +Les sciences politiques et législatives lui présentaient quelque chose +de plus positif; mais elles semblaient appeler tant de réformes en +Europe! Et lorsqu'il essaya d'en signaler quelques-unes à faire, les +abus lui parurent tellement enracinés dans l'édifice social, tant +d'existences étaient assises et clouées sur un faux principe, qu'il se +découragea, ne se sentant ni assez de force ni assez d'insensibilité +pour renverser chez les autres ce que l'ouragan révolutionnaire n'avait +pu détruire entièrement chez nous. + +Puis combien de braves gens, avec autant de lumières et de bonnes +intentions que lui peut-être, avaient des théories en tout opposées à la +sienne! S'il allait mettre le feu aux _quatre coins du globe_, pour un +doute! Cette réflexion l'humilia plus encore que les aberrations de +l'histoire, et le laissa dans une perplexité pénible. + +La métaphysique lui restait. + +C'est le monde des idées. Là les bouleversemens paraissent moins +effrayans, car les idées se choquent sans bruit dans les espaces +imaginaires, comme l'a dit un poète allemand; vérité douteuse ainsi que +tant d'autres, la pensée muette a un écho sonore. + +Avec la métaphysique, Charney croyait ne plus risquer le repos des +autres; et il perdit le sien. + +Là surtout, là, plus il s'avança vers les profondeurs de la science, +analysant, discutant, argumentant, plus il n'entrevit qu'obscurité et +confusion. L'insaisissable vérité, toujours fuyant à son approche, +s'évanouissait sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger à ses yeux +comme un feu follet, qui vous attire pour vous égarer. Il la voyait +lumineuse devant lui, et elle s'éteignait sous son regard, pour renaître +où il ne la soupçonnait pas. Infatigable et tenace, s'armant de +patience, il la suivait avec une prudente lenteur, pour la forcer dans +son sanctuaire, et, rapide, elle s'éloignait; il voulait hâter sa course +pour l'atteindre, et dès son premier mouvement il l'avait dépassée. Il +croyait enfin la tenir! elle était sous sa main, dans sa main! et elle +glissait entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des points +différens. Vingt vérités brillaient à la fois autour de l'horizon de son +intelligence: fanaux menteurs qui mettaient au défi sa raison! Ballotté +entre Bossuet et Spinosa, entre le déisme et l'athéisme, tiraillé par +les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes, +les éclectistes, et les matérialistes, il fut saisi d'un doute immense, +qu'il résolut enfin par une négation complète. + +Laissant de côté les _idées innées_ et la _révélation_ des théologiens, +la _raison suffisante_ et l'_harmonie préétablie_ de Leibnitz, la +_perception_ et la _réflexion_ de Locke, l'_objectif_ et le _subjectif_ +de Kant, les sceptiques, les dogmatiques et les empiriques, les +réalistes et les nominaux, l'observation et l'expérience, le sentiment +et le témoignage, la science des choses particulières et la puissance +des universaux, il se renferma dans un panthéisme grossier; il refusa de +croire à une intelligence suprême. Le désordre inhérent à la création, +les contradictions perpétuelles entre les idées et les choses, l'inégale +répartition des biens et des forces fixèrent dans sa cervelle cette +conviction que la matière aveugle avait seule tout produit, et seule +organisait et dirigeait tout. + +Le hasard devint son dieu, le néant fut son espoir! Il s'attacha à ce +système avec transport, presque avec orgueil, comme s'il l'eût créé +lui-même; se sentant heureux, en pleine incrédulité, d'être débarrassé +de tous les doutes qui l'avaient assiégé. + +La mort d'un parent venait de le laisser possesseur d'une vaste fortune. +Il dit adieu à la science, et résolut de vivre pour le bonheur. + +Depuis l'installation du consulat aux affaires, la société en France +s'était réorganisée avec luxe, avec éclat. Au milieu des fanfares de la +victoire, qui se faisaient entendre de tant de côtés à la fois, tout +était joie et fêtes à Paris. Charney fréquenta le monde--le monde +opulent, le monde aimable et brillant, le monde des lumières, de la +grâce, et de l'esprit; puis, au sein de ce tourbillon de vie oisive et +occupée, de ce grand mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne +point se sentir heureux. + +Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les parfums qui +s'exhalaient autour d'elles, voilà seulement ce qui lui parut mériter +quelque attention. + +Il avait essayé d'une liaison d'intimité avec des hommes réputés pour +leur savoir et leur bon sens; mais qu'il les trouva faibles, ignorans et +saturés d'erreurs! Il les prit en pitié. + +C'est là un des grands inconvéniens de l'excès dans les sciences +humaines; on ne trouve plus personne à son niveau; ceux même qui en +savent autant que vous ne le savent pas comme vous. Du faîte où l'on est +monté, on voit les autres au-dessous de soi, misérables et petits; car, +dans la hiérarchie de l'intelligence, comme dans celle du pouvoir, +l'isolement naît de la grandeur. Vivre isolé, c'est le châtiment de +quiconque veut trop s'élever! + +Notre philosophe appela de plus en plus à son aide les jouissances +matérielles et positives. Dans cette société renaissante, si long-temps +sevrée de joie et de fêtes, maculée encore des orgies sanglantes de la +révolution, et qui, traînant après elle ses lambeaux de vertus romaines, +dépassait du premier bond les fastueuses orgies de la régence, il se +signala par l'exagération de ses dépenses, de ses profusions, de ses +folies! Efforts stériles! Il eut des chevaux, des voitures, une table +ouverte; il donna des concerts, des bals, des chasses; et le plaisir ne +se montra nulle part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses +triomphes, des maîtresses pour l'aimer dans ses instans de loisir, et, +quoiqu'il eût mis un bon prix à tout cela, il ne connut ni l'amitié ni +l'amour. + +Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie joyeuse, ne purent +dérider son coeur et le forcer à sourire une seule fois. Vainement il +tenta de se laisser prendre en aveugle à toutes les amorces de la +société. La sirène, à moitié hors des eaux, faisait éclater devant +l'homme sa beauté de nymphe et sa voix séductrice; et le regard insensé +du philosophe plongeait aussitôt malgré lui sous l'onde pour y chercher +le corps écailleux et la queue bifurquée du monstre! + +Charney ne pouvait plus être heureux ni par la vérité ni par l'erreur. + +La vertu lui était étrangère, le vice indifférent. + +Il avait sondé la vanité de la science, et le doux non-savoir lui était +interdit. Les portes de cet Éden se trouvaient fermées à jamais derrière +lui. + +La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait menteur. + +Le bruit des fêtes le fatiguait; la retraite et le silence lui étaient +pénibles. + +En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il s'ennuyait de lui-même. + +Une profonde tristesse le saisit. + +L'analyse philosophique, malgré tous ses efforts pour l'écarter, +dominait toujours sa pensée, et se mêlant à ses regards, ternissait, +rapetissait, éteignait les plaisirs et le luxe au milieu desquels il +vivait. Les éloges de ses amis, les baisers de ses maîtresses, n'étaient +plus pour lui que la monnaie courante avec laquelle on payait la part +que l'on prenait de sa fortune, et ne témoignaient que de la nécessité +de vivre à ses dépens! + +Décomposant tout, réduisant tout à ses premiers élémens, par ce même +esprit d'analyse, il fut atteint d'une singulière maladie; maladie +affreuse, plus commune qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes +pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses habits, Charney +croyait sentir l'odeur infecte de l'animal qui en avait fourni la laine; +sur la soie de ses riches tentures, il voyait se promener le ver +dégoûtant qui l'avait filée; sur ses meubles élégans, ses tapis, ses +reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait que des +débris et des dépouilles; la Mort, la Mort enjolivée, fécondée sous la +sueur d'un sale artisan! + +L'illusion était détruite, l'imagination paralysée. + +Il fallait à Charney des émotions cependant. Cet amour incapable de +s'arrêter sur un seul objet, il prétendit l'étendre sur un peuple +entier. Il devint philanthrope! + +Pour être utile à ces hommes qu'il méprisait, de nouveau il se livra à +la politique, non plus à la politique spéculative, mais à la politique +d'action. Il se fit initier à des sociétés secrètes; sectaire, il +s'efforça de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir encore +aux esprits désillusionnés. Il conspira enfin! Et contre qui? Contre la +puissance de Bonaparte! + +Peut-être cet amour patriotique, cet amour universel qui semblait +l'animer, n'était-il au fond que de la haine pour un seul homme, dont la +gloire et le bonheur l'importunaient. + +L'aristocrate Charney en revenait aux principes d'égalité; le fier +gentilhomme, à qui on avait enlevé son titre de comte, qu'il tenait de +ses pères, ne voulait pas qu'on prît impunément celui d'empereur, qu'on +ne pouvait tenir que de son épée. + +Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il n'en manquait point à +cette époque. Je sais seulement qu'elle couvait de 1803 à 1804; mais +elle n'eut même pas le loisir d'éclater: la police, providence occulte +qui veillait déjà aux destinées du futur empire, l'éventa à temps. On ne +jugea point à propos pour elle de faire du bruit, même celui d'une +fusillade à la plaine de Grenelle. Les principaux chefs de la +conjuration, surpris, enlevés à domicile, condamnés presque sans +jugement, furent séparément distribués dans les prisons, citadelles ou +forteresses des quatre-vingt-seize départemens de la France consulaire. + + + + +II. + + +Je me rappelle que traversant les Alpes grecques pour me rendre en +Italie, moi, touriste, voyageant à pied, la sacoche sur l'épaule et le +bâton ferré à la main, je m'arrêtai pensif à contempler, non loin du col +de Rodoretto, un gros torrent, enflé par la fonte des glaciers +supérieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les cascades écumeuses +dont son cours était parsemé, les couleurs variées dont ses eaux se +montraient teintes, tour à tour jaunes, blanches, noires, témoignant +qu'il avait creusé son lit à travers des couches de marne, de calcaire +et d'ardoise; les blocs énormes de marbre et de silex qu'il avait pu +déchausser, mais non arracher du sol, et qui formaient comme autant de +cataractes, ajoutant un bruit nouveau à tous ces bruits, des cascades +nouvelles à toutes ses autres cascades; les arbres entiers qu'il +chariait sortant à moitié de l'eau, ayant d'un côté leur feuillage agité +par le vent, qui soufflait avec force, et de l'autre tourmenté par les +flots bondissans, les fragmens de berges encore couverts de leur +verdure, îlots détachés de ses rivages, qui flottaient de même à la +surface du torrent, et allaient se briser contre les arbres, comme les +arbres se fracassaient en passant contre les blocs de marbre et de +silex; tout ce clapotage, tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces +spectacles, resserrés entre deux hautes rives escarpées, me tinrent +quelque temps en émoi et en méditation. Ce torrent, c'est le Clusone. + +Je côtoyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une des quatre +vallées dites protestantes, en souvenir des anciens Vaudois, réfugiés là +jadis. Mon torrent n'avait plus son allure rapide et désordonnée et ses +cent voix hurlantes et glapissantes. Il s'était adouci, il avait rejeté +ses arbres et ses îlots sur quelque rive aplatie ou dans le fond de +quelque anse; ses couleurs s'étaient fondues en une seule, et la vase de +son lit ne venait plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force, +mais avec décence, propre, presque coquet, il singeait la petite rivière +pour caresser de ses flots les murailles de Fénestrelle. + +Je vis alors Fénestrelle, gros bourg célèbre par l'eau de menthe qu'on y +fabrique, et plus encore par les forts qui couronnent les deux montagnes +entre lesquelles le bourg est placé. Ces forts, qui communiquent +ensemble par des chemins couverts, avaient été démantelés en partie +durant les guerres de la république; l'un d'eux cependant, réparé, +ravitaillé, était devenu prison d'état aussitôt que le Piémont était +devenu France. + +Eh bien! c'est là, dans ce fort de Fénestrelle, que fut confiné Charles +Véramont, comte de Charney, accusé d'avoir voulu renverser le +gouvernement régulier et légal de son pays, pour y substituer un régime +de désordre et de terreur. + +Le voici donc séparé des hommes, du plaisir et de la science, ne +regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, sans trop d'amertume, cet +espoir de régénération politique qui un instant sembla ranimer son coeur +usé, disant un adieu forcé, mais plein de résignation, à sa fortune, +dont toute la pompe n'a pu l'étourdir; à ses amis, qui l'ennuyaient; à +ses maîtresses, qui le trompaient; ayant pour demeure, au lieu de son +vaste et brillant hôtel, une chambre triste et nue; pour unique valet, +son geôlier; et renfermé seul avec sa pensée désolante. + +Que lui importent à lui la tristesse et la nudité de sa chambre! +L'indispensable nécessaire s'y trouve, et il est las du superflu. Son +geôlier même lui paraît supportable. Sa pensée seule lui pèse. + +Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. Du moins, il n'en +voit point alors de possible. + +Toute correspondance avec l'extérieur lui est interdite. Il ne possède +et ne peut posséder ni livres, ni plumes, ni papier. Ainsi l'exige la +discipline de la prison. Ce n'eût point été là une privation pour lui +autrefois, quand il ne songeait qu'à se dérober au mal scientifique dont +il était obsédé. Aujourd'hui, un livre lui eût donné un ami à consulter +ou un adversaire à combattre. Privé de tout, séquestré du monde, il +fallut bien se réconcilier avec soi-même, vivre avec son ennemi, avec sa +pensée. + +Ô qu'elle était âcre et accablante cette pensée qui sans cesse +l'entretenait de sa position désespérée! qu'elle était froide et lourde +pour lui, pour lui que la nature avait d'abord comblé de ses dons, que +la société avait entouré dès sa naissance de ses faveurs et de ses +priviléges; lui, aujourd'hui captif et misérable; lui, qui a tant besoin +de protection et de secours, et qui ne croit ni à Dieu ni à la pitié des +hommes! + +Il essaie encore de se débarrasser de cette pensée qui le glace, qui le +brûle quand il la laisse se débattre enfermée dans ses rêveries. De +nouveau, il veut vivre avec le monde du dehors, dans le monde matériel. +Mais qu'il se montre rétréci devant son regard ce monde! Jugez-en. + +Le logement occupé par le comte de Charney est à l'arrière-partie de la +citadelle, dans un petit bâtiment élevé sur les débris d'une ancienne et +forte construction qui tenait autrefois aux ouvrages de défense de la +place, mais que le développement des nouveaux travaux de fortifications +a rendue inutile. + +Quatre murs nouvellement blanchis à la chaux, et qui ne lui permettent +même plus de retrouver les traces de ceux qui avant lui ont habité ce +lieu de désolation; une table, sur laquelle il ne peut que manger; une +chaise, dont la poignante unité semble l'avertir que jamais un être +humain ne viendra là, s'asseoir près de lui; un coffre pour son linge et +ses vêtemens; un petit buffet de bois blanc peint, à moitié vermoulu, +avec lequel contraste singulièrement un riche nécessaire en acajou, +placé dessus, et damasquiné d'argent sur toutes ses faces (c'est la +seule part qu'on lui ait laissée de sa splendeur passée); un lit étroit, +mais assez propre; une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent à sa +fenêtre comme un objet de luxe dérisoire, comme une raillerie amère; +car, vu l'épaisseur de ses barreaux, et le haut mur s'élevant à dix +pieds en face, il ne doit craindre ni les regards curieux, ni +l'importunité des rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de +sa chambre. + +Au-dessus de lui, une autre chambre pareille à la sienne, mais vide, +inoccupée; car il n'a point de compagnons dans cette partie détachée de +la forteresse. + +Le reste de son univers se borne à un escalier de pierre court et +massif, tournant brusquement en spirale pour aboutir à une petite cour +pavée, enfoncée dans un des anciens fossés de la citadelle. C'est là le +lieu de promenade où, deux heures par jour, il va prendre autant +d'exercice et jouir d'autant de liberté que le permet le régime prescrit +par le commandant. + +De là le prisonnier peut apercevoir la sommité des montagnes et les +vapeurs de la plaine; car les constructions de la forteresse, +s'abaissant tout-à-coup à l'orient du préau, y laissent pénétrer l'air +et le soleil. Mais une fois enfermé dans sa chambre, un horizon de +maçonnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette nature +pittoresque et sublime qui l'entoure. À sa droite s'élèvent les coteaux +enchantés de Saluces; à sa gauche se développent les dernières +ondulations des vallées d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant +lui les plaines merveilleuses de Turin; derrière lui les Alpes, qui +grandissent, s'échelonnent, parées de rochers, de forêts et d'abîmes, du +mont Genèvre au mont Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux +suspendu sur sa tête dans un cadre de pierres, rien que les pavés de sa +cour et le grillage de sa prison, rien que cette haute muraille qui lui +fait face, et dont l'uniformité fatigante n'est interrompue que, vers +son extrémité, par une petite fenêtre carrée, où de temps en temps lui +est apparue à travers les barreaux une figure triste et renfrognée. + +Voilà le monde circonscrit où désormais il lui faut chercher ses +distractions et trouver ses joies! + +Il s'évertua l'esprit pour y réussir. Il crayonna, il charbonna les murs +de sa chambre de chiffres et de dates qui lui rappelaient les événemens +heureux de sa jeunesse; mais qu'ils étaient en petit nombre! Il sortait +de ces souvenirs le coeur plus affaissé. + +Puis son démon fatal, sa pensée, revint avec ses convictions désolantes, +et il les formula en sentences terribles, qu'il inscrivit aussi sur son +mur, près des souvenirs sacrés de sa mère et de sa soeur! + +Voulant triompher enfin de sa pensée maladive et de son oisiveté +pesante, il tâcha de se façonner aux choses frivoles et puériles; il +courut de lui-même au-devant de cet abrutissement que donne le long +séjour des prisons: il s'y plongea, il s'y vautra avec transport. + +Il parfila du linge et de la soie, le savant! + +Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des vaisseaux pavoisés +avec des coquilles de noix, le philosophe! + +Il fabriqua des sifflets, des coffrets ciselés et des paniers à +claire-voie, avec des noyaux, l'homme de génie! des chaînes et des +instrumens sonores avec l'élastique de ses bretelles! + +Puis il s'admira dans ses oeuvres; puis, bientôt après, le dégoût le +prit, et il foula tout aux pieds! + +Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table mille dessins +bizarres. Jamais écolier ne découpa son pupitre, ne le chargea +d'arabesques, en relief et en intaille, avec plus de patience et +d'adresse. Le pour-tour de l'église de Caudebec, la chaire et les +palmiers de Sainte-Gudue, à Bruxelles, ne sont pas décorés d'une plus +grande profusion de figures sur bois. C'étaient des maisons sur des +maisons, des poissons sur des arbres, des hommes plus hauts que des +clochers, des bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des +pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout cela horizontal, +vertical, oblique, sens-dessus-dessous, pêle-mêle, tête-bêche, véritable +chaos hiéroglyphique, dans lequel parfois il s'efforçait à chercher un +sens symbolique, une suite, une action; car celui qui croyait tant à la +puissance du hasard, pouvait bien espérer trouver un poème complet sur +les découpures de sa table, comme un dessin de Raphaël sur les veines +bigarrées du buis de sa tabatière. + +Il s'ingénia ainsi à multiplier des difficultés à vaincre, des problèmes +à résoudre, des énigmes à deviner; et l'ennui, le formidable ennui, vint +le surprendre encore au milieu de toutes ces graves occupations! + +Cet homme dont la figure s'était montrée à l'extrémité de la grande +muraille eût pu lui fournir des distractions plus réelles peut-être; +mais il semblait éviter son regard, se retirant de ses barreaux aussitôt +que le comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention. +Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait si bonne opinion de +l'espèce, qu'il ne lui fallut pas plus que ce mouvement de retraite pour +lui donner à penser que l'inconnu était un espion chargé de le +surveiller jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi +jouissant de sa misère et de son abaissement. + +Quand il interrogea le geôlier là-dessus, celui-ci dut le détromper. + +--C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chrétien, car je le +trouve souvent en prières. + +Charney haussa les épaules. + +--Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il. + +--Il a voulu assassiner l'empereur! + +--Est-ce donc un patriote? + +--Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait un fils et une fille, et +il n'a plus qu'une fille; et son fils est mort en Allemagne... Un boulet +lui a cassé une dent. _Povero figliuolo!_ + +--Alors c'était un transport d'égoïsme! murmura Charney. + +--Tête-bleue! vous n'êtes pas père, _signor conte_? ajouta le geôlier. +Si mon petit Antonio, qui tette encore, devait être sevré au profit de +l'empire, qui a dans ce moment le même âge que lui, à peu près... +_Cristo santo!_ Mais silence, je ne veux loger à Fénestrelle qu'avec des +clefs à ma ceinture et sous mon chevet. + +--Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce hardi conspirateur? + +--Il attrape des mouches, dit le geôlier avec un regard demi-railleur. + +Charney ne le détesta plus; il le méprisa. + +--C'est donc un fou! s'écria-t-il. + +--_Perche pazzo, signor conte?_ Plus nouveau que lui au logis, vous êtes +déjà devenu un _maëstro_ dans l'art de la sculpture sur bois. +_Pazienza!_ + +Malgré l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, Charney reprit ses +travaux manuels, l'explication de ses hiéroglyphes, remèdes toujours +impuissans contre le mal dont il était tourmenté. Dans ces puérilités, +dans ces ennuis, passa tout un hiver. + +Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction allait bientôt +venir à son aide. + + + + +III. + + +Un jour, à l'heure prescrite, Charney respirait l'air de la forteresse, +la tête baissée, les bras croisés derrière le dos, marchant pas à pas, +lentement, doucement, comme pour agrandir l'étroite carrière qu'il lui +était permis de parcourir. + +Le printemps s'annonçait; un air plus doux dilatait ses poumons, et +vivre libre, maître du terrain et de l'espace, lui semblait bien +désirable alors. Il comptait un à un les pavés de sa petite cour, sans +doute pour vérifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'était +pas à les nombrer pour la première fois, quand il aperçut, là, devant +lui, sous ses yeux, un faible monticule de terre légèrement soulevé +entre deux pavés, et divisé béant à son sommet. + +Il s'arrête, et le coeur lui bat sans qu'il puisse s'en rendre compte. +Mais tout est espoir ou crainte pour un captif! Dans les objets les plus +indifférens, dans l'événement le plus minime, il cherche une cause +merveilleuse qui lui parle de délivrance. + +Peut-être ce faible dérangement à la surface est-il produit par un grand +travail dans l'intérieur de la terre! Des conduits souterrains existent +sous ce sol qui va s'effondrer, et lui livrer un passage à travers les +champs et les montagnes! Peut-être ses amis ou ses complices d'autrefois +emploient la sape et la mine pour arriver jusqu'à lui, et le rendre à la +vie et à la liberté! + +Il écoute, attentif, et croit entendre au-dessous de lui un bruit sourd +et prolongé; il relève la tête, et l'air ébranlé lui apporte les +tintemens rapides du tocsin. Le roulement des tambours se répète le long +des remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et porte à son +front, mouillé de sueur, une main convulsive. + +Va-t-il donc être libre! la France a-t-elle changé de maître! + +Ce rêve ne fut qu'un éclair. La réflexion tua l'illusion. Il n'a plus de +complices et n'eut jamais d'amis! Il écoute encore; les mêmes bruits +frappent son oreille, mais en lui apportant d'autres pensées. Ce n'est +plus que le son lointain d'une cloche d'église qu'il entend tous les +jours à la même heure, et le tambour qui bat le rappel accoutumé. + +Il sourit amèrement et jette un regard de pitié sur lui-même, en +songeant qu'un animal obscur, une taupe fourvoyée de son chemin sans +doute, un mulot qui a gratté la terre sous ses pieds, lui a fait croire +un instant à l'affection des hommes et au bouleversement du grand +empire! + +Il voulut en avoir le coeur net cependant, et s'accroupissant près du +petit monticule, il enleva légèrement du doigt l'une des parties de son +sommet divisé, puis l'autre. Et il vit avec étonnement que cette folle +et rapide émotion dont il s'était senti saisi un instant n'avait même +pas été causée par un être agissant, remuant, grattant, armé de dents et +de griffes, mais par une faible végétation, une plante germant à peine, +pâle et languissante. Il se releva profondément humilié, et l'allait +écraser du pied, lorsqu'une brise fraîche, après avoir passé sur des +buissons de chèvrefeuille et de seringa, arriva jusqu'à lui, comme pour +lui demander grâce pour la pauvre plante, qui, peut-être aussi, aurait +un jour des parfums à lui donner. + +Une autre idée lui vint, qui l'arrêta encore dans son mouvement de +vengeance. Comment cette herbe tendre, molle, et si fragile qu'on l'eût +brisée en la touchant, avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en +dehors cette terre séchée et durcie au soleil, foulée par lui-même et +presque cimentée aux deux fragmens de grès entre lesquels elle était +resserrée? Il se courba de nouveau et l'examina avec plus d'attention. + +Il vit à son extrémité supérieure une espèce de double valve charnue +qui, se repliant sur les premières feuilles, les préservait de +l'atteinte des corps trop rudes, et les mettait à même de percer cette +croûte terreuse pour aller chercher l'air et le soleil. + +--Ah! se dit-il, voilà tout le secret! Elle tient de sa nature ce +principe de force, ainsi que les petits poulets, qui, avant de naître, +sont déjà armés d'un bec assez dur pour briser la coquille épaisse qui +les renferme. Pauvre prisonnière, tu possédais, du moins dans ta +captivité les instrumens qui pouvaient t'aider à t'en affranchir! + +Il la regarda encore quelques instans, et ne songea plus à l'écraser. + +Le lendemain, à sa promenade ordinaire, marchant à grands pas, distrait, +il faillit mettre le pied dessus, et s'arrêta tout court. Surpris +lui-même de l'intérêt que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend +acte de ses progrès. + +La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont débarrassée à moitié +de cette pâleur maladive apportée par elle en naissant. Il réfléchit sur +la puissance que possède cette faible tige étiolée d'absorber l'essence +lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter au prisme +les couleurs dont elle se revêt, couleurs assignées d'avance à chacune +de ses parties. + +--Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront teintes d'une autre +nuance que sa tige; et ses fleurs donc! quelles couleurs auront-elles? +Comment, nourries des mêmes sucs, pourront-elles emprunter à la lumière +leur azur ou leur écarlate? Elles s'en revêtiront cependant; car, malgré +la confusion et le désordre des choses d'ici-bas, la matière suit une +marche régulière quoique aveugle. Bien aveugle! répéta-t-il; je n'en +voudrais pour preuve que ces deux lobes charnus qui ont facilité à la +plante sa sortie de terre, mais qui, maintenant inutiles à sa +conservation, se nourrissent encore de sa substance, et pendent +renversés en la fatiguant de leur poids! À quoi lui servent-ils? + +Comme il disait, et que la nuit était proche, nuit de printemps, parfois +glaciale, les deux lobes se relevèrent lentement sous ses yeux, et, +semblant vouloir se justifier du reproche, ils se rapprochèrent et +renfermèrent dans leur sein, pour le protéger contre le froid et la +morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage à qui le soleil +allait manquer, et qui alors, abrité et réchauffé, dormit sous les deux +ailes que la plante venait de replier mollement sur lui. + +Le savant comprit d'autant mieux cette réponse muette, mais décisive, +que les parois extérieures du bivalve végétal avaient été entamées, +mordillées, la nuit précédente, par de petites limaces dont elles +conservaient encore les traces argentées. + +Cet étrange colloque, de pensées d'un côté et d'action de l'autre, entre +l'homme et la plante, n'en devait point rester là. Charney ne s'était +pas si long-temps occupé de discussions métaphysiques, pour se rendre si +facilement à une bonne raison. + +--C'est bien, répliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un heureux concours de +circonstances fortuites a favorisé cette création débile. Naître armé +d'un levier pour soulever le sol, et d'un bouclier pour protéger sa +tête, c'était une double condition de son existence; si elle n'eût été +remplie, cette herbe serait morte étouffée dans son germe, comme des +myriades d'autres individus de son espèce, que la nature sans doute a +créés imparfaits, inachevés, inhabiles à se conserver et à se +reproduire, et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. Peut-on +calculer combien de combinaisons fausses et impuissantes elle a essayées +pour parvenir à enfanter un seul être organisé pour la durée? Un aveugle +peut atteindre au but; mais que de flèches il aura perdues avant +d'arriver à ce résultat! Depuis des milliers de siècles, un double +mouvement d'attraction et de répulsion triture la matière; est-il donc +étonnant que le hasard ait tant de fois frappé juste? Cette enveloppe +peut protéger les premières feuilles, j'y consens; mais grandira-t-elle, +s'élargira-t-elle pour conserver et garantir aussi les autres feuilles +de la froidure et de l'attaque de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a été +calculé là-dedans; rien n'y est le fruit d'une pensée intelligente, mais +bien d'un hasard heureux! + +Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus d'une réponse +capable de rétorquer vos argumens. Patientez, et observez là dans cette +production faible et isolée, sortie de ses mains et jetée dans la cour +de votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-être moins par un coup du +hasard que par une bienveillante prévision de la Providence. Vous avez +eu raison, monsieur le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'à présent +couvraient si maternellement la jeune plante, ne se développeront point +avec elle; elles tomberont même bientôt, desséchées et flétries, +impuissantes qu'elles sont de l'abriter encore! Mais la nature veille, +et tant que les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards +humides et les flocons de neige, ses nouvelles feuilles, encore dans le +bourgeon, y trouveront un asile sûr, un logement disposé pour elles, +fermé aux impressions de l'air, calfeutré de gomme et de résine, qui se +distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'à temps et sous un ciel +favorable. Elles n'en sortiront que pressées les unes contre les autres, +se prêtant un fraternel appui, et couvertes de chaudes fourrures, de +duvets cotonneux, qui les défendront des dernières gelées ou des +caprices atmosphériques. Mère jamais a-t-elle veillé avec plus d'amour à +la conservation de ses enfans? Voilà ce que vous sauriez depuis +long-temps, monsieur le comte, si, descendant des régions abstraites de +la science humaine, vous aviez autrefois daigné abaisser vos regards sur +les simples et naïfs ouvrages de Dieu. Plus vos pas se seraient tournés +vers le nord, et plus ces communes merveilles eussent surgi patentes à +vos yeux. Là où le danger s'accroît, les soins de la Providence +redoublent! + +Le philosophe avait suivi attentivement tous les progrès et les +transformations de la plante. De nouveau, il avait lutté contre elle par +le raisonnement, et de nouveau elle avait eu réponse à tout! + +--À quoi bon ces poils épineux qui garnissent ta tige? lui disait-il. + +Et le lendemain, elle les lui montrait chargés d'un givre léger, qui, +grâce à eux, tenu à distance, n'avait pu glacer sa tendre écorce. + +--À quoi te servira dans les beaux jours ta chaude douillette de ouate +et de duvet? + +Les beaux jours étaient venus, et elle s'était dépouillée sous ses yeux +de son manteau d'hiver, pour se parer de sa verte toilette de printemps, +et ses nouveaux rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses +enveloppes, désormais inutiles. + +--Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, et la grêle hachera +tes feuilles trop tendres pour lui résister. + +Le vent avait soufflé, et la jeune plante, bien faible encore pour oser +lutter, courbée jusqu'à terre, s'était défendue en cédant. La grêle +était venue, et, par une nouvelle manoeuvre, les feuilles se redressant +le long de la tige pour la garantir, serrées les unes contre les autres, +pour se protéger mutuellement, ne se présentant qu'à revers aux coups de +l'ennemi, avaient opposé leurs solides nervures à la pesanteur des +projectiles atmosphériques; leur union avait fait leur force, et, cette +fois comme l'autre, la plante était sortie du combat, non sans quelques +légères mutilations, mais vive et forte encore, et prête à s'épanouir +devant le soleil qui allait cicatriser ses blessures. + +--Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney. Faut-il +spiritualiser la matière ou matérialiser l'esprit? Et il ne cessait +d'interroger sa muette interlocutrice; il aimait à la voir, à la suivre +dans ses métamorphoses; et un jour, après qu'il l'eut contemplée +long-temps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses rêveries avaient +une douceur inaccoutumée, et il se sentit heureux de les prolonger en +marchant à grands pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à +la fenêtre grillée du grand mur l'_attrapeur de mouches_, qui semblait +l'observer. Il rougit d'abord, comme si l'autre eût pu deviner sa +pensée, et il lui sourit ensuite, car il ne le méprisait plus. En +avait-il le droit? Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit +dans la contemplation d'une des créations infimes de la nature? + +--Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert dans une +mouche autant de choses dignes d'être étudiées, que moi dans ma plante? + +En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut +cette sentence fataliste, inscrite par lui sur le mur deux mois +auparavant: + +_Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création._ + +Il prit un charbon, et écrivit dessous: + +PEUT-ÊTRE! + + + + +IV. + + +Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait plus sur sa +table que des tiges naissantes, protégées par leurs cotylédons, que des +feuilles avec leurs découpures et leurs nervures saillantes. Il passait +la plus grande partie de ses heures de promenade devant sa plante, à +l'examiner, à l'étudier dans ses développemens, et, rentré dans sa +chambre, souvent, à travers ses barreaux, il la contemplait encore. + +C'est là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la marotte du +prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement que des autres? + +Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant sa cour d'un pas +rapide, passer si près de la plante, qu'il semblait l'avoir dû briser de +son pied. Le frisson lui en prit. + +Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le déjeuner, il se +disposa à le prier d'épargner l'unique ornement de sa promenade; mais il +ne sut trop comment s'y prendre d'abord pour formuler une demande aussi +simple. + +Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il qu'on débarrasse +la cour de cette végétation parasite: c'est donc une faveur qu'il va +implorer; et le comte possède bien peu pour la payer ce que lui-même +l'estime.--Ce Ludovic l'a déjà si fort pressuré, en le rançonnant sur +tous les objets que la geôle se réserve le droit de fournir aux +prisonniers.--D'ailleurs, Charney a jusque là rarement adressé la parole +à cet homme, dont les manières brusques et le caractère sordide lui +répugnent. Sans doute, il le trouvera peu disposé à lui être +agréable.--Puis, sa fierté souffre de se montrer par ses goûts sur la +même ligne, à peu de chose près, que l'_attrapeur de mouches_, pour +lequel il a si clairement témoigné de son mépris.--Puis enfin il peut +éprouver un refus; car l'inférieur, à qui sa position donne +momentanément le droit d'admettre ou de refuser, use presque toujours de +son pouvoir avec rudesse: il ne sait pas que l'indulgence est un acte de +force. + +Un refus eût profondément blessé le noble prisonnier dans ses espérances +et son orgueil. + +Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions oratoires et en +s'étayant de la connaissance philosophique qu'il avait des faiblesses +humaines, que Charney entama son discours, logiquement disposé dans sa +tête, pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, ou +plutôt sa vanité. + +Il commença d'abord par adresser la parole au geôlier en Italien: +c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et de nationalité. Il lui +parla de son fils, de son jeune Antonio: il savait faire vibrer sa fibre +sensible, et le forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son +riche nécessaire une petite timbale de vermeil, il le chargea de la +donner de sa part à l'enfant. + +Ludovic sourit et refusa. + +Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint pas pour battu. Il +insista, et par une adroite transition:--Je sais, lui dit-il, que des +jouets, un hochet ou des fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; +mais vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer le prix +à lui en acheter. + +Il lança alors un: _Mais à propos de fleurs!_ qui le fit enfin entrer en +matière. + +Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs d'enfance, +l'intérêt personnel, ces grands mobiles de l'humanité, il avait tout mis +en oeuvre pour arriver à ses fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût +agi de son propre sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante! + +--_Signor conte_, lui dit Ludovic, quand il eut cessé de parler, gardez +votre _nacchera indorata_; son absence ferait pleurer les autres bijoux +de votre jolie cassette. Vous avez oublié que _mio caro bambino_ a trois +mois de date, et peut boire encore sans gobelet. Quant à votre +giroflée... + +--Comment une giroflée! C'est une giroflée! s'écria Charney, sottement +contrarié d'avoir entouré de tant de soins une fleur aussi vulgaire. + +--Sac-à-papious! je n'en sais rien, _signor conte_. À mes yeux, toutes +les plantes sont plus ou moins des giroflées; je ne m'y connais pas. +Mais, puisqu'il est question de celle-là, vous vous y êtes pris un peu +tard pour la recommander à ma miséricorde. Dès long-temps j'aurais mis +la botte dessus, sans nulle intention de nuire ni à vous ni à elle, si +je ne m'étais aperçu du tendre intérêt que vous portez à la belle. + +--Oh! cet intérêt, dit Charney un peu confus, n'a rien que de +très-simple. + +--Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, en cherchant à +cligner de l'oeil d'un air entendu: il faut une occupation aux hommes; +ils ont besoin de s'attacher à quelque chose, et les pauvres prisonniers +n'ont pas le choix. Tenez, _signor conte_, nous avons de nos +pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de gros personnages, de +fines cervelles (car ce n'est pas le fretin qu'on amène ici), eh bien! +aujourd'hui, ils s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure. +L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,--ajouta-t-il +avec un nouveau clignement d'yeux qu'il essaya de rendre plus +significatif encore que le premier,--l'autre trace, à grands renforts de +canifs et de couteaux, des images sur sa table de sapin, sans songer que +je suis responsable du mobilier de l'endroit.--Le comte voulut prendre +la parole, il ne lui en laissa pas le temps.--Ceux-ci élèvent des serins +et des chardonnerets, ceux-là des petites souris blanches. Moi, je +respecte leur goût, et à tel point, _Benedetto Dio!_ que j'avais un chat +superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il sautait et gambadait +le plus gentiment du monde, et quand il faisait son somme, on eût dit un +manchon qui dormait; ma femme en était folle, moi aussi: eh bien! je +l'ai donné, car ce petit gibier-là pouvait le tenter, et tous les chats +du monde ne valent pas la souris d'un captif! + +--C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui répondit Charney,--se +sentant mal à l'aise de ce qu'on pouvait lui supposer le goût de +semblables puérilités;--mais cette plante est pour moi mieux qu'une +distraction. + +--Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la verdure de l'arbre sous +lequel votre mère vous a bercé dans votre enfance, _per Bacco!_ elle +peut ombrager la moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle +pas, et j'ai l'oeil fermé de ce côté-là. Qu'elle devienne arbre et +puisse vous servir à escalader le mur, ce sera autre chose! Mais nous +avons le temps d'y songer, n'est-ce pas?--ajouta-t-il en riant d'un gros +rire,--non que je ne vous souhaite de tout coeur le plein air et la +liberté de vos jambes; mais ça doit arriver à son temps, d'après la +règle, avec permission des chefs. Oh! si vous cherchiez à vous évader de +la citadelle... + +--Que feriez-vous? + +--Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le passage, dussiez-vous +me tuer! ou je ferais tirer sur vous par la sentinelle, sans plus de +pitié que sur un lapin; c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles +de votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! jamais! J'ai +toujours regardé comme un profond scélérat cet homme, indigne d'être +geôlier, qui méchamment, écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est +là une vilaine action, c'est là un crime! + +Charney se sentit à la fois ému et surpris de trouver tant de +sensibilité dans son gardien; mais, par cette raison même qu'il +commençait à l'estimer un peu plus, sa vanité s'obstinait à motiver par +des raisons de quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante. + +--Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous remercie de vos bons +procédés. Oui, je l'avoue, cette plante est pour moi la source d'une +foule d'observations philosophiques pleines d'intérêt. J'aime à +l'étudier dans ses phénomènes physiologiques...--Et comme il vit le +geôlier témoigner par un signe de tête qu'il écoutait sans comprendre, +il ajouta:--De plus, l'espèce à laquelle elle appartient possède des +vertus médicinales très-favorables dans certaines indispositions assez +graves auxquelles je suis sujet! + +Il mentait; mais il lui en eût trop coûté de se montrer descendu +jusqu'aux bizarres puérilités des prisons devant cet homme, qui venait +en partie de se relever à ses yeux, le seul être qui l'approchât, et en +qui, pour lui, se résumait aujourd'hui le genre humain. + +--Eh bien! si votre plante, _signor conte_, vous a rendu tant de +services, répliqua Ludovic en se disposant à sortir de la chambre, vous +devriez vous montrer plus reconnaissant envers elle et l'arroser +parfois; car si je n'avais pris soin, en vous apportant votre provision +de liquide, de l'humecter de temps en temps, la _povera picciola_ serait +morte de soif. _Addio, signor conte._ + +--Un instant, mon brave Ludovic!--s'écria Charney, de plus en plus +surpris de trouver un tel instinct de délicatesse enfermé dans une +étoffe grossière, et presque repentant de l'avoir méconnu jusque +alors.--Quoi! vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez +le silence devant moi! Ah! de grâce, acceptez ce petit présent comme un +souvenir de ma gratitude. Si, plus tard, je puis entièrement m'acquitter +envers vous, comptez sur moi. + +Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. Cette fois, Ludovic +la prit, et tout en l'examinant avec une sorte de curiosité: + +--Vous acquitter de quoi, _signor conte_? Les plantes ne demandent que +de l'eau, et l'on peut leur payer à boire sans se ruiner an cabaret. Si +celle-là vous distrait _un poco_ de vos soucis, si elle produit de bons +fruits pour vous, tout est dit. + +Et il alla sur-le-champ remettre lui-même la timbale en place dans la +cassette. + +Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la main. + +--Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air contraint et +respectueux: on ne donne la main qu'à son égal ou à son ami. + +--Eh bien! Ludovic, soyez mon ami! + +--Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, _eccellenza_. Il +faut tout prévoir, pour faire toujours, demain comme aujourd'hui, son +métier en conscience. Si vous étiez mon ami et que vous cherchiez à nous +fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de crier à la +sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, votre geôlier, et +_divotissimo servo_. + + + + +V. + + +Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et songea combien, avec +tous ses avantages personnels, il était resté au-dessous de cet homme +grossier, dans les rapports établis entre eux. Quels misérables +subterfuges il avait entassés pour surprendre le coeur de cet être si +simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de descendre jusqu'au +mensonge! + +Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa plante! Quoi! ce +geôlier, supposé capable d'un refus quand il ne s'agissait que de +s'abstenir d'une méchante action, il l'a prévenu dans ses voeux! il l'a +épié, non pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser dans +ses plaisirs; et son désintéressement a forcé le noble comte de se +reconnaître son obligé! + +L'heure de la promenade étant arrivée, il n'oublia pas de partager avec +sa plante la portion d'eau qui lui était dévolue. Non content de +l'arroser, il veilla à la débarrasser de la poussière qui en ternissait +les feuilles et de la vermine qui les attaquait. + +Encore préoccupé de cette besogne, il voit un gros nuage noir obscurcir +le ciel, et s'arrêter suspendu, comme un dôme grisâtre et flottant, sur +les hautes tourelles de la forteresse. Bientôt de larges gouttes de +pluie commencent à tomber, et Charney, rebroussant chemin, songe à se +mettre à couvert en rentrant, quand des grêlons, mêlés à la pluie, +rebondissent tout-à-coup sur les pavés du préau. La _povera_, tournoyant +sous l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être arrachée du +sol; et ses feuilles humectées, froissées les unes contre les autres, +frémissantes sous les secousses du vent, faisaient entendre comme des +murmures plaintifs et des cris de détresse. + +Charney s'arrête. Il se rappelle les reproches de Ludovic, et cherche +avidement autour de lui un objet capable de garantir sa plante; il ne le +voit pas: les grêlons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et +menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle qu'il a vue +naguère si bien résister à la violence des vents et de la grêle; mais il +aime déjà trop sa plante pour risquer de lui faire courir un danger en +essayant d'avoir raison contre elle. Prenant alors une résolution digne +d'un amant, digne d'un père, il se rapproche, il se place devant son +élève, comme un mur interposé entre elle et le vent; il se courbe sur sa +pupille, lui servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et +là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, +l'abritant de ses mains, de son corps, de sa tête, de son amour, il +attend que le nuage ait passé. + +Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il pas la menacer encore, +quand lui, son protecteur, se trouverait retenu sous les verroux? Bien +plus, la femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, vient +visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se jouant, ne peut-il d'un +coup de gueule ou d'un coup de patte briser la joie du philosophe? Rendu +plus prévoyant par l'expérience, Charney consacre le reste du jour à +méditer un plan, et le lendemain il en prépare l'exécution. + +Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce climat de +transition, où parfois, même en plein été, les nuits et les matinées +sont froides. Qu'importe! Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques +jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus tôt, +il se lèvera plus tard. Il amasse son bois, il en fait provision; et +quand Ludovic l'interroge à ce sujet: + +--C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse, dit-il. + +Le geôlier cligna de l'oeil comme s'il comprenait; mais il n'y comprit +rien. + +Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses cotrets, met à part +les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible +qui sert à lier son fagot quotidien. Puis, dans son coffre à linge, il +découvre une toile grossière, à trame épaisse et lâche, qui en garnit le +fond; il la détache, il en extrait les fils les plus forts, les plus +rudes; et, ses matériaux ainsi préparés, il se met bravement à +l'ouvrage, aussitôt que les lois de la geôle et la scrupuleuse +exactitude du geôlier le lui permettent. + +Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, enfonçant de solides +branchages d'inégale grandeur, il les assure encore à leur base au moyen +d'un ciment composé de terre recueillie péniblement çà et là dans les +intervalles du pavage; de plâtre et de salpêtre, dont il fait des +emprunts furtifs aux parois humides des anciens fossés de la citadelle; +et lorsque les principales pièces de charpente sont ainsi disposées, il +y entrelace, dans certaines parties, de légers rameaux, formant une +espèce de claie, qui doit au besoin garantir la _povera_ du choc d'un +corps étranger ou de l'approche du chien; et ce qui le rassure +tout-à-fait durant ces travaux, c'est que Ludovic les voyant commencer, +a d'abord paru incertain s'il en permettrait la continuation. Il +branlait la tête, et faisait entendre un petit grognement sourd, de +mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son parti; et parfois +même, fumant doucement sa pipe à l'extrémité du préau, l'épaule appuyée +contre la porte d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant +le travailleur encore inexpérimenté; puis il interrompt son plaisir de +fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas +toujours mettre à profit. + +Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, Charney appauvrit, en +faveur de sa plante, sa mince couchette de prisonnier. C'est un nouveau +sacrifice qu'il s'impose pour elle. Il emprunte à la paillasse de son +lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, selon la +circonstance, autour de son échafaudage, soit que les rafales des Alpes +menacent de s'engouffrer de ce côté, soit que le soleil, à son midi, +lance trop directement sur le faible végétal ses rayons répercutés +encore par les fragmens de grès et par les murailles. + +Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà sous les verroux, vit +de sa fenêtre la cour jonchée de brins de paille et de petits rameaux. +Les paillassons et les intervalles de la claie n'avaient pas été doués +par lui d'une force suffisante de résistance. Il se promit de remédier +au mal le lendemain; mais le lendemain, quand il descendit à l'heure +voulue, tout était déjà réparé. Une main plus habile que la sienne avait +solidement réorganisé l'entrelas des branchages et des nattes, et il sut +bien qui en remercier dans son coeur. + +Ainsi grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait contre les +périls de remparts et de toitures; et lui, lui Charney, s'attachant à +elle de plus en plus par les soins qu'il en prend, il la voit avec +ravissement grandir, se développer, et lui prodiguer sans cesse de +nouvelles merveilles à admirer. + +Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois; l'écorce +ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en +jour une garantie de durée, et son heureux possesseur se sentait saisi +d'un désir curieux et impatient de la voir fleurir. + +Il désirait donc enfin quelque chose, cet homme à la fibre usée, au +cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de +tomber du haut de sa science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée +dans la contemplation d'un brin d'herbe! + +Cependant ne vous hâtez pas trop de l'accuser de faiblesse puérile et de +démence. Le célèbre quaker Jean Bertram, après avoir passé de longues +heures à examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer +les facultés de son esprit qu'à l'étude des merveilles végétales de la +nature, et prit bientôt place parmi les maîtres de la science. Si un +philosophe du Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les +phénomènes de la sensitive, le comte de Charney trouvera peut-être dans +sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas déjà découvert l'arcane qui a +le pouvoir de dissiper son ennui et d'élargir sa prison? + +--Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la beauté ne +frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles +formes affectera-t-elle? quelles nuances coloreront ses pétales? Sans +doute, elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre et jeter un +dernier défi à ma raison. Eh bien! qu'elle vienne! que mon frêle +adversaire se montre armé enfin de toutes pièces; je ne renonce point +encore à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir dans son +ensemble ce secret que sa formation incomplète m'a permis à peine +d'entrevoir jusqu'à présent. Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour +devant moi dans tout ton éclat de beauté et de parure, PICCIOLA? + +PICCIOLA! c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, dans le besoin +d'entendre une voix humaine retentir à son oreille au milieu de ses +travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivité, en +l'entourant de ses soins. _Povera picciola!_ telle a été l'exclamation +de Ludovic s'apitoyant sur la _pauvre petite_, qui avait failli mourir +faute d'être arrosée. Charney s'en était souvenu. + +--Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt? répétait-il en écartant +avec précaution les feuilles garnissant l'extrémité ou les aisselles des +rameaux de sa plante, afin de voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de +Picciola lui était doux à prononcer, car il lui rappelait à la fois les +deux êtres qui peuplaient son univers: sa plante et son geôlier. + +Un matin, qu'à l'heure de sa promenade habituelle il interroge Picciola +feuille par feuille, ses yeux s'arrêtent fixement tout-à-coup sur une +des parties du végétal, et son coeur bat avec force. Il y porte la main +et rougit. Depuis long-temps il n'a éprouvé une émotion aussi vive. +C'est qu'il vient de voir, au sommet de la tige principale, une +excroissance inaccoutumée, verdâtre, soyeuse, de forme sphérique, +imbriquée de légères écailles placés les unes sur les autres, comme des +ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. Il n'en peut douter, +c'est là le bouton! La fleur n'est pas loin. + + + + +VI. + + +L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa grille, et prenait +plaisir à suivre du regard le comte, si affairé autour de sa plante. Il +l'a vu combiner et préparer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses +paillassons, édifier enfin ses palissades, et, prisonnier comme lui, et +depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement uni par la pensée +aux grandes préoccupations du philosophe. + +À cette même fenêtre grillée, une autre figure, fraîche et souriante, +vint aussi se montrer une fois. C'était une femme--une jeune fille, à la +démarche tout ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa tête, +dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semblait tempérer la +vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, s'éteignait à moitié +en passant au travers de ses longs cils abaissés. Au premier abord, en +la voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une attitude rêveuse +derrière ces sombres barreaux, sur lesquels s'appuyait en se repliant sa +main blanche, on l'eût prise pour un chaste emblème de la captivité. + +Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du jour venait +l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses traits, sa carnation ferme +et colorée, disaient assez que c'était dans le mouvement et le grand air +et non sous les verroux qu'elle avait vécu. + +Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charité qui +visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici a seul rempli son +coeur; c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa +beauté. Fille de l'Italien Girhardi, _l'attrapeur de mouches_, elle a +quitté Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la +Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de Fénestrelle, +non d'abord pour voir son père, car la permission ne lui en était pas +accordée, mais pour vivre du même air que lui, pour penser à lui près de +lui. Aujourd'hui, à force d'instances et de sollicitations, elle a +obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà pourquoi elle +est joyeuse, fraîche et belle! + +Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre grillée qui donne +sur la petite cour; un sentiment d'intérêt l'y retient malgré elle, car +elle craint d'être aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney ne +la verra pas: dans ce moment, _Picciola_ et son bouton naissant +s'emparent seuls de toute son attention. + +La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint auprès de son père, +elle se dirigea furtivement encore vers la petite grille, pour donner un +regard à l'autre captif; Girhardi la retint. + +--Depuis trois jours il n'a point paru près de sa plante, lui dit-il. Il +faut que le pauvre homme soit bien malade! + +--Malade! dit-elle, d'un air étonné. + +--J'ai vu les médecins traverser la cour, et d'après ce que m'en a dit +Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un seul point, c'est qu'il en peut +mourir! + +--Mourir! répéta la jeune fille.--Et son oeil s'agrandissait, et +l'effroi, plus que la pitié peut-être, se peignait sur sa figure.--Oh! +que je le plains! le malheureux!--Puis, attachant sur son père un regard +plein d'inquiétude et d'angoisse:--On peut donc mourir ici? ou plutôt y +peut-on vivre! C'est sans doute le séjour de cette prison et la +pestilence qui s'exhale des anciens fossés qui ont causé sa maladie! +s'écria-t-elle en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant +de Charney elle ne pensait qu'à son père. + +Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de +larmes. + +Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait à _l'attrapeur de mouches_ +une nouvelle capture qu'il venait de faire pour lui. C'était une +_cétoine_, un beau coléoptère tout doré, qu'il lui présenta d'un air +triomphant. Girhardi sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aperçût, +rendit la liberté à l'insecte, car c'était le vingtième individu de la +même espèce que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours. Il +profita ensuite de la bien-venue du geôlier pour lui demander des +nouvelles de Charney. + +--_Per mio santo, padrone!_ dit Ludovic, je ne l'oublie pas plus que les +autres, et tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le +mien, _signore_. Aussi viens-je encore, à l'instant d'arroser sa plante. + +--À quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit tristement +la jeune fille. + +_Perche, damigella?_ dit Ludovic.--Puis il ajouta d'un air entendu, avec +son clignement d'yeux ordinaire, et en agitant légèrement sa main, +l'index relevé:--Nos seigneurs les médecins pensent que le pauvre homme +s'est couché sur le dos pour l'éternité; mais moi, le seigneur geôlier, +_non lo credo!_ _Trondédious!_ j'ai mon secret. + +Il fit un tour sur les talons, et sortit, après avoir essayé de +reprendre sa voix rude et sa figure sévère, pour signifier à la jeune +fille qu'il ne lui restait plus, la montre à la main, que vingt-deux +minutes à passer auprès de son père. Au bout des vingt-deux minutes, il +était de retour, et faisait exécuter la consigne. + +La maladie de Charney n'était que trop réelle. Quelle qu'en ait été la +cause, un soir, après avoir rendu à _Picciola_ sa visite et ses soins +ordinaires, un fort engourdissement l'avait atteint. La tête appesantie +et les membres agités de tremblemens nerveux, il s'était couché, +dédaignant d'appeler quelqu'un à son aide, et remettant au sommeil le +soin de sa guérison. + +Le sommeil n'était pas venu, mais la douleur; et le lendemain, lorsque +le comte voulut se lever, une puissance plus forte que sa volonté le +retint cloué sur son grabat. Il ferma les yeux et se résigna. + +Devant le péril, son calme philosophique et son orgueil de conspirateur +revinrent. Il se fût cru déshonoré d'exhaler un soupir, une plainte, ou +d'implorer secours de ceux qui, violemment, l'avaient séquestré du +monde. Il donna seulement quelques instructions à Ludovic au sujet de sa +plante, dans le cas où il serait indéfiniment retenu captif dans son +lit, dans ce _carcere duro_ qui venait aggraver encore son autre +captivité. Les médecins arrivèrent, et il refusa de répondre à leurs +questions. Il lui semblait que sa vie n'étant plus à lui, il n'était pas +chargé de sa conservation, pas plus que de la gestion de ses biens +confisqués, et que c'était à ceux qui s'appropriaient le tout à veiller +sur le tout! + +Les médecins ne tinrent compte d'abord de cette révolte, et ils +insistèrent. Rebutés enfin par le silence obstiné du malade, ils se +décidèrent à ne plus interroger que la maladie elle-même. + +Les signes pathognomoniques répondirent à chacun dans un sens contraire, +car chacun des savans docteurs appartenait à un système différent. Dans +la dilatation de la pupille et la teinte violacée des lèvres, l'un vit +les symptômes certains d'une fièvre putride; l'autre ceux d'une +inflammation des viscères dans le météorisme du ventre; le dernier enfin +(car ils étaient trois) conclut à l'apoplexie ou à la paralysie, d'après +la coloration du cou et des tempes, la froideur des extrémités, la +rigidité de la face, et déclara que le silence du malade ne devait être +attribué qu'à un commencement de congestion cérébrale. + +Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle vint visiter le +prisonnier dans sa chambre. La première, il s'informa auprès de lui s'il +n'avait pas quelque chose à désirer. Il offrit même de le faire changer +de logement, s'il pensait que le lieu habité par lui fût en partie cause +de son malaise. Le comte ne répondit que par un signe négatif, ou par un +refus. + +La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un prêtre. + +Charney condamné par les médecins, il était du devoir de sa charge de +préparer le prisonnier à recevoir les secours de la religion. + +S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et sacrée, c'est celle +du prêtre des prisons, de ce prêtre le seul spectateur dont la présence +sanctifie l'échafaud. Et cependant le scepticisme de notre siècle n'a +pas craint de la railler avec amertume. Cuirassés par l'habitude, a-t-on +dit, ils ne savent plus s'émouvoir, ils ne savent plus pleurer avec le +coupable, et dans leurs exhortations, dans leurs consolations, +retournant sans cesse les mêmes pensées, chez eux le métier vient glacer +l'inspiration. + +Eh! qu'importe que les phrases soient les mêmes! Est-il donc un homme +qui doive les entendre deux fois? Un métier, dites-vous? Mais ce métier, +ils l'ont choisi, ils le subissent. Eux, coeurs vertueux et purs, ils +vivront au milieu de coeurs endurcis, qui répondront peut-être à leurs +paroles de paix, d'espérance et de fraternité, par des paroles d'insulte +et de mépris! Ils auraient pu, comme vous, connaître les joies et le +luxe du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront +l'air humide et infect des cachots; nés sensibles aussi, et avec cette +horreur du sang et de la mort qui tient à l'espèce humaine, ils se sont +volontairement condamnés à voir, cent fois dans leur vie, monter et +retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce donc là des +voluptés bien grandes? Et s'en doit-on blaser si facilement? + +Au lieu de cet homme de douleur, dévoué d'avance, et pour toujours, à de +si rudes fonctions, au lieu de cet homme qui, par vertu, s'est fait le +compagnon du bourreau, faites venir un nouveau prêtre pour chaque +nouveau condamné! + +Oui, sans doute, il s'émouvra, il s'attendrira, il pleurera plus, mais +il consolera moins. Ses paroles, s'il en trouve, seront entrecoupées de +sanglots. Sera-t-il donc maître de lui-même et de ses idées? l'émotion +ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas incapable +d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa faiblesse portera-t-il le +patient à donner courageusement sa vie à la société, en expiation de son +crime, à se racheter de son propre sang? + +Si la constance et la fermeté du nouveau consolateur sont telles, que du +premier coup il n'éprouve ni cette émotion, ni cette faiblesse, +croyez-le, il est mille fois plus insensible par nature que l'autre par +habitude. + +Alors, voulez vous donc abolir ce métier du prêtre des prisons! Ah! +n'ôtez pas leur dernier ami à ceux qui vont mourir! Qu'en montant sur +l'échafaud, le coupable repentant ait une croix devant les yeux pour ne +pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier regard il aperçoive +auprès du représentant de la justice des hommes, celui de la clémence de +Dieu! + +Grâce au ciel, le prêtre, vraiment digne de ce nom, appelé au lit de +Charney, n'avait pas d'aussi pénibles devoirs à remplir. Homme +d'indulgence et de pardon, il comprit non seulement au silence et à +l'immobilité du malade, mais mieux encore aux inscriptions désolantes +qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait espérer de cette âme +orgueilleuse. + +Il se contenta de passer la nuit en prières à son chevet, ne dédaignant +pas d'interrompre son pieux office pour partager avec Ludovic les soins +que celui-ci prodiguait au souffrant, attendant avec résignation un +moment favorable où il pourrait éclairer d'un rayon d'espoir ces +profondes ténèbres de l'incrédulité. + +Dans cette même nuit, nuit décisive, le sang, refluant avec force vers +la tête, détermina des transports au cerveau, un délire, qui, durant +plus d'une heure, contraignirent le confesseur et le geôlier d'unir +leurs efforts pour empêcher le malade de s'élancer hors du lit. Et +tandis qu'il se débattait entre leurs bras, au milieu d'une foule de +paroles incohérentes, de discours sans suite, d'apostrophes bizarres, +les mots: _Picciola_, _povera Picciola!_ sortirent à plusieurs reprises +de la bouche de Charney. + +--_Andiamo!_ _andiamo!_ le moment est venu, murmura Ludovic; oui, il est +venu..., répétait-il avec impatience; mais le moyen de laisser là le +chapelain tout seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une +heure, il sera peut-être trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! je crois +qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il étend les bras, comme pour +dormir! Si, à mon retour, il n'est pas mort, houra! huzza! houra! + +En effet, le transport du malade s'était calmé; Ludovic chargea le +prêtre de veiller sur lui, et il disparut aussitôt de la chambre. + +Dans cette chambre, à peine éclairée par la faible lueur d'une lampe +vacillante, on n'entendit plus de bruit que celui de la respiration +irrégulière du mourant, la prière monotone du prêtre, et le vent des +Alpes qui murmurait entre les barreaux de la fenêtre. Deux fois +seulement le son d'une voix humaine sembla s'y mêler. C'était le _qui +vive_ d'une sentinelle, lorsque Ludovic passa et repassa près de la +poterne, se rendant à son logis, puis revenant à la _camera_ du malade. + +Une demi-heure à peine s'était écoulée quand son pieux compagnon de +veillée le vit reparaître, tenant à la main un pot rempli d'un liquide +fumant. + +--Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en entrant. Il +commençait à hurler: c'est mauvais signe. Mais comment ça va-t-il? +A-t-on encore gesticulé? En tout cas, voici de quoi le faire tenir +tranquille. Je viens d'y goûter. C'est bien amer comme les cinq cent +mille diables!... Pardon, _mio padre!_... goûtez plutôt vous-même. + +Le prêtre repoussa doucement le vase. + +--Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, avec force +tranches de citron, réussirait mieux à nous soutenir durant la nuit +froide; n'est-il pas vrai, _signor Capellano_? Mais ceci, c'est pour +lui, pour lui seul... Il faut qu'il boive ça--qu'il boive tout! c'est +l'ordonnance. + +Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du liquide dans une +tasse, la balançait et soufflait dessus pour en tempérer la chaleur; et +quand il crut la potion à son point, il la fit prendre presque de force +à Charney, tandis que le prêtre lui soutenait la tête. Puis, enveloppant +bien le malade dans ses draps et couvertures: + +--Nous allons voir l'effet, dit-il, ça ne peut tarder. Au surplus, je ne +bouge point d'ici que l'affaire ne soit faite. Tous mes oiseaux sont en +cage, ils ne s'envoleront pas, et ma femme se passera bien de moi pour +une nuit. N'est-ce pas votre avis, _signor Capellano_? Pardon, _mio +padre_, répéta-t-il en s'apercevant d'un geste presque imperceptible de +réprimande de la part de son discret interlocuteur. + +Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, près du lit, l'oeil fixé +sur la figure du moribond, retenant son souffle, faisant silence, comme +dans l'attente d'un événement prochain. + +Voyant que rien ne s'annonçait encore, il redoubla la dose, recommença +son manège muet, et l'inquiétude le gagna, en n'apercevant aucun +changement dans l'état du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence, +hâté sa mort. Il se promena à grands pas dans la chambre, frappant du +pied, faisant claquer ses doigts, menaçant du geste le vase qui +contenait le reste du liquide. + +Au milieu de tout ce mouvement, il s'arrêta un instant pour contempler +la figure pâle et immobile de Charney. + +--Je l'ai tué! s'écria-t-il en proférant un épouvantable juron, mélangé +de français, d'italien et de provençal; car, né à Nice, puis soldat de +la république, ayant long-temps séjourné dans le midi de la France, +Ludovic maugréait également bien dans les trois langues, comme on a dû +s'en apercevoir. + +En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la tête. Ludovic n'y +fit nulle attention, et se remit à marcher, à frapper du pied, à jurer, +à faire claquer ses doigts de plus belle; puis enfin, fatigué de gestes +et d'émotion, il alla s'agenouiller auprès du prêtre, en murmurant des +_meâ culpâ_, et s'endormit au milieu d'une prière. + +À l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain priait toujours. Une +main brûlante se pose alors sur la tête de Ludovic, qui s'éveille en +sursaut. + +--À boire! dit le malade. + +Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, Ludovic ouvre de +grands yeux et regarde avec stupéfaction Charney, dont la figure ne lui +apparaît que sous une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un nuage +de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures humectés. Soit qu'une +crise salutaire ait eu lieu tout-à-coup, et que, la nature aidant, le +tempérament vigoureux du prisonnier triomphât du mal, soit que la double +dose de liquide à lui administrée par Ludovic fût douée d'une grande +puissance sudorifique, cette forte transpiration semble avoir à la fois +rendu le malade à la vie et à la raison. Il ordonne lui-même ce qu'il +lui paraît convenable de faire pour son soulagement. Puis, se tournant +vers le prêtre, qui se tenait humble au chevet de son lit: + +--Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; vous le voyez. Si +j'en réchappe, et j'espère que j'en réchapperai, je vous prie de dire de +ma part à mon trio de docteurs, que ce n'est point à eux que j'en rends +grâce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de leur science, +folle et menteuse comme toutes les autres. J'ai assez compris leurs +discours pour être convaincu qu'un hasard heureux m'est seul venu en +aide. + +--Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fixés sur cette inscription +de la muraille: + +_Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la création._ + +Puis, articulant solennellement le dernier mot que Charney lui-même y +avait ajouté: + +--_Peut-être!_ dit-il, et il sortit. + + + + +VII. + + +Tout entier à l'enivrement du succès, Ludovic paraissait plongé dans une +stupeur extatique en entendant le comte parler ainsi, non qu'il prêtât +la moindre attention au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais son +moribond prononçait des mots, assemblait des idées, regardait, vivait, +suait! voilà ce qui le mettait en si grand émoi, et le saturait de +satisfaction et d'orgueil. Après quelques instans de silence admiratif: + +--Vivat! s'écria-t-il enfin, vivat! _che maraviglia!_ Il est sauvé! +grâce à qui?... + +Et il agitait en l'air le pot de faïence vide de tisane, et lui +adressait, en le baisant, les mots les plus doux de son vocabulaire. + +--Grâce à qui? répéta le prisonnier. Grâce à vos bons soins peut-être, +mon honnête Ludovic. Mais si je guéris en effet, messieurs les médecins +n'en attribueront pas moins l'honneur à leurs ordonnances, et le +chapelain à ses prières. + +--Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! répondit Ludovic en s'agitant +de plus belle... Quant au _signor Capellano_... on ne sait pas... ça n'a +pu que bien faire... Mais l'autre!... mais l'autre!... + +--Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? dit Charney avec une +sorte d'indifférence; car il s'attendait que Ludovic attribuerait sa +guérison à l'intervention de quelque saint. + +--Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une protectrice. + +--Comment? que voulez-vous dire? une madone, n'est-ce pas? + +--Non, ce n'est point une madone, _signor conte_. Celle qui vous a sauvé +de la mort et des griffes du diable, sans doute, car vous mouriez sans +confession, c'est d'abord et avant tout la _signora Picciola! la +signorina Picciolina! Piccioletta!_ ma filleule... oui, ma filleule, +puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donné son nom... son nom de +_Picciola_. Ne me l'avez-vous pas dit? Elle est donc ma filleule... je +suis donc son parrain... et j'en suis fier, _per Bacco_! + +--Picciola! s'écrie le comte, se relevant tout-à-coup sur son séant, +s'accoudant sur son oreiller, et donnant à ses traits ranimés +l'expression de l'intérêt le plus vif.--Expliquez-vous, mon brave +Ludovic, expliquez-vous! + +--Faites l'étonné! répliqua celui-ci avec son clignement d'oeil +obligé.--Est-ce donc la première fois qu'elle vous rend le même service? +Lorsque vous vous sentez atteint de ce mal, auquel vous êtes sujet, +n'est-ce point toujours avec cette herbe qu'on vous guérit? Vous me +l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, Dieu merci; car il paraît +que Picciola en sait plus dans une de ses feuilles que tous les bonnets +carrés de Montpellier et de Paris attachés ensemble. Oui, ma petite +filleule, dans cette affaire-là, aurait défié un régiment complet de +médecins, fût-il de quatre bataillons, à quatre cents hommes par +bataillon! À preuve, que vos trois grimauds ont lâché pied en battant la +chamade et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que +Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en conserve la +graine!... quant à moi, je n'oublierai pas la recette, et si jamais mon +petit Antonio tombe dans la maladie, je lui en ferai boire en bouillon +et manger en salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicorée. +Elle n'a eu qu'à se montrer, et la victoire a été décidée, puisque vous +voilà guéri, oui, vraiment guéri; car maintenant vous ouvrez de grands +yeux, vous riez!... Ah! vivat à _illustrissima signora Picciola_! + +Charney prenait plaisir à la joie bruyante et loquace de son digne +gardien; son retour à la vie, l'idée de la devoir à cette même plante +qui déjà avait charmé ses longues heures de captivité, faisaient naître +en lui un vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait +sur les lèvres fiévreuses encore, quand soudain une idée pénible, +cruelle, lui traversa l'esprit. + +--Mais enfin cette plante, dit-il à Ludovic, comment a-t-elle contribué +à ma guérison? comment l'avez-vous employée? + +Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette question. + +--Rien de plus simple, répliqua tranquillement le geôlier; une pinte +d'eau sur un bon feu, trois bouillons... tisane parfaite; ça va tout +seul. + +--Grand Dieu! s'écria Charney, retombant sur son oreiller, et portant la +main à son front, vous l'avez détruite! Ah! je n'ai point de reproches à +vous adresser, Ludovic; et cependant... ma pauvre _Picciola_! Que +vais-je faire, que vais-je devenir sans elle? + +--Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se rapprochant de lui et +prenant un son de voix presque paternal pour consoler le captif, accablé +de douleur comme l'enfant à qui l'on vient d'enlever un jouet +favori.--Calmez-vous, et ne vous découvrez pas comme vous faites. +Écoutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant de rajuster les draps +et de remédier au désordre général du lit, occasioné par les brusques +mouvemens du malade.--Aurais-je dû hésiter à sacrifier une herbe pour +sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! cependant je n'aurais pu me +décider à la tuer ainsi du premier coup, et à la faire entrer tout +entière dans la marmite. D'ailleurs, c'était inutile. Je ne lui ai fait +qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui ai coupé un tas de +feuillage dont elle n'avait pas besoin, quelques petits rameaux sans +boutons... car elle a trois boutons à présent! hein? c'est beau à +elle!... L'opération s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au +contraire, _cap de dious!_ elle ne s'en porte que mieux à présent, et +vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut être sage... Soyez sage, suez +bien, achevez de guérir, et vous la reverrez! + +Charney lui adressa un regard de reconnaissance et lui tendit la main. + +Cette fois, Ludovic avança la sienne, et pressa celle du comte avec +émotion, car sa paupière s'humecta. Mais tout-à-coup, se reprochant sans +doute cette infraction à la règle invariable de conduite qu'il s'était +tracée d'avance, les muscles de sa face s'allongèrent, sa voix devint +plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre ses mains celle du +prisonnier, mais cherchant à lui faire prendre le change sur le motif de +ce premier mouvement: + +--Vous voyez bien que vous vous découvrez encore! dit-il, et il fit +rentrer doucement et doctoralement le bras du malade dans le lit; puis, +après de nouvelles recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit +de la chambre, en fredonnant avec gravité: + + Je suis geôlier, + C'est mon métier + Mieux vaut ça qu'être prisonnier. + + + + +VIII. + + +Le même jour et le jour suivant, un abattement extrême, suite naturelle +des grandes crises et d'une transpiration abondante, rendit Charney +presque incapable de se mouvoir et de penser; mais dès le troisième +jour, une amélioration sensible était survenue; et si, avec sa +faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du moins il entrevoyait, +dans un terme assez rapproché, l'instant où il pourrait se lever, +marcher, reprendre sa promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa +libératrice. + +Car toutes ses idées se dirigent vers elle. Il ne peut s'expliquer par +quelles circonstances singulières cette faible végétation, jetée sous +ses pas, dans la cour de sa prison, l'a guéri de son ennui, lui que +l'éclat du monde et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arraché à la +mort, lui que la science humaine y avait condamné. Dans l'impuissance où +il se trouve d'appliquer les forces de sa raison pour éclaircir ce point +mystérieux, c'est avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de +plus en plus à sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet être inerte, +insensible, ne peut se baser sur rien de réfléchi et d'intentionné; il +éprouve cependant un besoin de lui donner son affection, en échange des +biens qu'il lui doit. Où la raison ne peut, l'imagination travaille. La +sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient bientôt un culte. + +Il se persuade qu'un lien surnaturel les enchaîne l'un à l'autre; +qu'il existe ainsi dans la matière de secrètes attractions, +d'incompréhensibles sympathies qui rapprochent l'homme de la plante. +Celui qui refuse encore de proclamer Dieu va tomber peut-être dans les +croyances puériles de l'astrologie judiciaire. Picciola, c'est son +étoile, sa madone, son talisman! + +Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur science ou par leur +génie, dénier la Providence, et se montrer en même temps atteints +d'idées superstitieuses? C'est que, aveuglés par l'orgueil humain, ils +voulaient tout s'attribuer à eux-mêmes de leur gloire ou de leur force; +mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils étouffaient dans leur +coeur, détourné alors de ses véritables voies, se faisait jour malgré +eux, tout en subissant l'empreinte bizarre de leurs pensées. L'hommage +qu'ils arrêtaient dans son essor vers le ciel retombait sur la terre. +Ils prétendaient juger et non croire; et leur génie, étroit dans sa +grandeur, rétrécissant l'horizon devant eux, ne leur permettait de +saisir que quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils +négligeaient l'ensemble pour le détail, parce que ce détail isolé, ils +croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre à l'analyse de leur raison, +n'apercevant pas les points de suture qui le reliaient au reste du monde +créé; car la création, la terre, le ciel, les hommes, les astres, +l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul être, immense, complet, +varié à l'infini, qui vit et palpite sous la main puissante de Dieu? + +Ainsi Charney, l'imagination encore excitée par la fièvre peut-être, ne +voit que Picciola dans la nature; et, pour lui trouver des analogues, il +réveille sa mémoire puissante, et lui demande l'histoire des plantes +miraculeuses, depuis le moly d'Homère, le palmier de Latone, le frêne +d'Odin, jusqu'à l'herbe d'or qui s'illumine devant le paysan breton, ou +la fleur d'épine qui sauve des mauvaises pensées les bergères de la +Brie. Il se rappelle le figuier Rumine des Romains, le Teutatès des +Celtes, adoré sous la figure d'un chêne; la verveine des Gaulois, le +lotus des Grecs, les fèves des pythagoriciens, la mandragore des prêtres +hébreux. Il se rappelle le campac azuré des Persans, qui ne croît pour +eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le trône céleste de +Mahomet; le magique Camalata, le verdoyant Amrita, auxquels les Indiens +voient suspendus des fruits d'ambroisie et de volupté. Il attache enfin +un sens symbolique à cet usage des Japonais, donnant pour pièdestal à +leurs divinités des héliotropes ou des nénuphars, et faisant naître +l'amour dans le sein d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des +Siamois, qui va jusqu'à défendre d'attenter à l'existence de certaines +plantes, et les protége même contre la mutilation. Ce qui autrefois +excitait sa raillerie et ses mépris, sans doute, et ravalait la faible +humanité devant lui, aujourd'hui la relève à ses yeux; car il sait quels +graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un rameau; et dans +les coutumes de l'idolâtrie il ne veut plus voir que le sentiment de +gratitude qui leur a donné naissance. + +Il entend Charlemagne, législateur et philosophe, du haut de son trône +occidental, recommander à ses peuples la sainte culture des fleurs. Il +en vient jusqu'à comprendre la vive tendresse que Xerxès, au rapport +d'Élien et d'Hérodote, ressentit pour un platane, le caressant, le +pressant dans ses bras, dormant avec délices sous son ombre, le décorant +de bracelets et de colliers d'or, et se désolant lorsqu'il lui fallut le +quitter! + +Déjà en pleine convalescence, absorbé par ses pensées, Charney était un +matin dans sa chambre, dont prudemment il n'avait pas franchi le seuil +depuis sa maladie, lorsque sa porte s'ouvrant tout-à-coup, Ludovic, la +figure radieuse, s'élance vers lui. + +--Elle est en fleur! _Picciola, Piccioletta, figlioccia mia!_ + +--En fleur! s'écrie Charney. Je veux la voir! + +En vain l'honnête geôlier lui remontra qu'il y aurait imprudence +peut-être à sortir si tôt, qu'il fallait patienter un jour ou deux, que +la matinée n'était pas assez avancée, que l'air était frais, qu'une +rechute fait rarement grâce: tout fut inutile. La seule chose qu'il put +obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait une heure encore, afin +que le soleil se trouvât de la fête. + +Cette heure, qu'elle se traîne lentement! et cependant il l'occupe du +mieux qu'il peut. D'abord, pour la première fois depuis sa captivité, il +songe à sa toilette. Oui, à sa toilette, à sa parure, en l'honneur de +Picciola, de Picciola en fleur! Ses vêtemens étaient poudreux, ses +cheveux en désordre, sa barbe longue. Il approprie tout cela. Un miroir, +jusqu'à cet instant oublié dans sa précieuse cassette, en est tiré; il +se rase soigneusement, il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie +de convalescence, la visite du malade à son médecin, de l'obligé à sa +bienfaitrice, de l'amant à sa maîtresse! Et lorsqu'il s'est ajusté, les +yeux fixés sur la glace, il s'étonne de se trouver, malgré sa maladie +récente, le regard moins terne, les traits moins abattus, le front moins +ridé qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune encore, et comprend +que s'il y a des pensées amères et vénéneuses, qui flétrissent jusqu'à +leur enveloppe, il en est d'autres douées du pouvoir de la raviver. + +Au moment précis, Ludovic se présenta. Il soutint le comte pour l'aider +à descendre les hauts degrés de l'escalier tournant et massif; et quand +celui-ci entra dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de +la lumière du ciel, soit le privilége de ces facultés vives et neuves +dont sont redoués les convalescens, il lui semble que les émanations de +sa fleur ont tout embaumé autour de lui, et c'est à elle qu'il attribue +les douces et fraîches impressions du bien-être qu'il ressent. + +Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige de sa beauté: +elle étalait à ses yeux sa corolle nuancée et brillante; le blanc, le +pourpre et le rose se confondaient sur ses larges pétales bordés de +petits cils argentés, entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui +faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse auréole. +Charney la contemple avec transport; il craint de la ternir de son +souffle, ou de la flétrir en y portant la main. Il ne songe plus à +l'analyser, à l'étudier; il l'admire, il la savoure de la vue et de +l'odorat. Mais bientôt une autre idée vient le distraire de celle-là, et +ce n'est plus sur la fleur que s'arrêtent ses regards. Il a vu les +traces de la mutilation sur sa Picciola; des rameaux abattus, des +feuilles à demi déchirées par le contact des ciseaux. Les cicatrices +n'en sont pas encore fermées. Il sent alors qu'il lui doit la vie, et +ses bienfaits lui font oublier son éclat et ses parfums. + + + + +IX. + + +Par ordonnance des médecins, le convalescent eut le droit, les jours +suivans, de jouir de la promenade de sa cour aux heures qui lui +conviendraient, et de la prolonger même selon ses désirs. Ce fut alors +qu'il put reprendre avec ardeur ses études commencées. + +Dans l'intention de relater par écrit les observations faites sur sa +plante, depuis le premier jour jusqu'au moment présent, il tenta de +séduire Ludovic, afin de se procurer par lui encre, plumes et papier. Il +s'attendait à le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air +d'importance, se faire long-temps prier, et céder enfin, soit par +l'intérêt qu'il portait à son malade et à sa filleule, soit par l'espoir +du gain; car cette fois il s'agissait de fourniture. + +Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la proposition +gaiement. + +--Comment donc! _signor conte_, rien n'est plus facile!--dit-il en +bourrant légèrement sa pipe, et se détournant pour en tirer quelques +aspirations, afin de l'empêcher de s'éteindre; car il cessait toujours +de fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du tabac.--Je suis loin +de m'y opposer. Mais tous ces petits outils-là sont de ceux qui restent +sous la clef du gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez avoir +de quoi écrire, adressez-lui _più presto_ une belle pétition sur +l'objet, et ça pourra se faire. + +Charney sourit, et ne se découragea pas. + +--Mais pour écrire cette pétition, mon cher Ludovic, il me faudrait +d'abord ce que je demande: encre, plumes et papier! + +--C'est juste, _signor conte_, c'est juste. J'ai tiré l'âne par la queue +pour le faire marcher plus vite, répliqua le geôlier. Voilà comme la +chose d'une pétition se pratique d'ordinaire,--ajouta-t-il d'un air +entendu, la tête à demi renversée et les bras croisés derrière le dos. +Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que vous avez à lui +adresser une demande, sans m'expliquer sur quoi... Ça ne me regarde pas; +ça le regarde, et ça vous regarde. S'il ne peut venir lui-même en causer +avec vous, il vous envoie un homme à lui. Cet homme vous remet une +plume, un papier timbré et paraphé, une seule feuille; vous écrivez +dessus, lui présent; il cachète ça devant vous; vous lui rendez la +plume; il emporte la lettre, et tout est dit. + +--Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que je veux tenir tout +cela, c'est de vous! + +--De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas ma consigne? dit le +geôlier, reprenant tout-à-coup son air rude et sévère. + +Il tira une longue bouffée de sa pipe, l'exhala lentement, comme pour +tenir le comte à distance, fit un demi-tour à droite, et sortit. Et le +lendemain, quand Charney revint à la charge, il se contenta de cligner +de l'oeil et de hocher la tête. + +Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais trop désireux +d'accomplir ses projets pour les abandonner si vite, avec un cure-dent +le prisonnier fit une plume; son rasoir lui tint lieu de canif; de la +suie délayée dans de l'eau, un flacon doré de sa cassette lui servirent +d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de batiste, restes +de sa splendeur passée, lui tinrent lieu de papier. C'est ainsi que +Charney, séparé de Picciola, pouvait encore s'occuper d'elle en écrivant +le résultat de ses observations. + +Qu'il en fit de douces, d'étonnantes! qu'il eût ressenti de plaisir à +les communiquer à une oreille attentive! Son voisin, l'_attrapeur de +mouches_, lui semblait digne de recevoir ses confidences: cette figure, +trouvée par lui d'abord si maussade, si refrognée, il l'avait vue depuis +s'épanouir avec bonté, et briller même de ce genre d'éclat que donne une +vive intelligence. Quand, de sa petite fenêtre, le vieillard promenait +sur lui et sur Picciola son regard demi-curieux, demi-rêveur, Charney se +sentait attiré par ce regard. Un geste de la main, un sourire avaient +même déjà été échangés entre eux; mais le régime de la prison leur +interdisait à tous deux de s'adresser la parole, même pour se demander +des nouvelles de leur santé; et le grand explorateur des merveilles de +la nature dut garder pour lui seul ses précieuses découvertes. + +Au nombre de celles-ci, il faut citer la propriété singulière qu'il +surprit dans sa fleur de se tourner vers le soleil et de lui faire face +pendant toute la durée de son cours pour mieux aspirer ses rayons; et +quand le soleil se cachait derrière les nuages et que la pluie menaçait, +elle s'abritait aussitôt sous ses pétales recourbés, comme le vaisseau +pliant ses voiles devant l'orage. + +--La chaleur lui est-elle donc tant nécessaire? pensait Charney; et +pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle même une légère ondée, qui la +rafraîchirait?... Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me +l'expliquera. + +Picciola avait déjà été pour lui une pharmacie bien faisante; elle +pouvait au besoin lui servir de boussole et de baromètre; elle allait +lui tenir lieu d'horloge. + +À force de savourer ses parfums, il crut remarquer qu'ils variaient vers +certaines époques de la journée. Ce phénomène lui parut être d'abord une +illusion de ses sens; mais des expériences réitérées lui en démontrèrent +la réalité, et il en vint à désigner avec certitude l'heure du jour, +d'après l'odeur de sa plante.[1] + + [1] Le botaniste anglais Smith a remarqué les mêmes propriétés dans + l'_Antirrinum repens_ (la linaire rayée), _Flore britannique_, t. + II, p. 658. + +Les fleurs s'étaient multipliées, et, vers le soir surtout, Picciola +répandait ses émanations les plus douces. Aussi combien alors l'heureux +captif aimait à se rapprocher d'elle! Au moyen de quelques planches dues +à la munificence de Ludovic, il avait construit un petit banc appuyé sur +quatre solides bûchettes épointées à leur extrémité, et enfoncées dans +les interstices du pavage. Un dossier raboteux lui prêtait son appui, +lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosphère de sa +plante. Là il se sentait plus à l'aise qu'il ne s'était jamais senti sur +ses riches canapés de soie, et il y passait parfois des heures entières, +méditant en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-même les jours de sa +jeunesse, écoulés sans plaisirs et sans affections, perdus au milieu de +vaines chimères, dans un désenchantement prématuré. + +Il arrivait souvent qu'à la suite de ces examens faits en arrière, il +tombait dans de profondes rêveries, participant à la fois de la veille +et du sommeil, dans une espèce d'engourdissement apathique du corps, +pendant lequel son imagination surexcitée peuplait la cour de sa prison +de songes délicieux. + +Il se retrouvait alors à ces mêmes fêtes où naguère l'ennui l'avait +poursuivi, où il prodiguait à tous des plaisirs et du bonheur dont il ne +savait pas prendre sa part. + +Il voyait, par une soirée d'hiver, s'illuminer spontanément la façade de +son ancien hôtel de la rue de Verneuil. Le bruit de mille voitures +retentissait à son oreille; à la clarté des torches, elles entraient +dans sa cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour à tour sur les +marches de son péristyle, couvert de tapis et décoré de tentures, les +Merveilleuses en renom, empaquetées dans d'épaisses fourrures, sous +lesquelles frisonnait la soie; des Incroyables, au feutre pointu, à la +haute cravate, aux jarrets enrubanés; des artistes célèbres, au col nu, +aux cheveux courts, au costume semi-grec, semi-français; et des généraux +empanachés et ceinturés aux trois couleurs; et des savans, et des hommes +de lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets se montrait +partout à la fois, narguant, sous leurs nouvelles livrées, les décrets +de la république conventionnelle, passée de mode. + +Dans ses salons, il retrouvait, pêle-mêle, confondues, toutes les +illustrations, toutes les bizarreries de l'époque. La toge et la +chlamyde s'y frottaient en passant contre le frac et la soubre-veste; +les escarpins à rosettes, les bottes galonnées ou éperonnées y +glissaient sur le parquet en même temps que la calige et le cothurne. +Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'épée, hommes d'argent, +ministres et fournisseurs, artistes et gouvernans tourbillonnaient côte +à côte dans ce tohu-bohu du Directoire. Un acteur s'y montrait près d'un +membre de l'ancien clergé; un ci-devant noble près d'un ci-devant +pauvre; l'Aristocratie et la Démocratie s'y donnaient la main; la +Richesse et la Science s'y promenaient bras-dessus bras-dessous. C'était +la société renaissante, raillant autour d'un centre commun toutes ses +parties, dont chacune se sentait trop faible pour faire un monde à part. +On remettait la scission à un autre temps. Ainsi font les enfans de +classes diverses, que l'âge et le besoin du plaisir rassemblent; en +grandissant, ils s'éloignent peu à peu de leurs compagnons de jeux, +entraînés qu'ils sont, à leur insu, par la puissante attraction du +système d'ordre social. + +Charney contemplait en souriant cette bigarrure de moeurs, d'états et de +costumes. Ce qui avait été pour lui autrefois une source amère et +féconde de pensées méprisantes pour l'humanité tout entière, ne +soulevait plus dans son sein qu'une légère moquerie contre ces années de +folie et de vains essais. + +Soudain de brillans orchestres éclatent en mesures vives, variées et +stridentes, et la fête prend son vol! Charney reconnaît les airs qu'il a +entendus déjà; mais l'impression qu'il en reçoit est bien plus active +sur ses sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets +prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air chaud et embaumé +d'une salle de bal ou de festin, la saveur des mets, la gaieté pétulante +des convives, les groupes bondissans des valseurs, qui le frôlent en +passant, les propos légers et frivoles qui se croisent, qui se heurtent +autour de lui, les rires qui retentissent, tout lui fait éprouver une +impression de joie ineffable, qu'il n'a jamais connue. + +Puis des femmes, à la taille élégante et svelte, aux blanches épaules, +au col de cygne, parées d'étoffes somptueuses, de gazes striées d'or, +étincelantes de pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en +lui souriant. Il les reconnaît. C'étaient les conviées ordinaires et +l'ornement de ses splendides soirées, alors que, riche et libre, on le +citait comme un des heureux de la terre. Là brillaient sans rivales la +fière Tallien, vêtue à la grecque, et portant des joyaux et des bagues +de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, à peine +emprisonnés dans de légères sandales dorées; la charmante Récamier, +qu'Athènes eût divinisée; enfin la douce et touchante Joséphine, +ci-devant comtesse de Beauharnais, qui, à force de grâces, passait +souvent pour la plus belle des trois. Même auprès d'elles, d'autres +encore se faisaient remarquer, éblouissantes de fraîcheur, de +coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui Charney les trouve jeunes et +jolies! Que leurs regards ont bien plus d'attraction et de douceur +qu'autrefois! Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix parmi +tant de femmes brillantes! + +Il l'essaie; et, après avoir erré indécis de l'une à l'autre, +tout-à-coup, au milieu de leur foule, il en distingue une, mais non plus +aux épaules découvertes et aux parures de diamans. + +Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse timidement le +front et craint de se montrer. Pourtant elle est belle aussi! C'est une +jeune fille vêtue de blanc, n'ayant pour ornement que sa grâce naïve et +la rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais vue, et, à mesure +qu'il la contemple, les autres s'effacent et disparaissent. Bientôt elle +se trouve seule; il peut l'examiner à loisir, et l'émotion le gagne en +attachant ses yeux sur elle. Mais combien son émotion redouble en +remarquant dans sa noire chevelure une fleur! Cette fleur... c'est celle +de sa plante! la fleur de sa prison! Il tend les bras vers la jeune +fille; mais soudain tout se trouble à sa vue, tout s'agite autour de +lui; une dernière fois, les orchestres du bal se font entendre avec un +redoublement de force; puis la jeune fille et la fleur semblent se +perdre l'une dans l'autre; les feuilles étalées, les corolles ouvertes +et embaumées se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent +bientôt entièrement. + +Déjà les murs du salon, dépouillés de leurs tentures, s'obscurcissent, +et n'offrent plus aux regards de Charney qu'une sorte de vapeur +nuageuse. Le lustre, s'éteignant graduellement, se détache du plafond, +décrit tout-à-coup une courbe de lumière, et va rayonner mourant à +l'extrémité inférieure du nuage. De lourds pavés remplacent le parquet +luisant et sonore. C'est la froide raison qui revient au milieu du +délire; c'est le souvenir qui tue l'illusion; la vérité qui tue le +songe. + +Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, les pieds sur le pavé +de son préau; sa fleur est devant lui, et le soleil se couche à +l'horizon. + +Les premières fois qu'il se trouva en proie à cette espèce de vertige, +il restait frappé d'étonnement, en pensant que c'était toujours +lorsqu'il siégeait sur son banc rustique et près de sa plante que ces +doux songes lui arrivaient. Rien pourtant n'était plus naturel que les +effets qu'il venait d'en éprouver. Lui-même se les expliqua, en se +rappelant que les douces émanations gazeuses qui s'exhalent des fleurs +peuvent causer parfois une légère et voluptueuse asphyxie. Alors, +émerveillé, il comprend tous les rapports existant entre lui et sa +plante, l'influence presque magique exercée par elle sur lui, et que ces +fêtes brillantes auxquelles il vient d'assister, c'est Picciola qui les +lui donne! + +Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la présence inattendue +le jeta dans un trouble étrange et plein de charme, qui est-elle? +l'a-t-il déjà vue? Et, comme ces autres femmes, n'est-ce là qu'un +souvenir de son temps passé? Sa mémoire cependant ne lui rappelle rien +de semblable. Si c'était, au contraire, une révélation de l'avenir! Mais +a-t-il un avenir, et doit-il croire aux révélations? Non! la jeune fille +à la robe blanche, à la pudique rougeur; la jeune fille, à la fois si +simple et si attrayante, qui fit pâlir et s'éclipser ses brillantes +rivales, c'est Picciola! Picciola personnifiée et poétisée dans un +songe! Eh bien! c'est elle qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il +saura sans peine se remémorer sa taille gracieuse et les traits ingénus +qu'elle avait revêtus alors. C'est désormais avec cette douce image +qu'il bercera ses rêveries, qu'il remplira les vides de son coeur et de +son cerveau; du moins, elle pourra le comprendre, lui répondre, venir +s'asseoir près de lui, marcher près de lui, le suivre, lui sourire, +l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de son amour; il lui +parlera dans sa pensée, et fermera les yeux pour la voir. Ils ne seront +qu'un, et il sera deux! + +Ainsi le captif de Fénestrelle à ses études chéries faisait succéder le +charme non moins enivrant des illusions, et entrait de plus en plus dans +cette sphère de poésie, d'où l'on sort comme l'abeille du sein des +fleurs, tout parfumé et avec sa récolte de miel. À côté de sa vie +positive, il avait sa vie d'imagination, complément de l'autre, et sans +laquelle l'homme ne jouit qu'à moitié des bienfaits du Créateur. + +Maintenant, son temps se partage entre Picciola plante et Picciola jeune +fille. Après le raisonnement et le travail, il a le plaisir et l'amour. + + + + +X. + + +Poursuivant ses expériences investigatrices sur la floraison, Charney +s'extasiait chaque jour devant les prodiges réguliers de la nature. Mais +ses yeux étaient inhabiles à pénétrer dans ces mystères si déliés, +insaisissables à la vue. Il s'irritait de son impuissance, lorsque +Ludovic lui remit, de la part de son voisin le conspirateur italien, une +forte lentille de verre, à l'aide de laquelle celui-ci avait pu nombrer +huit mille facettes oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney +tressaille de joie. Grâce à cet instrument, les parties les moins +perceptibles de la plante saillissent tout-à-coup à ses regards, en +centuplant leur volume ordinaire. Alors, il marche ou croit marcher à +grands pas dans la route des découvertes! Il a détaillé, analysé +l'enveloppe externe de sa fleur; il a cru deviner que ces brillantes +couleurs des pétales, leur forme, leurs taches de pourpre, ces bandes de +velours ou de satin moiré qui garnissent leur base ou festonnent leurs +contours, n'étaient pas là seulement pour récréer la vue par le +spectacle de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir les +rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, selon le besoin +qu'en avait la fleur, accomplissant le grand acte de la fructification. +Ces plaques luisantes et vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce +sont sans doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans chargés +d'aspirer l'air, la lumière et les vapeurs humides, pour la nourriture +des graines; car, sans lumière, pas de couleur; sans air et sans +chaleur, pas de vie! Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se +composent les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà aussi ce +qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent. + +À son insu, souvent, durant ces heures d'étude et d'extase, Charney +avait deux spectateurs attentifs qui le suivaient dans tous ses +mouvemens, et, par sympathie, prenaient part à ses émotions: Girhardi et +sa fille. + +Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, vivant d'une vie +contemplative et solitaire, présentait une de ces natures formées de +toutes les saintes exaltations réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les +grâces de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer +d'adorateurs; douée d'une sensibilité profonde et expansive, elle +semblait plus qu'une autre devoir connaître les affections tendres; mais +si quelques légers penchans ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin, +troublé un instant la sérénité de son âme, la captivité de son père les +a tout d'abord absorbés dans une grande douleur. + +Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait à ses regards +avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son double culte filial et +religieux, voit son Dieu sur la croix, et son père en prison! Non que la +jolie Turinaise s'abandonne facilement à la tristesse et à la +mélancolie! Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses sacrifices lui +laissent une joie au coeur; mais est-ce donc près des heureux du monde +qu'elle peut se plaire? Là où elle va sécher une larme et réveiller un +sourire, là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! Cette tâche +si belle, c'est près d'un seul qu'elle l'a remplie jusqu'à ce jour. Mais +depuis qu'elle voit Charney, elle se sent prise à la fois pour lui +d'intérêt et de compassion. Il est captif comme son père et près de son +père! Il n'a plus à aimer dans le monde qu'une pauvre plante, et il +l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, son front noble, sa taille +élégante, aident peut-être un peu à la pitié de la jeune fille; mais si +elle l'avait connu au temps de sa fortune, dans ce temps où de faux +dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne l'eût point distingué +des autres. Ce qui la charme en lui, c'est son isolement, son désastre, +sa résignation. Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même; +car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur au nombre des +vertus. + +L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne action à faire, +que timide devant un regard à affronter, trop oublieuse peut-être du +danger, sans cesse encourage, aiguillonne son père dans ses bonnes +intentions vis-à-vis de Charney. + +Un jour enfin, Girhardi se montrant à sa fenêtre, ne se contente pas de +saluer le comte de la main, selon son habitude; il lui fait signe +d'approcher le plus possible, et modérant les éclats de sa voix, comme +dans une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il entame avec +lui le dialogue suivant: + +--J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner, monsieur. + +--Et moi, monsieur, j'ai des remercîmens à vous faire pour ce microscope +que vous avez daigné me prêter. + +--Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma fille qui m'y a fait +songer. + +--Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde la faveur de la +voir? + +--Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque jour; car ma +pauvre enfant, c'est un ange! Elle a pris un grand intérêt à vous, mon +cher monsieur, lorsque vous étiez malade, et depuis, en vous voyant +prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne l'avez-vous donc +pas aperçue parfois à ce grillage? + +--En effet... je crois... + +--Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous faire part de la +grande nouvelle. L'empereur va se rendre à Milan, où il doit être sacré +roi d'Italie. + +--Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera plus que jamais votre +maître et le mien. Quant au microscope, poursuivit Charney, que la +grande nouvelle n'avait que fort peu distrait de son idée première, et +qui n'y soupçonnait pas une suite,--vous vous en êtes long-temps privé +pour moi... pardon; peut-être en aurai-je besoin encore pour de +prochaines expériences, cependant je vous le rendrai... bientôt... + +--Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec bienveillance +l'_attrapeur de mouches_, devinant au son de voix de son interlocuteur +le regret qu'il éprouvait de se séparer de cet instrument; gardez-le, +monsieur, gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité, qui vous +porte, veuillez le croire, un vif intérêt. + +Charney voulut témoigner sa gratitude à l'homme généreux; celui-ci +l'interrompit: + +--Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste à vous apprendre. + +Et, baissant encore la voix: + +--On assure que des grâces doivent être accordées au sujet de cette +autre couronne du nouvel empereur. Avez-vous des amis à Turin ou à +Milan? Y a-t-il moyen de les faire agir? + +L'interpellé hocha tristement la tête. + +--Je n'ai point d'amis, dit-il. + +--Pas d'amis! répéta le vieillard, avec un regard plein de +commisération: avez-vous donc douté des hommes! car l'amitié ne manque +pas à ceux-là qui croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis +que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront peut-être pour vous +ce qu'ils n'ont pu encore pour moi. + +--Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, répliqua le comte d'un +ton sec et fier, où ses anciennes rancunes surgirent tout-à-coup. + +--Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... mais non... + +Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit avec une +inflexion de voix où le reproche s'adoucissait comme en passant par une +bouche de père: + +--Cher compagnon, vous êtes aigri encore; j'aurais cru que les études +auxquelles vous vous livrez depuis quelques mois, avaient éteint en vous +ces haines que Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les +parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas entièrement cicatrisé vos +blessures du monde? Ce Bonaparte que vous semblez haïr, j'ai à m'en +plaindre plus que vous peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir +servi. + +--Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit vivement +Charney. + +--Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à vous, dit le vieillard +relevant noblement la tête vers le ciel, comme pour en appeler au +témoignage de Dieu.--Moi, me venger par un crime! non; mais dans les +premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, il est vrai; et +tandis que le peuple de Turin saluait le vainqueur par des acclamations +de joie, j'opposai mes cris de désespoir aux vivats de la foule. On +m'arrêta; j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se faire +valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à lui faire accroire que +j'en voulais à ses jours. On me traita d'assassin, et je n'étais qu'un +malheureux père qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! je +comprends qu'il a pu être trompé; je comprends même que ce Bonaparte +n'est pas un méchant homme, car ni vous, ni moi, il ne nous a fait +mourir. S'il me rend à la liberté, ce sera réparer seulement une erreur +à mon égard; je le bénirai cependant, non que je ne puisse supporter ma +captivité. Plein de foi dans la Providence, je me résigne à tout. Mais +ma prison pèse sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux être libre, +pour mettre un terme à son exil du monde, pour qu'elle retrouve les +plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi un être qui vous intéresse, +une femme qui pleure sur vous, et à qui vous serez heureux de sacrifier +même votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à parler en +votre nom. + +Charney sourit.--Aucune femme ne pleure sur moi, dit-il, aucune ne +soupire après mon retour; car je n'ai plus d'or à leur donner. +Qu'irai-je donc faire dans ce monde, où j'étais moins heureux que je ne +le suis même ici? Mais dussé-je y retrouver des amis, la fortune et le +bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il me fallait pour cela +m'abaisser devant le pouvoir que j'ai voulu détruire. + +--Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par vous-même? + +--Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui fut mon égal. + +--Prenez garde de sacrifier follement votre avenir à un sentiment plus +de vanité que de patriotisme peut-être... mais... chut!--fit de nouveau +le vieux Girhardi.--Pour cette fois, je ne me trompe pas; on vient! +adieu! Et il s'éloigna de la fenêtre grillée. + +--Merci, merci du microscope! lui cria Charney avant qu'il eût +entièrement disparu à ses regards. + +Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la porte basse de la +petite cour. Il apportait au prisonnier sa provision de vivres de chaque +jour. Il le vit pensif et rêveur, et ne voulant pas le distraire, il se +contenta en passant près de lui de frapper légèrement sur les assiettes +qu'il tenait, comme pour l'avertir que son dîner était prêt. Montant +ensuite le tout dans la chambre, il se retira bientôt, après avoir salué +silencieusement _Monsieur_ et _Madame_, comme il le disait parfois; +c'est-à-dire, l'homme et la plante. + +--Le microscope est à moi! pensait Charney. Mais comment ai-je pu +mériter la bienveillance de cet honnête étranger? Et voyant alors +Ludovic traverser la cour: Celui-ci de même a gagné mon estime. Sous son +écorce de geôlier bat un noble coeur; j'en suis sûr. Il est donc des +hommes bons et sensibles; mais où viennent-ils se réfugier! + +Et il lui sembla entendre une voix lui répondre: C'est parce que le +malheur vous a appris à comprendre un bienfait, que les hommes vous +paraissent moins dignes de vos mépris. Qu'ont donc fait ces deux hommes? +L'un a arrosé votre plante à votre insu, l'autre vous a procuré les +moyens de la mieux connaître et de l'analyser. + +--Oh! se disait Charney, le coeur ne s'y trompe pas; il y a eu de leur +part générosité vraie. + +--Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette générosité s'est +exercée envers vous, que vous leur rendez justice. Si Picciola n'était +pas née, de ces deux hommes, l'un serait peut-être encore à vos yeux un +vieillard imbécile, livré à des occupations dégradantes; l'autre, un +être grossier, d'une avarice lâche et sordide! Dans votre monde +d'autrefois, aviez-vous aimé quelque chose, monsieur le comte? non; +votre coeur était livré à l'isolement comme votre pensée. Ici, c'est +parce que vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont aimé; c'est +par elle qu'ils sont venus à vous! + +Et Charney regarde tour à tour sa plante et son précieux +microscope.--Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie!--Cette +terrible formule, dont il n'a fallu que la moitié autrefois pour faire +de lui un conspirateur forcené, se présente à peine à son esprit en ce +moment. + +Que lui importent à lui les triomphes du nouvel élu de la nation, et les +libertés de l'Europe! Un insecte qui bourdonne menaçant autour de ses +fleurs lui cause plus d'angoisses et de soucis que tous les +envahissemens du nouvel empire! + + + + +XI. + + +Il a repris ses travaux: armé de sa loupe, désormais sa propriété, il a +réitéré ses observations, il a étendu le champ de ses découvertes, et, +de plus en plus, l'enthousiasme le gagne. Il faut le dire, cependant, +inexpérimenté dans l'analyse, privé des notions premières et +d'instrumens assez puissans, parfois à son insu, l'esprit de système et +de paradoxe vient se mêler à son esprit d'examen. C'est ainsi qu'il +inventa mille théories sur la circulation de la séve, sur les moyens +qu'elle emploie pour monter, pour s'étendre, pour se transformer, sans +se douter de son double courant; sur les colorations diverses de la +plante, ainsi que sur la source des différens arômes de la tige, des +feuilles et des fleurs; sur la gomme et les résines distillées par les +végétaux; sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il +trouvait d'abord réponse à tout; mais les systèmes du lendemain venaient +détruire ceux de la veille, et lui-même se plaisait dans son +impuissance, puisqu'elle le forçait d'exercer toutes les facultés de son +esprit et de son imagination, et ne lui laissait pas prévoir un terme à +ces attrayantes occupations. + +Un jour de triomphe allait naître pour lui, jour glorieux, où il +pourrait inscrire la plus importante de ses observations! + +Il avait autrefois entendu, mais en n'y prêtant qu'une moqueuse +attention, raconter les amours des fleurs, cette ingénieuse et sublime +découverte de Linnée, et ces hymens nombreux accomplis dans une corolle, +à l'ombre des pétales. Aidé de son microscope, il se livre bientôt tout +entier à cette nouvelle série d'études: il épie, il patiente; il pénètre +enfin dans les mystères de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement +de vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la fleur; par +une double attraction, le pistil et les étamines, rapprochés l'un de +l'autre, semblent un instant ressentir l'animation des êtres aimans et +pensans! Atterré, confondu, Charney doute s'il veille; sa tête ne peut +contenir l'ardente admiration dont il est pénétré. Par l'analogie, +remontant de la plante aux animaux, il embrasse l'échelle de la création +tout entière dans son harmonie, dans son immensité! Il doute si le +secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux se troublent, +l'instrument s'échappe de ses mains; le philosophe anéanti tombe sur son +siége rustique, croise les bras, puis, après une longue méditation, +s'adressant à sa plante: + +--Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre à parcourir, j'avais +de nombreux amis, j'étais entouré de savans de toute espèce; eh bien! +jamais aucun de ces savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de +mes amis, ou plutôt des hommes qui usurpaient ce titre, ne m'a rendu les +bons offices que j'ai reçus de toi seule; et dans ce terrain circonscrit +où tu végètes misérablement entre deux pavés, marchant çà et là, autour +de toi, sans te perdre de l'oeil, j'ai plus pensé, plus senti, plus +observé que dans mes longues courses à travers l'Europe! Quel était mon +aveuglement! lorsque tu t'offris à moi si faible, si pâle, si +languissante, je n'attendis rien de ta venue, et c'est une Compagne qui +m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde qui se révélait +à mes yeux! Cette Compagne, elle adoucit mes ennuis et les fit +disparaître; elle me rattacha à cette existence qu'elle devait me +conserver; elle m'apprit à connaître les hommes, et me réconcilia avec +eux! Ce Livre, il me fit prendre en pitié tous les autres; il me +convainquit de mon ignorance et rabaissa mon orgueil. Il me força de +comprendre que la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par +l'humilité, qu'il faut descendre pour s'élever; que le premier échelon +de cette échelle immense dont nous croyons dépasser le faîte est enfoui +sous le sol, et que c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre +de lumière, peut-être! Écrit en caractères vivans, dans une langue +mystérieuse encore pour moi, il m'offrit à deviner ces énigmes sublimes, +dont chaque mot est une consolation! Ce Monde, c'est celui de la pensée, +je n'en saurais plus douter; c'est la création intelligente, c'est le +résumé, le critérium du monde éternel et céleste; la révélation de cette +immense loi d'amour, qui régit l'univers, qui fait graviter les atômes +et les soleils, qui enchaîne d'un même lien depuis la plante jusqu'aux +astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, jusqu'à l'homme qui +relève son front vers le ciel pour y trouver... son auteur, sans doute! + +Charney, violemment agité, se promena alors à grands pas dans sa cour; +les pensées succédaient aux pensées dans sa tête, une lutte s'engageait +dans son coeur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec +attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et murmura ces +paroles: + +--Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a obscurci ma raison, trop +de sophismes ont endurci mon cerveau pour que vous y pénétriez si vite. +Je ne puis vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis vous +voir, mais je vous cherche! + +Rentré dans sa chambre, il lut sur la muraille. + +_Dieu n'est qu'un mot._ + +Il ajouta: + +_Ce mot ne serait-il pas celui de la grande énigme de l'univers?_ + +Il y avait là encore l'expression du doute; mais douter, pour cet esprit +superbe, n'était-ce pas déjà s'avouer à moitié vaincu, frapper +d'anathème sa première négation, et rebrousser chemin sur sa fausse +route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que s'appuie le philosophe +ébranlé; il n'a plus seulement foi que dans sa force et dans sa raison, +et se livrant à ses émotions inconnues, auxquelles il trouve un charme +si doux, c'est à Picciola qu'il demande une croyance, un Dieu, un appui, +et de nouveau il l'interroge avec ferveur, afin de dissiper ce reste +d'obscurité qui l'environne. + + + + +XII. + + +Ainsi s'écoulaient ses journées; et après des heures consacrées entières +à l'étude et à l'analyse, las de ses travaux et songeant à s'en +distraire par d'agréables passe-temps, il quittait Picciola plante pour +Picciola jeune fille. Lorsque déjà les parfums de ses fleurs arrivaient +à lui en abondantes effluves, lorsque sa tête s'appesantissait, que ses +yeux évitaient l'éclat du jour: + +--Ce soir, il y aura fête chez Picciola, se disait-il. + +En effet, livré à ses rêveries, il ne tardait pas à tomber dans ce +demi-sommeil peuplé de songes, qu'une lueur de raison instinctive savait +diriger encore. + +Oh! ne serait-ce pas là une des jouissances les plus enivrantes, +réservées à l'homme, que de pouvoir donner l'impulsion à ses rêves, et +vivre de cette autre vie où les événemens se pressent avec tant de +rapidité, où les siècles ne nous coûtent qu'une heure d'existence, où un +reflet magique semble colorer tous les acteurs du drame qui se joue, où +les émotions seules sont réelles? Là, le positif de toutes choses +s'efface, pour ne laisser que leur essence pure. Le voulez-vous? +d'harmonieux concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas à +subir le râlement de l'accord, la figure contractée des musiciens, les +formes bizarres et disgracieuses des instrumens; c'est la vie des âmes, +c'est le plaisir sans regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage! + +Charney s'abandonnait à ces illusions. Fidèle à la douce image de +Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est elle qui se montrait à lui la +première, toujours sous les mêmes traits, avec les mêmes grâces, jeune, +modeste, charmante; lui apparaissant, tantôt au milieu de ses anciens +compagnons de science et de plaisir, tantôt près des seuls êtres qu'il +avait aimés, et qui n'étaient plus: sa mère, sa soeur; et elle +renouvelait pour lui les scènes pleines de suavité, ineffables au +souvenir, de l'adolescence et de la famille, et elle s'y mêlait comme +pour les rendre plus douces encore. + +Parfois elle l'introduisait tout-à-coup dans une maison d'apparence +modeste, mais où respiraient l'aisance et le bon goût. Les gens avec +lesquels il s'y trouvait lui étaient inconnus, mais ils l'accueillaient +avec des sourires, et il se sentait là comme jadis au foyer paternel. +Après avoir ranimé sa famille éteinte, ses joies du passé, évoquait-elle +donc une autre famille qui devait exister un jour pour Charney, et lui +préparer les joies de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais à son +réveil il prenait confiance dans sa destinée, et tenait régulièrement +note, sur son journal de fine toile, des événemens de ses rêves; +c'étaient les seuls événemens heureux de sa vie, sauf sa captivité. + +Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une de ces fêtes où il +avait l'habitude de trouver près d'elle le calme et le bonheur, le +frappa d'une subite épouvante. Plus tard, il ne se le rappela que pour +croire aux révélations, à la prescience de l'âme. Voici ce qui arriva. + +Les parfums de la plante marquaient la sixième heure du soir. Jamais ils +n'avaient été plus forts, plus puissans; car trente fleurs épanouies +concouraient à entretenir cette atmosphère magnétique, au milieu de +laquelle s'assoupissait Charney. + +S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte esplanade, où +son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. Picciola s'avançait en lui +souriant du regard et du geste; et lui, dans une attitude contemplative, +il admirait la taille souple de la jeune fille, la légère ondulation des +plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de ses mouvemens et +les boucles de ses cheveux noirs d'où ressortait la fleur accoutumée. +Soudain, il la voit s'arrêter; elle chancelle, lui tend les bras; le +sceau de la mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers +elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; il pousse +un cri et s'éveille; mais, éveillé, un autre cri a répondu au sien; oui, +un cri... une voix de femme! + +Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, sur son banc, près de +sa plante! Il tourne les yeux, et comme une autre apparition de jeune +fille se montre à lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette +figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, semble à +ses yeux flotter dans le vague; mais peu à peu il la voit s'éclaircir, +un regard pénétrant arrive jusqu'à lui; il se lève, s'approche, et +tout-à-coup la douce vision s'efface, ou plutôt la jeune fille s'enfuit. + +Quelque rapide qu'ait été sa fuite, pourtant il a entrevu ses traits, sa +chevelure, sa taille, la blancheur de sa robe; il reste immobile; il +pense que son réveil n'est pas complet, et que cet obstacle +insurmontable qui, dans son rêve, le séparait de Picciola, c'est une +grille de prison! + +Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et trouvant Charney encore +tout troublé: + +--_Signor conte_, lui dit-il, est-ce que votre mal va vous reprendre? +Tête-Dieu! pour cette fois on fera venir les médecins, parce que c'est +l'ordre; mais c'est madame Picciola et moi qui nous chargerons de la +guérison. + +--Je ne suis point malade, répond Charney, à peine revenu de son +émotion; qui a pu vous faire croire?... + +--La fille de l'_attrapeur de mouches_ donc! Elle vous a vu, vous a +entendu crier, et s'est hâtée de m'avertir. + +Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement qu'une jeune +fille habitait parfois cette partie de la forteresse. + +--La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère et Picciola, +n'est sans doute qu'une illusion de mes sens encore sous le charme, se +dit-il. + +Puis il se rappela l'intérêt que lui avait déjà témoigné la jeune +Piémontaise, au dire du vieillard. Elle a eu pitié de lui durant sa +maladie, c'est à elle qu'il doit la possession du précieux microscope, +et il se sent tout-à-coup le coeur rempli d'une douce reconnaissance! +Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore devant les yeux +la double image de la jeune fille, de ses songes et de celle de son +réveil, une pensée lui vient:--Celle-ci ne portait point une fleur dans +ses cheveux! + +Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche secret, comme si dans +ce moment il se rendait coupable d'une profanation, il rompt, il cueille +silencieusement, et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa +plante. + +--Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement prodigué +pour couvrir de perles et de diamans des fronts prostitués au parjure! À +combien de femmes trompeuses et d'amis menteurs ai-je jeté ma fortune +par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des propres sentimens de +mon coeur, que je mettais aussi sous leurs pieds et sous les miens! Ah! +si l'objet donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y attache, +je le jure, jamais n'a été offert par moi un don plus précieux que +celui-là, que je t'emprunte aujourd'hui, Picciola!--Et remettant le +petit rameau aux mains du geôlier:--Mon bon Ludovic, présentez ceci de +ma part à la fille de mon vieux compagnon. Dites que je la remercie de +l'intérêt qu'elle daigne me porter, et que le comte de Charney, pauvre +et prisonnier, ne possède rien de plus digne de lui être offert. + +Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait. + +Il avait fini par s'initier tellement à l'amour que ressentait le +prisonnier pour sa plante, que c'est à peine s'il concevait comment un +si léger service pouvait valoir à la fille de l'_attrapeur de mouches_ +une marque de si haute munificence. + +--C'est égal! _Per il capo di san Pasquale!_ dit-il en sortant, ils +n'ont vu encore ma filleule que de loin; ils vont juger sur +l'échantillon combien elle est gentille et comme elle a bonne odeur! + + + + +XIII. + + +Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien d'autres sacrifices +de ce genre; car l'époque de la fructification arrive pour sa Picciola. +Quelques-unes de ses fleurs ont déjà perdu leurs brillans pétales, leurs +étamines devenues inutiles. Ils sont tombés, comme autrefois les +cotylédons lorsque les premières feuilles, arrivées à l'âge de la force, +ont pu se passer de leurs secours. Maintenant l'ovaire, contenant le +germe des graines, commence à se gonfler sous le calice élargi. Les +fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme ces femmes dédaigneuses +d'une vaine parure quand arrivent pour elles les soins sacrés de la +maternité. + +Charney se prépare à de nouvelles observations, les plus grandes, les +plus sublimes qu'il eût faites encore sans doute; car elles se +rattachent à la durée des races créées, à la reproduction des êtres, +dont la fécondation n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un +bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un insecte, il a +entrevu ce germe primitif, cet embryon débile, qui n'est pas né des +amours de la fleur, mais qui en a besoin pour vivre et se développer. +Prévoyance admirable, combinaison saisissante de la nature, et que la +science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui de l'enfantement +de l'être complet, de cette graine dont l'étroite enveloppe contient la +plante tout entière; phénomène dont les autres n'ont été que la +préparation. Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la +gestation de l'oeuf végétal à toutes ses époques, dans le bouton, dans +la fleur brillante et parée, sous le calice découronné de ses pétales. +Il va lui falloir de nouveau mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle +pas facilement ses pertes? De tous côtés, aux noeuds de sa tige, sous +l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, s'annonce +une floraison future; puis Charney saura la ménager. Demain donc il se +mettra à l'ouvrage. + +Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette gravité de l'homme +qui va tenter une expérience difficile, et dont le succès peut se faire +attendre. Au premier coup d'oeil jeté sur sa plante, il est surpris de +l'état de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les fleurs, +courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir plus la force de se +tourner vers le soleil; les feuilles, à demi renversées, ont perdu +l'éclat de leur luisante verdure. Charney pense d'abord qu'un violent +orage se prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses nattes, +ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes trop rudes du vent ou +de la grêle. Cependant le ciel est pur de nuages, l'air est calme, et +l'invisible alouette chante, perdu dans l'espace. + +Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement:--Elle manque +d'eau, se dit-il. Il court en chercher dans sa chambre, s'agenouille +devant la plante, en écartant ses rameaux inférieurs pour mieux +l'arroser au pied, et là il demeure tout-à-coup frappé d'immobilité. Son +regard se fixe à terre, sur le même point; le bras qui soutient +l'arrosoir reste suspendu, et tous les signes de la stupeur passent sur +son front. Il vient de découvrir la source du mal. + +Picciola va mourir. + +Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les parfums pour ses +études et ses plaisirs, sa tige aussi se développait. Resserrée à sa +base entre deux pavés, étranglée sous une double pression, elle s'est +d'abord entourée d'un large bourrelet; mais le frottement l'a bientôt +déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers de la plante se +perdent par plusieurs fissures à la fois. + +Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de sève, elle va mourir, +si on ne lui porte un prompt secours. Elle va mourir! Charney le voit. +Un seul moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pavés qui pèsent +sur elle: mais le peut-il? privé d'outils, ses efforts seraient +impuissans. Il s'élance vers la petite porte d'entrée, il y frappe à +coups redoublés, en appelant Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le +récit, la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré le +sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux prières de Charney +qui le conjure d'enlever les pavés, à ses emportemens mêlés de +supplications, il ne répond que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros +soupir et d'un mouvement d'épaules: + +--Je n'y puis rien! rien, _signor conte_. + +Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou de sa précieuse +cassette, mais la cassette entière, avec tout ce qu'il possède. Ludovic +se redresse, serre fortement ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses +allures de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais: + +--_Per Bacco; mordious!_ vous m'offririez un trésor! je suis un vieux +soldat, et je connais ma consigne. Adressez-vous au commandant. + +--Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même ces pavés, les arracher +de terre, dussé-je y laisser mes ongles! + +--C'est ce que nous verrons! En tout cas, à votre aise! Et Ludovic, qui +en entrant dans le préau a pris soin d'éteindre à demi sa pipe avec le +pouce, et la tient à distance en s'adressant au prisonnier, la replaçant +brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte aspiration, se +dispose tout-à-coup à s'éloigner. Charney le retient. + +--Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé si compatissant, ne +pouvez-vous donc rien pour moi? + +--_Trondédious!_ dit celui-ci, cherchant à se défendre, par des jurons, +de l'émotion qui le gagne; donnez-moi la paix, vous et votre herbe +maudite! Pardon pour la _povera_; elle n'est pas cause de votre +diabolique entêtement. Quoi! vous aurez donc le coeur de la laisser +mourir ainsi, sans secours! + +--Mais que faire? + +--Adressez-vous au commandant, vous dis-je. + +--Jamais! + +--Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous que je lui parle, +moi? + +--Je vous le défends! lui cria Charney. + +--Comment! vous me le défendez! reprit le geôlier. _Dannazione!_ Ai-je +des ordres à recevoir de vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh +bien! non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez raison, +est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, qu'elle vive! ai-je à m'en +soucier? _Che m'importa!_ Vous ne voulez pas? bonsoir. + +--Mais votre commandant me comprendra-t-il donc seulement? dit le comte, +s'adoucissant soudain. + +--Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kaïserlick? expliquez-lui ça +gentiment, avec de jolies phrases... pas trop longues; vous êtes un +savant, voilà le moment d'en faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il +pas la chose qui vous porte à aimer votre herbe? je l'ai bien comprise, +moi. Puis, je serai là, soyez tranquille. Je lui dirai comme c'est bon +en tisane, pour toutes sortes de maux... il a justement son rhumatisme +dans ce moment-ci... ça se trouve bien... il comprendra mieux... + +Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'oeil, et lui montra +Picciola dans son attitude maladive. L'autre fit un geste, et Ludovic +sortit. + +Quelques instans après, un homme, en costume moitié civil, moitié +militaire, apporta au prisonnier une écritoire complète et une feuille +de papier portant le timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait +annoncé, l'homme resta présent tandis que Charney écrivit sa demande; il +la reprit cachetée de ses mains, le salua, et emporta l'écritoire. + +Vous souriez peut-être de mépris, en voyant l'orgueil du noble comte +s'abattre si facilement, et cette haute volonté céder à l'aspect d'une +fleur qui se flétrit. Avez-vous donc oublié que Picciola, c'est tout +pour le prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent l'isolement et +la captivité sur l'esprit le plus ferme et le plus fier? Oh! cet acte de +faiblesse que vous lui reprochez, y a-t-il eu recours, lorsque lui-même, +abattu par la souffrance, manquait de l'air de la liberté, pressé entre +les pierres de sa prison comme sa plante entre ses deux pavés? non! mais +de lui à elle se sont établis des redevances mutuelles, des engagemens +sacrés; elle l'a sauvé de la mort, et il faut qu'il la sauve à son tour! + +Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long en large dans sa cour, +s'agiter avec tous les signes de l'attente et de l'impatience. Que la +réponse lui paraissait lente à venir! trois heures s'étaient passées +depuis son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la plante +s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût vu couler son sang avec +plus de calme, sans doute. Le vieillard essaya quelques consolations, +lui rendit de l'espoir, et, plus expérimenté que lui sur la connaissance +des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua un moyen de fermer les +blessures de Picciola, et de la préserver du moins de l'un des dangers +dont elle était menacée. + +D'après son conseil, Charney, avec un mélange de paille hachée finement +et de terre humectée, compose un mastic qu'il applique sur la plaie. Son +mouchoir, déchiré, lui fournit des bandages et des ligatures, pour le +fixer en place. Dans ces occupations, une heure encore passa; mais la +réponse n'arrivait pas. + +Quand vient le moment de dîner, Ludovic entre dans la cour. Sa +contenance brusque et affairée n'annonce rien de bon. À peine s'il +daigne répondre aux questions du prisonnier par des phrases saccadées et +tranchantes. + +--Attendez, que diable!--Vous êtes bien pressé!--Laissez-lui le temps +d'écrire! + +Il semble pressentir et se préparer d'avance au rôle qu'il doit jouer +dans tout ceci. + +Charney ne dîna pas. + +Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou de mort de +Picciola, et pour se donner du courage, il s'efforça de se prouver à +lui-même que le gouverneur ne pouvait, sans être un homme cruel, lui +refuser une demande aussi simple. Son impatience cependant s'irritait de +plus en plus, et il s'étonnait comme si le commandant n'avait pu avoir +d'affaire plus pressée à expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses +yeux se tournaient tout-à-coup vers la petite porte par laquelle il +croyait toujours voir revenir son message. + +Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put fermer l'oeil. + + + + +XIV. + + +Le lendemain, cette réponse si vivement attendue lui fut enfin remise. +Le commandant lui disait, dans un style sec et laconique, qu'aucun +changement ne pouvait être fait aux murs, fossés ou fortifications de la +citadelle, sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, sur +sa demande, il en référerait à son excellence; car, ajoutait-il, _le +pavage d'une cour de prison, c'est encore une muraille_. + +Charney resta confondu à la lecture de ce message. Faire de l'existence +d'une fleur une question d'état! un déplacement de fortifications! +Attendre la décision du gouverneur de Turin! Attendre un siècle quand un +jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas à son tour en référer +au ministre, le ministre au sénat, le sénat à l'empereur? Oh! qu'alors +son mépris des hommes se réveille profond! Ludovic lui-même ne lui +semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de son désespoir +celui-ci répond en langage administratif, à ses supplications celui-là +oppose sa consigne militaire. + +Il se rapproche de la malade, dont l'éclat s'affaiblit, dont les +couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. C'est son bonheur, +c'est sa poésie qui s'en vont! Ses parfums n'accusent plus qu'une heure +trompeuse, comme une montre détraquée, dont les ressorts s'arrêtent; +chaque corolle, repliée sur elle-même, a cessé entièrement de se tourner +vers le soleil, ainsi qu'une jeune fille mourante ferme les yeux pour ne +point voir l'amant qu'elle craint de trop regretter. + +Au milieu de ses réflexions désolantes, la parole de son vieux compagnon +de captivité se fit entendre encore: + +--Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, le bon vieillard, +baissant la voix et courbant son front jusqu'aux derniers barreaux de sa +grille, pour se rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,--si elle +meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, seul, tout +seul? Quelles occupations pourront vous distraire après celle-là, qui +avait tant de charmes pour vous? L'ennui vous tuera à votre tour; la +solitude interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez résister; +c'est comme moi, si maintenant on me séparait de ma fille! de cet ange +gardien dont le sourire sait me consoler de tout! Quant à votre plante, +le vent des Alpes vous en avait sans doute apporté le germe, ou +peut-être, en passant, un oiseau en laissa tomber une graine dans cette +cour; mais maintenant une même circonstance vous enverrait une autre +Picciola, ce ne serait que pour renouveler le regret laissé par la +première; car d'avance il faudrait vous attendre à la voir mourir comme +elle. Croyez-moi, cher monsieur, laissez agir mes amis; fléchissez +enfin. La liberté vous sera peut-être plus facile que vous ne pensez. On +cite déjà plusieurs traits de clémence et de générosité du nouvel +empereur. Dans ce moment il est à Turin, et Joséphine l'accompagne. + +Il prononça le nom de Joséphine comme si la certitude du succès y était +attachée. + +--À Turin! interrompit Charney, en redressant vivement sa tête, jusque +là penchée sur sa poitrine. + +--À Turin, depuis deux jours, répéta le vieillard, tout joyeux de ne pas +voir cette fois comme l'autre ses bons conseils n'exciter dans l'esprit +du comte qu'une attention douteuse. + +--Et quelle est la distance exacte de Fénestrelle à Turin? + +--En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande route, il y a seize +milles, ou près de sept lieues. + +--En combien de temps peut-on les franchir? + +--Il faut quatre à cinq heures au moins, car, dans ce moment, la route +doit être obstruée par les troupes, les équipages, les chariots de tous +les alentours qui se rendent pour assister aux fêtes... Le chemin qui +tourne par les vallées, en côtoyant le fleuve, est le plus long, sans +doute; mais il demanderait moins de temps, je crois. + +--Dites-moi, monsieur, par vos communications avec le dehors, +trouveriez-vous quelqu'un qui pût se rendre à Turin aujourd'hui... avant +ce soir? + +--Ma fille s'en occupera. + +--Et vous dites que le général Bonaparte... le... premier consul... + +--L'empereur, reprit doucement Girhardi. + +--Oui, l'empereur, l'empereur est encore à Turin, n'est-il pas +vrai?--reprit Charney, fortement dominé par une grande résolution;--eh +bien! je vais lui écrire, lui adresser une supplique... à l'empereur! Il +pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa nouvelle route. + +--Oh! béni soit Dieu! s'écria le vieillard, car c'est de lui que vous +vient cette bonne pensée, où l'orgueil humain a le dessous... Oui, +écrivez, adressez-vous à lui pour votre demande en grâce; Fossombroni, +Cotenna et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme ils +m'appuieront moi-même auprès du ministre Marescalchi, du cardinal +Caprara, et même de Melzi, qui vient d'être nommé garde-des-sceaux du +nouveau royaume. Mon cher compagnon, nous quitterons peut-être cette +prison ensemble, le même jour, vous pour recommencer la vie active et +forte, moi pour suivre ma fille où elle voudra aller. + +--Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas encore entièrement +satisfait de ces protections que vous m'offrez avec tant de +bienveillance et de désintéressement. Mon estime et ma reconnaissance +vous sont acquises; mais c'est à l'empereur lui-même qu'il faut que ma +demande soit remise, ce soir, demain matin au plus tard. Pouvez-vous me +répondre d'un messager fidèle et dévoué? + +--Oui, comme de moi-même! dit le vieillard, après avoir réfléchi quelque +temps. + +--Encore une question, ajouta Charney; ne craignez vous point d'être +compromis par les services signalés que vous allez me rendre? + +--Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. Si je puis +quelque peu contribuer à soulager votre infortune, advienne que pourra. +Je sais me soumettre aux décrets du ciel. + +Charney se sentit remué jusqu'au fond du coeur par ces paroles si +simples; il contempla le vieillard avec des yeux attendris. + +--Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et il leva fortement +son bras vers la petite fenêtre. Girhardi passa le sien à travers la +grille; mais ce fut vainement; il ne put atteindre la main qui se +tendait vers lui. Alors, inspiré par un de ces sentimens d'exaltation +tendre, si vifs dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement sa cravate, +en retint un bout, jeta l'autre à Charney, qui s'en saisit avec +transport, et une double étreinte, une double émotion, donnèrent à +plusieurs reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible. + +En repassant près de Picciola: Je te sauverai! murmura Charney. + +Il se retira dans sa _camera_, prit le plus blanc et le plus fin de ses +mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, renouvela son encre, se +mit aussitôt à l'ouvrage, et lorsque son placet fut terminé, ce qui +n'arriva pas sans causer de dures angoisses, à son orgueil révolté, une +petite corde descendit de la fenêtre grillée le long du mur de la cour; +le pétitionnaire y attacha sa supplique, et la corde remonta. + +Une heure après, la personne chargée de remettre le placet à l'empereur +prenait, accompagnée d'un guide, sa route à travers les vallées de Suse, +de Bussolino et de Saint-Georges, en côtoyant la rive droite de la Doria +riparia: tous deux étaient à cheval; mais ils eurent beau se hâter, des +obstacles inattendus les retardèrent dans leur course. Des pluies +récentes avaient défoncé le terrain, la rivière était débordée en +plusieurs endroits; des torrens semblaient unir entre eux la Doria et +les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, rougissant de plus en +plus au loin derrière eux, annonçaient que le jour allait leur manquer +bientôt. Trop heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent la +magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce ne fut que bien avant +dans la soirée qu'ils arrivèrent à Turin. Là ils apprirent que +l'empereur-roi venait de partir pour Alexandrie. + + + + +LIVRE DEUXIÈME. + + + + +I. + + +Le lendemain, dès le point du jour, la ville d'Alexandrie était toute +dans ses habits de fête. Une population immense circulait déjà dans ses +rues tapissées et pavoisées de feuillages et de banderolles. La foule se +portait de la maison commune, où se trouvaient Napoléon et Joséphine, à +l'arc de triomphe élevé à l'extrémité du faubourg qu'ils devaient suivre +pour aller visiter les plaines illustres de Marengo. + +Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude de peuple, mêmes +cris, mêmes fanfares. + +Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais cérémonies du jubilé à +Rome n'avaient attiré affluence pareille à celle qui se dirigeait alors +vers ce champ de bataille à peine refroidi. + +C'est que là va se passer l'acte le plus important des fêtes du jour. +L'empereur Napoléon doit assister à un combat simulé, donné en +commémoration de la victoire remportée en ce lieu même, cinq ans +auparavant, par le premier consul Bonaparte. + +Des tables, des tréteaux, sont placés le long de la route. On y mange, +on y joue la comédie en plein vent. + +Dans la longue et unique rue du village de Marengo, toutes les maisons, +transformées en hôtelleries, présentent l'image de la confusion et du +mouvement. + +À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, pendent des +jambons fumés, des mortadelles, des guirlandes de bartavelles et de +cailles, des chapelets de croquettes et de sucreries. On entre, on sort, +on se presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les monceaux +de macaroni, les pyramides de massepains, de lassagnes et de ravioles +s'effacent sous la main des acheteurs. + +Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on se coudoie sur +une double ligne ascendante et descendante; quelques-uns, chargés encore +de leurs provisions, pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs +voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans les ténèbres, +une main, plus longue ou plus habile que la leur, soustrait le friand +fardeau, soit un pain beurré, des figues, des oranges, un jambonneau de +Turin, ou une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, un +excellent _stufato_ dans sa terrine, contenant et contenu, tout est +pris; et ce sont des cris, des quolibets et des rires prolongés, qui +gagnent depuis la première marche jusqu'à la dernière; et le voleur de +la ligne ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut +descendre, et le volé de la ligne descendante, contraint de retourner à +la pitance, veut remonter; et toute la bande, ébranlée par ce flux et ce +reflux à contre-temps, tournoyant de force sur elle-même, au milieu des +éclats de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, est +rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où les buveurs +chantent déjà à tue-tête. + +À travers les tables chargées de mets, les bancs chargés de convives, +d'une chambre à l'autre, on voit se multiplier les dames et les +_Giannine_ du logis, les unes avec leurs tabliers de couleur, leurs +cheveux poudrés et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le +principal ornement de leur parure; les autres en jupon court, en longues +tresses nattées, le col et les oreilles chargés de joyaux dorés, et les +pieds nus. + +À ces tableaux si vifs, si animés de la route et du village, de la +chambre et de la rue, à ces bourdonnemens, à ces chansons, à ces cris, à +ces rires, à ces bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres +tableaux, d'autres bruits, vont bientôt succéder. + +Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, canon presque +inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera que les vitres; cette rue +ne retentira plus que du cri des soldats exaltés par une fureur +guerrière de commande; et chacune de ces maisons disparaîtra sous la +fumée des mousquetades... à poudre. Alors, gare au pillage, si les +provisions ne sont pas mises à l'abri d'un coup de main! gare même à la +_Giannina_ aux pieds nus! car la petite guerre singe parfois la grande +dans ses excès. + +Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, et rien n'est plus +imposant et plus majestueux que celui qui se prépare en ce moment dans +les champs de Marengo. + +Déjà un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, s'élève sur +l'une des rares collines qui bombent le terrain; déjà des troupes de +toutes les armes, de tous les uniformes, se déploient rapidement pour +prendre place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour étend +ses roulemens sur toute la surface du sol, que l'artillerie et les +fourgons semblent ébranler. Les aides de camp, couverts de leurs +brillans costumes, passent, repassent, se croisent dans mille +directions. Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler en même +temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes et de plumets diaprés +aux trois couleurs; et le soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon, +ce lustre radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait resplendir +de feu l'or des broderies, le bronze des canons, les casques, les +cuirasses, et les soixante mille baïonnettes dont la plaine se hérisse. + +Bientôt, devant les troupes, qui débouchent au pas accéléré sur le champ +de leurs opérations, la foule des curieux, refluant en arrière, décrit +un cercle immense de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels +vient tout-à-coup peser une vague énorme. Quelques cavaliers, lancés au +galop contre les groupes retardataires, nettoient rapidement la place. + +Le village est désert, les tentes joyeuses sont pliées, les tréteaux +abattus, les chants, les cris ont cessé de se faire entendre. On voit de +tous côtés, dans le vaste circuit de la plaine, courir des hommes, +interrompus dans leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes, +effrayées par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux, +traînant leurs enfans après elles. + +Que si de l'oeil on parcourt alors les rangs de l'armée, encore dans son +unité et rangée sous les mêmes drapeaux, à la contenance des soldats, au +caractère de fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs +traits, on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général en chef, +le maréchal Lannes, a d'avance désignés comme vaincus ou vainqueurs +futurs. Lui-même, on le voit, suivi d'un nombreux état-major, +reconnaître le terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et +distribuer à chacun son rôle. + +Là doivent se répéter les principaux mouvemens exécutés dans la terrible +journée du 14 juin de l'année 1800; mais on aura soin d'omettre les +fautes qui y furent commises, car c'est une flatterie stratégique, un +madrigal à coups de canon que l'on prépare pour le nouvel empereur et +roi. + +Donc, les troupes s'alignaient, se développaient, se repliaient d'après +les ordres du chef, lorsque de bruyantes symphonies se font entendre sur +la route d'Alexandrie. Un vague murmure va en grossissant et se propage +parmi ces nombreuses populations, qui, protégées par les rives du +Tanaro, de la Bormida, de l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la +ceinture flottante et animée de cette vaste arène. Tout-à-coup le +tambour bat aux champs; des cris et des vivats s'élèvent de tous côtés +au milieu des flots de poussière; les sabres brillent au jour; les +fusils se redressent et résonnent comme par un mouvement unanime, et une +brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, blasonnée aux +armes d'Italie et de France, amène jusqu'au pied de leur trône Joséphine +et Napoléon! + +Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les députations de +l'Italie, des envoyés de Lucques, de Gènes, de Florence, de Rome et de +la Prusse elle-même, s'irritant du repos, s'élance sur son cheval, et +bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre de fumée. + +C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre pour amuser ses +loisirs; la guerre pour l'accomplissement de ses hautes destinées. Il la +fallait à cette âme ardente, née pour la domination, et que la conquête +du monde eût seule laissée désoeuvrée. + +Un officier désigné par l'empereur expliquait à Joséphine, restée isolée +sur son trône, et presque épouvantée de ce spectacle, le secret de ces +évolutions et le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montré +l'autrichien Mélas, chassant les Français du village de Marengo, les +culbutant à Pietra-Buona, à Castel-Ceriolo, et Bonaparte l'arrêtant +soudain au milieu de son triomphe, avec les neuf cents hommes de sa +garde consulaire. Puis il appelle toute son attention sur l'un des +momens décisifs de la bataille. Les républicains se replient; mais +Desaix vient de paraître sur la route de Tortone. La terrible colonne +hongroise, sous les ordres de Zac, s'ébranle pesamment et marche à sa +rencontre... + +Tandis que l'officier parlait encore, Joséphine s'aperçut d'un léger +tumulte autour d'elle. En ayant demandé la cause, elle apprit qu'une +jeune fille, après avoir imprudemment franchi la ligne des opérations, +au risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de cavalerie +ou par le choc d'un caisson, occasionnait seule ce mouvement, en +s'obstinant, malgré la résistance des gardes et les remontrances des +dames de la suite, à vouloir pénétrer jusqu'à sa majesté. + + + + +II. + + +En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour Alexandrie, la fille +de Girhardi,--car c'est elle qui, suivie d'un guide, emporte la pétition +de Charney,--Teresa resta d'abord anéantie et presque découragée. Mais +bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment elle tenait entre ses +mains, palpitant, l'unique espoir d'un pauvre captif.--Le comte ignorait +toutefois quelle personne s'était chargée de la dangereuse +supplique.--Sans tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque +d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au guide que le +but de leur course n'était plus Turin, mais Alexandrie. + +--C'est deux fois le chemin que nous venons de faire. + +--Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ. + +--Je ne me mettrai en route, lui répondit tranquillement celui-ci, qu'à +l'aube du jour, et ce sera pour retourner à Fénestrelle.--Bon voyage, +signora. + +Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de résolution fut +inutile. Il resta enfermé dans sa ténacité piémontaise, déharnacha ses +chevaux, les conduisit à l'écurie, et se coucha près d'eux. + +Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait plus en arrière. +Décidée à continuer seule sa route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où +elle était descendue, dans la rue _Dora-Grossa_, de lui procurer des +moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt prêts, et les plus +rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse envoya ses garçons par la +ville; mais ils eurent beau la parcourir dans tous les sens, de la porte +de Suze à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, voitures +publiques, charrois, bêtes de charge, de selle et de bât, étaient +partis, ou retenus dès long-temps à l'avance, à cause des solennités +d'Alexandrie. + +Teresa se désolait du fatal contre-temps. Absorbée dans sa rêverie, le +front baissé, elle se tenait sur le pas de l'auberge, défiant, grâce à +la nuit, les regards qui pourraient la reconnaître dans sa ville natale, +quand un bruit de roues, égayé par un bruit de sonnettes, se fit +entendre. Bientôt, s'arrêtèrent devant elle deux fortes mules, traînant +une de ces longues voitures foraines, dont le coffre profond, fermé et +cadenassé comme une armoire, contient les objets de vente, n'offrant du +reste pour tout siège, sur le devant, qu'une petite banquette de cuir, à +peine abritée par un auvent de toile goudronnée. + +Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des marchandises, +descendus de la banquette, poussèrent de gros soupirs de satisfaction, +frappèrent du pied, se détendirent les bras, pour se dégourdir ou se +réveiller, et saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se +réfugièrent aussitôt aux deux coins de la cheminée, offrant leurs mains +et leurs visages au feu de sarmens qui y pétillait; puis, après avoir +recommandé qu'on mît leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement +d'être arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de gagner +leur lit le plus tôt possible. + +L'hôtesse, de son côté, se préparait à en faire autant; les garçons, à +moitié endormis, s'occupaient en bâillant de la clôture de l'auberge, et +Teresa, toujours pensive, douloureusement affectée au milieu de tous ces +préparatifs, songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se +perdait, à la fleur qui se mourait! + +--Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux comptera les minutes +tandis que je dormirai! Demain, peut-être, il me sera de même impossible +de trouver une occasion de départ! + +Et elle regardait tour à tour et attentivement les deux marchands +attablés, comme si son unique ressource était en eux. Cependant elle +ignorait quelle route ils devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils +pourraient se charger d'elle; et la pauvre, fille, peu habituée à se +trouver seule, ainsi livrée à elle-même au milieu d'étrangers, n'osait +les interroger, et, poussée par son bon vouloir, retenue par sa +timidité, un pied en avant, la bouche entr'ouverte, elle restait en +place, muette, indécise, lorsque soudain, se montrant devant elle, la +servante lui présente une lumière et une clef, en lui désignant du doigt +la chambre qu'elle doit occuper. + +Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se décider, Teresa +aussitôt écarte légèrement du bras la _Giannina_, et s'avançant, non +sans grande émotion, vers le couple attablé: + +--Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix tremblante:--Quelle route +devez-vous prendre en quittant Turin? + +--La route d'Alexandrie, ma belle enfant. + +--D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a conduits jusqu'ici. + +--Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains chemins, signorina, +dit la femme; aussi nous sommes moulus. + +--Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être utiles? dit le marchand. + +--Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; voulez-vous m'y +conduire? + +--C'est impossible! dit la femme. + +--Oh! je vous païerai bien!... deux pièces à Saint-Jean-Baptiste! dix +livres de France. + +--C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette est étroite, et +c'est à grand'peine qu'on y tiendrait trois. Il est vrai que vous ne +devez pas être gênante; mais il y a une autre difficulté, mon enfant. +Nous nous rendons au _mercato_ de Revigano, près d'Asti, et non à +Alexandrie. C'est à moitié route, et voilà tout. + +--Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à la porte d'Asti; +mais partons ce soir même, à l'instant. + +--Impossible! impossible! répéta le couple marchand. Nous ne vendons ni +notre sommeil, ni nos fatigues. + +--Je doublerai la somme! interrompit Teresa à voix basse. + +Le mari regarda sa femme en la consultant de l'oeil. + +--Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre malade; puis _Losca_ +et _Zoppa_ ont besoin de repos. Veux-tu les tuer? + +--Quatre pièces! murmura le mari. Quatre pièces. + +--_Losca_ et _Zoppa_ valent mieux que cela. + +--Pour la moitié du chemin, la somme double! + +--Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de Venise qu'une double +parpaïole de Gènes! + +Cependant l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain si facile, ne +tarda pas d'agir sur la femme comme sur le mari; et après quelque +résistance d'un côté, force supplications et prières de l'autre, les +mules revinrent à la voiture. Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause +du froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la banquette, +entre les deux époux, et l'on se remit en route. Onze heures sonnaient +alors à toutes les horloges de Turin. + +Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, et de pouvoir +bientôt transmettre une bonne nouvelle à Fénestrelle, Teresa eût voulu +se sentir emportée dans un char impétueux, par des chevaux rapides comme +le vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le sol; les mules +foraines cheminaient pas à pas, lentement, levant un pied après l'autre, +et la régularité de leur sonnerie semblait donner encore à leur allure +un caractère plus marqué de nonchalance. + +La voyageuse se contraignit d'abord, espérant que la marche réveillerait +avant peu les pauvres bêtes, ou que le fouet de leur conducteur saurait +bien hâter leur course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste, +et se contenter seulement d'un petit claquement de langue pour exciter +son attelage, elle prit sur elle de lui témoigner combien il lui +importait d'arriver promptement à Asti, afin de toucher à la porte +d'Alexandrie dans la matinée. + +--Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, il ne me plaît pas +plus qu'à vous de passer la nuit à compter les étoiles, mais il faut que +le marchand veille à sa marchandise. C'est de la faïence et de la +porcelaine que je vais débiter à Revigano, et si mes mules s'emportent, +elles pourront fort bien ne faire que des tessons de toute ma pacotille. + +--Quoi! monsieur, vous êtes faïencier! s'écria Teresa, la figure +terrifiée. + +--Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand. + +--Ah! mon Dieu! dit en gémissant la voyageuse. Mais du moins, il vous +est sans doute facile d'aller un peu plus vite? + +--Voulez-vous ma ruine? + +--C'est que j'ai tant besoin d'arriver! + +--Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une raison pour tout briser? + +En guise de concession, le faïencier cependant multiplia, pendant +quelques instans, ses petits claquemens de langue; mais les mules +étaient trop bien accoutumées à leur pas pour en changer facilement. + +Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas s'être informée plus +tôt du temps qu'ils devaient mettre pour gagner Asti; elle se reprocha +surtout de n'avoir point elle-même parcouru Turin, pour y découvrir, +avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen plus prompt de +transport; mais elle n'avait plus maintenant qu'à se résigner: elle se +résigna. + +La voiture suivait son train ordinaire. _Losca_ et _Zoppa_ n'allaient ni +plus vite ni plus lentement; seulement marchant sur les bas côtés du +chemin, elles ne faisaient plus retentir le pavé du bruit des roues. Le +marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé entre eux force +paroles sur les chances de leur commerce à la foire de Revigano, se +taisaient, et, dans cette obscurité, au milieu de ce silence, malgré le +froid dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa commençait à +s'assoupir au tintement monotone des clochettes. Sa tête, balancée +d'abord de droite à gauche, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur +l'épaule de la femme, soit sur celle du mari, et retombait pesante sur +sa poitrine. + +--Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, et bonne nuit, ma +belle enfant. + +Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit +tout-à-fait. + +Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que l'éclat du jour +naissant lui fit seul ouvrir les yeux. Étonnée de se trouver ainsi au +grand air, en pleine route, la mémoire lui revint, et, inspection faite +autour d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture ne +bougeait plus, et semblait depuis long-temps immobile en place. Le +marchand, sa femme, les mules elles-mêmes, sommeillaient profondément, +et la double sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement. + +Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de plusieurs clochers, +et les vapeurs du matin, dessinant des figures bizarres dans un horizon +rétréci, lui montraient fantastiquement groupés, les sonnets de la +Superga, le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la Reine, +l'église des Capucins, et toutes les belles décorations de la magnifique +colline de Turin. + +--Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous! le jour paraît, +et à peine avons-nous quitté les faubourgs! + +Le marchand s'éveille à ses cris; et après s'être frotté les yeux, il se +hâte de la rassurer. + +--Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers que vous voyez là, +derrière vous, ce sont ceux de Revigano. Il n'y a pas trop de quoi +gronder _Losca_ et _Zoppa_; elles viennent de s'endormir seulement, et +elles devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient pas profité +de mon sommeil pour trotter un peu trop fort.--Teresa sourit.--Allons, +en route! + +Et il fit claquer inopinément son fouet, dont le bruit éveilla d'un même +coup sa femme et ses mules. + +À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de Teresa, la déposa à +terre, figura le signe de la croix avec les vingt francs qu'il reçut +d'elle, et lui souhaitant bon voyage, il fit faire volte-face à ses +mules pour regagner le chemin de Revigano. + +La moitié de la route était donc faite! mais Teresa n'espérait plus +d'arriver pour le petit lever de l'empereur.--Cependant, se disait-elle, +un empereur doit se lever tard! Oh! qu'elle eût voulu replonger sous +l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un redoublement de +lumière! Il lui semblait qu'autour d'elle, tout devait ressentir +l'agitation qui la tourmentait, qu'elle allait voir la population +entière d'Asti sur pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors, +dans cette multitude de chariots et de voitures, elle obtiendrait bien +une place, fût-ce même dans la patache publique. + +Quel fut donc son étonnement, à son entrée dans la ville, en trouvant +les rues désertes et silencieuses. La clarté du soleil y pénétrait à +peine, et n'éclairait encore que la toiture des maisons les plus élevées +et le dôme des églises. + +Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui habitait Asti depuis +longues années. Il pouvait lui être d'un grand secours, et voyant, au +rez-de-chaussée d'une maison d'assez mince apparence, briller une +lumière rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa frapper et +s'enquérir de la demeure de ce parent. + +Un carreau s'entr'ouvrit; une voix sèche et criarde lui dit que depuis +trois mois l'individu dont il s'agissait habitait sa maison de plaisance +de Monbercello, et le carreau se referma. + +Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à s'effrayer de son +isolement. Pour se donner du courage, elle fit sa prière du matin, en se +tournant vers une madone enfoncée dans le mur, à quelques pas de là, et +devant laquelle brûlait une petite lampe. Puis, sa prière à peine +terminée, elle entendit des pas retentir dans la rue; un homme se +montra: + +--Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, les voitures qui +se rendent à Alexandrie? + +--Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; voitures et +voiturins, tout est retenu depuis trois jours. Et il passa. + +Un second vint à elle. À cette même demande de Teresa, il s'arrêta, la +regarda d'un air sombre et dur: + +--Vous aimez donc bien les Français! _Razza maledetta!_ Et il s'éloigna +plus rapidement que le premier. + +La pauvre questionneuse resta quelque temps intimidée, et ne se remit de +son émotion qu'à la vue d'un jeune ouvrier qui sortait de chez lui en +chantant. Pour la troisième fois, elle réitéra sa question: + +--Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, vous voulez voir +une bataille! Mais il n'y aura pas de place pour les jolies filles +là-bas. Croyez-moi, restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les +_drudi ballarini_ se battront à qui vous aura pour danseuse. Vous en +valez bien la peine. Une petite guerre en votre honneur, hein! cela vous +tente-t-il? + +Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir par la taille; +mais, au coup d'oeil qu'elle lui lança, il reprit sa chanson, et +poursuivit sa route. + +Un quatrième, un cinquième traversèrent la rue à leur tour. Teresa ne +songea plus à les interroger; et ses regards se dirigeaient vers les +portes, s'ouvrant alors de tous côtés, vers les voitures stationnant au +fond des cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, on la +reçut dans un _carrosse_, pour la conduire seulement à _Annone_, où l'on +devait prendre un voyageur dont elle occupait temporairement la place. +D'Annone à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres +contrariétés, d'autres embarras. Elle triompha de tout. + +En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait déjà que l'empereur +ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y arrêter un moment, elle prit avec +la foule et à pied le chemin de Marengo. + +Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est environnée, +épiant avec soin les intervalles, côtoyant les bords de la route, elle +tente sans cesse de gagner du terrain sur ceux qui la devancent. Ne +prêtant nulle attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des +bateleurs, au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, chante, hurle, +bondit de joie et d'ivresse en se débattant dans des flots de chaleur et +de poussière, seule étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète, +l'oeil fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur qui lui coule du +front, elle passe, opposant la gravité de ses traits comme contraste à +toutes ces figures épanouies. + +Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action de sa marche, +dans sa volonté d'avancer. À peine, durant tout ce temps, si le but +qu'elle veut atteindre, si l'idée qui la fait agir se présente à son +esprit. Mais un mouvement de halte, imprimé à la foule par les premiers +rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée alors lui revient. Elle +songe à son père, qui tourmentera bientôt la prolongation de son +absence; car le guide qui l'a abandonnée à Turin ne peut arriver jusqu'à +lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe à Charney, +maudissant le choix du messager peut-être, et l'accusant d'insouciance +et d'oubli. Puis, avec une émotion subite, sa main se porte à son +corsage, comme si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son +père se présente de nouveau à ses yeux! Le vieillard se désole d'avoir +cédé à ses instances; il croit sa fille perdue pour lui! + +Au souvenir de ce père adoré, une larme vint humecter la paupière de +Teresa, et, dans ce moment, elle ne sortit de sa méditation qu'en +entendant de bruyans cris de joie éclater près d'elle. Un vide immense +s'était formé derrière ses pas, et autour de ce vide la foule paraissait +tourbillonner. Teresa se retourne. Aussitôt deux mains saississent les +siennes des deux côtés à la fois, et, malgré sa résistance, sa fatigue, +et le peu de dispositions qu'en cet instant surtout elle devait apporter +à une telle distraction, elle se voit forcément partie active d'une +grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant çà et là les +jolies filles et les jeunes garçons de bonne volonté. + +Ce ne fut pas le moins pénible accident de son voyage. Mais le courage +ne l'abandonna pas encore, car elle croyait toucher au but. + +Après s'être dégagée de cette singulière association, faisant un dernier +effort pour s'ouvrir une voie à travers la multitude qui la devance, +elle arrive enfin en vue de la plaine, et ses regards, surpris et +satisfaits, se promenant quelque temps sur cette belle armée déployée +dans les champs de Marengo, s'arrêtent soudain avec saisissement sur le +monticule qui sert de base au trône impérial. + +Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur lui revient alors! +Mais comment arriver jusque-là, à travers ces miliers d'hommes et de +chevaux? Y pouvait-elle songer? + +Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait lui venir en +aide. + +Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, pour +conserver une position favorable, se divisaient de droite et de gauche, +gagnant les bords du Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où, +poussés tout-à-coup par les rangs suivans, ils débordèrent si rapidement +dans la plaine, qu'ils semblaient vouloir envahir le champ de bataille. + +Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de cette multitude +désordonnée, et, faisant briller leurs sabres nus et piétiner leurs +montures, la forcèrent sans peine de rentrer dans ses limites. Tous +perdirent le terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis à le +conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne! + +Sur l'un des plis de ce même terrain coule une source entourée de +quelques arbres et d'une forte haie d'aubépine. + +Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, tremblante, se dirigeant +encore par instinct vers ce trône élevé devant elle, avait été lancée, +entraînée jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente +impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, fermant les yeux, +comme l'enfant qui croit le danger passé lorsqu'il a cessé de le voir, +elle avait saisi entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire +un appui, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les oreilles +remplies du bruissement de la foule et du feuillage. + +Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si rapide à l'approche +des soldats, que, quand Teresa releva la tête et regarda autour d'elle, +elle se vit seule, bien seule, séparée de l'armée par le bouquet +d'arbres et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais +tourbillon de poussière, soulevé sous la dernière ondulation des +fuyards. + +N'hésitant pas à pénétrer à travers la haie, elle se jette tout aussitôt +dans le massif, et, son émotion un peu calmée, la voyageuse prend alors +connaissance des lieux. + +Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source, +encaissée dans le sol, tapissée de lierre rampant, de mousse et de +cymbalaire, bouillonne à petit bruit, en s'échappant par un ruisseau, +dont on peut suivre de l'oeil le cours dans la plaine, à la quantité de +myosotis et de renoncules blanches qui passementent ses eaux. La vapeur +qui s'en élève aide encore à remettre Teresa de son trouble et de son +agitation. Il lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis de +fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la protège à la fois +contre la poussière, la chaleur et le bruit. Un instant, la plaine est +devenue presque silencieuse; elle n'entend ni les cris des officiers, ni +les hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux. + +Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa tête. Ce sont +des titillations, des pétillemens continus dans les arbres. Elle +regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts +d'une innombrable quantité de moineaux, qui, chassés de tous les +alentours par la marche circulaire et le tumulte des populations, sont +venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette petite solitude +de verdure. On eût dit que la peur les avait paralysés de l'aile et de +la voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de leurs bandes. +Ils ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer à fuir, tant le +bruit et le spectacle dont ils sont entourés les a frappés de mutisme et +de stupeur. Maintenant, des régimens de cavalerie, au bruit des +clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place où tout à +l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur +retraite. Seulement, aiguisant leur bec, sautant de branche en branche, +se tournant d'un côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de tout +ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers le feuillage, qui vient +d'exciter l'attention de la Turinaise. + +Cependant ces soldats, lui fermant toute communication avec la route, +attirent bientôt exclusivement les regards de l'innocente jeune fille, +de toutes parts cernée ainsi par les troupes. + +--Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, et si je fus +imprudente, Dieu connaît le but de mes efforts, il me protégera. + +Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant jusqu'à +l'extrémité du massif, elle entrevoit, à trois cents pas devant elle, +l'estrade où Joséphine et Napoléon viennent de s'asseoir. + +De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve parfois +rempli par des soldats sous les armes, exécutant leurs manoeuvres; mais +parfois aussi, le terrain débarrassé laisse ouvert un passage possible. + +Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte la haie pour la +franchir; mais aussitôt elle songe, avec un mouvement de honte et de +confusion, au désordre de sa toilette. Ses cheveux sont épars et +dénattés, collés à ses joues ou flottant sur ses épaules; ses mains, sa +figure, sont couvertes de sueur et de poussière.--Se présenter ainsi +devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire +repousser, et compromettre peut-être la réussite de sa mission! + +Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, dénoue son +large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe les doigts, +en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa +collerette; puis, s'agenouillant près de la source, elle s'y mire, y +plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage, +et, sans se relever, adresse au ciel une prière fervente pour son père +et pour Charney. + +Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, apparaissant +tout-à-coup au hasard sur une grande toile de bataille de Salvator-Rosa, +que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une armée? + +Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable à sa +traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, de bruyantes détonations +d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux +perchés sur les arbres, prenant tous leur vol dans un même essor, +poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois de +Valpedo et les ombrages de Voghera. + +La bataille venait de s'engager. + +Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée par tout ce fracas, +restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fixés sur ce trône, +qui tour à tour se montrait devant elle, ou disparaissait sous un rideau +de lances et de baïonnettes. + +Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre pensée que celle d'un +effroi instinctif sembla l'abandonner, son énergie d'âme reprit le +dessus. Elle examina avec plus de calme les obstacles à vaincre pour +arriver au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables. + +Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne, dont la +double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive +fusillade l'une contre l'autre. Elle espéra pouvoir, à travers ce +brouillard de poudre, se frayer un chemin sans être même aperçue. Elle +hésitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards brûlés de soif font +invasion dans son asile. + +Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant d'un accès de +pudeur, elle s'élance en courant entre les deux colonnes d'infanterie, +et quand la fumée vient à se dissiper, les soldats poussent une clameur +de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau +de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, malgré leurs cris, +poursuit sa course. + +Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le +capitaine faillit renverser Teresa; mais, la saisissant à temps entre +ses bras, il l'enlève de terre, et, jurant, sacrant, sans plus +s'informer par quel hasard une jeune fille se trouve en plein champ de +bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier des femmes. + +Il lui fallut monter en croupe derrière un des cuirassiers, et ce fut +ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où les dames de la suite de +l'impératrice Joséphine, accompagnées de quelques aides de camp et de +messieurs les députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule. + +Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans +son entreprise. Elle avait surmonté trop de difficultés pour se laisser +vaincre par la dernière; aussi, lorsque, sur sa demande de parler à +l'empereur, on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête +de ses troupes:--Eh bien! je veux voir l'impératrice! s'écria-t-elle +avec fermeté.--Mais l'un n'était guère plus facile que l'autre. Pour se +débarrasser de son importunité, on essaya de l'intimider; on n'y put +parvenir. On lui dit qu'il fallait attendre la fin des évolutions; elle +s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade impériale; on la retint, +elle se débattit, éleva la voix avec véhémence, jusqu'à ce qu'enfin +l'attention de Joséphine elle-même se tournât de son côté. + + + + +III. + + +Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe +s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra suppliante, retenue et +résistant encore. + +À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que chacun comprit, on +s'effaça devant la captive, qui, s'élançant libre, encore désordonnée +par la lutte qu'elle venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux +marches du trône, se courba, et tirant précipitamment de son sein un +mouchoir qu'elle agita vivement: + +--Madame! madame! un pauvre prisonnier! + +Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir à elle +présenté. + +--Est-ce une pétition que vous voulez me remettre? dit-elle. + +--La voici, madame, la voici! C'est la pétition d'un pauvre prisonnier! + +Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, dont un +sourire céleste d'espérance animait le visage. L'impératrice lui +répondit par un autre sourire, lui tendit la main, la força de se +relever, et se penchant vers elle d'un air plein de bonté: + +--Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous intéresse donc +beaucoup ce pauvre prisonnier? + +La jeune fille rougit, baissa les yeux. + +--Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle; mais il est si malheureux! +Lisez, madame. + +Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de +misères et de privations témoignait ce linge, péniblement empreint d'une +encre factice; puis s'arrêtant dès le premier mot: + +--Mais, c'est à l'empereur qu'il s'adresse! + +--Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de +grâce! c'est si pressé! + +On en était au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique +mitraillée par l'artillerie de Marmont, avait repris son formidable +mouvement. + +Zach et Desaix se trouvaient enfin en présence, et de leur choc allait +résulter le salut ou la perte de l'armée. Le canon grondait dans toutes +les directions; le champ de bataille était embrasé; les cris des +soldats, mêlés aux fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme +un ouragan. + +L'impératrice lut ce qui suit: + + «SIRE, + +«Deux pavés de moins dans la cour de ma prison n'ébranleront pas les +fondemens de votre empire, et telle est l'unique faveur que je viens +demander à votre majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets +de votre protection; mais dans ce désert muré, où j'expie mes torts +envers vous, un seul être a su apporter quelque adoucissement à mes +peines, un seul être a jeté quelque charme sur ma vie. C'est une plante, +sire; c'est une fleur, inopinément venue entre les pavés de la cour où +il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne +vous hâtez pas de m'accuser de délire et de folie! Cette fleur fut pour +moi un sujet d'études si douces et si consolantes! C'est fixés sur elle +que mes yeux se sont ouverts à la vérité; je lui dois la raison, le +repos, la vie peut-être! Je l'aime comme vous aimez la gloire! + +«Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt faute d'espace et de +terre; elle meurt, et je ne puis la secourir, et le commandant de +Fénestrelle renvoie ma plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se +décideront, ma plante sera morte! et voilà pourquoi, sire, c'est à vous +que je m'adresse, à vous, qui d'un mot pouvez tout, même sauver ma +fleur! Faites arracher ces deux pavés qui pèsent sur moi comme sur elle, +sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du désespoir! Ordonnez, c'est la +vie de ma plante que je vous demande; je vous la demande avec instance, +avec supplication, les genous en terre, et, je le jure, dans mon coeur +ce bienfait vous sera compté. + +«Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti le coup que votre +main puissante voulait faire tomber sur moi; mais elle a rompu mon +orgueil aussi, et c'est elle qui maintenant me jette suppliant à vos +pieds. Du haut de votre double trône, abaisserez-vous votre regard sur +nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent rapprocher un homme +d'une plante, dans cet isolement qui ne laisse au prisonnier qu'une +existence végétative? Non, vous ne savez pas, sire, et que votre étoile +vous garde de savoir jamais ce que peut la captivité sur l'esprit le +plus ferme et le plus fier! Je ne me plains pas de la mienne, je la +supporte avec résignation: prolongez-la; qu'elle dure autant que ma vie; +mais grâce pour ma plante! + +«Songez bien, sire, que cette grâce que j'implore de votre majesté, +c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui même qu'il me la faut! Vous pouvez +laisser le glaive de la loi suspendu quelque temps sur le front du +condamné, et le relever ensuite pour pardonner; mais la nature suit +d'autres lois que la justice des hommes; encore deux jours, et peut-être +l'empereur Napoléon ne pourra plus rien pour la fleur du captif de +Fénestrelle. + +«CHARNEY.» + +Un grand fracas d'artillerie éclata tout-à-coup; une épaisse fumée, +coupée en cercles, en losanges de feu par les cent mille éclairs de la +fusillade, couvrit le champ de bataille d'un vaste réseau à la fois +lumineux et sombre; puis les feux s'éteignirent, et il sembla qu'une +main tendue d'en haut écartait subitement ce rideau de nuages qui +cachait les combattans. Ce fut alors un magnifique spectacle à +contempler au soleil! Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait +perdu la vie, était exécutée. Zach et ses Hongrois, heurtés de front par +Boudet, pris sur leur flanc gauche par la cavalerie de Kellermann, +tourbillonnaient en désordre, et l'intrépide consul, rétablissant +aussitôt sa nouvelle ligne de bataille de Castel-Ceriolo à Saint-Julien, +reprenait l'offensive, culbutait les impériaux sur tous les points, et +forçait Mélas à sonner la retraite. + +Ce changement subit de position, ces grands mouvemens de l'armée, ce +flux et ce reflux d'hommes, obéissant à la voix d'un chef, seul immobile +au milieu de cet apparent désordre, il y avait là de quoi saisir +l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes de spectateurs, +placés autour du trône, partirent des applaudissemens et des vivats; et +ce bruit, contrastant avec les autres bruits qui l'entouraient, tira +enfin l'impératrice de la profonde méditation dans laquelle elle était +plongée. Car, de ces dernières et brillantes manoeuvres, de ces imposans +tableaux se succédant devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu, +attentive, préoccupée, les yeux fixés sur ce singulier placet qu'elle +tient encore à la main, mais qu'elle ne lit plus cependant. + +Et tout d'abord elle a rassuré la jeune fille, qui, debout devant elle, +rêvait aussi de son côté. + +Joyeuse, charmée de ce regard plein de si douces promesses, Teresa, +certaine du succès, baise mille fois avec reconnaissance, avec +attendrissement, cette main, tout à la fois frêle et puissante, où +brille l'anneau nuptial de Napoléon. Elle rejoint le quartier des +femmes, et, la plaine devenue libre, elle cherche aussitôt une église, +une chapelle où elle puisse répandre en silence ses pleurs et ses +actions de grâces aux pieds de la Vierge, cette autre protectrice de +ceux qui souffrent. + + + + +IV. + + +Jugez si l'impératrice-reine a dû être saisie d'un vif sentiment de +pitié à la lecture de cette supplique. Chaque mot ne devait-il pas +éveiller toute sa sympathie? Joséphine aussi faisait son culte d'une +fleur; c'était sa science, sa passion, et plus d'une fois elle avait +oublié l'éclat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton qui +s'entr'ouvrait, en étudiant la structure d'une corolle dans ses belles +serres de la Malmaison. + +Là souvent elle s'était sentie plus heureuse à contempler la pourpre de +ses cactus que la pourpre de son manteau impérial, et les parfums de ses +magnolias l'avaient plus doucement enivrée que les vénéneuses flatteries +de ses courtisans. C'est là qu'elle aimait à trôner, qu'elle réunissait +sous un même sceptre mille peuplades végétales venues de tous les coins +du monde. Elle les connaissait, les classait, les enrégimentait par +ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu se montrait +à elle pour la première fois, elle savait bien, par l'analyse, +l'interroger sur son âge et sur ses habitudes, et apprendre de lui son +nom et sa famille; alors il allait dans la foule de ses frères prendre +son rang naturel; car là chaque peuplade avait son drapeau, chaque +famille son guidon. + +À l'exemple de Napoléon, elle respectait les lois et les coutumes des +peuples vaincus. Les plantes de tous les pays retrouvaient dans les +serres de la Malmaison leur sol primitif et leur climat natal. C'était +un monde en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, des +savannes et des rochers, la terre des forêts vierges et le sable des +déserts, des bancs de marne et d'argile, des lacs, des cascades et des +grèves inondées; on y passait des chaleurs du tropique aux impressions +rafraîchissantes des zones les plus tempérées. Là, toutes ces races +différentes croissaient et se développaient côte à côte, séparées +seulement par une légère muraille de verdure ou par des frontières +vitrées. + +Lorsque Joséphine y passait sa revue, de douces rêveries naissaient pour +elle à la vue de certaines fleurs. L'hortensia venait tout récemment +d'emprunter le nom de sa fille; des pensées de gloire lui arrivaient +aussi; car, après les triomphes de Bonaparte, elle avait réclamé sa part +de butin, et les souvenirs d'Italie et d'Égypte semblaient grandir et +s'épanouir sous ses yeux. La soldanelle des Alpes, la violette de Parme, +l'adonide de Castiglione, l'oeillet de Lodi, le saule et le platane +d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de Syrie, la rose +de Damiette, c'étaient ses conquêtes, à elle! Et de celles là du moins, +quelques-unes sont restées à la France! + +Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa fleur chérie, sa +fleur d'adoption, son beau jasmin de la Martinique, dont la graine, +recueillie par elle, semée par elle, cultivée par elle, lui rappelle son +pays, son enfance, ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses +premières amours avec un premier époux! + +Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux pour sa plante! +Qu'il doit l'aimer! il n'en a qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle +pas sur le sort du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut pas +toujours son logis dans un palais consulaire ou impérial. Elle n'a point +oublié ses jours de captivité. Puis, ce Charney, Joséphine l'a connu si +calme, si fier, si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si +railleur vis-à-vis des plus douces affections humaines!--Quel changement +s'est donc fait en lui? Qui donc a pu détendre cet esprit superbe? Tu +refusais de te courber même devant Dieu, et te voilà maintenant à +genoux, criant grâce pour ta plante! Oh! elle te sera conservée! + +Dans cette disposition d'esprit, les dernières manoeuvres des troupes, +tout ce vain simulacre de bataille, ne lui causent plus qu'impatience et +dépit; car elle craint de voir se perdre un de ces instans si +nécessaires peut-être à l'existence de la fleur du captif. + +Aussi, quand Napoléon, entouré de ses généraux, vint la rejoindre, dans +l'attente sans doute de ses félicitations et encore ému de cette fatigue +de soldat qui lui plaisait tant: + +--Sire, un ordre pour le commandant de Fénestrelle! Un exprès +sur-le-champ! s'est-elle écriée, l'oeil animé, la voix haute, comme s'il +se fût agi d'une nouvelle victoire, et que c'eût été son tour de +déployer toute l'activité du commandement. Et elle montrait le mouchoir, +le tenait tendu, à deux mains, pour qu'il pût lire sur-le-champ. + +Napoléon, après l'avoir regardée des pieds à la tête, d'un air étonné et +mécontent, lui tourna le dos et passa. On eût dit qu'il achevait sa +revue par elle et venait simplement de l'inspecter la dernière. + +Par habitude, il se mit alors à visiter ce champ de bataille que le sang +n'avait pas rougi, et où ne gisait, couché sur la terre, que la moisson +naissante. + +Les blés, les riz, étaient broyés, hachés. Dans quelques endroits, le +terrain défoncé, déchiré par de profondes ornières, témoignait des +évolutions de l'artillerie; on voyait çà et là disséminés des gants de +dragons, des plumets, des épaulettes; puis, quelques fantassins +écloppés, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. C'était tout. + +Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un certain moment. +Les soldats occupant le village de Marengo en qualité d'Autrichiens, +hésitant à jouer le rôle de vaincus, prolongèrent leur résistance +au-delà du temps indiqué par le programme. Il en résulta une vive +irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux régimens étaient +d'armes différentes et avaient eu des rivalités de garnison. On +s'insulta, on se provoqua de part et d'autre; les baïonnettes se +croisèrent. + +Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous les efforts des +généraux pour empêcher que la petite guerre ne devînt une guerre réelle. +Enfin, non sans peine, ils consentirent à fraterniser en échangeant les +gourdes; mais les gourdes étaient vides; pour les remplir, on visita de +force les caveaux du village; des excès eurent lieu, mais au cri de Vive +l'empereur! on mit le tout sur le compte de l'enthousiasme. Après vingt +pourparlers et vingt rasades, les Autrichiens se décidèrent à battre en +retraite en chancelant, et les Français vainqueurs firent leur entrée +dans Marengo en dansant la farandole, chantant la Marseillaise, et +mêlant parfois à leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la +république! On mit le tout sur le compte de l'ivresse. + +Les troupes remises en ligne, Napoléon fit une distribution de croix +d'honneur parmi les vieux soldats qui, cinq ans auparavant, s'étaient +trouvés sur la même place. À leur tour, les principaux magistrats de la +Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, il posa la +première pierre d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de la +bataille de Marengo. Après quoi, l'empereur, l'impératrice, les +ambassadeurs, les magistrats, le peuple et l'armée, tout reprit la route +d'Alexandrie. + +Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé! + + + + +V. + + +Le soir, dans un des appartemens préparés pour eux à l'hôtel-de-ville +d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, après le dîner public qui venait +d'avoir lieu, se tenaient, l'un dictant des lettres à un secrétaire, +marchant à grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; +l'autre, devant une haute glace, admirant avec une naïve coquetterie +l'élégance de son costume et la richesse des ornemens dont on venait de +la revêtir. + +Quand le secrétaire fut parti, Napoléon s'assit, s'accouda les deux bras +sur une longue table recouverte d'un velours rouge à franges d'or, +appuya sa tête dans ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions +devaient s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure conservait un +caractère de douce rêverie. + +Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. Il l'avait déjà +mal menée une fois ce jour même, au sujet de la pétition de Fénestrelle, +et, comprenant alors que sa protection avait été maladroite, pour être +trop précipitée, elle s'était bien promis de mieux choisir l'instant. + +Elle crut qu'il était venu; et allant s'asseoir de l'autre côté de la +table pour faire face à son mari, elle s'accouda comme lui, comme lui +affecta un air d'abstraction, et bientôt tous deux se regardèrent en +souriant. + +--À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant de la voix et du +regard. + +--Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort bien, et qu'il serait +dommage que j'eusse négligé d'en faire entrer un dans ton écrin. + +Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui de Napoléon devint +plus marqué, car il aimait à combattre en elle les appréhensions +pénibles dont elle ne pouvait encore se défendre en songeant au degré +d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était pas pour elle +qu'elle tremblait, la noble femme! + +--N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que général? poursuivit-il. + +--Certes, empereur, vous avez le droit de faire grâce, et j'en ai une à +vous demander. + +Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire s'effaça, +pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça le sourcil, et se prépara à +tenir ferme, craignant que l'influence qu'exerçait Joséphine sur son +coeur ne le fît tomber dans de fâcheuses faiblesses. + +--Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne plus chercher à +interrompre ainsi le cours de la justice! Pensez-vous que le droit de +faire grâce ne nous soit accordé que pour satisfaire aux caprices de +notre coeur? Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir +l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les erreurs des +tribunaux! Toujours tendre la main à ses ennemis, c'est vouloir +augmenter leur nombre et leur insolence! + +--Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de rire prêt à lui +échapper, vous m'accorderez cependant la faveur que j'implore de votre +majesté. + +--J'en doute. + +--Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, je viens vous +demander le renvoi de deux... oppresseurs! oui, sire, qu'ils sortent de +leur place! qu'ils en soient chassés, arrachés, s'il le faut! + +Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa bouche; car, en voyant +la figure étonnée de Napoléon, elle n'était plus maîtresse d'elle-même. + +--Comment? c'est vous qui m'excitez à punir, vous, Joséphine! Et de quoi +s'agit-il donc? + +--De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une cour. + +Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa enfin. Il se leva, +et jetant vivement ses bras derrière son dos, la regardant avec l'air du +doute et de la surprise: + +--Comment! qu'est-ce à dire? Deux pavés! te moques-tu? + +--Non! dit-elle en se levant à son tour, et s'approchant de lui, +s'appuyant de ses deux mains croisées sur son épaule, avec sa gracieuse +nonchalance de créole: + +--De ces deux pavés dépend une existence précieuse. Écoutez-moi bien, +sire, car il vous faut toute votre bonne volonté pour me comprendre. + +Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce qu'elle avait +appris de la jeune fille touchant le prisonnier, qu'elle ne nomma point +cependant, et quel avait été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en +lui parlant du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, +les paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, caressantes, +pleines de charme, et de cette éloquence qui lui venait du coeur si +naturellement. + +Et en l'écoutant l'empereur souriait, et en souriant il admirait sa +femme. + + + + +VI. + + +Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. Il lui semblait +que les plus légères divisions du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre +pour peser sur sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés; le +messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard lui-même, +inquiet, tourmenté à son tour, ne savait qu'augurer de ce silence et de +ce retard, supposait des obstacles, répondait du zèle, du dévouement de +la personne chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), et +tâchait encore de faire renaître dans le coeur de son compagnon une +espérance qui s'éteignait dans le sien. + +--Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé? répétait-il avec +désolation. + +Le troisième jour s'écoula, et sa fille ne revint pas. + +Durant toute la journée du quatrième, Girhardi ne se montra point à la +petite fenêtre de la cour. Charney ne put le voir; mais s'il eût +attentivement prêté l'oreille, il aurait entendu peut-être les prières +mêlées de sanglots qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le +coup terrible qui venait de le frapper. + +On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain sur ce lieu de +misère, où naguère encore, même en l'absence de la liberté, des rayons +de joie et de bonheur apparaissaient par intervalles. + +La plante avançait de plus en plus dans sa voie de destruction, et +Charney inconsolable assistait à l'agonie de Picciola. Il y avait chez +lui double sujet d'abattement; il craignait de perdre l'objet de ses +travaux, le charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi! +vainement son front se serait courbé! Il aurait mendié une grâce, +prosterné jusqu'à terre, et on l'aurait repoussé du pied! Comme si tout +se fût conjuré contre lui, Ludovic, autrefois si naïf, si expansif, +maintenant évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et bourru, +il venait, il montait, il passait, fumant à pleine pipe, sans le +regarder à peine, et semblait lui en vouloir de son malheur. C'est que +d'abord Ludovic, lorsqu'il eut connaissance des refus du commandant, +prévit l'instant où il allait se trouver entre son penchant et son +devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il se fit brutal et +maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui les rigueurs vont sans +doute redoubler, et d'avance sa mauvaise humeur redouble. + +Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation n'a pas polis. Ils +compriment les élans généreux de leur âme quand il leur faut accomplir +de rudes fonctions, plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous +quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par des paroles que +Ludovic a jamais donné des preuves de la bonté de son coeur, c'est par +des actes! Les actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié +qu'il ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le tyran +subalterne s'exhale en accès de colère contre cet homme lui-même. Il +s'efforce de se montrer insensible en devenant l'agent d'un ordre +impitoyable. Si par là il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son +devoir lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et le +bourreau, entre le captif et le geôlier! + +Quand vint l'heure du dîner du prisonnier, Ludovic vit Charney debout +devant sa plante, dans une profonde et cruelle contemplation. Il se +garda bien de se présenter gaiement comme autrefois, en saluant sa +filleule des titres caressans de _Giovanetta_, de _Fanciuletta_, ou en +s'informant des nouvelles de _Monsieur_ et de _Madame_; il traversa la +cour d'un pas rapide, affectant de croire Charney dans sa chambre et de +lui porter ses provisions en tout hâte. Mais, à un mouvement qu'il fit, +leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta surpris, en voyant le +changement survenu en si peu de jours dans les traits du prisonnier. +L'impatience et l'attente avaient sillonné son front de larges rides; +ses lèvres et son teint décolorés, ses joues maigries lui imprimaient un +caractère d'abattement que faisait ressortir encore le désordre de sa +barbe et de ses cheveux. Malgré lui, Ludovic resta quelque temps +immobile pendant cet examen, et tout-à-coup, se rappelant sans doute ses +grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à la plante, +cligna de l'oeil ironiquement, haussa l'épaule avec un geste moqueur, +siffla un air, et il se disposait à reprendre route, quand d'une voix +dolente, mais expressive: + +--Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney. + +--À moi?... à moi?... rien, répondit le geôlier, troublé de ce ton de +reproche, et plus ému qu'il ne le voulait paraître. + +--Eh bien! reprit le comte en s'avançant vers lui et s'emparant vivement +de sa main, sauvons-la! il en est temps encore, et j'ai trouvé un moyen. +Oui!... le commandant ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même. +Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enlèverons les pavés, mais +pour un instant seulement... Qui le saura? nous transplanterons... + +--Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa main: au diable la +fleur! Elle nous a fait assez de mal à tous. À commencer par vous, qui +allez retomber malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus +bonne qu'à ça!... + +Charney lui lança un regard d'indignation et de mépris. + +--S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit Ludovic; c'est votre +affaire, à la bonne heure! mais ce pauvre homme, vous l'aurez privé de +sa fille... il ne la verra plus, et c'est à vous qu'il le doit. + +--Sa fille! comment?... s'écria le comte, ouvrant des yeux terrifiés. + +--Oui, c'est ça, comment!--continua l'autre en posant à terre son panier +de provisions, se croisant les bras et prenant l'attitude d'un homme qui +s'apprête à gourmander vertement:--On fouette les chevaux, et on ne veut +pas que la voiture roule; on lance le stylet, et on s'étonne de la +blessure! _Trondédious! o che frascheria!_ Vous avez voulu écrire à +l'empereur; vous avez écrit; c'est bien. C'est contre l'ordre du +commandant; il vous punira comme il l'entendra; rien de plus juste. Mais +il vous fallait un messager pour porter votre lettre, puisque vous ne +pouviez la porter vous-même. Ce messager, ce fut la _Giovanna_. + +--Quoi! cette jeune fille... c'est elle!... + +--Faites l'étonné. Pensiez-vous donc que votre correspondance avec +l'empereur allait avoir lieu par le télégraphe? On l'emploi à autre +chose. Tant il y a que le commandant a tout découvert... Je ne sais +comment... Par le guide sans doute; car la _Giovanna_ ne pouvait courir +seule à travers les routes. Maintenant la porte de la citadelle lui est +fermée. Elle et son père vivront séparés. À qui la faute? + +Charney se couvrit la figure de ses deux mains. + +--Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation Et sait-il?... + +--Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. Mais votre dîner +refroidit. + +Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussitôt dans le logis du +prisonnier. + +Le comte tomba accablé sur son banc. Il eut un instant la pensée d'en +finir d'un coup avec Picciola et de la briser lui-même. Mais le courage +lui faillit bientôt. Puis une lueur d'espoir brillait encore confusément +devant lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est généreusement dévouée à +sa cause, et à qui on fait si cruellement expier son zèle à secourir un +malheureux, elle est de retour. Peut-être a-t-elle pu s'approcher de +l'empereur. Oui, c'est cela! Sans doute elle a réussi, et c'est ce qui a +irrité le commandant contre elle! S'il a entre les mains l'ordre de la +délivrance de Picciola, pourquoi tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il +obéisse, si l'empereur le veut!--Oh! bénie sois tu, noble enfant! +malheureuse enfant séparée de ton père!... à cause de moi! Oh! la moitié +de ma vie, je la donnerais pour toi!... pour ton bonheur! Je la +donnerais... seulement pour qu'on te rouvrît la porte de cette prison. + + + + +VII. + + +Une demi-heure s'est à peine écoulée; deux officiers civils, revêtus de +l'écharpe nationale, accompagnés du commandant de Fénestrelle, se +présentent devant Charney et l'invitent à monter chez lui. Lorsqu'ils +furent dans sa _camera_, le commandant prit la parole. + +C'était un homme d'une forte corpulence, au front chauve et bombé, aux +moustaches épaisses et grisonnantes. Une cicatrice, partant du sourcil +gauche, lui divisait la figure en deux, et venait se terminer +inclusivement à la lèvre supérieure. Une longue redingote bleue à larges +pans, boutonnée jusqu'en haut, des bottes à revers par-dessus le +pantalon, un reste de poudre sur ses cheveux nattés de côté, des boucles +à ses oreilles, et des éperons à ses bottes (sans doute par signe +distinctif, car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences +de sa place, il était de fait le premier prisonnier de la citadelle), +tel se montrait à l'extérieur ce personnage, qui, pour toute arme, +portait une canne à la main. Commis à la garde de détenus politiques, +appartenant pour la plupart à des familles distinguées, il se piquait de +bonnes manières malgré ses fréquens accès d'emportement, et de beau +langage en dépit de certaines consonnances fâcheuses. Il se tenait le +corps droit, avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en +saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le colonel +Morand, commandant de Fénestrelle, pouvait encore passer pour ce qu'on +appelle un beau militaire. + +Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, à la tournure officielle de ses +deux compagnons, Charney crut qu'ils lui apportaient les lettres de +grâce de Picciola. + +Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait mal usé envers +lui, dans l'exercice de ses fonctions, par manque de soins ou par abus +de pouvoir. + +Ce préambule était de bon augure. Charney attesta tout ce qu'il voulut. + +--Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, tous les secours vous +ont été prodigués; s'il ne vous a pas plu de vous soumettre aux +ordonnances des médecins, la faute n'est ni à eux ni à moi. J'ai pensé +que votre convalescence s'achèverait plus facilement avec le grand air +et l'exercise, et liberté presque entière vous fut accordée d'aller et +de venir dans votre cour. + +Charney le salua, comme pour le remercier; mais l'impatience contractait +ses lèvres. + +--Cependant, monsieur, poursuivit le commandant du ton d'un homme dont +la délicatesse a été blessée, dont les égards ont été méconnus, vous +avez enfreint les lois réglementaires de la maison, que vous ne pouviez +ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre dans ma +responsibilité vis-à-vis de monsieur le gouverneur du Piémont, le +général Menou, et même vis-à-vis de l'empereur, en faisant parvenir à Sa +Majesté un placet... + +--Parvenir! Il l'a donc reçu! interrompit Charney. + +--Oui, monsieur. + +--Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'espérance. + +--Eh bien! répondit le commandant, pour ce fait seul, vous allez être +transporté dans une des loges du vieux bastion, où vous resterez au +secret durant un mois. + +--Mais enfin,--s'écria Charney, essayant de lutter encore contre la +cruelle réalité qui le dépouillait de ses dernières illusions, +--l'empereur, qu'a-t-il dit? + +--L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, lui fut-il +dédaigneusement répondu. + +Charney prit la chaise unique dont sa chambre était meublée, s'assit, et +ce qui se passa ensuite autour de lui parut à peine distraire son +attention. + +--Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications connus, vos relations +avec le dehors dévoilées, il est naturel de penser que votre +correspondance s'est étendue plus loin. Avez-vous écrit à d'autres +personnes qu'à Sa Majesté? + +Charney ne répondit pas. + +--Une visite a été ordonnée, continua le commandant d'un ton plus sec, +et ces messieurs que voici, délégués par le gouverneur de Turin, y vont +procéder sur-le-champ, en votre présence, comme le veut la loi. Avant +l'exécution de cet ordre, désirez-vous faire des révélations? Elles ne +peuvent être que favorables à votre cause. + +Même silence de la part du prisonnier. + +Le commandant fronça les sourcils; son front chauve se plissa dans toute +sa hauteur, et se tournant vers les envoyés de Menou: + +--Allons, messieurs, dit-il. + +Tous deux se mirent aussitôt en devoir de visiter depuis la cheminée et +la paillasse du lit, jusqu'à la doublure des vêtemens du comte. Pendant +ce temps, le commandant, se promenant pas à pas dans l'étroite chambre, +frappait alternativement du bout de sa canne chaque carreau du plancher, +afin de juger s'ils ne recouvraient pas quelques excavations secrètes, +destinées à recéler des papiers importons, ou même les préparatifs d'une +évasion. Il se rappelait Latude et les autres échappés de la Bastille. +Là des fossés larges et profonds, des murs de dix pieds d'épaisseur, des +grilles, des contrescarpes, des mâchicoulis, des remparts hérissés de +fer et de canons, des sentinelles à toutes les poternes, sur tous les +parapets, n'avaient rien pu contre la persévérance d'un homme armé d'une +corde et d'un clou. La Bastille de Fénestrelle était loin de pouvoir +présenter une pareille ceinture de sûreté. Depuis '96, ses +fortifications n'existaient plus qu'en partie, et à peine si quelques +soldats faisaient le guet autour de ses murailles extérieures. + +Après des recherches prolongées autant qu'il était possible de le faire +dans un pareil logis, on ne découvrit rien de suspect, sinon une petite +bouteille en verre blanc, contenant une liqueur noirâtre, sans doute +l'encre du prisonnier. + +Interrogé sur les moyens employés par lui pour se mettre en possession +de cette encre, celui-ci se tourna sur sa chaise du coté de sa fenêtre, +et se mit à promener en mesure ses doigts sur les vitres, sans répondre +autrement à la question. + +Restait à visiter la cassette. On lui en demanda la clef. Il la laissa +tomber plutôt qu'il ne la donna. + +Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans son geste ni dans +son regard. L'indignation lui montait à la gorge. La figure pourpre, les +yeux animés, se démenant dans le petit espace de la camera, il +boutonnait et déboutonnait sa redingote avec des mains tremblantes, +comme pour imposer une distraction au vif transport de colère qui +s'élevait en lui. + +Soudain, par un mouvement spontané, les deux sbires judiciaires, occupés +à l'inventaire de la cassette, la tenant d'une main, la fouillant de +l'autre, se rapprochent vivement de la fenêtre, pour mieux vérifier au +jour, et, la joie au front, s'écrient ensemble: + +--Nous tenons! nous tenons! + +Alors, tirant d'un double fond une assez grande quantité de mouchoirs, +tous noircis d'une écriture fine et serrée, ils pensent avoir découvert +les preuves d'une vaste conspiration. + +À la vue de ses précieuses archives profanées, Charney se lève, étend le +bras comme pour les ressaisir, ouvre la bouche... puis, se calmant +tout-à-coup, il se rassied et reste immobile, sans avoir prononcé un +mot. Mais ce premier élan si expressif a suffi au commandant pour lui +faire attacher une haute importance à cette capture. Par son ordre, les +mouchoirs sont déposés sur-le-champ dans des sacs étiquetés et scellés; +on confisque la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport est dressé. +Charney, invité à le signer pour en attester l'exactitude, refuse par un +geste. Acte est pris du refus, et il lui est enjoint de se rendre à +l'instant même à la loge du vieux bastion. + +Ah! combien ce qui se passait alors dans sa tête était pénible, vague, +confus! Le prisonnier atterré ne s'en pouvait rendre compte que comme +d'un sentiment de douleur dominant tous les autres. Il n'avait même pas +eu un sourire de pitié à donner au triomphe de ces hommes, si fiers +d'emporter, comme pièces de procédure, comme preuve d'un complot, ses +observations sur sa plante! Il allait être à jamais séparé de ses +souvenirs! L'amant à qui l'on enlève les lettres et le portrait d'une +maîtresse adorée qu'il ne doit plus revoir peut seul comprendre +l'angoisse profonde du prisonnier. Pour sauver Picciola, il a compromis +son orgueil, son honneur; il a brisé le coeur d'un vieillard et +l'existence d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattaché à la vie, +rien ne lui reste, pas même ces lignes tracées par lui, et qui +résumaient ses saintes études! + + + + +VIII. + + +L'intercession de Joséphine n'avait donc pas été aussi puissante qu'elle +promettait de l'être d'abord? Non. Après sa douce plaidoirie en faveur +de la plante et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant +la missive entre les mains de Napoléon, celui-ci se rappela les +singulières distractions, offensantes pour son orgueil, que +l'impératrice avait eues le matin même, durant les cérémonies guerrières +de Marengo, et la signature de Charney redoubla la fâcheuse impression +qu'il en ressentit. + +--Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle comédie +prétend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! Il me semble entendre +encore Marat s'extasier sur les beautés de la nature champêtre, ou voir +Couthon se présenter à la Convention avec une rose à sa boutonnière! + +Joséphine voulut élever la voix, et réclamer contre ce titre de jacobin, +si légèrement donné au noble comte; mais, dans ce moment, un chambellan +vint prévenir l'empereur que messieurs les généraux, ainsi que les +ambassadeurs et députés des provinces italiennes, l'attendaient dans le +salon de réception. Il se hâta de les rejoindre; et, inspiré bien plus +par leur présence que par le contenu de la pétition, il prit occasion du +nom du pétitionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre les +idéologues, les philosophes; revenant encore sur les jacobins, qu'il +saurait bien, disait-il, mater et amener à merci!--Et il élevait la voix +d'un ton de résolution et de menace, non qu'il fût aussi vivement animé +qu'il le faisait paraître; mais, habile à profiter des circonstances, il +voulait que ses paroles fussent entendues et répétées, surtout par +l'ambassadeur prussien, présent à cette assemblée. C'était son acte de +divorce avec la Révolution qu'il proclamait là! + +Pour complaire au maître, chacun renchérit sur ses discours. Le général +gouverneur de Turin surtout, Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plutôt +reniant ses anciennes convictions, se répandit en brusques attaques +contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de France, et ce +fut bientôt, dans le cercle impérial, un chorus unanime d'imprécations +virulentes contre les conspirateurs, les révolutionnaires, les jacobins, +tel, que Joséphine se sentit troublée un instant devant ce terrible +orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa terreur, elle s'approcha +de l'oreille de Napoléon; et d'une voix demi-railleuse. + +--Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il ne s'agit ni de +jacobins ni de révolutionnaires, mais d'une pauvre fleur qui n'a jamais +conspiré contre personne. + +L'empereur haussa les épaules. + +--Croit-on me duper par de pareilles sornettes? s'écria-t-il. Ce Charney +est un homme dangereux, mais non pas un niais! La fleur est le +prétexte... le but l'enlèvement des pavés. C'est une évasion qu'il +prépare, sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment cet homme +a-t-il pu écrire sans que sa demande passât par les mains du commandant? +Est-ce ainsi que la surveillance s'exerce dans les prisons d'état? + +L'impératrice essaya encore de défendre sa protégée: + +--Laissons cela, madame! dit le maître. + +Et Joséphine, interdite, découragée, se tut, et baissa les yeux sous le +regard qu'il venait de lui adresser. + +Menou, gourmandé par l'empereur, n'avait pas ménagé les reproches au +colonel-commandant de la citadelle de Fénestrelle; et celui-ci, à son +tour, s'était hâté de sévir contre les prisonniers auxquels il devait +d'avoir reçu de si vertes réprimandes. + +Déjà séparé de sa fille, qui, le coeur plein d'espoir, n'avait revu les +donjons de la forteresse que pour recevoir l'ordre de quitter +sur-le-champ le territoire de Fénestrelle et de n'y plus reparaître, +Girhardi avait, le matin même, été soumis, comme Charney, à une visite +domiciliaire; mais il n'en était rien résulté de compromettant pour lui. + +Quant au comte, des émotions plus pénibles que l'enlèvement de ses +manuscrits lui étaient encore réservées. + +Lorsque, pour se rendre à la loge du bastion, il fut descendu dans le +préau, à la suite du commandant et de ses deux acolytes, soit que le +colonel Morand n'y eût prêté nulle attention en arrivant, soit plutôt +qu'il se voulût venger du silence obstiné de Charney durant la visite, +sa colère sembla redoubler à la vue des frêles échafaudages élevés +autour de la plante. + +--Qu'est-ce que tout cela? dit-il à Ludovic, accouru aussitôt sur son +ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez les prisonniers? + +--Ça, mon colonel? répond avec une sorte de grognement et d'hésitation +le geôlier, retirant d'une main sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte +l'autre à son bonnet, comme au salut militaire:--c'est la plante que +vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres maladies. + +Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire au mouvement +précédent, il laissa glisser sa main droite le long de sa poitrine, +jusqu'à sa cuisse, et la gauche, en se relevant, remit la pipe à sa +place habituelle. + +--Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces messieurs, les +chambres et les préaux de la citadelle deviendraient des jardins, des +ménageries, des boutiques, et se transformeraient en champ de foire! +Allons! faites disparaître cette mauvaise herbe, ainsi que tout ce qui +l'entoure! + +Ludovic regarde tour à tour la plante, Charney, le commandant; il veut +murmurer quelques mots de justification. + +--Taisez-vous! lui crie ce dernier, et obéissez sur-le-champ! + +Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa bouche, l'éteint, la +secoue, la dépose sur l'un des rebords de la muraille, et se prépare à +exécuter l'ordre. + +Il ôte sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se donner du +courage. Tout-à-coup, comme s'il se fut retrempé à la colère de son +chef, il saisit, il enlève les nattes et les paillassons; il les +déchire, il les disperse dans la cour avec une sorte d'emportement. +Vient le tour des étais qui servaient à les soutenir; il les arrache +l'un après l'autre, les brise sur son genou, les jette à ses pieds. Il +semble, à le voir, que son ancienne affection pour Picciola s'est +changée en haine, et que lui aussi a une vengeance à exercer. + +Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les yeux avidement fixés +sur sa plante, mise à découvert, comme si son regard devait la protéger +encore. + +La journée avait été fraîche, le ciel nuageux; la tige s'était redressée +depuis la veille, et du sein des branches flétries sortaient de petits +rameaux verdoyans. On eût dit que Picciola prenait des forces pour +mourir! + +Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde réel et son monde d'illusions, le +pivot sur lequel tournait sa vie, l'axe qui faisait rayonner sa pensée, +elle ne sera plus! Et lui, pauvre captif dont la Providence avait +suspendu l'expiation, il lui va donc falloir s'arrêter dans son vol vers +les sphères de la vraie science! Comment occupera-t-il ses tristes +loisirs maintenant? Qui remplira les vides de son coeur? Picciola, le +désert peuplé par toi redevient le désert! Plus de projets, plus +d'études, plus de songes enivrans, plus d'observations à inscrire, plus +rien à aimer! Oh! que sa prison à lui sera étroite! que l'air qu'on y +respire y sera lourd! Ce n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola! +Quoi! ce rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chassé loin de lui les +démons malfaisans dont il était obsédé, il ne sera plus là pour le +défendre contre lui-même! Le philosophe incrédule et désenchanté +devra-t-il vivre encore de son ancienne vie, avec ses pensées amères, et +face à face avec le néant?--Non! plutôt mourir que de rentrer dans cette +nuit froide d'où elle m'a tiré! + +En ce moment, Charney vit comme une ombre apparaître à la petite fenêtre +grillée. C'était le vieillard. + +--Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai privé de sa +fille! Il vient jouir de mon tourment, me maudire, sans doute! N'en +a-t-il pas le droit? et qu'est donc mon malheur près de son désespoir? + +Lorsqu'il se tourna de ce côté, il l'aperçut étreignant les barreaux de +ses mains débiles, tremblantes d'émotion. Charney n'osait lever le front +pour crier grâce du coeur à ce seul homme dont il eût voulu conserver +l'estime; il craignait de trouver sur cette noble figure le signe mérité +du reproche ou celui du dédain; et, quand leurs yeux se rencontrèrent, +au regard plein de tendre compassion que lui adressa le pauvre père, +oublieux de ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon +d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond des entrailles, et deux +larmes, les seules qu'il eût jamais répandues, jaillirent de sa +paupière. + +Ces larmes lui étaient douces; mais un reste de fierté les lui fit +essuyer vivement. Il craignit d'être soupçonné d'une lâche faiblesse par +ces hommes dont il était entouré. + +De tous les témoins de cette scène, les deux sbires seuls, spectateurs +indifférens, ne semblaient rien comprendre à ce drame auquel ils +assistaient. Ils examinaient tour à tour le prisonnier, le vieillard, le +commandant, le geôlier, s'étonnaient des émotions vives et diverses +empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient tout bas si quelque +cachette importante ne devait pas exister sous cette herbe si bien +barricadée. + +Cependant l'oeuvre fatale s'achevait. Excité par le colonel, Ludovic +avait essayé d'enlever les appuis du banc rustique; mais ils opposaient +résistance. + +--Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel. + +Ludovic en prit un; il lui échappa des mains. + +--Finissons-en, morbleu! répéta l'autre. + +Du premier coup, le banc craqua; au troisième, il était abattu. Alors +Ludovic se courba vers la plante, seule restée debout au milieu des +débris. + +Le comte était hâve, défait; la sueur ruisselait de son front. + +--Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va mourir! s'écria-t-il +enfin, redescendu encore une fois à l'état de suppliant. + +Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, à son tour, ne répondit +rien. + +--Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la briser! je veux +l'arracher moi-même! + +--Je vous le défends! dit le commandant avec sa forte voix, et il +étendit sa canne devant Charney, comme pour placer une barrière entre le +prisonnier et sa compagne. Alors, sur son geste impératif, Ludovic +saisit Picciola de ses mains pour la déraciner du sol. + +Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses yeux sur elle. + +Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la séve continuait +de monter, une petite fleur venait de s'entr'ouvrir brillante et +nuancée. Déjà les autres pendaient abattues sur leurs pédoncules brisés. +Seule elle avait vie encore, seule elle n'était point froissée, +comprimée, étouffée, entre les mains larges et rudes du geôlier. Sa +corolle, à peine voilée de quelques feuilles, s'épanouissait, tournée +vers Charney. Il en crut sentir les parfums, et, les paupières humides +de larmes, il la vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer. + +L'homme et la plante échangeaient un dernier regard d'adieu. + +Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts s'agitaient autour +d'un faible végétal, des hommes étaient apparus soudain dans cette cour +de prison, où le ciel ne jetait alors que des teintes sombres et +blafardes, au tableau qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces gens +de justice, revêtus de leurs écharpes tricolores, de ce chef militaire +dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils pas cru assister à +quelque exécution secrète et sanglante, où Ludovic jouait le rôle du +bourreau, et Charney celui du criminel à qui l'on vient de lire sa +sentence? Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, ils viendront! +ils viennent! les voilà! + +L'un, c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, un page de +l'impératrice. La poussière qui les couvre dit assez qu'ils ont fait +bonne diligence pour arriver. + +Il était temps! + +Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, relève la +tête, et Charney et lui se regardent, pâles tous les deux! + +L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du gouverneur de Turin; +le colonel en prit connaissance, parut saisi d'un mouvement +d'hésitation, fit deux tours dans le préau en agitant sa canne, compara +le message qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait reçu la +veille; puis enfin, après avoir, à plusieurs reprises, fait monter et +descendre ses sourcils en témoignage de grand étonnement, il affecta un +air semi-courtois, se rapprocha de Charney, et déposa gracieusement +entre ses mains la lettre du général. + +Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit: + +«Sa majesté l'empereur et roi vient de me transmettre l'ordre, monsieur +le commandant, de vous faire savoir qu'il consent enfin à la demande du +sieur Charney, relative à la plante qui croît parmi les pavés de sa +prison. Ceux qui la gênent seront enlevés. Je vous charge de veiller à +l'exécution du présent ordre, et de vous entendre à ce sujet avec le +sieur Charney.» + +--Vive l'empereur! cria Ludovic. + +--Vive l'empereur! murmura une autre voix qui semblait sortir de la +muraille. + +Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de la hanche sur sa +canne, pour se donner un maintien; les deux hommes en écharpe, ne +pouvant encore trouver le mot de tout ceci, semblaient confondus, et +cherchaient en eux-mêmes par quels moyens ils rattacheraient ces +événemens à la conspiration rêvée par eux, l'aide de camp et le page se +demandaient pourquoi on les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier +s'adressant à Charney: + +--Il y a une apostille de l'impératrice, lui dit-il. + +Et Charney lut sur la marge: + +«Je recommande M. de Charney aux bons soins de M. le colonel Morand. Je +lui serai particulièrement reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire +pour adoucir la position de son prisonnier. + +«_Signé_ JOSÉPHINE.» + +--Vive l'impératrice! cria Ludovic. + +Charney baisa la signature, et tint quelques instans le message sur ses +yeux. + + + + +LIVRE TROISIÈME + + + + +I. + + +Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa courtoisie envers le +protégé de sa majesté l'impératrice et reine. Non seulement Charney +n'alla point occuper la loge du bastion, mais on l'autorisa à +reconstruire les échafaudages et les abris dont plus que jamais +_Picciola_ languissante, à demi transplantée, réclamait le secours. Les +fureurs du colonel Morand contre l'homme et la plante s'étaient si bien +calmées, que, chaque matin, Ludovic venait de sa part demander au +prisonnier s'il n'avait rien à désirer, et comment se portait _la +Picciola_. + +Usant de cette bonne volonté, Charney obtint de sa munificence des +plumes, de l'encre, du papier, afin de relater sur de nouveaux frais, +par le souvenir, ses études et ses observations de physiologie végétale; +car la lettre du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête +et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient emporté ses archives +sur toile, et, après un examen approfondi, déclarant _ne pouvoir, malgré +leurs efforts, trouver la clef de cette correspondance_, ils avaient +dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, pour y être +commenté, analysé, déchiffré, par de plus habiles et de plus experts +qu'eux. + +Une privation autrement importante, car il n'y put suppléer aussi +facilement, fut encore imposée à Charney. Le commandant, punissant +Girhardi des reproches adressés à lui par le général Menou sur son +défaut de surveillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie de +la forteresse, où il ne pouvait communiquer avec personne. Cette +séparation, qui jetait le vieillard dans un complet isolement, retombait +sur le coeur de Charney comme un remords, et paralysait l'effet des +faveurs du colonel. + +Il passait une grande partie de sa journée les yeux attachés sur la +grille et sur la petite fenêtre close. Il y croyait voir encore le bon +vieillard au moment où, avec effort, passant son bras à travers les +barreaux inférieurs, il avait essayé vainement de lui faire toucher une +main amie; il voyait sa supplique à l'empereur frôler le mur et remonter +jusqu'à cette grille au bout d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi, +de Girhardi à Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces +barreaux, brillait et s'animait de nouveau ce regard de pitié et de +pardon qu'il l'était venu soutenir récemment au milieu de ses angoisses, +et il entendait ce cri de joie sortir d'un coeur brisé quand la grâce de +Picciola était enfin venue! + +Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de cette +tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à Charney, seuls ils ont +été punis, punis cruellement! Pauvre père! pauvre jeune fille! + +Elle aussi se montrait souvent à lui, à cette même place, où il l'avait +vue apparaître un instant, au sortir de ce rêve pénible qui lui +prédisait la mort de sa plante. Alors, dans le trouble de ses idées, il +lui avait semblé découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses +songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir aujourd'hui. + +Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces visions, quelque +chose s'agita derrière le vitrage terne et dépoli; on ouvrit la petite +fenêtre; une femme se montra à la grille. Elle avait la peau brune et +terreuse, un goître énorme, et des yeux avares et méchans. C'était la +femme de Ludovic. + +Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien. + + + + +II. + + +Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, largement encadrée +dans ses pavés, Picciola réparait ses désastres, se redressait, et +sortait triomphante de toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses +fleurs néanmoins, à l'exception de la petite fleur, qui, la dernière, +s'était ouverte au bas de la tige. + +Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se gonflait, qui +mûrissait dans le calice, Charney pressentait de nouvelles et sublimes +découvertes, et rêvait même au _Dies seminalis_, à la fête des +semailles! Car maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que +suffisant pour Picciola; elle peut devenir mère, et voir ses filles +croître sous son ombre! + +En attendant ce grand jour, il est possédé du désir de connaître le nom +véritable de cette compagne avec laquelle il a passé de si doux instans. + +--Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, la pauvre enfant +trouvée, ce nom dont la science ou l'usage l'ont dotée d'avance, et +qu'elle porte en communauté avec ses soeurs des plaines ou des +montagnes! + +Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui parla du désir qu'il +avait de posséder un ouvrage de botanique. Sans se refuser à sa demande, +l'autre, voulant mettre sa responsabilité à couvert, songea d'abord à +obtenir l'autorisation du gouverneur du Piémont; et Menou non seulement +s'empressa de la lui donner complète, mais encore il lui envoya, de la +bibliothèque de Turin, une masse énorme de volumes, pour aider le +prisonnier dans ses recherches.--_Espérant_, écrivait-il, _que S. M. +l'impératrice et reine, très-versée elle-même dans ce genre de +connaissances, comme dans bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir +le nom de cette fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée._ + +À la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, ployant sous le +faix, Charney sourit. + +--Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, pour contraindre +la fleur à me dire son nom? + +Néanmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il pose encore une fois +sa main sur des livres. Il les feuillète avec ce frémissement d'amour +qu'il avait ressenti naguère, quand le savoir était pour lui chose +mystérieuse et désirable! Depuis si long-temps, il n'a pu promener ses +yeux sur des caractères d'imprimerie! Déjà dans sa tête fermentait un +projet d'études saintes et douces! + +--Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai botaniste! Là, +plus de ces controverses scolastiques et pédantesques qui vous égarent +au lieu de vous éclairer. La nature doit se montrer la même à tous ses +disciples, toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique +nue! + +Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant aussi à eux +leurs titres et leurs noms. C'étaient le _Species plantarum_ de Linnée, +les _Institutiones rei herbariæ_ de Tournefort, le _Theatrum botanicum_ +de Bauhin, puis la _Phytographia_, la _Dendrologia_, l'_Agrostographia_, +de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; puis d'autres livres, écrits +en français ou en italien. + +Quoique un peu effrayé de cet appareil tout scientifique, Charney ne se +découragea pas, et, pour se préparer à des recherches plus sérieuses, il +ouvrit tout d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au hasard, +dans la table, les plus charmantes dénominations que puisse porter un +végétal. + +Qu'il eût voulu se trouver le maître de choisir dans ce calendrier +floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, Bromelia, Celosia, Coronilla, +Euphrasia, Helvella, Passiflora, Primula, Santolina, ou tout autre nom +doux à la lèvre, harmonieux à l'oreille! + +La crainte lui vient tout-à-coup dans l'esprit que sa plante ne porte, +avec un nom bizarre et disgracieux, une termination masculine ou neutre, +ce qui eût brouillé toutes ses idées à l'égard de son amie, de sa +compagne. + +Que deviendrait la jeune fille de ses rêves, s'il allait falloir lui +appliquer une désignation comme _Rumex obtusifolius_, ou _Satyrium +hyoscyamus_, ou _Gossypium_, _Cynoglossum_, ou _Cucubalus_, _Cenchrus_, +_Buxus_! ou même quelque nom français, plus barbare encore, tel que +Arrête-boeuf, Attrape-mouche, Herbe à pauvre homme, Bec de grue, +Casse-lunette, Dent de chien, Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y +aurait-il pas là de quoi le désenchanter à jamais? Non! il ne risquera +point une semblable épreuve! + +Malgré lui, pourtant, il reprenait tour à tour chaque volume, l'ouvrait, +le feuilletait de nouveau, s'extasiant devant les merveilles +innombrables de la nature, s'irritant contre l'esprit systématique des +hommes, qui, de cette étude jusque alors si attrayante pour lui, avaient +fait la science la plus rude, la plus technique, la plus embrouillée de +toutes les sciences! + +Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa plante pour arriver +à connaître son nom; il n'y put réussir. Dans le chaos de tant de mots +étranges, rejeté d'un système à l'autre, égaré au milieu de cette lourde +et vaste synonymie, véritable filet de Vulcain, qui couvre la botanique +d'un réseau comme pour cacher ses charmes, et pèse sur elle au point de +l'étouffer, en vain il consulta tous ses auteurs les uns après les +autres, descendant de la classe à l'ordre, de l'ordre à la famille, de +la famille au genre, du genre à l'espèce; sans cesse il perdait la +trace, et finissait toujours par maudire ses guides infidèles, qui +souvent n'étaient d'accord entre eux ni sur les caractères généraux, ni +même sur l'usage et la dénomination de chacune des parties du +végétal![2] + + [2] Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singulière + divergence d'opinions entre les botanistes. Pour les _Asclépiades_ + (famille des _Apocynées_), Linnée regarde les écailles comme les + étamines; Adanson prend les cornets pour les filamens des étamines, + et les écailles pour les anthères; Jacquin pense que les anthères + sont enfermées dans les loges des écailles; Desfontaines regarde les + corpuscules noirs comme les vraies anthères, Richard comme des + stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les écailles comme des + étamines, et les deux loges de leur face interne comme des anthères. + (Voyez la _Flore française_, t. III. p. 668.) + +Au milieu de ces investigations mille fois renouvelées, la petite fleur, +la fleur unique, interrogée pétale par pétale, fouillée jusque dans son +calice, se détacha tout-à-coup sous la main de l'analyseur, du +disséqueur, et tomba, emportant avec elle les projets d'étude sur la +graine, l'espoir des semailles, et la maternité de Picciola! + +Charney demeura consterné; et après un long silence, apostrophant d'une +voix émue et d'un regard courroucé les livres qu'il tenait encore +ouverts sur ses genoux: + +--Elle se nomme Picciola! s'écria-t-il, rien que Picciola, la plante du +prisonnier, sa consolatrice, son amie! Qu'a-t-elle besoin d'un autre +nom, et que voulais-je donc savoir? Insensé! quoi! contre cette soif de +connaître, n'est-il donc pas un remède certain, et n'en peut-on guérir? + +Dans un mouvement de colère, saisissant l'un après l'autre les livres +qu'il avait devant lui, il les lança vivement contre terre. Un petit +papier sortit des feuillets de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney +le ramassa aussitôt. Il contenait quelques mots, récemment tracés, et +d'une écriture de femme. Il lut ce qui suit: + +_Espérez, et dites à votre voisin d'espérer, car ni lui ni vous, je ne +vous oublie._ + +(_Évangile selon saint Matthieu_.) + + + + +III. + + +Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le sens ne pouvait +être douteux, car parmi les femmes une seule avait été pour lui tout +coeur et tout dévouement: et cette femme, il l'avait à peine entrevue, +pensait-il, il ignorait le son de sa voix; et si tout-à-coup elle se fût +présentée devant lui, il ne l'eût pu reconnaître sans doute. Mais par +quel moyen, trompant la vigilance de ses argus, a-t-elle pu lui faire +parvenir ces lignes?--_Dites à votre voisin d'espérer_. Pauvre fille, +qui n'osait nommer son père! Pauvre père, à qu'il ne pourra même montrer +le souvenir de sa fille! + +En songeant à ce bon vieillard, dont il avait comblé le malheur, dont il +lui était interdit d'adoucir la peine, Charney se sentait navré de +regrets, et au milieu de ses nuits sans sommeil, l'idée de Girhardi +venait l'assaillir douloureusement. + +Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutumé se fit entendre au-dessus +de lui, dans la chambre de l'étage supérieur, jusque là restée vide, et +lui tint l'esprit rempli de conjectures plus bizarres les unes que les +autres. + +Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air affairé, et +quoiqu'il essayât de contraindre ses traits à la discrétion, ses yeux +brillans et animés annonçaient une grande nouvelle. + +--Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il passé là-haut cette +nuit? + +--Oh! rien, _signor conte_, rien; sinon qu'il nous est arrivé d'hier une +recrue de prisonniers et que les logemens vacans vont cesser de l'être. +Oui, poursuivit-il avec un ton emprunté de commisération, il vous va +falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon de +captivité; mais rassurez-vous, nous ne recevons ici que de braves +gens... Quand je dis braves gens, reprit-il aussitôt: c'est-à-dire qu'il +n'y a pas de voleurs parmi eux! Mais tenez, voilà le _nouveau_ qui vient +vous faire sa visite d'installation. + +À cette annonce inattendue, Charney s'était levé, saisi de surprise, ne +sachant s'il devait se réjouir ou s'affliger de ce changement, quand +soudain il vit entrer dans sa chambre... Girhardi! + +Tous deux se regardèrent comme s'ils doutaient encore de la réalité de +cette rencontre, et au même instant leurs mains, pressées et confondues, +témoignèrent du plaisir qu'ils éprouvaient à se revoir. + +--Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la connaissance sera +bientôt faite; et il sortit, les laissant tous deux en extase l'un +devant l'autre. + +Après un moment de silence:--Qui donc nous a réunis? dit Charney. + +--C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment m'y tromperais-je? +Tout ce qui m'arrive d'heureux dans la vie ne me vient-il pas d'elle? + +Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains pressèrent de +nouveau avec force celles du vieillard. Enfin, tirant de sa cassette un +petit papier, il le lui présenta:--Connaissez-vous cette écriture? + +--C'est la sienne! s'écria Girhardi; c'est celle de ma fille! de ma +Teresa! Non, elle ne nous a pas oubliés, et sa promesse n'a pas tardé à +se réaliser, puisque nous voilà réunis tous deux. Mais comment ce billet +vous est-il parvenu? + +Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irréfléchi, il fit un +geste comme pour rentrer en possession du billet; mais voyant Girhardi +le tenir entre ses mains tremblantes d'émotion, le lire lentement, mot +par mot, lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne lui +appartenait plus, et il en éprouva au fond du coeur un vif sentiment de +regret, qu'il ne sut comment s'expliquer à lui-même. + +Les premiers momens passés, quand ils eurent épuisé à l'égard de Teresa +toutes leurs conjectures sur son sort, et sur le lieu habité par elle, +Girhardi, promenant ses yeux avec un sentiment naïf de curiosité sur le +logement de son hôte, s'arrêta devant chacune des inscriptions de la +muraille. Deux d'entre elles avaient été modifiées déjà; il comprit +l'influence de la plante, et s'expliqua aussitôt le rôle important +qu'elle avait dû jouer près du prisonnier. À son tour il prit un +charbon. Une des sentences contenait ces mots: + +_Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, ils se tiendront +dessous: les uns près des autres, mais sans liens entre eux. Pour les +corps, ce monde est une arène populeuse, où l'on se heurte de tous +côtés; pour les coeurs, c'est un désert._ + +Il ajouta: + +_Si l'on n'a pas un ami!_ + +Puis, se retournant doucement vers son compagnon, il lui tendit les +bras. + +Encore ému des pensées qui venaient de l'agiter, le coeur palpitant, les +yeux humides, Charney s'y précipita, et tous deux scellèrent ce saint +pacte d'amitié par une étreinte vive et prolongée. + +Le lendemain, ils déjeunaient ensemble, en tête-à-tête, dans la _camera_ +du premier étage, l'un assis sur le lit, l'autre sur la chaise, ayant +entre eux la petite table sculptée, supportant alors, avec la double +ration de la prison, une belle truite du lac, des écrevisses de la +Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et un appétissant +morceau de ce délicieux fromage de Millesimo, connu dans toute l'Italie +sous le nom de _Rubiola_. C'était là un festin pour des captifs! Mais +Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant de complaisance, +depuis de nouveaux ordres reçus. + +Une causerie pleine de confiance et de douceur s'établit entre les deux +amis. Jamais Charney n'a si bien et si long-temps savouré les plaisirs +de la table; jamais repas ne lui a semblé si succulent. C'est que, si +l'exercice et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement au +brouet noir des Spartiates, la présence et la conversation d'un ami +ajoutent mieux encore au goût des mets les plus fins. + +Bientôt les confidences suivirent leur cours. Ils s'aimaient déjà si +bien tous deux, quoique se connaissant à peine! Sans y être autrement +excité, sans hésitation, sans préambule, seulement comme exécution de ce +contrat d'amitié passé la veille, Charney raconta les travaux +orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. Le vieillard prit +la parole à son tour, et confessa de même les premières erreurs de sa +vie. + + + + +IV. + + +Girhardi était né à Turin, où son père possédait de vastes manufactures +d'armes. Le Piémont a de tout temps servi de passage aux marchandises et +aux idées qui vont de France en Italie, comme aux idées et aux +marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il reste toujours +quelque chose en route. Le vent de France avait soufflé sur son père; il +était philosophe, voltairien, réformiste; le vent d'Italie avait soufflé +sur sa mère; elle était dévote à l'excès. Quant à lui, pauvre enfant, +les aimant, les respectant, les écoutant tous deux avec la même +confiance, il devait nécessairement participer des deux natures; c'est +ce qui lui arriva. Républicain dévot, il rêvait le règne de la religion +et de la liberté, alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait à +sa manière, et il avait vingt ans. On était jeune alors à cet âge. + +Il ne tarda pas à donner des gages aux deux partis. + +Dans ce temps, la noblesse piémontaise jouissait de certains priviléges +fort humilians pour les autres classes de la société. Ses membres seuls, +par exemple, pouvaient se montrer en loge au spectacle, et, le +croirait-on, danser dans un bal public! car la danse était alors réputée +exercice aristocratique, et les bourgeois n'y devaient assister que +comme spectateurs. + +À la tête d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, Giacomo Girhardi +brava publiquement un jour ce singulier privilége. Il ne craignit pas +d'établir un quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les +danseurs gentilhommes s'indignèrent; danseurs et spectateurs plébéiens +poussèrent un cri terrible en réclamant _la danse pour tous_! À cette +clameur séditieuse, d'autres cris de liberté succédèrent, et, dans le +tumulte qui s'ensuivit, après vingt cartels proposés et refusés, non par +lâcheté, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, emporté par la fougue de +son âge et de ses idées, appliqua un soufflet sur la joue du plus fier +et du plus haut titré de ses adversaires. + +L'insulte était grave. La puissante famille de San-Marsano jurait de se +venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, ceux même de l'Annonciade, +toute la noblesse du pays enfin, qui, dans le péril, ne fait qu'un +corps, semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit offensé +pour son propre compte. + +Par l'ordre de son père, Giacomo se réfugia chez un de ses parens, curé +d'un petit village de la principauté de Masserano, aux environs de +Bielle. Mais malgré sa fuite, il fut condamné par contumace à cinq ans +d'exil hors de Turin. + +L'importance maladroite donnée à cette affaire, qu'on nomma la +conspiration dansante, grandit Giacomo aux yeux de ses compatriotes. Les +uns le regardèrent comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de +ces novateurs dangereux qui rêvaient encore l'indépendance du Piémont; +et tandis qu'à la cour on signalait le donneur de soufflets comme l'un +des membres les plus actifs du parti démocratique, le pauvre petit +factieux servait tranquillement la messe au village, et ne sortait point +de l'église où il venait de communier saintement. + +Ce terrible début d'une vie qui devait s'écouler si calme, influa bien +long-temps sur le sort de Giacomo Girhardi. Le vieillard paya chèrement +les folies du jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat +prétendu contre le premier consul, ses accusateurs ne manquèrent pas de +faire valoir le jugement qui l'avait atteint déjà comme perturbateur et +républicain effréné. + +À compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, Giacomo, laissant +s'éteindre entièrement cet amour de l'égalité que son père avait fait +naître en lui, vit se développer de plus en plus au contraire les +sentimens religieux qu'il tenait de sa mère. Il les porta bientôt à +l'excès, et son parent, brave et digne ecclésiastique, dont l'esprit +peut-être manquait d'étendue, mais dont l'âme était noble et les +convictions sincères, au lieu de chercher à calmer en lui ce +commencement d'exaltation, l'excita, espérant faire pour lui de +l'humilité chrétienne un bouclier contre la vivacité de son caractère. +Plus tard, il comprit lui-même l'imprudence de son calcul. Giacomo +n'avait plus qu'un désir, ne formait plus qu'un voeu, celui d'être +prêtre. + +Pour parer à ce coup, qui les eût privés de leur fils unique, son père +et sa mère le rappelèrent auprès d'eux, et, s'appuyant sur la vive +tendresse qu'il leur conservait, ils firent tant qu'ils le décidèrent, +ou plutôt le contraignirent, à force de supplications et de larmes, à se +marier. + +Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna d'abord bien autrement +qu'on ne s'y attendait. Il vécut avec sa femme comme avec une soeur. +Elle était jeune et belle, et ressentait pour lui la plus tendre +affection. Il se servit de son influence sur son coeur, il usa de son +éloquence naturelle et passionnée, non pour lui faire comprendre le +bonheur du ménage, mais les douceurs de la vie religieuse. Il y réussit +complètement, si bien qu'après une année passée pour eux dans une union +chaste comme celle des anges, la jeune épouse se retira dans un couvent, +et lui, il retourna dans les environs de Bielle. + +À peu de distance du village qu'il habitait, se dresse une chaîne de +hauteurs, dernier embranchement des Alpes pennines. À la base du _monte +Mucrone_, le pic le plus élevé de ces montagnes, une petite vallée, +s'enfonçant tout-à-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, hérissée de +rochers, bordée de précipices, semble de loin répondre à la description +que Virgile et Dante nous font des bouches de l'enfer. Mais à mesure +qu'on s'en approche, les rochers se montrent parés d'une belle verdure, +plaisante à la vue, les précipices offrent des versans en pente douce, +où des arbustes fleuris s'échelonnent en petites collines charmantes, +couvertes de bosquets naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux +rayons de soleil, tour-à-tour blanche, rose, violacée, finit par +s'évanouir tout-à-fait. Alors on aperçoit, au fond de la jolie vallée, +un lac de cinq cents pas de largeur, alimenté par des sources, et d'où +sort, en murmurant, la petite rivière d'Oroppa, qui va, à quelque +distance de là, ceindre un des mamelons de la chaîne, au sommet duquel +s'élève une église consacrée à grands frais à la Vierge Marie par la +piété des peuples. Cette église est la plus célèbre du pays. + +Si l'on en croit la légende, saint Eusèbe, à son retour de la Syrie, +déposa dans cet endroit isolé la statue en bois de la Vierge, sculptée +par saint Luc l'évangéliste, et qu'il voulait soustraire aux +profanations des ariens. + +Eh bien! dans cette petite vallée, sur la pointe de ces rochers, sur les +versans de ces précipices, sur les bords de ce lac et de cette rivière, +sur cette montagne, dans cette église, au pied de cette statue, Giacomo +Girhardi passa encore cinq années de sa vie, oubliant le monde entier, +ses amis, sa famille, sa femme, sa mère, pour la Vierge d'Oroppa! + +Ignorant que la crédulité n'est pas la croyance, que la superstition +mène à l'idolâtrie, et que tous les excès éloignent de Dieu, ce n'était +pas la Marie céleste, la mère du Christ, qu'il adorait, c'était sa +Vierge à lui! sa Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits +s'écoulaient à prier, à pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires, +car son coeur était celui d'un enfant. En vain, son parent, le bon curé, +s'alarmant de plus en plus de cette trop vive ferveur, cherchait à le +ramener à la raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de +cette ardente et dangereuse préoccupation, il lui proposa de visiter +d'autres lieux où la Vierge était honorée: qu'importaient à Giacomo +Notre-Dame de Lorette et Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'était +que l'objet matériel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu, +qu'il adorait, et non la sainte femme représentée là si indignement! + +Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur que pour gagner en +étendue. + +La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cortége de saints et de +saintes. + +Sur eux Giacomo avait distribué tous les pouvoirs célestes, toutes les +attributions de la divinité. À l'un, il demandait de dissiper les nuages +chargés de grêle, qui parfois, des hauteurs du _Monte-Mucrone_, +descendaient sur sa montagne; à l'autre, d'adoucir les regrets de sa +mère ou de soutenir sa femme dans ses épreuves; à celui-ci, de veiller +sur son sommeil; à celui-là, de le défendre contre le tentateur; ainsi +du reste; et sa dévotion devenait un polythéisme impur, et sa montagne +d'Oroppa un Olympe, où Dieu seul n'avait pas sa place. + +S'imposant les privations et les pénitences les plus rudes, il jeûnait, +il se macérait, restait parfois jusqu'à trois jours sans prendre de +nourriture, et il tombait dans des faiblesses honorées par lui du nom +d'extases. Il avait des visions, des révélations; comme certains +quiétistes, à force de dompter sa nature matérielle, il croyait être +parvenu à rendre son âme visible, et il conversait avec elle, et sa +santé se détruisait, sa raison se perdait; il était fou! + +Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner d'aller +convertir des Vaudois hérétiques, dont quelques débris existaient +encore, non loin de lui, dans le Valais. Il se mit en route, traversa +les pays arrosés par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du +côté du mont Rosa; mais soudainement enfermé par l'hiver au milieu d'une +peuplade de pâtres, il lui fallut passer plusieurs mois abrité sous le +vaste toit d'un chalet; car les neiges amoncelées avaient obstrué tous +les passages. + +Ce chalet, appelé dans le pays _las strablas_, ou les étables, était un +carré long de cinq cents pieds d'étendue, ouvert seulement du côté du +sud, et fermé, calfeutré, dans ses autres parties, de fortes planches de +sapin, liées entre elles par des gommes, des résines, des mousses et des +lichens. Dans la saison rigoureuse, hommes, femmes, enfans, troupeaux, +tout s'y réunissait sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au +centre de l'habitation, un foyer sans cesse alimenté y faisait bouillir +à grands flots une énorme chaudière où, tour à tour, et parfois +ensemble, s'apprêtaient pour la communauté, les légumes secs, le lard, +le mouton, les quartiers de chamois et les côtelettes de marmottes, +qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de châtaignes, et, en +guise de vin, d'une liqueur aigre-douce composée de busserolles et +d'airelles fermentées. + +Là, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux et des enfans, les +fromages à préparer, le chanvre à filer, des instrumens aratoires à +fabriquer, pour forcer plus tard, durant le rapide été de ces climats, +les rochers à produire, les vêtemens de peau de mouton, les paniers +d'écorces, les petits meubles élégans de bois de mélèse et de sycomore, +destinés à la ville, tenaient en éveil toute la population du chalet, +population laborieuse et enjouée, qui mêlait ses rires et ses chansons +au bruit des haches, des roues et des marteaux. Là le travail semblait +doux; l'étude et la prière étaient réputées devoirs et plaisirs. On y +chantait de saints cantiques avec des voix harmonieuses et exercées; les +plus vieux y enseignaient aux plus jeunes la connaissance des livres et +du calcul, aux mieux disposés la musique et même un peu de latin; car la +civilisation des Hautes-Alpes, comme sa végétation, se conserve sous la +neige, du moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, au +retour des premières chaleurs, descendre de ces _étables_ vers les +villages de la plaine des ménétriers et des maîtres d'école, qui vont +propager au bas de la montagne l'instruction et le plaisir. + +Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois. + +Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; mais, dès le premier +mot articulé par lui au sujet de sa mission, le chef de la famille, +vieillard octogénaire, moins respectable encore par son âge que par les +travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie avaient été +marqués, lui imposa silence. + +--Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, la mort +même, plutôt que de consentir au culte des images: n'espérez donc pas +faire sur nous ce que n'ont pu sur eux des siècles de persécution. +Étranger, vous voilà condamné à vivre sous notre toit: priez à votre +manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez vos efforts à nos +efforts dans un travail commun; car ici, loin des bruits et des +distractions de la terre, l'oisiveté vous tuerait. Soyez notre +compagnon, notre frère, tant que les neiges pèseront sur nous. Ensuite, +les chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous semble, sans +bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans vous retourner même pour +saluer du geste ceux qui vous auront logé et nourri. Vous ne leur devrez +rien, car vous aurez travaillé avec eux; et si le reste du compte est de +notre côté, Dieu l'acquittera. + +Forcé de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq mois le compagnon de +ces braves gens; pendant cinq mois, il fut le témoin de leurs vertus; +pendant cinq mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces +qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant d'être excité par la +vue des objets de son culte exclusif, se calma; et quand cette prison, +que la glace avait fermée derrière ses pas lui fut rouverte par le +soleil, à l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature dont +il avait été sevré durant si long-temps, et qui se développaient à ses +regards du haut des Alpes, l'idée du Maître éternel et tout-puissant +entra grande et vive dans son coeur, et y reprit sa place usurpée. + +L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières plantes qui +sortaient toutes fleuries de dessous la neige; autour d'elles, les +frémissemens des essaims d'abeilles, tout excitait ses transports de +joie et d'amour! + +Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les sensations nombreuses +et diverses par lesquelles passa alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait +pris en affection; il connaissait peu les livres des savans; mais il +avait joint ses propres observations à celles de ses pères, et se +plaisait à lui expliquer le créateur par la création. Enfin, de cet +asile devant lequel il s'était présenté la tête remplie d'idées de +fanatisme et d'intolérance le convertisseur sortit presque entièrement +converti lui-même. L'habitude du travail, le spectacle de la famille, +ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui lui restaient à +remplir. + +Il courut se présenter au parloir de sa femme. + +Ce serait là encore une histoire complète à raconter, que celle des +moyens qu'il dut employer afin de reconquérir ce coeur d'abord repoussé +par lui. Cette histoire vaudra peut-être d'être dite un jour. + +Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme à la vie +claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses premières leçons, de +ses premiers enseignemens, Giacomo Girhardi, revenu à la raison, au +bonheur, aux croyances vraies, devint le meilleur des époux, et, +quelques années après, le plus heureux des pères. + +Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent ses erreurs. + +De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé, par son +industrie, des occupations dignes de lui. Il possédait une assez belle +fortune, que le travail eût augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait +su donner un écoulement à ses bénéfices. Faire du bien lui était si +doux! L'amour de ses semblables remplissait son coeur de joie, et +l'étude de la nature ajoutait un charme inépuisable à sa vie. La nature +animée excita surtout ses curieuses investigations; et comme Dieu est +grand jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, s'offrant +plus facilement sous la main du philosophe religieux, obtinrent la +préférence sur les autres productions du sublime ouvrier. Voilà comment, +plus tard, durant ses jours de captivité, le vieux Girhardi s'était +attiré de la part de Ludovic le surnom singulier de l'_attrapeur de +mouches_. + + + + +V. + + +Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un pour l'autre. +Après s'être rapidement raconté les principaux événemens de leur +existence, ils la reprenaient en détail, pour se faire part des moindres +émotions qui en avaient signalé le cours. Ils parlaient aussi de Teresa; +mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait tout-à-coup la rougeur lui +monter au front; le vieillard lui-même devenait pensif, et un moment de +silence, triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de l'ange +absent. + +Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par quelque grande +discussion sur un point de morale, ou par des observations sur les +bizarreries de la nature humaine. La philosophie de Girhardi, douce et +consolante, faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; et +Charney, parfois en désaccord avec lui, ne pouvait comprendre que ce +foyer d'indulgence et de tendresse se fût ainsi entretenu pour les +hommes, malgré l'injustice et les persécutions que le vertueux +Piémontais avait eues à supporter d'eux. + +--Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas maudits ces hommes, le +jour où, après vous avoir lâchement calomnié, ils vous privèrent de +votre liberté et de la vue de..... votre enfant? + +--La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur tous? Ceux-là même +qui m'ont nui, qui sait? abusés par les apparences, aveuglés par un +fanatisme politique, peut-être étaient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon +ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée du pardon au +fond du coeur. Qui de nous n'en a eu besoin pour lui-même? qui de nous +n'a pris l'erreur pour la vérité? L'apôtre saint Jean a dit que Dieu +était tout amour. Oh! que cette parole est belle et vraie! Oui, et c'est +en aimant qu'on s'élève à Dieu, et qu'on prend de lui sa force pour +supporter le malheur. Si j'étais entré en prison avec une pensée en +haine contre l'humanité, j'y serais mort de désespoir sans doute! Mais +non, le ciel en soit loué! ces sentimens pénibles étaient loin de moi! +Le souvenir de tant de bons amis, restés fidèles à mon infortune, de +tant de coeurs qui ont souffert de mes souffrances, me faisait aimer +plus encore mes semblables, et le moment néfaste de ma captivité fut +celui où la vue même d'un homme me fut interdite! + +--Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit Charney. + +--Dès le premier moment de nom arrestation, poursuivit son nouvel ami, +j'avais été transporté à la citadelle de Turin, mis au secret et +renfermé dans une galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne +pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma nourriture au moyen +d'un tour, et, durant un long mois, rien ne vint interrompre cette +muette solitude. Il faut savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre +combien, malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, l'état +de société est l'état naturel de la race humaine, et quelle privation +supporte le malheureux condamné à l'isolement! Ne pas voir un homme! +vivre sans être soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse à +votre oreille, sans toucher une main de votre main! ne reposer son +front, sa poitrine, son coeur, que sur des objets froids et insensibles! +c'est affreux! et la raison la plus forte y succomberait! Un mois, un +mois éternel s'écoula ainsi pour moi cependant. Il avait à peine +commencé, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous les deux jours, +renouveler mes provisions, le bruit seul de ses pas me causait des joies +inexprimables. J'attendais ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour +à travers la porte de fer qui nous séparait; mais il ne me répondait +point: je m'appliquais à tâcher, durant le mouvement de rotation du +tour, d'entrevoir sa figure, sa main, son habit même! Je n'y pouvais +réussir, et je m'en désolais! Eût-il porté sur ses traits le signe de la +cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau! Il aurait tendu son bras +vers moi, ne fût-ce que pour me repousser, je l'aurais béni! Mais rien! +rien! Je ne le vis qu'au jour de ma translation à Fenestrelle. J'avais +donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour seule compagnie, +de petites araignées que j'observais des heures entières; mais j'en +avais déjà tant observé! Je m'en étais fait des amies, car j'émiettais +mon pain pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans mon +cachot; mais ces animaux m'ont toujours causé un effroi, un dégout +invincibles. Je les nourrissais aussi de mon mieux, tout en me défendant +de leur approche et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais +de mes araignées, la terreur même que m'inspiraient mes pauvres vilains +rats, ne suffisaient point pour me distraire, et le désespoir s'emparait +de moi en songeant à ma fille! + +Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui se passait en lui, et +se hâta de poursuivre en reprenant un air de sérénité. + +--Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver! La lumière +pénétrait dans ma galerie par une lucarne fortement barrée au moyen +d'une croix de fer (c'est même devant cette croix de ma prison que je +faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui allait en +s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne me permettait +d'arrêter mes yeux qu'à l'extrémité supérieure d'un large pan de +muraille, jeté comme attache entre deux bastions. Au-dessus de moi était +situé le donjon de la citadelle. Un jour, Ô céleste Providence, combien +je t'en rendis grâce! l'ombre d'un homme se dessina tout-à-coup sur la +partie du mur qui se développait sous mes regards! Le corps, je ne pus +le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de son ombre! Cette +ombre allait et venait. C'était celle d'un soldat récemment mis en +sentinelle sur la plate-forme du donjon. Je distinguais la coupe de son +habit, ses épaulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa +baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment vous dire, mon ami, +la joie dont mon âme fut alors remplie? Je n'étais plus seul! un +compagnon venait de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre +projetée du soldat reparut sur le mur, son ombre ou celle d'un autre! +Mais enfin c'était toujours un homme, un de mes semblables, qui se +mouvait, qui vivait, là, presque sous mes yeux! J'observais, je suivais +les alternations d'allée et de venue de l'ombre; je me mettais en +communication avec elle; je marchais le long de ma galerie, dans le même +sens que le soldat le long de la plate-forme. Quand on venait relever la +sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, dont +c'était le tour de faction. Je connaissais le caporal; je connus même +bientôt tous mes gardiens militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le +dirai-je, pour quelques-uns je me sentais des préférences inexplicables. +D'après leur attitude, leur démarche, la lenteur ou la vivacité de leurs +gestes, je prétendais deviner leur âge, leur caractère, leurs sentimens! +Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner son fusil entre +ses mains, ou balançait sa tête en mesure; sans doute il était jeune, +d'un naturel gai; il fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là +passait, le front courbé, s'arrêtait parfois, et s'appuyant des deux +bras sur son arme, il restait long-temps dans une attitude mélancolique; +il pensait à sa mère absente, à son village, à tout ce qu'il avait +laissé derrière lui! Sa main se portait à sa figure... pour essuyer une +larme peut-être! Et il y avait de ces chères ombres que je prenais en +affection; je m'intéressais à leur sort, et je faisais des voeux, et je +priais pour eux; et c'étaient de nouvelles tendresses qui germaient dans +mon coeur et le consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses +semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le bonheur n'est que +là! + +--Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui ne vous aimerait, vous! +Pourquoi ne vous ai-je pas connu plus tôt! Ma vie eût été changée. Mais +dois-je me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le monde m'avait +refusé, un coeur dévoué, un appui solide, la vertu, la vérité, vous et +Picciola? + +Car, au milieu de ces épanchemens, Picciola n'était pas oubliée. Les +deux compagnons avaient construit ensemble, auprès d'elle, un banc plus +large, plus doux, plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un +près de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être trois à +converser. Ce banc était appelé par eux le _banc des conférences_. C'est +là que l'homme simple, modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être +persuasif, d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle et +la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est le banc de l'école +et la chaire d'instruction. C'est là que siégent le professeur et +l'élève; le professeur, c'est celui qui sait le moins, mais qui sait le +mieux; le professeur, c'est Girhardi; l'élève, c'est Charney; le livre, +c'est Picciola! + + + + +VI. + + +Ils étaient assis à leur place accoutumée. L'automne s'annonçait: +Charney, perdant l'espoir de voir refleurir sa Picciola, entretenait son +ami de ses regrets sur la chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour +suppléer cette perte autant qu'il était en son pouvoir de la faire, +développait devant lui le tableau général de la fructification des +plantes. + +Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine se montrait dans tous +les actes de la nature. Girhardi racontait comment certains végétaux, à +feuilles larges et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en +croissant les uns près des autres, ont leurs semences couronnées +d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus facilement leur +dispersion; comment, quand les aigrettes manquent, ces graines naissent +renfermées dans des cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort +élastique, dont la détente jouant tout-à-coup au moment de leur +maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et ressorts, ce +sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu leur donne, afin que chacune +puisse aller à son choix prendre sa place au soleil. + +Quel oeil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers les airs agités +les fruits membraneux de l'orme, ceux des érables, des pins et des +frênes, tournoyant dans l'atmosphère au milieu d'une poussière d'autres +graines, auxquelles leur légèreté suffit pour s'élever, et qui semblent +d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont elles vont apaiser la +faim? + +Le vieillard expliquait aussi comment les plantes fluviatiles, les +plantes destinées à l'ornement des ruisseaux, ou à parer le bord des +étangs, affectent dans leurs semences une forme qui leur permet de +voguer sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la berge, et +d'une rive à l'autre; comment, quand leur pesanteur les entraîne au +fond, c'est qu'elles doivent croître dans le lit même du fleuve, ou dans +la vase des marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une +armée de lances du sein des eaux stagnantes, et ces brillans nénuphars +qui, les pieds dans la fange, viennent étaler à la surface de l'onde +leurs feuilles luisantes et arrondies, et leurs belles fleurs blanches +ou dorées. Et il lui disait alors les amours de la Vallisnérie, séparée +de son époux, et s'allongeant, détendant la spirale qui lui sert de +pédoncule pour fleurir au-dessus des flots, tandis que l'époux, privé de +cette faculté d'extension, brise violemment les liens qui le retiennent +pour venir s'épanouir près d'elle, et mourir en la fécondant. + +--Quoi! ces choses existent, s'écria Charney, et la plupart des hommes +ne daignent point tourner leurs regards de ce côté! + +Ce fut là une des leçons du vieillard. + +--Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis qu'ils siégeaient +encore tous deux sur le banc des conférences, les insectes, dont vous +avez fait votre étude chérie, ont-ils donc pu vous offrir autant de +merveilles à observer qu'à moi ma Picciola? + +--Tout autant, répondit le professeur. Croyez-moi vous n'apprécierez +même bien votre Picciola qu'en faisant connaissance avec ces petits +êtres animés qui viennent parfois la visiter, voler et bourdonner autour +d'elle. Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secrètes qui +lient l'insecte à la plante, comme l'insecte et la plante au reste du +monde; car tout est né de la même volonté, tout est gouverné par la même +intelligence! Newton l'a dit: L'univers a été créé d'un seul jet. De là +cette harmonie, cet accord général que nous ne pouvons saisir dans son +vaste ensemble, mais qui existe cependant. + +Girhardi allait donner du développement à sa pensée, quand, s'arrêtant +tout-à-coup, les yeux fixés sur Picciola, il garda quelques minutes un +silence attentif. + +Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des rameaux de la +plante, les ailes agitées d'un frémissement tout particulier. + +--À quoi pensez-vous, mon ami? + +--Je pense, répliqua le professeur, que Picciola va m'aider à répondre à +votre précédente question. Regardez ce papillon. Dans le moment où je +parle, il force votre plante de contracter un engagement avec lui. Oui, +car il a déposé l'espoir de sa postérité sur une de ses branches. + +Charney se pencha pour vérifier le fait. Le papillon partit après avoir +enduit ses oeufs d'un suc gommeux capable de les bien fixer à l'écorce +du végétal. + +--Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et à la bonne aventure +qu'il est ainsi venu, charger Picciola de son précieux dépôt? +Gardez-vous de le croire! La nature a réservé une espèce de plantes à +chaque espèce d'insectes. Toute plante a son hôte à loger, à nourrir. +Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans l'action de ce +papillon. Il a d'abord été chenille lui-même, et, chenille, il s'est +nourri de la substance d'une plante pareille à celle-ci; ensuite il a +subi ses transformations; et, infidèle à ses premières amours, il a volé +indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les sucs de leurs +nectaires. Eh bien! quand le moment de la maternité est venu pour lui, +pour lui, qui n'a point connu sa mère, et qui ne verra point ses enfans +(car son oeuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, par +conséquent, l'expérience n'a pu instruire, il est venu confier sa ponte +à la plante, semblable à celle qui l'a nourri lui-même sous une autre +forme et dans une autre saison. Il sait que de petites chenilles +sortiront de ses oeufs, et il a oublié pour elles ses habitudes +vagabondes de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc lui a donné +le souvenir, le raisonnement et la faculté de reconnaître cette +végétation, dont le feuillage n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au +printemps? Des yeux exercés s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est +pas trompé!--Charney allait témoigner de sa surprise.--Oh! vous n'y êtes +pas! interrompit Girhardi. Examinez maintenant la branche choisie par +lui. C'est une des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles +pousses, faibles et tendres, peuvent être gelées et détruites par +l'hiver, ou brisées par le vent. Voilà ce qu'il sait aussi. Encore une +fois, qui donc le lui a enseigné? + +Charney restait confondu.--Mais, dit-il, pardon, mon ami; je crains que +vous ne soyez abusé par quelque illusion. + +--Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de ses fins +sourires. Vous croirez peut-être à ce que vous verrez! Écoutez-moi bien. +Picciola va jouer son rôle à son tour! Il ne s'agit plus seulement de la +prévoyance de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de ces lois +d'harmonie dont je vous entretenais tout-à-l'heure, et qui forcent la +plante d'accepter le legs du papillon. Au printemps prochain, nous +pourrons vérifier le prodige ensemble,--dit-il en retenant un soupir +adressé à sa fille.--Alors, quand les premières feuilles de Picciola se +montreront, les petites larves renfermées dans les oeufs se hâteront de +briser leurs coquilles. Vous le savez sans doute, les bourgeons des +divers arbustes ne s'ouvrent pas tous à la même époque; de même les +oeufs des différentes espèces de papillons n'éclosent pas au même jour; +mais ici une loi d'unité va régler l'essor de la plante, comme celui de +l'insecte. Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne +trouveraient pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient de la +force avant la naissance des petites chenilles, celles-ci seraient +impuissantes à les broyer avec leurs faibles mâchoires. Il n'en peut +être ainsi; la nature ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses +progrès la marche de l'insecte qu'elle est chargée de nourrir; l'une +ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les oeufs de l'autre; et après +avoir grandi et s'être fortifiés ensemble, ensemble ils déploient leurs +fleurs et leurs ailes! + +--Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne m'avais pas encore tout +dit! + +Ainsi de jour en jour se succédaient les doux enseignemens, et, le soir +venu, les captifs s'embrassaient en se disant adieu, et rentraient dans +leur _camera_ pour y attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent à +l'insu l'un de l'autre, au même objet, à la fille du vieillard. +Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a forcément exilée +de la prison de son père? + +Teresa avait d'abord suivi l'empereur à Milan; mais elle apprit bientôt +là, par expérience, qu'il est plus difficile parfois de traverser une +antichambre qu'une armée. Cependant les amis de Girhardi, excités de +nouveau par elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant +peu, cesser sa captivité; et Teresa, plus tranquille, avait repris la +route de Turin, où une parente lui offrait un asile. + +Le mari de cette parente était bibliothécaire de la ville. Ce fut lui +que Menou chargea du choix des livres à envoyer à la forteresse de +Fénestrelle. La nature de ces livres mit Teresa à même de deviner +facilement à qui ils étaient destinés. De là, dans un des volumes, +l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne pouvait +compromettre ni son parent ni son protégé. Elle ignorait alors que son +père et Charney vivaient plus que jamais séparés l'un de l'autre; et +quand la nouvelle lui en vint par le messager même chargé du transport +des livres, effrayée des conséquences que pouvait avoir pour le +vieillard un isolement peut-être complet, une seule pensée avant tout +remplit son coeur: la réunion des deux captifs! + +Quelque temps après, lorsque, présentée par madame Menou au gouverneur +du Piémont, elle vint lui offrir ses remerciemens et s'épancher devant +lui en témoignages de reconnaissance, le vieux général, doucement +surpris à sa vue, touché de cette onction de tendresse filiale qu'elle +laissait éclater devant lui, se dépouilla un instant de sa rudesse +ordinaire, et lui prenant affectueusement la main: + +--Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou plutôt venez voir ma +femme. Peut-être, avant un mois, aura-t-elle une bonne nouvelle à vous +donner! + +Teresa pensa aussitôt que la faveur lui allait être accordée de +retourner à Fénestrelle, d'y passer une partie de ses journées en +prison, près de son père; elle se jeta aux pieds du général, et le +remercia vingt fois, avec une figure rayonnante de bonheur! + +Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent ceux du printemps, +Girhardi et Charney se tenaient sur leur banc. Tous deux étaient +silencieux, pensifs, et, accoudés à chacune des extrémités de leur siège +rustique, on les eût crus indifférens l'un à l'autre, si, parfois, le +regard du comte, avec une expression d'intérêt et d'inquiétude, ne +s'était tourné vers son compagnon, alors entièrement absorbé dans une +profonde rêverie. + +Les traits de Girhardi ne revêtaient que bien rarement cette sombre +apparence de tristesse. Charney pouvait facilement se tromper sur la +cause qui la faisait naître, et il s'y trompa. + +--Oui, oui, s'écria-t-il, sortant tout-à-coup de ce long silence: la +captivité est horrible! horrible! quand elle n'est pas méritée! vivre +séparé de ce qu'on aime! + +Girhardi leva la tête, et se débarrassant à son tour de cette enveloppe +méditative: + +--La séparation, c'est la grande épreuve de la vie; n'est-il pas vrai, +mon ami? + +--Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? N'est-ce pas +moi qui vous ai séparé d'elle? le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en +défendez pas, vous songiez à votre fille, et en y songeant, vous n'osiez +tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces pensées vous viennent, je +le comprends, ma vue doit vous être odieuse! + +--Vous vous trompez étrangement sur les causes de ma rêverie, dit le +vieillard. Jamais peut-être le souvenir de ma fille ne m'est revenu à +l'esprit plus consolant qu'aujourd'hui, car elle m'a écrit, et j'ai sa +lettre! + +--Il serait possible! Elle vous a écrit? on l'a permis!--Et Charney se +rapprocha de l'heureux père avec un mouvement de joie aussitôt +réprimé:--Mais cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle +sinistre? + +--Nullement... au contraire. + +--Alors, pourquoi cette tristesse? + +--Hélas! que voulez-vous, mon ami? l'homme est ainsi fait! Un regret se +mêle toujours à nos plus belles espérances! nos bonheurs ici-bas portent +leur ombre devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arrêtent d'abord +nos regards! Vous parliez de séparation!... tenez, la voici cette +lettre; lisez, et vous devinerez pourquoi, ce matin, un sentiment de +tristesse m'a saisi près de vous. + +Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans l'ouvrir. Les +yeux fixés sur Girhardi, il semblait vouloir deviner, par la physionomie +de son cher compagnon, ce que la lettre contenait; puis il examina la +suscription, et s'émut doucement en reconnaissant l'écriture. Enfin, +dépliant le papier, il essaya d'en faire la lecture à haute voix; mais +sa voix tremblait, les mots séchaient ses lèvres en passant: il +s'interrompit et acheva la lettre en lui-même. + +Voici ce qu'il lut: + +«Mon bon père, ce billet que vous tenez maintenant entre vos mains, +baisez-le mille et mille fois; mille fois je l'ai baisé moi-même, et il +y a pour vous une moisson complète à faire sur lui!» + +--Oh! je n'y ai pas manqué, murmura Girhardi... Chère enfant! + +Charney poursuivit. + +«C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, n'est-il pas +vrai, qu'il nous soit permis enfin de correspondre ensemble? Nous en +devons garder au général Menou une éternelle reconnaissance! C'est lui +qui a mis fin à ce silence qui nous séparait plus encore que la +distance. Béni soit-il! Désormais, du moins, nos pensées pourront voler +au-devant les unes des autres; je vous dirai mes espérances, et elles +vous soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant sur eux, +je croirai pleurer près de vous! Mais, mon bon père, si une faveur plus +grande encore nous était réservée!... Oh! de grâce, suspendez ici +pendant quelques instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus +loin, préparez votre âme aux joies soudaines qu'il me reste à vous faire +connaître!... Père, s'il m'était bientôt accordé de retourner près de +vous! Vous voir de temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes +soins; durant deux années ce bonheur m'a suffi, et alors la captivité +vous paraissait légère! Eh bien! si mon espoir se réalise... bientôt je +rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!» + +--Elle va revenir! Quoi! ici? près de vous? interrompit Charney avec un +cri de joie. + +--Lisez, lisez, répondit tristement le vieillard. + +Charney relut la dernière phrase, et continua: + +«Bientôt, je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!... Vous voilà +content, bien content, j'en suis sûre. Reposez-vous donc encore un peu +sur cette consolante idée... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie! +ne vous hâtez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. Une émotion +trop vive est parfois bien dangereuse! ce que j'ai dit ne vous suffit-il +pas? Chargé d'accomplir vos souhaits, un ange fût descendu des cieux, +vous n'auriez osé lui en demander plus... Moi, trop exigeante peut-être, +avant qu'il reprît son vol, j'aurais intercédé près de lui pour votre +liberté, pour votre délivrance complète! À votre âge, il est si cruel de +vivre privé de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont si +beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres plantés par ma +défunte mère et par mon pauvre frère ont pris tant d'accroissement! Là, +leur souvenir vit plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant +regretter vos amis, vos amis dont les efforts généreux ont si bien aidé +à mes faibles tentatives!... Oh! père, père! la plume me brûle les +doigts; mon secret va s'échapper. Il m'est échappé déjà, sans doute! De +grâce, armez-vous de force et de constance, car voici le bonheur qui +vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non plus seulement pour +adoucir votre captivité, mais pour la faire cesser! non plus pour rester +près de vous aux heures marquées et dans l'enceinte d'une prison, mais +pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! vous aurez le +droit de l'être, car vos fidèles Delarue et Cotenna, ce n'est point une +grâce qu'ils ont obtenue, c'est une justice, c'est une réparation! + +«Adieu, mon bon père; oh! que je vous aime, et que je suis heureuse! + + «TERESA.» + +Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul mot de souvenir +pour Charney. Ce mot absent, il l'avait cherché avec angoisse pendant +toute la durée de sa lecture, et cependant, malgré le désappointement +éprouvé par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion de joie +qu'il fit tout d'abord éclater: + +--Vous allez être libre! s'écria-t-il; vous pourrez vous reposer sous +l'abri des arbres, et voir se lever le soleil! + +--Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et c'est là cette +ombre qui marche devant mon bonheur, comme pour l'obscurcir! + +--Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la véhémence de ses +transports et le généreux oubli de lui-même, combien il était devenu +digne de comprendre l'amitié:--vous lui serez rendu enfin! Elle aura +cessé de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! et je ne sentirai +plus là, au fond de ma pensée, ce poids qui m'obsédait! Durant ce peu +d'instans qui nous restent encore à passer ensemble, nous pourrons +parler d'elle, du moins! + +Ces derniers mots, il les avait achevés dans les bras de son vieil ami. + + + + +VII. + + +L'idée d'une séparation prochaine semblait avoir redoublé la tendresse +mutuelle des deux captifs. Toujours ensemble, ils ne se lassaient pas de +ces longs et fructueux entretiens du banc des conférences. + +Il était certain sujet néanmoins, sujet bien grave, que Girhardi tentait +parfois d'aborder, et que Charney, au contraire, évitait. Le vieillard y +attachait trop d'importance pour se laisser facilement décourager. Car, +après la réussite, il se fût éloigné avec moins de regrets. Un jour, +l'occasion d'y revenir se présenta. + +--N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le sort qui nous a +réunis ici tous deux, nous qui, séparés l'un de l'autre par les pays qui +nous ont vus naître, imbus de préjugés contraires, par des routes bien +différentes, étions arrivés au même point vis-à-vis de la Divinité? + +--Sur ce dernier article, je m'en défends, répliqua Girhardi en +souriant; oublier n'est pas nier. + +--D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, le plus à +plaindre? + +--Vous! dit le vieillard sans hésiter; oui, vous, mon ami. Tout excès +peut conduire l'homme à sa perte, sans doute; mais dans la superstition +il y a croyance, il y a passion, il y a vie! Dans l'incrédulité, tout +est mort! L'une, c'est le fleuve détourné de son véritable cours; il +inonde, il submerge, il déplace le terrain végétal et nourricier; mais +il s'imprègne de sa substance et la charrie avec lui: il pourra plus +tard réparer les désastres qu'il cause! L'autre, c'est la sécheresse, +c'est la stérilité. Elle tue, elle brûle sans retour; de la terre elle +fait du sable, et de l'opulente Palmyre une ruine dans un désert! +L'incrédulité, non contente de nous séparer de notre Créateur, relâche +les liens de la société, et ceux même de la famille; en privant l'homme +de sa dignité, elle fait naître autour de lui l'isolement et l'abandon, +et le laisse seul, seul avec son orgueil!... J'avais bien dit: une ruine +dans un désert! + +--Seul avec son orgueil! murmura Charney, le coude sur l'appui du banc, +le front dans sa main.--L'orgueil de la science humaine! Pourquoi +l'homme se plaît-il donc à détruire les élémens de son bonheur en +voulant les approfondir et les analyser? Quand il ne devrait ce bonheur +qu'à un mensonge, pourquoi chercher à soulever le masque, et courir de +lui-même au-devant de la perte de ses illusions? La vérité lui est-elle +si douce? La science suffit-elle donc à ses désirs ambitieux? Insensé! +c'est ainsi que j'étais!--Je ne suis qu'un vermisseau! me disais-je +alors; un vermisseau destiné au néant; mais, me redressant sur mon +fumier, j'étais fier de le savoir! J'étais fier de mon infirme nudité! +J'avais douté du bonheur de la vertu; mais devant le néant mon +scepticisme s'arrêta: je crus! Ma dégradation me devint glorieuse, +puisque je l'avais découverte! Et, en effet, ne devais-je pas bien m'en +applaudir! en échange de cette belle trouvaille, je n'avais donné que +mon manteau de roi et mon trésor d'immortalité. + +Le vieillard tendit la main à son compagnon: + +--Le vermisseau, après avoir rampé sur la terre, lui dit-il, après +s'être nourri de feuilles amères, après s'être traîné dans la fange des +marais et dans la poussière des chemins, construira sa chrysalide, +cercueil passager, d'où il ne sortira que transformé, purifié, pour +voler de fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, déployant alors +deux ailes brillantes, il s'élèvera vers le ciel. L'histoire du +vermisseau, c'est la nôtre en effet. + +Charney fit un geste négatif de tête. + +--Incrédule! reprit Girhardi en le grondant d'un sourire empreint de +tristesse; vous le voyez, votre mal était plus grand que le mien! la +cure en est plus longue. Avez-vous donc oublié les leçons de votre +Picciola? + +--Non, dit Charney d'une voix grave et pénétrée; je confesse Dieu! Je +crois maintenant à cette cause première, que Picciola m'a révélée, à +cette puissance éternelle, admirable régulatrice de l'univers! Mais dans +votre comparaison du vermisseau, il s'agit de l'homme, et qui la prouve? + +--Qui la prouve? sa pensée! Elle est toute d'avenir, et le porte sans +cesse en avant. Sa vie s'épuise à désirer toujours; toujours il se +tourne malgré lui vers ce pôle inconnu qui l'attire, car son lot le plus +glorieux est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les idées d'une +vie future n'ont-elles point existé? Et pourquoi cette espérance ne +s'accomplirait-elle pas? La pensée de l'homme irait-elle donc plus loin +que la puissance de Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer +les autorités de la révélation et des saintes Écritures: convaincantes +pour moi, elles seraient sans force sur vous, comme le vent qui pousse +le navire dans sa route ne peut rien contre l'immobilité du rocher, car +le rocher n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfoncée +dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions à l'immortalité de la +matière, et non à l'éternité de cette intelligence qui sert à régler nos +jugemens sur la matière elle-même! Quoi! la vertu, l'amour, le génie, +tout cela nous viendrait par les affinités de certaines molécules +terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas nous ferait penser? Quoi! +la matière brute aurait créé l'intelligence, quand l'intelligence dirige +et gouverne la matière? Alors les pierres devraient aimer, devraient +penser aussi! Dites; dites, répondez! + +--Que la matière soit douée de la pensée, répliqua Charney, l'Anglais +Locke paraissait enclin à le supposer. Il y eut chez lui contradiction, +car il repoussait les idées innées, en admettant la connaissance +intuitive.--Puis, s'interrompant, il s'écria en riant:--Prenez donc +garde, mon ami! Voulez-vous m'entraîner de nouveau dans ce labyrinthe à +sol mouvant de la métaphysique? + +--Je n'entends rien à la métaphysique, dit Girhardi. + +--Et moi, pas grand'chose, répondit Charney. Ce n'est pas faute +cependant de lui avoir consacré du temps! Mais laissons là une +discussion qui ne peut être que stérile ou fatale. Vous êtes convaincu, +gardez vos convictions. Elles vous sont chères, je le conçois: si +j'allais les ébranler? + +--Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte. + +--Qu'avez-vous à y gagner? + +--De vous ramener tout-à-fait à des croyances consolantes. Vous me +citiez Locke tout à l'heure: je ne sais de lui qu'un fait, c'est que +sans cesse, et même à son lit de mort, il déclarait que le seul bonheur +réel pour l'homme était dans une conscience pure et dans l'espoir d'une +autre vie! + +--Je comprends ce qu'il y a de douceur à se verser d'avance un breuvage +d'immortalité; mais ma raison se refuse à m'en laisser prendre ma part. +N'en parlons plus, croyez-moi. + +Tous deux gardèrent alors un silence contraint. + +Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus de leur tête vint +s'abattre tout-à-coup devant eux sur le feuillage de la plante. C'était +un insecte verdâtre, un beau bupreste brodé, à ondes blanches et +ondulées, à corselet étroit. + +--Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction qui nous arrive. +Révélez-moi encore quelques-unes des merveilles de Dieu! + +Girhardi prit l'insecte avec certaines précautions, l'examina, sembla +réfléchir, puis soudain ses traits se contractèrent comme de l'espoir du +triomphe! on eut dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument +irrésistible; et, reprenant d'abord son ton professoral, mais l'exaltant +peu à peu, à mesure que le motif secret de la leçon perçait dans ses +discours: + +--Moi, l'_attrapeur de mouches_, dit-il avec une apparente bonhomie, je +dois, je le vois bien, me renfermer dans les attributions de mes +modestes études. Je ne suis point un savant! + +--L'esprit le plus éclairé, le mieux armé de science, répondit Charney, +aperçoit rapidement les bornes de son intelligence et de sa force, quand +il veut pénétrer trop avant dans les choses mystérieuses d'ici-bas. Le +génie lui-même s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire jaillir la +lumière vraie! + +--Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous allons au but par le +chemin le plus facile et le plus court: nous ouvrons simplement les +yeux, et Dieu se révèle à nous dans la sublimité de ses ouvrages. + +--Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney. + +--Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe a suffi pour vous faire +comprendre cette intelligence qui gouverne le monde, un papillon vous a +fait entrevoir la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli +bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont l'organisation est +même supérieure à celle du papillon, nous conduira peut-être plus loin. +Vous n'avez encore lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais +retourner le feuillet. + +Charney se rapprocha de lui, et d'un air très attentionné examina à son +tour l'insecte que le vieillard lui montrait. + +--Vous voyez ce petit être. Avec la puissance de créer, tout le génie +humain ne pourrait rien ajouter à son organisation, tant elle est bien +calculée selon ses besoins et le but qui lui a été assigné. Il a des +ailes pour se transporter d'un endroit à l'autre, des élytres par-dessus +ses ailes, pour les protéger et se défendre lui-même de l'approche des +corps durs. Il a de plus la poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux +d'un réseau de mailles pour que l'épine d'un églantier ou l'aiguillon +d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumière. Il a des antennes pour +interroger les obstacles qui se présentent; vivant de chasse, il a des +pieds rapides pour atteindre sa proie, des mandibules de fer pour la +dévorer, pour creuser la terre, s'y faire un logement, y déposer son +butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose l'attaquer, il tient +en réserve une liqueur âcre et corrosive qui saura bien l'éloigner. Un +instinct inné lui a dès l'abord indiqué les moyens de pourvoir à sa +nourriture, de se construire une habitation, de faire usage de ses +instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que les autres insectes +soient moins favorisés que lui. Tous ont eu leur part dans cette +magnifique distribution des dons de la nature! L'imagination s'effraie à +la variété, à la multiplicité des moyens employés par elle pour assurer +l'existence et la durée de ces races infimes! Maintenant, comparons, et +vous verrez que cette frêle créature que voilà suffit au besoin pour +établir la ligne immense de démarcation qui sépare l'homme de la brute! + +L'homme a été jeté nu sur la terre, faible, incapable de voler comme +l'oiseau, de courir comme le cerf, de ramper comme le serpent! sans +moyens de défense au milieu d'ennemis terribles, armés de griffes et de +dards; sans moyens pour braver l'intempérie des saisons, au milieu +d'animaux couverts de toisons, d'écailles, de fourrures; sans abris, +quand chacun avait sa tannière, son terrier, sa carapace, sa coquille; +sans armes, quand tout se montrait armé autour de lui et contre lui! Eh +bien! il a été demander au lion sa caverne pour se loger, et le lion +s'est retiré devant son regard; il a ravi à l'ours sa dépouille, et ce +fut là son premier vêtement; il a arraché sa corne au taureau, et ce fut +là sa première coupe; puis il a fouillé le sol jusque dans ses +entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force future; d'une +côte, d'un nerf et d'un roseau, il s'est fait des armes; et l'aigle, qui +d'abord, en voyant sa faiblesse et sa nudité, s'apprêtait à saisir sa +proie, frappé au milieu des airs, est tombé mort à ses pieds, seulement +pour lui fournir une plume, comme ornement à sa coiffure! + +Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui eût pu vivre et se +conserver à de telles conditions? Isolons pour un instant l'ouvrier de +son oeuvre; séparons Dieu et la nature! Eh bien! la nature a tout fait +pour cet insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme devait être le +produit de l'intelligence, bien plus que celui de la matière, et Dieu, +en lui octroyant ce don céleste, ce jet de lumière parti du foyer divin, +le créa faible et misérable, pour qu'il eût à en faire usage, et qu'il +fût contraint de trouver en lui-même les élémens de sa grandeur! + +--Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de si précieux cette +faculté, soi-disant divine, dévolue à notre espèce? Supérieurs aux +animaux sous tant de rapports, nous leur sommes inférieurs sous bien +d'autres; et cet insecte lui-même, dont vous venez de me détailler les +merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre envie, et de faire naître +en nous plutôt un sentiment d'humilité qu'un sentiment d'orgueil? + +--Non! car les animaux, dans leurs opérations essentielles, n'ont jamais +varié. Tels ils sont, tels ils ont toujours été; ce qu'ils savent, ils +l'ont toujours su. S'ils sont nés parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir +progrès chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, mais de +celui que leur a donné le Créateur. Ainsi, depuis les commencemens du +monde, les castors ont bâti leurs cabanes sur le même plan, les +chenilles et les araignées ont filé et tissé leurs coques et leurs +toiles d'après les mêmes formes; les alvéoles des abeilles ont toujours +formé l'hexagone régulier; et les fourmis-lions ont de tout temps tracé +sans compas des cercles et des volutes. Le caractère de leur industrie, +c'est l'uniformité, la régularité; celui de l'industrie humaine, c'est +la diversité; car elle vient d'une pensée libre et créatrice aussi. +Jugez maintenant. De tous les êtres de la création, l'homme seul a la +mémoire, le pressentiment, l'idée du devoir et des causes occultes, la +contemplation, l'amour! Seul il se détermine par le raisonnement et non +par l'instinct; seul, il peut entrevoir l'univers dans son ensemble; +seul, il a la prévision d'un autre monde; seul, il sait la vie et la +mort! + +--Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, ce qui le distingue +des animaux est-il donc tant à son avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il +donné une raison qui nous égare, une science qui nous trompe? Avec notre +haute intelligence, nous nous faisons souvent pitié à nous-mêmes! +Pourquoi le seul être privilégié est-il aussi le seul sujet à l'erreur? +Pourquoi n'avons-nous pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre +raison? + +--C'est qu'ils n'ont pas été créés pour la même fin. Dieu n'attend pas +d'eux des vertus. Accordez-leur la raison, la liberté du choix dans +leurs demeures et dans leur nourriture, et vous rompez à l'instant +l'équilibre du monde. Le Créateur a voulu que la surface de ce globe, et +même ses profondeurs, fussent remplies d'êtres animés, que la vie y fût +partout. Et, en effet, dans les plaines, dans les vallées, dans les +forêts, depuis le sommet des montagnes jusque dans les abîmes, sur les +arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, les fleuves, les +ruisseaux, sur leurs bords comme dans leurs lits, dans les sables comme +dans les marais, dans tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un +pôle à l'autre, tout est peuplé, tout se meut avec harmonie, avec +ensemble. Au fond des déserts comme derrière un fétu de paille, le lion +et la fourmi sont au poste qui leur a été assigné. Chacun a sa part, +chacun a sa place marquée d'avance; chacun y tourne dans son cercle +providentiel; chacun y est enchaîné dans ses limites; car il fallait que +toutes les cases de cet immense échiquier fussent remplies: elles le +sont; nul ne peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va +partout et vit partout! il traverse les océans et les déserts; il plante +sa tente dans les sables, ou construit ses palais au bord des lacs; il +habite au milieu des neiges de nos Alpes, comme sous les feux du +tropique; il a le monde pour prison! + +--Mais si ce monde est gouverné par Dieu, dit Charney, pourquoi tant de +crimes au sein des sociétés humaines, et de désastres dans la nature? +J'admire avec vous la sublime distribution des êtres créés; ma raison se +confond devant cet ensemble saisissant; mais quand mes yeux se reportent +vers l'homme... + +--Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni des erreurs de +l'homme ni des éruptions du volcan; il a imposé à la matière des lois +éternelles, et son oeuvre s'accomplit sans qu'il ait à s'inquiéter si un +vaisseau sombre au milieu de la tempête, ou si une ville disparaît sous +les secousses du sol. Qu'importent à lui quelques existences de plus ou +de moins? Croit-il donc à la mort? Non; mais à notre âme il a laissé le +soin de se régler elle-même, et, ce qui le prouve, c'est l'indépendance +de nos passions. Je vous ai montré les animaux obéissant tous à +l'instinct qui les conduit, n'ayant que des tendances aveugles, ne +possédant que des qualités inhérentes à leurs espèces; l'homme seul fait +ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, car pour lui seul +cette terre est une terre d'épreuves. L'arbre du bien, que nous +cultivons ici-bas avec tant d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le +ciel. Oh! ne pensez pas que Dieu puisse changer le coeur du méchant sans +le faire! qu'il puisse laisser le juste dans la douleur sans lui +réserver une récompense! Qu'aurait-il donc voulu en nous créant? Si nous +devions, dès ce monde, recevoir le prix dû à nos vertus ou à nos +forfaits, toutes les prospérités seraient honorables, et un coup de +foudre serait une mort infamante! + +Charney restait frappé de surprise en entendant cet homme si simple +arriver tout-à-coup à l'éloquence par la conviction; il suivait son +regard, il admirait sa noble figure, sur laquelle éclataient toutes les +splendeurs de l'âme religieuse, et, malgré lui, il se sentait ému et +pénétré. + +--Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné la +certitude de notre éternité? + +--L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? répliqua le saint vieillard, en +se levant avec majesté et posant affectueusement la main sur l'épaule de +son compagnon.--Le doute peut-être nous était nécessaire pour abaisser +l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son prix était +certain d'avance? Que deviendrait le libre arbitre? La pensée de l'homme +est immense et non infinie; elle est à la fois grande et restreinte. +Elle est grande, pour lui faire comprendre sa dignité et le mettre à +même de monter jusqu'à Dieu par la contemplation de ses oeuvres; elle +est restreinte, pour qu'il sente sa dépendance de ce même Dieu. L'homme +ici-bas ne doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!--Mon Dieu! mon Dieu! +s'écria Girhardi, croisant les mains avec ferveur et portant vers le +ciel ses yeux humides de larmes, donne-moi donc ta force pour relever +entièrement cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! Prête-moi ton +secours pour faire reprendre l'essor à cette âme immortelle qui s'ignore +elle-même! Que mes paroles soient persuasives, puisque mon coeur est +convaincu! Mais ici que fait l'avocat à la cause, quand la nature +entière apporte son témoignage unanime? En a-t-il même tant fallu? Une +fleur, un insecte, suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et +révéler à l'homme sa destinée future. Eh bien! que cette plante que +voilà achève son ouvrage! n'est-elle pas, mon Dieu! comme toutes tes +créatures, éclairée par ton soleil, et fécondée par le souffle émané de +toi? + +Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase silencieuse; sans +doute il priait en lui-même; et, lorsqu'il se retourna vers son +compagnon, il le trouva les deux mains appuyées sur le dossier du banc +rustique; son front était courbé, et ses traits gardaient encore le +caractère d'un saint recueillement. + + + + +VIII. + + +Dans le coeur purifié de Charney, le sang coulait plus calme; dans sa +tête agrandie, les pensées se succédaient plus douces, plus consolantes, +plus affectueuses. Ainsi que le sage Piémontais, il sentait un besoin +vague de donner à son âme une expansion de tendresse. Il rêvait alors +avec délice aux êtres que, par un lien de reconnaissance ou d'amitié, il +pouvait rattacher à lui. Parmi ceux-ci, Joséphine, Girhardi et Ludovic +s'offraient d'abord pour peupler son monde céleste; puis comme deux +ombres de femmes se dessinaient aux extrémités de cet arc-en-ciel +d'amour, venu après l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux +d'église, deux séraphins, la tête inclinée, la robe flottante, les ailes +à demi déployées, marquer les limites d'un Éden. + +L'une de ces ombres, c'était la fée de ses rêves, la Picciola jeune +fille, cette fraîche image née des parfums de sa fleur; l'autre, l'ange +de sa prison, sa seconde providence, Teresa Girhardi. + +Par une opposition bizarre, la première, qui n'existait pour lui que +comme idéalité, s'offrait seule cependant à son souvenir, sous des +formes fixes, distinctes, arrêtées. Il voyait se contracter légèrement +son front, son oeil briller, sa bouche sourire. Telle elle lui était +apparue dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant à Teresa, +n'ayant jamais arrêté son regard sur elle, ou du moins croyant ne +l'avoir aperçue qu'à travers une illusion, sous quels traits pouvait-il +se la représenter? Le séraphin avait la face voilée; et, si Charney +voulait forcément soulever ce voile, c'était encore la figure de +Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant +tout-à-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet hommage du coeur, +destiné à sa rivale. + +Un matin, le prisonnier, tout éveillé, se crut entièrement en proie à +cette singulière hallucination. + +Le jour naissait. Déjà debout, il pensait à Girhardi. Ce dernier +pressentant sa délivrance prochaine, ses adieux du soir s'étaient +manifestés par de si touchantes expressions de regrets, que le comte +n'en avait pu dormir de la nuit, tant l'idée de cette séparation le +troublait lui-même. Après avoir quelque temps marché dans sa chambre, +ses yeux se portaient machinalement vers le banc des conférences, où, la +veille encore, il s'était entretenu de la fille avec le père, quand, +dans la cour de la prison, sur ce même banc, à travers un de ces +brouillards grisâtres de l'automne, il vit tout-à-coup une jeune femme +assise. Elle était seule, et, dans une attitude attentionnée, paraissait +en contemplation devant la plante. + +Aussitôt Charney pensa à Teresa, à son arrivée. + +--C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, pour ne plus la +voir jamais! et mon vieux compagnon la suivra! + +Comme il disait, la jeune femme tourna la tête de son côté; et la figure +qu'il aperçut alors, ce fut de nouveau, et encore, et toujours, celle de +Picciola! + +Stupéfait, il passa sa main sur son front, sur ses yeux, toucha ses +vêtemens, les froids barreaux de sa fenêtre, pour bien s'assurer que, +cette fois, ce n'était point un songe. + +La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, souriante, +confuse, le salua d'un geste timide. Charney ne répondit ni à ce geste +ni à ce sourire; il regarda fixement ces formes gracieuses, qui se +mouvaient à travers le brouillard: c'étaient bien les mêmes qu'il avait +vues naguère dans les fêtes que lui donnait Picciola, les mêmes traits +qui le poursuivaient sans cesse dans ses pensées et dans ses rêveries; +et, se croyant atteint d'un délire fiévreux, il alla se jeter sur son +lit pour recouvrer ses sens. + +Quelques minutes après, sa porte s'ouvrit, et Ludovic entra: + +--_Ohimè_! _ohimè_! bonne et mauvaise nouvelle, _signor conte_! +s'écria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, non par-dessus les murs, +mais par la porte. Tant mieux pour lui, tant pis pour vous! + +--Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui? + +--Je ne crois pas, _signor conte_. Cependant ça ne peut tarder, car +l'acte est signé à Paris, dit-on, et il doit être en route pour Turin. +Du moins, la _Giovane_ l'a raconté ainsi devant moi à son père. + +--Comment! s'écria Charney, se soulevant à moitié sur son lit, elle est +arrivée? elle est ici? + +--À Fénestrelle, depuis hier, dans la soirée, avec une permission en +bonne forme pour entrer chez nous. Malheureusement, la consigne ne veut +pas qu'on baisse le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu +remettre sa visite au lendemain. Je la savais là, moi; mais +_cap-de-Dious_! je me suis bien gardé de le dire au pauvre vieux: il +n'aurait pu en fermer l'oeil de la nuit, et le temps lui aurait trop +duré, s'il avait su sa fille si près de lui! Ce matin, elle était levée +avant le soleil, et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du +brouillard, à la porte de la citadelle; la digne créature du bon Dieu! + +--Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle point +séjourné quelque temps dans le préau, assise sur le banc? + +Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du côté de la cour, et +se retournant vers Ludovic: + +--Elle n'y est plus! dit-il. + +--Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, répondit celui-ci. +Oui, elle est restée là, tandis que j'étais monté près du bon homme pour +le préparer à la visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il +paraît, ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de temps en +temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la gourde d'un seul coup. +Maintenant ils sont ensemble, bien contens tous les deux; et moi, les +voyant si remplis d'aise, _per Bacco_! je me suis senti navré +tout-à-coup. J'ai pensé à vous, _signor conte_, à vous, qui allez +demeurer bientôt sans compagnon; et je suis venu pour que vous vous +souveniez que Ludovic vous reste, et Picciola aussi. Elle commence à +perdre ses feuilles; mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la +mépriser pour cela. + +Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney. + +Quant à celui-ci, non encore remis de sa surprise et de son émotion, il +cherchait à s'expliquer sa singulière vision, et commençait enfin à +penser que la douce image, revêtue par Picciola jeune fille, pourrait +bien n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui naguère à +la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, le souvenir sans doute +était venu se retracer dans ses rêves. + +Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux voix arriva à son +oreille, du haut de l'escalier, et il entendit glisser sur les marches, +à côté des pas bien connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine +effleurant la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout-à-coup devant +sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul parut: + +--Elle est ici, dit-il, et elle vous attend près de la plante. + +Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force d'articuler un +mot, et le coeur rempli d'une sorte de gêne plutôt que de plaisir. + +Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une femme à laquelle il +devait tout, et envers laquelle il ne pouvait s'acquitter? Se +souvenait-il de quelle façon, le matin même, il avait accueilli son +sourire et son salut? Alors que la séparation approchait, sentait-il +faillir son courage et sa résignation? Quoi qu'il en soit de ces causes +et de bien d'autres peut-être, quand il se présenta devant elle, à ses +manières, à son langage, nul n'eût pu reconnaître le brillant comte de +Charney; l'aisance de l'homme du monde, la fermeté du philosophe, +avaient fait place à un balbutiement, à une gaucherie, auxquels Teresa +dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection dont elle +revêtit ses réponses et son maintien. + +Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour mettre en rapport l'un +vis-à-vis de l'autre sa fille et son ami, l'entretien ne roula d'abord +que sur des lieux communs d'espérance et de consolation pour l'avenir. +Revenu de son premier trouble, Charney, sur les traits si calmes de la +Turinaise, ne vit qu'indifférence, et se persuada facilement que, dans +ses services rendus, elle n'avait fait qu'obéir à son caractère +aventureux, ou aux ordres de son père. + +Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue; car retrouvait-il +encore, en pensant à elle, tout ce charme d'autrefois? Tandis qu'ils +étaient assis tous trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant +sa fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans suite, +dans un mouvement que fit Teresa vers son père, un large médaillon, +suspendu à son cou et caché sous un pli de sa robe, s'en échappa. +Charney y put voir, d'un coté, les cheveux blancs du vieillard, de +l'autre, une fleur desséchée, précieusement conservée entre la soie et +le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait envoyée par Ludovic. + +Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée précieusement +près des cheveux de son père! de son père qu'elle adorait! La fleur de +Picciola ne brillait plus sur le front de la jeune fille; elle reposait +sur son coeur! Cette vue avait changé toutes les dispositions de +Charney. Il se reprenait à examiner de nouveau Teresa, comme si elle +venait de se métamorphoser devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce +qui ne s'y était pas encore montré. Et en effet, son visage, tourné vers +son père, s'éclairait d'une double expression de tendresse et de +sérénité; elle était belle alors comme les vierges de Raphaël sont +belles, comme sont belles les âmes aimantes et pures! Charney suivait +lentement du regard ce profil gracieux et animé sur lequel +s'harmoniaient si bien la douceur et la force, l'énergie et la timidité! +Depuis si long-temps il n'avait pu contempler une face humaine, ainsi +resplendissante de l'éclat de la jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il +s'enivrait de ce spectacle, et après avoir parcouru l'ensemble séduisant +du cou, des épaules et de la taille, ses yeux revenaient ardemment se +fixer sur le médaillon. + +--Vous n'avez donc pas dédaigné mon faible présent? murmura-t-il; et si +bas qu'il l'eût murmuré, Teresa se redressa avec vivacité vers lui, et +son premier mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en même +temps, à son tour, elle examinait le changement survenu sur les traits +du comte, et tous deux rougirent à la fois. + +--Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la voyant troublée. + +--Rien, dit-elle;--et, se reprenant aussitôt, comme si elle eût craint +devant elle-même de nier un sentiment pur et honorable:--C'est ce +médaillon... Tenez, mon père, ce sont vos cheveux.--Puis, se tournant +vers Charney:--Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai reçue de votre +part, et que je garde... que je garderai toujours! + +Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans cet instinct +de la pudeur, qui lui inspirait de s'adresser dans son explication aussi +bien à son père qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la +fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney en ressentit un +ravissement tel qu'il n'en avait jamais éprouvé de pareil. + +Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans les épanchemens et +les effusions d'une amitié qui semblait s'accroître de minute en minute. +À part l'attraction secrète qui nous rapproche les uns des autres, +l'intimité marche toujours en raison de la mesure de temps que nous +avons à donner à nos affections nouvelles. + +Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce jour; mais ils +avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu d'heures leur restaient +peut-être! Aussi, quand Charney, par une considération purement +d'étiquette et de savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer, +voulant, disait-il, après une si longue absence, laisser le père et la +fille tout entiers au bonheur de se revoir: + +--Vous nous quittez!--s'écria Teresa, le retenant d'un regard, tandis +que Girhardi l'arrêtait d'un geste:--Êtes-vous donc un étranger pour mon +père... et pour moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche. + +Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence le gênait peu, elle +se mit à détailler tout ce qu'elle avait fait depuis sa sortie de +Fénestrelle, et les moyens employés par elle pour réunir les deux +captifs. Ayant achevé son récit, elle adjura Charney de commencer le +sien, et de dire l'emploi de ses journées et ses occupations près de +Picciola. + +Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers temps de sa prison, +ses ennuis et ses travaux manuels, la bien-venue de sa plante, son +développement progressif; et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le +pressait de questions sur chacune de ses découvertes. + +Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant d'une main la main +de la fille qui lui était rendue, et de l'autre celle de l'ami qu'il +allait quitter, les écoutait et les regardait tour-à-tour avec un +sentiment mélangé de joie et de tristesse. Mais parfois les mains du +vieillard se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même +mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les deux jeunes gens, +émus, embarrassés, s'animaient du regard et se taisaient de la voix. +Enfin la jeune fille, sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, +dégagea doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de son père, y +appuyant nonchalamment sa tête, dans une attrayante posture, tourna, en +souriant, les yeux vers Charney, pour l'engager à continuer. + +Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, celui-ci en vint +jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa plante. Je l'ai dit, c'étaient +là les grands événemens de sa vie durant sa solitude. Il parla de cette +jeune fille naïve et séduisante, dans laquelle Picciola se montrait +personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, il en +esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait graduellement +de son sourire, et sa poitrine se gonflait en l'écoutant. + +Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle de cette douce +image; mais, achevant l'histoire et les malheurs de sa plante, il +rappela l'instant où, par ordre du commandant, Picciola mourante allait +être arrachée de terre sous ses yeux. + +--Pauvre Picciola! s'écria alors Teresa attendrie! oh! tu m'appartiens +aussi à moi, chère petite! car j'ai contribué à ta délivrance. + +Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son coeur de cette +adoption, qui venait d'établir une sainte communauté entre elle et lui. + + + + +IX. + + +Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, renoncé à la +liberté, à la fortune, au monde, si ses jours avaient dû s'écouler ainsi +dans une prison, entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il +l'aimait comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusque alors +étranger à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois violent et doux, amer +et onctueux, tel qu'un fruit acide qui parfume la bouche en l'irritant. +Il se révélait à lui par les angoisses d'une joie inconnue, par des +élancemens de tendresse, qui étreignaient tout ensemble Dieu et les +hommes, et la nature entière. Il croyait sentir sa tête, son coeur, sa +poitrine, se détendre, s'élargir, pour contenir les espérances, les +projets, les sensations qui lui arrivaient en foule. + +Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le préau, près de la +plante; les deux, amis sur le banc, Teresa, leur faisant face, sur une +chaise que Ludovic avait eu la précaution de descendre. + +Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une broderie, et, +l'enjouement sur les traits, la figure colorée d'une teinte de bien-être +et de satisfaction, suivant de la tête le mouvement de son aiguille, +levant les yeux en même temps que la main, elle arrêtait tour à tour son +sourire sur son père et sur Charney, en jetant quelques propos frivoles +au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, elle se leva, et, +sans plus se soucier d'interrompre la conversation des deux penseurs, +elle alla presser son père entre ses bras et baiser ses cheveux. + +Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas reprise. Charney +venait de tomber dans une profonde méditation. + +Est-il aimé de Teresa?--À cette question qu'il s'adresse à lui-même, +deux pensées contrastantes l'agitent en même temps: il craint de le +croire; il tremble d'en douter! Elle a conservé la fleur donnée par lui, +et promis de la garder toujours; elle s'est troublée lorsque, la veille, +leurs deux mains se rapprochaient sur les genoux du vieillard; son sein +s'est ému au récit de ses rêves passionnés; mais ces mots, articulés +d'une voix si tendre, c'est devant son père qu'elle les a prononcés. +Quel sens prêter à tous ces charmans témoignages, indices de pitié, +d'intérêt, de dévouement? Ne lui en avait-elle pas donné des preuves +bien avant cette entrevue, et quand leurs regards ne s'étaient pas +rencontrés encore, que leurs paroles n'avaient jamais été échangées? +Insensé! insensé! qui croit si facilement avoir place dans ce coeur +qu'un sentiment de tendresse filiale emplit tout entier, et prend pour +des palpitations d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge! + +Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, toujours, et +substituer à une idéalisation, désormais insuffisante, cette angélique +réalité. + +Cet amour, il le renfermera en lui-même: chercher à le faire partager +serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner un si bel avenir? Ne +sont-ils pas destinés à vivre séparés l'un de l'autre? elle, libre, +heureuse, au milieu d'un monde où elle ne tardera pas à se choisir un +époux; lui, seul, dans sa prison, où il doit rester avec Picciola et ses +éternels souvenirs d'un instant? + +Aussi, le parti de Charney est bien pris: dès ce jour, dès ce moment, il +affectera l'insouciance auprès de Teresa, ou, du moins, il saura +s'envelopper des faux semblans d'une amitié calme et tranquille! Malheur +à lui, malheur à tous deux, si elle l'aimait! + +Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses réflexions, il prêta +l'oreille à des phrases vivement échangées entre Girhardi et sa fille. + +Celle-ci s'abandonnait toute à l'idée de la prochaine délivrance de son +père, et paraissait vouloir dissuader le vieillard, qui, soit feinte ou +conviction, affirmait que l'année finirait sans doute avant sa +captivité: + +--Je connais les retards de cour; si peu de chose suffit pour suspendre +la justice ou la bonne volonté des hommes puissants! + +--S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai à Turin, +pour hâter l'exécution de leurs promesses. + +--Qui nous presse tant? répondait Girhardi. + +--Quoi! préférez-vous donc votre chambre étroite et obscure et cette +vilaine cour à votre habitation et à vos beaux jardins de la Colline? + +Cette apparente disposition de Teresa, l'espèce d'impatience qu'elle +témoignait à s'éloigner de Fénestrelle, eût dû plaire à Charney, en lui +prouvant qu'il n'était pas aimé, et que le danger redouté pour elle +était loin d'être à craindre; cependant ce qui le servait si bien dans +ses désirs le troubla au point de lui faire oublier tout-à-coup son rôle +projeté. Il n'affecta ni insouciance, ni amitié calme et tranquille. En +proie à un dépit douloureux, il ne put s'empêcher de le manifester; mais +Teresa ne parut y prêter attention que pour plaisanter sur son silence +et son air boudeur, et de nouveau elle reprit sa thèse pour prouver que, +si le décret attendu tardait encore, elle devait au plus tôt se rendre +auprès de Menou, et même auprès de l'empereur, à Paris même, s'il le +fallait! + +Elle, d'ordinaire si indulgente, si réservée, semblait soudainement +dominée par un incompréhensible besoin de raillerie et de loquacité. + +--Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son père, tout étonné de la voir +se réjouir devant le pauvre captif, qu'ils allaient bientôt laisser +derrière eux. + +Charney ne savait que penser d'elle. + +C'est que Teresa, de son côté, s'était livrée aux mêmes réflexions que +Charney. Dans la journée de la veille, elle n'avait pas senti l'amour +venir, mais elle avait compris qu'il était venu déjà depuis long-temps. +Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle à ses risques et +périls, mais, comme lui encore, elle le redoutait pour l'autre! Et cette +joie d'aimer, cette crainte d'être aimée, la jetait dans ces +contradictions avec elle-même, et dans cette activité de paroles où son +coeur cherchait à s'étourdir. + +Mais bientôt tous ces efforts, toute cette contrainte pour déguiser +leurs vrais sentimens, tombèrent soudain d'eux-mêmes, des deux côtés à +la fois. Doucement attentifs aux récits de Girhardi, qui leur racontait +combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la grâce était +publiquement annoncée, en attendre vainement l'effet durant des mois +entiers, ils se laissèrent persuader avec délice, avec transport: on eût +dit que désormais et à toujours, cette prison devait leur servir +d'asile, tant les projets se succédaient pour le lendemain et les jours +suivans, et que réunis là, avec leur ange gardien, les captifs n'avaient +plus à redouter qu'une seule chose, la liberté pour un seul! + +Tous trois rassérénés, les philosophes reprirent leur entretien, Teresa +sa broderie et ses joyeux propos. + +Un pâle rayon de soleil égayait encore la cour et venait éclairer le +visage de Teresa; le vent qui fraîchissait agitait légèrement les plis +et les rubans de sa collerette, et, suspendant un instant son travail, +le front renversé, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer tout +ensemble d'air, de lumière et de bonheur, quand tout-à-coup s'ouvre la +petite porte du préau. + +Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, vient signifier à +Girhardi son acte de libération. Girhardi doit quitter la forteresse +sur-le-champ; une voiture l'attend près du glacis de la place, et va le +transporter à Turin, lui et sa fille! + +À l'arrivée du commandant, Teresa s'était levée; elle retomba bientôt +sur sa chaise, et, dans le regard qu'elle jeta alors sur Charney, +celui-ci eût pu voir combien s'étaient rapidement effacés de ce noble +visage les vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney lui-même, +resté sur le banc, se tenait le front baissé, tandis qu'on donnait à +Girhardi communication des papiers qui le réhabilitaient dans son +honneur et le rendaient à la liberté. Les préparatifs du départ ne +pouvaient être longs. + +Déjà Ludovic était descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, avec la +malle contenant ses effets. L'officier l'attendait pour l'accompagner +jusqu'à Turin. L'heure de la séparation avait sonné. Teresa se leva de +nouveau, et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie dans son sac, +de ranger sa collerette; puis elle essaya de se ganter... elle n'en put +venir à bout. + +Charney alors, s'armant de résolution, s'avança vers Girhardi et lui +ouvrit les bras: + +--Adieu, mon père! + +--Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... du courage! +comptez sur nous... Adieu! adieu! + +Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-à-coup, mettant +fin à cette étreinte, il se tourna vers Ludovic, et, pour mieux cacher +son émotion, lui fit quelques dernières recommandations inutiles, au +sujet de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne répondit rien; mais il +offrit son bras au vieillard, car il avait besoin d'un appui. + +Pendant ce temps, Charney s'était approché de Teresa pour prendre aussi +congé d'elle. Une main sur le dossier de sa chaise, l'oeil fixé vers la +terre, elle restait rêveuse, immobile, en place, comme si jamais elle +n'eût dû quitter ce séjour. Quand elle vit Charney près d'elle, sortant +de sa rêverie, elle le considéra quelques instans sans rien dire. Il +était pâle et défait, et les paroles aussi semblaient manquer à sa +poitrine. Soudain la jeune fille, oubliant ses résolutions, étendit son +bras vers la plante du captif: + +--C'est notre Picciola que je prends à témoin, dit-elle... + +Elle n'en put articuler davantage. + +Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait à la main, tomba; Charney la +ramassa, déposa un baiser dessus, et la lui rendit silencieusement. + +Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui venaient de jaillir +abondamment de ses yeux, et, la rejetant aussitôt à Charney, avec un +dernier regard d'amour, avec un dernier sourire d'espérance: + +--Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entraîna son père hors de la +petite cour. + +Le comte les avait suivis des yeux: ils étaient partis, la petite porte +s'était refermée depuis long-temps entre eux et lui, qu'il demeurait +comme pétrifié, le regard en arrêt de ce côté, et que sa main pressait +encore convulsivement sur son coeur la petite mitaine de Teresa. + + + + +CONCLUSION. + + +Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'être quittée pour être +sentie; il l'eût pu dire également de la fortune, du bonheur, et de +toutes ces jouissances si douces dont l'âme prend facilement l'habitude. + +Jamais le prisonnier n'avait tant apprécié la sagesse de Girhardi, les +vertus et les charmes de sa fille, que depuis le départ de ses deux +hôtes. Un profond accablement succéda pour lui à l'enivrement d'un jour. +Les efforts de Ludovic, les soins que réclamait Picciola, ne suffisaient +plus même à le distraire; cependant ces germes de force et de +moralisation, puisés au sein de ses douces études, fructifièrent enfin, +et l'homme abattu se releva. + +Dans la lutte, son âme s'était complétée. Il avait d'abord béni sa +solitude, qui lui permettait de s'entretenir en lui-même de ces amis +absens; plus tard, il vit avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le +banc où la place du sage vieillard restait vide. + +De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus assidu fut le +chapelain de la prison, ce bon prêtre qu'il avait autrefois repoussé si +durement. Averti, par Ludovic, de la sombre tristesse à laquelle était +en proie le prisonnier, il se présenta, oublieux du passé, pour offrir +ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. Mieux +disposé envers les hommes, Charney ne tarda pas d'aimer celui-ci, et le +siége rustique redevint encore le banc des conférences. Le philosophe +exaltait les merveilles de sa plante, celles de la nature, et répétait +les leçons du vieux Girhardi; le prêtre, sans entrer dans la discussion +des dogmes disait la sublime morale du Christ, et tous deux se +fortifiaient en s'appuyant l'un contre l'autre. + +Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, le colonel +Morand. Vu de près, il était assez bon homme, avait le coeur +militairement placé, c'est-à-dire qu'il ne tourmentait son monde que par +ordre: il réconcilia presque Charney avec les tyrans subalternes. + +Enfin, Charney dut bientôt faire ses adieux à l'abbé comme au colonel. +Un beau jour, quand il s'y attendait le moins, les portes de la prison +s'ouvrirent aussi pour lui! + +À son retour d'Austerlitz, Napoléon, importuné par Joséphine, qui de son +côté peut-être avait de même quelqu'un intercédant auprès d'elle en +faveur du prisonnier de Fénestrelle, se fit rendre compte de la saisie +opérée chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les linges +manuscrits, jusque là déposés aux archives du ministère de la justice; +il les parcourut lui-même, et après un mûr examen, déclara hautement que +le comte de Charney était un fou, mais un fou désormais peu +dangereux:--Celui qui a pu ainsi prosterner sa pensée devant un brin +d'herbe, dit-il, peut faire un excellent botaniste et non plus un +conspirateur. Je lui accorde sa grâce; qu'on lui rende ses biens, et +qu'il les cultive lui-même, si tel est son bon plaisir! + +Charney, à son tour, quitta donc Fénestrelle! mais il n'en partit pas +seul. Pouvait-il se séparer de sa première, de sa constante amie? Après +l'avoir fait transplanter dans une large caisse, bien garnie de bonne +terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! Picciola, à qui il +doit la raison; Picciola, qui lui a sauvé la vie; Picciola, dans le sein +de laquelle il a puisé ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a +fait connaître l'amitié et l'amour; Picciola enfin, qui vient de le +rendre à la liberté! + +Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, une main +rude et large se tendit tout-à-coup vers lui:--_Signor conte_, disait +Ludovic en étouffant une grosse émotion, donnez-moi votre main; +maintenant nous pouvons être amis, puisque vous partez, puisque vous +nous quittez, puisque nous ne nous verrons plus!... Dieu merci! + +Charney lui sauta au cou:--Nous nous reverrons encore, mon cher Ludovic! +Ludovic, mon ami! Et après l'avoir embrassé, lui avoir pressé la main +vingt fois, il sortit de la citadelle. + +Il avait traversé l'esplanade, laissé derrière lui la montagne sur +laquelle est située la forteresse, franchi le pont jeté sur le Clusone, +et tournait déjà le chemin de Suze, qu'une voix s'élevait encore, criant +du haut des remparts: + +--Adieu, _signor conte_! adieu, Picciola! + +Six mois après, un riche équipage s'arrêta devant la prison d'état de +Fénestrelle. Un voyageur en descendit et demanda Ludovic Ritti. C'était +l'ancien captif, qui venait faire une visite à son ami le geôlier. Une +jeune dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras du voyageur. +Cette jeune dame c'était Teresa Girhardi, comtesse de Charney. Ensemble, +ils visitèrent le préau, et la chambre naguère habitée par l'ennui, +l'incrédulité, la désillusion! De toutes les sentences désespérées qui +avaient sillonné les blanches parois, une seule restait: + +--_Science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, est +impuissant à donner le bonheur._ + +Teresa ajouta:--_Sans l'amour!_ + +Un baiser que Charney déposa sur son front confirma ce qu'elle venait +d'écrire. + +Le comte était venu prier Ludovic d'être parrain de son premier enfant, +comme il l'avait été de Picciola; et des signes ostensibles chez la +comtesse annonçaient assez que Ludovic devait se tenir prêt vers la fin +de l'année. + +Leur mission accomplie, les deux époux retournèrent à Turin, où les +attendait Girhardi, dans leur beau domaine de la Colline. + +Près de son logis particulier, au sein d'une riche plate-bande, +éclairée, réchauffée par les rayons du soleil levant, Charney avait fait +déposer sa plante, qu'aucune autre ne venait gêner dans son +développement. Par son ordre, nulle main étrangère ne devait s'occuper +d'elle, de sa culture, de son bien-être. Il l'avait défendu! Lui seul y +devait veiller. C'était une occupation, un devoir, un acquit, imposés à +sa reconnaissance. + +Que les jours alors s'écoulaient rapidement! Entouré de jardins +immenses, aux bords d'un fleuve, sous un beau ciel, Charney savourait la +vie des heureux de ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une +nouvelle force à tous ses liens; car l'habitude, comme le lierre de nos +murailles, cimente et consolide ce qu'elle ne peut détruire. L'amitié de +Girhardi, l'amour de Teresa, les bénédictions de ceux qui vivaient sous +son toit, rien ne manquait à son bonheur; et le moment arriva où ce +bonheur allait s'accroître encore. Charney devint père! + +Oh! alors son coeur déborda de félicité. Sa tendresse pour sa fille +sembla redoubler celle qu'il portait à sa femme. Il ne se laissait point +de les contempler, de les adorer toutes deux. Se séparer d'elles un +moment, lui était un supplice! + +Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: il voulut visiter +d'abord sa première filleule, celle de la prison. Mais, hélas! au milieu +de ces transports d'amour, de ces prospérités qui remplissaient +l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, de tout ce +bonheur, la _povera Picciola_ était morte... morte faute de soins! + + +FIN. + + + + + +End of Project Gutenberg's Picciola, by X.-B. Saintine and Paul Louis Jacob + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA *** + +***** This file should be named 39071-8.txt or 39071-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/0/7/39071/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Saintine and Paul Louis Jacob + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Picciola + +Author: X.-B. Saintine + Paul Louis Jacob + +Release Date: March 8, 2012 [EBook #39071] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + +<h1>PICCIOLA,</h1> + +<p class="c"><big>PAR X.-B. SAINTINE,</big></p> + +<p class="c"><small>PRÉCÉDÉ DE</small><br> +QUELQUES RECHERCHES<br> +<b>SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT</b></p> + +<p class="c"><small>PAR</small><br> +PAUL L. JACOB,<br> +<small>BIBLIOPHILE.</small></p> + +<p class="c">NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.</p> + +<p class="c">À NEW-YORK:<br> +LEAVITT ET COMPAGNIE, No. 12 VESEY-ST.<br> +1851.</p> + + + + +<h2><a name="intro" id="intro"></a>QUELQUES RECHERCHES SUR L'EMPLOI DU TEMPS DANS LES PRISONS D'ÉTAT.</h2> + + +<p>L'ouvrage de M. Saintine est jugé: l'opinion publique +avait devancé cette fois la justice solennelle que +l'Académie Française s'est empressée de lui rendre en +le proclamant digne d'un prix qui fait également honneur +au caractère et au talent de l'écrivain. Aujourd'hui +<i>Picciola</i>, dont la publication remonte à peine +à cinq ans, jouit déjà de cette réputation solide et +inaltérable que nos meilleurs classiques n'ont acquise +qu'après l'épreuve du temps, et cet admirable livre de +philosophie morale et religieuse a pris sa place dans les +bibliothèques à côté de la <i>Confession du Vicaire Savoyard</i>, +par Jean-Jacques Rousseau, et de <i>Paul et Virginie</i>, +par Bernardin de Saint-Pierre.</p> + +<p>Je ne répéterai donc pas les éloges unanimes qui ont +été accordés à ce petit chef-d'œuvre, comparable, et +préférable peut-être, aux <i>Prigioni</i> de Silvio Pellico; +je ne dirai pas que M. Saintine a donné un exemple +remarquable des immenses ressources d'intérêt que +peut renfermer le sujet le plus simple et le plus exigu +en apparence; je ne dirai pas qu'il a tenté une espèce +de tour de force littéraire en taillant un volume dans +l'étoffe d'une courte nouvelle; je ne dirai pas, enfin, +qu'il a su éviter les écueils presque inévitables d'une +composition où il avait à chaque pas la crainte de +tomber dans le faux, ou dans le froid, ou même dans le +ridicule. Tout a été dit là-dessus pour faire ressortir +le singulier mérite de l'auteur, qui s'est tenu constamment +dans les bornes délicates et indécises du vrai et +du beau. <i>Picciola</i> est désormais rangé au nombre de +ces livres qu'on se dispense de louer, parce qu'on les +relit sans cesse, en les aimant et en les admirant toujours +davantage.</p> + +<p>Certes, si je n'avais craint d'être taxé de complaisance, +bien plus, de camaraderie, je me serais fait un +plaisir de revenir lentement sur les impressions douces, +mélancoliques et suaves que m'a procurées la lecture +de <i>Picciola</i>; j'aurais cherché à découvrir la cause des +charmes de cette lecture, qui pourtant ne soutient ni +n'éveille l'attention par la multiplicité et la bizarrerie +des événemens, par l'éclat et la force des péripéties, +par le choc et le tumulte des passions, par tous les ressorts, +déjà usés ou affaiblis, de la dramaturgie moderne; +j'aurais sans doute réussi à prouver, ce modèle à la +main, que de tous les écrits conçus pour nous intéresser +et nous émouvoir, les plus uniformes sont d'ordinaire +les plus touchans, et que souvent une modeste étude +physiologique, approfondie par la science et illuminée +par l'imagination, trouve en nous des sympathies intimes +que n'atteignent pas les grandes œuvres du génie.</p> + +<p>L'histoire de l'homme solitaire, le journal minutieux +de ses pensées et de ses actions dans l'isolement, la +peinture du prisonnier dans sa captivité, du moine +dans sa cellule, du naufragé dans son île déserte, ce +sont là des sources éternelles de rêverie et de méditation. +Il semble que chacun de nous s'attache de +préférence au spectacle de l'homme luttant corps à +corps avec l'adversité, dont il triomphe par la patience, +cette force des faibles. <i>Robinson Crusoé</i>, n'est-il pas +le livre de tous les âges et de toutes les conditions? +Nous le savons par cœur avant de l'avoir pu lire, et +quand la vieillesse nous invite à rétrécir le cercle de +nos lectures comme celui de nos amis, que la mort a +décimés autour de nous, c'est encore <i>Robinson Crusoé</i> +qui nous fait compagnie et qui nous apprend à ne +jamais désespérer de la Providence.</p> + +<p>M. Saintine, en écrivant <i>Picciola</i>, connaissait bien +la prédilection que nous autres, petits ou grands enfans, +avons pour le récit des infortunes d'un prisonnier. +Les <i>Mémoires</i> du baron de Trenck et ceux de Latude +avaient, dans le dernier siècle, témoigné de l'empressement +du public pour ce genre d'ouvrage, qui pourrait, +à la rigueur, se passer du savoir-faire du rédacteur, +tant est saisissant et entraînant l'intérêt qu'il emprunte +de la situation même du principal personnage. Mais +M. Saintine ne crut pas nécessaire d'accumuler dans +la biographie de son prisonnier ces miracles d'industrie, +d'adresse, et de persévérance, enfantés par l'amour +de la liberté; ces échelles de corde gigantesques +tissues avec du linge, ces instrumens de délivrance +façonnés avec un mauvais couteau, ces souterrains +creusés dans le roc à l'aide d'un chandelier de fer, +ces larges brèches faites en silence dans des murailles +épaisses de dix pieds, ces énormes barreaux sciés au +moyen d'un ressort de montre; en un mot, ces évasions +incroyables, effectuées, la nuit ou en plein jour, +presque sous les yeux des geôliers et des sentinelles, +malgré les portes, les verroux, les cadenas, les grilles, +et tout l'appareil formidable d'une prison d'état. M. +Saintine a choisi, au contraire, un prisonnier résigné, +qui n'essaie pas de s'enfuir, et qui finit par être plus +heureux dans sa prison qu'il ne l'était en liberté au +milieu des vains plaisirs et des bruyantes illusions du +monde. M. Saintine a concentré son drame, pour +ainsi dire, sur la tête d'une fleur.</p> + +<p>Cette fleur est la véritable héroïne de son roman; +on croirait volontiers qu'elle parle et qu'elle agit; elle +joue un rôle que le ciel a l'air de lui dicter; elle s'anime, +elle devient un être vivant et intelligent; elle +console et instruit le prisonnier; elle lui révèle l'œuvre +de la création; elle le retire de l'abyme de l'incrédulité; +elle le conduit, sous l'égide de la foi, au bonheur +qu'il avait nié, et dont il s'éloignait de plus en plus en +poursuivant un fantôme. C'est un ange qui a pris cette +forme végétale pour arracher un malheureux aux tortures +du doute et aux horreurs du désespoir.</p> + +<p>Eh bien! cette fleur sublime, sur laquelle repose la +pieuse et poétique histoire du prisonnier de Fenestrelle, +n'a pas été comprise par le matérialisme des uns +et par l'ignorance des autres. On a critiqué ce qu'on +devait surtout admirer; on a discuté au lieu de sentir, +et cette critique aride, qui s'épuise à découvrir un ver +imperceptible dans les plus beaux fruits, a condamné +une invraisemblance et une exagération dans cet amour +du pauvre prisonnier pour sa fleur inconnue. Sans +doute cette injuste critique n'est pas de celles qui ont +de l'écho ni de la portée; mais comme elle peut vouloir +se reproduire à la faveur des nouvelles et nombreuses +éditions qui attendent <i>Picciola</i>, je lui répondrai dès +à présent pour en finir avec elle, et je lui opposerai +quelques recherches sur la manière dont les prisonniers +célèbres ont employé le temps durant leur captivité. +De ces exemples, fournis par différentes époques, il +résultera que l'amant de <i>Picciola</i> s'est créé un délassement +et une affection que justifient les tristes annales +des prisons d'état, de Pignerol, de Vincennes et de la +Bastille.</p> + +<p>Que si j'étais botaniste, ce que je ne suis pas, faute +de pouvoir retenir dans ma chétive mémoire douze +mille mots de technologie plus ou moins barbare, je +ne perdrais pas cette occasion de réhabiliter <i>Picciola</i> +aux yeux des botanistes qui regrettent de ne pas connaître +le nom scientifique de cette fleur, et qui hésitent +à lui assigner son rang d'espèce et de genre dans la +classification des plantes, selon Linnée et Tournefort, +ou bien selon Jussieu et Mirbel. J'avoue tout bas que +je ne ferais pas une grosse querelle à M. Saintine s'il +s'était avisé de tendre un piége aux savans, et d'inventer +une fleur qui n'existât que dans son livre. Que +nous importe de savoir exactement si cette fleur était +<i>polypétale</i> ou <i>monocotylédone</i>, si elle appartenait à +la classe <i>dodécandrie</i> ou <i>polygamie</i>, si elle devait +figurer dans la famille des <i>blackweliacées</i> ou des <i>licopodiums</i>, +<i>etc.</i>? Ces détails, fort inutiles pour le lecteur +qui demande des pensées et des émotions, deviendraient +certainement indispensables, si M. Saintine +avait la prétention de faire couronner <i>Picciola</i> par +l'Académie des Sciences.</p> + +<p>On cite peu de prisonniers qui se soient passionnés +pour les fleurs, parce que les objets de cette passion, +si naturelle à l'homme isolé, ne leur étaient pas permis. +Une prison, en effet, se prête mal aux exigences +de l'horticulture, et il n'y a pas de plante qui consentirait +à végéter dans l'atmosphère étouffée d'un cachot. +Dans les cours étroites où les prisonniers d'état obtenaient +à grand'peine la faveur de respirer sous le +ciel; pressé par de hautes murailles noires et nues, +un rosier aurait demandé grâce, une marguerite n'eût +pas essayé de fleurir, car les plantes ne peuvent se +passer d'air et de soleil; elles ne s'accoutument jamais +au méphitisme et aux ténèbres: les plus vivaces auraient +péri le lendemain de leur entrée à la Bastille.</p> + +<p>Le grand Condé, qui fut prisonnier d'état dans le +château de Vincennes en 1650, avait pourtant des +fleurs pour se consoler. Le cardinal Mazarin n'était +donc pas un ennemi cruel et sans pitié. Le prince se +fit un petit parterre dans les fossés du donjon, au-dessous +des fenêtres de sa prison; il cultivait lui-même +ses plantations, et donnait particulièrement des soins +assidus à une brillante famille d'œillets qui le rendaient +aussi fier que ses victoires. Mademoiselle de +Scudéry, ayant été admise à pénétrer jusqu'à lui, le +trouva, sans pourpoint et sans chapeau, occupé à ces +travaux de jardinage; elle se sentit touchée d'admiration, +et improvisa ces jolis vers, qui servirent long-temps +d'inscription au jardin du grand Condé:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">En voyant ces œillets, qu'un illustre guerrier</span><br> + <span class="i0">Arrosa d'une main qui gagna des batailles,</span><br> + <span class="i0">Souviens-toi qu'Apollon bâtissait des murailles,</span><br> + <span class="i0">Et ne t'étonne pas que Mars soit jardinier.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Le cardinal de Retz, qui remplaça le prince de +Condé à Vincennes, n'hérita pas de son jardin et de +ses œillets: Mazarin craignait que l'activité et l'audace +de son rival politique ne vissent dans la bêche +et dans la serpette que des instrumens de délivrance. +Le cardinal, gardé de près dans sa chambre, aimait +mieux jouer aux dames ou aux échecs avec ses gardiens +que de lire son bréviaire. Il méditait son évasion, +et repassait dans son esprit les circonstances de +la conjuration de Fiesque, qu'il s'était proposé pour +modèle. Il ne songeait pas encore à écrire ses +mémoires.</p> + +<p>La démangeaison d'écrire est cependant bien +grande en prison pour tous ceux qui savent tenir une +plume! Mais, comme le régime des prisons d'état +s'opposait à ce que ce moyen de distraction y fût +autorisé, tous les prisonniers imaginaient d'ingénieux +procédés pour suppléer aux plumes, à l'encre et au +papier, qu'on leur refusait rigoureusement au nom +du roi.</p> + +<p>Pellisson-Fontanier, que son dévouement au surintendant +Fouquet fit incarcérer à la Bastille en même +temps que cette illustre victime de la haine de Louis +XIV, n'aurait pas eu le courage de supporter l'affreux +supplice du secret pendant plus d'une année, si la +nécessité ne lui eût appris quelques-unes de ces inventions +qui étaient traditionnelles dans les prisons +d'état: il remplit d'écriture les murs de sa chambre +blanchie à la chaux; il écrivit ensuite sur le plomb +des vitres avec la pointe d'une épingle; et, quand il +eut couvert de ses pensées toutes les pages de pierre, +de bois, et de plomb, que renfermait sa prison, il composa +de l'encre en broyant dans du vin des croûtes +de pain brûlées, il tira une plume de la paillasse de +son lit, et traça des ouvrages de littérature entre les +lignes et sur les marges de quelques livres de piété +qu'on lui laissait pour l'amener à trahir son bienfaiteur +et son ami.</p> + +<p>Mais ce n'était point assez de pouvoir écrire pendant +cinq années d'une rude captivité: Pellisson, qui +se sacrifiait ainsi à l'amitié en prenant hautement la +défense du surintendant, avait besoin qu'on l'aimât. +On mit près de lui, pour l'espionner, un Allemand, +qui ne résista pas à l'entraînement et aux séductions +de l'éloquence du prisonnier; cet Allemand s'employa +même à favoriser les correspondances qu'il devait intercepter, +et ce fut par sa généreuse entremise que +Pellisson publia, du fond de la Bastille, cette admirable +apologie qui sauva la tête de Fouquet. Après +s'être fait aimer d'un espion, il trouva plus aisé d'apprivoiser +une araignée: cette araignée avait tendu sa +toile entre les barreaux du soupirail à travers lequel +l'air et le jour pénétraient dans la prison; il lui +épargna la peine de guetter une proie dans ses fils, +et il plaça des mouches à demi mortes sur le bord du +soupirail, où l'araignée descendait les chercher. Elle +ne tarda pas à s'accoutumer à ce manége, et elle se +hasarda bientôt à venir prendre son butin jusque dans +la main de Pellisson. Celui-ci poussa plus loin ses +expériences et l'éducation de l'araignée: elle accourait +non seulement à la voix de son maître, mais +encore, au son de la musette jouée par un Basque +idiot qui le surveillait; elle se promenait familièrement +sur les genoux de Pellisson, et elle avait l'air +d'être reconnaissante envers l'homme qui s'occupait +d'elle avec tant de sollicitude. Ce n'était plus une +araignée aux yeux de Pellisson: c'était une amie, +une compagne d'infortune, une prisonnière d'état.</p> + +<p>Nous voulons ne pas croire qu'un gouverneur de +la Bastille, M. de Besemaux, ait eu la barbarie +d'écraser sous son pied cette compagne, cette amie +d'un malheureux. Ce serait presque un crime, d'autant +plus odieux qu'il n'aurait pour motif qu'une +basse et stupide méchanceté; mais un porte-clefs brutal +et à moitié ivre est peut-être l'auteur de ce meurtre, +qui arracha cette douloureuse exclamation au +prisonnier: «Ah! monsieur, vous m'avez fait plus de +mal que vous ne m'en sauriez faire avec toutes les +tortures du monde! J'aurais préféré que vous me +tuassiez moi-même!»</p> + +<p>Le surintendant Fouquet, condamné à la prison +perpétuelle, qu'il subit durant seize ans à Pignerol, +depuis 1664 jusqu'en 1680, époque de sa mort, aurait +également apprivoisé une araignée, si l'on ajoute +foi au témoignage d'un prisonnier fameux, presque +contemporain, Constantin de Renneville; mais il y a +trop d'analogie entre l'araignée de Pellisson et celle-ci, +que Saint-Mars aurait écrasée aussi, en disant à +Fouquet que <i>les criminels comme lui étaient indignes +du moindre divertissement</i>, pour qu'on ne reconnaisse +pas la même tradition appliquée à deux personnages +différens. Or, Saint-Mars, lieutenant du roi dans la +citadelle de Pignerol, n'eût pas osé se porter à cet +excès de mesquine et insolente cruauté contre un +prisonnier qu'il avait ordre de traiter, au contraire, +avec beaucoup de distinction; et, en outre, Fouquet, +à la suite de sa disgrâce et de son procès, aurait +craint de se rendre ridicule en s'amusant à un pareil +jeu, qu'on n'eût pas manqué de livrer aux railleries +des courtisans. Fouquet ne s'adonnait qu'à des occupations +graves et austères: il lisait quelques ouvrages +de dévotion approuvés, choisis même par le roi et +ses ministres—la Bible, les œuvres de saint Jérôme et +d'autres pères de l'Église; on ne lui accorda pas sans +difficulté l'Histoire de France (on ne sait laquelle), +le Dictionnaire des Rimes, et une pharmacopée.</p> + +<p>Fouquet resta plus de seize ans sans sortir de sa +chambre, et sans communiquer avec personne excepté +un valet qui devait partager sa prison perpétuelle et +<i>n'en sortir qu'à la mort</i>, suivant le langage terrible +de Louvois. Pendant ces seize années, au bout desquelles +il obtint quelque adoucissement à sa captivité, +il varia les occupations qui lui permettaient de n'être +pas surpris par l'ennui, le découragement et le désespoir. +Il avait surtout une infatigable ardeur à écrire, +en dépit de la surveillance sévère à laquelle il était +soumis par ordre spécial du roi. Il fabriqua des +plumes avec des os de volailles, et de l'encre avec de +la suie délayée dans du vin; il remplit d'abord d'écriture +tous les livres qu'on lui mit entre les mains; +quand on l'eut privé de livres, il changea la destination +du papier qu'on était forcé de lui fournir pour +l'usage de sa garderobe, et il en fit des manuscrits, +qu'il cachait dans son lit et dans le dossier de son +fauteuil. Ces manuscrits furent découverts, et on lui +ôta les moyens de les continuer: alors il écrivit sur +ses rubans, sur ses mouchoirs, sur la doublure de ses +habits. On le fit habiller de brun et on ne lui donna +plus que des rubans de couleur sombre. Le ministre +répondit aux plaintes de Saint-Mars qu'il était bien +difficile d'apporter reméde à cette fureur d'écrire.</p> + +<p>On lui rendit pourtant des livres, en les soumettant +à un examen minutieux lorsqu'il demandait à les +échanger contre de nouveaux: on reconnut qu'il +écrivait encore sur les marges avec des encres chimiques +invisibles, qui paraissaient à l'approche du feu. +On finit sans doute par fermer les yeux et tolérer une +désobéissance aussi persévérante, que rien au monde +ne pouvait empêcher. Fouquet reprit donc ses écritures +avec une prodigieuse activité, et il rédigea un +grand nombre d'ouvrages en prose et en vers, la plupart +traitant de matières morales et ascétiques: les +uns furent délivrés à son fils après sa mort, les autres +transmis à Louis XIV; quelques-uns, dit-on, virent le +jour sous le non du père Boutaud, jésuite, et l'on +retrouve dans le plus connu, intitulé <i>Conseils de la +Sagesse de Salomon</i>, les sentimens de résignation et de +philosophie chrétiennes qui allégèrent le poids de +cette inique captivité.</p> + +<p>Fouquet, quoique toujours enfermé, pouvait se procurer +sans doute beaucoup de plantes salutaires qui +croissent dans les montagnes; car il reprit les études +pharmaceutiques qu'il avait faites autrefois sous les +yeux de sa pieuse mère, qui possédait tant de secrets +précieux pour la guérison de toutes les maladies, et +qui les employait elle-même au soulagement des +pauvres. Fouquet donna des leçons de pharmacie au +valet emprisonné avec lui, et dans les derniers temps +de sa vie il eut la satisfaction, bien douce pour une +âme évangélique comme la sienne, de venir en aide +à un de ses geôliers les plus impitoyables: Louvois +lui fit demander un collyre, appelé <i>eau de casse-lunette</i>, +qu'il distillait pour le mal d'yeux, avec la recette +de cette eau et la manière de s'en servir. Mais +à cette époque le prisonnier de Pignerol voyait se +relâcher la rigueur de sa détention: il avait la permission +de descendre sur les boulevarts de la citadelle; +de dîner à la table des officiers; sa femme, ses enfans, +et ses amis pénétraient jusqu'à lui; bientôt sa grâce +entière lui eût été accordée, lorsqu'il mourut subitement +le 23 mars 1680.</p> + +<p>Je crois avoir prouvé ailleurs, par de bien étranges +rapprochemens de faits et de dates, que la mort de +Fouquet ne fut pas véritable, et que cet infortuné, expiant +la haine ou la terreur qu'il inspirait au roi, +avait vécu encore vingt-trois ans, à Pignerol, à Exile, +aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille, toujours +sous la garde de Saint-Mars, mais le visage couvert +d'un masque, et entouré de précautions extraordinaires +pour empêcher qu'on ne le reconnût. Fouquet, +devenu <i>l'homme au masque de fer</i>, écrivait encore +avec la pointe d'un couteau sur une assiette d'argent, +et avec une encre composée, sur son linge, qu'on +brûla lorsqu'il fut réellement mort, en 1703; mais sa +principale récréation consistait, dit-on, à épiler sa +barbe avec des <i>pincettes d'acier très-luisantes</i>.</p> + +<p>Lauzun, le célèbre amant de Mademoiselle, duchesse +de Montpensier, fut prisonnier d'état à Pignerol +en même temps que Fouquet; mais il n'avait +garde de se faire les mêmes distractions: léger, frivole, +ignorant, capricieux, il ne lisait et n'écrivait rien; +il travaillait sans cesse à gagner par des promesses +magnifiques les soldats qui faisaient sentinelle sous +ses fenêtres et les valets qui l'approchaient dans sa +chambre; il fut cause de la fin tragique de plusieurs, +accusés d'avoir préparé son évasion, et pendus par +ordre arbitraire du gouverneur. Quand la fâcheuse +issue de ces tentatives l'eut réellement convaincu de +leur inutilité, il chercha d'autres manières de tuer le +temps. À l'aide d'une lunette d'approche qu'on lui +avait fait parvenir secrètement, il passait des journées +entières à observer tout le pays qu'on découvrait de +ses fenêtres. Lorsque le gouverneur lui eut enlevé +cette lunette, il se vengea en l'humiliant par toutes +sortes d'insolences; ensuite, il s'occupa si passionnément +de sa toilette, qu'il restait en contemplation +devant un miroir; il avait obtenu qu'on lui envoyât +de Paris des perruques et des habits à la mode, des +dentelles et des bijoux: il ne lui manquait que de +pouvoir se montrer. Plus tard, Louis XIV, cédant +aux prières de Mademoiselle, qui ne se consolait pas +d'avoir perdu son beau Lauzun, adoucit la captivité +du prisonnier, et lui permit d'avoir quatre chevaux, +qu'il montait dans les cours de la citadelle.</p> + +<p>L'ancien gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, avait +pendant trente ans appris comment on garde des prisonniers +d'état, lorsqu'il passa du commandement des +îles Sainte-Marguerite à celui de la Bastille; mais +comme il trouva dans cette forteresse, dont la population +était toujours fort nombreuse, un régime beaucoup +moins rigoureux que celui qu'il avait établi +d'après les instructions secrètes du roi pour Lauzun +et Fouquet, il ne jugea pas nécessaire de réformer +l'organisation intérieure de la Bastille. Les prisonniers +étaient la plupart livrés aux caprices des gardiens +subalternes; ils habitaient plusieurs ensemble +dans chaque chambre; et ils avaient ainsi la consolation +de voir des visages humains et d'entendre des +voix humaines. Quelquefois, il est vrai, la discorde +s'allumait entre ceux que le malheur aurait dû rendre +frères, et d'horribles luttes nécessitaient alors leur +séparation, qu'ils eussent vainement demandée à grands +cris. Dans ces <i>chambrées</i>, où l'on réunissait jusqu'à +cinq personnes, la conversation était presque permanente: +après s'être mutuellement raconté leur histoire +et les motifs de leur incarcération, ces malheureux +s'entretenaient de leurs projets ou de leurs espérances +de délivrance; mais souvent un d'eux, signalé à la +défiance de tous comme un espion, retenait dans un +prudent silence les sentimens généreux ou les confidences +qui auraient pu aggraver ou prolonger leur +funeste position. Chacun renfermait en soi son ressentiment +contre ses bourreaux et ses ennemis; car toute +parole imprudente avait un écho dans le cabinet du +gouverneur de la Bastille ou du lieutenant de police. +Les prisonniers dangereux, rebelles ou forcenés, +étaient seuls enchaînés isolément dans de petites cellules, +sous la calotte de plomb des tours, ou dans +d'affreux cachots contigus aux fossés.</p> + +<p>Un de ces prisonniers, Constantin de Renneville, +nous a révélé, dans son <i>Inquisition française</i>, les souffrances +de toute espèce auxquelles un long séjour à +la Bastille l'avait initié; il s'est fait l'historiographe +de ses compagnons de captivité, en nous disant ce +que fut la sienne dans l'espace de onze ans. Il composait +des vers avec une grande facilité, et outre les +poèmes qu'il traça entre les lignes d'un Nouveau-Testament, +au moyen d'une plume faite d'os de poisson et +trempée dans un mélange de vin, de sucre, et de noir +de fumée, il tapissa de ses sonnets, de ses rondeaux, +et de ses madrigaux, les murs de toutes les chambres +de la Bastille. Ce fut lui qui inventa la <i>manière +de parler du bâton</i>, pour communiquer avec les +détenus des chambres voisines, mystérieux langage +que la tradition de la Bastille conserva fidèlement +parmi les prisonniers. Ce langage se transmettait en +frappant la muraille ou le plafond avec une bûche, +selon le rang que chaque lettre occupait dans l'alphabet; +ainsi, un coup pour un <i>a</i>, deux coups pour un +<i>b</i>, trois pour un <i>c</i>, quatre pour un <i>d</i>, et ainsi du +reste jusqu'à <i>z</i>, représenté par vingt-quatre coups. +Constantin de Renneville et ses élèves étaient parvenus +à exécuter cette manœuvre avec tant de rapidité +et d'adresse, qu'ils échangeaient de longues +conversations malgré l'épaisseur des murs, la vigilance +des sentinelles, et la colère des porte-clefs.</p> + +<p>Mais c'était surtout la lecture et la méditation des +livres saints que Constantin de Renneville appelait à +son secours dans la solitude de son cachot: «Je lus +et relus mon Nouveau-Testament, dit-il, avec tout le +respect et l'attention que mérite un livre si saint; et +plus je le lisais, et plus j'y trouvais cette manne +cachée, dont plus on mange, plus on sent redoubler +sa faim; j'y découvrais ces lumières qui sont voilées +aux yeux du monde... Pendant le premier mois de ma +prison, je lus très-attentivement tout le Nouveau-Testament +jusqu'à neuf fois, et la dernière fois que je le +lisais, c'était avec plus d'avidité que la précédente.»</p> + +<p>Il ne nous dit pas qu'il ait jamais essayé de se faire +une société privée des petits animaux, rats, souris, +araignées, qui ont toujours accès dans les plus impénétrables +prisons d'état. On le voit seulement attirant +des pigeonneaux dans sa chambre, et leur attachant des +billets sous les ailes, dans l'espoir que ces billets tomberaient +dans les mains d'un ami ou d'un étranger +compatissant. Le gouverneur de la Bastille, Bernaville, +successeur de Saint-Mars, ayant été averti des +messages que les pigeons portaient de la sorte aux +prisonniers, fit tuer à coups de fusil tous les oiseaux +qui avaient leurs nids autour de la Bastille ou qui +osaient s'en approcher.</p> + +<p>Un prisonnier, nommé Liard, que Constantin de +Renneville eut pour compagnon de chambre et de +cachot, avait apprivoisé des rats qui mangeaient et +couchaient avec lui. Cet homme, coupable d'avoir +affiché des libelles contre le roi et la cour, n'ayant +personne au monde qui s'intéressât à sa liberté, s'était +attaché à sa prison par l'affection qu'il avait su inspirer +à de vils animaux: il ne se plaisait qu'avec eux, et +maudissait quiconque partageait l'horrible <i>pourpoint de +pierre</i> où il croupissait sur la paille: «Il les connaissait +tous par les noms qu'il leur avait imposés et les +distinguait les uns des autres; l'un s'appelait <i>Ratapon</i>, +l'autre le <i>Goulu</i>, cet autre le <i>Friand</i>, et ainsi des +autres. Quand il mangeait, vous voyiez tous ces rats +venir autour de son plat faire une musique enragée, +pendant que, lui, s'empressait à les mettre d'accord. +'Allons, Goulu,' disait-il à l'un, 'tu manges trop vite! +laisse approcher le Friand, qu'il en ait sa part. Pourquoi +as-tu mordu Ratapon?'» Et tâchait à policer +ces bêtes indociles, comme si elles avaient eu de l'intelligence... +«Si j'avais tué quelqu'un de ces vilains +animaux,» dit le témoin oculaire, «il m'aurait sauté à +la gorge. C'était un plaisir qui m'a diverti bien des +fois, de lui voir appeler ces bêtes par leurs noms. +Vous les voyiez sortir de leurs crevasses, comme pour +venir recevoir ses ordres: il leur donnait un petit +morceau de pain; après quoi, il les renvoyait dans +leurs trous en les frappant d'un petit coup sur la +queue.»</p> + +<p>Les rats et les souris jouaient un grand rôle dans +les passe-temps et les affections des prisonniers; mais +lorsque la spirituelle mademoiselle de Launay, plus connue +sous le nom de madame de Staal, fut conduite à la +Bastille par la découverte de la conspiration Cellamare, +elle ne put surmonter la répugnance que lui inspiraient +ces animaux, et elle invoqua contre eux la protection +des chats, qu'elle aimait. «Je ne sentis point en +prison,» dit-elle dans ses Mémoires, «l'ennui qu'on y +redoute généralement... Je m'en garantis, quand je +fus plus calme, par les occupations que je me fis et +par tous les amusemens qui se présentèrent à moi, que +j'avais besoin de recueillir. Ce n'est pas l'importance +des choses qui nous les rend précieuses, c'est le besoin +que nous en avons. Je fus étonnée du parti que je tirai +d'une chatte que j'avais demandée simplement dans +l'intention de me délivrer des souris dont j'étais persécutée. +Cette chatte était pleine, elle fit des petits +chats, et ceux-ci en firent d'autres. J'eus le loisir d'en +voir plusieurs générations. Cette jolie famille faisait +des jeux et des danses devant moi, dont je me divertissais +bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune sorte +de bête.» Le malheur donne de la bonté aux cœurs +les plus secs: Mademoiselle de Launay, qui ne put +pas conserver un ami à la cour, resta fidèle à ses chats +en prison.</p> + +<p>Mais, en général, le temps de la captivité n'était +point assez prolongé pour que le prisonnier eût recours +à ce genre de distraction; l'effet ordinaire d'une lettre +de cachet ne dépassait pas quelques mois, pendant +lesquels on vivait trop hors de la prison par le souvenir +et l'espérance pour y vouloir prendre racine par des +habitudes et des affections. La lecture défrayait donc +presque seule les loisirs des détenus, qui étaient souvent +devenus pensionnaires de la Bastille à cause des +livres qu'ils avaient écrits ou publiés. L'abbé Lenglet +Dufresnoy, qui fit sept ou huit voyages dans les prisons +d'état, déclarait ingénument qu'il n'avait nulle part +trouvé autant de tranquillité pour l'étude, et dès qu'il +voyait entrer dans sa chambre l'exempt de police +chargé de l'arrêter, loin de se troubler et de s'affliger, +il réclamait seulement la permission d'apprêter son +linge, ses livres, et ses manuscrits; puis il écrivait à +son libraire: «Je vais terminer promptement l'ouvrage +que vous savez; on me mène, de par le roi, dans mon +cabinet de travail.»</p> + +<p>À la Bastille, Freret relut avec fruit tous les auteurs +de l'antiquité, et rédigea une grammaire chinoise; +Voltaire ébaucha plusieurs tragédies et médita son +avenir littéraire; Marmontel rédigea ses <i>Contes Moraux</i>. +À Vincennes, Fréron, qui ne pouvait se figurer +lire Ovide dans la relation des <i>Miracles de saint Ovide</i>, +qu'on lui avait apportée par un quiproquo jésuitique, +employait la journée à cuver le vin qu'il buvait le +matin, «pour être en état,» disait-il, «de supporter l'ennui +de ce terrible prédicateur appelé le donjon de Vincennes.» +Diderot pilait de l'ardoise, la faisait infuser +dans du vin et taillait un cure-dent, pour écrire sur les +marges de son <i>Platon</i> l'<i>Essai philosophique sur les +règnes de Claude et de Néron</i>. L'abbé Prieur, qui en +était réduit pour se distraire à commenter et à réfuter +la grammaire française de Vailly sur le grabat où il +mourut, ne réussit pas à obtenir du lieutenant de police +un Nouveau-Testament, grec et latin, <i>pour sanctifier +ses souffrances</i>.</p> + +<p>Ce n'étaient là que des gens de lettres et des philosophes: +on les honorait encore de quelques égards, de +quelques ménagemens, parce qu'ils sortaient toujours +de prison la plume à la main. Mais les prisonniers que +l'on craignait moins après ces rudes épreuves, ceux +qui n'en devaient pas de long-temps voir le terme, ceux +qui sentaient peser sur leur tête la vengeance d'un +ennemi puissant, ils retombaient quelquefois dans les +horreurs de l'ancienne Bastille, où la torture morale +surpassait encore la torture physique: combien de +misérables, lentement assassinés par l'oisiveté et l'abrutissement +au fond de ces ténébreux cachots, où +Latude languit trente-quatre ans! Quel séjour, que +ces antres de pierre que le jour ne visitait jamais, où +se concentrait un air empoisonné, où le sol fangeux +s'exhaussait d'immondices, où rampaient les crapauds +et la vermine! Eh bien! pour échapper à l'ennui, +plus redoutable encore que cette mortelle prison, les +êtres livides et décharnés qui s'y mouraient, oubliés +des hommes, cherchaient une occupation, un intérêt, +un plaisir, dans cette vermine même dont ils étaient +dévorés: ils apprivoisaient, ils instruisaient des puces!</p> + +<p>Latude, ce génie actif et persévérant qui ne put se +montrer que dans les prodiges de son évasion, ne perdait +pas l'espoir de la renouveler avec des efforts plus +incroyables encore; mais en attendant que les circonstances +la favorisassent, il avait besoin de dépenser +le trop plein de son imagination, et d'exercer les belles +facultés de cette intelligence qui lui aurait acquis une +supériorité réelle dans quelque carrière qu'il eût suivie, +s'il ne s'était pas vu, à vingt ans, retranché de la +vie sociale par l'inexplicable vengeance de madame +de Pompadour. Ce fut surtout pour se procurer les +moyens d'écrire qu'il eut besoin de toutes les ressources +de son invention: «Pour remplacer le papier, qui me +manquait,» raconte-t-il dans ses <i>Mémoires</i> assez mal +rédigés par l'avocat Thierry, et peut-être trop souvent +empreints de romanesque, «je pris pendant long-temps +la mie du pain qu'on me donnait; je la broyais dans mes +mains, je la pétrissais avec ma salive; puis, en l'aplatissant, +j'en fis des tablettes de six pouces carrés ou +environ et de deux lignes d'épaisseur. À défaut de +plume, je pris l'arête triangulaire que l'on trouve sous +le ventre des carpes: elles sont larges et fortes; en les +fendant, on peut les employer facilement au lieu de +plume. Il ne me manquait plus que de l'encre: mon +sang pouvait y suppléer, et je m'en servis. Je tirai des +fils d'un pan de ma chemise; je liai fortement la première +phalange de mon pouce pour en faire enfler +l'extrémité, que je perçai avec l'ardillon d'une de mes +boucles. Mais chaque piqûre ne me fournissait que +peu de gouttes de sang, il fallait les renouveler souvent. +Déjà tous mes doigts en étaient pleins, ce qui avait +causé une irritation forte et une enflure dont je craignais +les suites. D'un autre côté, à chaque lettre que +j'écrivais, mon sang se figeait et j'étais obligé de tremper +ma plume de nouveau. Pour remédier à ces inconvéniens, +je fis couler quelques gouttes de mon sang +dans un peu d'eau au fond de mon gobelet; je délayai +le tout ensemble, ce qui me fit une encre très-coulante, +et, par ce moyen, je parvins à écrire très-lisiblement +et à rédiger un mémoire.»</p> + +<p>Qu'écrivait-il ainsi avec son sang sur ces tablettes +de mie de pain? des projets d'économie politique, des +plans d'administration civile et militaire, des réflexions +de morale publique, le tout destiné à réformer les erreurs +et les abus du gouvernement! Ces curieuses +tablettes, que le prisonnier remit lui-même au savant +jésuite le père Griffet, aumônier de la Bastille, ne +furent pas même conservées dans les archives de cette +forteresse, comme l'échelle de corde et les divers +instrumens qui avaient servi à l'évasion de Latude. +Il écrivit encore avec d'autres procédés non moins +ingénieux: ses chemises et ses mouchoirs lui tinrent +lieu de papier, et sa passion calligraphique ne se +découragea pas même dans un cachot tout-à-fait +obscur, où, pendant les courts intervalles de ses repas, +il profitait de la lumière qui lui était accordée, pour +tracer sur la toile, avec son sang ou avec du charbon +pilé, le triste récit de ses souffrances.</p> + +<p>Il ne fut pas toujours seul et abandonné à lui-même +durant cette affreuse captivité de trente-quatre ans: +après avoir été séparé de son ami d'Alègre, qui avait +partagé les travaux inouïs et l'heureuse issue de sa +première évasion, il chercha dans d'abjects animaux +une autre sorte d'amitié qui l'aidât du moins à supporter +le fardeau de la solitude: ces nouveaux amis +étaient des rats qu'il avait apprivoisés. «Je leur ai dû,» +dit-il, «la seule distraction heureuse que j'aie éprouvée +dans tout le cours de ma longue infortune.» Ces +rats l'incommodaient beaucoup, en venant lui disputer +la paille de son lit et en le mordant même au visage; +il résolut, puisqu'il était forcé de vivre avec eux, de +leur inspirer de l'affection. Un jour, un gros rat étant +sorti de la meurtrière, il l'appela doucement et lui jeta +des miettes de pain, que ce rat vint prendre après +quelque hésitation et emporta dans son trou. Le +lendemain, le rat reparut et se fit moins prier pour +s'emparer du pain qu'on lui offrait; le troisième jour, +ce rat devint plus familier et aussi plus vorace, parce +que Latude se priva d'une partie de sa ration de viande +pour attirer ce commensal affamé; les jours suivans, le +rat, dont la confiance augmentait à chaque repas, alla +en trottinant quérir sa pitance dans la main du prisonnier. +Ce n'est pas tout: l'exemple est aussi contagieux +chez les rats que chez les hommes. Ce rat +changea de résidence et appela dans le cachot sa +femelle et sa famille, composée de cinq ou six ratons; +ils se fixèrent tous auprès de Latude, qui leur donna +des noms et leur apprit à cabrioler pour gagner leur +pâture, suspendue en l'air à deux pieds du sol. Cette +société de rats se trouvaient si bien d'être hébergés +aux dépens de leur maître et seigneur, qu'ils montraient +les dents aux intrus qui essayaient de s'introduire +dans leurs rangs: ils multiplièrent patriarchalement +jusqu'au nombre de vingt-six, gros et petits, +nourris comme Latude avec le pain du roi.</p> + +<p>Les araignées étaient sans doute d'un caractère +plus sauvage et moins reconnaissant que les rats, car +Latude ne put jamais réussir à en apprivoiser une +seule. Il eut beau leur présenter des mouches et des +insectes, il eut beau les appeler en sifflant et en jouant +du flageolet (il avait fabriqué cet instrument avec un +morceau de sureau qu'il trouva dans la paille de son +lit), il eut beau les enlever de leur toile et les retenir +de force sur sa main; ces araignées ne se laissèrent +pas séduire, et il finit par conclure que celle de Pelisson +n'avait existé que dans les livres et la tradition. +Cependant le baron de Trenck, enfermé à la même +époque dans la forteresse de Magdebourg, avait su +tirer meilleur parti des araignées de sa prison: il +s'était même promis de rendre un éclatant hommage +au merveilleux instinct de ces insectes, et il eût fourni +de puissans argumens en faveur du système de l'âme +des bêtes.</p> + +<p>Il raconte seulement dans ses Mémoires l'histoire +touchante de la souris qu'il avait apprivoisée au point +qu'elle jouait avec lui et venait manger dans sa bouche. +«Je ne saurais tracer ici,» dit-il, «toutes les réflexions +que fit naître en moi l'étonnante intelligence de ce +petit animal.» Une nuit, la souris, courant, sautant, +grattant, rongeant, fit tant de bruit, que le major, +appelé par les sentinelles, commanda une ronde dans +la prison et visita lui-même les serrures et les verroux, +pour s'assurer qu'on n'exécutait pas une tentative +d'évasion. Le baron de Trenck avoua que tout ce +bruit provenait de sa souris, qui ne dormait pas et qui +demandait la liberté pour lui. Le major confisqua +la souris et la transféra dans la chambre de l'officier +de garde; le lendemain, la souris, qui avait travaillé +de grand courage pour percer la porte de l'endroit où +elle était enfermée, attendit l'heure du dîner pour +rentrer chez son maître à la suite du geôlier. Trenck +fut bien surpris de la retrouver grimpant dans ses +jambes et lui faisant mille caresses. Le major se saisit +une seconde fois du pauvre animal, qu'il refusa de +restituer au prisonnier; mais il en fit don à sa femme, +et celle-ci, qui la mit en cage pour la conserver, espérait +la consoler par une nourriture choisie et abondante. +Deux jours après, la souris, qui ne mangeait +plus, fut trouvée morte. Le chagrin l'avait tuée.</p> + +<p>Le baron de Trenck, qui composait des vers allemands +et français avec autant de goût que le roi de +Prusse, ne fut pas embarrassé de les écrire, quoique +le grand Frédéric eût défendu sous peine de mort de +lui parler et de lui donner encre ou plume. «Pour +y suppléer,» dit-il, «je me faisais une piqûre au doigt; +j'en recueillais le sang, et lorsqu'il venait à se cailler, +je le chauffais dans ma main; puis j'en faisais écouler +la partie liquide et je jetais le reste. C'est ainsi que +je parvins à me faire de bonne encre bien coulante, +avec laquelle je pouvais écrire, et qui me servait en +même temps de couleur quand je voulais peindre.» +La plume qu'il avait inventée fut tour à tour un brin +de paille, un cure-dent et un os de chapon. En +outre, à l'aide d'un clou tiré du plancher, il cisela +ses gobelets d'étain avec tant d'habileté et de délicatesse, +que ces gobelets, couverts de dessins et de devises, +étaient vendus à des prix fort élevés. C'est à +un de ces gobelets qu'il dut sa délivrance, et l'impératrice +Marie-Thérèse, dans les mains de qui le hasard +fit tomber ce chef-d'œuvre d'art et de patience, s'interposa +auprès du roi Frédéric pour obtenir la grâce +d'un innocent, après plus de neuf ans de fers.</p> + +<p>Les prisons d'état n'étaient pas plus <i>dures</i> en Allemagne +qu'en France, où les lettres de cachet se distribuaient +et même se vendaient par milliers. À la +fin du règne de Louis XV, les ministres se faisaient +un jeu de la liberté des citoyens les plus recommandables. +La Bastille ne fut jamais mieux remplie +que sous les ministères du duc de La Vrillière et du +comte de Saint-Florentin. Ce dernier eut le déplorable +courage de faire arrêter La Chalotais, procureur +du parlement de Bretagne, accusé d'avoir insulté +le roi dans des billets anonymes, et seulement +coupable de s'être opposé aux envahissemens du pouvoir +royal en Bretagne. La Chalotais, conduit à +Saint-Malo et enfermé dans la citadelle, fut privé des +moyens de se défendre et de répondre à ses calomniateurs, +pendant que son procès s'instruisait avec une +lenteur calculée; mais, à peine relevé d'une maladie +mortelle, il rassembla ses forces pour composer trois +mémoires justificatifs, qui sortirent de sa prison +comme une voix du ciel. Il les avait écrits avec un +cure-dent et une encre faite de suie dans de l'eau +sucrée et du vinaigre, sur des papiers qui servaient à +envelopper du sucre et du chocolat. «J'ai reçu le +Mémoire de l'infortuné La Chalotais,» dit Voltaire, +dans une de ses lettres. «Malheur à toute âme sensible +qui ne sent pas le frémissement de la fièvre en +le lisant! Son cure-dent grave pour l'immortalité!...»</p> + +<p>Quand Louis XVI monta sur le trône, l'aspect des +prisons changea tout-à-coup, et bientôt le vertueux +Malesherbes fit pénétrer les rayons de la justice et de +l'humanité dans les plus profonds souterrains de la +Bastille, qu'ébranlait déjà un cri unanime de malédiction. +Sous le ministère de Malesherbes, Mirabeau, +qui avait fait son apprentissage de prisonnier dans la +citadelle de l'île de Rhé, au château d'If et au fort +de Joux, entra au donjon de Vincennes pour une +détention de quarante-deux mois. Mirabeau consacra, +pour ainsi dire, le temps de cette détention à sa +maîtresse, madame de Monier, enfermée aussi dans un +couvent: il correspondait librement avec <i>Sophie</i>, par +l'entremise du lieutenant de police Lenoir, qui avait +consenti à faire passer les lettres des deux amans, +pourvu qu'elles retournassent en dépôt à son secrétariat. +Ce piquant échange de lettres d'amour ne +suffisait pas à l'inquiète et dévorante activité de Mirabeau, +qui noircissait une immense quantité de papier +qu'on lui fournissait à discrétion, ainsi que des livres: +il traduisait Tibulle et les <i>Baisers</i> de Jean second; +il écrivait des romans et des poésies érotiques; il improvisait +son éloquent plaidoyer contre les lettres de +cachet et les prisons d'état. Ces occupations littéraires +n'étaient au fond que des alimens destinés à +éteindre les appétits immodérés d'un tempérament de +feu: au milieu de ses lectures et de ses commentaires +de la Bible, c'était toujours Sophie qu'il couvrait de +baisers en approchant de ses lèvres les tresses de cheveux +qu'elle lui envoyait: c'était Sophie enfin qui jour +et nuit remplissait sa prison.</p> + +<p>Elles n'étaient plus, ces horribles prisons de Constantin +de Renneville et de Latude, quoique la Bastille +fût encore debout. Lorsqu'elle tomba sous les +coups des haines populaires amassées depuis quatre +siècles, on n'eut pas le loisir d'écouter les lugubres +révélations qui sortaient de ces ruines, et le public, +qui avait fait une sorte d'ovation à Latude, prêta +l'oreille à peine au récit de trente-neuf ans de captivité +que voulut lui raconter Le Prevot de Beaumont. +La révolution, qui commençait, préparait des prisons +moins effrayantes et plus tyranniques, des captivités +moins longues et plus atroces. Louis XVI, prisonnier +au Temple, en sortit bientôt pour marcher à la guillotine; +Madame Élisabeth tricotait en attendant son +arrêt de mort, et le jeune dauphin, portant déjà des +germes de mort dans son sein, tandis que l'infâme +Simon tuait chez lui le moral, le fils de Louis XVI +détachait les carreaux de sa chambre pour en faire +des petits palets!</p> + +<p>Les prisons révolutionnaires avaient une physionomie +toute particulière: on y était presque libre, si ce +n'est qu'on n'avait guère de délivrance à espérer que +de l'échafaud. Cette réunion de personnes distinguées +par leur naissance, leur éducation, et leur rang social, +conservait fidèlement sous les verroux toutes les traditions +de la haute société élégante et spirituelle qui +devait disparaître avec ses derniers représentans. Les +femmes faisaient de la toilette; les hommes devenaient +amoureux et rivaux. Il y avait des poètes qui rimaient, +des peintres qui peignaient, des musiciens qui +chantaient, des militaires qui combinaient des plans +de campagne. Ô la douce vie qu'on eût menée au +Luxembourg, à Saint Lazare, à l'Abbaye et au Châtelet, +si le tribunal de sang n'avait pas réclamé chaque +jour sa provision de victimes! Roucher, l'auteur du +poème des <i>Mois</i>, quoique incarcéré à Sainte-Pélagie, +continuait l'éducation de ses enfans par correspondance, +poursuivait l'achèvement de ses ouvrages commencés, +traduisait Virgile en vers, et classait un +herbier avec les plantes que sa fille lui choisissait au +jardin du <i>Muséum</i>. Ces fleurs, ces feuillages, apportaient +comme un parfum de liberté dans sa prison. +Il contemplait mélancoliquement cette espèce de tribut +que la nature envoyait à son poète prisonnier, et ses +pensées tombaient d'elles-mêmes dans le moule du +vers.</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">«Ô vous, en qui la nature déploie</span><br> + <span class="i0">Le jeu brillant des plus riches couleurs,</span><br> + <span class="i0">Dans les ennuis où mon âme est en proie,</span><br> + <span class="i0">À mon secours quelle main vous envoie,</span><br> + <span class="i0">Êtres charmans, fraîches et tendres fleurs?</span><br> + <span class="i0">. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .</span><br> + <span class="i0">L'aimable aspect des branchages fleuris</span><br> + <span class="i0">Vient éclairer ma noire solitude:</span><br> + <span class="i0">Ma fille a su dans sa sollicitude</span><br> + <span class="i0">M'environner de ces rameaux chéris.</span><br> + <span class="i0">Sa piété naïve, ingénieuse,</span><br> + <span class="i0">A trouvé l'art de corriger mon sort;</span><br> + <span class="i0">Ces beaux <i>asters</i> à tête radieuse</span><br> + <span class="i0">Et cette indule à taille ambitieuse</span><br> + <span class="i0">Vont sous mes doigts triompher de la mort.</span><br> + <span class="i0">Oh! quand ces fleurs orneront le parterre</span><br> + <span class="i0">Que la science ouvre aux plants desséchés,</span><br> + <span class="i0">Oh! puisse alors ma fille solitaire</span><br> + <span class="i0">Sur ces rameaux bienfaiteurs de son père</span><br> + <span class="i0">Tenir parfois ses regards attachés!</span><br> + <span class="i0">Puis, les baignant de ses pieuses larmes,</span><br> + <span class="i0">Leur dire: 'Vous, qu'en ma jeune saison</span><br> + <span class="i0">J'osai cueillir dans nos grands jours d'alarmes,</span><br> + <span class="i0">Je vous salue, ô fleurs, de qui les charmes</span><br> + <span class="i0">Ont de mon père adouci la prison!'»</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Ces touchantes allocutions de Roucher aux fleurs +cueillies par sa fille furent interrompues par l'arrivée +de la charrette qui le conduisit à l'échafaud avec +André Chénier et le baron de Trenck.</p> + +<p>Sous l'empire, les prisons redevinrent à peu près +ce qu'elles avaient été du temps de Louis XIV, mystérieuses, +impénétrables, terribles. M. Saintine les a +peintes dans <i>Picciola</i>, et il n'est pas possible d'ajouter +un coup de pinceau à cette peinture vraie et saisissante. +Sous la restauration, les prisons perdirent tout-à-fait +leur caractère solennel, grave, et redoutable: un +prisonnier, fût-ce un criminel d'état, avait le droit de +discuter à grand fracas, par l'organe de la presse; +l'assassin du duc de Berry, Louvet, n'était pas traité +autrement qu'un garde national aux arrêts, excepté +pour les précautions de surveillance; le journaliste +Magalon, enchaîné côte à côte avec un galérien qu'on +transférait à Bicêtre, fit retentir pendant six mois tous +les échos de la polémique quotidienne; on n'eut point +assez de colère et d'indignation contre le pouvoir, qui +ordonna la translation de Fontan à Poissy. Depuis +la révolution de juillet, cet état de choses a empiré +ou s'est amélioré, selon le point de vue d'où on l'examine: +les prisons les plus épouvantables ont un +régime plus doux et plus bénin que celui des colléges +de l'université; on y a des livres, des plumes, +de l'encre, et du papier plus qu'on n'en peut consommer; +on y fume; on y boit; on y est parfaitement, +en un mot, hormis qu'on est en prison. Les +régicides Pépin et Fieschi ne tarissaient pas sur tous +les égards qu'on avait pour eux, et Dieu sait la chère +qu'ils faisaient. Quant aux prisonniers d'état de la +citadelle de Ham, ils ont reconnu que la souveraineté +du peuple, telle que le gouvernement actuel l'a entendue, +n'est pas plus cruelle à l'égard de ses ennemis +que la légitimité de la branche aînée envers les +siens. On peut dire qu'il n'y a plus de prison d'état +possible en France, même au mont Saint-Michel.</p> + +<p>Mais la prison d'état, la prison <i>dure</i>, a résisté dans +les gouvernemens absolus aux systèmes pénitentiaires +des philanthropes, et Silvio Pellico, sous les plombs +de Venise, nous rappelle les anciens habitans de notre +Bastille; et ce noble, ce généreux Andryane, enseveli +dix ans, quoique Français, dans le tombeau du Spielberg, +nous apprend que les raffinemens barbares de la +captivité du baron de Trenck subsistent encore sous +la protection de l'empereur d'Autriche: Andryane, +privé de ses livres, écrivait avec la pointe d'une +aiguille sur les parois de son cachot, et y recomposait +une bibliothèque à l'aide de ses souvenirs; Sylvio +Pellico, en méditant sur les secrets de la création et +de la Providence, nourrissait des fourmis et approvisionnait +une araignée. Heureux s'ils avaient eu +l'un et l'autre à leur disposition la fleur miraculeuse +du prisonnier de Fénestrelle!</p> + +<p class="r"><span class="sc">Paul L. Jacob</span>, <i>bibliophile</i>. +</p> + + + +<h2><a name="epitre" id="epitre"></a>À MADAME VIRGINIE ANCELOT.</h2> + + +<p>Je viens de relire mon œuvre, et je tremble en +vous l'offrant. Cependant, qui mieux que vous +peut l'apprécier?</p> + +<p>Vous n'aimez ni les gros romans, ni les longs +drames.</p> + +<p>Mon livre n'est ni un drame, ni un roman.</p> + +<p>L'histoire que je vais vous conter, madame, est +simple, tellement simple, que jamais plume peut-être +n'aborda un sujet plus audacieusement restreint! +Mon héroïne est si peu de chose! Non que je +veuille d'avance, en cas d'insuccès, en rejeter la +faute sur elle! Dieu m'en garde! Si l'action de +cet ouvrage est peu apparente, la pensée n'en est +pas dépourvue de grandeur, le but en est élevé, et +si je ne l'atteins pas, c'est que les forces m'auront +manqué. J'attache du prix pourtant à sa réussite, +car j'y ai déposé des convictions profondes; +et, par un sentiment de bienveillance plutôt que de +vanité, j'aime à croire que si la foule des liseurs +vulgaires le rejette et le dédaigne, pour quelques-uns, +du moins, il ne sera pas sans charme, pour +quelques autres sans utilité.</p> + +<p>La vérité des faits est-elle pour vous de quelque +valeur? Ici je la certifie, et vous l'offre en compensation +de ce que vous regretterez peut-être de +ne pas trouver suffisamment dans ce volume.</p> + +<p>Vous vous rappellez cette bonne et gracieuse +femme, morte depuis quelques mois seulement, la +comtesse de Charney, dont le regard, quoique voilé +par une pensée de deuil, vous frappa, tant il portait +une double et céleste empreinte.</p> + +<p>Ce regard si candide, si doux, qui vous caressait +en vous parcourant, qui vous dilatait le cœur en +s'arrêtant sur vous, et dont on se détournait malgré +soi-même, pour le rechercher bientôt; ce regard, +d'abord presque timide comme celui d'une jeune +fille, vous l'avez vu ensuite briller, s'animer, jeter +des flammes, et trahir tout-à-coup des sentimens +de force, d'énergie et de dévouement. Eh bien! +ce regard, c'était toute la femme! Cette femme, +c'était le mélange incroyable de la douceur et +de l'audace, de la faiblesse des sens et de la +résolution de l'âme; c'était une lionne terrible, +qu'un enfant apaisait d'un mot; c'était une colombe +craintive, capable de porter la foudre sans +trembler, s'il se fût agi de la défense de ses +amours,—de ses amours de mère s'entend!</p> + +<p>Telle je l'ai connue, telle d'autres l'avaient connue +long-temps avant moi, alors que son âme ne +s'exaltait que dans son culte de fille, puis +d'épouse. C'est avec un plaisir bien vif que je +vous entretiens ici de cette noble créature: les +occasions seront trop rares où je pourrai vous en +parler encore. Elle n'est pas l'héroïne principale +de cette histoire.</p> + +<p>Dans l'unique visite que vous lui fîtes à Belleville, +où elle s'était fixée pour toujours, car le tombeau +de son mari est là (et le sien aussi maintenant), +plusieurs choses semblèrent vous étonner. +Ce fut d'abord la présence d'un vieux domestique, +à cheveux blancs, assis auprès d'elle à table. +Vous parûtes surtout vous stupéfier en entendant +ce domestique, aux gestes brusques, aux manières +communes, même pour des gens de cette classe, +tutoyer la fille de la comtesse, et la jeune femme, +élégante et parée, belle comme sa mère l'avait +été, répondre au vieillard avec déférence et respect, +avec amitié même, en l'interpellant du titre +de parrain: en effet, elle est sa filleule. Puis, +peut-être il vous souvient d'une fleur desséchée, +effacée de couleurs, enfermée dans un riche médaillon, +et, lorsque vous l'interrogeâtes sur cette +relique, de l'expression douloureuse qu'exprima la +figure de la pauvre veuve. Elle laissa même, je +crois, votre demande sans réponse: c'est que cela +eût exigé du temps, et ne pouvait s'adresser à un +indifférent.</p> + +<p>Cette réponse, je vais vous la faire aujourd'hui.</p> + +<p>Honoré de l'affection de cette excellente femme, +plus d'une fois, en face de ce médaillon, assis entre +elle et son vieux serviteur, j'ai entendu, de l'un et +de l'autre, sur cette fleur fanée, des récits longs +et détaillés, qui m'ont ému vivement. J'ai long-temps +gardé entre mes mains les manuscrits du +comte, sa correspondance et le double journal de +sa prison, sur toile et sur papier: pièces justificatives +et documens historiques ne m'ont pas +manqué.</p> + +<p>Ces récits, je les ai retenus précieusement dans +ma mémoire; ces manuscrits, je les ai compulsés +attentivement; cette correspondance, j'en ai extrait +des fragmens précieux; ce journal, j'y ai puisé +mes inspirations, et si je parviens à faire passer +dans votre âme le sentiment dont je fus saisi moi-même +en présence de tous ces souvenirs du captif, +c'est à tort que j'aurai tremblé pour la destinée de +ce livre.</p> + +<p>Encore un mot. J'ai conservé à mon héros +son titre de <i>comte</i>, dans un temps où les dénominations +nobiliaires avaient cessé d'avoir cours; c'est +que toujours on me le désignait ainsi, soit en français, +soit en italien. Dans ma mémoire, son nom +était invariablement cloué à son titre: titre et +nom, j'ai tout laissé aller au courant de la plume.</p> + +<p>Vous voilà avertie, madame. Ne demandez +donc pas à ce livre des événemens de haute importance, +ni même un récit attrayant sur quelque +aventure amoureuse. J'ai parlé d'utilité, et à qui +un récit d'amour peut-il être utile? Dans ce doux +savoir surtout, pratique vaut mieux que théorie, et +chacun a besoin de sa propre expérience: cette +expérience, on court joyeusement au-devant d'elle +pour l'acquérir, et on ne se soucie guère de la +trouver toute faite dans des livres. Les vieillards, +devenus moralistes par nécessité, auront beau +s'écrier:—Évitez cet écueil, sur lequel nous nous +sommes brisés autrefois! les jeunes gens répondront:—Cette +mer que vous avez bravée, nous +voulons la braver à notre tour, et nous réclamons +notre droit de naufrage.</p> + +<p>Il y a cependant encore de l'amour dans ce que +je vais vous conter; mais il ne s'agit ici, avant +tout, que de l'amour d'un homme pour... Vous le +dirai-je?... Non; lisez, et vous saurez.</p> + +<p class="r"><span class="sc">X. Boniface-Saintine.</span> +</p> + + + +<h2><a name="livre" id="livre"></a>PICCIOLA.</h2> + + + + +<h2>LIVRE PREMIER.</h2> + + + + +<h3><a name="l1c1" id="l1c1"></a>I.</h3> + + +<p>Le comte Charles Véramont de Charney, dont le +nom sans doute n'est pas encore entièrement oublié des +savans de notre temps, et pourrait même au besoin se +retrouver sur les registres de la police impériale, était +né avec une prodigieuse facilité d'apprendre; mais sa +haute intelligence, façonnée dans les écoles, y avait +contracté le pli de l'argumentation. Il discutait beaucoup +plus qu'il n'observait. Bref, il devait faire plutôt +un savant qu'un philosophe, et c'est ce qui lui advint.</p> + +<p>Dès l'âge de vingt-cinq ans, il possédait la connaissance +complète de sept langues. Bien différent de tant +d'estimables polyglottes, qui semblent ne s'être donné +la peine d'étudier divers idiomes qu'afin de pouvoir +faire preuve d'ignorance et de nullité devant les étrangers +aussi bien que devant leurs compatriotes (car on +peut être un sot en plusieurs langues), le comte de +Charney usait de ces études préparatoires pour s'avancer +vers d'autres beaucoup plus importantes.</p> + +<p>S'il avait de nombreux valets au service de son intelligence, +chacun d'eux du moins avait sa charge, ses +occupations et ses landes à défricher. Avec les Allemands, +il s'occupait de la métaphysique; avec les +Anglais et les Italiens, de la politique et de la législation; +avec tous de l'histoire, qu'il pouvait interroger, +en remontant jusqu'à ses sources premières, grâce aux +Hébreux, aux Grecs et aux Romains.</p> + +<p>Il se livra donc tout entier à ces graves spéculations, +ne négligeant point les sciences accessoires qui s'y rapportaient. +Mais bientôt, effrayé de cet horizon qui +s'élargissait devant lui, se sentant broncher à chaque +pas dans ce labyrinthe où il s'était engagé, fatigué de +poursuivre vainement une vérité douteuse, il n'envisagea +plus l'histoire que comme un grand mensonge +traditionnel, et tenta de la reconstruire sur de nouvelles +bases. Il fit un autre roman, dont les savans se moquèrent +par envie, et le monde par ignorance.</p> + +<p>Les sciences politiques et législatives lui présentaient +quelque chose de plus positif; mais elles semblaient +appeler tant de réformes en Europe! Et lorsqu'il essaya +d'en signaler quelques-unes à faire, les abus +lui parurent tellement enracinés dans l'édifice social, +tant d'existences étaient assises et clouées sur un faux +principe, qu'il se découragea, ne se sentant ni assez +de force ni assez d'insensibilité pour renverser chez +les autres ce que l'ouragan révolutionnaire n'avait pu +détruire entièrement chez nous.</p> + +<p>Puis combien de braves gens, avec autant de lumières +et de bonnes intentions que lui peut-être, +avaient des théories en tout opposées à la sienne! +S'il allait mettre le feu aux <i>quatre coins du globe</i>, +pour un doute! Cette réflexion l'humilia plus encore +que les aberrations de l'histoire, et le laissa dans une +perplexité pénible.</p> + +<p>La métaphysique lui restait.</p> + +<p>C'est le monde des idées. Là les bouleversemens +paraissent moins effrayans, car les idées se choquent +sans bruit dans les espaces imaginaires, comme l'a dit +un poète allemand; vérité douteuse ainsi que tant +d'autres, la pensée muette a un écho sonore.</p> + +<p>Avec la métaphysique, Charney croyait ne plus +risquer le repos des autres; et il perdit le sien.</p> + +<p>Là surtout, là, plus il s'avança vers les profondeurs +de la science, analysant, discutant, argumentant, plus +il n'entrevit qu'obscurité et confusion. L'insaisissable +vérité, toujours fuyant à son approche, s'évanouissait +sous ses pas, et, moqueuse, semblait voltiger à ses yeux +comme un feu follet, qui vous attire pour vous égarer. +Il la voyait lumineuse devant lui, et elle s'éteignait sous +son regard, pour renaître où il ne la soupçonnait pas. +Infatigable et tenace, s'armant de patience, il la suivait +avec une prudente lenteur, pour la forcer dans son +sanctuaire, et, rapide, elle s'éloignait; il voulait hâter +sa course pour l'atteindre, et dès son premier mouvement +il l'avait dépassée. Il croyait enfin la tenir! +elle était sous sa main, dans sa main! et elle glissait +entre ses doigts, se divisant, se multipliant sur des +points différens. Vingt vérités brillaient à la fois autour +de l'horizon de son intelligence: fanaux menteurs +qui mettaient au défi sa raison! Ballotté entre Bossuet +et Spinosa, entre le déisme et l'athéisme, tiraillé par +les spiritualistes, les sensualistes, les animistes, les ontologistes, +les éclectistes, et les matérialistes, il fut saisi +d'un doute immense, qu'il résolut enfin par une négation +complète.</p> + +<p>Laissant de côté les <i>idées innées</i> et la <i>révélation</i> des +théologiens, la <i>raison suffisante</i> et l'<i>harmonie préétablie</i> +de Leibnitz, la <i>perception</i> et la <i>réflexion</i> de Locke, l'<i>objectif</i> +et le <i>subjectif</i> de Kant, les sceptiques, les dogmatiques +et les empiriques, les réalistes et les nominaux, +l'observation et l'expérience, le sentiment et le +témoignage, la science des choses particulières et la +puissance des universaux, il se renferma dans un panthéisme +grossier; il refusa de croire à une intelligence +suprême. Le désordre inhérent à la création, les +contradictions perpétuelles entre les idées et les choses, +l'inégale répartition des biens et des forces fixèrent +dans sa cervelle cette conviction que la matière aveugle +avait seule tout produit, et seule organisait et dirigeait +tout.</p> + +<p>Le hasard devint son dieu, le néant fut son espoir! +Il s'attacha à ce système avec transport, presque avec +orgueil, comme s'il l'eût créé lui-même; se sentant +heureux, en pleine incrédulité, d'être débarrassé de +tous les doutes qui l'avaient assiégé.</p> + +<p>La mort d'un parent venait de le laisser possesseur +d'une vaste fortune. Il dit adieu à la science, et résolut +de vivre pour le bonheur.</p> + +<p>Depuis l'installation du consulat aux affaires, la société +en France s'était réorganisée avec luxe, avec +éclat. Au milieu des fanfares de la victoire, qui se faisaient +entendre de tant de côtés à la fois, tout était joie +et fêtes à Paris. Charney fréquenta le monde—le +monde opulent, le monde aimable et brillant, le monde +des lumières, de la grâce, et de l'esprit; puis, au sein +de ce tourbillon de vie oisive et occupée, de ce grand +mouvement de plaisir, il fut tout surpris de ne point se +sentir heureux.</p> + +<p>Des airs de contredanse, la parure des femmes, et les +parfums qui s'exhalaient autour d'elles, voilà seulement +ce qui lui parut mériter quelque attention.</p> + +<p>Il avait essayé d'une liaison d'intimité avec des +hommes réputés pour leur savoir et leur bon sens; mais +qu'il les trouva faibles, ignorans et saturés d'erreurs! +Il les prit en pitié.</p> + +<p>C'est là un des grands inconvéniens de l'excès dans +les sciences humaines; on ne trouve plus personne à +son niveau; ceux même qui en savent autant que vous +ne le savent pas comme vous. Du faîte où l'on est +monté, on voit les autres au-dessous de soi, misérables +et petits; car, dans la hiérarchie de l'intelligence, +comme dans celle du pouvoir, l'isolement naît de la +grandeur. Vivre isolé, c'est le châtiment de quiconque +veut trop s'élever!</p> + +<p>Notre philosophe appela de plus en plus à son aide +les jouissances matérielles et positives. Dans cette société +renaissante, si long-temps sevrée de joie et de +fêtes, maculée encore des orgies sanglantes de la révolution, +et qui, traînant après elle ses lambeaux de +vertus romaines, dépassait du premier bond les fastueuses +orgies de la régence, il se signala par l'exagération +de ses dépenses, de ses profusions, de ses +folies! Efforts stériles! Il eut des chevaux, des voitures, +une table ouverte; il donna des concerts, des +bals, des chasses; et le plaisir ne se montra nulle +part avec lui! Il eut des amis pour l'aduler dans ses +triomphes, des maîtresses pour l'aimer dans ses instans +de loisir, et, quoiqu'il eût mis un bon prix à tout cela, +il ne connut ni l'amitié ni l'amour.</p> + +<p>Toutes ces parades, toutes ces parodies de vie +joyeuse, ne purent dérider son cœur et le forcer à sourire +une seule fois. Vainement il tenta de se laisser +prendre en aveugle à toutes les amorces de la société. +La sirène, à moitié hors des eaux, faisait éclater +devant l'homme sa beauté de nymphe et sa voix séductrice; +et le regard insensé du philosophe plongeait +aussitôt malgré lui sous l'onde pour y chercher le corps +écailleux et la queue bifurquée du monstre!</p> + +<p>Charney ne pouvait plus être heureux ni par la vérité +ni par l'erreur.</p> + +<p>La vertu lui était étrangère, le vice indifférent.</p> + +<p>Il avait sondé la vanité de la science, et le doux +non-savoir lui était interdit. Les portes de cet Éden se +trouvaient fermées à jamais derrière lui.</p> + +<p>La raison lui semblait fausse; le plaisir lui semblait +menteur.</p> + +<p>Le bruit des fêtes le fatiguait; la retraite et le silence +lui étaient pénibles.</p> + +<p>En compagnie, il s'ennuyait des autres; seul, il +s'ennuyait de lui-même.</p> + +<p>Une profonde tristesse le saisit.</p> + +<p>L'analyse philosophique, malgré tous ses efforts pour +l'écarter, dominait toujours sa pensée, et se mêlant à +ses regards, ternissait, rapetissait, éteignait les plaisirs +et le luxe au milieu desquels il vivait. Les éloges de +ses amis, les baisers de ses maîtresses, n'étaient plus +pour lui que la monnaie courante avec laquelle on +payait la part que l'on prenait de sa fortune, et ne +témoignaient que de la nécessité de vivre à ses +dépens!</p> + +<p>Décomposant tout, réduisant tout à ses premiers +élémens, par ce même esprit d'analyse, il fut atteint +d'une singulière maladie; maladie affreuse, plus commune +qu'on ne le pense, et qui s'attaque aux superbes +pour les humilier. Dans le tissu du drap fin de ses +habits, Charney croyait sentir l'odeur infecte de l'animal +qui en avait fourni la laine; sur la soie de ses +riches tentures, il voyait se promener le ver dégoûtant +qui l'avait filée; sur ses meubles élégans, ses tapis, ses +reliures, ses colifichets de nacre et d'ivoire, il ne voyait +que des débris et des dépouilles; la Mort, la Mort enjolivée, +fécondée sous la sueur d'un sale artisan!</p> + +<p>L'illusion était détruite, l'imagination paralysée.</p> + +<p>Il fallait à Charney des émotions cependant. Cet +amour incapable de s'arrêter sur un seul objet, il +prétendit l'étendre sur un peuple entier. Il devint philanthrope!</p> + +<p>Pour être utile à ces hommes qu'il méprisait, de +nouveau il se livra à la politique, non plus à la politique +spéculative, mais à la politique d'action. Il se +fit initier à des sociétés secrètes; sectaire, il s'efforça +de ressentir ce genre de fanatisme qui peut convenir +encore aux esprits désillusionnés. Il conspira enfin! +Et contre qui? Contre la puissance de Bonaparte!</p> + +<p>Peut-être cet amour patriotique, cet amour universel +qui semblait l'animer, n'était-il au fond que de la haine +pour un seul homme, dont la gloire et le bonheur l'importunaient.</p> + +<p>L'aristocrate Charney en revenait aux principes +d'égalité; le fier gentilhomme, à qui on avait enlevé +son titre de comte, qu'il tenait de ses pères, ne voulait +pas qu'on prît impunément celui d'empereur, qu'on ne +pouvait tenir que de son épée.</p> + +<p>Quelle fut cette conspiration? Peu importe! Il +n'en manquait point à cette époque. Je sais seulement +qu'elle couvait de 1803 à 1804; mais elle n'eut même +pas le loisir d'éclater: la police, providence occulte qui +veillait déjà aux destinées du futur empire, l'éventa à +temps. On ne jugea point à propos pour elle de faire +du bruit, même celui d'une fusillade à la plaine de +Grenelle. Les principaux chefs de la conjuration, +surpris, enlevés à domicile, condamnés presque sans +jugement, furent séparément distribués dans les prisons, +citadelles ou forteresses des quatre-vingt-seize départemens +de la France consulaire.</p> + + + + +<h3><a name="l1c2" id="l1c2"></a>II.</h3> + + +<p>Je me rappelle que traversant les Alpes grecques +pour me rendre en Italie, moi, touriste, voyageant à +pied, la sacoche sur l'épaule et le bâton ferré à la main, +je m'arrêtai pensif à contempler, non loin du col de +Rodoretto, un gros torrent, enflé par la fonte des glaciers +supérieurs. Le bruit qu'il faisait en roulant, les +cascades écumeuses dont son cours était parsemé, les +couleurs variées dont ses eaux se montraient teintes, +tour à tour jaunes, blanches, noires, témoignant qu'il +avait creusé son lit à travers des couches de marne, de +calcaire et d'ardoise; les blocs énormes de marbre et de +silex qu'il avait pu déchausser, mais non arracher du +sol, et qui formaient comme autant de cataractes, ajoutant +un bruit nouveau à tous ces bruits, des cascades +nouvelles à toutes ses autres cascades; les arbres entiers +qu'il chariait sortant à moitié de l'eau, ayant d'un +côté leur feuillage agité par le vent, qui soufflait avec +force, et de l'autre tourmenté par les flots bondissans, +les fragmens de berges encore couverts de leur verdure, +îlots détachés de ses rivages, qui flottaient de même à +la surface du torrent, et allaient se briser contre les +arbres, comme les arbres se fracassaient en passant +contre les blocs de marbre et de silex; tout ce clapotage, +tous ces murmures, tout ce fracas, tous ces spectacles, +resserrés entre deux hautes rives escarpées, me +tinrent quelque temps en émoi et en méditation. Ce +torrent, c'est le Clusone.</p> + +<p>Je côtoyai ses bords, et j'arrivai avec lui dans l'une +des quatre vallées dites protestantes, en souvenir des +anciens Vaudois, réfugiés là jadis. Mon torrent +n'avait plus son allure rapide et désordonnée et ses cent +voix hurlantes et glapissantes. Il s'était adouci, il avait +rejeté ses arbres et ses îlots sur quelque rive aplatie ou +dans le fond de quelque anse; ses couleurs s'étaient +fondues en une seule, et la vase de son lit ne venait +plus obscurcir sa surface. Coulant encore avec force, +mais avec décence, propre, presque coquet, il singeait +la petite rivière pour caresser de ses flots les murailles +de Fénestrelle.</p> + +<p>Je vis alors Fénestrelle, gros bourg célèbre par l'eau +de menthe qu'on y fabrique, et plus encore par les forts +qui couronnent les deux montagnes entre lesquelles le +bourg est placé. Ces forts, qui communiquent ensemble +par des chemins couverts, avaient été démantelés +en partie durant les guerres de la république; l'un +d'eux cependant, réparé, ravitaillé, était devenu prison +d'état aussitôt que le Piémont était devenu France.</p> + +<p>Eh bien! c'est là, dans ce fort de Fénestrelle, que +fut confiné Charles Véramont, comte de Charney, +accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement régulier +et légal de son pays, pour y substituer un régime de +désordre et de terreur.</p> + +<p>Le voici donc séparé des hommes, du plaisir et de la +science, ne regrettant ni les uns ni les autres, oubliant, +sans trop d'amertume, cet espoir de régénération politique +qui un instant sembla ranimer son cœur usé, +disant un adieu forcé, mais plein de résignation, à sa +fortune, dont toute la pompe n'a pu l'étourdir; à ses +amis, qui l'ennuyaient; à ses maîtresses, qui le trompaient; +ayant pour demeure, au lieu de son vaste et +brillant hôtel, une chambre triste et nue; pour unique +valet, son geôlier; et renfermé seul avec sa pensée +désolante.</p> + +<p>Que lui importent à lui la tristesse et la nudité de sa +chambre! L'indispensable nécessaire s'y trouve, et il +est las du superflu. Son geôlier même lui paraît supportable. +Sa pensée seule lui pèse.</p> + +<p>Cependant, quelle autre distraction lui reste? Aucune. +Du moins, il n'en voit point alors de possible.</p> + +<p>Toute correspondance avec l'extérieur lui est interdite. +Il ne possède et ne peut posséder ni livres, ni +plumes, ni papier. Ainsi l'exige la discipline de la +prison. Ce n'eût point été là une privation pour lui +autrefois, quand il ne songeait qu'à se dérober au mal +scientifique dont il était obsédé. Aujourd'hui, un livre +lui eût donné un ami à consulter ou un adversaire à +combattre. Privé de tout, séquestré du monde, il fallut +bien se réconcilier avec soi-même, vivre avec son ennemi, +avec sa pensée.</p> + +<p>Ô qu'elle était âcre et accablante cette pensée qui +sans cesse l'entretenait de sa position désespérée! +qu'elle était froide et lourde pour lui, pour lui que la +nature avait d'abord comblé de ses dons, que la société +avait entouré dès sa naissance de ses faveurs et de ses +priviléges; lui, aujourd'hui captif et misérable; lui, qui +a tant besoin de protection et de secours, et qui ne +croit ni à Dieu ni à la pitié des hommes!</p> + +<p>Il essaie encore de se débarrasser de cette pensée qui +le glace, qui le brûle quand il la laisse se débattre +enfermée dans ses rêveries. De nouveau, il veut vivre +avec le monde du dehors, dans le monde matériel. +Mais qu'il se montre rétréci devant son regard ce +monde! Jugez-en.</p> + +<p>Le logement occupé par le comte de Charney est à +l'arrière-partie de la citadelle, dans un petit bâtiment +élevé sur les débris d'une ancienne et forte construction +qui tenait autrefois aux ouvrages de défense de la place, +mais que le développement des nouveaux travaux de +fortifications a rendue inutile.</p> + +<p>Quatre murs nouvellement blanchis à la chaux, et +qui ne lui permettent même plus de retrouver les traces +de ceux qui avant lui ont habité ce lieu de désolation; +une table, sur laquelle il ne peut que manger; une +chaise, dont la poignante unité semble l'avertir que +jamais un être humain ne viendra là, s'asseoir près de +lui; un coffre pour son linge et ses vêtemens; un petit +buffet de bois blanc peint, à moitié vermoulu, avec +lequel contraste singulièrement un riche nécessaire en +acajou, placé dessus, et damasquiné d'argent sur toutes +ses faces (c'est la seule part qu'on lui ait laissée de sa +splendeur passée); un lit étroit, mais assez propre; +une paire de rideaux de toile bleue, qui pendent à sa +fenêtre comme un objet de luxe dérisoire, comme une +raillerie amère; car, vu l'épaisseur de ses barreaux, et +le haut mur s'élevant à dix pieds en face, il ne doit +craindre ni les regards curieux, ni l'importunité des +rayons trop ardens du soleil: tel est l'ameublement de +sa chambre.</p> + +<p>Au-dessus de lui, une autre chambre pareille à la +sienne, mais vide, inoccupée; car il n'a point de compagnons +dans cette partie détachée de la forteresse.</p> + +<p>Le reste de son univers se borne à un escalier de +pierre court et massif, tournant brusquement en spirale +pour aboutir à une petite cour pavée, enfoncée dans un +des anciens fossés de la citadelle. C'est là le lieu de +promenade où, deux heures par jour, il va prendre +autant d'exercice et jouir d'autant de liberté que le permet +le régime prescrit par le commandant.</p> + +<p>De là le prisonnier peut apercevoir la sommité des +montagnes et les vapeurs de la plaine; car les constructions +de la forteresse, s'abaissant tout-à-coup à +l'orient du préau, y laissent pénétrer l'air et le soleil. +Mais une fois enfermé dans sa chambre, un horizon de +maçonnerie frappe seul ses regards, au milieu de cette +nature pittoresque et sublime qui l'entoure. À sa +droite s'élèvent les coteaux enchantés de Saluces; à sa +gauche se développent les dernières ondulations des +vallées d'Aoste et les rives de la Chiara; il a devant lui +les plaines merveilleuses de Turin; derrière lui les +Alpes, qui grandissent, s'échelonnent, parées de rochers, +de forêts et d'abîmes, du mont Genèvre au mont +Cenis; et il ne voit rien, rien qu'un ciel brumeux suspendu +sur sa tête dans un cadre de pierres, rien que les +pavés de sa cour et le grillage de sa prison, rien que +cette haute muraille qui lui fait face, et dont l'uniformité +fatigante n'est interrompue que, vers son extrémité, +par une petite fenêtre carrée, où de temps en temps lui +est apparue à travers les barreaux une figure triste et +renfrognée.</p> + +<p>Voilà le monde circonscrit où désormais il lui faut +chercher ses distractions et trouver ses joies!</p> + +<p>Il s'évertua l'esprit pour y réussir. Il crayonna, il +charbonna les murs de sa chambre de chiffres et de +dates qui lui rappelaient les événemens heureux de sa +jeunesse; mais qu'ils étaient en petit nombre! Il sortait +de ces souvenirs le cœur plus affaissé.</p> + +<p>Puis son démon fatal, sa pensée, revint avec ses convictions +désolantes, et il les formula en sentences terribles, +qu'il inscrivit aussi sur son mur, près des souvenirs +sacrés de sa mère et de sa sœur!</p> + +<p>Voulant triompher enfin de sa pensée maladive et de +son oisiveté pesante, il tâcha de se façonner aux choses +frivoles et puériles; il courut de lui-même au-devant de +cet abrutissement que donne le long séjour des prisons: +il s'y plongea, il s'y vautra avec transport.</p> + +<p>Il parfila du linge et de la soie, le savant!</p> + +<p>Il fit des chalumeaux de paille, il construisit des +vaisseaux pavoisés avec des coquilles de noix, le +philosophe!</p> + +<p>Il fabriqua des sifflets, des coffrets ciselés et des +paniers à claire-voie, avec des noyaux, l'homme de +génie! des chaînes et des instrumens sonores avec +l'élastique de ses bretelles!</p> + +<p>Puis il s'admira dans ses œuvres; puis, bientôt après, +le dégoût le prit, et il foula tout aux pieds!</p> + +<p>Pour varier ses occupations, il sculpta sur sa table +mille dessins bizarres. Jamais écolier ne découpa son +pupitre, ne le chargea d'arabesques, en relief et en intaille, +avec plus de patience et d'adresse. Le pour-tour +de l'église de Caudebec, la chaire et les palmiers de +Sainte-Gudue, à Bruxelles, ne sont pas décorés d'une +plus grande profusion de figures sur bois. C'étaient +des maisons sur des maisons, des poissons sur des +arbres, des hommes plus hauts que des clochers, des +bateaux sur les toits, des voitures en pleine eau, des +pyramides naines et des mouches gigantesques. Tout +cela horizontal, vertical, oblique, sens-dessus-dessous, +pêle-mêle, tête-bêche, véritable chaos hiéroglyphique, +dans lequel parfois il s'efforçait à chercher un sens +symbolique, une suite, une action; car celui qui +croyait tant à la puissance du hasard, pouvait bien +espérer trouver un poème complet sur les découpures +de sa table, comme un dessin de Raphaël sur les veines +bigarrées du buis de sa tabatière.</p> + +<p>Il s'ingénia ainsi à multiplier des difficultés à vaincre, +des problèmes à résoudre, des énigmes à deviner; +et l'ennui, le formidable ennui, vint le surprendre +encore au milieu de toutes ces graves occupations!</p> + +<p>Cet homme dont la figure s'était montrée à l'extrémité +de la grande muraille eût pu lui fournir des distractions +plus réelles peut-être; mais il semblait éviter +son regard, se retirant de ses barreaux aussitôt que le +comte paraissait vouloir l'examiner avec quelque attention. +Charney le prit tout d'abord en haine. Il avait +si bonne opinion de l'espèce, qu'il ne lui fallut pas plus +que ce mouvement de retraite pour lui donner à penser +que l'inconnu était un espion chargé de le surveiller +jusque dans les loisirs de sa prison, ou un ancien ennemi +jouissant de sa misère et de son abaissement.</p> + +<p>Quand il interrogea le geôlier là-dessus, celui-ci dut +le détromper.</p> + +<p>—C'est un Italien, lui dit-il, bon enfant, bon chrétien, +car je le trouve souvent en prières.</p> + +<p>Charney haussa les épaules.</p> + +<p>—Et pourquoi est-il ici? lui demanda-t-il.</p> + +<p>—Il a voulu assassiner l'empereur!</p> + +<p>—Est-ce donc un patriote?</p> + +<p>—Patriote? oh! non; mais le pauvre homme avait +un fils et une fille, et il n'a plus qu'une fille; et son fils +est mort en Allemagne... Un boulet lui a cassé une +dent. <i>Povero figliuolo!</i></p> + +<p>—Alors c'était un transport d'égoïsme! murmura +Charney.</p> + +<p>—Tête-bleue! vous n'êtes pas père, <i>signor conte</i>? +ajouta le geôlier. Si mon petit Antonio, qui tette encore, +devait être sevré au profit de l'empire, qui a dans +ce moment le même âge que lui, à peu près... <i>Cristo +santo!</i> Mais silence, je ne veux loger à Fénestrelle +qu'avec des clefs à ma ceinture et sous mon chevet.</p> + +<p>—Et quelles sont aujourd'hui les occupations de ce +hardi conspirateur?</p> + +<p>—Il attrape des mouches, dit le geôlier avec un regard +demi-railleur.</p> + +<p>Charney ne le détesta plus; il le méprisa.</p> + +<p>—C'est donc un fou! s'écria-t-il.</p> + +<p>—<i>Perche pazzo, signor conte?</i> Plus nouveau que +lui au logis, vous êtes déjà devenu un <i>maëstro</i> dans +l'art de la sculpture sur bois. <i>Pazienza!</i></p> + +<p>Malgré l'ironie qu'exprimaient ces derniers mots, +Charney reprit ses travaux manuels, l'explication de ses +hiéroglyphes, remèdes toujours impuissans contre le mal +dont il était tourmenté. Dans ces puérilités, dans ces +ennuis, passa tout un hiver.</p> + +<p>Heureusement pour lui, un nouveau sujet de distraction +allait bientôt venir à son aide.</p> + + + + +<h3><a name="l1c3" id="l1c3"></a>III.</h3> + + +<p>Un jour, à l'heure prescrite, Charney respirait l'air +de la forteresse, la tête baissée, les bras croisés derrière +le dos, marchant pas à pas, lentement, doucement, +comme pour agrandir l'étroite carrière qu'il lui était +permis de parcourir.</p> + +<p>Le printemps s'annonçait; un air plus doux dilatait +ses poumons, et vivre libre, maître du terrain et de +l'espace, lui semblait bien désirable alors. Il comptait +un à un les pavés de sa petite cour, sans doute pour +vérifier l'exactitude de ses anciens calculs, car il n'était +pas à les nombrer pour la première fois, quand il +aperçut, là, devant lui, sous ses yeux, un faible monticule +de terre légèrement soulevé entre deux pavés, et +divisé béant à son sommet.</p> + +<p>Il s'arrête, et le cœur lui bat sans qu'il puisse +s'en rendre compte. Mais tout est espoir ou crainte +pour un captif! Dans les objets les plus indifférens, +dans l'événement le plus minime, il cherche une cause +merveilleuse qui lui parle de délivrance.</p> + +<p>Peut-être ce faible dérangement à la surface est-il +produit par un grand travail dans l'intérieur de la +terre! Des conduits souterrains existent sous ce sol +qui va s'effondrer, et lui livrer un passage à travers +les champs et les montagnes! Peut-être ses amis ou +ses complices d'autrefois emploient la sape et la mine +pour arriver jusqu'à lui, et le rendre à la vie et à la +liberté!</p> + +<p>Il écoute, attentif, et croit entendre au-dessous de +lui un bruit sourd et prolongé; il relève la tête, et +l'air ébranlé lui apporte les tintemens rapides du tocsin. +Le roulement des tambours se répète le long des +remparts, comme un signal de guerre. Il tressaille, et +porte à son front, mouillé de sueur, une main convulsive.</p> + +<p>Va-t-il donc être libre! la France a-t-elle changé de +maître!</p> + +<p>Ce rêve ne fut qu'un éclair. La réflexion tua l'illusion. +Il n'a plus de complices et n'eut jamais d'amis! +Il écoute encore; les mêmes bruits frappent son oreille, +mais en lui apportant d'autres pensées. Ce n'est plus +que le son lointain d'une cloche d'église qu'il entend +tous les jours à la même heure, et le tambour qui bat +le rappel accoutumé.</p> + +<p>Il sourit amèrement et jette un regard de pitié sur +lui-même, en songeant qu'un animal obscur, une taupe +fourvoyée de son chemin sans doute, un mulot qui a +gratté la terre sous ses pieds, lui a fait croire un instant +à l'affection des hommes et au bouleversement du grand +empire!</p> + +<p>Il voulut en avoir le cœur net cependant, et s'accroupissant +près du petit monticule, il enleva légèrement +du doigt l'une des parties de son sommet divisé, +puis l'autre. Et il vit avec étonnement que cette folle +et rapide émotion dont il s'était senti saisi un instant +n'avait même pas été causée par un être agissant, +remuant, grattant, armé de dents et de griffes, mais +par une faible végétation, une plante germant à peine, +pâle et languissante. Il se releva profondément humilié, +et l'allait écraser du pied, lorsqu'une brise +fraîche, après avoir passé sur des buissons de chèvrefeuille +et de seringa, arriva jusqu'à lui, comme pour +lui demander grâce pour la pauvre plante, qui, peut-être +aussi, aurait un jour des parfums à lui donner.</p> + +<p>Une autre idée lui vint, qui l'arrêta encore dans son +mouvement de vengeance. Comment cette herbe tendre, +molle, et si fragile qu'on l'eût brisée en la touchant, +avait-elle pu soulever, diviser et rejeter en dehors +cette terre séchée et durcie au soleil, foulée par lui-même +et presque cimentée aux deux fragmens de grès +entre lesquels elle était resserrée? Il se courba de +nouveau et l'examina avec plus d'attention.</p> + +<p>Il vit à son extrémité supérieure une espèce de +double valve charnue qui, se repliant sur les premières +feuilles, les préservait de l'atteinte des corps trop rudes, +et les mettait à même de percer cette croûte terreuse +pour aller chercher l'air et le soleil.</p> + +<p>—Ah! se dit-il, voilà tout le secret! Elle tient de +sa nature ce principe de force, ainsi que les petits +poulets, qui, avant de naître, sont déjà armés d'un bec +assez dur pour briser la coquille épaisse qui les renferme. +Pauvre prisonnière, tu possédais, du moins +dans ta captivité les instrumens qui pouvaient t'aider +à t'en affranchir!</p> + +<p>Il la regarda encore quelques instans, et ne songea +plus à l'écraser.</p> + +<p>Le lendemain, à sa promenade ordinaire, marchant +à grands pas, distrait, il faillit mettre le pied dessus, +et s'arrêta tout court. Surpris lui-même de l'intérêt +que lui inspire sa nouvelle connaissance, il prend acte +de ses progrès.</p> + +<p>La plante a grandi, et les rayons du soleil l'ont débarrassée +à moitié de cette pâleur maladive apportée +par elle en naissant. Il réfléchit sur la puissance que +possède cette faible tige étiolée d'absorber l'essence +lumineuse, de s'en nourrir, de s'en fortifier, et d'emprunter +au prisme les couleurs dont elle se revêt, couleurs +assignées d'avance à chacune de ses parties.</p> + +<p>—Oui, ses feuilles, sans doute, pensa-t-il, seront +teintes d'une autre nuance que sa tige; et ses fleurs +donc! quelles couleurs auront-elles? Comment, nourries +des mêmes sucs, pourront-elles emprunter à la +lumière leur azur ou leur écarlate? Elles s'en revêtiront +cependant; car, malgré la confusion et le désordre +des choses d'ici-bas, la matière suit une marche +régulière quoique aveugle. Bien aveugle! répéta-t-il; +je n'en voudrais pour preuve que ces deux lobes +charnus qui ont facilité à la plante sa sortie de terre, +mais qui, maintenant inutiles à sa conservation, se +nourrissent encore de sa substance, et pendent renversés +en la fatiguant de leur poids! À quoi lui servent-ils?</p> + +<p>Comme il disait, et que la nuit était proche, nuit de +printemps, parfois glaciale, les deux lobes se relevèrent +lentement sous ses yeux, et, semblant vouloir se +justifier du reproche, ils se rapprochèrent et renfermèrent +dans leur sein, pour le protéger contre le froid +et la morsure des insectes, ce tendre et fragile feuillage +à qui le soleil allait manquer, et qui alors, abrité et +réchauffé, dormit sous les deux ailes que la plante +venait de replier mollement sur lui.</p> + +<p>Le savant comprit d'autant mieux cette réponse +muette, mais décisive, que les parois extérieures du +bivalve végétal avaient été entamées, mordillées, la +nuit précédente, par de petites limaces dont elles conservaient +encore les traces argentées.</p> + +<p>Cet étrange colloque, de pensées d'un côté et d'action +de l'autre, entre l'homme et la plante, n'en devait +point rester là. Charney ne s'était pas si long-temps +occupé de discussions métaphysiques, pour se rendre +si facilement à une bonne raison.</p> + +<p>—C'est bien, répliqua-t-il; ici, comme ailleurs, un +heureux concours de circonstances fortuites a favorisé +cette création débile. Naître armé d'un levier pour +soulever le sol, et d'un bouclier pour protéger sa tête, +c'était une double condition de son existence; si elle +n'eût été remplie, cette herbe serait morte étouffée +dans son germe, comme des myriades d'autres individus +de son espèce, que la nature sans doute a créés imparfaits, +inachevés, inhabiles à se conserver et à se reproduire, +et qui n'ont eu qu'une heure de vie sur la terre. +Peut-on calculer combien de combinaisons fausses et +impuissantes elle a essayées pour parvenir à enfanter +un seul être organisé pour la durée? Un aveugle peut +atteindre au but; mais que de flèches il aura perdues +avant d'arriver à ce résultat! Depuis des milliers de +siècles, un double mouvement d'attraction et de répulsion +triture la matière; est-il donc étonnant que le +hasard ait tant de fois frappé juste? Cette enveloppe +peut protéger les premières feuilles, j'y consens; mais +grandira-t-elle, s'élargira-t-elle pour conserver et garantir +aussi les autres feuilles de la froidure et de l'attaque +de leurs ennemis? Non! Rien donc n'a été calculé +là-dedans; rien n'y est le fruit d'une pensée intelligente, +mais bien d'un hasard heureux!</p> + +<p>Monsieur le comte, la nature vous garde encore plus +d'une réponse capable de rétorquer vos argumens. +Patientez, et observez là dans cette production faible +et isolée, sortie de ses mains et jetée dans la cour de +votre prison, au milieu de vos ennuis, peut-être moins +par un coup du hasard que par une bienveillante prévision +de la Providence. Vous avez eu raison, monsieur +le comte, ces ailes protectrices qui jusqu'à présent +couvraient si maternellement la jeune plante, ne se +développeront point avec elle; elles tomberont même +bientôt, desséchées et flétries, impuissantes qu'elles sont +de l'abriter encore! Mais la nature veille, et tant que +les vents du nord feront descendre des Alpes les brouillards +humides et les flocons de neige, ses nouvelles +feuilles, encore dans le bourgeon, y trouveront un asile +sûr, un logement disposé pour elles, fermé aux impressions +de l'air, calfeutré de gomme et de résine, qui se +distendra selon leurs besoins, ne s'ouvrira qu'à temps +et sous un ciel favorable. Elles n'en sortiront que +pressées les unes contre les autres, se prêtant un fraternel +appui, et couvertes de chaudes fourrures, de +duvets cotonneux, qui les défendront des dernières +gelées ou des caprices atmosphériques. Mère jamais +a-t-elle veillé avec plus d'amour à la conservation de ses +enfans? Voilà ce que vous sauriez depuis long-temps, +monsieur le comte, si, descendant des régions abstraites +de la science humaine, vous aviez autrefois daigné +abaisser vos regards sur les simples et naïfs ouvrages de +Dieu. Plus vos pas se seraient tournés vers le nord, et +plus ces communes merveilles eussent surgi patentes à +vos yeux. Là où le danger s'accroît, les soins de la +Providence redoublent!</p> + +<p>Le philosophe avait suivi attentivement tous les progrès +et les transformations de la plante. De nouveau, +il avait lutté contre elle par le raisonnement, et de nouveau +elle avait eu réponse à tout!</p> + +<p>—À quoi bon ces poils épineux qui garnissent ta +tige? lui disait-il.</p> + +<p>Et le lendemain, elle les lui montrait chargés d'un +givre léger, qui, grâce à eux, tenu à distance, n'avait +pu glacer sa tendre écorce.</p> + +<p>—À quoi te servira dans les beaux jours ta chaude +douillette de ouate et de duvet?</p> + +<p>Les beaux jours étaient venus, et elle s'était dépouillée +sous ses yeux de son manteau d'hiver, pour se parer +de sa verte toilette de printemps, et ses nouveaux +rameaux naissaient affranchis de ces soyeuses enveloppes, +désormais inutiles.</p> + +<p>—Mais que l'orage gronde, et le vent te brisera, +et la grêle hachera tes feuilles trop tendres pour lui +résister.</p> + +<p>Le vent avait soufflé, et la jeune plante, bien faible +encore pour oser lutter, courbée jusqu'à terre, s'était +défendue en cédant. La grêle était venue, et, par une +nouvelle manœuvre, les feuilles se redressant le long de +la tige pour la garantir, serrées les unes contre les +autres, pour se protéger mutuellement, ne se présentant +qu'à revers aux coups de l'ennemi, avaient opposé leurs +solides nervures à la pesanteur des projectiles atmosphériques; +leur union avait fait leur force, et, cette +fois comme l'autre, la plante était sortie du combat, +non sans quelques légères mutilations, mais vive et +forte encore, et prête à s'épanouir devant le soleil qui +allait cicatriser ses blessures.</p> + +<p>—Le hasard est-il donc intelligent? s'écriait Charney. +Faut-il spiritualiser la matière ou matérialiser +l'esprit? Et il ne cessait d'interroger sa muette interlocutrice; +il aimait à la voir, à la suivre dans ses métamorphoses; +et un jour, après qu'il l'eut contemplée +long-temps, il se surprit à rêver près d'elle, et ses +rêveries avaient une douceur inaccoutumée, et il se +sentit heureux de les prolonger en marchant à grands +pas dans sa cour. Puis, relevant la tête, il aperçut à +la fenêtre grillée du grand mur l'<i>attrapeur de mouches</i>, +qui semblait l'observer. Il rougit d'abord, comme si +l'autre eût pu deviner sa pensée, et il lui sourit ensuite, +car il ne le méprisait plus. En avait-il le droit? +Ne venait-il pas, lui aussi, d'absorber son esprit dans +la contemplation d'une des créations infimes de la +nature?</p> + +<p>—Qui sait, se disait-il, si cet Italien n'a pas découvert +dans une mouche autant de choses dignes d'être +étudiées, que moi dans ma plante?</p> + +<p>En rentrant dans sa chambre, le premier objet qui +frappa sa vue, ce fut cette sentence fataliste, inscrite +par lui sur le mur deux mois auparavant:</p> + +<p><i>Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la +création.</i></p> + +<p>Il prit un charbon, et écrivit dessous:</p> + +<p><span class="sc">Peut-être!</span></p> + + + + +<h3><a name="l1c4" id="l1c4"></a>IV.</h3> + + +<p>Charney ne crayonnait plus sur son mur, il ne sculptait +plus sur sa table que des tiges naissantes, protégées +par leurs cotylédons, que des feuilles avec leurs découpures +et leurs nervures saillantes. Il passait la plus +grande partie de ses heures de promenade devant sa +plante, à l'examiner, à l'étudier dans ses développemens, +et, rentré dans sa chambre, souvent, à travers +ses barreaux, il la contemplait encore.</p> + +<p>C'est là maintenant l'occupation favorite, le jouet, la +marotte du prisonnier. S'en fatiguera-t-il aussi facilement +que des autres?</p> + +<p>Un matin, de sa fenêtre, il vit le geôlier, traversant +sa cour d'un pas rapide, passer si près de la plante, +qu'il semblait l'avoir dû briser de son pied. Le frisson +lui en prit.</p> + +<p>Quand Ludovic vint lui apporter sa pitance pour le +déjeuner, il se disposa à le prier d'épargner l'unique +ornement de sa promenade; mais il ne sut trop comment +s'y prendre d'abord pour formuler une demande +aussi simple.</p> + +<p>Peut-être le régime de propreté de la prison exige-t-il +qu'on débarrasse la cour de cette végétation parasite: +c'est donc une faveur qu'il va implorer; et le comte +possède bien peu pour la payer ce que lui-même l'estime.—Ce +Ludovic l'a déjà si fort pressuré, en le rançonnant +sur tous les objets que la geôle se réserve le +droit de fournir aux prisonniers.—D'ailleurs, Charney +a jusque là rarement adressé la parole à cet homme, +dont les manières brusques et le caractère sordide lui +répugnent. Sans doute, il le trouvera peu disposé à lui +être agréable.—Puis, sa fierté souffre de se montrer +par ses goûts sur la même ligne, à peu de chose près, +que l'<i>attrapeur de mouches</i>, pour lequel il a si clairement +témoigné de son mépris.—Puis enfin il peut +éprouver un refus; car l'inférieur, à qui sa position +donne momentanément le droit d'admettre ou de refuser, +use presque toujours de son pouvoir avec rudesse: +il ne sait pas que l'indulgence est un acte de +force.</p> + +<p>Un refus eût profondément blessé le noble prisonnier +dans ses espérances et son orgueil.</p> + +<p>Ce ne fut donc qu'avec une foule de précautions +oratoires et en s'étayant de la connaissance philosophique +qu'il avait des faiblesses humaines, que Charney +entama son discours, logiquement disposé dans sa tête, +pour arriver à son but sans compromettre son amour-propre, +ou plutôt sa vanité.</p> + +<p>Il commença d'abord par adresser la parole au geôlier +en Italien: c'était réveiller ses souvenirs d'enfance et +de nationalité. Il lui parla de son fils, de son jeune +Antonio: il savait faire vibrer sa fibre sensible, et le +forcer de lui prêter attention; ensuite, tirant de son +riche nécessaire une petite timbale de vermeil, il le +chargea de la donner de sa part à l'enfant.</p> + +<p>Ludovic sourit et refusa.</p> + +<p>Charney, quoique un peu décontenancé, ne se tint +pas pour battu. Il insista, et par une adroite transition:—Je +sais, lui dit-il, que des jouets, un hochet ou +des fleurs, lui conviendraient peut-être mieux; mais +vous pouvez vendre cette timbale, brave homme, et consacrer +le prix à lui en acheter.</p> + +<p>Il lança alors un: <i>Mais à propos de fleurs!</i> qui le fit +enfin entrer en matière.</p> + +<p>Ainsi l'amour du pays, l'amour paternel, les souvenirs +d'enfance, l'intérêt personnel, ces grands mobiles de +l'humanité, il avait tout mis en œuvre pour arriver à ses +fins. Qu'eût-il fait de plus s'il se fût agi de son propre +sort? Jugez s'il aimait déjà sa plante!</p> + +<p>—<i>Signor conte</i>, lui dit Ludovic, quand il eut cessé +de parler, gardez votre <i>nacchera indorata</i>; son absence +ferait pleurer les autres bijoux de votre jolie cassette. +Vous avez oublié que <i>mio caro bambino</i> a trois mois de +date, et peut boire encore sans gobelet. Quant à votre +giroflée...</p> + +<p>—Comment une giroflée! C'est une giroflée! s'écria +Charney, sottement contrarié d'avoir entouré de +tant de soins une fleur aussi vulgaire.</p> + +<p>—Sac-à-papious! je n'en sais rien, <i>signor conte</i>. À +mes yeux, toutes les plantes sont plus ou moins des +giroflées; je ne m'y connais pas. Mais, puisqu'il est +question de celle-là, vous vous y êtes pris un peu tard +pour la recommander à ma miséricorde. Dès long-temps +j'aurais mis la botte dessus, sans nulle intention +de nuire ni à vous ni à elle, si je ne m'étais aperçu du +tendre intérêt que vous portez à la belle.</p> + +<p>—Oh! cet intérêt, dit Charney un peu confus, n'a +rien que de très-simple.</p> + +<p>—Ta, ta, ta, je sais ce qui retourne, reprit Ludovic, +en cherchant à cligner de l'œil d'un air entendu: il +faut une occupation aux hommes; ils ont besoin de +s'attacher à quelque chose, et les pauvres prisonniers +n'ont pas le choix. Tenez, <i>signor conte</i>, nous avons de +nos pensionnaires qui sans doute autrefois étaient de +gros personnages, de fines cervelles (car ce n'est pas le +fretin qu'on amène ici), eh bien! aujourd'hui, ils +s'amusent et s'occupent à peu de frais, je vous jure. +L'un attrape des mouches, il n'y a pas de mal; l'autre,—ajouta-t-il +avec un nouveau clignement d'yeux qu'il +essaya de rendre plus significatif encore que le premier,—l'autre +trace, à grands renforts de canifs et de couteaux, +des images sur sa table de sapin, sans songer que +je suis responsable du mobilier de l'endroit.—Le comte +voulut prendre la parole, il ne lui en laissa pas le temps.—Ceux-ci +élèvent des serins et des chardonnerets, +ceux-là des petites souris blanches. Moi, je respecte +leur goût, et à tel point, <i>Benedetto Dio!</i> que j'avais un +chat superbe, énorme, à longs poils blancs, angora; il +sautait et gambadait le plus gentiment du monde, et +quand il faisait son somme, on eût dit un manchon qui +dormait; ma femme en était folle, moi aussi: eh bien! +je l'ai donné, car ce petit gibier-là pouvait le tenter, et +tous les chats du monde ne valent pas la souris d'un +captif!</p> + +<p>—C'est très-bien à vous, monsieur Ludovic, lui +répondit Charney,—se sentant mal à l'aise de ce qu'on +pouvait lui supposer le goût de semblables puérilités;—mais +cette plante est pour moi mieux qu'une distraction.</p> + +<p>—Qu'importe! si elle vous rappelle seulement la +verdure de l'arbre sous lequel votre mère vous a bercé +dans votre enfance, <i>per Bacco!</i> elle peut ombrager la +moitié de la cour! D'ailleurs, la consigne n'en parle +pas, et j'ai l'œil fermé de ce côté-là. Qu'elle devienne +arbre et puisse vous servir à escalader le mur, ce sera +autre chose! Mais nous avons le temps d'y songer, +n'est-ce pas?—ajouta-t-il en riant d'un gros rire,—non +que je ne vous souhaite de tout cœur le plein air et +la liberté de vos jambes; mais ça doit arriver à son +temps, d'après la règle, avec permission des chefs. +Oh! si vous cherchiez à vous évader de la citadelle...</p> + +<p>—Que feriez-vous?</p> + +<p>—Ce que je ferais? Tonnerre! je vous barrerais le +passage, dussiez-vous me tuer! ou je ferais tirer sur +vous par la sentinelle, sans plus de pitié que sur un +lapin; c'est l'ordre. Mais toucher à une des feuilles de +votre giroflée! oh! non, non! mettre le pied dessus! +jamais! J'ai toujours regardé comme un profond scélérat +cet homme, indigne d'être geôlier, qui méchamment, +écrasa l'araignée du pauvre prisonnier. C'est là +une vilaine action, c'est là un crime!</p> + +<p>Charney se sentit à la fois ému et surpris de trouver +tant de sensibilité dans son gardien; mais, par cette +raison même qu'il commençait à l'estimer un peu plus, +sa vanité s'obstinait à motiver par des raisons de +quelque valeur l'intérêt qu'il portait à la plante.</p> + +<p>—Mon cher monsieur Ludovic, lui dit-il, je vous +remercie de vos bons procédés. Oui, je l'avoue, cette +plante est pour moi la source d'une foule d'observations +philosophiques pleines d'intérêt. J'aime à l'étudier +dans ses phénomènes physiologiques...—Et comme il +vit le geôlier témoigner par un signe de tête qu'il +écoutait sans comprendre, il ajouta:—De plus, l'espèce +à laquelle elle appartient possède des vertus médicinales +très-favorables dans certaines indispositions assez graves +auxquelles je suis sujet!</p> + +<p>Il mentait; mais il lui en eût trop coûté de se montrer +descendu jusqu'aux bizarres puérilités des prisons +devant cet homme, qui venait en partie de se relever à +ses yeux, le seul être qui l'approchât, et en qui, pour +lui, se résumait aujourd'hui le genre humain.</p> + +<p>—Eh bien! si votre plante, <i>signor conte</i>, vous a +rendu tant de services, répliqua Ludovic en se disposant +à sortir de la chambre, vous devriez vous montrer plus +reconnaissant envers elle et l'arroser parfois; car si je +n'avais pris soin, en vous apportant votre provision de +liquide, de l'humecter de temps en temps, la <i>povera +picciola</i> serait morte de soif. <i>Addio, signor conte.</i></p> + +<p>—Un instant, mon brave Ludovic!—s'écria Charney, +de plus en plus surpris de trouver un tel instinct de +délicatesse enfermé dans une étoffe grossière, et presque +repentant de l'avoir méconnu jusque alors.—Quoi! +vous vous occupiez ainsi de mes plaisirs, et vous gardiez +le silence devant moi! Ah! de grâce, acceptez +ce petit présent comme un souvenir de ma gratitude. +Si, plus tard, je puis entièrement m'acquitter envers +vous, comptez sur moi.</p> + +<p>Et il lui présenta de nouveau la timbale de vermeil. +Cette fois, Ludovic la prit, et tout en l'examinant avec +une sorte de curiosité:</p> + +<p>—Vous acquitter de quoi, <i>signor conte</i>? Les plantes +ne demandent que de l'eau, et l'on peut leur payer à +boire sans se ruiner an cabaret. Si celle-là vous distrait +<i>un poco</i> de vos soucis, si elle produit de bons fruits +pour vous, tout est dit.</p> + +<p>Et il alla sur-le-champ remettre lui-même la timbale +en place dans la cassette.</p> + +<p>Le comte fit un pas vers Ludovic, et lui tendit la +main.</p> + +<p>—Oh! non, non, dit celui-ci en se reculant d'un air +contraint et respectueux: on ne donne la main qu'à son +égal ou à son ami.</p> + +<p>—Eh bien! Ludovic, soyez mon ami!</p> + +<p>—Non, non, répéta le geôlier, cela ne se peut pas, +<i>eccellenza</i>. Il faut tout prévoir, pour faire toujours, demain +comme aujourd'hui, son métier en conscience. +Si vous étiez mon ami et que vous cherchiez à nous +fausser compagnie, aurais-je donc encore le courage de +crier à la sentinelle: Tirez! Non, je suis votre gardien, +votre geôlier, et <i>divotissimo servo</i>.</p> + + + + +<h3><a name="l1c5" id="l1c5"></a>V.</h3> + + +<p>Après le départ de Ludovic, Charney réfléchit, et +songea combien, avec tous ses avantages personnels, il +était resté au-dessous de cet homme grossier, dans les +rapports établis entre eux. Quels misérables subterfuges +il avait entassés pour surprendre le cœur de cet +être si simple et si bienveillant! Il n'avait pas rougi de +descendre jusqu'au mensonge!</p> + +<p>Qu'il lui savait gré des soins secrets prodigués à sa +plante! Quoi! ce geôlier, supposé capable d'un refus +quand il ne s'agissait que de s'abstenir d'une méchante +action, il l'a prévenu dans ses vœux! il l'a épié, non +pour se railler de sa faiblesse, mais pour le favoriser +dans ses plaisirs; et son désintéressement a forcé le +noble comte de se reconnaître son obligé!</p> + +<p>L'heure de la promenade étant arrivée, il n'oublia +pas de partager avec sa plante la portion d'eau qui lui +était dévolue. Non content de l'arroser, il veilla à la +débarrasser de la poussière qui en ternissait les feuilles +et de la vermine qui les attaquait.</p> + +<p>Encore préoccupé de cette besogne, il voit un gros +nuage noir obscurcir le ciel, et s'arrêter suspendu, +comme un dôme grisâtre et flottant, sur les hautes +tourelles de la forteresse. Bientôt de larges gouttes de +pluie commencent à tomber, et Charney, rebroussant +chemin, songe à se mettre à couvert en rentrant, quand +des grêlons, mêlés à la pluie, rebondissent tout-à-coup +sur les pavés du préau. La <i>povera</i>, tournoyant sous +l'orage, les branches échevelées, semblait près d'être +arrachée du sol; et ses feuilles humectées, froissées les +unes contre les autres, frémissantes sous les secousses +du vent, faisaient entendre comme des murmures plaintifs +et des cris de détresse.</p> + +<p>Charney s'arrête. Il se rappelle les reproches de +Ludovic, et cherche avidement autour de lui un objet +capable de garantir sa plante; il ne le voit pas: les +grêlons cependant tombent plus forts, plus nombreux, et +menacent de la briser. Il tremble pour elle, pour elle +qu'il a vue naguère si bien résister à la violence des +vents et de la grêle; mais il aime déjà trop sa plante +pour risquer de lui faire courir un danger en essayant +d'avoir raison contre elle. Prenant alors une résolution +digne d'un amant, digne d'un père, il se rapproche, il +se place devant son élève, comme un mur interposé +entre elle et le vent; il se courbe sur sa pupille, lui +servant ainsi de bouclier contre le choc de la grêle; et +là, immobile, haletant, battu par l'orage dont il la garantit, +l'abritant de ses mains, de son corps, de sa tête, +de son amour, il attend que le nuage ait passé.</p> + +<p>Il passa. Mais un semblable danger ne pourrait-il +pas la menacer encore, quand lui, son protecteur, se +trouverait retenu sous les verroux? Bien plus, la +femme de Ludovic, suivie d'un gros chien de garde, +vient visiter quelquefois la cour. Ce chien, en se +jouant, ne peut-il d'un coup de gueule ou d'un coup de +patte briser la joie du philosophe? Rendu plus prévoyant +par l'expérience, Charney consacre le reste du +jour à méditer un plan, et le lendemain il en prépare +l'exécution.</p> + +<p>Sa mince portion de bois lui suffit à peine dans ce +climat de transition, où parfois, même en plein été, +les nuits et les matinées sont froides. Qu'importe! +Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques jours? +N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera +plus tôt, il se lèvera plus tard. Il amasse son bois, il +en fait provision; et quand Ludovic l'interroge à ce +sujet:</p> + +<p>—C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse, dit-il.</p> + +<p>Le geôlier cligna de l'œil comme s'il comprenait; +mais il n'y comprit rien.</p> + +<p>Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses +cotrets, met à part les rameaux les plus souples, conserve +soigneusement l'osier flexible qui sert à lier son +fagot quotidien. Puis, dans son coffre à linge, il découvre +une toile grossière, à trame épaisse et lâche, qui +en garnit le fond; il la détache, il en extrait les fils les +plus forts, les plus rudes; et, ses matériaux ainsi préparés, +il se met bravement à l'ouvrage, aussitôt que les +lois de la geôle et la scrupuleuse exactitude du geôlier +le lui permettent.</p> + +<p>Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, +enfonçant de solides branchages d'inégale grandeur, il +les assure encore à leur base au moyen d'un ciment +composé de terre recueillie péniblement çà et là dans +les intervalles du pavage; de plâtre et de salpêtre, dont +il fait des emprunts furtifs aux parois humides des +anciens fossés de la citadelle; et lorsque les principales +pièces de charpente sont ainsi disposées, il y entrelace, +dans certaines parties, de légers rameaux, formant une +espèce de claie, qui doit au besoin garantir la <i>povera</i> du +choc d'un corps étranger ou de l'approche du chien; +et ce qui le rassure tout-à-fait durant ces travaux, c'est +que Ludovic les voyant commencer, a d'abord paru incertain +s'il en permettrait la continuation. Il branlait +la tête, et faisait entendre un petit grognement sourd, +de mauvais augure. Mais aujourd'hui il en a pris son +parti; et parfois même, fumant doucement sa pipe à +l'extrémité du préau, l'épaule appuyée contre la porte +d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant +le travailleur encore inexpérimenté; puis il interrompt +son plaisir de fumeur pour lui donner quelque bon +conseil, que celui-ci ne sait pas toujours mettre à +profit.</p> + +<p>Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, +Charney appauvrit, en faveur de sa plante, sa mince +couchette de prisonnier. C'est un nouveau sacrifice +qu'il s'impose pour elle. Il emprunte à la paillasse de +son lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, +selon la circonstance, autour de son échafaudage, +soit que les rafales des Alpes menacent de s'engouffrer +de ce côté, soit que le soleil, à son midi, lance trop +directement sur le faible végétal ses rayons répercutés +encore par les fragmens de grès et par les murailles.</p> + +<p>Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà +sous les verroux, vit de sa fenêtre la cour jonchée de +brins de paille et de petits rameaux. Les paillassons et +les intervalles de la claie n'avaient pas été doués par +lui d'une force suffisante de résistance. Il se promit +de remédier au mal le lendemain; mais le lendemain, +quand il descendit à l'heure voulue, tout était déjà +réparé. Une main plus habile que la sienne avait +solidement réorganisé l'entrelas des branchages et des +nattes, et il sut bien qui en remercier dans son cœur.</p> + +<p>Ainsi grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait +contre les périls de remparts et de toitures; et lui, lui +Charney, s'attachant à elle de plus en plus par les soins +qu'il en prend, il la voit avec ravissement grandir, se +développer, et lui prodiguer sans cesse de nouvelles merveilles +à admirer.</p> + +<p>Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait +bois; l'écorce ligneuse entourant sa tige, d'abord si +fragile, lui donnait de jour en jour une garantie de +durée, et son heureux possesseur se sentait saisi d'un +désir curieux et impatient de la voir fleurir.</p> + +<p>Il désirait donc enfin quelque chose, cet homme à la +fibre usée, au cerveau de glace; cet homme si fier de +son intelligence, et qui vient de tomber du haut de sa +science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée dans +la contemplation d'un brin d'herbe!</p> + +<p>Cependant ne vous hâtez pas trop de l'accuser de +faiblesse puérile et de démence. Le célèbre quaker +Jean Bertram, après avoir passé de longues heures à +examiner la structure d'une violette, ne voulut plus +appliquer les facultés de son esprit qu'à l'étude des merveilles +végétales de la nature, et prit bientôt place parmi +les maîtres de la science. Si un philosophe du +Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les phénomènes +de la sensitive, le comte de Charney trouvera +peut-être dans sa plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas +déjà découvert l'arcane qui a le pouvoir de dissiper son +ennui et d'élargir sa prison?</p> + +<p>—Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur +dont la beauté ne frappera que mes regards, dont les +parfums seront pour moi seul, quelles formes affectera-t-elle? +quelles nuances coloreront ses pétales? Sans +doute, elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre +et jeter un dernier défi à ma raison. Eh bien! +qu'elle vienne! que mon frêle adversaire se montre +armé enfin de toutes pièces; je ne renonce point encore +à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir +dans son ensemble ce secret que sa formation incomplète +m'a permis à peine d'entrevoir jusqu'à présent. +Mais fleuriras-tu? te montreras-tu un jour devant moi +dans tout ton éclat de beauté et de parure, <span class="sc">Picciola</span>?</p> + +<p><span class="sc">Picciola!</span> c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, +dans le besoin d'entendre une voix humaine retentir à +son oreille au milieu de ses travaux, il converse hautement +avec sa compagne de captivité, en l'entourant de +ses soins. <i>Povera picciola!</i> telle a été l'exclamation +de Ludovic s'apitoyant sur la <i>pauvre petite</i>, qui avait +failli mourir faute d'être arrosée. Charney s'en était +souvenu.</p> + +<p>—Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt? répétait-il +en écartant avec précaution les feuilles garnissant +l'extrémité ou les aisselles des rameaux de sa +plante, afin de voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de +Picciola lui était doux à prononcer, car il lui rappelait +à la fois les deux êtres qui peuplaient son univers: sa +plante et son geôlier.</p> + +<p>Un matin, qu'à l'heure de sa promenade habituelle il +interroge Picciola feuille par feuille, ses yeux s'arrêtent +fixement tout-à-coup sur une des parties du végétal, +et son cœur bat avec force. Il y porte la main et +rougit. Depuis long-temps il n'a éprouvé une émotion +aussi vive. C'est qu'il vient de voir, au sommet de la +tige principale, une excroissance inaccoutumée, verdâtre, +soyeuse, de forme sphérique, imbriquée de légères +écailles placés les unes sur les autres, comme des +ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. Il +n'en peut douter, c'est là le bouton! La fleur n'est +pas loin.</p> + + + + +<h3><a name="l1c6" id="l1c6"></a>VI.</h3> + + +<p>L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa +grille, et prenait plaisir à suivre du regard le comte, si +affairé autour de sa plante. Il l'a vu combiner et préparer +son mortier, tresser ses nattes, nouer ses paillassons, +édifier enfin ses palissades, et, prisonnier comme +lui, et depuis plus long-temps que lui, il s'est facilement +uni par la pensée aux grandes préoccupations du philosophe.</p> + +<p>À cette même fenêtre grillée, une autre figure, +fraîche et souriante, vint aussi se montrer une fois. +C'était une femme—une jeune fille, à la démarche tout +ensemble alerte et craintive. Dans l'allure de sa tête, +dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semblait +tempérer la vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, +s'éteignait à moitié en passant au travers de +ses longs cils abaissés. Au premier abord, en la +voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une attitude +rêveuse derrière ces sombres barreaux, sur +lesquels s'appuyait en se repliant sa main blanche, on +l'eût prise pour un chaste emblème de la captivité.</p> + +<p>Mais quand son front se relevait et qu'un rayon du +jour venait l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses +traits, sa carnation ferme et colorée, disaient assez que +c'était dans le mouvement et le grand air et non sous +les verroux qu'elle avait vécu.</p> + +<p>Fallait-il alors l'admirer comme un de ces anges de +la charité qui visitent les prisons? Non; l'amour filial +jusqu'ici a seul rempli son cœur; c'est dans cet amour +qu'elle puise sa force, et presque sa beauté. Fille de +l'Italien Girhardi, <i>l'attrapeur de mouches</i>, elle a quitté +Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la +Doria-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de +Fénestrelle, non d'abord pour voir son père, car la permission +ne lui en était pas accordée, mais pour vivre du +même air que lui, pour penser à lui près de lui. Aujourd'hui, +à force d'instances et de sollicitations, elle a +obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà +pourquoi elle est joyeuse, fraîche et belle!</p> + +<p>Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre +grillée qui donne sur la petite cour; un sentiment +d'intérêt l'y retient malgré elle, car elle craint d'être +aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure. Charney +ne la verra pas: dans ce moment, <i>Picciola</i> et son +bouton naissant s'emparent seuls de toute son attention.</p> + +<p>La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint +auprès de son père, elle se dirigea furtivement encore +vers la petite grille, pour donner un regard à l'autre +captif; Girhardi la retint.</p> + +<p>—Depuis trois jours il n'a point paru près de sa +plante, lui dit-il. Il faut que le pauvre homme soit bien +malade!</p> + +<p>—Malade! dit-elle, d'un air étonné.</p> + +<p>—J'ai vu les médecins traverser la cour, et d'après ce +que m'en a dit Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un +seul point, c'est qu'il en peut mourir!</p> + +<p>—Mourir! répéta la jeune fille.—Et son œil s'agrandissait, +et l'effroi, plus que la pitié peut-être, se +peignait sur sa figure.—Oh! que je le plains! le malheureux!—Puis, +attachant sur son père un regard +plein d'inquiétude et d'angoisse:—On peut donc +mourir ici? ou plutôt y peut-on vivre! C'est sans doute +le séjour de cette prison et la pestilence qui s'exhale des +anciens fossés qui ont causé sa maladie! s'écria-t-elle +en pressant le vieillard entre ses bras, car en parlant de +Charney elle ne pensait qu'à son père.</p> + +<p>Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; +elle la couvrit de larmes.</p> + +<p>Dans ce moment, Ludovic entra. Il apportait à <i>l'attrapeur +de mouches</i> une nouvelle capture qu'il venait de +faire pour lui. C'était une <i>cétoine</i>, un beau coléoptère +tout doré, qu'il lui présenta d'un air triomphant. Girhardi +sourit, le remercia, et, sans qu'il s'en aperçût, +rendit la liberté à l'insecte, car c'était le vingtième individu +de la même espèce que Ludovic lui offrait ainsi +depuis quelques jours. Il profita ensuite de la bien-venue +du geôlier pour lui demander des nouvelles de +Charney.</p> + +<p>—<i>Per mio santo, padrone!</i> dit Ludovic, je ne l'oublie +pas plus que les autres, et tant qu'il ne sera pas le +pensionnaire de Dieu, il restera le mien, <i>signore</i>. Aussi +viens-je encore, à l'instant d'arroser sa plante.</p> + +<p>—À quoi bon, s'il ne doit plus la voir fleurir? interrompit +tristement la jeune fille.</p> + +<p><i>Perche, damigella?</i> dit Ludovic.—Puis il ajouta +d'un air entendu, avec son clignement d'yeux ordinaire, +et en agitant légèrement sa main, l'index relevé:—Nos +seigneurs les médecins pensent que le pauvre +homme s'est couché sur le dos pour l'éternité; mais +moi, le seigneur geôlier, <i>non lo credo!</i> <i>Trondédious!</i> +j'ai mon secret.</p> + +<p>Il fit un tour sur les talons, et sortit, après avoir +essayé de reprendre sa voix rude et sa figure sévère, +pour signifier à la jeune fille qu'il ne lui restait plus, la +montre à la main, que vingt-deux minutes à passer auprès +de son père. Au bout des vingt-deux minutes, il +était de retour, et faisait exécuter la consigne.</p> + +<p>La maladie de Charney n'était que trop réelle. +Quelle qu'en ait été la cause, un soir, après avoir rendu +à <i>Picciola</i> sa visite et ses soins ordinaires, un fort engourdissement +l'avait atteint. La tête appesantie et les +membres agités de tremblemens nerveux, il s'était +couché, dédaignant d'appeler quelqu'un à son aide, et +remettant au sommeil le soin de sa guérison.</p> + +<p>Le sommeil n'était pas venu, mais la douleur; et le +lendemain, lorsque le comte voulut se lever, une puissance +plus forte que sa volonté le retint cloué sur son +grabat. Il ferma les yeux et se résigna.</p> + +<p>Devant le péril, son calme philosophique et son +orgueil de conspirateur revinrent. Il se fût cru déshonoré +d'exhaler un soupir, une plainte, ou d'implorer +secours de ceux qui, violemment, l'avaient séquestré du +monde. Il donna seulement quelques instructions à +Ludovic au sujet de sa plante, dans le cas où il serait +indéfiniment retenu captif dans son lit, dans ce <i>carcere +duro</i> qui venait aggraver encore son autre captivité. +Les médecins arrivèrent, et il refusa de répondre à +leurs questions. Il lui semblait que sa vie n'étant plus +à lui, il n'était pas chargé de sa conservation, pas plus +que de la gestion de ses biens confisqués, et que c'était +à ceux qui s'appropriaient le tout à veiller sur le tout!</p> + +<p>Les médecins ne tinrent compte d'abord de cette +révolte, et ils insistèrent. Rebutés enfin par le silence +obstiné du malade, ils se décidèrent à ne plus interroger +que la maladie elle-même.</p> + +<p>Les signes pathognomoniques répondirent à chacun +dans un sens contraire, car chacun des savans docteurs +appartenait à un système différent. Dans la dilatation +de la pupille et la teinte violacée des lèvres, l'un vit les +symptômes certains d'une fièvre putride; l'autre ceux +d'une inflammation des viscères dans le météorisme du +ventre; le dernier enfin (car ils étaient trois) conclut à +l'apoplexie ou à la paralysie, d'après la coloration du +cou et des tempes, la froideur des extrémités, la rigidité +de la face, et déclara que le silence du malade ne +devait être attribué qu'à un commencement de congestion +cérébrale.</p> + +<p>Deux fois le capitaine-commandant de la citadelle +vint visiter le prisonnier dans sa chambre. La première, +il s'informa auprès de lui s'il n'avait pas quelque +chose à désirer. Il offrit même de le faire changer de +logement, s'il pensait que le lieu habité par lui fût en +partie cause de son malaise. Le comte ne répondit que +par un signe négatif, ou par un refus.</p> + +<p>La seconde fois, le commandant se montra suivi d'un +prêtre.</p> + +<p>Charney condamné par les médecins, il était du devoir +de sa charge de préparer le prisonnier à recevoir +les secours de la religion.</p> + +<p>S'il est dans le sacerdoce une fonction auguste et +sacrée, c'est celle du prêtre des prisons, de ce prêtre le +seul spectateur dont la présence sanctifie l'échafaud. +Et cependant le scepticisme de notre siècle n'a pas +craint de la railler avec amertume. Cuirassés par +l'habitude, a-t-on dit, ils ne savent plus s'émouvoir, ils +ne savent plus pleurer avec le coupable, et dans leurs +exhortations, dans leurs consolations, retournant sans +cesse les mêmes pensées, chez eux le métier vient +glacer l'inspiration.</p> + +<p>Eh! qu'importe que les phrases soient les mêmes! +Est-il donc un homme qui doive les entendre deux fois? +Un métier, dites-vous? Mais ce métier, ils l'ont choisi, +ils le subissent. Eux, cœurs vertueux et purs, ils +vivront au milieu de cœurs endurcis, qui répondront +peut-être à leurs paroles de paix, d'espérance et de +fraternité, par des paroles d'insulte et de mépris! Ils +auraient pu, comme vous, connaître les joies et le luxe +du monde; ils se frotteront contre des haillons, et respireront +l'air humide et infect des cachots; nés sensibles +aussi, et avec cette horreur du sang et de la mort +qui tient à l'espèce humaine, ils se sont volontairement +condamnés à voir, cent fois dans leur vie, monter et +retomber le couteau sanglant de la guillotine. Sont-ce +donc là des voluptés bien grandes? Et s'en doit-on +blaser si facilement?</p> + +<p>Au lieu de cet homme de douleur, dévoué d'avance, +et pour toujours, à de si rudes fonctions, au lieu de cet +homme qui, par vertu, s'est fait le compagnon du bourreau, +faites venir un nouveau prêtre pour chaque +nouveau condamné!</p> + +<p>Oui, sans doute, il s'émouvra, il s'attendrira, il +pleurera plus, mais il consolera moins. Ses paroles, +s'il en trouve, seront entrecoupées de sanglots. Sera-t-il +donc maître de lui-même et de ses idées? l'émotion +ressentie trop vivement par lui ne le rendra-t-elle pas +incapable d'accomplir son devoir, et le spectacle de sa +faiblesse portera-t-il le patient à donner courageusement +sa vie à la société, en expiation de son crime, à se +racheter de son propre sang?</p> + +<p>Si la constance et la fermeté du nouveau consolateur +sont telles, que du premier coup il n'éprouve ni cette +émotion, ni cette faiblesse, croyez-le, il est mille fois +plus insensible par nature que l'autre par habitude.</p> + +<p>Alors, voulez vous donc abolir ce métier du prêtre +des prisons! Ah! n'ôtez pas leur dernier ami à ceux +qui vont mourir! Qu'en montant sur l'échafaud, le +coupable repentant ait une croix devant les yeux pour +ne pas voir la hache, ou du moins, que de son dernier +regard il aperçoive auprès du représentant de la justice +des hommes, celui de la clémence de Dieu!</p> + +<p>Grâce au ciel, le prêtre, vraiment digne de ce nom, +appelé au lit de Charney, n'avait pas d'aussi pénibles +devoirs à remplir. Homme d'indulgence et de pardon, +il comprit non seulement au silence et à l'immobilité +du malade, mais mieux encore aux inscriptions désolantes +qu'il lut sur la muraille, combien peu il devait +espérer de cette âme orgueilleuse.</p> + +<p>Il se contenta de passer la nuit en prières à son chevet, +ne dédaignant pas d'interrompre son pieux office +pour partager avec Ludovic les soins que celui-ci prodiguait +au souffrant, attendant avec résignation un moment +favorable où il pourrait éclairer d'un rayon d'espoir +ces profondes ténèbres de l'incrédulité.</p> + +<p>Dans cette même nuit, nuit décisive, le sang, refluant +avec force vers la tête, détermina des transports au +cerveau, un délire, qui, durant plus d'une heure, contraignirent +le confesseur et le geôlier d'unir leurs efforts +pour empêcher le malade de s'élancer hors du lit. Et +tandis qu'il se débattait entre leurs bras, au milieu +d'une foule de paroles incohérentes, de discours sans +suite, d'apostrophes bizarres, les mots: <i>Picciola</i>, <i>povera +Picciola!</i> sortirent à plusieurs reprises de la bouche de +Charney.</p> + +<p>—<i>Andiamo!</i> <i>andiamo!</i> le moment est venu, murmura +Ludovic; oui, il est venu..., répétait-il avec impatience; +mais le moyen de laisser là le chapelain tout +seul lutter contre ce furibond! Et pourtant dans une +heure, il sera peut-être trop tard, cordieu! Ah! Sainte-Vierge! +je crois qu'il s'apaise... il ferme les yeux, il +étend les bras, comme pour dormir! Si, à mon retour, +il n'est pas mort, houra! huzza! houra!</p> + +<p>En effet, le transport du malade s'était calmé; Ludovic +chargea le prêtre de veiller sur lui, et il disparut +aussitôt de la chambre.</p> + +<p>Dans cette chambre, à peine éclairée par la faible +lueur d'une lampe vacillante, on n'entendit plus de bruit +que celui de la respiration irrégulière du mourant, la +prière monotone du prêtre, et le vent des Alpes qui +murmurait entre les barreaux de la fenêtre. Deux fois +seulement le son d'une voix humaine sembla s'y mêler. +C'était le <i>qui vive</i> d'une sentinelle, lorsque Ludovic +passa et repassa près de la poterne, se rendant à son +logis, puis revenant à la <i>camera</i> du malade.</p> + +<p>Une demi-heure à peine s'était écoulée quand son +pieux compagnon de veillée le vit reparaître, tenant à la +main un pot rempli d'un liquide fumant.</p> + +<p>—Saint Christ! j'ai failli tuer mon chien, dit-il en +entrant. Il commençait à hurler: c'est mauvais signe. +Mais comment ça va-t-il? A-t-on encore gesticulé? +En tout cas, voici de quoi le faire tenir tranquille. Je +viens d'y goûter. C'est bien amer comme les cinq cent +mille diables!... Pardon, <i>mio padre!</i>... goûtez plutôt +vous-même.</p> + +<p>Le prêtre repoussa doucement le vase.</p> + +<p>—Au fait, ce n'est pas pour nous; une pinte de moscadello, +avec force tranches de citron, réussirait mieux +à nous soutenir durant la nuit froide; n'est-il pas vrai, +<i>signor Capellano</i>? Mais ceci, c'est pour lui, pour lui +seul... Il faut qu'il boive ça—qu'il boive tout! c'est +l'ordonnance.</p> + +<p>Et, en parlant ainsi, il transvasait une partie du +liquide dans une tasse, la balançait et soufflait dessus +pour en tempérer la chaleur; et quand il crut la potion +à son point, il la fit prendre presque de force à Charney, +tandis que le prêtre lui soutenait la tête. Puis, +enveloppant bien le malade dans ses draps et couvertures:</p> + +<p>—Nous allons voir l'effet, dit-il, ça ne peut tarder. +Au surplus, je ne bouge point d'ici que l'affaire ne soit +faite. Tous mes oiseaux sont en cage, ils ne s'envoleront +pas, et ma femme se passera bien de moi pour une +nuit. N'est-ce pas votre avis, <i>signor Capellano</i>? Pardon, +<i>mio padre</i>, répéta-t-il en s'apercevant d'un geste +presque imperceptible de réprimande de la part de son +discret interlocuteur.</p> + +<p>Et Ludovic alla se placer, debout, immobile, près du +lit, l'œil fixé sur la figure du moribond, retenant son +souffle, faisant silence, comme dans l'attente d'un événement +prochain.</p> + +<p>Voyant que rien ne s'annonçait encore, il redoubla +la dose, recommença son manège muet, et l'inquiétude +le gagna, en n'apercevant aucun changement dans l'état +du malade. Il craignit d'avoir, par imprudence, hâté +sa mort. Il se promena à grands pas dans la chambre, +frappant du pied, faisant claquer ses doigts, menaçant +du geste le vase qui contenait le reste du liquide.</p> + +<p>Au milieu de tout ce mouvement, il s'arrêta un instant +pour contempler la figure pâle et immobile de +Charney.</p> + +<p>—Je l'ai tué! s'écria-t-il en proférant un épouvantable +juron, mélangé de français, d'italien et de provençal; +car, né à Nice, puis soldat de la république, +ayant long-temps séjourné dans le midi de la France, +Ludovic maugréait également bien dans les trois +langues, comme on a dû s'en apercevoir.</p> + +<p>En l'entendant jurer si fort, le chapelain releva la +tête. Ludovic n'y fit nulle attention, et se remit à marcher, +à frapper du pied, à jurer, à faire claquer ses +doigts de plus belle; puis enfin, fatigué de gestes et +d'émotion, il alla s'agenouiller auprès du prêtre, en +murmurant des <i>meâ culpâ</i>, et s'endormit au milieu +d'une prière.</p> + +<p>À l'aube naissante, il dormait encore; le chapelain +priait toujours. Une main brûlante se pose alors sur la +tête de Ludovic, qui s'éveille en sursaut.</p> + +<p>—À boire! dit le malade.</p> + +<p>Au son de cette voix, qu'il croyait ne plus entendre, +Ludovic ouvre de grands yeux et regarde avec stupéfaction +Charney, dont la figure ne lui apparaît que sous +une nappe de sueur. Ses membres ruissellent, un +nuage de vapeur sort de ses draps et de ses couvertures +humectés. Soit qu'une crise salutaire ait eu lieu tout-à-coup, +et que, la nature aidant, le tempérament vigoureux +du prisonnier triomphât du mal, soit que la +double dose de liquide à lui administrée par Ludovic +fût douée d'une grande puissance sudorifique, cette +forte transpiration semble avoir à la fois rendu le +malade à la vie et à la raison. Il ordonne lui-même +ce qu'il lui paraît convenable de faire pour son soulagement. +Puis, se tournant vers le prêtre, qui se tenait +humble au chevet de son lit:</p> + +<p>—Je ne suis point mort encore, monsieur, lui dit-il; +vous le voyez. Si j'en réchappe, et j'espère que +j'en réchapperai, je vous prie de dire de ma part à mon +trio de docteurs, que ce n'est point à eux que j'en rends +grâce, et qu'ils me tiennent quitte de leurs visites et de +leur science, folle et menteuse comme toutes les autres. +J'ai assez compris leurs discours pour être convaincu +qu'un hasard heureux m'est seul venu en aide.</p> + +<p>—Le hasard! murmura le chapelain, les yeux fixés +sur cette inscription de la muraille:</p> + +<p><i>Le hasard est aveugle, et seul il est le père de la +création.</i></p> + +<p>Puis, articulant solennellement le dernier mot que +Charney lui-même y avait ajouté:</p> + +<p>—<i>Peut-être!</i> dit-il, et il sortit.</p> + + + + +<h3><a name="l1c7" id="l1c7"></a>VII.</h3> + + +<p>Tout entier à l'enivrement du succès, Ludovic paraissait +plongé dans une stupeur extatique en entendant +le comte parler ainsi, non qu'il prêtât la moindre attention +au sens de ses paroles; il n'avait garde! Mais +son moribond prononçait des mots, assemblait des idées, +regardait, vivait, suait! voilà ce qui le mettait en si +grand émoi, et le saturait de satisfaction et d'orgueil. +Après quelques instans de silence admiratif:</p> + +<p>—Vivat! s'écria-t-il enfin, vivat! <i>che maraviglia!</i> +Il est sauvé! grâce à qui?...</p> + +<p>Et il agitait en l'air le pot de faïence vide de tisane, +et lui adressait, en le baisant, les mots les plus doux de +son vocabulaire.</p> + +<p>—Grâce à qui? répéta le prisonnier. Grâce à vos +bons soins peut-être, mon honnête Ludovic. Mais si je +guéris en effet, messieurs les médecins n'en attribueront +pas moins l'honneur à leurs ordonnances, et le chapelain +à ses prières.</p> + +<p>—Ni eux, ni moi, n'en aurons la gloire! répondit +Ludovic en s'agitant de plus belle... Quant au <i>signor +Capellano</i>... on ne sait pas... ça n'a pu que bien faire... +Mais l'autre!... mais l'autre!...</p> + +<p>—Quel est donc ce sauveur, ce protecteur inconnu? +dit Charney avec une sorte d'indifférence; car il s'attendait +que Ludovic attribuerait sa guérison à l'intervention +de quelque saint.</p> + +<p>—Ce n'est point un protecteur, dit celui-ci, mais une +protectrice.</p> + +<p>—Comment? que voulez-vous dire? une madone, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non, ce n'est point une madone, <i>signor conte</i>. +Celle qui vous a sauvé de la mort et des griffes du +diable, sans doute, car vous mouriez sans confession, +c'est d'abord et avant tout la <i>signora Picciola! la signorina +Picciolina! Piccioletta!</i> ma filleule... oui, ma +filleule, puisque c'est moi qui, le premier, lui ai donné +son nom... son nom de <i>Picciola</i>. Ne me l'avez-vous +pas dit? Elle est donc ma filleule... je suis donc son +parrain... et j'en suis fier, <i>per Bacco</i>!</p> + +<p>—Picciola! s'écrie le comte, se relevant tout-à-coup +sur son séant, s'accoudant sur son oreiller, et donnant +à ses traits ranimés l'expression de l'intérêt le plus +vif.—Expliquez-vous, mon brave Ludovic, expliquez-vous!</p> + +<p>—Faites l'étonné! répliqua celui-ci avec son clignement +d'œil obligé.—Est-ce donc la première fois +qu'elle vous rend le même service? Lorsque vous vous +sentez atteint de ce mal, auquel vous êtes sujet, n'est-ce +point toujours avec cette herbe qu'on vous guérit? +Vous me l'avez dit du moins, et je m'en suis souvenu, +Dieu merci; car il paraît que Picciola en sait plus dans +une de ses feuilles que tous les bonnets carrés de Montpellier +et de Paris attachés ensemble. Oui, ma petite +filleule, dans cette affaire-là, aurait défié un régiment +complet de médecins, fût-il de quatre bataillons, à +quatre cents hommes par bataillon! À preuve, que +vos trois grimauds ont lâché pied en battant la chamade +et vous jetant la couverture sur le nez; au lieu que +Picciola!... ah! la brave petite plante! que Dieu en +conserve la graine!... quant à moi, je n'oublierai pas la +recette, et si jamais mon petit Antonio tombe dans la +maladie, je lui en ferai boire en bouillon et manger en +salade, quoique ce soit plus amer encore que la chicorée. +Elle n'a eu qu'à se montrer, et la victoire a été +décidée, puisque vous voilà guéri, oui, vraiment guéri; +car maintenant vous ouvrez de grands yeux, vous +riez!... Ah! vivat à <i>illustrissima signora Picciola</i>!</p> + +<p>Charney prenait plaisir à la joie bruyante et loquace +de son digne gardien; son retour à la vie, l'idée de la +devoir à cette même plante qui déjà avait charmé ses +longues heures de captivité, faisaient naître en lui un +vif sentiment de bonheur, et le sourire en effet se montrait +sur les lèvres fiévreuses encore, quand soudain une +idée pénible, cruelle, lui traversa l'esprit.</p> + +<p>—Mais enfin cette plante, dit-il à Ludovic, comment +a-t-elle contribué à ma guérison? comment l'avez-vous +employée?</p> + +<p>Et une sorte de terreur l'agitait en faisant cette +question.</p> + +<p>—Rien de plus simple, répliqua tranquillement le +geôlier; une pinte d'eau sur un bon feu, trois bouillons... +tisane parfaite; ça va tout seul.</p> + +<p>—Grand Dieu! s'écria Charney, retombant sur son +oreiller, et portant la main à son front, vous l'avez détruite! +Ah! je n'ai point de reproches à vous adresser, +Ludovic; et cependant... ma pauvre <i>Picciola</i>! Que +vais-je faire, que vais-je devenir sans elle?</p> + +<p>—Allons, allons, calmez-vous, lui dit Ludovic se +rapprochant de lui et prenant un son de voix presque +paternal pour consoler le captif, accablé de douleur +comme l'enfant à qui l'on vient d'enlever un jouet +favori.—Calmez-vous, et ne vous découvrez pas comme +vous faites. Écoutez-moi bien, ajouta-t-il tout en s'occupant +de rajuster les draps et de remédier au désordre +général du lit, occasioné par les brusques mouvemens +du malade.—Aurais-je dû hésiter à sacrifier une herbe +pour sauver un homme? non, n'est-ce pas? Eh bien! +cependant je n'aurais pu me décider à la tuer ainsi du +premier coup, et à la faire entrer tout entière dans la +marmite. D'ailleurs, c'était inutile. Je ne lui ai fait +qu'un emprunt. Avec les ciseaux de ma femme, je lui +ai coupé un tas de feuillage dont elle n'avait pas besoin, +quelques petits rameaux sans boutons... car elle a trois +boutons à présent! hein? c'est beau à elle!... L'opération +s'est bien faite, et elle n'en est pas morte. Au +contraire, <i>cap de dious!</i> elle ne s'en porte que mieux à +présent, et vous aussi! Vous voyez bien qu'il faut être +sage... Soyez sage, suez bien, achevez de guérir, et +vous la reverrez!</p> + +<p>Charney lui adressa un regard de reconnaissance et +lui tendit la main.</p> + +<p>Cette fois, Ludovic avança la sienne, et pressa celle +du comte avec émotion, car sa paupière s'humecta. +Mais tout-à-coup, se reprochant sans doute cette infraction +à la règle invariable de conduite qu'il s'était tracée +d'avance, les muscles de sa face s'allongèrent, sa voix +devint plus rudoyante. Enfin, tenant toujours entre +ses mains celle du prisonnier, mais cherchant à lui +faire prendre le change sur le motif de ce premier +mouvement:</p> + +<p>—Vous voyez bien que vous vous découvrez encore! +dit-il, et il fit rentrer doucement et doctoralement le +bras du malade dans le lit; puis, après de nouvelles +recommandations, faites d'un ton officiel, il sortit de la +chambre, en fredonnant avec gravité:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i2">Je suis geôlier,</span><br> + <span class="i2">C'est mon métier</span><br> + <span class="i0">Mieux vaut ça qu'être prisonnier.</span><br> + <br> + </div> +</div> + + + + +<h3><a name="l1c8" id="l1c8"></a>VIII.</h3> + + +<p>Le même jour et le jour suivant, un abattement +extrême, suite naturelle des grandes crises et d'une +transpiration abondante, rendit Charney presque incapable +de se mouvoir et de penser; mais dès le troisième +jour, une amélioration sensible était survenue; et si, +avec sa faiblesse, il lui fallait encore garder le lit, du +moins il entrevoyait, dans un terme assez rapproché, +l'instant où il pourrait se lever, marcher, reprendre sa +promenade ordinaire, et revoir sa compagne et sa libératrice.</p> + +<p>Car toutes ses idées se dirigent vers elle. Il ne peut +s'expliquer par quelles circonstances singulières cette +faible végétation, jetée sous ses pas, dans la cour de sa +prison, l'a guéri de son ennui, lui que l'éclat du monde +et de la fortune n'avait pu distraire; l'a arraché à la +mort, lui que la science humaine y avait condamné. +Dans l'impuissance où il se trouve d'appliquer les forces +de sa raison pour éclaircir ce point mystérieux, c'est +avec un sentiment de superstition qu'il s'attache de plus +en plus à sa Picciola. Sa reconnaissance pour cet être +inerte, insensible, ne peut se baser sur rien de réfléchi +et d'intentionné; il éprouve cependant un besoin de lui +donner son affection, en échange des biens qu'il lui +doit. Où la raison ne peut, l'imagination travaille. +La sienne s'exalte; et son amour pour Picciola devient +bientôt un culte.</p> + +<p>Il se persuade qu'un lien surnaturel les enchaîne l'un +à l'autre; qu'il existe ainsi dans la matière de secrètes +attractions, d'incompréhensibles sympathies qui rapprochent +l'homme de la plante. Celui qui refuse encore +de proclamer Dieu va tomber peut-être dans les croyances +puériles de l'astrologie judiciaire. Picciola, +c'est son étoile, sa madone, son talisman!</p> + +<p>Pourquoi a-t-on vu des hommes, illustres par leur +science ou par leur génie, dénier la Providence, et se +montrer en même temps atteints d'idées superstitieuses? +C'est que, aveuglés par l'orgueil humain, ils voulaient +tout s'attribuer à eux-mêmes de leur gloire ou de leur +force; mais le sentiment instinctif, religieux, qu'ils +étouffaient dans leur cœur, détourné alors de ses véritables +voies, se faisait jour malgré eux, tout en subissant +l'empreinte bizarre de leurs pensées. L'hommage +qu'ils arrêtaient dans son essor vers le ciel retombait +sur la terre. Ils prétendaient juger et non croire; et +leur génie, étroit dans sa grandeur, rétrécissant l'horizon +devant eux, ne leur permettait de saisir que +quelques-unes des combinaisons du Grand-Tout. Ils +négligeaient l'ensemble pour le détail, parce que ce +détail isolé, ils croyaient pouvoir le mesurer et le soumettre +à l'analyse de leur raison, n'apercevant pas les +points de suture qui le reliaient au reste du monde +créé; car la création, la terre, le ciel, les hommes, les +astres, l'univers tout entier, ne sont-ils pas un seul être, +immense, complet, varié à l'infini, qui vit et palpite sous +la main puissante de Dieu?</p> + +<p>Ainsi Charney, l'imagination encore excitée par la +fièvre peut-être, ne voit que Picciola dans la nature; et, +pour lui trouver des analogues, il réveille sa mémoire +puissante, et lui demande l'histoire des plantes miraculeuses, +depuis le moly d'Homère, le palmier de Latone, +le frêne d'Odin, jusqu'à l'herbe d'or qui s'illumine devant +le paysan breton, ou la fleur d'épine qui sauve des +mauvaises pensées les bergères de la Brie. Il se rappelle +le figuier Rumine des Romains, le Teutatès des +Celtes, adoré sous la figure d'un chêne; la verveine +des Gaulois, le lotus des Grecs, les fèves des pythagoriciens, +la mandragore des prêtres hébreux. Il se rappelle +le campac azuré des Persans, qui ne croît pour +eux que dans le Paradis; l'arbre Touba, ombrageant le +trône céleste de Mahomet; le magique Camalata, le +verdoyant Amrita, auxquels les Indiens voient suspendus +des fruits d'ambroisie et de volupté. Il attache +enfin un sens symbolique à cet usage des Japonais, +donnant pour pièdestal à leurs divinités des héliotropes +ou des nénuphars, et faisant naître l'amour dans le sein +d'une corolle. Il admire ce religieux scrupule des +Siamois, qui va jusqu'à défendre d'attenter à l'existence +de certaines plantes, et les protége même contre la mutilation. +Ce qui autrefois excitait sa raillerie et ses +mépris, sans doute, et ravalait la faible humanité devant +lui, aujourd'hui la relève à ses yeux; car il sait quels +graves enseignemens peuvent sortir d'une tige ou d'un +rameau; et dans les coutumes de l'idolâtrie il ne veut +plus voir que le sentiment de gratitude qui leur a donné +naissance.</p> + +<p>Il entend Charlemagne, législateur et philosophe, du +haut de son trône occidental, recommander à ses +peuples la sainte culture des fleurs. Il en vient jusqu'à +comprendre la vive tendresse que Xerxès, au rapport +d'Élien et d'Hérodote, ressentit pour un platane, le +caressant, le pressant dans ses bras, dormant avec +délices sous son ombre, le décorant de bracelets et +de colliers d'or, et se désolant lorsqu'il lui fallut le +quitter!</p> + +<p>Déjà en pleine convalescence, absorbé par ses pensées, +Charney était un matin dans sa chambre, dont prudemment +il n'avait pas franchi le seuil depuis sa maladie, +lorsque sa porte s'ouvrant tout-à-coup, Ludovic, +la figure radieuse, s'élance vers lui.</p> + +<p>—Elle est en fleur! <i>Picciola, Piccioletta, figlioccia +mia!</i></p> + +<p>—En fleur! s'écrie Charney. Je veux la voir!</p> + +<p>En vain l'honnête geôlier lui remontra qu'il y aurait +imprudence peut-être à sortir si tôt, qu'il fallait +patienter un jour ou deux, que la matinée n'était pas +assez avancée, que l'air était frais, qu'une rechute fait +rarement grâce: tout fut inutile. La seule chose +qu'il put obtenir, c'est que le prisonnier se contiendrait +une heure encore, afin que le soleil se trouvât +de la fête.</p> + +<p>Cette heure, qu'elle se traîne lentement! et cependant +il l'occupe du mieux qu'il peut. D'abord, pour la +première fois depuis sa captivité, il songe à sa toilette. +Oui, à sa toilette, à sa parure, en l'honneur de Picciola, +de Picciola en fleur! Ses vêtemens étaient poudreux, +ses cheveux en désordre, sa barbe longue. Il approprie +tout cela. Un miroir, jusqu'à cet instant oublié dans sa +précieuse cassette, en est tiré; il se rase soigneusement, +il se rase pour la voir en fleur! C'est sa sortie +de convalescence, la visite du malade à son médecin, +de l'obligé à sa bienfaitrice, de l'amant à sa maîtresse! +Et lorsqu'il s'est ajusté, les yeux fixés sur la glace, il +s'étonne de se trouver, malgré sa maladie récente, le +regard moins terne, les traits moins abattus, le front +moins ridé qu'autrefois. Il se souvient qu'il est jeune +encore, et comprend que s'il y a des pensées amères et +vénéneuses, qui flétrissent jusqu'à leur enveloppe, il en +est d'autres douées du pouvoir de la raviver.</p> + +<p>Au moment précis, Ludovic se présenta. Il soutint +le comte pour l'aider à descendre les hauts degrés de +l'escalier tournant et massif; et quand celui-ci entra +dans la petite cour, soit l'influence de l'air pur et de la +lumière du ciel, soit le privilége de ces facultés vives et +neuves dont sont redoués les convalescens, il lui semble +que les émanations de sa fleur ont tout embaumé autour +de lui, et c'est à elle qu'il attribue les douces et fraîches +impressions du bien-être qu'il ressent.</p> + +<p>Cette fois, Picciola se montrait dans tout le prestige +de sa beauté: elle étalait à ses yeux sa corolle nuancée +et brillante; le blanc, le pourpre et le rose se confondaient +sur ses larges pétales bordés de petits cils argentés, +entre lesquels se brisait un rayon du soleil, qui +faisait scintiller autour de la fleur comme une lumineuse +auréole. Charney la contemple avec transport; +il craint de la ternir de son souffle, ou de la flétrir en y +portant la main. Il ne songe plus à l'analyser, à l'étudier; +il l'admire, il la savoure de la vue et de l'odorat. +Mais bientôt une autre idée vient le distraire de celle-là, +et ce n'est plus sur la fleur que s'arrêtent ses +regards. Il a vu les traces de la mutilation sur sa Picciola; +des rameaux abattus, des feuilles à demi déchirées +par le contact des ciseaux. Les cicatrices n'en +sont pas encore fermées. Il sent alors qu'il lui doit la +vie, et ses bienfaits lui font oublier son éclat et ses +parfums.</p> + + + + +<h3><a name="l1c9" id="l1c9"></a>IX.</h3> + + +<p>Par ordonnance des médecins, le convalescent eut le +droit, les jours suivans, de jouir de la promenade de sa +cour aux heures qui lui conviendraient, et de la prolonger +même selon ses désirs. Ce fut alors qu'il put +reprendre avec ardeur ses études commencées.</p> + +<p>Dans l'intention de relater par écrit les observations +faites sur sa plante, depuis le premier jour jusqu'au +moment présent, il tenta de séduire Ludovic, afin de se +procurer par lui encre, plumes et papier. Il s'attendait +à le voir froncer d'abord le sourcil, prendre son air +d'importance, se faire long-temps prier, et céder enfin, +soit par l'intérêt qu'il portait à son malade et à sa filleule, +soit par l'espoir du gain; car cette fois il s'agissait +de fourniture.</p> + +<p>Il n'en fut pas ainsi. Ludovic prit tout d'abord la +proposition gaiement.</p> + +<p>—Comment donc! <i>signor conte</i>, rien n'est plus facile!—dit-il +en bourrant légèrement sa pipe, et se +détournant pour en tirer quelques aspirations, afin de +l'empêcher de s'éteindre; car il cessait toujours de +fumer devant Charney, qu'incommodait l'odeur du +tabac.—Je suis loin de m'y opposer. Mais tous ces +petits outils-là sont de ceux qui restent sous la clef du +gouverneur et non sous la mienne. Si vous voulez +avoir de quoi écrire, adressez-lui <i>più presto</i> une belle +pétition sur l'objet, et ça pourra se faire.</p> + +<p>Charney sourit, et ne se découragea pas.</p> + +<p>—Mais pour écrire cette pétition, mon cher Ludovic, +il me faudrait d'abord ce que je demande: encre, +plumes et papier!</p> + +<p>—C'est juste, <i>signor conte</i>, c'est juste. J'ai tiré +l'âne par la queue pour le faire marcher plus vite, répliqua +le geôlier. Voilà comme la chose d'une pétition +se pratique d'ordinaire,—ajouta-t-il d'un air entendu, +la tête à demi renversée et les bras croisés derrière le +dos. Je vais trouver le gouverneur, et je lui dis que +vous avez à lui adresser une demande, sans m'expliquer +sur quoi... Ça ne me regarde pas; ça le regarde, et ça +vous regarde. S'il ne peut venir lui-même en causer +avec vous, il vous envoie un homme à lui. Cet homme +vous remet une plume, un papier timbré et paraphé, +une seule feuille; vous écrivez dessus, lui présent; il +cachète ça devant vous; vous lui rendez la plume; il +emporte la lettre, et tout est dit.</p> + +<p>—Mais, Ludovic, ce n'est point du gouverneur que +je veux tenir tout cela, c'est de vous!</p> + +<p>—De moi, mordious! Vous ne connaissez donc pas +ma consigne? dit le geôlier, reprenant tout-à-coup son +air rude et sévère.</p> + +<p>Il tira une longue bouffée de sa pipe, l'exhala lentement, +comme pour tenir le comte à distance, fit un +demi-tour à droite, et sortit. Et le lendemain, quand +Charney revint à la charge, il se contenta de cligner de +l'œil et de hocher la tête.</p> + +<p>Trop fier pour s'humilier devant le gouverneur, mais +trop désireux d'accomplir ses projets pour les abandonner +si vite, avec un cure-dent le prisonnier fit une plume; +son rasoir lui tint lieu de canif; de la suie délayée +dans de l'eau, un flacon doré de sa cassette lui servirent +d'encre et d'encrier; et de blancs et fins mouchoirs de +batiste, restes de sa splendeur passée, lui tinrent lieu de +papier. C'est ainsi que Charney, séparé de Picciola, +pouvait encore s'occuper d'elle en écrivant le résultat +de ses observations.</p> + +<p>Qu'il en fit de douces, d'étonnantes! qu'il eût ressenti +de plaisir à les communiquer à une oreille attentive! +Son voisin, l'<i>attrapeur de mouches</i>, lui semblait +digne de recevoir ses confidences: cette figure, trouvée +par lui d'abord si maussade, si refrognée, il l'avait vue +depuis s'épanouir avec bonté, et briller même de ce +genre d'éclat que donne une vive intelligence. Quand, +de sa petite fenêtre, le vieillard promenait sur lui et sur +Picciola son regard demi-curieux, demi-rêveur, Charney +se sentait attiré par ce regard. Un geste de la main, +un sourire avaient même déjà été échangés entre eux; +mais le régime de la prison leur interdisait à tous deux +de s'adresser la parole, même pour se demander des +nouvelles de leur santé; et le grand explorateur des +merveilles de la nature dut garder pour lui seul ses +précieuses découvertes.</p> + +<p>Au nombre de celles-ci, il faut citer la propriété singulière +qu'il surprit dans sa fleur de se tourner vers le +soleil et de lui faire face pendant toute la durée de son +cours pour mieux aspirer ses rayons; et quand le soleil +se cachait derrière les nuages et que la pluie menaçait, +elle s'abritait aussitôt sous ses pétales recourbés, comme +le vaisseau pliant ses voiles devant l'orage.</p> + +<p>—La chaleur lui est-elle donc tant nécessaire? pensait +Charney; et pourquoi?... Pourquoi aussi craint-elle +même une légère ondée, qui la rafraîchirait?... +Oh! j'ai confiance en elle maintenant; elle me l'expliquera.</p> + +<p>Picciola avait déjà été pour lui une pharmacie bien +faisante; elle pouvait au besoin lui servir de boussole +et de baromètre; elle allait lui tenir lieu d'horloge.</p> + +<p>À force de savourer ses parfums, il crut remarquer +qu'ils variaient vers certaines époques de la journée. +Ce phénomène lui parut être d'abord une illusion de ses +sens; mais des expériences réitérées lui en démontrèrent +la réalité, et il en vint à désigner avec certitude +l'heure du jour, d'après l'odeur de sa plante.<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a></p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> Le botaniste anglais Smith a remarqué les mêmes propriétés +dans l'<i>Antirrinum repens</i> (la linaire rayée), <i>Flore britannique</i>, +t. II, p. 658.</p> +</div> +<p>Les fleurs s'étaient multipliées, et, vers le soir surtout, +Picciola répandait ses émanations les plus douces. +Aussi combien alors l'heureux captif aimait à se rapprocher +d'elle! Au moyen de quelques planches dues +à la munificence de Ludovic, il avait construit un petit +banc appuyé sur quatre solides bûchettes épointées à +leur extrémité, et enfoncées dans les interstices du +pavage. Un dossier raboteux lui prêtait son appui, +lorsqu'il voulait penser et s'oublier, en vivant dans l'atmosphère +de sa plante. Là il se sentait plus à l'aise +qu'il ne s'était jamais senti sur ses riches canapés de +soie, et il y passait parfois des heures entières, méditant +en s'enivrant de parfums, rappelant en lui-même les +jours de sa jeunesse, écoulés sans plaisirs et sans affections, +perdus au milieu de vaines chimères, dans un +désenchantement prématuré.</p> + +<p>Il arrivait souvent qu'à la suite de ces examens faits +en arrière, il tombait dans de profondes rêveries, participant +à la fois de la veille et du sommeil, dans une +espèce d'engourdissement apathique du corps, pendant +lequel son imagination surexcitée peuplait la cour de sa +prison de songes délicieux.</p> + +<p>Il se retrouvait alors à ces mêmes fêtes où naguère +l'ennui l'avait poursuivi, où il prodiguait à tous des +plaisirs et du bonheur dont il ne savait pas prendre +sa part.</p> + +<p>Il voyait, par une soirée d'hiver, s'illuminer spontanément +la façade de son ancien hôtel de la rue de +Verneuil. Le bruit de mille voitures retentissait à son +oreille; à la clarté des torches, elles entraient dans sa +cour circulaire, et chacune d'elles jetait tour à tour sur +les marches de son péristyle, couvert de tapis et décoré +de tentures, les Merveilleuses en renom, empaquetées +dans d'épaisses fourrures, sous lesquelles frisonnait la +soie; des Incroyables, au feutre pointu, à la haute +cravate, aux jarrets enrubanés; des artistes célèbres, +au col nu, aux cheveux courts, au costume semi-grec, +semi-français; et des généraux empanachés et ceinturés +aux trois couleurs; et des savans, et des hommes de +lettres, avec ou sans collets verts. Un monde de valets +se montrait partout à la fois, narguant, sous leurs nouvelles +livrées, les décrets de la république conventionnelle, +passée de mode.</p> + +<p>Dans ses salons, il retrouvait, pêle-mêle, confondues, +toutes les illustrations, toutes les bizarreries de l'époque. +La toge et la chlamyde s'y frottaient en passant contre +le frac et la soubre-veste; les escarpins à rosettes, les +bottes galonnées ou éperonnées y glissaient sur le +parquet en même temps que la calige et le cothurne. +Hommes de loi, hommes de plume, hommes d'épée, +hommes d'argent, ministres et fournisseurs, artistes et +gouvernans tourbillonnaient côte à côte dans ce tohu-bohu +du Directoire. Un acteur s'y montrait près d'un +membre de l'ancien clergé; un ci-devant noble près +d'un ci-devant pauvre; l'Aristocratie et la Démocratie +s'y donnaient la main; la Richesse et la Science s'y +promenaient bras-dessus bras-dessous. C'était la société +renaissante, raillant autour d'un centre commun +toutes ses parties, dont chacune se sentait trop faible +pour faire un monde à part. On remettait la scission +à un autre temps. Ainsi font les enfans de classes +diverses, que l'âge et le besoin du plaisir rassemblent; +en grandissant, ils s'éloignent peu à peu de leurs compagnons +de jeux, entraînés qu'ils sont, à leur insu, par +la puissante attraction du système d'ordre social.</p> + +<p>Charney contemplait en souriant cette bigarrure de +mœurs, d'états et de costumes. Ce qui avait été pour +lui autrefois une source amère et féconde de pensées +méprisantes pour l'humanité tout entière, ne soulevait +plus dans son sein qu'une légère moquerie contre ces +années de folie et de vains essais.</p> + +<p>Soudain de brillans orchestres éclatent en mesures +vives, variées et stridentes, et la fête prend son vol! +Charney reconnaît les airs qu'il a entendus déjà; mais +l'impression qu'il en reçoit est bien plus active sur ses +sens. La lueur scintillante des lustres, leurs reflets +prismatiques dans les glaces, dans les cristaux, l'air +chaud et embaumé d'une salle de bal ou de festin, la +saveur des mets, la gaieté pétulante des convives, les +groupes bondissans des valseurs, qui le frôlent en passant, +les propos légers et frivoles qui se croisent, qui se +heurtent autour de lui, les rires qui retentissent, tout +lui fait éprouver une impression de joie ineffable, qu'il +n'a jamais connue.</p> + +<p>Puis des femmes, à la taille élégante et svelte, aux +blanches épaules, au col de cygne, parées d'étoffes +somptueuses, de gazes striées d'or, étincelantes de +pierreries, se montrent devant ses pas, et le saluent en +lui souriant. Il les reconnaît. C'étaient les conviées +ordinaires et l'ornement de ses splendides soirées, alors +que, riche et libre, on le citait comme un des heureux +de la terre. Là brillaient sans rivales la fière Tallien, +vêtue à la grecque, et portant des joyaux et des bagues +de prix jusque dans les doigts de ses beaux pieds nus, à +peine emprisonnés dans de légères sandales dorées; la +charmante Récamier, qu'Athènes eût divinisée; enfin +la douce et touchante Joséphine, ci-devant comtesse +de Beauharnais, qui, à force de grâces, passait souvent +pour la plus belle des trois. Même auprès d'elles, +d'autres encore se faisaient remarquer, éblouissantes de +fraîcheur, de coquetterie et de parure! Qu'aujourd'hui +Charney les trouve jeunes et jolies! Que leurs regards +ont bien plus d'attraction et de douceur qu'autrefois! +Qu'il se sentirait heureux de pouvoir faire un choix +parmi tant de femmes brillantes!</p> + +<p>Il l'essaie; et, après avoir erré indécis de l'une à +l'autre, tout-à-coup, au milieu de leur foule, il en distingue +une, mais non plus aux épaules découvertes et +aux parures de diamans.</p> + +<p>Simple dans sa mise et dans son maintien, elle baisse +timidement le front et craint de se montrer. Pourtant +elle est belle aussi! C'est une jeune fille vêtue de +blanc, n'ayant pour ornement que sa grâce naïve et la +rougeur qui colore ses joues. Charney ne l'a jamais +vue, et, à mesure qu'il la contemple, les autres s'effacent +et disparaissent. Bientôt elle se trouve seule; il +peut l'examiner à loisir, et l'émotion le gagne en attachant +ses yeux sur elle. Mais combien son émotion +redouble en remarquant dans sa noire chevelure une +fleur! Cette fleur... c'est celle de sa plante! la fleur de +sa prison! Il tend les bras vers la jeune fille; mais +soudain tout se trouble à sa vue, tout s'agite autour de +lui; une dernière fois, les orchestres du bal se font entendre +avec un redoublement de force; puis la jeune +fille et la fleur semblent se perdre l'une dans l'autre; +les feuilles étalées, les corolles ouvertes et embaumées +se multiplient autour de la jolie figure, et la cachent +bientôt entièrement.</p> + +<p>Déjà les murs du salon, dépouillés de leurs tentures, +s'obscurcissent, et n'offrent plus aux regards de Charney +qu'une sorte de vapeur nuageuse. Le lustre, s'éteignant +graduellement, se détache du plafond, décrit +tout-à-coup une courbe de lumière, et va rayonner mourant +à l'extrémité inférieure du nuage. De lourds +pavés remplacent le parquet luisant et sonore. C'est +la froide raison qui revient au milieu du délire; c'est +le souvenir qui tue l'illusion; la vérité qui tue le songe.</p> + +<p>Le prisonnier ouvre les yeux. Il est sur son banc, +les pieds sur le pavé de son préau; sa fleur est devant +lui, et le soleil se couche à l'horizon.</p> + +<p>Les premières fois qu'il se trouva en proie à cette +espèce de vertige, il restait frappé d'étonnement, en +pensant que c'était toujours lorsqu'il siégeait sur son +banc rustique et près de sa plante que ces doux songes +lui arrivaient. Rien pourtant n'était plus naturel que +les effets qu'il venait d'en éprouver. Lui-même se les +expliqua, en se rappelant que les douces émanations +gazeuses qui s'exhalent des fleurs peuvent causer parfois +une légère et voluptueuse asphyxie. Alors, émerveillé, +il comprend tous les rapports existant entre lui +et sa plante, l'influence presque magique exercée par +elle sur lui, et que ces fêtes brillantes auxquelles il vient +d'assister, c'est Picciola qui les lui donne!</p> + +<p>Mais cette jeune fille modeste et candide, dont la +présence inattendue le jeta dans un trouble étrange et +plein de charme, qui est-elle? l'a-t-il déjà vue? Et, +comme ces autres femmes, n'est-ce là qu'un souvenir +de son temps passé? Sa mémoire cependant ne lui +rappelle rien de semblable. Si c'était, au contraire, +une révélation de l'avenir! Mais a-t-il un avenir, et +doit-il croire aux révélations? Non! la jeune fille à la +robe blanche, à la pudique rougeur; la jeune fille, à la +fois si simple et si attrayante, qui fit pâlir et s'éclipser +ses brillantes rivales, c'est Picciola! Picciola personnifiée +et poétisée dans un songe! Eh bien! c'est elle +qu'il doit aimer, c'est elle qu'il aimera! Il saura sans +peine se remémorer sa taille gracieuse et les traits +ingénus qu'elle avait revêtus alors. C'est désormais +avec cette douce image qu'il bercera ses rêveries, qu'il +remplira les vides de son cœur et de son cerveau; du +moins, elle pourra le comprendre, lui répondre, venir +s'asseoir près de lui, marcher près de lui, le suivre, lui +sourire, l'aimer! elle vivra de sa vie, de son souffle, de +son amour; il lui parlera dans sa pensée, et fermera +les yeux pour la voir. Ils ne seront qu'un, et il sera +deux!</p> + +<p>Ainsi le captif de Fénestrelle à ses études chéries +faisait succéder le charme non moins enivrant des illusions, +et entrait de plus en plus dans cette sphère de +poésie, d'où l'on sort comme l'abeille du sein des fleurs, +tout parfumé et avec sa récolte de miel. À côté de sa +vie positive, il avait sa vie d'imagination, complément +de l'autre, et sans laquelle l'homme ne jouit qu'à +moitié des bienfaits du Créateur.</p> + +<p>Maintenant, son temps se partage entre Picciola +plante et Picciola jeune fille. Après le raisonnement et +le travail, il a le plaisir et l'amour.</p> + + + + +<h3><a name="l1c10" id="l1c10"></a>X.</h3> + + +<p>Poursuivant ses expériences investigatrices sur la +floraison, Charney s'extasiait chaque jour devant les +prodiges réguliers de la nature. Mais ses yeux étaient +inhabiles à pénétrer dans ces mystères si déliés, insaisissables +à la vue. Il s'irritait de son impuissance, +lorsque Ludovic lui remit, de la part de son voisin le +conspirateur italien, une forte lentille de verre, à l'aide +de laquelle celui-ci avait pu nombrer huit mille facettes +oculaires sur la cornée d'une mouche. Charney tressaille +de joie. Grâce à cet instrument, les parties les +moins perceptibles de la plante saillissent tout-à-coup +à ses regards, en centuplant leur volume ordinaire. +Alors, il marche ou croit marcher à grands pas dans la +route des découvertes! Il a détaillé, analysé l'enveloppe +externe de sa fleur; il a cru deviner que ces +brillantes couleurs des pétales, leur forme, leurs taches +de pourpre, ces bandes de velours ou de satin moiré qui +garnissent leur base ou festonnent leurs contours, n'étaient +pas là seulement pour récréer la vue par le spectacle +de leur beauté, mais aussi pour diviser ou réfléchir +les rayons du soleil, atténuer leur force ou l'augmenter, +selon le besoin qu'en avait la fleur, accomplissant le +grand acte de la fructification. Ces plaques luisantes et +vernissées, avec leur éclat de porcelaine, ce sont sans +doute des amas glanduleux de vaisseaux absorbans +chargés d'aspirer l'air, la lumière et les vapeurs humides, +pour la nourriture des graines; car, sans lumière, +pas de couleur; sans air et sans chaleur, pas de vie! +Humidité, chaleur, lumière, voilà donc de quoi se composent +les végétaux, ces merveilles de la terre, et voilà +aussi ce qu'ils doivent restituer lorsqu'ils meurent.</p> + +<p>À son insu, souvent, durant ces heures d'étude et +d'extase, Charney avait deux spectateurs attentifs qui +le suivaient dans tous ses mouvemens, et, par sympathie, +prenaient part à ses émotions: Girhardi et sa +fille.</p> + +<p>Celle-ci, élevée par un père profondément religieux, +vivant d'une vie contemplative et solitaire, présentait +une de ces natures formées de toutes les saintes exaltations +réunies. Avec sa beauté, ses vertus, les grâces +de son esprit et de sa personne, elle n'avait pu manquer +d'adorateurs; douée d'une sensibilité profonde et expansive, +elle semblait plus qu'une autre devoir connaître +les affections tendres; mais si quelques légers penchans +ont autrefois, au milieu des fêtes de Turin, troublé un +instant la sérénité de son âme, la captivité de son père +les a tout d'abord absorbés dans une grande douleur.</p> + +<p>Aujourd'hui, pourrait-elle aimer celui-là qui s'offrirait +à ses regards avec l'éclat du bonheur, elle qui, dans son +double culte filial et religieux, voit son Dieu sur la +croix, et son père en prison! Non que la jolie Turinaise +s'abandonne facilement à la tristesse et à la mélancolie! +Tous ses devoirs lui sont doux, tous ses +sacrifices lui laissent une joie au cœur; mais est-ce +donc près des heureux du monde qu'elle peut se plaire? +Là où elle va sécher une larme et réveiller un sourire, +là est sa place, là son orgueil, là son triomphe! Cette +tâche si belle, c'est près d'un seul qu'elle l'a remplie +jusqu'à ce jour. Mais depuis qu'elle voit Charney, elle +se sent prise à la fois pour lui d'intérêt et de compassion. +Il est captif comme son père et près de son +père! Il n'a plus à aimer dans le monde qu'une pauvre +plante, et il l'aime tant! Certes, la figure du prisonnier, +son front noble, sa taille élégante, aident peut-être +un peu à la pitié de la jeune fille; mais si elle l'avait +connu au temps de sa fortune, dans ce temps où +de faux dehors de bonheur l'environnaient, non, elle ne +l'eût point distingué des autres. Ce qui la charme en +lui, c'est son isolement, son désastre, sa résignation. +Elle lui a voué d'instinct son amitié, son estime même; +car, dans son ignorance des choses, elle a mis le malheur +au nombre des vertus.</p> + +<p>L'excellente jolie fille, aussi hardie devant une bonne +action à faire, que timide devant un regard à affronter, +trop oublieuse peut-être du danger, sans cesse encourage, +aiguillonne son père dans ses bonnes intentions +vis-à-vis de Charney.</p> + +<p>Un jour enfin, Girhardi se montrant à sa fenêtre, ne +se contente pas de saluer le comte de la main, selon +son habitude; il lui fait signe d'approcher le plus possible, +et modérant les éclats de sa voix, comme dans +une grande appréhension d'être entendu d'un autre, il +entame avec lui le dialogue suivant:</p> + +<p>—J'ai peut-être une bonne nouvelle à vous donner, +monsieur.</p> + +<p>—Et moi, monsieur, j'ai des remercîmens à vous +faire pour ce microscope que vous avez daigné me +prêter.</p> + +<p>—Je n'ai même pas eu le mérite de l'idée; c'est ma +fille qui m'y a fait songer.</p> + +<p>—Vous avez une fille, monsieur, et l'on vous accorde +la faveur de la voir?</p> + +<p>—Oui, je suis père, et j'en rends grâces à Dieu chaque +jour; car ma pauvre enfant, c'est un ange! Elle +a pris un grand intérêt à vous, mon cher monsieur, +lorsque vous étiez malade, et depuis, en vous voyant +prodiguer tant de soins à votre fleur. Vous-même, ne +l'avez-vous donc pas aperçue parfois à ce grillage?</p> + +<p>—En effet... je crois...</p> + +<p>—Mais en vous parlant de ma fille, j'oublie de vous +faire part de la grande nouvelle. L'empereur va se +rendre à Milan, où il doit être sacré roi d'Italie.</p> + +<p>—Roi d'Italie! eh bien! alors, monsieur, il sera +plus que jamais votre maître et le mien. Quant au +microscope, poursuivit Charney, que la grande nouvelle +n'avait que fort peu distrait de son idée première, +et qui n'y soupçonnait pas une suite,—vous vous en +êtes long-temps privé pour moi... pardon; peut-être en +aurai-je besoin encore pour de prochaines expériences, +cependant je vous le rendrai... bientôt...</p> + +<p>—Je puis m'en passer, j'en ai d'autres, répliqua avec +bienveillance l'<i>attrapeur de mouches</i>, devinant au son +de voix de son interlocuteur le regret qu'il éprouvait de +se séparer de cet instrument; gardez-le, monsieur, +gardez-le en souvenir d'un compagnon de captivité, qui +vous porte, veuillez le croire, un vif intérêt.</p> + +<p>Charney voulut témoigner sa gratitude à l'homme +généreux; celui-ci l'interrompit:</p> + +<p>—Mais laissez-moi donc achever ce qui me reste à +vous apprendre.</p> + +<p>Et, baissant encore la voix:</p> + +<p>—On assure que des grâces doivent être accordées +au sujet de cette autre couronne du nouvel empereur. +Avez-vous des amis à Turin ou à Milan? Y a-t-il +moyen de les faire agir?</p> + +<p>L'interpellé hocha tristement la tête.</p> + +<p>—Je n'ai point d'amis, dit-il.</p> + +<p>—Pas d'amis! répéta le vieillard, avec un regard +plein de commisération: avez-vous donc douté des +hommes! car l'amitié ne manque pas à ceux-là qui +croient en elle. Eh bien! j'ai des amis, moi; des amis +que l'adversité même n'a pas ébranlés; ils pourront +peut-être pour vous ce qu'ils n'ont pu encore pour +moi.</p> + +<p>—Je ne veux rien implorer du général Bonaparte, +répliqua le comte d'un ton sec et fier, où ses anciennes +rancunes surgirent tout-à-coup.</p> + +<p>—Chut! parlez plus bas... Je crois entendre venir... +mais non...</p> + +<p>Il y eut un moment de silence, puis l'Italien poursuivit +avec une inflexion de voix où le reproche s'adoucissait +comme en passant par une bouche de père:</p> + +<p>—Cher compagnon, vous êtes aigri encore; j'aurais +cru que les études auxquelles vous vous livrez depuis +quelques mois, avaient éteint en vous ces haines que +Dieu réprouve et qui faussent la vie d'un homme. Les +parfums de votre fleur n'ont-ils donc pas entièrement +cicatrisé vos blessures du monde? Ce Bonaparte que +vous semblez haïr, j'ai à m'en plaindre plus que vous +peut-être; car mon fils est mort pour l'avoir servi.</p> + +<p>—Aussi, ce fils, vous l'avez voulu venger! interrompit +vivement Charney.</p> + +<p>—Je vois que ces faux bruits sont venus jusqu'à +vous, dit le vieillard relevant noblement la tête vers le +ciel, comme pour en appeler au témoignage de Dieu.—Moi, +me venger par un crime! non; mais dans les +premiers momens de ma douleur, je ne pus me contenir, +il est vrai; et tandis que le peuple de Turin saluait le +vainqueur par des acclamations de joie, j'opposai mes +cris de désespoir aux vivats de la foule. On m'arrêta; +j'avais un couteau sur moi. Des infâmes, afin de se +faire valoir auprès du maître, n'eurent pas de peine à +lui faire accroire que j'en voulais à ses jours. On me +traita d'assassin, et je n'étais qu'un malheureux père +qui venait d'apprendre la mort de son fils! Eh bien! +je comprends qu'il a pu être trompé; je comprends +même que ce Bonaparte n'est pas un méchant homme, +car ni vous, ni moi, il ne nous a fait mourir. S'il me +rend à la liberté, ce sera réparer seulement une erreur +à mon égard; je le bénirai cependant, non que je ne +puisse supporter ma captivité. Plein de foi dans la +Providence, je me résigne à tout. Mais ma prison pèse +sur ma fille, c'est pour ma fille que je veux être libre, +pour mettre un terme à son exil du monde, pour qu'elle +retrouve les plaisirs de son âge. N'avez-vous pas aussi +un être qui vous intéresse, une femme qui pleure sur +vous, et à qui vous serez heureux de sacrifier même +votre orgueil d'opprimé? Allons, autorisez mes amis à +parler en votre nom.</p> + +<p>Charney sourit.—Aucune femme ne pleure sur moi, +dit-il, aucune ne soupire après mon retour; car je n'ai +plus d'or à leur donner. Qu'irai-je donc faire dans ce +monde, où j'étais moins heureux que je ne le suis même +ici? Mais dussé-je y retrouver des amis, la fortune et +le bonheur, je dirais encore non! mille fois non! s'il +me fallait pour cela m'abaisser devant le pouvoir que +j'ai voulu détruire.</p> + +<p>—Quoi! tout espoir vous est-il donc interdit par +vous-même?</p> + +<p>—Jamais je ne saluerai du titre d'empereur celui qui +fut mon égal.</p> + +<p>—Prenez garde de sacrifier follement votre avenir à +un sentiment plus de vanité que de patriotisme peut-être... +mais... chut!—fit de nouveau le vieux Girhardi.—Pour +cette fois, je ne me trompe pas; on vient! +adieu! Et il s'éloigna de la fenêtre grillée.</p> + +<p>—Merci, merci du microscope! lui cria Charney +avant qu'il eût entièrement disparu à ses regards.</p> + +<p>Dans ce moment, Ludovic fit crier sur ses gonds la +porte basse de la petite cour. Il apportait au prisonnier +sa provision de vivres de chaque jour. Il le vit pensif +et rêveur, et ne voulant pas le distraire, il se contenta +en passant près de lui de frapper légèrement sur les +assiettes qu'il tenait, comme pour l'avertir que son dîner +était prêt. Montant ensuite le tout dans la chambre, il +se retira bientôt, après avoir salué silencieusement +<i>Monsieur</i> et <i>Madame</i>, comme il le disait parfois; c'est-à-dire, +l'homme et la plante.</p> + +<p>—Le microscope est à moi! pensait Charney. Mais +comment ai-je pu mériter la bienveillance de cet honnête +étranger? Et voyant alors Ludovic traverser la +cour: Celui-ci de même a gagné mon estime. Sous +son écorce de geôlier bat un noble cœur; j'en suis sûr. +Il est donc des hommes bons et sensibles; mais où +viennent-ils se réfugier!</p> + +<p>Et il lui sembla entendre une voix lui répondre: +C'est parce que le malheur vous a appris à comprendre +un bienfait, que les hommes vous paraissent moins +dignes de vos mépris. Qu'ont donc fait ces deux +hommes? L'un a arrosé votre plante à votre insu, +l'autre vous a procuré les moyens de la mieux connaître +et de l'analyser.</p> + +<p>—Oh! se disait Charney, le cœur ne s'y trompe pas; +il y a eu de leur part générosité vraie.</p> + +<p>—Oui, reprenait la voix; mais c'est par ce que cette +générosité s'est exercée envers vous, que vous leur +rendez justice. Si Picciola n'était pas née, de ces deux +hommes, l'un serait peut-être encore à vos yeux un +vieillard imbécile, livré à des occupations dégradantes; +l'autre, un être grossier, d'une avarice lâche et sordide! +Dans votre monde d'autrefois, aviez-vous aimé quelque +chose, monsieur le comte? non; votre cœur était livré +à l'isolement comme votre pensée. Ici, c'est parce que +vous aimez Picciola, que ces deux hommes vous ont +aimé; c'est par elle qu'ils sont venus à vous!</p> + +<p>Et Charney regarde tour à tour sa plante et son +précieux microscope.—Napoléon, empereur des Français, +roi d'Italie!—Cette terrible formule, dont il n'a +fallu que la moitié autrefois pour faire de lui un conspirateur +forcené, se présente à peine à son esprit en ce +moment.</p> + +<p>Que lui importent à lui les triomphes du nouvel élu +de la nation, et les libertés de l'Europe! Un insecte +qui bourdonne menaçant autour de ses fleurs lui cause +plus d'angoisses et de soucis que tous les envahissemens +du nouvel empire!</p> + + + + +<h3><a name="l1c11" id="l1c11"></a>XI.</h3> + + +<p>Il a repris ses travaux: armé de sa loupe, désormais +sa propriété, il a réitéré ses observations, il a étendu +le champ de ses découvertes, et, de plus en plus, l'enthousiasme +le gagne. Il faut le dire, cependant, inexpérimenté +dans l'analyse, privé des notions premières +et d'instrumens assez puissans, parfois à son insu, l'esprit +de système et de paradoxe vient se mêler à son +esprit d'examen. C'est ainsi qu'il inventa mille théories +sur la circulation de la séve, sur les moyens qu'elle +emploie pour monter, pour s'étendre, pour se transformer, +sans se douter de son double courant; sur les +colorations diverses de la plante, ainsi que sur la source +des différens arômes de la tige, des feuilles et des fleurs; +sur la gomme et les résines distillées par les végétaux; +sur la cire et le miel qu'en retirent les abeilles. Il +trouvait d'abord réponse à tout; mais les systèmes du +lendemain venaient détruire ceux de la veille, et lui-même +se plaisait dans son impuissance, puisqu'elle le +forçait d'exercer toutes les facultés de son esprit et de +son imagination, et ne lui laissait pas prévoir un terme +à ces attrayantes occupations.</p> + +<p>Un jour de triomphe allait naître pour lui, jour +glorieux, où il pourrait inscrire la plus importante de +ses observations!</p> + +<p>Il avait autrefois entendu, mais en n'y prêtant qu'une +moqueuse attention, raconter les amours des fleurs, +cette ingénieuse et sublime découverte de Linnée, et +ces hymens nombreux accomplis dans une corolle, à +l'ombre des pétales. Aidé de son microscope, il se +livre bientôt tout entier à cette nouvelle série d'études: +il épie, il patiente; il pénètre enfin dans les mystères +de ce lit nuptial! Sous ses yeux, un mouvement de +vie et d'amour se manifeste dans toutes les parties de la +fleur; par une double attraction, le pistil et les étamines, +rapprochés l'un de l'autre, semblent un instant +ressentir l'animation des êtres aimans et pensans! Atterré, +confondu, Charney doute s'il veille; sa tête ne +peut contenir l'ardente admiration dont il est pénétré. +Par l'analogie, remontant de la plante aux animaux, +il embrasse l'échelle de la création tout entière dans +son harmonie, dans son immensité! Il doute si le +secret de l'univers n'est pas en sa possession! ses yeux +se troublent, l'instrument s'échappe de ses mains; le +philosophe anéanti tombe sur son siége rustique, croise +les bras, puis, après une longue méditation, s'adressant +à sa plante:</p> + +<p>—Picciola, lui dit-il, autrefois j'avais la terre à parcourir, +j'avais de nombreux amis, j'étais entouré de +savans de toute espèce; eh bien! jamais aucun de ces +savans ne m'en a appris autant que toi; pas un de mes +amis, ou plutôt des hommes qui usurpaient ce titre, ne +m'a rendu les bons offices que j'ai reçus de toi seule; +et dans ce terrain circonscrit où tu végètes misérablement +entre deux pavés, marchant çà et là, autour de +toi, sans te perdre de l'œil, j'ai plus pensé, plus senti, +plus observé que dans mes longues courses à travers +l'Europe! Quel était mon aveuglement! lorsque tu +t'offris à moi si faible, si pâle, si languissante, je n'attendis +rien de ta venue, et c'est une Compagne qui +m'arrivait, un Livre qui s'ouvrait devant moi, un Monde +qui se révélait à mes yeux! Cette Compagne, elle +adoucit mes ennuis et les fit disparaître; elle me +rattacha à cette existence qu'elle devait me conserver; +elle m'apprit à connaître les hommes, et me réconcilia +avec eux! Ce Livre, il me fit prendre en pitié tous +les autres; il me convainquit de mon ignorance et +rabaissa mon orgueil. Il me força de comprendre que +la science, comme la vertu, ne s'acquiert que par +l'humilité, qu'il faut descendre pour s'élever; que le +premier échelon de cette échelle immense dont nous +croyons dépasser le faîte est enfoui sous le sol, et que +c'est par lui qu'il faut commencer! C'est le livre de +lumière, peut-être! Écrit en caractères vivans, dans +une langue mystérieuse encore pour moi, il m'offrit à +deviner ces énigmes sublimes, dont chaque mot est une +consolation! Ce Monde, c'est celui de la pensée, je +n'en saurais plus douter; c'est la création intelligente, +c'est le résumé, le critérium du monde éternel et +céleste; la révélation de cette immense loi d'amour, +qui régit l'univers, qui fait graviter les atômes et les +soleils, qui enchaîne d'un même lien depuis la plante +jusqu'aux astres, depuis l'insecte, qui fouille la terre, +jusqu'à l'homme qui relève son front vers le ciel pour +y trouver... son auteur, sans doute!</p> + +<p>Charney, violemment agité, se promena alors à +grands pas dans sa cour; les pensées succédaient aux +pensées dans sa tête, une lutte s'engageait dans son +cœur; puis il revint vers Picciola, la contempla avec +attendrissement, jeta un regard rapide plus haut, et +murmura ces paroles:</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! trop de fausse science a +obscurci ma raison, trop de sophismes ont endurci mon +cerveau pour que vous y pénétriez si vite. Je ne puis +vous entendre encore, mais je vous appelle; je ne puis +vous voir, mais je vous cherche!</p> + +<p>Rentré dans sa chambre, il lut sur la muraille.</p> + +<p><i>Dieu n'est qu'un mot.</i></p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p><i>Ce mot ne serait-il pas celui de la grande énigme de +l'univers?</i></p> + +<p>Il y avait là encore l'expression du doute; mais +douter, pour cet esprit superbe, n'était-ce pas déjà +s'avouer à moitié vaincu, frapper d'anathème sa première +négation, et rebrousser chemin sur sa fausse +route? Maintenant, ce n'est plus sur lui seul que +s'appuie le philosophe ébranlé; il n'a plus seulement +foi que dans sa force et dans sa raison, et se livrant +à ses émotions inconnues, auxquelles il trouve un +charme si doux, c'est à Picciola qu'il demande une +croyance, un Dieu, un appui, et de nouveau il l'interroge +avec ferveur, afin de dissiper ce reste d'obscurité +qui l'environne.</p> + + + + +<h3><a name="l1c12" id="l1c12"></a>XII.</h3> + + +<p>Ainsi s'écoulaient ses journées; et après des heures +consacrées entières à l'étude et à l'analyse, las de ses +travaux et songeant à s'en distraire par d'agréables +passe-temps, il quittait Picciola plante pour Picciola +jeune fille. Lorsque déjà les parfums de ses fleurs +arrivaient à lui en abondantes effluves, lorsque sa tête +s'appesantissait, que ses yeux évitaient l'éclat du jour:</p> + +<p>—Ce soir, il y aura fête chez Picciola, se disait-il.</p> + +<p>En effet, livré à ses rêveries, il ne tardait pas à tomber +dans ce demi-sommeil peuplé de songes, qu'une +lueur de raison instinctive savait diriger encore.</p> + +<p>Oh! ne serait-ce pas là une des jouissances les plus +enivrantes, réservées à l'homme, que de pouvoir donner +l'impulsion à ses rêves, et vivre de cette autre vie où +les événemens se pressent avec tant de rapidité, où les +siècles ne nous coûtent qu'une heure d'existence, où +un reflet magique semble colorer tous les acteurs du +drame qui se joue, où les émotions seules sont réelles? +Là, le positif de toutes choses s'efface, pour ne laisser +que leur essence pure. Le voulez-vous? d'harmonieux +concerts vont se faire entendre, et vous n'aurez pas à +subir le râlement de l'accord, la figure contractée des +musiciens, les formes bizarres et disgracieuses des instrumens; +c'est la vie des âmes, c'est le plaisir sans +regrets, c'est l'arc-en-ciel sans l'orage!</p> + +<p>Charney s'abandonnait à ces illusions. Fidèle à la +douce image de Picciola, c'est elle qu'il appelait, c'est +elle qui se montrait à lui la première, toujours sous les +mêmes traits, avec les mêmes grâces, jeune, modeste, +charmante; lui apparaissant, tantôt au milieu de ses +anciens compagnons de science et de plaisir, tantôt +près des seuls êtres qu'il avait aimés, et qui n'étaient +plus: sa mère, sa sœur; et elle renouvelait pour lui les +scènes pleines de suavité, ineffables au souvenir, de +l'adolescence et de la famille, et elle s'y mêlait comme +pour les rendre plus douces encore.</p> + +<p>Parfois elle l'introduisait tout-à-coup dans une maison +d'apparence modeste, mais où respiraient l'aisance +et le bon goût. Les gens avec lesquels il s'y trouvait +lui étaient inconnus, mais ils l'accueillaient avec des +sourires, et il se sentait là comme jadis au foyer paternel. +Après avoir ranimé sa famille éteinte, ses joies +du passé, évoquait-elle donc une autre famille qui devait +exister un jour pour Charney, et lui préparer les joies +de l'avenir? Il ne pouvait se l'expliquer; mais à son +réveil il prenait confiance dans sa destinée, et tenait +régulièrement note, sur son journal de fine toile, des +événemens de ses rêves; c'étaient les seuls événemens +heureux de sa vie, sauf sa captivité.</p> + +<p>Il arriva pourtant qu'une fois Picciola, dans l'une +de ces fêtes où il avait l'habitude de trouver près d'elle +le calme et le bonheur, le frappa d'une subite épouvante. +Plus tard, il ne se le rappela que pour croire +aux révélations, à la prescience de l'âme. Voici ce qui +arriva.</p> + +<p>Les parfums de la plante marquaient la sixième heure +du soir. Jamais ils n'avaient été plus forts, plus puissans; +car trente fleurs épanouies concouraient à entretenir +cette atmosphère magnétique, au milieu de laquelle +s'assoupissait Charney.</p> + +<p>S'écartant de la foule, il respirait l'air sur une verte +esplanade, où son fantôme chéri avait seul suivi ses pas. +Picciola s'avançait en lui souriant du regard et du +geste; et lui, dans une attitude contemplative, il admirait +la taille souple de la jeune fille, la légère ondulation +des plis de sa robe blanche, qui trahissait l'harmonie de +ses mouvemens et les boucles de ses cheveux noirs d'où +ressortait la fleur accoutumée. Soudain, il la voit s'arrêter; +elle chancelle, lui tend les bras; le sceau de la +mort est empreint sur son front. Il veut s'élancer vers +elle; un obstacle qu'il ne peut vaincre le retient enchaîné; +il pousse un cri et s'éveille; mais, éveillé, un +autre cri a répondu au sien; oui, un cri... une voix de +femme!</p> + +<p>Cependant Charney se retrouve bien dans sa cour, +sur son banc, près de sa plante! Il tourne les yeux, et +comme une autre apparition de jeune fille se montre à +lui à travers la petite fenêtre grillée. D'abord cette +figure mélancolique et gracieuse, placée dans une demi-ombre, +semble à ses yeux flotter dans le vague; mais +peu à peu il la voit s'éclaircir, un regard pénétrant +arrive jusqu'à lui; il se lève, s'approche, et tout-à-coup +la douce vision s'efface, ou plutôt la jeune fille s'enfuit.</p> + +<p>Quelque rapide qu'ait été sa fuite, pourtant il a entrevu +ses traits, sa chevelure, sa taille, la blancheur de +sa robe; il reste immobile; il pense que son réveil n'est +pas complet, et que cet obstacle insurmontable qui, +dans son rêve, le séparait de Picciola, c'est une grille +de prison!</p> + +<p>Ludovic accourut alors en grand ébahissement, et +trouvant Charney encore tout troublé:</p> + +<p>—<i>Signor conte</i>, lui dit-il, est-ce que votre mal va +vous reprendre? Tête-Dieu! pour cette fois on fera +venir les médecins, parce que c'est l'ordre; mais c'est +madame Picciola et moi qui nous chargerons de la +guérison.</p> + +<p>—Je ne suis point malade, répond Charney, à peine +revenu de son émotion; qui a pu vous faire croire?...</p> + +<p>—La fille de l'<i>attrapeur de mouches</i> donc! Elle +vous a vu, vous a entendu crier, et s'est hâtée de +m'avertir.</p> + +<p>Charney devint pensif. Il se ressouvint alors seulement +qu'une jeune fille habitait parfois cette partie de +la forteresse.</p> + +<p>—La ressemblance que j'ai cru trouver entre l'étrangère +et Picciola, n'est sans doute qu'une illusion de mes +sens encore sous le charme, se dit-il.</p> + +<p>Puis il se rappela l'intérêt que lui avait déjà témoigné +la jeune Piémontaise, au dire du vieillard. Elle a +eu pitié de lui durant sa maladie, c'est à elle qu'il doit +la possession du précieux microscope, et il se sent tout-à-coup +le cœur rempli d'une douce reconnaissance! +Dans le premier mouvement de sa gratitude, ayant encore +devant les yeux la double image de la jeune fille, +de ses songes et de celle de son réveil, une pensée lui +vient:—Celle-ci ne portait point une fleur dans ses +cheveux!</p> + +<p>Non sans hésiter, non sans s'adresser un reproche +secret, comme si dans ce moment il se rendait coupable +d'une profanation, il rompt, il cueille silencieusement, +et d'une main émue, un petit rameau fleuri sur sa +plante.</p> + +<p>—Autrefois, se dit-il en lui-même, que d'or j'ai follement +prodigué pour couvrir de perles et de diamans des +fronts prostitués au parjure! À combien de femmes +trompeuses et d'amis menteurs ai-je jeté ma fortune +par lambeaux, sans m'en plus soucier alors que des +propres sentimens de mon cœur, que je mettais aussi +sous leurs pieds et sous les miens! Ah! si l'objet +donné n'acquiert de prix que par la valeur qu'on y +attache, je le jure, jamais n'a été offert par moi un don +plus précieux que celui-là, que je t'emprunte aujourd'hui, +Picciola!—Et remettant le petit rameau +aux mains du geôlier:—Mon bon Ludovic, présentez +ceci de ma part à la fille de mon vieux compagnon. +Dites que je la remercie de l'intérêt qu'elle daigne me +porter, et que le comte de Charney, pauvre et prisonnier, +ne possède rien de plus digne de lui être offert.</p> + +<p>Ludovic reçut la fleur d'un air stupéfait.</p> + +<p>Il avait fini par s'initier tellement à l'amour que +ressentait le prisonnier pour sa plante, que c'est à peine +s'il concevait comment un si léger service pouvait valoir +à la fille de l'<i>attrapeur de mouches</i> une marque de si +haute munificence.</p> + +<p>—C'est égal! <i>Per il capo di san Pasquale!</i> dit-il +en sortant, ils n'ont vu encore ma filleule que de loin; +ils vont juger sur l'échantillon combien elle est gentille +et comme elle a bonne odeur!</p> + + + + +<h3><a name="l1c13" id="l1c13"></a>XIII.</h3> + + +<p>Quant à Charney, il lui faudra faire avant peu bien +d'autres sacrifices de ce genre; car l'époque de la fructification +arrive pour sa Picciola. Quelques-unes de +ses fleurs ont déjà perdu leurs brillans pétales, leurs +étamines devenues inutiles. Ils sont tombés, comme +autrefois les cotylédons lorsque les premières feuilles, +arrivées à l'âge de la force, ont pu se passer de leurs +secours. Maintenant l'ovaire, contenant le germe des +graines, commence à se gonfler sous le calice élargi. +Les fleurs mères se dépouillent de leur éclat, comme +ces femmes dédaigneuses d'une vaine parure quand arrivent +pour elles les soins sacrés de la maternité.</p> + +<p>Charney se prépare à de nouvelles observations, les +plus grandes, les plus sublimes qu'il eût faites encore +sans doute; car elles se rattachent à la durée des races +créées, à la reproduction des êtres, dont la fécondation +n'est que l'acte déterminant. Déjà, en analysant un +bouton, coupé, détaché de la tige par la morsure d'un +insecte, il a entrevu ce germe primitif, cet embryon +débile, qui n'est pas né des amours de la fleur, mais qui +en a besoin pour vivre et se développer. Prévoyance admirable, +combinaison saisissante de la nature, et que la +science n'a pu encore expliquer. Il s'agit aujourd'hui +de l'enfantement de l'être complet, de cette graine dont +l'étroite enveloppe contient la plante tout entière; phénomène +dont les autres n'ont été que la préparation. +Le moment est venu pour l'observateur d'étudier la +gestation de l'œuf végétal à toutes ses époques, dans le +bouton, dans la fleur brillante et parée, sous le calice +découronné de ses pétales. Il va lui falloir de nouveau +mutiler Picciola; mais ne réparera-t-elle pas facilement +ses pertes? De tous côtés, aux nœuds de sa tige, sous +l'aisselle de ses feuilles, surgissent de naissans rameaux, +s'annonce une floraison future; puis Charney saura la +ménager. Demain donc il se mettra à l'ouvrage.</p> + +<p>Le lendemain, il prend place sur son banc, avec cette +gravité de l'homme qui va tenter une expérience difficile, +et dont le succès peut se faire attendre. Au premier +coup d'œil jeté sur sa plante, il est surpris de l'état +de langueur manifesté dans toutes ses parties. Les +fleurs, courbées sur leurs pédoncules, semblent n'avoir +plus la force de se tourner vers le soleil; les feuilles, à +demi renversées, ont perdu l'éclat de leur luisante verdure. +Charney pense d'abord qu'un violent orage se +prépare, et, dans un premier mouvement, il dispose ses +nattes, ses treillis, pour garantir Picciola des atteintes +trop rudes du vent ou de la grêle. Cependant le ciel +est pur de nuages, l'air est calme, et l'invisible alouette +chante, perdu dans l'espace.</p> + +<p>Son front se rembrunit. Après un instant de recueillement:—Elle +manque d'eau, se dit-il. Il court +en chercher dans sa chambre, s'agenouille devant la +plante, en écartant ses rameaux inférieurs pour mieux +l'arroser au pied, et là il demeure tout-à-coup frappé +d'immobilité. Son regard se fixe à terre, sur le même +point; le bras qui soutient l'arrosoir reste suspendu, et +tous les signes de la stupeur passent sur son front. Il +vient de découvrir la source du mal.</p> + +<p>Picciola va mourir.</p> + +<p>Tandis qu'elle multipliait devant lui les fleurs et les +parfums pour ses études et ses plaisirs, sa tige aussi se +développait. Resserrée à sa base entre deux pavés, +étranglée sous une double pression, elle s'est d'abord +entourée d'un large bourrelet; mais le frottement l'a +bientôt déchirée aux angles du grès, et les sucs nourriciers +de la plante se perdent par plusieurs fissures à la +fois.</p> + +<p>Le sol manque à Picciola; épuisée de force et de +sève, elle va mourir, si on ne lui porte un prompt secours. +Elle va mourir! Charney le voit. Un seul +moyen reste de la sauver; c'est d'enlever les pavés qui +pèsent sur elle: mais le peut-il? privé d'outils, ses +efforts seraient impuissans. Il s'élance vers la petite +porte d'entrée, il y frappe à coups redoublés, en appelant +Ludovic. Celui-ci se montre enfin. Le récit, +la vue du désastre, le laissent confondu; mais, malgré +le sentiment d'intérêt que lui inspire sa filleule, aux +prières de Charney qui le conjure d'enlever les pavés, à +ses emportemens mêlés de supplications, il ne répond +que par ces mots, qu'il accompagne d'un gros soupir et +d'un mouvement d'épaules:</p> + +<p>—Je n'y puis rien! rien, <i>signor conte</i>.</p> + +<p>Cette fois, le prisonnier lui offre, non plus un bijou +de sa précieuse cassette, mais la cassette entière, avec +tout ce qu'il possède. Ludovic se redresse, serre fortement +ses bras sur sa poitrine, et reprenant ses allures +de geôlier, son ton moitié provençal, moitié piémontais:</p> + +<p>—<i>Per Bacco; mordious!</i> vous m'offririez un trésor! +je suis un vieux soldat, et je connais ma consigne. +Adressez-vous au commandant.</p> + +<p>—Non! s'écrie Charney; plutôt briser moi-même +ces pavés, les arracher de terre, dussé-je y laisser mes +ongles!</p> + +<p>—C'est ce que nous verrons! En tout cas, à votre +aise! Et Ludovic, qui en entrant dans le préau a pris +soin d'éteindre à demi sa pipe avec le pouce, et la tient +à distance en s'adressant au prisonnier, la replaçant +brusquement sous sa lèvre, la ranimant par une forte +aspiration, se dispose tout-à-coup à s'éloigner. Charney +le retient.</p> + +<p>—Mon bon Ludovic, vous que j'ai toujours trouvé +si compatissant, ne pouvez-vous donc rien pour moi?</p> + +<p>—<i>Trondédious!</i> dit celui-ci, cherchant à se défendre, +par des jurons, de l'émotion qui le gagne; donnez-moi +la paix, vous et votre herbe maudite! Pardon pour +la <i>povera</i>; elle n'est pas cause de votre diabolique entêtement. +Quoi! vous aurez donc le cœur de la laisser +mourir ainsi, sans secours!</p> + +<p>—Mais que faire?</p> + +<p>—Adressez-vous au commandant, vous dis-je.</p> + +<p>—Jamais!</p> + +<p>—Voyons, dit Ludovic, si ça vous coûte, voulez-vous +que je lui parle, moi?</p> + +<p>—Je vous le défends! lui cria Charney.</p> + +<p>—Comment! vous me le défendez! reprit le geôlier. +<i>Dannazione!</i> Ai-je des ordres à recevoir de +vous? Si je voulais lui en parler, moi! Eh bien! +non; je ne lui en parlerai point. Au fait, vous avez +raison, est-ce que ça me regarde? Qu'elle meure, +qu'elle vive! ai-je à m'en soucier? <i>Che m'importa!</i> +Vous ne voulez pas? bonsoir.</p> + +<p>—Mais votre commandant me comprendra-t-il donc +seulement? dit le comte, s'adoucissant soudain.</p> + +<p>—Pourquoi pas? le prenez-vous pour un kaïserlick? +expliquez-lui ça gentiment, avec de jolies phrases... pas +trop longues; vous êtes un savant, voilà le moment d'en +faire preuve. Pourquoi ne comprendrait-il pas la chose +qui vous porte à aimer votre herbe? je l'ai bien comprise, +moi. Puis, je serai là, soyez tranquille. Je lui +dirai comme c'est bon en tisane, pour toutes sortes de +maux... il a justement son rhumatisme dans ce moment-ci... +ça se trouve bien... il comprendra mieux...</p> + +<p>Charney hésitait encore; Ludovic cligna de l'œil, et +lui montra Picciola dans son attitude maladive. L'autre +fit un geste, et Ludovic sortit.</p> + +<p>Quelques instans après, un homme, en costume +moitié civil, moitié militaire, apporta au prisonnier une +écritoire complète et une feuille de papier portant le +timbre du commandant. Ainsi que Ludovic l'avait +annoncé, l'homme resta présent tandis que Charney +écrivit sa demande; il la reprit cachetée de ses mains, +le salua, et emporta l'écritoire.</p> + +<p>Vous souriez peut-être de mépris, en voyant l'orgueil +du noble comte s'abattre si facilement, et cette haute +volonté céder à l'aspect d'une fleur qui se flétrit. +Avez-vous donc oublié que Picciola, c'est tout pour le +prisonnier? Ne savez-vous donc pas ce que peuvent +l'isolement et la captivité sur l'esprit le plus ferme et le +plus fier? Oh! cet acte de faiblesse que vous lui reprochez, +y a-t-il eu recours, lorsque lui-même, abattu +par la souffrance, manquait de l'air de la liberté, pressé +entre les pierres de sa prison comme sa plante entre ses +deux pavés? non! mais de lui à elle se sont établis des +redevances mutuelles, des engagemens sacrés; elle l'a +sauvé de la mort, et il faut qu'il la sauve à son tour!</p> + +<p>Le vieux Girhardi vit Charney se promener de long +en large dans sa cour, s'agiter avec tous les signes de +l'attente et de l'impatience. Que la réponse lui paraissait +lente à venir! trois heures s'étaient passées depuis +son message au gouverneur, et, pendant ce temps, la +plante s'épuisait par la perte de sa séve. Charney eût +vu couler son sang avec plus de calme, sans doute. Le +vieillard essaya quelques consolations, lui rendit de +l'espoir, et, plus expérimenté que lui sur la connaissance +des végétaux et de leurs maladies, il lui indiqua +un moyen de fermer les blessures de Picciola, et de la +préserver du moins de l'un des dangers dont elle était +menacée.</p> + +<p>D'après son conseil, Charney, avec un mélange de +paille hachée finement et de terre humectée, compose +un mastic qu'il applique sur la plaie. Son mouchoir, +déchiré, lui fournit des bandages et des ligatures, pour +le fixer en place. Dans ces occupations, une heure +encore passa; mais la réponse n'arrivait pas.</p> + +<p>Quand vient le moment de dîner, Ludovic entre +dans la cour. Sa contenance brusque et affairée n'annonce +rien de bon. À peine s'il daigne répondre aux +questions du prisonnier par des phrases saccadées et +tranchantes.</p> + +<p>—Attendez, que diable!—Vous êtes bien pressé!—Laissez-lui +le temps d'écrire!</p> + +<p>Il semble pressentir et se préparer d'avance au rôle +qu'il doit jouer dans tout ceci.</p> + +<p>Charney ne dîna pas.</p> + +<p>Il tâcha de patienter en attendant l'arrêt de vie ou +de mort de Picciola, et pour se donner du courage, il +s'efforça de se prouver à lui-même que le gouverneur +ne pouvait, sans être un homme cruel, lui refuser une +demande aussi simple. Son impatience cependant +s'irritait de plus en plus, et il s'étonnait comme si le +commandant n'avait pu avoir d'affaire plus pressée à +expédier que celle-là. Au moindre bruit, ses yeux se +tournaient tout-à-coup vers la petite porte par laquelle +il croyait toujours voir revenir son message.</p> + +<p>Le soir arriva; rien! la nuit... rien! Il n'en put +fermer l'œil.</p> + + + + +<h3><a name="l1c14" id="l1c14"></a>XIV.</h3> + + +<p>Le lendemain, cette réponse si vivement attendue lui +fut enfin remise. Le commandant lui disait, dans un +style sec et laconique, qu'aucun changement ne pouvait +être fait aux murs, fossés ou fortifications de la citadelle, +sans autorisation expresse du gouverneur de Turin; que, +sur sa demande, il en référerait à son excellence; car, +ajoutait-il, <i>le pavage d'une cour de prison, c'est encore +une muraille</i>.</p> + +<p>Charney resta confondu à la lecture de ce message. +Faire de l'existence d'une fleur une question d'état! +un déplacement de fortifications! Attendre la décision +du gouverneur de Turin! Attendre un siècle quand +un jour peut tuer! Ce gouverneur ne voudra-t-il pas à +son tour en référer au ministre, le ministre au sénat, le +sénat à l'empereur? Oh! qu'alors son mépris des +hommes se réveille profond! Ludovic lui-même ne lui +semble plus que l'agent de son bourreau. Au cri de +son désespoir celui-ci répond en langage administratif, +à ses supplications celui-là oppose sa consigne militaire.</p> + +<p>Il se rapproche de la malade, dont l'éclat s'affaiblit, +dont les couleurs s'effacent. Il la contemple avec tristesse. +C'est son bonheur, c'est sa poésie qui s'en vont! +Ses parfums n'accusent plus qu'une heure trompeuse, +comme une montre détraquée, dont les ressorts s'arrêtent; +chaque corolle, repliée sur elle-même, a cessé +entièrement de se tourner vers le soleil, ainsi qu'une +jeune fille mourante ferme les yeux pour ne point voir +l'amant qu'elle craint de trop regretter.</p> + +<p>Au milieu de ses réflexions désolantes, la parole +de son vieux compagnon de captivité se fit entendre +encore:</p> + +<p>—Cher monsieur, lui disait, avec son accent paternel, +le bon vieillard, baissant la voix et courbant son +front jusqu'aux derniers barreaux de sa grille, pour se +rapprocher plus de celui auquel il s'adressait,—si elle +meurt, et elle mourra, je le crains, que ferez-vous ici, +seul, tout seul? Quelles occupations pourront vous +distraire après celle-là, qui avait tant de charmes pour +vous? L'ennui vous tuera à votre tour; la solitude +interrompue redevient si lourde! vous n'y pourrez +résister; c'est comme moi, si maintenant on me séparait +de ma fille! de cet ange gardien dont le sourire +sait me consoler de tout! Quant à votre plante, le +vent des Alpes vous en avait sans doute apporté le +germe, ou peut-être, en passant, un oiseau en laissa +tomber une graine dans cette cour; mais maintenant +une même circonstance vous enverrait une autre Picciola, +ce ne serait que pour renouveler le regret laissé +par la première; car d'avance il faudrait vous attendre +à la voir mourir comme elle. Croyez-moi, cher monsieur, +laissez agir mes amis; fléchissez enfin. La +liberté vous sera peut-être plus facile que vous ne +pensez. On cite déjà plusieurs traits de clémence et +de générosité du nouvel empereur. Dans ce moment +il est à Turin, et Joséphine l'accompagne.</p> + +<p>Il prononça le nom de Joséphine comme si la certitude +du succès y était attachée.</p> + +<p>—À Turin! interrompit Charney, en redressant +vivement sa tête, jusque là penchée sur sa poitrine.</p> + +<p>—À Turin, depuis deux jours, répéta le vieillard, +tout joyeux de ne pas voir cette fois comme l'autre ses +bons conseils n'exciter dans l'esprit du comte qu'une +attention douteuse.</p> + +<p>—Et quelle est la distance exacte de Fénestrelle à +Turin?</p> + +<p>—En prenant par Giaveno, Avigliano, et la grande +route, il y a seize milles, ou près de sept lieues.</p> + +<p>—En combien de temps peut-on les franchir?</p> + +<p>—Il faut quatre à cinq heures au moins, car, dans ce +moment, la route doit être obstruée par les troupes, +les équipages, les chariots de tous les alentours qui +se rendent pour assister aux fêtes... Le chemin qui +tourne par les vallées, en côtoyant le fleuve, est le plus +long, sans doute; mais il demanderait moins de temps, +je crois.</p> + +<p>—Dites-moi, monsieur, par vos communications avec +le dehors, trouveriez-vous quelqu'un qui pût se rendre +à Turin aujourd'hui... avant ce soir?</p> + +<p>—Ma fille s'en occupera.</p> + +<p>—Et vous dites que le général Bonaparte... le... premier +consul...</p> + +<p>—L'empereur, reprit doucement Girhardi.</p> + +<p>—Oui, l'empereur, l'empereur est encore à Turin, +n'est-il pas vrai?—reprit Charney, fortement dominé +par une grande résolution;—eh bien! je vais lui +écrire, lui adresser une supplique... à l'empereur! Il +pesa sur ce mot, comme pour bien s'affermir dans sa +nouvelle route.</p> + +<p>—Oh! béni soit Dieu! s'écria le vieillard, car c'est +de lui que vous vient cette bonne pensée, où l'orgueil +humain a le dessous... Oui, écrivez, adressez-vous à lui +pour votre demande en grâce; Fossombroni, Cotenna +et Delarue, mes amis, vous appuieront vivement, comme +ils m'appuieront moi-même auprès du ministre Marescalchi, +du cardinal Caprara, et même de Melzi, qui +vient d'être nommé garde-des-sceaux du nouveau royaume. +Mon cher compagnon, nous quitterons peut-être +cette prison ensemble, le même jour, vous pour recommencer +la vie active et forte, moi pour suivre ma fille où +elle voudra aller.</p> + +<p>—Pardon, monsieur, pardon, si je ne semble pas +encore entièrement satisfait de ces protections que vous +m'offrez avec tant de bienveillance et de désintéressement. +Mon estime et ma reconnaissance vous sont +acquises; mais c'est à l'empereur lui-même qu'il faut +que ma demande soit remise, ce soir, demain matin au +plus tard. Pouvez-vous me répondre d'un messager +fidèle et dévoué?</p> + +<p>—Oui, comme de moi-même! dit le vieillard, après +avoir réfléchi quelque temps.</p> + +<p>—Encore une question, ajouta Charney; ne craignez +vous point d'être compromis par les services signalés +que vous allez me rendre?</p> + +<p>—Le plaisir d'obliger efface toute crainte, cher monsieur. +Si je puis quelque peu contribuer à soulager +votre infortune, advienne que pourra. Je sais me soumettre +aux décrets du ciel.</p> + +<p>Charney se sentit remué jusqu'au fond du cœur par +ces paroles si simples; il contempla le vieillard avec des +yeux attendris.</p> + +<p>—Que je voudrais presser votre main! lui dit-il; et +il leva fortement son bras vers la petite fenêtre. Girhardi +passa le sien à travers la grille; mais ce fut vainement; +il ne put atteindre la main qui se tendait vers +lui. Alors, inspiré par un de ces sentimens d'exaltation +tendre, si vifs dans l'âme d'un reclus, il dénoua subitement +sa cravate, en retint un bout, jeta l'autre à Charney, +qui s'en saisit avec transport, et une double +étreinte, une double émotion, donnèrent à plusieurs +reprises une vibration affectueuse à ce linge insensible.</p> + +<p>En repassant près de Picciola: Je te sauverai! murmura +Charney.</p> + +<p>Il se retira dans sa <i>camera</i>, prit le plus blanc et le +plus fin de ses mouchoirs, tailla soigneusement son cure-dent, +renouvela son encre, se mit aussitôt à l'ouvrage, +et lorsque son placet fut terminé, ce qui n'arriva pas +sans causer de dures angoisses, à son orgueil révolté, +une petite corde descendit de la fenêtre grillée le long +du mur de la cour; le pétitionnaire y attacha sa supplique, +et la corde remonta.</p> + +<p>Une heure après, la personne chargée de remettre le +placet à l'empereur prenait, accompagnée d'un guide, +sa route à travers les vallées de Suse, de Bussolino et +de Saint-Georges, en côtoyant la rive droite de la Doria +riparia: tous deux étaient à cheval; mais ils eurent +beau se hâter, des obstacles inattendus les retardèrent +dans leur course. Des pluies récentes avaient défoncé +le terrain, la rivière était débordée en plusieurs endroits; +des torrens semblaient unir entre eux la Doria +et les lacs d'Avigliano. Déjà les forges de Giaveno, +rougissant de plus en plus au loin derrière eux, annonçaient +que le jour allait leur manquer bientôt. Trop +heureux alors de suivre la voie commune, ils gagnèrent +la magnifique avenue de Rivoli, non sans peine; et ce +ne fut que bien avant dans la soirée qu'ils arrivèrent à +Turin. Là ils apprirent que l'empereur-roi venait de +partir pour Alexandrie.</p> + + + + +<h2>LIVRE DEUXIÈME.</h2> + + + + +<h3><a name="l2c1" id="l2c1"></a>I.</h3> + + +<p>Le lendemain, dès le point du jour, la ville d'Alexandrie +était toute dans ses habits de fête. Une population +immense circulait déjà dans ses rues tapissées et +pavoisées de feuillages et de banderolles. La foule se +portait de la maison commune, où se trouvaient Napoléon +et Joséphine, à l'arc de triomphe élevé à l'extrémité +du faubourg qu'ils devaient suivre pour aller +visiter les plaines illustres de Marengo.</p> + +<p>Sur le chemin d'Alexandrie à Marengo, même multitude +de peuple, mêmes cris, mêmes fanfares.</p> + +<p>Jamais pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, jamais +cérémonies du jubilé à Rome n'avaient attiré affluence +pareille à celle qui se dirigeait alors vers ce champ de +bataille à peine refroidi.</p> + +<p>C'est que là va se passer l'acte le plus important des +fêtes du jour. L'empereur Napoléon doit assister à un +combat simulé, donné en commémoration de la victoire +remportée en ce lieu même, cinq ans auparavant, par le +premier consul Bonaparte.</p> + +<p>Des tables, des tréteaux, sont placés le long de la +route. On y mange, on y joue la comédie en plein +vent.</p> + +<p>Dans la longue et unique rue du village de Marengo, +toutes les maisons, transformées en hôtelleries, présentent +l'image de la confusion et du mouvement.</p> + +<p>À toutes les fenêtres, pour attirer et tenter les chalands, +pendent des jambons fumés, des mortadelles, des +guirlandes de bartavelles et de cailles, des chapelets de +croquettes et de sucreries. On entre, on sort, on se +presse, Italiens et Français, bourgeois et soldats; les +monceaux de macaroni, les pyramides de massepains, +de lassagnes et de ravioles s'effacent sous la main des +acheteurs.</p> + +<p>Dans les escaliers étroits et obscurs, on se heurte, on +se coudoie sur une double ligne ascendante et descendante; +quelques-uns, chargés encore de leurs provisions, +pour les mettre à l'abri de la rapacité de leurs +voisins, lèvent les bras au-dessus de leur tête, et, dans +les ténèbres, une main, plus longue ou plus habile que +la leur, soustrait le friand fardeau, soit un pain beurré, +des figues, des oranges, un jambonneau de Turin, ou +une caille bardée, soit même un pâté dans sa croûte, +un excellent <i>stufato</i> dans sa terrine, contenant et contenu, +tout est pris; et ce sont des cris, des quolibets et +des rires prolongés, qui gagnent depuis la première +marche jusqu'à la dernière; et le voleur de la ligne +ascendante, content de son lot, fait volte-face et veut +descendre, et le volé de la ligne descendante, contraint +de retourner à la pitance, veut remonter; et toute la +bande, ébranlée par ce flux et ce reflux à contre-temps, +tournoyant de force sur elle-même, au milieu des éclats +de gaieté, des jurons, des coups distribués au hasard, +est rejetée partie dans la rue, partie dans les salles, où +les buveurs chantent déjà à tue-tête.</p> + +<p>À travers les tables chargées de mets, les bancs +chargés de convives, d'une chambre à l'autre, on voit se +multiplier les dames et les <i>Giannine</i> du logis, les unes +avec leurs tabliers de couleur, leurs cheveux poudrés +et le petit poignard coquet, aujourd'hui encore le principal +ornement de leur parure; les autres en jupon +court, en longues tresses nattées, le col et les oreilles +chargés de joyaux dorés, et les pieds nus.</p> + +<p>À ces tableaux si vifs, si animés de la route et du +village, de la chambre et de la rue, à ces bourdonnemens, +à ces chansons, à ces cris, à ces rires, à ces +bruits de paroles, de verres et d'assiettes, d'autres +tableaux, d'autres bruits, vont bientôt succéder.</p> + +<p>Dans une heure, le canon tonnera contre ce village, +canon presque inoffensif, il est vrai, et qui n'en brisera +que les vitres; cette rue ne retentira plus que du cri +des soldats exaltés par une fureur guerrière de commande; +et chacune de ces maisons disparaîtra sous la +fumée des mousquetades... à poudre. Alors, gare au +pillage, si les provisions ne sont pas mises à l'abri d'un +coup de main! gare même à la <i>Giannina</i> aux pieds +nus! car la petite guerre singe parfois la grande dans +ses excès.</p> + +<p>Elle l'imite surtout dans l'éclat de ses spectacles, +et rien n'est plus imposant et plus majestueux que +celui qui se prépare en ce moment dans les champs +de Marengo.</p> + +<p>Déjà un trône magnifique, entouré d'étendards tricolores, +s'élève sur l'une des rares collines qui bombent +le terrain; déjà des troupes de toutes les armes, de tous +les uniformes, se déploient rapidement pour prendre +place. La trompette fait l'appel aux cavaliers, le tambour +étend ses roulemens sur toute la surface du sol, +que l'artillerie et les fourgons semblent ébranler. Les +aides de camp, couverts de leurs brillans costumes, +passent, repassent, se croisent dans mille directions. +Les drapeaux se déroulent au vent, qui fait onduler en +même temps cette mer mouvante de panaches, d'aigrettes +et de plumets diaprés aux trois couleurs; et le +soleil, ce grand convié des fêtes de Napoléon, ce lustre +radieux des pompes de l'empire, se montre, et fait +resplendir de feu l'or des broderies, le bronze des +canons, les casques, les cuirasses, et les soixante mille +baïonnettes dont la plaine se hérisse.</p> + +<p>Bientôt, devant les troupes, qui débouchent au pas +accéléré sur le champ de leurs opérations, la foule des +curieux, refluant en arrière, décrit un cercle immense +de retraite, comme les flots de l'Océan sur lesquels +vient tout-à-coup peser une vague énorme. Quelques +cavaliers, lancés au galop contre les groupes retardataires, +nettoient rapidement la place.</p> + +<p>Le village est désert, les tentes joyeuses sont pliées, +les tréteaux abattus, les chants, les cris ont cessé de se +faire entendre. On voit de tous côtés, dans le vaste circuit +de la plaine, courir des hommes, interrompus dans +leurs jeux ou dans leurs repas, et des femmes, effrayées +par l'éclair des sabres ou le hennissement des chevaux, +traînant leurs enfans après elles.</p> + +<p>Que si de l'œil on parcourt alors les rangs de l'armée, +encore dans son unité et rangée sous les mêmes drapeaux, +à la contenance des soldats, au caractère de +fierté ou de tristesse silencieuse empreint sur leurs traits, +on reconnaît sans peine ceux que les ordres du général +en chef, le maréchal Lannes, a d'avance désignés +comme vaincus ou vainqueurs futurs. Lui-même, on +le voit, suivi d'un nombreux état-major, reconnaître le +terrain sur lequel il a si vaillamment figuré naguère, et +distribuer à chacun son rôle.</p> + +<p>Là doivent se répéter les principaux mouvemens +exécutés dans la terrible journée du 14 juin de l'année +1800; mais on aura soin d'omettre les fautes qui y +furent commises, car c'est une flatterie stratégique, un +madrigal à coups de canon que l'on prépare pour le +nouvel empereur et roi.</p> + +<p>Donc, les troupes s'alignaient, se développaient, se +repliaient d'après les ordres du chef, lorsque de bruyantes +symphonies se font entendre sur la route d'Alexandrie. +Un vague murmure va en grossissant et se +propage parmi ces nombreuses populations, qui, protégées +par les rives du Tanaro, de la Bormida, de +l'Orba ou les ravins de Tortone, forment la ceinture +flottante et animée de cette vaste arène. Tout-à-coup +le tambour bat aux champs; des cris et des vivats +s'élèvent de tous côtés au milieu des flots de poussière; +les sabres brillent au jour; les fusils se redressent et +résonnent comme par un mouvement unanime, et une +brillante voiture, attelée de huit chevaux caparaçonnés, +blasonnée aux armes d'Italie et de France, amène jusqu'au +pied de leur trône Joséphine et Napoléon!</p> + +<p>Celui-ci, après avoir reçu les hommages de toutes les +députations de l'Italie, des envoyés de Lucques, de +Gènes, de Florence, de Rome et de la Prusse elle-même, +s'irritant du repos, s'élance sur son cheval, et +bientôt la plaine entière s'illumine de feux et se couvre +de fumée.</p> + +<p>C'étaient là les jeux du jeune conquérant! La guerre +pour amuser ses loisirs; la guerre pour l'accomplissement +de ses hautes destinées. Il la fallait à cette âme +ardente, née pour la domination, et que la conquête du +monde eût seule laissée désœuvrée.</p> + +<p>Un officier désigné par l'empereur expliquait à Joséphine, +restée isolée sur son trône, et presque épouvantée +de ce spectacle, le secret de ces évolutions et +le but de ces grands mouvemens. Il lui avait montré +l'autrichien Mélas, chassant les Français du village de +Marengo, les culbutant à Pietra-Buona, à Castel-Ceriolo, +et Bonaparte l'arrêtant soudain au milieu de son +triomphe, avec les neuf cents hommes de sa garde consulaire. +Puis il appelle toute son attention sur l'un +des momens décisifs de la bataille. Les républicains +se replient; mais Desaix vient de paraître sur la route +de Tortone. La terrible colonne hongroise, sous les +ordres de Zac, s'ébranle pesamment et marche à sa +rencontre...</p> + +<p>Tandis que l'officier parlait encore, Joséphine s'aperçut +d'un léger tumulte autour d'elle. En ayant demandé +la cause, elle apprit qu'une jeune fille, après +avoir imprudemment franchi la ligne des opérations, au +risque d'être mille fois brisée au milieu d'une charge de +cavalerie ou par le choc d'un caisson, occasionnait +seule ce mouvement, en s'obstinant, malgré la résistance +des gardes et les remontrances des dames de la +suite, à vouloir pénétrer jusqu'à sa majesté.</p> + + + + +<h3><a name="l2c2" id="l2c2"></a>II.</h3> + + +<p>En apprenant que l'empereur avait quitté Turin pour +Alexandrie, la fille de Girhardi,—car c'est elle qui, +suivie d'un guide, emporte la pétition de Charney,—Teresa +resta d'abord anéantie et presque découragée. +Mais bientôt elle en revint à songer qu'en ce moment +elle tenait entre ses mains, palpitant, l'unique espoir +d'un pauvre captif.—Le comte ignorait toutefois quelle +personne s'était chargée de la dangereuse supplique.—Sans +tenir compte ni du temps, ni des fatigues, au risque +d'arriver trop tard, elle persévéra donc, et signifia au +guide que le but de leur course n'était plus Turin, mais +Alexandrie.</p> + +<p>—C'est deux fois le chemin que nous venons de +faire.</p> + +<p>—Eh bien! il faut nous mettre en route sur-le-champ.</p> + +<p>—Je ne me mettrai en route, lui répondit tranquillement +celui-ci, qu'à l'aube du jour, et ce sera pour retourner +à Fénestrelle.—Bon voyage, signora.</p> + +<p>Tout ce qu'elle put dire pour lui faire changer de +résolution fut inutile. Il resta enfermé dans sa ténacité +piémontaise, déharnacha ses chevaux, les conduisit à +l'écurie, et se coucha près d'eux.</p> + +<p>Un pied dans la voie du dévouement, Teresa ne regardait +plus en arrière. Décidée à continuer seule sa +route, elle pria l'hôtesse de l'auberge où elle était +descendue, dans la rue <i>Dora-Grossa</i>, de lui procurer +des moyens de transport pour Alexandrie, les plus tôt +prêts, et les plus rapides qu'elle pourrait trouver. L'hôtesse +envoya ses garçons par la ville; mais ils eurent +beau la parcourir dans tous les sens, de la porte de +Suze à celle du Pô, de la porte Neuve à celle du Palais, +voitures publiques, charrois, bêtes de charge, de selle et +de bât, étaient partis, ou retenus dès long-temps à +l'avance, à cause des solennités d'Alexandrie.</p> + +<p>Teresa se désolait du fatal contre-temps. Absorbée +dans sa rêverie, le front baissé, elle se tenait sur le pas +de l'auberge, défiant, grâce à la nuit, les regards qui +pourraient la reconnaître dans sa ville natale, quand un +bruit de roues, égayé par un bruit de sonnettes, se fit +entendre. Bientôt, s'arrêtèrent devant elle deux fortes +mules, traînant une de ces longues voitures foraines, +dont le coffre profond, fermé et cadenassé comme une +armoire, contient les objets de vente, n'offrant du reste +pour tout siège, sur le devant, qu'une petite banquette +de cuir, à peine abritée par un auvent de toile goudronnée.</p> + +<p>Le mari et la femme, possesseurs de la voiture et des +marchandises, descendus de la banquette, poussèrent +de gros soupirs de satisfaction, frappèrent du pied, se +détendirent les bras, pour se dégourdir ou se réveiller, +et saluant l'hôtesse d'un air de connaissance, ils se +réfugièrent aussitôt aux deux coins de la cheminée, +offrant leurs mains et leurs visages au feu de sarmens +qui y pétillait; puis, après avoir recommandé qu'on mît +leurs mules à l'écurie, se félicitant mutuellement d'être +arrivés, ils se firent donner à souper, se promettant de +gagner leur lit le plus tôt possible.</p> + +<p>L'hôtesse, de son côté, se préparait à en faire autant; +les garçons, à moitié endormis, s'occupaient en bâillant +de la clôture de l'auberge, et Teresa, toujours pensive, +douloureusement affectée au milieu de tous ces préparatifs, +songeait au temps qui s'écoulait, à l'espoir qui se +perdait, à la fleur qui se mourait!</p> + +<p>—Une nuit! une nuit! se disait-elle; le malheureux +comptera les minutes tandis que je dormirai! Demain, +peut-être, il me sera de même impossible de trouver une +occasion de départ!</p> + +<p>Et elle regardait tour à tour et attentivement les deux +marchands attablés, comme si son unique ressource +était en eux. Cependant elle ignorait quelle route ils +devaient tenir, s'ils voudraient, s'ils pourraient se charger +d'elle; et la pauvre, fille, peu habituée à se trouver +seule, ainsi livrée à elle-même au milieu d'étrangers, +n'osait les interroger, et, poussée par son bon vouloir, +retenue par sa timidité, un pied en avant, la bouche +entr'ouverte, elle restait en place, muette, indécise, +lorsque soudain, se montrant devant elle, la servante lui +présente une lumière et une clef, en lui désignant du +doigt la chambre qu'elle doit occuper.</p> + +<p>Rappelée au sentiment de sa position, forcée de se +décider, Teresa aussitôt écarte légèrement du bras la +<i>Giannina</i>, et s'avançant, non sans grande émotion, vers +le couple attablé:</p> + +<p>—Pardonnez à ma question, dit-elle d'une voix +tremblante:—Quelle route devez-vous prendre en +quittant Turin?</p> + +<p>—La route d'Alexandrie, ma belle enfant.</p> + +<p>—D'Alexandrie! C'est mon bon ange qui vous a +conduits jusqu'ici.</p> + +<p>—Votre bon ange nous a fait prendre de bien vilains +chemins, signorina, dit la femme; aussi nous +sommes moulus.</p> + +<p>—Mais, voyons, à quoi pouvons-nous vous être +utiles? dit le marchand.</p> + +<p>—Une affaire pressante m'appelle à Alexandrie; +voulez-vous m'y conduire?</p> + +<p>—C'est impossible! dit la femme.</p> + +<p>—Oh! je vous païerai bien!... deux pièces à Saint-Jean-Baptiste! +dix livres de France.</p> + +<p>—C'est difficile, reprit l'homme. D'abord, la banquette +est étroite, et c'est à grand'peine qu'on y tiendrait +trois. Il est vrai que vous ne devez pas être +gênante; mais il y a une autre difficulté, mon enfant. +Nous nous rendons au <i>mercato</i> de Revigano, près +d'Asti, et non à Alexandrie. C'est à moitié route, et +voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien! dit la jeune fille, conduisez-moi jusqu'à +la porte d'Asti; mais partons ce soir même, à +l'instant.</p> + +<p>—Impossible! impossible! répéta le couple marchand. +Nous ne vendons ni notre sommeil, ni nos +fatigues.</p> + +<p>—Je doublerai la somme! interrompit Teresa à voix +basse.</p> + +<p>Le mari regarda sa femme en la consultant de l'œil.</p> + +<p>—Non! non! dit celle-ci; c'est vouloir se rendre +malade; puis <i>Losca</i> et <i>Zoppa</i> ont besoin de repos. +Veux-tu les tuer?</p> + +<p>—Quatre pièces! murmura le mari. Quatre pièces.</p> + +<p>—<i>Losca</i> et <i>Zoppa</i> valent mieux que cela.</p> + +<p>—Pour la moitié du chemin, la somme double!</p> + +<p>—Eh! qu'importe! mieux vaut un simple sequin de +Venise qu'une double parpaïole de Gènes!</p> + +<p>Cependant l'idée des quatre pièces, l'appât d'un gain +si facile, ne tarda pas d'agir sur la femme comme sur le +mari; et après quelque résistance d'un côté, force supplications +et prières de l'autre, les mules revinrent à la +voiture. Teresa, enveloppée dans sa mante, à cause du +froid de la nuit, s'arrangea tant bien que mal sur la +banquette, entre les deux époux, et l'on se remit en +route. Onze heures sonnaient alors à toutes les horloges +de Turin.</p> + +<p>Dans son impatience d'arriver au but de son voyage, +et de pouvoir bientôt transmettre une bonne nouvelle à +Fénestrelle, Teresa eût voulu se sentir emportée dans +un char impétueux, par des chevaux rapides comme le +vent, et la voiture marchande pesait lourdement sur le +sol; les mules foraines cheminaient pas à pas, lentement, +levant un pied après l'autre, et la régularité de +leur sonnerie semblait donner encore à leur allure un +caractère plus marqué de nonchalance.</p> + +<p>La voyageuse se contraignit d'abord, espérant que +la marche réveillerait avant peu les pauvres bêtes, ou +que le fouet de leur conducteur saurait bien hâter leur +course. Mais, voyant celui-ci rester inactif du geste, +et se contenter seulement d'un petit claquement de +langue pour exciter son attelage, elle prit sur elle de lui +témoigner combien il lui importait d'arriver promptement +à Asti, afin de toucher à la porte d'Alexandrie +dans la matinée.</p> + +<p>—Ma belle enfant, lui répondit son nouveau guide, +il ne me plaît pas plus qu'à vous de passer la nuit à +compter les étoiles, mais il faut que le marchand veille +à sa marchandise. C'est de la faïence et de la porcelaine +que je vais débiter à Revigano, et si mes mules +s'emportent, elles pourront fort bien ne faire que des +tessons de toute ma pacotille.</p> + +<p>—Quoi! monsieur, vous êtes faïencier! s'écria Teresa, +la figure terrifiée.</p> + +<p>—Faïencier-porcelainier, répliqua le marchand.</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! dit en gémissant la voyageuse. +Mais du moins, il vous est sans doute facile d'aller un +peu plus vite?</p> + +<p>—Voulez-vous ma ruine?</p> + +<p>—C'est que j'ai tant besoin d'arriver!</p> + +<p>—Et nous donc! ma belle enfant. Est-ce une +raison pour tout briser?</p> + +<p>En guise de concession, le faïencier cependant multiplia, +pendant quelques instans, ses petits claquemens +de langue; mais les mules étaient trop bien accoutumées +à leur pas pour en changer facilement.</p> + +<p>Teresa se reprocha alors, avec amertume, de ne pas +s'être informée plus tôt du temps qu'ils devaient mettre +pour gagner Asti; elle se reprocha surtout de n'avoir +point elle-même parcouru Turin, pour y découvrir, +avec la connaissance qu'elle avait de la ville, un moyen +plus prompt de transport; mais elle n'avait plus maintenant +qu'à se résigner: elle se résigna.</p> + +<p>La voiture suivait son train ordinaire. <i>Losca</i> et +<i>Zoppa</i> n'allaient ni plus vite ni plus lentement; seulement +marchant sur les bas côtés du chemin, elles ne +faisaient plus retentir le pavé du bruit des roues. Le +marchand et sa femme, qui jusqu'alors avaient échangé +entre eux force paroles sur les chances de leur commerce +à la foire de Revigano, se taisaient, et, dans +cette obscurité, au milieu de ce silence, malgré le froid +dont ses pieds ressentaient l'engourdissement, Teresa +commençait à s'assoupir au tintement monotone des +clochettes. Sa tête, balancée d'abord de droite à +gauche, cherchait tour à tour un oreiller, soit sur l'épaule +de la femme, soit sur celle du mari, et retombait +pesante sur sa poitrine.</p> + +<p>—Appuyez-vous ferme sur moi, dit son conducteur, +et bonne nuit, ma belle enfant.</p> + +<p>Elle suivit le conseil, s'arrangea de son mieux, et s'endormit +tout-à-fait.</p> + +<p>Elle dormit si bien durant plusieurs heures, que +l'éclat du jour naissant lui fit seul ouvrir les yeux. +Étonnée de se trouver ainsi au grand air, en pleine +route, la mémoire lui revint, et, inspection faite autour +d'elle, elle vit avec surprise, avec douleur, que la voiture +ne bougeait plus, et semblait depuis long-temps +immobile en place. Le marchand, sa femme, les mules +elles-mêmes, sommeillaient profondément, et la double +sonnerie ne faisait point entendre le plus léger tintement.</p> + +<p>Teresa aperçut non loin derrière elle la pointe de +plusieurs clochers, et les vapeurs du matin, dessinant +des figures bizarres dans un horizon rétréci, lui montraient +fantastiquement groupés, les sonnets de la Superga, +le château de Mille-Fleurs, celui de la Vigne de la +Reine, l'église des Capucins, et toutes les belles décorations +de la magnifique colline de Turin.</p> + +<p>—Miséricorde! mon Dieu! s'écria-t-elle, où sommes-nous! +le jour paraît, et à peine avons-nous quitté +les faubourgs!</p> + +<p>Le marchand s'éveille à ses cris; et après s'être +frotté les yeux, il se hâte de la rassurer.</p> + +<p>—Nous approchons d'Asti, lui dit-il, et ces clochers +que vous voyez là, derrière vous, ce sont ceux de Revigano. +Il n'y a pas trop de quoi gronder <i>Losca</i> et +<i>Zoppa</i>; elles viennent de s'endormir seulement, et elles +devaient en avoir bon besoin. Pourvu qu'elles n'aient +pas profité de mon sommeil pour trotter un peu trop +fort.—Teresa sourit.—Allons, en route!</p> + +<p>Et il fit claquer inopinément son fouet, dont le bruit +éveilla d'un même coup sa femme et ses mules.</p> + +<p>À la porte d'Asti, l'honnête faïencier prit congé de +Teresa, la déposa à terre, figura le signe de la croix +avec les vingt francs qu'il reçut d'elle, et lui souhaitant +bon voyage, il fit faire volte-face à ses mules pour regagner +le chemin de Revigano.</p> + +<p>La moitié de la route était donc faite! mais Teresa +n'espérait plus d'arriver pour le petit lever de l'empereur.—Cependant, +se disait-elle, un empereur doit se +lever tard! Oh! qu'elle eût voulu replonger sous +l'horizon ce soleil qui déjà annonçait sa venue par un +redoublement de lumière! Il lui semblait qu'autour +d'elle, tout devait ressentir l'agitation qui la tourmentait, +qu'elle allait voir la population entière d'Asti sur +pied, se préparant au voyage d'Alexandrie, et alors, +dans cette multitude de chariots et de voitures, elle +obtiendrait bien une place, fût-ce même dans la patache +publique.</p> + +<p>Quel fut donc son étonnement, à son entrée dans la +ville, en trouvant les rues désertes et silencieuses. La +clarté du soleil y pénétrait à peine, et n'éclairait encore +que la toiture des maisons les plus élevées et le dôme +des églises.</p> + +<p>Elle se souvint d'un de ses parens maternels, qui +habitait Asti depuis longues années. Il pouvait lui +être d'un grand secours, et voyant, au rez-de-chaussée +d'une maison d'assez mince apparence, briller une lumière +rougeâtre à travers la vitre plombée, elle osa +frapper et s'enquérir de la demeure de ce parent.</p> + +<p>Un carreau s'entr'ouvrit; une voix sèche et criarde +lui dit que depuis trois mois l'individu dont il s'agissait +habitait sa maison de plaisance de Monbercello, et le +carreau se referma.</p> + +<p>Seule, au milieu de la rue, Teresa commençait à +s'effrayer de son isolement. Pour se donner du courage, +elle fit sa prière du matin, en se tournant vers une +madone enfoncée dans le mur, à quelques pas de là, et +devant laquelle brûlait une petite lampe. Puis, sa +prière à peine terminée, elle entendit des pas retentir +dans la rue; un homme se montra:</p> + +<p>—Indiquez-moi, monsieur, je vous prie, lui dit-elle, +les voitures qui se rendent à Alexandrie?</p> + +<p>—Il est bien tard, ma belle fille, lui répondit l'étranger; +voitures et voiturins, tout est retenu depuis +trois jours. Et il passa.</p> + +<p>Un second vint à elle. À cette même demande de +Teresa, il s'arrêta, la regarda d'un air sombre et dur:</p> + +<p>—Vous aimez donc bien les Français! <i>Razza maledetta!</i> +Et il s'éloigna plus rapidement que le premier.</p> + +<p>La pauvre questionneuse resta quelque temps intimidée, +et ne se remit de son émotion qu'à la vue d'un +jeune ouvrier qui sortait de chez lui en chantant. Pour +la troisième fois, elle réitéra sa question:</p> + +<p>—Ah! ah! signora, lui dit-il d'un air de belle humeur, +vous voulez voir une bataille! Mais il n'y aura +pas de place pour les jolies filles là-bas. Croyez-moi, +restez des nôtres. C'est aujourd'hui fête, et les <i>drudi +ballarini</i> se battront à qui vous aura pour danseuse. +Vous en valez bien la peine. Une petite guerre en +votre honneur, hein! cela vous tente-t-il?</p> + +<p>Et, s'avançant en gracieusant, il essaya de la saisir +par la taille; mais, au coup d'œil qu'elle lui lança, il +reprit sa chanson, et poursuivit sa route.</p> + +<p>Un quatrième, un cinquième traversèrent la rue à +leur tour. Teresa ne songea plus à les interroger; et +ses regards se dirigeaient vers les portes, s'ouvrant alors +de tous côtés, vers les voitures stationnant au fond des +cours. Enfin, non sans peine, et par faveur spéciale, +on la reçut dans un <i>carrosse</i>, pour la conduire seulement +à <i>Annone</i>, où l'on devait prendre un voyageur +dont elle occupait temporairement la place. D'Annone +à Felizano, de Felizano à Alexandrie, ce furent d'autres +contrariétés, d'autres embarras. Elle triompha de +tout.</p> + +<p>En arrivant dans cette dernière ville, Teresa savait +déjà que l'empereur ne s'y trouvait plus; aussi, sans s'y +arrêter un moment, elle prit avec la foule et à pied le +chemin de Marengo.</p> + +<p>Là, pressée de toutes parts par la cohue dont elle est +environnée, épiant avec soin les intervalles, côtoyant +les bords de la route, elle tente sans cesse de gagner du +terrain sur ceux qui la devancent. Ne prêtant nulle +attention ni aux fanfares, ni aux spectacles des bateleurs, +au milieu de ce peuple de curieux, qui parle, +chante, hurle, bondit de joie et d'ivresse en se débattant +dans des flots de chaleur et de poussière, seule +étrangère aux fêtes du jour, la figure inquiète, l'œil +fixe et préoccupé, essuyant de la main la sueur qui lui +coule du front, elle passe, opposant la gravité de ses +traits comme contraste à toutes ces figures épanouies.</p> + +<p>Son énergie alors s'est concentrée entière dans l'action +de sa marche, dans sa volonté d'avancer. À peine, +durant tout ce temps, si le but qu'elle veut atteindre, +si l'idée qui la fait agir se présente à son esprit. Mais +un mouvement de halte, imprimé à la foule par les +premiers rangs, la forçant de ralentir son pas, la pensée +alors lui revient. Elle songe à son père, qui tourmentera +bientôt la prolongation de son absence; car le +guide qui l'a abandonnée à Turin ne peut arriver jusqu'à +lui pour l'instruire des causes de ce retard. Elle songe +à Charney, maudissant le choix du messager peut-être, +et l'accusant d'insouciance et d'oubli. Puis, avec une +émotion subite, sa main se porte à son corsage, comme +si la pétition eût pu s'en échapper. Puis son père, son +père se présente de nouveau à ses yeux! Le vieillard +se désole d'avoir cédé à ses instances; il croit sa fille +perdue pour lui!</p> + +<p>Au souvenir de ce père adoré, une larme vint humecter +la paupière de Teresa, et, dans ce moment, elle ne +sortit de sa méditation qu'en entendant de bruyans cris +de joie éclater près d'elle. Un vide immense s'était +formé derrière ses pas, et autour de ce vide la foule +paraissait tourbillonner. Teresa se retourne. Aussitôt +deux mains saississent les siennes des deux côtés à la +fois, et, malgré sa résistance, sa fatigue, et le peu de dispositions +qu'en cet instant surtout elle devait apporter à +une telle distraction, elle se voit forcément partie active +d'une grande farandole qui tournoie sur la route, recrutant +çà et là les jolies filles et les jeunes garçons de +bonne volonté.</p> + +<p>Ce ne fut pas le moins pénible accident de son +voyage. Mais le courage ne l'abandonna pas encore, +car elle croyait toucher au but.</p> + +<p>Après s'être dégagée de cette singulière association, +faisant un dernier effort pour s'ouvrir une voie à travers +la multitude qui la devance, elle arrive enfin en vue de +la plaine, et ses regards, surpris et satisfaits, se promenant +quelque temps sur cette belle armée déployée dans +les champs de Marengo, s'arrêtent soudain avec saisissement +sur le monticule qui sert de base au trône +impérial.</p> + +<p>Toute sa force, toute sa constance, toute son ardeur +lui revient alors! Mais comment arriver jusque-là, à +travers ces miliers d'hommes et de chevaux? Y pouvait-elle +songer?</p> + +<p>Cependant ce qui lui avait été obstacle d'abord allait +lui venir en aide.</p> + +<p>Les premiers rangs de la foule sortie à flots d'Alexandrie, +pour conserver une position favorable, se divisaient +de droite et de gauche, gagnant les bords du +Tanaro et de la Bormida. Il y eut un moment où, +poussés tout-à-coup par les rangs suivans, ils débordèrent +si rapidement dans la plaine, qu'ils semblaient +vouloir envahir le champ de bataille.</p> + +<p>Une centaine de cavaliers accoururent au-devant de +cette multitude désordonnée, et, faisant briller leurs +sabres nus et piétiner leurs montures, la forcèrent sans +peine de rentrer dans ses limites. Tous perdirent le +terrain en aussi peu de temps qu'ils avaient mis à le +conquérir; tous, à l'exception d'une seule personne!</p> + +<p>Sur l'un des plis de ce même terrain coule une +source entourée de quelques arbres et d'une forte haie +d'aubépine.</p> + +<p>Poussée par la vague des curieux, Teresa, pâle, +tremblante, se dirigeant encore par instinct vers ce +trône élevé devant elle, avait été lancée, entraînée +jusqu'au massif de verdure. Épouvantée de cette violente +impulsion, craignant de se briser contre ces arbres, +fermant les yeux, comme l'enfant qui croit le +danger passé lorsqu'il a cessé de le voir, elle avait saisi +entre ses bras le tronc d'un peuplier, pour s'en faire un +appui, et s'était tenue ainsi quelque temps immobile, les +oreilles remplies du bruissement de la foule et du +feuillage.</p> + +<p>Le mouvement de retraite de tout ce peuple fut si +rapide à l'approche des soldats, que, quand Teresa +releva la tête et regarda autour d'elle, elle se vit seule, +bien seule, séparée de l'armée par le bouquet d'arbres +et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais +tourbillon de poussière, soulevé sous la dernière ondulation +des fuyards.</p> + +<p>N'hésitant pas à pénétrer à travers la haie, elle se +jette tout aussitôt dans le massif, et, son émotion un peu +calmée, la voyageuse prend alors connaissance des lieux.</p> + +<p>Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, +la source, encaissée dans le sol, tapissée de lierre +rampant, de mousse et de cymbalaire, bouillonne à petit +bruit, en s'échappant par un ruisseau, dont on peut +suivre de l'œil le cours dans la plaine, à la quantité de +myosotis et de renoncules blanches qui passementent +ses eaux. La vapeur qui s'en élève aide encore à remettre +Teresa de son trouble et de son agitation. Il +lui semble qu'elle vient de s'introduire dans une oasis +de fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la +protège à la fois contre la poussière, la chaleur et le +bruit. Un instant, la plaine est devenue presque silencieuse; +elle n'entend ni les cris des officiers, ni les +hourras de la foule, ni les hennissemens des chevaux.</p> + +<p>Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus +de sa tête. Ce sont des titillations, des pétillemens +continus dans les arbres. Elle regarde, et voit les rameaux +des trembles et des peupliers couverts d'une innombrable +quantité de moineaux, qui, chassés de tous +les alentours par la marche circulaire et le tumulte des +populations, sont venus, comme la jeune fille, chercher +un abri dans cette petite solitude de verdure. On eût +dit que la peur les avait paralysés de l'aile et de la +voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de +leurs bandes. Ils ont vu presque envahir leur nouvel +asile sans songer à fuir, tant le bruit et le spectacle dont +ils sont entourés les a frappés de mutisme et de stupeur. +Maintenant, des régimens de cavalerie, au bruit des +clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place +où tout à l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux +n'abandonnent point leur retraite. Seulement, aiguisant +leur bec, sautant de branche en branche, se tournant +d'un côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de +tout ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers +le feuillage, qui vient d'exciter l'attention de la Turinaise.</p> + +<p>Cependant ces soldats, lui fermant toute communication +avec la route, attirent bientôt exclusivement les +regards de l'innocente jeune fille, de toutes parts cernée +ainsi par les troupes.</p> + +<p>—Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle, +et si je fus imprudente, Dieu connaît le but de mes +efforts, il me protégera.</p> + +<p>Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant +jusqu'à l'extrémité du massif, elle entrevoit, à trois +cents pas devant elle, l'estrade où Joséphine et Napoléon +viennent de s'asseoir.</p> + +<p>De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve +parfois rempli par des soldats sous les armes, exécutant +leurs manœuvres; mais parfois aussi, le terrain débarrassé +laisse ouvert un passage possible.</p> + +<p>Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte +la haie pour la franchir; mais aussitôt elle songe, avec +un mouvement de honte et de confusion, au désordre +de sa toilette. Ses cheveux sont épars et dénattés, +collés à ses joues ou flottant sur ses épaules; ses mains, +sa figure, sont couvertes de sueur et de poussière.—Se +présenter ainsi devant les souverains de France et +d'Italie, c'est vouloir se faire repousser, et compromettre +peut-être la réussite de sa mission!</p> + +<p>Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la +source, dénoue son large chapeau de paille, secoue sa +noire chevelure, y passe les doigts, en reforme les +tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa collerette; +puis, s'agenouillant près de la source, elle s'y +mire, y plonge ses mains, les purifie de toute souillure, +ainsi que son visage, et, sans se relever, adresse au ciel +une prière fervente pour son père et pour Charney.</p> + +<p>Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, +apparaissant tout-à-coup au hasard sur une grande +toile de bataille de Salvator-Rosa, que cette chaste toilette +de jeune fille faite au milieu d'une armée?</p> + +<p>Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable +à sa traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, +de bruyantes détonations d'artillerie se firent entendre. +Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux perchés sur les +arbres, prenant tous leur vol dans un même essor, poussant +des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois +de Valpedo et les ombrages de Voghera.</p> + +<p>La bataille venait de s'engager.</p> + +<p>Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée +par tout ce fracas, restait dans une sorte de torpeur, les +yeux toujours fixés sur ce trône, qui tour à tour se montrait +devant elle, ou disparaissait sous un rideau de +lances et de baïonnettes.</p> + +<p>Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre +pensée que celle d'un effroi instinctif sembla l'abandonner, +son énergie d'âme reprit le dessus. Elle examina +avec plus de calme les obstacles à vaincre pour arriver +au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables.</p> + +<p>Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une +longue ligne, dont la double base s'appuyait aux flancs +du massif, venaient d'engager une vive fusillade l'une +contre l'autre. Elle espéra pouvoir, à travers ce brouillard +de poudre, se frayer un chemin sans être même +aperçue. Elle hésitait cependant, lorsqu'une troupe de +hussards brûlés de soif font invasion dans son asile.</p> + +<p>Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant +d'un accès de pudeur, elle s'élance en courant entre les +deux colonnes d'infanterie, et quand la fumée vient à +se dissiper, les soldats poussent une clameur de surprise +en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un +chapeau de femme, une fugitive jolie, charmante, qui, +malgré leurs cris, poursuit sa course.</p> + +<p>Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer +une des lignes. Le capitaine faillit renverser Teresa; +mais, la saisissant à temps entre ses bras, il l'enlève de +terre, et, jurant, sacrant, sans plus s'informer par quel +hasard une jeune fille se trouve en plein champ de +bataille, il charge deux soldats de la conduire au quartier +des femmes.</p> + +<p>Il lui fallut monter en croupe derrière un des cuirassiers, +et ce fut ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où +les dames de la suite de l'impératrice Joséphine, accompagnées +de quelques aides de camp et de messieurs les +députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.</p> + +<p>Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait +plus faillir dans son entreprise. Elle avait surmonté +trop de difficultés pour se laisser vaincre par la dernière; +aussi, lorsque, sur sa demande de parler à l'empereur, +on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête +de ses troupes:—Eh bien! je veux voir l'impératrice! +s'écria-t-elle avec fermeté.—Mais l'un n'était guère +plus facile que l'autre. Pour se débarrasser de son +importunité, on essaya de l'intimider; on n'y put parvenir. +On lui dit qu'il fallait attendre la fin des évolutions; +elle s'y refusa, et voulut marcher vers l'estrade +impériale; on la retint, elle se débattit, éleva la voix +avec véhémence, jusqu'à ce qu'enfin l'attention de Joséphine +elle-même se tournât de son côté.</p> + + + + +<h3><a name="l2c3" id="l2c3"></a>III.</h3> + + +<p>Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au +milieu d'un groupe s'entr'ouvrant, la jeune fille se montra +suppliante, retenue et résistant encore.</p> + +<p>À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que +chacun comprit, on s'effaça devant la captive, qui, s'élançant +libre, encore désordonnée par la lutte qu'elle +venait de soutenir, arriva haletante jusqu'aux marches +du trône, se courba, et tirant précipitamment de son +sein un mouchoir qu'elle agita vivement:</p> + +<p>—Madame! madame! un pauvre prisonnier!</p> + +<p>Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce +mouchoir à elle présenté.</p> + +<p>—Est-ce une pétition que vous voulez me remettre? +dit-elle.</p> + +<p>—La voici, madame, la voici! C'est la pétition d'un +pauvre prisonnier!</p> + +<p>Et les larmes coulaient le long des joues de la postulante, +dont un sourire céleste d'espérance animait le +visage. L'impératrice lui répondit par un autre sourire, +lui tendit la main, la força de se relever, et se penchant +vers elle d'un air plein de bonté:</p> + +<p>—Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. Il vous +intéresse donc beaucoup ce pauvre prisonnier?</p> + +<p>La jeune fille rougit, baissa les yeux.</p> + +<p>—Je ne lui ai jamais parlé, répondit-elle; mais il est +si malheureux! Lisez, madame.</p> + +<p>Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant +de combien de misères et de privations témoignait ce +linge, péniblement empreint d'une encre factice; puis +s'arrêtant dès le premier mot:</p> + +<p>—Mais, c'est à l'empereur qu'il s'adresse!</p> + +<p>—Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, +lisez, madame; lisez, de grâce! c'est si pressé!</p> + +<p>On en était au plus fort du combat. La colonne hongroise, +quoique mitraillée par l'artillerie de Marmont, +avait repris son formidable mouvement.</p> + +<p>Zach et Desaix se trouvaient enfin en présence, et de +leur choc allait résulter le salut ou la perte de l'armée. +Le canon grondait dans toutes les directions; le champ +de bataille était embrasé; les cris des soldats, mêlés aux +fanfares de guerre, semblaient agiter les airs comme un +ouragan.</p> + +<p>L'impératrice lut ce qui suit:</p> + +<p class="s">«<span class="sc">Sire</span>, +</p> +<p>«Deux pavés de moins dans la cour de ma prison +n'ébranleront pas les fondemens de votre empire, et +telle est l'unique faveur que je viens demander à votre +majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets +de votre protection; mais dans ce désert muré, où +j'expie mes torts envers vous, un seul être a su apporter +quelque adoucissement à mes peines, un seul être a jeté +quelque charme sur ma vie. C'est une plante, sire; +c'est une fleur, inopinément venue entre les pavés de la +cour où il m'est permis parfois de respirer l'air et de +voir le ciel. Ah! ne vous hâtez pas de m'accuser de +délire et de folie! Cette fleur fut pour moi un sujet +d'études si douces et si consolantes! C'est fixés sur +elle que mes yeux se sont ouverts à la vérité; je lui +dois la raison, le repos, la vie peut-être! Je l'aime +comme vous aimez la gloire!</p> + +<p>«Eh bien! en ce moment, ma pauvre plante meurt +faute d'espace et de terre; elle meurt, et je ne puis la +secourir, et le commandant de Fénestrelle renvoie ma +plainte au gouverneur de Turin, et quand ils se décideront, +ma plante sera morte! et voilà pourquoi, sire, +c'est à vous que je m'adresse, à vous, qui d'un mot +pouvez tout, même sauver ma fleur! Faites arracher +ces deux pavés qui pèsent sur moi comme sur elle, +sauvez-la de la destruction, sauvez-moi du désespoir! +Ordonnez, c'est la vie de ma plante que je vous demande; +je vous la demande avec instance, avec supplication, +les genous en terre, et, je le jure, dans mon cœur +ce bienfait vous sera compté.</p> + +<p>«Pourquoi mourrait-elle? Elle a, je l'avoue, amorti +le coup que votre main puissante voulait faire tomber +sur moi; mais elle a rompu mon orgueil aussi, et c'est +elle qui maintenant me jette suppliant à vos pieds. Du +haut de votre double trône, abaisserez-vous votre regard +sur nous? Saurez-vous comprendre quels liens peuvent +rapprocher un homme d'une plante, dans cet isolement +qui ne laisse au prisonnier qu'une existence végétative? +Non, vous ne savez pas, sire, et que votre étoile vous +garde de savoir jamais ce que peut la captivité sur +l'esprit le plus ferme et le plus fier! Je ne me plains +pas de la mienne, je la supporte avec résignation: prolongez-la; +qu'elle dure autant que ma vie; mais grâce +pour ma plante!</p> + +<p>«Songez bien, sire, que cette grâce que j'implore de +votre majesté, c'est sur-le-champ, c'est aujourd'hui +même qu'il me la faut! Vous pouvez laisser le glaive +de la loi suspendu quelque temps sur le front du condamné, +et le relever ensuite pour pardonner; mais la +nature suit d'autres lois que la justice des hommes; +encore deux jours, et peut-être l'empereur Napoléon ne +pourra plus rien pour la fleur du captif de Fénestrelle.</p> + +<p class="r">«<span class="sc">Charney</span>.» +</p> +<p>Un grand fracas d'artillerie éclata tout-à-coup; une +épaisse fumée, coupée en cercles, en losanges de feu +par les cent mille éclairs de la fusillade, couvrit le +champ de bataille d'un vaste réseau à la fois lumineux +et sombre; puis les feux s'éteignirent, et il sembla +qu'une main tendue d'en haut écartait subitement ce +rideau de nuages qui cachait les combattans. Ce fut +alors un magnifique spectacle à contempler au soleil! +Cette charge brillante, dans laquelle Desaix avait perdu +la vie, était exécutée. Zach et ses Hongrois, heurtés +de front par Boudet, pris sur leur flanc gauche par la +cavalerie de Kellermann, tourbillonnaient en désordre, +et l'intrépide consul, rétablissant aussitôt sa nouvelle +ligne de bataille de Castel-Ceriolo à Saint-Julien, reprenait +l'offensive, culbutait les impériaux sur tous les +points, et forçait Mélas à sonner la retraite.</p> + +<p>Ce changement subit de position, ces grands mouvemens +de l'armée, ce flux et ce reflux d'hommes, +obéissant à la voix d'un chef, seul immobile au milieu +de cet apparent désordre, il y avait là de quoi saisir +l'imagination la plus froide; aussi du sein des groupes +de spectateurs, placés autour du trône, partirent des +applaudissemens et des vivats; et ce bruit, contrastant +avec les autres bruits qui l'entouraient, tira enfin l'impératrice +de la profonde méditation dans laquelle elle +était plongée. Car, de ces dernières et brillantes +manœuvres, de ces imposans tableaux se succédant +devant elle, la future reine d'Italie n'a rien vu, attentive, +préoccupée, les yeux fixés sur ce singulier placet qu'elle +tient encore à la main, mais qu'elle ne lit plus cependant.</p> + +<p>Et tout d'abord elle a rassuré la jeune fille, qui, debout +devant elle, rêvait aussi de son côté.</p> + +<p>Joyeuse, charmée de ce regard plein de si douces +promesses, Teresa, certaine du succès, baise mille fois +avec reconnaissance, avec attendrissement, cette main, +tout à la fois frêle et puissante, où brille l'anneau nuptial +de Napoléon. Elle rejoint le quartier des femmes, +et, la plaine devenue libre, elle cherche aussitôt une +église, une chapelle où elle puisse répandre en silence +ses pleurs et ses actions de grâces aux pieds de la Vierge, +cette autre protectrice de ceux qui souffrent.</p> + + + + +<h3><a name="l2c4" id="l2c4"></a>IV.</h3> + + +<p>Jugez si l'impératrice-reine a dû être saisie d'un vif +sentiment de pitié à la lecture de cette supplique. +Chaque mot ne devait-il pas éveiller toute sa sympathie? +Joséphine aussi faisait son culte d'une fleur; c'était sa +science, sa passion, et plus d'une fois elle avait oublié +l'éclat et les ennuis du pouvoir en guettant un bouton +qui s'entr'ouvrait, en étudiant la structure d'une corolle +dans ses belles serres de la Malmaison.</p> + +<p>Là souvent elle s'était sentie plus heureuse à contempler +la pourpre de ses cactus que la pourpre de son +manteau impérial, et les parfums de ses magnolias l'avaient +plus doucement enivrée que les vénéneuses flatteries +de ses courtisans. C'est là qu'elle aimait à +trôner, qu'elle réunissait sous un même sceptre mille +peuplades végétales venues de tous les coins du monde. +Elle les connaissait, les classait, les enrégimentait par +ordres et par races; et lorsqu'un de ses sujets nouveau-venu +se montrait à elle pour la première fois, elle savait +bien, par l'analyse, l'interroger sur son âge et sur ses +habitudes, et apprendre de lui son nom et sa famille; +alors il allait dans la foule de ses frères prendre son +rang naturel; car là chaque peuplade avait son drapeau, +chaque famille son guidon.</p> + +<p>À l'exemple de Napoléon, elle respectait les lois et +les coutumes des peuples vaincus. Les plantes de tous +les pays retrouvaient dans les serres de la Malmaison +leur sol primitif et leur climat natal. C'était un monde +en miniature. On y voyait, dans un espace circonscrit, +des savannes et des rochers, la terre des forêts vierges et +le sable des déserts, des bancs de marne et d'argile, des +lacs, des cascades et des grèves inondées; on y passait +des chaleurs du tropique aux impressions rafraîchissantes +des zones les plus tempérées. Là, toutes ces +races différentes croissaient et se développaient côte à +côte, séparées seulement par une légère muraille de verdure +ou par des frontières vitrées.</p> + +<p>Lorsque Joséphine y passait sa revue, de douces +rêveries naissaient pour elle à la vue de certaines fleurs. +L'hortensia venait tout récemment d'emprunter le nom +de sa fille; des pensées de gloire lui arrivaient aussi; +car, après les triomphes de Bonaparte, elle avait réclamé +sa part de butin, et les souvenirs d'Italie et d'Égypte +semblaient grandir et s'épanouir sous ses yeux. La +soldanelle des Alpes, la violette de Parme, l'adonide de +Castiglione, l'œillet de Lodi, le saule et le platane +d'Orient, la croix de Malte, le lis du Nil, l'hybiscus de +Syrie, la rose de Damiette, c'étaient ses conquêtes, à +elle! Et de celles là du moins, quelques-unes sont +restées à la France!</p> + +<p>Au milieu de toutes ses richesses, elle a encore sa +fleur chérie, sa fleur d'adoption, son beau jasmin de la +Martinique, dont la graine, recueillie par elle, semée +par elle, cultivée par elle, lui rappelle son pays, son enfance, +ses parures de jeune fille, le toit paternel, et ses +premières amours avec un premier époux!</p> + +<p>Oh! qu'elle a bien compris les terreurs du malheureux +pour sa plante! Qu'il doit l'aimer! il n'en a +qu'une! Et comment ne s'attendrirait-elle pas sur le sort +du pauvre prisonnier? La veuve de Beauharnais n'eut +pas toujours son logis dans un palais consulaire ou impérial. +Elle n'a point oublié ses jours de captivité. +Puis, ce Charney, Joséphine l'a connu si calme, si fier, +si insouciant au milieu des plaisirs du monde, si railleur +vis-à-vis des plus douces affections humaines!—Quel +changement s'est donc fait en lui? Qui donc a pu détendre +cet esprit superbe? Tu refusais de te courber +même devant Dieu, et te voilà maintenant à genoux, criant +grâce pour ta plante! Oh! elle te sera conservée!</p> + +<p>Dans cette disposition d'esprit, les dernières manœuvres +des troupes, tout ce vain simulacre de bataille, ne +lui causent plus qu'impatience et dépit; car elle craint +de voir se perdre un de ces instans si nécessaires peut-être +à l'existence de la fleur du captif.</p> + +<p>Aussi, quand Napoléon, entouré de ses généraux, +vint la rejoindre, dans l'attente sans doute de ses félicitations +et encore ému de cette fatigue de soldat qui lui +plaisait tant:</p> + +<p>—Sire, un ordre pour le commandant de Fénestrelle! +Un exprès sur-le-champ! s'est-elle écriée, l'œil +animé, la voix haute, comme s'il se fût agi d'une nouvelle +victoire, et que c'eût été son tour de déployer +toute l'activité du commandement. Et elle montrait le +mouchoir, le tenait tendu, à deux mains, pour qu'il pût +lire sur-le-champ.</p> + +<p>Napoléon, après l'avoir regardée des pieds à la tête, +d'un air étonné et mécontent, lui tourna le dos et passa. +On eût dit qu'il achevait sa revue par elle et venait simplement +de l'inspecter la dernière.</p> + +<p>Par habitude, il se mit alors à visiter ce champ de +bataille que le sang n'avait pas rougi, et où ne gisait, +couché sur la terre, que la moisson naissante.</p> + +<p>Les blés, les riz, étaient broyés, hachés. Dans quelques +endroits, le terrain défoncé, déchiré par de profondes +ornières, témoignait des évolutions de l'artillerie; +on voyait çà et là disséminés des gants de +dragons, des plumets, des épaulettes; puis, quelques +fantassins écloppés, quelques chevaux fourbus qui rejoignaient. +C'était tout.</p> + +<p>Cependant l'affaire avait failli devenir grave dans un +certain moment. Les soldats occupant le village de +Marengo en qualité d'Autrichiens, hésitant à jouer le +rôle de vaincus, prolongèrent leur résistance au-delà du +temps indiqué par le programme. Il en résulta une +vive irritation entre eux et leurs adversaires. Les deux +régimens étaient d'armes différentes et avaient eu des +rivalités de garnison. On s'insulta, on se provoqua de +part et d'autre; les baïonnettes se croisèrent.</p> + +<p>Une collision terrible allait avoir lieu; il fallut tous +les efforts des généraux pour empêcher que la petite +guerre ne devînt une guerre réelle. Enfin, non sans +peine, ils consentirent à fraterniser en échangeant les +gourdes; mais les gourdes étaient vides; pour les remplir, +on visita de force les caveaux du village; des excès +eurent lieu, mais au cri de Vive l'empereur! on mit le +tout sur le compte de l'enthousiasme. Après vingt pourparlers +et vingt rasades, les Autrichiens se décidèrent à +battre en retraite en chancelant, et les Français vainqueurs +firent leur entrée dans Marengo en dansant la +farandole, chantant la Marseillaise, et mêlant parfois à +leurs cris d'ordonnance leur ancien cri de Vive la république! +On mit le tout sur le compte de l'ivresse.</p> + +<p>Les troupes remises en ligne, Napoléon fit une distribution +de croix d'honneur parmi les vieux soldats qui, +cinq ans auparavant, s'étaient trouvés sur la même +place. À leur tour, les principaux magistrats de la +Cisalpine en furent décorés par lui. Puis, avec Joséphine, +il posa la première pierre d'un monument destiné +à perpétuer le souvenir de la bataille de Marengo. +Après quoi, l'empereur, l'impératrice, les ambassadeurs, +les magistrats, le peuple et l'armée, tout reprit la route +d'Alexandrie.</p> + +<p>Et le sort de Picciola n'était pas encore décidé!</p> + + + + +<h3><a name="l2c5" id="l2c5"></a>V.</h3> + + +<p>Le soir, dans un des appartemens préparés pour eux +à l'hôtel-de-ville d'Alexandrie, Napoléon et Joséphine, +après le dîner public qui venait d'avoir lieu, se tenaient, +l'un dictant des lettres à un secrétaire, marchant à +grands pas, se frottant les mains d'un air de satisfaction; +l'autre, devant une haute glace, admirant avec une +naïve coquetterie l'élégance de son costume et la richesse +des ornemens dont on venait de la revêtir.</p> + +<p>Quand le secrétaire fut parti, Napoléon s'assit, s'accouda +les deux bras sur une longue table recouverte +d'un velours rouge à franges d'or, appuya sa tête dans +ses mains et sembla réfléchir; mais ses réflexions devaient +s'éloigner de tout sujet pénible, car sa figure +conservait un caractère de douce rêverie.</p> + +<p>Néanmoins, Joséphine se lassa du silence qui s'ensuivit. +Il l'avait déjà mal menée une fois ce jour +même, au sujet de la pétition de Fénestrelle, et, comprenant +alors que sa protection avait été maladroite, +pour être trop précipitée, elle s'était bien promis de +mieux choisir l'instant.</p> + +<p>Elle crut qu'il était venu; et allant s'asseoir de l'autre +côté de la table pour faire face à son mari, elle s'accouda +comme lui, comme lui affecta un air d'abstraction, +et bientôt tous deux se regardèrent en souriant.</p> + +<p>—À quoi penses-tu? lui dit Joséphine, le caressant +de la voix et du regard.</p> + +<p>—Je pense, répondit-il, que le diadème te va fort +bien, et qu'il serait dommage que j'eusse négligé d'en +faire entrer un dans ton écrin.</p> + +<p>Le sourire de Joséphine s'effaça graduellement; celui +de Napoléon devint plus marqué, car il aimait à +combattre en elle les appréhensions pénibles dont elle +ne pouvait encore se défendre en songeant au degré +d'élévation où ils étaient récemment arrivés. Ce n'était +pas pour elle qu'elle tremblait, la noble femme!</p> + +<p>—N'aimes-tu donc pas mieux me voir empereur que +général? poursuivit-il.</p> + +<p>—Certes, empereur, vous avez le droit de faire +grâce, et j'en ai une à vous demander.</p> + +<p>Cette fois, ce fut sur la figure de l'époux que le sourire +s'effaça, pour passer sur celle de l'épouse. Il fronça +le sourcil, et se prépara à tenir ferme, craignant que +l'influence qu'exerçait Joséphine sur son cœur ne le fît +tomber dans de fâcheuses faiblesses.</p> + +<p>—Encore! Joséphine, vous m'aviez promis de ne +plus chercher à interrompre ainsi le cours de la justice! +Pensez-vous que le droit de faire grâce ne nous soit accordé +que pour satisfaire aux caprices de notre cœur? +Non, nous n'en devons faire usage que pour adoucir +l'application trop rigoureuse de la loi, ou réparer les +erreurs des tribunaux! Toujours tendre la main à +ses ennemis, c'est vouloir augmenter leur nombre et +leur insolence!</p> + +<p>—Sire, répliqua Joséphine en retenant un éclat de +rire prêt à lui échapper, vous m'accorderez cependant +la faveur que j'implore de votre majesté.</p> + +<p>—J'en doute.</p> + +<p>—Et moi, je n'en doute pas. D'abord, et avant tout, +je viens vous demander le renvoi de deux... oppresseurs! +oui, sire, qu'ils sortent de leur place! qu'ils en soient +chassés, arrachés, s'il le faut!</p> + +<p>Parlant ainsi, elle pressait son mouchoir sur sa +bouche; car, en voyant la figure étonnée de Napoléon, +elle n'était plus maîtresse d'elle-même.</p> + +<p>—Comment? c'est vous qui m'excitez à punir, vous, +Joséphine! Et de quoi s'agit-il donc?</p> + +<p>—De deux pavés, sire, qui sont de trop dans une +cour.</p> + +<p>Et l'éclat de rire, retenu à grand'peine, lui échappa +enfin. Il se leva, et jetant vivement ses bras derrière son +dos, la regardant avec l'air du doute et de la surprise:</p> + +<p>—Comment! qu'est-ce à dire? Deux pavés! te +moques-tu?</p> + +<p>—Non! dit-elle en se levant à son tour, et s'approchant +de lui, s'appuyant de ses deux mains croisées sur +son épaule, avec sa gracieuse nonchalance de créole:</p> + +<p>—De ces deux pavés dépend une existence précieuse. +Écoutez-moi bien, sire, car il vous faut toute +votre bonne volonté pour me comprendre.</p> + +<p>Elle lui raconta alors le sujet de la pétition, et tout ce +qu'elle avait appris de la jeune fille touchant le prisonnier, +qu'elle ne nomma point cependant, et quel avait +été le dévouement de la pauvre enfant; puis, en lui parlant +du prisonnier, de sa fleur, de l'amour qu'il lui portait, +les paroles affluaient sur ses lèvres, douces, tendres, +caressantes, pleines de charme, et de cette éloquence +qui lui venait du cœur si naturellement.</p> + +<p>Et en l'écoutant l'empereur souriait, et en souriant il +admirait sa femme.</p> + + + + +<h3><a name="l2c6" id="l2c6"></a>VI.</h3> + + +<p>Charney comptait les heures, les minutes, les secondes. +Il lui semblait que les plus légères divisions +du temps s'amoncelaient l'une sur l'autre pour peser sur +sa fleur et la briser. Deux jours étaient passés; le +messager n'apportait point de nouvelles, et le vieillard +lui-même, inquiet, tourmenté à son tour, ne savait +qu'augurer de ce silence et de ce retard, supposait des +obstacles, répondait du zèle, du dévouement de la personne +chargée du message (sans désigner sa fille toutefois), +et tâchait encore de faire renaître dans le cœur +de son compagnon une espérance qui s'éteignait dans +le sien.</p> + +<p>—Teresa! mon enfant! que lui sera-t-il donc arrivé? +répétait-il avec désolation.</p> + +<p>Le troisième jour s'écoula, et sa fille ne revint pas.</p> + +<p>Durant toute la journée du quatrième, Girhardi ne se +montra point à la petite fenêtre de la cour. Charney +ne put le voir; mais s'il eût attentivement prêté l'oreille, +il aurait entendu peut-être les prières mêlées de sanglots +qu'adressait au ciel le pauvre père en acceptant le +coup terrible qui venait de le frapper.</p> + +<p>On eût dit qu'un voile de deuil était tombé soudain +sur ce lieu de misère, où naguère encore, même en +l'absence de la liberté, des rayons de joie et de bonheur +apparaissaient par intervalles.</p> + +<p>La plante avançait de plus en plus dans sa voie de +destruction, et Charney inconsolable assistait à l'agonie +de Picciola. Il y avait chez lui double sujet d'abattement; +il craignait de perdre l'objet de ses travaux, le +charme de sa vie, et de s'être vainement avili! Quoi! +vainement son front se serait courbé! Il aurait mendié +une grâce, prosterné jusqu'à terre, et on l'aurait repoussé +du pied! Comme si tout se fût conjuré contre +lui, Ludovic, autrefois si naïf, si expansif, maintenant +évitait même de lui adresser la parole. Taciturne et +bourru, il venait, il montait, il passait, fumant à pleine +pipe, sans le regarder à peine, et semblait lui en vouloir +de son malheur. C'est que d'abord Ludovic, lorsqu'il +eut connaissance des refus du commandant, prévit l'instant +où il allait se trouver entre son penchant et son +devoir. Il fallait que le devoir eût le dessus, et il se fit +brutal et maussade pour se donner du courage. Aujourd'hui +les rigueurs vont sans doute redoubler, et +d'avance sa mauvaise humeur redouble.</p> + +<p>Ainsi en agissent communément ceux que l'éducation +n'a pas polis. Ils compriment les élans généreux de +leur âme quand il leur faut accomplir de rudes fonctions, +plutôt que de chercher à en voiler la rudesse sous +quelques formes de bienveillance. Ce n'est point par +des paroles que Ludovic a jamais donné des preuves +de la bonté de son cœur, c'est par des actes! Les +actes lui sont interdits, il se tait; et la secrète pitié qu'il +ressent pour l'homme dont on le contraint d'être le +tyran subalterne s'exhale en accès de colère contre cet +homme lui-même. Il s'efforce de se montrer insensible +en devenant l'agent d'un ordre impitoyable. Si par là +il s'attire la haine: eh bien! tant mieux! son devoir +lui sera plus facile. Il faut la guerre entre la victime et +le bourreau, entre le captif et le geôlier!</p> + +<p>Quand vint l'heure du dîner du prisonnier, Ludovic +vit Charney debout devant sa plante, dans une profonde +et cruelle contemplation. Il se garda bien de se présenter +gaiement comme autrefois, en saluant sa filleule +des titres caressans de <i>Giovanetta</i>, de <i>Fanciuletta</i>, ou +en s'informant des nouvelles de <i>Monsieur</i> et de <i>Madame</i>; +il traversa la cour d'un pas rapide, affectant de +croire Charney dans sa chambre et de lui porter ses provisions +en tout hâte. Mais, à un mouvement qu'il fit, +leurs yeux se rencontrèrent, et Ludovic s'arrêta surpris, +en voyant le changement survenu en si peu de jours +dans les traits du prisonnier. L'impatience et l'attente +avaient sillonné son front de larges rides; ses lèvres et +son teint décolorés, ses joues maigries lui imprimaient +un caractère d'abattement que faisait ressortir encore le +désordre de sa barbe et de ses cheveux. Malgré lui, +Ludovic resta quelque temps immobile pendant cet examen, +et tout-à-coup, se rappelant sans doute ses +grandes résolutions, il reporta son regard de l'homme à +la plante, cligna de l'œil ironiquement, haussa l'épaule +avec un geste moqueur, siffla un air, et il se disposait à +reprendre route, quand d'une voix dolente, mais expressive:</p> + +<p>—Que vous ai-je donc fait, Ludovic? lui dit Charney.</p> + +<p>—À moi?... à moi?... rien, répondit le geôlier, troublé +de ce ton de reproche, et plus ému qu'il ne le voulait +paraître.</p> + +<p>—Eh bien! reprit le comte en s'avançant vers lui et +s'emparant vivement de sa main, sauvons-la! il en est +temps encore, et j'ai trouvé un moyen. Oui!... le commandant +ne peut s'en alarmer. Il l'ignorera même. +Procurez-moi de la terre, une caisse... nous enlèverons +les pavés, mais pour un instant seulement... Qui le +saura? nous transplanterons...</p> + +<p>—Ta, ta, ta, fit Ludovic en retirant brusquement sa +main: au diable la fleur! Elle nous a fait assez de +mal à tous. À commencer par vous, qui allez retomber +malade. Faites-vous-en de la tisane; elle n'est plus +bonne qu'à ça!...</p> + +<p>Charney lui lança un regard d'indignation et de +mépris.</p> + +<p>—S'il ne s'agissait que de vous encore, poursuivit +Ludovic; c'est votre affaire, à la bonne heure! mais ce +pauvre homme, vous l'aurez privé de sa fille... il ne la +verra plus, et c'est à vous qu'il le doit.</p> + +<p>—Sa fille! comment?... s'écria le comte, ouvrant des +yeux terrifiés.</p> + +<p>—Oui, c'est ça, comment!—continua l'autre en +posant à terre son panier de provisions, se croisant les +bras et prenant l'attitude d'un homme qui s'apprête à +gourmander vertement:—On fouette les chevaux, et on +ne veut pas que la voiture roule; on lance le stylet, et +on s'étonne de la blessure! <i>Trondédious! o che frascheria!</i> +Vous avez voulu écrire à l'empereur; vous +avez écrit; c'est bien. C'est contre l'ordre du commandant; +il vous punira comme il l'entendra; rien de +plus juste. Mais il vous fallait un messager pour porter +votre lettre, puisque vous ne pouviez la porter vous-même. +Ce messager, ce fut la <i>Giovanna</i>.</p> + +<p>—Quoi! cette jeune fille... c'est elle!...</p> + +<p>—Faites l'étonné. Pensiez-vous donc que votre +correspondance avec l'empereur allait avoir lieu par le +télégraphe? On l'emploi à autre chose. Tant il y a +que le commandant a tout découvert... Je ne sais comment... +Par le guide sans doute; car la <i>Giovanna</i> ne +pouvait courir seule à travers les routes. Maintenant la +porte de la citadelle lui est fermée. Elle et son père +vivront séparés. À qui la faute?</p> + +<p>Charney se couvrit la figure de ses deux mains.</p> + +<p>—Malheureux vieillard! dit-il; sa seule consolation +Et sait-il?...</p> + +<p>—Il sait tout depuis hier. Jugez s'il doit vous aimer. +Mais votre dîner refroidit.</p> + +<p>Et Ludovic releva le panier, qu'il transporta aussitôt +dans le logis du prisonnier.</p> + +<p>Le comte tomba accablé sur son banc. Il eut un instant +la pensée d'en finir d'un coup avec Picciola et de +la briser lui-même. Mais le courage lui faillit bientôt. +Puis une lueur d'espoir brillait encore confusément devant +lui. Cette pauvre jeune fille, qui s'est généreusement +dévouée à sa cause, et à qui on fait si cruellement +expier son zèle à secourir un malheureux, elle est de +retour. Peut-être a-t-elle pu s'approcher de l'empereur. +Oui, c'est cela! Sans doute elle a réussi, et c'est ce +qui a irrité le commandant contre elle! S'il a entre +les mains l'ordre de la délivrance de Picciola, pourquoi +tarde-t-il? Mais il faudra bien qu'il obéisse, si l'empereur +le veut!—Oh! bénie sois tu, noble enfant! malheureuse +enfant séparée de ton père!... à cause de moi! +Oh! la moitié de ma vie, je la donnerais pour toi!... +pour ton bonheur! Je la donnerais... seulement pour +qu'on te rouvrît la porte de cette prison.</p> + + + + +<h3><a name="l2c7" id="l2c7"></a>VII.</h3> + + +<p>Une demi-heure s'est à peine écoulée; deux officiers +civils, revêtus de l'écharpe nationale, accompagnés du +commandant de Fénestrelle, se présentent devant Charney +et l'invitent à monter chez lui. Lorsqu'ils furent +dans sa <i>camera</i>, le commandant prit la parole.</p> + +<p>C'était un homme d'une forte corpulence, au front +chauve et bombé, aux moustaches épaisses et grisonnantes. +Une cicatrice, partant du sourcil gauche, lui +divisait la figure en deux, et venait se terminer inclusivement +à la lèvre supérieure. Une longue redingote +bleue à larges pans, boutonnée jusqu'en haut, des bottes +à revers par-dessus le pantalon, un reste de poudre sur +ses cheveux nattés de côté, des boucles à ses oreilles, et +des éperons à ses bottes (sans doute par signe distinctif, +car, par raisons rhumastimales autant que par les exigences +de sa place, il était de fait le premier prisonnier +de la citadelle), tel se montrait à l'extérieur ce personnage, +qui, pour toute arme, portait une canne à la main. +Commis à la garde de détenus politiques, appartenant +pour la plupart à des familles distinguées, il se piquait +de bonnes manières malgré ses fréquens accès d'emportement, +et de beau langage en dépit de certaines +consonnances fâcheuses. Il se tenait le corps droit, +avait la voix forte et emphatique, arrondissait le geste en +saluant, et se grattait le front en parlant. Ainsi fait, le +colonel Morand, commandant de Fénestrelle, pouvait +encore passer pour ce qu'on appelle un beau militaire.</p> + +<p>Au ton de courtoisie qu'il prit d'abord, à la tournure +officielle de ses deux compagnons, Charney crut qu'ils +lui apportaient les lettres de grâce de Picciola.</p> + +<p>Le commandant le pria d'attester si jamais il en avait +mal usé envers lui, dans l'exercice de ses fonctions, par +manque de soins ou par abus de pouvoir.</p> + +<p>Ce préambule était de bon augure. Charney attesta +tout ce qu'il voulut.</p> + +<p>—Vous le savez, monsieur, lors de votre maladie, +tous les secours vous ont été prodigués; s'il ne vous a +pas plu de vous soumettre aux ordonnances des médecins, +la faute n'est ni à eux ni à moi. J'ai pensé que +votre convalescence s'achèverait plus facilement avec le +grand air et l'exercise, et liberté presque entière vous +fut accordée d'aller et de venir dans votre cour.</p> + +<p>Charney le salua, comme pour le remercier; mais +l'impatience contractait ses lèvres.</p> + +<p>—Cependant, monsieur, poursuivit le commandant +du ton d'un homme dont la délicatesse a été blessée, +dont les égards ont été méconnus, vous avez enfreint +les lois réglementaires de la maison, que vous ne pouviez +ignorer pourtant; vous avez failli me compromettre +dans ma responsibilité vis-à-vis de monsieur le gouverneur +du Piémont, le général Menou, et même vis-à-vis +de l'empereur, en faisant parvenir à Sa Majesté un +placet...</p> + +<p>—Parvenir! Il l'a donc reçu! interrompit Charney.</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Eh bien?... Et le malheureux tressaillait d'espérance.</p> + +<p>—Eh bien! répondit le commandant, pour ce fait +seul, vous allez être transporté dans une des loges du +vieux bastion, où vous resterez au secret durant un +mois.</p> + +<p>—Mais enfin,—s'écria Charney, essayant de lutter +encore contre la cruelle réalité qui le dépouillait de ses +dernières illusions,—l'empereur, qu'a-t-il dit?</p> + +<p>—L'empereur ne s'occupe point de pareilles fadaises, +lui fut-il dédaigneusement répondu.</p> + +<p>Charney prit la chaise unique dont sa chambre était +meublée, s'assit, et ce qui se passa ensuite autour de lui +parut à peine distraire son attention.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout. Vos moyens de communications +connus, vos relations avec le dehors dévoilées, il +est naturel de penser que votre correspondance s'est +étendue plus loin. Avez-vous écrit à d'autres personnes +qu'à Sa Majesté?</p> + +<p>Charney ne répondit pas.</p> + +<p>—Une visite a été ordonnée, continua le commandant +d'un ton plus sec, et ces messieurs que voici, délégués +par le gouverneur de Turin, y vont procéder sur-le-champ, +en votre présence, comme le veut la loi. +Avant l'exécution de cet ordre, désirez-vous faire des +révélations? Elles ne peuvent être que favorables à +votre cause.</p> + +<p>Même silence de la part du prisonnier.</p> + +<p>Le commandant fronça les sourcils; son front chauve +se plissa dans toute sa hauteur, et se tournant vers les +envoyés de Menou:</p> + +<p>—Allons, messieurs, dit-il.</p> + +<p>Tous deux se mirent aussitôt en devoir de visiter depuis +la cheminée et la paillasse du lit, jusqu'à la doublure +des vêtemens du comte. Pendant ce temps, le +commandant, se promenant pas à pas dans l'étroite +chambre, frappait alternativement du bout de sa canne +chaque carreau du plancher, afin de juger s'ils ne recouvraient +pas quelques excavations secrètes, destinées +à recéler des papiers importons, ou même les préparatifs +d'une évasion. Il se rappelait Latude et les autres +échappés de la Bastille. Là des fossés larges et profonds, +des murs de dix pieds d'épaisseur, des grilles, des +contrescarpes, des mâchicoulis, des remparts hérissés de +fer et de canons, des sentinelles à toutes les poternes, +sur tous les parapets, n'avaient rien pu contre la persévérance +d'un homme armé d'une corde et d'un clou. +La Bastille de Fénestrelle était loin de pouvoir présenter +une pareille ceinture de sûreté. Depuis '96, ses +fortifications n'existaient plus qu'en partie, et à peine si +quelques soldats faisaient le guet autour de ses murailles +extérieures.</p> + +<p>Après des recherches prolongées autant qu'il était +possible de le faire dans un pareil logis, on ne découvrit +rien de suspect, sinon une petite bouteille en verre +blanc, contenant une liqueur noirâtre, sans doute l'encre +du prisonnier.</p> + +<p>Interrogé sur les moyens employés par lui pour se +mettre en possession de cette encre, celui-ci se tourna +sur sa chaise du coté de sa fenêtre, et se mit à promener +en mesure ses doigts sur les vitres, sans répondre autrement +à la question.</p> + +<p>Restait à visiter la cassette. On lui en demanda la +clef. Il la laissa tomber plutôt qu'il ne la donna.</p> + +<p>Le colonel Morand n'avait plus de courtoisie, ni dans +son geste ni dans son regard. L'indignation lui montait +à la gorge. La figure pourpre, les yeux animés, se +démenant dans le petit espace de la camera, il boutonnait +et déboutonnait sa redingote avec des mains tremblantes, +comme pour imposer une distraction au vif +transport de colère qui s'élevait en lui.</p> + +<p>Soudain, par un mouvement spontané, les deux sbires +judiciaires, occupés à l'inventaire de la cassette, la +tenant d'une main, la fouillant de l'autre, se rapprochent +vivement de la fenêtre, pour mieux vérifier au jour, et, +la joie au front, s'écrient ensemble:</p> + +<p>—Nous tenons! nous tenons!</p> + +<p>Alors, tirant d'un double fond une assez grande +quantité de mouchoirs, tous noircis d'une écriture fine +et serrée, ils pensent avoir découvert les preuves d'une +vaste conspiration.</p> + +<p>À la vue de ses précieuses archives profanées, Charney +se lève, étend le bras comme pour les ressaisir, +ouvre la bouche... puis, se calmant tout-à-coup, il se +rassied et reste immobile, sans avoir prononcé un mot. +Mais ce premier élan si expressif a suffi au commandant +pour lui faire attacher une haute importance à cette +capture. Par son ordre, les mouchoirs sont déposés +sur-le-champ dans des sacs étiquetés et scellés; on confisque +la bouteille et jusqu'au cure-dent. Un rapport +est dressé. Charney, invité à le signer pour en attester +l'exactitude, refuse par un geste. Acte est pris du +refus, et il lui est enjoint de se rendre à l'instant même +à la loge du vieux bastion.</p> + +<p>Ah! combien ce qui se passait alors dans sa tête +était pénible, vague, confus! Le prisonnier atterré ne +s'en pouvait rendre compte que comme d'un sentiment +de douleur dominant tous les autres. Il n'avait même +pas eu un sourire de pitié à donner au triomphe de ces +hommes, si fiers d'emporter, comme pièces de procédure, +comme preuve d'un complot, ses observations sur +sa plante! Il allait être à jamais séparé de ses souvenirs! +L'amant à qui l'on enlève les lettres et le portrait +d'une maîtresse adorée qu'il ne doit plus revoir +peut seul comprendre l'angoisse profonde du prisonnier. +Pour sauver Picciola, il a compromis son orgueil, son +honneur; il a brisé le cœur d'un vieillard et l'existence +d'une jeune fille; et, de ce qui l'avait rattaché à la vie, +rien ne lui reste, pas même ces lignes tracées par lui, et +qui résumaient ses saintes études!</p> + + + + +<h3><a name="l2c8" id="l2c8"></a>VIII.</h3> + + +<p>L'intercession de Joséphine n'avait donc pas été +aussi puissante qu'elle promettait de l'être d'abord? +Non. Après sa douce plaidoirie en faveur de la plante +et du prisonnier, lorsqu'elle remit le mouchoir contenant +la missive entre les mains de Napoléon, celui-ci se +rappela les singulières distractions, offensantes pour son +orgueil, que l'impératrice avait eues le matin même, +durant les cérémonies guerrières de Marengo, et la +signature de Charney redoubla la fâcheuse impression +qu'il en ressentit.</p> + +<p>—Cet homme est-il devenu fou? avait-il dit, et quelle +comédie prétend-il jouer avec moi? Un jacobin botaniste! +Il me semble entendre encore Marat s'extasier +sur les beautés de la nature champêtre, ou voir Couthon +se présenter à la Convention avec une rose à sa boutonnière!</p> + +<p>Joséphine voulut élever la voix, et réclamer contre ce +titre de jacobin, si légèrement donné au noble comte; +mais, dans ce moment, un chambellan vint prévenir +l'empereur que messieurs les généraux, ainsi que les +ambassadeurs et députés des provinces italiennes, l'attendaient +dans le salon de réception. Il se hâta de les +rejoindre; et, inspiré bien plus par leur présence que +par le contenu de la pétition, il prit occasion du nom +du pétitionnaire pour faire une sortie vigoureuse contre +les idéologues, les philosophes; revenant encore sur les +jacobins, qu'il saurait bien, disait-il, mater et amener à +merci!—Et il élevait la voix d'un ton de résolution et +de menace, non qu'il fût aussi vivement animé qu'il le +faisait paraître; mais, habile à profiter des circonstances, +il voulait que ses paroles fussent entendues et +répétées, surtout par l'ambassadeur prussien, présent à +cette assemblée. C'était son acte de divorce avec la +Révolution qu'il proclamait là!</p> + +<p>Pour complaire au maître, chacun renchérit sur ses +discours. Le général gouverneur de Turin surtout, +Jacques-Abdallah Menou, oubliant ou plutôt reniant ses +anciennes convictions, se répandit en brusques attaques +contre les Brutus des clubs et des tavernes d'Italie et de +France, et ce fut bientôt, dans le cercle impérial, un +chorus unanime d'imprécations virulentes contre les +conspirateurs, les révolutionnaires, les jacobins, tel, que +Joséphine se sentit troublée un instant devant ce terrible +orage qu'elle venait de soulever. Remise de sa +terreur, elle s'approcha de l'oreille de Napoléon; et +d'une voix demi-railleuse.</p> + +<p>—Eh! sire, dit-elle, pourquoi donc tout ce bruit? Il +ne s'agit ni de jacobins ni de révolutionnaires, mais d'une +pauvre fleur qui n'a jamais conspiré contre personne.</p> + +<p>L'empereur haussa les épaules.</p> + +<p>—Croit-on me duper par de pareilles sornettes? +s'écria-t-il. Ce Charney est un homme dangereux, +mais non pas un niais! La fleur est le prétexte... le but +l'enlèvement des pavés. C'est une évasion qu'il prépare, +sans doute! Vous y veillerez, Menou. Et comment +cet homme a-t-il pu écrire sans que sa demande passât +par les mains du commandant? Est-ce ainsi que la +surveillance s'exerce dans les prisons d'état?</p> + +<p>L'impératrice essaya encore de défendre sa protégée:</p> + +<p>—Laissons cela, madame! dit le maître.</p> + +<p>Et Joséphine, interdite, découragée, se tut, et baissa +les yeux sous le regard qu'il venait de lui adresser.</p> + +<p>Menou, gourmandé par l'empereur, n'avait pas ménagé +les reproches au colonel-commandant de la citadelle de +Fénestrelle; et celui-ci, à son tour, s'était hâté de +sévir contre les prisonniers auxquels il devait d'avoir +reçu de si vertes réprimandes.</p> + +<p>Déjà séparé de sa fille, qui, le cœur plein d'espoir, +n'avait revu les donjons de la forteresse que pour recevoir +l'ordre de quitter sur-le-champ le territoire de Fénestrelle +et de n'y plus reparaître, Girhardi avait, le +matin même, été soumis, comme Charney, à une visite +domiciliaire; mais il n'en était rien résulté de compromettant +pour lui.</p> + +<p>Quant au comte, des émotions plus pénibles que l'enlèvement +de ses manuscrits lui étaient encore réservées.</p> + +<p>Lorsque, pour se rendre à la loge du bastion, il fut +descendu dans le préau, à la suite du commandant et +de ses deux acolytes, soit que le colonel Morand n'y eût +prêté nulle attention en arrivant, soit plutôt qu'il se +voulût venger du silence obstiné de Charney durant la +visite, sa colère sembla redoubler à la vue des frêles +échafaudages élevés autour de la plante.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tout cela? dit-il à Ludovic, accouru +aussitôt sur son ordre. Est-ce ainsi que vous surveillez +les prisonniers?</p> + +<p>—Ça, mon colonel? répond avec une sorte de grognement +et d'hésitation le geôlier, retirant d'une main +sa pipe de sa bouche, tandis qu'il porte l'autre à son +bonnet, comme au salut militaire:—c'est la plante que +vous savez... qui est si bonne pour la goutte et autres +maladies.</p> + +<p>Puis, faisant graviter ses bras dans un sens contraire +au mouvement précédent, il laissa glisser sa main droite +le long de sa poitrine, jusqu'à sa cuisse, et la gauche, +en se relevant, remit la pipe à sa place habituelle.</p> + +<p>—Malepeste! reprit le colonel, si on laissait faire ces +messieurs, les chambres et les préaux de la citadelle +deviendraient des jardins, des ménageries, des boutiques, +et se transformeraient en champ de foire! Allons! +faites disparaître cette mauvaise herbe, ainsi que tout +ce qui l'entoure!</p> + +<p>Ludovic regarde tour à tour la plante, Charney, +le commandant; il veut murmurer quelques mots de +justification.</p> + +<p>—Taisez-vous! lui crie ce dernier, et obéissez sur-le-champ!</p> + +<p>Ludovic se tait. Il retire de nouveau sa pipe de sa +bouche, l'éteint, la secoue, la dépose sur l'un des rebords +de la muraille, et se prépare à exécuter l'ordre.</p> + +<p>Il ôte sa veste, son bonnet, se frotte les mains pour se +donner du courage. Tout-à-coup, comme s'il se fut +retrempé à la colère de son chef, il saisit, il enlève les +nattes et les paillassons; il les déchire, il les disperse +dans la cour avec une sorte d'emportement. Vient le +tour des étais qui servaient à les soutenir; il les arrache +l'un après l'autre, les brise sur son genou, les +jette à ses pieds. Il semble, à le voir, que son ancienne +affection pour Picciola s'est changée en haine, et que +lui aussi a une vengeance à exercer.</p> + +<p>Pendant ce temps, Charney se tenait immobile, les +yeux avidement fixés sur sa plante, mise à découvert, +comme si son regard devait la protéger encore.</p> + +<p>La journée avait été fraîche, le ciel nuageux; la tige +s'était redressée depuis la veille, et du sein des branches +flétries sortaient de petits rameaux verdoyans. On eût +dit que Picciola prenait des forces pour mourir!</p> + +<p>Quoi! Picciola, sa Picciola! son monde réel et son +monde d'illusions, le pivot sur lequel tournait sa vie, +l'axe qui faisait rayonner sa pensée, elle ne sera plus! +Et lui, pauvre captif dont la Providence avait suspendu +l'expiation, il lui va donc falloir s'arrêter dans son vol +vers les sphères de la vraie science! Comment occupera-t-il +ses tristes loisirs maintenant? Qui remplira +les vides de son cœur? Picciola, le désert peuplé par +toi redevient le désert! Plus de projets, plus d'études, +plus de songes enivrans, plus d'observations à inscrire, +plus rien à aimer! Oh! que sa prison à lui sera +étroite! que l'air qu'on y respire y sera lourd! Ce +n'est plus qu'un tombeau! celui de Picciola! Quoi! ce +rameau d'or; ce rameau sibyllin, qui a chassé loin de lui +les démons malfaisans dont il était obsédé, il ne sera plus +là pour le défendre contre lui-même! Le philosophe incrédule +et désenchanté devra-t-il vivre encore de son ancienne +vie, avec ses pensées amères, et face à face avec +le néant?—Non! plutôt mourir que de rentrer dans +cette nuit froide d'où elle m'a tiré!</p> + +<p>En ce moment, Charney vit comme une ombre apparaître +à la petite fenêtre grillée. C'était le vieillard.</p> + +<p>—Ah! se dit-il, je lui ai ravi son seul bien, je l'ai +privé de sa fille! Il vient jouir de mon tourment, me +maudire, sans doute! N'en a-t-il pas le droit? et qu'est +donc mon malheur près de son désespoir?</p> + +<p>Lorsqu'il se tourna de ce côté, il l'aperçut étreignant +les barreaux de ses mains débiles, tremblantes d'émotion. +Charney n'osait lever le front pour crier grâce du +cœur à ce seul homme dont il eût voulu conserver l'estime; +il craignait de trouver sur cette noble figure le +signe mérité du reproche ou celui du dédain; et, quand +leurs yeux se rencontrèrent, au regard plein de tendre +compassion que lui adressa le pauvre père, oublieux de +ses propres douleurs pour partager celles de son compagnon +d'infortune, il se sentit remuer jusqu'au fond +des entrailles, et deux larmes, les seules qu'il eût jamais +répandues, jaillirent de sa paupière.</p> + +<p>Ces larmes lui étaient douces; mais un reste de fierté +les lui fit essuyer vivement. Il craignit d'être soupçonné +d'une lâche faiblesse par ces hommes dont il +était entouré.</p> + +<p>De tous les témoins de cette scène, les deux sbires +seuls, spectateurs indifférens, ne semblaient rien comprendre +à ce drame auquel ils assistaient. Ils examinaient +tour à tour le prisonnier, le vieillard, le commandant, +le geôlier, s'étonnaient des émotions vives et diverses +empreintes sur toutes ces figures, et se demandaient +tout bas si quelque cachette importante ne devait +pas exister sous cette herbe si bien barricadée.</p> + +<p>Cependant l'œuvre fatale s'achevait. Excité par le +colonel, Ludovic avait essayé d'enlever les appuis du +banc rustique; mais ils opposaient résistance.</p> + +<p>—Un merlin! prenez un merlin! cria le colonel.</p> + +<p>Ludovic en prit un; il lui échappa des mains.</p> + +<p>—Finissons-en, morbleu! répéta l'autre.</p> + +<p>Du premier coup, le banc craqua; au troisième, il +était abattu. Alors Ludovic se courba vers la plante, +seule restée debout au milieu des débris.</p> + +<p>Le comte était hâve, défait; la sueur ruisselait de +son front.</p> + +<p>—Monsieur! monsieur! pourquoi la tuer? Elle va +mourir! s'écria-t-il enfin, redescendu encore une fois à +l'état de suppliant.</p> + +<p>Le colonel le regarda, sourit ironiquement, et, à son +tour, ne répondit rien.</p> + +<p>—Eh bien! reprit Charney avec violence, je veux la +briser! je veux l'arracher moi-même!</p> + +<p>—Je vous le défends! dit le commandant avec sa +forte voix, et il étendit sa canne devant Charney, comme +pour placer une barrière entre le prisonnier et sa compagne. +Alors, sur son geste impératif, Ludovic saisit +Picciola de ses mains pour la déraciner du sol.</p> + +<p>Charney, atterré, anéanti, attacha de nouveau ses +yeux sur elle.</p> + +<p>Au bas de la tige, vers les derniers rameaux, là où la +séve continuait de monter, une petite fleur venait de +s'entr'ouvrir brillante et nuancée. Déjà les autres pendaient +abattues sur leurs pédoncules brisés. Seule elle +avait vie encore, seule elle n'était point froissée, comprimée, +étouffée, entre les mains larges et rudes du +geôlier. Sa corolle, à peine voilée de quelques feuilles, +s'épanouissait, tournée vers Charney. Il en crut sentir +les parfums, et, les paupières humides de larmes, il la +vit scintiller, grandir, disparaître et se remontrer.</p> + +<p>L'homme et la plante échangeaient un dernier regard +d'adieu.</p> + +<p>Si, en ce moment où tant de passions et d'intérêts +s'agitaient autour d'un faible végétal, des hommes +étaient apparus soudain dans cette cour de prison, où le +ciel ne jetait alors que des teintes sombres et blafardes, +au tableau qui aurait frappé leur vue, à l'aspect de ces +gens de justice, revêtus de leurs écharpes tricolores, de +ce chef militaire dictant ses ordres impitoyables, n'auraient-ils +pas cru assister à quelque exécution secrète et +sanglante, où Ludovic jouait le rôle du bourreau, et +Charney celui du criminel à qui l'on vient de lire sa sentence? +Oui, n'est-il pas vrai? Eh bien! ces hommes, +ils viendront! ils viennent! les voilà!</p> + +<p>L'un, c'est un aide de camp du général Menou; l'autre, +un page de l'impératrice. La poussière qui les couvre +dit assez qu'ils ont fait bonne diligence pour arriver.</p> + +<p>Il était temps!</p> + +<p>Au bruit qui signale leur entrée, Ludovic lâche Picciola, +relève la tête, et Charney et lui se regardent, +pâles tous les deux!</p> + +<p>L'aide de camp remit au colonel Morand un ordre du +gouverneur de Turin; le colonel en prit connaissance, +parut saisi d'un mouvement d'hésitation, fit deux tours +dans le préau en agitant sa canne, compara le message +qu'il venait de recevoir avec celui qu'il avait reçu la +veille; puis enfin, après avoir, à plusieurs reprises, fait +monter et descendre ses sourcils en témoignage de +grand étonnement, il affecta un air semi-courtois, se +rapprocha de Charney, et déposa gracieusement entre +ses mains la lettre du général.</p> + +<p>Le prisonnier lut à haute voix ce qui suit:</p> + +<p>«Sa majesté l'empereur et roi vient de me transmettre +l'ordre, monsieur le commandant, de vous faire savoir +qu'il consent enfin à la demande du sieur Charney, relative +à la plante qui croît parmi les pavés de sa prison. +Ceux qui la gênent seront enlevés. Je vous charge de +veiller à l'exécution du présent ordre, et de vous entendre +à ce sujet avec le sieur Charney.»</p> + +<p>—Vive l'empereur! cria Ludovic.</p> + +<p>—Vive l'empereur! murmura une autre voix qui +semblait sortir de la muraille.</p> + +<p>Pendant cette lecture, le commandant s'appuyait de +la hanche sur sa canne, pour se donner un maintien; +les deux hommes en écharpe, ne pouvant encore trouver +le mot de tout ceci, semblaient confondus, et cherchaient +en eux-mêmes par quels moyens ils rattacheraient +ces événemens à la conspiration rêvée par eux, +l'aide de camp et le page se demandaient pourquoi on +les avait fait venir si vite. Enfin, ce dernier s'adressant +à Charney:</p> + +<p>—Il y a une apostille de l'impératrice, lui dit-il.</p> + +<p>Et Charney lut sur la marge:</p> + +<p>«Je recommande M. de Charney aux bons soins de +M. le colonel Morand. Je lui serai particulièrement +reconnaissante de ce qu'il voudra bien faire pour adoucir +la position de son prisonnier.</p> + +<p class="r">«<i>Signé</i> <span class="sc">Joséphine</span>.» +</p> +<p>—Vive l'impératrice! cria Ludovic.</p> + +<p>Charney baisa la signature, et tint quelques instans +le message sur ses yeux.</p> + + + + +<h2>LIVRE TROISIÈME</h2> + + + + +<h3><a name="l3c1" id="l3c1"></a>I.</h3> + + +<p>Le commandant de Fénestrelle avait repris toute sa +courtoisie envers le protégé de sa majesté l'impératrice +et reine. Non seulement Charney n'alla point occuper +la loge du bastion, mais on l'autorisa à reconstruire les +échafaudages et les abris dont plus que jamais <i>Picciola</i> +languissante, à demi transplantée, réclamait le secours. +Les fureurs du colonel Morand contre l'homme et la +plante s'étaient si bien calmées, que, chaque matin, +Ludovic venait de sa part demander au prisonnier s'il +n'avait rien à désirer, et comment se portait <i>la Picciola</i>.</p> + +<p>Usant de cette bonne volonté, Charney obtint de sa +munificence des plumes, de l'encre, du papier, afin de +relater sur de nouveaux frais, par le souvenir, ses études +et ses observations de physiologie végétale; car la lettre +du gouverneur de Turin n'annulait point le droit d'enquête +et de saisie; les deux sbires judiciaires avaient +emporté ses archives sur toile, et, après un examen +approfondi, déclarant <i>ne pouvoir, malgré leurs efforts, +trouver la clef de cette correspondance</i>, ils avaient +dépêché le tout vers Paris, au ministère de la police, +pour y être commenté, analysé, déchiffré, par de plus +habiles et de plus experts qu'eux.</p> + +<p>Une privation autrement importante, car il n'y put +suppléer aussi facilement, fut encore imposée à Charney. +Le commandant, punissant Girhardi des reproches +adressés à lui par le général Menou sur son défaut de +surveillance, l'avait fait reléguer dans une autre partie +de la forteresse, où il ne pouvait communiquer avec +personne. Cette séparation, qui jetait le vieillard dans +un complet isolement, retombait sur le cœur de Charney +comme un remords, et paralysait l'effet des faveurs du +colonel.</p> + +<p>Il passait une grande partie de sa journée les yeux +attachés sur la grille et sur la petite fenêtre close. Il +y croyait voir encore le bon vieillard au moment où, +avec effort, passant son bras à travers les barreaux inférieurs, +il avait essayé vainement de lui faire toucher +une main amie; il voyait sa supplique à l'empereur +frôler le mur et remonter jusqu'à cette grille au bout +d'un cordon, pour aller de lui à Girhardi, de Girhardi à +Teresa, de Teresa à l'impératrice; et derrière ces barreaux, +brillait et s'animait de nouveau ce regard de pitié +et de pardon qu'il l'était venu soutenir récemment au +milieu de ses angoisses, et il entendait ce cri de joie +sortir d'un cœur brisé quand la grâce de Picciola était +enfin venue!</p> + +<p>Cette grâce, c'est à lui, c'est à eux qu'il la doit, et de +cette tentative insensée, qui ne pouvait profiter qu'à +Charney, seuls ils ont été punis, punis cruellement! +Pauvre père! pauvre jeune fille!</p> + +<p>Elle aussi se montrait souvent à lui, à cette même +place, où il l'avait vue apparaître un instant, au sortir +de ce rêve pénible qui lui prédisait la mort de sa plante. +Alors, dans le trouble de ses idées, il lui avait semblé +découvrir en elle tous les traits de la Picciola de ses +songes, et c'est encore ainsi qu'il croyait la revoir +aujourd'hui.</p> + +<p>Un jour que le prisonnier se nourrissait de ces douces +visions, quelque chose s'agita derrière le vitrage terne +et dépoli; on ouvrit la petite fenêtre; une femme se +montra à la grille. Elle avait la peau brune et terreuse, +un goître énorme, et des yeux avares et méchans. C'était +la femme de Ludovic.</p> + +<p>Depuis ce temps, Charney n'y vit plus rien.</p> + + + + +<h3><a name="l3c2" id="l3c2"></a>II.</h3> + + +<p>Dégagée de ses entraves, entourée de bonne terre, +largement encadrée dans ses pavés, Picciola réparait +ses désastres, se redressait, et sortait triomphante de +toutes ses tribulations. Elle y avait perdu ses fleurs néanmoins, +à l'exception de la petite fleur, qui, la dernière, +s'était ouverte au bas de la tige.</p> + +<p>Devant son terrain agrandi, devant la graine qui se +gonflait, qui mûrissait dans le calice, Charney pressentait +de nouvelles et sublimes découvertes, et rêvait +même au <i>Dies seminalis</i>, à la fête des semailles! Car +maintenant le terrain ne manque plus; il est plus que +suffisant pour Picciola; elle peut devenir mère, et voir +ses filles croître sous son ombre!</p> + +<p>En attendant ce grand jour, il est possédé du désir +de connaître le nom véritable de cette compagne avec +laquelle il a passé de si doux instans.</p> + +<p>—Quoi! ne pourrai-je donc jamais donner à Picciola, +la pauvre enfant trouvée, ce nom dont la science +ou l'usage l'ont dotée d'avance, et qu'elle porte en communauté +avec ses sœurs des plaines ou des montagnes!</p> + +<p>Le commandant l'étant venu visiter, Charney lui +parla du désir qu'il avait de posséder un ouvrage de +botanique. Sans se refuser à sa demande, l'autre, +voulant mettre sa responsabilité à couvert, songea +d'abord à obtenir l'autorisation du gouverneur du +Piémont; et Menou non seulement s'empressa de la lui +donner complète, mais encore il lui envoya, de la bibliothèque +de Turin, une masse énorme de volumes, pour +aider le prisonnier dans ses recherches.—<i>Espérant</i>, +écrivait-il, <i>que S. M. l'impératrice et reine, très-versée +elle-même dans ce genre de connaissances, comme dans +bien d'autres, ne serait pas fâchée de savoir le nom de +cette fleur, à laquelle elle s'était si vivement intéressée.</i></p> + +<p>À la vue de cet amas de science que lui apporta Ludovic, +ployant sous le faix, Charney sourit.</p> + +<p>—Est-il donc besoin de si grosse artillerie, dit-il, +pour contraindre la fleur à me dire son nom?</p> + +<p>Néanmoins, c'est avec un sentiment de plaisir qu'il +pose encore une fois sa main sur des livres. Il les +feuillète avec ce frémissement d'amour qu'il avait ressenti +naguère, quand le savoir était pour lui chose mystérieuse +et désirable! Depuis si long-temps, il n'a pu +promener ses yeux sur des caractères d'imprimerie! +Déjà dans sa tête fermentait un projet d'études saintes +et douces!</p> + +<p>—Si jamais je sors de ces lieux, se dit-il, je serai +botaniste! Là, plus de ces controverses scolastiques et +pédantesques qui vous égarent au lieu de vous éclairer. +La nature doit se montrer la même à tous ses disciples, +toujours vraie quoique changeante, toujours belle quoique +nue!</p> + +<p>Et il interroge ces livres nouveau-venus, leur demandant +aussi à eux leurs titres et leurs noms. C'étaient +le <i>Species plantarum</i> de Linnée, les <i>Institutiones rei +herbariæ</i> de Tournefort, le <i>Theatrum botanicum</i> de +Bauhin, puis la <i>Phytographia</i>, la <i>Dendrologia</i>, l'<i>Agrostographia</i>, +de Plukenet, d'Aldrovande et de Scheuchzer; +puis d'autres livres, écrits en français ou en italien.</p> + +<p>Quoique un peu effrayé de cet appareil tout scientifique, +Charney ne se découragea pas, et, pour se préparer +à des recherches plus sérieuses, il ouvrit tout +d'abord le plus mince volume, afin d'y chercher au +hasard, dans la table, les plus charmantes dénominations +que puisse porter un végétal.</p> + +<p>Qu'il eût voulu se trouver le maître de choisir dans +ce calendrier floral, entre Alcea, Alisma, Andryala, +Bromelia, Celosia, Coronilla, Euphrasia, Helvella, Passiflora, +Primula, Santolina, ou tout autre nom doux à +la lèvre, harmonieux à l'oreille!</p> + +<p>La crainte lui vient tout-à-coup dans l'esprit que sa +plante ne porte, avec un nom bizarre et disgracieux, une +termination masculine ou neutre, ce qui eût brouillé +toutes ses idées à l'égard de son amie, de sa compagne.</p> + +<p>Que deviendrait la jeune fille de ses rêves, s'il allait +falloir lui appliquer une désignation comme <i>Rumex obtusifolius</i>, +ou <i>Satyrium hyoscyamus</i>, ou <i>Gossypium</i>, +<i>Cynoglossum</i>, ou <i>Cucubalus</i>, <i>Cenchrus</i>, <i>Buxus</i>! ou +même quelque nom français, plus barbare encore, tel +que Arrête-bœuf, Attrape-mouche, Herbe à pauvre +homme, Bec de grue, Casse-lunette, Dent de chien, +Langue de cerf ou Fleur de coucou! N'y aurait-il pas +là de quoi le désenchanter à jamais? Non! il ne risquera +point une semblable épreuve!</p> + +<p>Malgré lui, pourtant, il reprenait tour à tour chaque +volume, l'ouvrait, le feuilletait de nouveau, s'extasiant +devant les merveilles innombrables de la nature, s'irritant +contre l'esprit systématique des hommes, qui, de +cette étude jusque alors si attrayante pour lui, avaient +fait la science la plus rude, la plus technique, la plus +embrouillée de toutes les sciences!</p> + +<p>Durant huit jours entiers, il tenta l'analyse de sa +plante pour arriver à connaître son nom; il n'y put +réussir. Dans le chaos de tant de mots étranges, rejeté +d'un système à l'autre, égaré au milieu de cette lourde +et vaste synonymie, véritable filet de Vulcain, qui couvre +la botanique d'un réseau comme pour cacher ses +charmes, et pèse sur elle au point de l'étouffer, en vain +il consulta tous ses auteurs les uns après les autres, +descendant de la classe à l'ordre, de l'ordre à la famille, +de la famille au genre, du genre à l'espèce; sans cesse +il perdait la trace, et finissait toujours par maudire ses +guides infidèles, qui souvent n'étaient d'accord entre +eux ni sur les caractères généraux, ni même sur l'usage +et la dénomination de chacune des parties du végétal!<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a></p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> Je ne citerai ici qu'un seul exemple de cette singulière divergence +d'opinions entre les botanistes. Pour les <i>Asclépiades</i> (famille +des <i>Apocynées</i>), Linnée regarde les écailles comme les étamines; +Adanson prend les cornets pour les filamens des étamines, et les +écailles pour les anthères; Jacquin pense que les anthères sont +enfermées dans les loges des écailles; Desfontaines regarde les +corpuscules noirs comme les vraies anthères, Richard comme des +stigmates mobiles; enfin, Lamarck regarde les écailles comme des +étamines, et les deux loges de leur face interne comme des anthères. +(Voyez la <i>Flore française</i>, t. III. p. 668.)</p> +</div> +<p>Au milieu de ces investigations mille fois renouvelées, +la petite fleur, la fleur unique, interrogée pétale par +pétale, fouillée jusque dans son calice, se détacha tout-à-coup +sous la main de l'analyseur, du disséqueur, et +tomba, emportant avec elle les projets d'étude sur la +graine, l'espoir des semailles, et la maternité de Picciola!</p> + +<p>Charney demeura consterné; et après un long silence, +apostrophant d'une voix émue et d'un regard +courroucé les livres qu'il tenait encore ouverts sur ses +genoux:</p> + +<p>—Elle se nomme Picciola! s'écria-t-il, rien que Picciola, +la plante du prisonnier, sa consolatrice, son amie! +Qu'a-t-elle besoin d'un autre nom, et que voulais-je +donc savoir? Insensé! quoi! contre cette soif de connaître, +n'est-il donc pas un remède certain, et n'en peut-on +guérir?</p> + +<p>Dans un mouvement de colère, saisissant l'un après +l'autre les livres qu'il avait devant lui, il les lança vivement +contre terre. Un petit papier sortit des feuillets +de l'un d'eux, et vola dans la cour. Charney le ramassa +aussitôt. Il contenait quelques mots, récemment tracés, +et d'une écriture de femme. Il lut ce qui suit:</p> + +<p><i>Espérez, et dites à votre voisin d'espérer, car ni lui +ni vous, je ne vous oublie.</i></p> + +<p class="r">(<i>Évangile selon saint Matthieu</i>.) +</p> + + + +<h3><a name="l3c3" id="l3c3"></a>III.</h3> + + +<p>Charney avait lu et relu vingt fois ce billet, dont le +sens ne pouvait être douteux, car parmi les femmes une +seule avait été pour lui tout cœur et tout dévouement: +et cette femme, il l'avait à peine entrevue, pensait-il, il +ignorait le son de sa voix; et si tout-à-coup elle se fût +présentée devant lui, il ne l'eût pu reconnaître sans +doute. Mais par quel moyen, trompant la vigilance de +ses argus, a-t-elle pu lui faire parvenir ces lignes?—<i>Dites +à votre voisin d'espérer</i>. Pauvre fille, qui n'osait +nommer son père! Pauvre père, à qu'il ne pourra +même montrer le souvenir de sa fille!</p> + +<p>En songeant à ce bon vieillard, dont il avait comblé +le malheur, dont il lui était interdit d'adoucir la peine, +Charney se sentait navré de regrets, et au milieu de ses +nuits sans sommeil, l'idée de Girhardi venait l'assaillir +douloureusement.</p> + +<p>Durant une de ces nuits, un bruit inaccoutumé se fit +entendre au-dessus de lui, dans la chambre de l'étage +supérieur, jusque là restée vide, et lui tint l'esprit rempli +de conjectures plus bizarres les unes que les autres.</p> + +<p>Vers le matin, Ludovic entra dans sa chambre, l'air +affairé, et quoiqu'il essayât de contraindre ses traits à +la discrétion, ses yeux brillans et animés annonçaient +une grande nouvelle.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? lui dit Charney, et que s'est-il passé +là-haut cette nuit?</p> + +<p>—Oh! rien, <i>signor conte</i>, rien; sinon qu'il nous est +arrivé d'hier une recrue de prisonniers et que les logemens +vacans vont cesser de l'être. Oui, poursuivit-il +avec un ton emprunté de commisération, il vous va +falloir partager la jouissance de votre cour avec un compagnon +de captivité; mais rassurez-vous, nous ne recevons +ici que de braves gens... Quand je dis braves gens, +reprit-il aussitôt: c'est-à-dire qu'il n'y a pas de voleurs +parmi eux! Mais tenez, voilà le <i>nouveau</i> qui vient +vous faire sa visite d'installation.</p> + +<p>À cette annonce inattendue, Charney s'était levé, +saisi de surprise, ne sachant s'il devait se réjouir ou +s'affliger de ce changement, quand soudain il vit entrer +dans sa chambre... Girhardi!</p> + +<p>Tous deux se regardèrent comme s'ils doutaient encore +de la réalité de cette rencontre, et au même instant +leurs mains, pressées et confondues, témoignèrent +du plaisir qu'ils éprouvaient à se revoir.</p> + +<p>—Allons, allons, dit Ludovic en riant, je vois que la +connaissance sera bientôt faite; et il sortit, les laissant +tous deux en extase l'un devant l'autre.</p> + +<p>Après un moment de silence:—Qui donc nous a +réunis? dit Charney.</p> + +<p>—C'est ma fille, je n'en saurais douter! Et comment +m'y tromperais-je? Tout ce qui m'arrive d'heureux +dans la vie ne me vient-il pas d'elle?</p> + +<p>Charney baissa le front d'un air interdit, et ses mains +pressèrent de nouveau avec force celles du vieillard. +Enfin, tirant de sa cassette un petit papier, il le lui présenta:—Connaissez-vous +cette écriture?</p> + +<p>—C'est la sienne! s'écria Girhardi; c'est celle de +ma fille! de ma Teresa! Non, elle ne nous a pas oubliés, +et sa promesse n'a pas tardé à se réaliser, puisque +nous voilà réunis tous deux. Mais comment ce billet +vous est-il parvenu?</p> + +<p>Charney le lui dit, et ensuite par un mouvement irréfléchi, +il fit un geste comme pour rentrer en possession +du billet; mais voyant Girhardi le tenir entre ses mains +tremblantes d'émotion, le lire lentement, mot par mot, +lettre par lettre, le baiser cent fois, il comprit qu'il ne +lui appartenait plus, et il en éprouva au fond du cœur +un vif sentiment de regret, qu'il ne sut comment s'expliquer +à lui-même.</p> + +<p>Les premiers momens passés, quand ils eurent épuisé +à l'égard de Teresa toutes leurs conjectures sur son +sort, et sur le lieu habité par elle, Girhardi, promenant +ses yeux avec un sentiment naïf de curiosité sur le logement +de son hôte, s'arrêta devant chacune des inscriptions +de la muraille. Deux d'entre elles avaient été +modifiées déjà; il comprit l'influence de la plante, et +s'expliqua aussitôt le rôle important qu'elle avait dû +jouer près du prisonnier. À son tour il prit un charbon. +Une des sentences contenait ces mots:</p> + +<p><i>Les hommes se tiennent sur la terre, comme, plus tard, +ils se tiendront dessous: les uns près des autres, mais +sans liens entre eux. Pour les corps, ce monde est une +arène populeuse, où l'on se heurte de tous côtés; pour +les cœurs, c'est un désert.</i></p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p><i>Si l'on n'a pas un ami!</i></p> + +<p>Puis, se retournant doucement vers son compagnon, +il lui tendit les bras.</p> + +<p>Encore ému des pensées qui venaient de l'agiter, le +cœur palpitant, les yeux humides, Charney s'y précipita, +et tous deux scellèrent ce saint pacte d'amitié par une +étreinte vive et prolongée.</p> + +<p>Le lendemain, ils déjeunaient ensemble, en tête-à-tête, +dans la <i>camera</i> du premier étage, l'un assis sur le +lit, l'autre sur la chaise, ayant entre eux la petite table +sculptée, supportant alors, avec la double ration de la +prison, une belle truite du lac, des écrevisses de la +Cenise, une bouteille de l'excellent vin de Mondovi, et +un appétissant morceau de ce délicieux fromage de +Millesimo, connu dans toute l'Italie sous le nom de +<i>Rubiola</i>. C'était là un festin pour des captifs! Mais +Girhardi ne manquait point d'argent, ni le commandant +de complaisance, depuis de nouveaux ordres reçus.</p> + +<p>Une causerie pleine de confiance et de douceur s'établit +entre les deux amis. Jamais Charney n'a si bien +et si long-temps savouré les plaisirs de la table; jamais +repas ne lui a semblé si succulent. C'est que, si l'exercice +et les eaux de l'Eurotas pouvaient servir d'assaisonnement +au brouet noir des Spartiates, la présence et +la conversation d'un ami ajoutent mieux encore au goût +des mets les plus fins.</p> + +<p>Bientôt les confidences suivirent leur cours. Ils +s'aimaient déjà si bien tous deux, quoique se connaissant +à peine! Sans y être autrement excité, sans hésitation, +sans préambule, seulement comme exécution de +ce contrat d'amitié passé la veille, Charney raconta les +travaux orgueilleux et les folies vaniteuses de sa jeunesse. +Le vieillard prit la parole à son tour, et confessa +de même les premières erreurs de sa vie.</p> + + + + +<h3><a name="l3c4" id="l3c4"></a>IV.</h3> + + +<p>Girhardi était né à Turin, où son père possédait de +vastes manufactures d'armes. Le Piémont a de tout +temps servi de passage aux marchandises et aux idées +qui vont de France en Italie, comme aux idées et aux +marchandises qui vont d'Italie en France. De cela, il +reste toujours quelque chose en route. Le vent de France +avait soufflé sur son père; il était philosophe, voltairien, +réformiste; le vent d'Italie avait soufflé sur sa mère; +elle était dévote à l'excès. Quant à lui, pauvre enfant, +les aimant, les respectant, les écoutant tous deux avec +la même confiance, il devait nécessairement participer +des deux natures; c'est ce qui lui arriva. Républicain +dévot, il rêvait le règne de la religion et de la liberté, +alliance fort belle sans doute; mais il l'entendait à sa +manière, et il avait vingt ans. On était jeune alors à +cet âge.</p> + +<p>Il ne tarda pas à donner des gages aux deux partis.</p> + +<p>Dans ce temps, la noblesse piémontaise jouissait de +certains priviléges fort humilians pour les autres classes +de la société. Ses membres seuls, par exemple, pouvaient +se montrer en loge au spectacle, et, le croirait-on, +danser dans un bal public! car la danse était alors +réputée exercice aristocratique, et les bourgeois n'y +devaient assister que comme spectateurs.</p> + +<p>À la tête d'une bande de jeunes gens de la bourgeoisie, +Giacomo Girhardi brava publiquement un jour +ce singulier privilége. Il ne craignit pas d'établir un +quadrille roturier au milieu des nobles quadrilles. Les +danseurs gentilhommes s'indignèrent; danseurs et spectateurs +plébéiens poussèrent un cri terrible en réclamant +<i>la danse pour tous</i>! À cette clameur séditieuse, +d'autres cris de liberté succédèrent, et, dans le tumulte +qui s'ensuivit, après vingt cartels proposés et refusés, +non par lâcheté, mais par orgueil, l'imprudent Giacomo, +emporté par la fougue de son âge et de ses idées, appliqua +un soufflet sur la joue du plus fier et du plus haut +titré de ses adversaires.</p> + +<p>L'insulte était grave. La puissante famille de San-Marsano +jurait de se venger. Les chevaliers de Saint-Maurice, +ceux même de l'Annonciade, toute la noblesse +du pays enfin, qui, dans le péril, ne fait qu'un corps, +semblait n'avoir plus qu'un visage, tant chacun se sentit +offensé pour son propre compte.</p> + +<p>Par l'ordre de son père, Giacomo se réfugia chez un +de ses parens, curé d'un petit village de la principauté +de Masserano, aux environs de Bielle. Mais malgré sa +fuite, il fut condamné par contumace à cinq ans d'exil +hors de Turin.</p> + +<p>L'importance maladroite donnée à cette affaire, qu'on +nomma la conspiration dansante, grandit Giacomo aux +yeux de ses compatriotes. Les uns le regardèrent +comme le vengeur du peuple; les autres, comme un de +ces novateurs dangereux qui rêvaient encore l'indépendance +du Piémont; et tandis qu'à la cour on signalait +le donneur de soufflets comme l'un des membres les plus +actifs du parti démocratique, le pauvre petit factieux +servait tranquillement la messe au village, et ne sortait +point de l'église où il venait de communier saintement.</p> + +<p>Ce terrible début d'une vie qui devait s'écouler si +calme, influa bien long-temps sur le sort de Giacomo +Girhardi. Le vieillard paya chèrement les folies du +jeune homme, car, lors de son arrestation pour l'attentat +prétendu contre le premier consul, ses accusateurs ne +manquèrent pas de faire valoir le jugement qui l'avait +atteint déjà comme perturbateur et républicain effréné.</p> + +<p>À compter de sa sortie de Turin, et durant son exil, +Giacomo, laissant s'éteindre entièrement cet amour de +l'égalité que son père avait fait naître en lui, vit se développer +de plus en plus au contraire les sentimens religieux +qu'il tenait de sa mère. Il les porta bientôt à +l'excès, et son parent, brave et digne ecclésiastique, +dont l'esprit peut-être manquait d'étendue, mais dont +l'âme était noble et les convictions sincères, au lieu de +chercher à calmer en lui ce commencement d'exaltation, +l'excita, espérant faire pour lui de l'humilité chrétienne +un bouclier contre la vivacité de son caractère. Plus +tard, il comprit lui-même l'imprudence de son calcul. +Giacomo n'avait plus qu'un désir, ne formait plus qu'un +vœu, celui d'être prêtre.</p> + +<p>Pour parer à ce coup, qui les eût privés de leur fils +unique, son père et sa mère le rappelèrent auprès d'eux, +et, s'appuyant sur la vive tendresse qu'il leur conservait, +ils firent tant qu'ils le décidèrent, ou plutôt le contraignirent, +à force de supplications et de larmes, à se +marier.</p> + +<p>Giacomo se maria donc; mais son mariage tourna +d'abord bien autrement qu'on ne s'y attendait. Il vécut +avec sa femme comme avec une sœur. Elle était jeune +et belle, et ressentait pour lui la plus tendre affection. +Il se servit de son influence sur son cœur, il usa de son +éloquence naturelle et passionnée, non pour lui faire +comprendre le bonheur du ménage, mais les douceurs +de la vie religieuse. Il y réussit complètement, si bien +qu'après une année passée pour eux dans une union +chaste comme celle des anges, la jeune épouse se retira +dans un couvent, et lui, il retourna dans les environs de +Bielle.</p> + +<p>À peu de distance du village qu'il habitait, se dresse +une chaîne de hauteurs, dernier embranchement des +Alpes pennines. À la base du <i>monte Mucrone</i>, le pic +le plus élevé de ces montagnes, une petite vallée, s'enfonçant +tout-à-coup, sombre, noire, couverte de vapeurs, +hérissée de rochers, bordée de précipices, semble de +loin répondre à la description que Virgile et Dante nous +font des bouches de l'enfer. Mais à mesure qu'on s'en +approche, les rochers se montrent parés d'une belle +verdure, plaisante à la vue, les précipices offrent des +versans en pente douce, où des arbustes fleuris s'échelonnent +en petites collines charmantes, couvertes de bosquets +naturels, et la vapeur, changeant de nuance aux +rayons de soleil, tour-à-tour blanche, rose, violacée, finit +par s'évanouir tout-à-fait. Alors on aperçoit, au fond +de la jolie vallée, un lac de cinq cents pas de largeur, +alimenté par des sources, et d'où sort, en murmurant, la +petite rivière d'Oroppa, qui va, à quelque distance de là, +ceindre un des mamelons de la chaîne, au sommet duquel +s'élève une église consacrée à grands frais à la +Vierge Marie par la piété des peuples. Cette église est +la plus célèbre du pays.</p> + +<p>Si l'on en croit la légende, saint Eusèbe, à son retour +de la Syrie, déposa dans cet endroit isolé la statue en +bois de la Vierge, sculptée par saint Luc l'évangéliste, +et qu'il voulait soustraire aux profanations des ariens.</p> + +<p>Eh bien! dans cette petite vallée, sur la pointe de ces +rochers, sur les versans de ces précipices, sur les bords +de ce lac et de cette rivière, sur cette montagne, dans +cette église, au pied de cette statue, Giacomo Girhardi +passa encore cinq années de sa vie, oubliant le monde +entier, ses amis, sa famille, sa femme, sa mère, pour la +Vierge d'Oroppa!</p> + +<p>Ignorant que la crédulité n'est pas la croyance, que +la superstition mène à l'idolâtrie, et que tous les excès +éloignent de Dieu, ce n'était pas la Marie céleste, la +mère du Christ, qu'il adorait, c'était sa Vierge à lui! sa +Vierge de la montagne! Ses jours et ses nuits s'écoulaient +à prier, à pleurer devant elle, sur des fautes imaginaires, +car son cœur était celui d'un enfant. En vain, +son parent, le bon curé, s'alarmant de plus en plus de +cette trop vive ferveur, cherchait à le ramener à la +raison; rien n'y faisait. En vain, pour le distraire de +cette ardente et dangereuse préoccupation, il lui proposa +de visiter d'autres lieux où la Vierge était honorée: +qu'importaient à Giacomo Notre-Dame de Lorette et +Sainte-Marie de Bologne ou de Milan? ce n'était que +l'objet matériel, l'image, ce morceau de bois noir et vermoulu, +qu'il adorait, et non la sainte femme représentée +là si indignement!</p> + +<p>Ce sentiment d'exaltation ne perdit de sa profondeur +que pour gagner en étendue.</p> + +<p>La Vierge d'Oroppa avait autour d'elle son cortége +de saints et de saintes.</p> + +<p>Sur eux Giacomo avait distribué tous les pouvoirs +célestes, toutes les attributions de la divinité. À l'un, +il demandait de dissiper les nuages chargés de grêle, +qui parfois, des hauteurs du <i>Monte-Mucrone</i>, descendaient +sur sa montagne; à l'autre, d'adoucir les regrets +de sa mère ou de soutenir sa femme dans ses épreuves; +à celui-ci, de veiller sur son sommeil; à celui-là, de le +défendre contre le tentateur; ainsi du reste; et sa dévotion +devenait un polythéisme impur, et sa montagne +d'Oroppa un Olympe, où Dieu seul n'avait pas sa place.</p> + +<p>S'imposant les privations et les pénitences les plus +rudes, il jeûnait, il se macérait, restait parfois jusqu'à +trois jours sans prendre de nourriture, et il tombait dans +des faiblesses honorées par lui du nom d'extases. Il avait +des visions, des révélations; comme certains quiétistes, +à force de dompter sa nature matérielle, il croyait être +parvenu à rendre son âme visible, et il conversait avec +elle, et sa santé se détruisait, sa raison se perdait; il +était fou!</p> + +<p>Un jour, il entendit une voix, venue d'en haut, lui ordonner +d'aller convertir des Vaudois hérétiques, dont +quelques débris existaient encore, non loin de lui, dans +le Valais. Il se mit en route, traversa les pays arrosés +par la Sesia, atteignit au sommet des grandes Alpes, du +côté du mont Rosa; mais soudainement enfermé par +l'hiver au milieu d'une peuplade de pâtres, il lui fallut +passer plusieurs mois abrité sous le vaste toit d'un chalet; +car les neiges amoncelées avaient obstrué tous les +passages.</p> + +<p>Ce chalet, appelé dans le pays <i>las strablas</i>, ou les +étables, était un carré long de cinq cents pieds d'étendue, +ouvert seulement du côté du sud, et fermé, calfeutré, +dans ses autres parties, de fortes planches de +sapin, liées entre elles par des gommes, des résines, des +mousses et des lichens. Dans la saison rigoureuse, +hommes, femmes, enfans, troupeaux, tout s'y réunissait +sous le sceptre du plus ancien de la peuplade. Au +centre de l'habitation, un foyer sans cesse alimenté y +faisait bouillir à grands flots une énorme chaudière où, +tour à tour, et parfois ensemble, s'apprêtaient pour la +communauté, les légumes secs, le lard, le mouton, les +quartiers de chamois et les côtelettes de marmottes, +qu'on accompagnait, durant les repas, d'un pain de châtaignes, +et, en guise de vin, d'une liqueur aigre-douce +composée de busserolles et d'airelles fermentées.</p> + +<p>Là, des occupations nombreuses, le soin des troupeaux +et des enfans, les fromages à préparer, le chanvre +à filer, des instrumens aratoires à fabriquer, pour forcer +plus tard, durant le rapide été de ces climats, les +rochers à produire, les vêtemens de peau de mouton, les +paniers d'écorces, les petits meubles élégans de bois de +mélèse et de sycomore, destinés à la ville, tenaient en +éveil toute la population du chalet, population laborieuse +et enjouée, qui mêlait ses rires et ses chansons au bruit +des haches, des roues et des marteaux. Là le travail +semblait doux; l'étude et la prière étaient réputées devoirs +et plaisirs. On y chantait de saints cantiques avec +des voix harmonieuses et exercées; les plus vieux y enseignaient +aux plus jeunes la connaissance des livres et +du calcul, aux mieux disposés la musique et même un +peu de latin; car la civilisation des Hautes-Alpes, +comme sa végétation, se conserve sous la neige, du +moins parmi ces peuplades, et il n'est pas rare de voir, +au retour des premières chaleurs, descendre de ces <i>étables</i> +vers les villages de la plaine des ménétriers et des +maîtres d'école, qui vont propager au bas de la montagne +l'instruction et le plaisir.</p> + +<p>Les hôtes de Giacomo étaient Vaudois.</p> + +<p>Pour un convertisseur l'occasion se montrait belle; +mais, dès le premier mot articulé par lui au sujet de sa +mission, le chef de la famille, vieillard octogénaire, +moins respectable encore par son âge que par les +travaux et les vertus dont tous les instans de sa vie +avaient été marqués, lui imposa silence.</p> + +<p>—Nos pères, lui dit-il, ont souffert l'exil, la dispersion, +la mort même, plutôt que de consentir au culte +des images: n'espérez donc pas faire sur nous ce que +n'ont pu sur eux des siècles de persécution. Étranger, +vous voilà condamné à vivre sous notre toit: priez à +votre manière, nous prierons à la nôtre; mais unissez +vos efforts à nos efforts dans un travail commun; car +ici, loin des bruits et des distractions de la terre, l'oisiveté +vous tuerait. Soyez notre compagnon, notre frère, +tant que les neiges pèseront sur nous. Ensuite, les +chemins libres, vous pourrez nous quitter, si bon vous +semble, sans bénir le foyer qui vous aura réchauffé, sans +vous retourner même pour saluer du geste ceux qui vous +auront logé et nourri. Vous ne leur devrez rien, car +vous aurez travaillé avec eux; et si le reste du compte +est de notre côté, Dieu l'acquittera.</p> + +<p>Forcé de se soumettre, Giacomo resta pendant cinq +mois le compagnon de ces braves gens; pendant cinq +mois, il fut le témoin de leurs vertus; pendant cinq +mois, matin et soir, il entendit les actions de grâces +qu'ils adressaient à Dieu seul. Son esprit, cessant +d'être excité par la vue des objets de son culte exclusif, +se calma; et quand cette prison, que la glace avait +fermée derrière ses pas lui fut rouverte par le soleil, à +l'aspect de ce soleil et des magnificences de la nature +dont il avait été sevré durant si long-temps, et qui se +développaient à ses regards du haut des Alpes, l'idée du +Maître éternel et tout-puissant entra grande et vive dans +son cœur, et y reprit sa place usurpée.</p> + +<p>L'arrivée des premiers oiseaux, la vue des premières +plantes qui sortaient toutes fleuries de dessous la neige; +autour d'elles, les frémissemens des essaims d'abeilles, +tout excitait ses transports de joie et d'amour!</p> + +<p>Un volume entier ne suffirait pas pour peindre les +sensations nombreuses et diverses par lesquelles passa +alors Giacomo. Le bon vieillard l'avait pris en affection; +il connaissait peu les livres des savans; mais il +avait joint ses propres observations à celles de ses pères, +et se plaisait à lui expliquer le créateur par la création. +Enfin, de cet asile devant lequel il s'était présenté la +tête remplie d'idées de fanatisme et d'intolérance le +convertisseur sortit presque entièrement converti lui-même. +L'habitude du travail, le spectacle de la famille, +ramenèrent les idées de Giacomo vers les devoirs qui +lui restaient à remplir.</p> + +<p>Il courut se présenter au parloir de sa femme.</p> + +<p>Ce serait là encore une histoire complète à raconter, +que celle des moyens qu'il dut employer afin de reconquérir +ce cœur d'abord repoussé par lui. Cette histoire +vaudra peut-être d'être dite un jour.</p> + +<p>Bref, après des efforts inouïs pour arracher sa femme +à la vie claustrale, pour détruire lui-même l'effet de ses +premières leçons, de ses premiers enseignemens, Giacomo +Girhardi, revenu à la raison, au bonheur, aux +croyances vraies, devint le meilleur des époux, et, quelques +années après, le plus heureux des pères.</p> + +<p>Vingt-cinq ans de sagesse et de vertus rachetèrent +ses erreurs.</p> + +<p>De retour à Turin, au milieu des siens, il s'était créé, +par son industrie, des occupations dignes de lui. Il +possédait une assez belle fortune, que le travail eût +augmentée encore, si sa bienfaisance n'avait su donner +un écoulement à ses bénéfices. Faire du bien lui était +si doux! L'amour de ses semblables remplissait son +cœur de joie, et l'étude de la nature ajoutait un charme +inépuisable à sa vie. La nature animée excita surtout +ses curieuses investigations; et comme Dieu est grand +jusque dans ses plus minimes ouvrages, les insectes, +s'offrant plus facilement sous la main du philosophe +religieux, obtinrent la préférence sur les autres productions +du sublime ouvrier. Voilà comment, plus tard, +durant ses jours de captivité, le vieux Girhardi s'était +attiré de la part de Ludovic le surnom singulier de l'<i>attrapeur +de mouches</i>.</p> + + + + +<h3><a name="l3c5" id="l3c5"></a>V.</h3> + + +<p>Les deux captifs n'eurent bientôt plus de secrets l'un +pour l'autre. Après s'être rapidement raconté les principaux +événemens de leur existence, ils la reprenaient +en détail, pour se faire part des moindres émotions qui +en avaient signalé le cours. Ils parlaient aussi de +Teresa; mais, à ce nom, Charney, embarrassé, sentait +tout-à-coup la rougeur lui monter au front; le vieillard +lui-même devenait pensif, et un moment de silence, +triste et solennel, accompagnait toujours le souvenir de +l'ange absent.</p> + +<p>Plus volontiers, leurs récits étaient interrompus par +quelque grande discussion sur un point de morale, ou +par des observations sur les bizarreries de la nature +humaine. La philosophie de Girhardi, douce et consolante, +faisait consister le bonheur dans l'amour du prochain; +et Charney, parfois en désaccord avec lui, ne +pouvait comprendre que ce foyer d'indulgence et de tendresse +se fût ainsi entretenu pour les hommes, malgré +l'injustice et les persécutions que le vertueux Piémontais +avait eues à supporter d'eux.</p> + +<p>—Mais, lui disait-il, ne les avez-vous donc pas +maudits ces hommes, le jour où, après vous avoir lâchement +calomnié, ils vous privèrent de votre liberté et +de la vue de..... votre enfant?</p> + +<p>—La faute de quelques-uns devait-elle retomber sur +tous? Ceux-là même qui m'ont nui, qui sait? abusés +par les apparences, aveuglés par un fanatisme politique, +peut-être étaient-ils de bonne foi! Croyez-moi, mon +ami, il faut penser au mal qu'on nous a fait avec l'idée +du pardon au fond du cœur. Qui de nous n'en a eu +besoin pour lui-même? qui de nous n'a pris l'erreur +pour la vérité? L'apôtre saint Jean a dit que Dieu +était tout amour. Oh! que cette parole est belle et +vraie! Oui, et c'est en aimant qu'on s'élève à Dieu, +et qu'on prend de lui sa force pour supporter le malheur. +Si j'étais entré en prison avec une pensée en +haine contre l'humanité, j'y serais mort de désespoir +sans doute! Mais non, le ciel en soit loué! ces sentimens +pénibles étaient loin de moi! Le souvenir de +tant de bons amis, restés fidèles à mon infortune, de +tant de cœurs qui ont souffert de mes souffrances, me +faisait aimer plus encore mes semblables, et le moment +néfaste de ma captivité fut celui où la vue même d'un +homme me fut interdite!</p> + +<p>—Quoi! usa-t-on de telles rigueurs envers vous? dit +Charney.</p> + +<p>—Dès le premier moment de nom arrestation, poursuivit +son nouvel ami, j'avais été transporté à la citadelle +de Turin, mis au secret et renfermé dans une +galerie souterraine, où les geôliers eux-mêmes ne +pouvaient communiquer avec moi. On me passait ma +nourriture au moyen d'un tour, et, durant un long mois, +rien ne vint interrompre cette muette solitude. Il faut +savoir ce que j'éprouvai alors pour comprendre combien, +malgré toutes les rêveries de nos philosophes sauvages, +l'état de société est l'état naturel de la race humaine, +et quelle privation supporte le malheureux condamné à +l'isolement! Ne pas voir un homme! vivre sans être +soutenu par un regard, sans qu'une voix retentisse à +votre oreille, sans toucher une main de votre main! +ne reposer son front, sa poitrine, son cœur, que sur des +objets froids et insensibles! c'est affreux! et la raison +la plus forte y succomberait! Un mois, un mois éternel +s'écoula ainsi pour moi cependant. Il avait à peine +commencé, et déjà, quand mon porte-clefs venait, tous +les deux jours, renouveler mes provisions, le bruit seul +de ses pas me causait des joies inexprimables. J'attendais +ce moment avec anxiété. Je lui criais bonjour à +travers la porte de fer qui nous séparait; mais il ne me +répondait point: je m'appliquais à tâcher, durant le +mouvement de rotation du tour, d'entrevoir sa figure, sa +main, son habit même! Je n'y pouvais réussir, et je +m'en désolais! Eût-il porté sur ses traits le signe de +la cruauté et du vice, je l'eusse trouvé beau! Il aurait +tendu son bras vers moi, ne fût-ce que pour me repousser, +je l'aurais béni! Mais rien! rien! Je ne le vis +qu'au jour de ma translation à Fenestrelle. J'avais +donc pour toute distraction, pour unique plaisir, pour +seule compagnie, de petites araignées que j'observais +des heures entières; mais j'en avais déjà tant observé! +Je m'en étais fait des amies, car j'émiettais mon pain +pour elles. Les rats non plus ne manquaient point dans +mon cachot; mais ces animaux m'ont toujours causé un +effroi, un dégout invincibles. Je les nourrissais aussi +de mon mieux, tout en me défendant de leur approche +et de leur contact. Cependant, le soin que je prenais +de mes araignées, la terreur même que m'inspiraient +mes pauvres vilains rats, ne suffisaient point pour me +distraire, et le désespoir s'emparait de moi en songeant +à ma fille!</p> + +<p>Charney fit un mouvement. Girhardi comprit ce qui +se passait en lui, et se hâta de poursuivre en reprenant +un air de sérénité.</p> + +<p>—Oh! mais une bonne fortune ne tarda pas à m'arriver! +La lumière pénétrait dans ma galerie par une +lucarne fortement barrée au moyen d'une croix de fer +(c'est même devant cette croix de ma prison que je +faisais ma prière matin et soir); un auvent oblique, qui +allait en s'élargissant, s'élevait devant la lucarne, et ne +me permettait d'arrêter mes yeux qu'à l'extrémité supérieure +d'un large pan de muraille, jeté comme attache +entre deux bastions. Au-dessus de moi était situé le +donjon de la citadelle. Un jour, Ô céleste Providence, +combien je t'en rendis grâce! l'ombre d'un +homme se dessina tout-à-coup sur la partie du mur qui +se développait sous mes regards! Le corps, je ne pus +le voir; mais je devinais ses mouvemens par ceux de +son ombre! Cette ombre allait et venait. C'était celle +d'un soldat récemment mis en sentinelle sur la plate-forme +du donjon. Je distinguais la coupe de son habit, +ses épaulettes, la saillie de sa giberne, la pointe de sa +baïonnette, les vacillations de son plumet! Comment +vous dire, mon ami, la joie dont mon âme fut alors +remplie? Je n'étais plus seul! un compagnon venait +de m'arriver! Le lendemain, les jours suivans, l'ombre +projetée du soldat reparut sur le mur, son ombre ou +celle d'un autre! Mais enfin c'était toujours un +homme, un de mes semblables, qui se mouvait, qui +vivait, là, presque sous mes yeux! J'observais, je +suivais les alternations d'allée et de venue de l'ombre; +je me mettais en communication avec elle; je marchais +le long de ma galerie, dans le même sens que le soldat +le long de la plate-forme. Quand on venait relever la +sentinelle, je disais adieu au partant, bonjour à l'arrivant, +dont c'était le tour de faction. Je connaissais +le caporal; je connus même bientôt tous mes gardiens +militaires, rien qu'à leur silhouette. Vous le dirai-je, +pour quelques-uns je me sentais des préférences inexplicables. +D'après leur attitude, leur démarche, la +lenteur ou la vivacité de leurs gestes, je prétendais +deviner leur âge, leur caractère, leurs sentimens! +Celui-ci précipitait son pas, faisait rapidement tourner +son fusil entre ses mains, ou balançait sa tête en +mesure; sans doute il était jeune, d'un naturel gai; il +fredonnait ou se berçait de rêves d'amour. Celui-là +passait, le front courbé, s'arrêtait parfois, et s'appuyant +des deux bras sur son arme, il restait long-temps dans +une attitude mélancolique; il pensait à sa mère absente, +à son village, à tout ce qu'il avait laissé derrière lui! +Sa main se portait à sa figure... pour essuyer une larme +peut-être! Et il y avait de ces chères ombres que je +prenais en affection; je m'intéressais à leur sort, et je +faisais des vœux, et je priais pour eux; et c'étaient de +nouvelles tendresses qui germaient dans mon cœur et le +consolaient! Croyez-moi, mon ami, il faut aimer ses +semblables: il faut les aimer de tous ses efforts; le +bonheur n'est que là!</p> + +<p>—Homme excellent! lui dit Charney attendri; qui +ne vous aimerait, vous! Pourquoi ne vous ai-je pas +connu plus tôt! Ma vie eût été changée. Mais dois-je +me plaindre? N'ai-je point trouvé ici ce que le +monde m'avait refusé, un cœur dévoué, un appui solide, +la vertu, la vérité, vous et Picciola?</p> + +<p>Car, au milieu de ces épanchemens, Picciola n'était +pas oubliée. Les deux compagnons avaient construit +ensemble, auprès d'elle, un banc plus large, plus doux, +plus commode que le premier. Ils s'y asseyaient l'un +près de l'autre, en face de la plante, et ils croyaient être +trois à converser. Ce banc était appelé par eux le +<i>banc des conférences</i>. C'est là que l'homme simple, +modeste, s'efforçait d'être éloquent pour être persuasif, +d'être persuasif pour être utile, et l'éloquence naturelle +et la persuasion ne lui manquaient pas. Ce banc, c'est +le banc de l'école et la chaire d'instruction. C'est là +que siégent le professeur et l'élève; le professeur, c'est +celui qui sait le moins, mais qui sait le mieux; le professeur, +c'est Girhardi; l'élève, c'est Charney; le livre, +c'est Picciola!</p> + + + + +<h3><a name="l3c6" id="l3c6"></a>VI.</h3> + + +<p>Ils étaient assis à leur place accoutumée. L'automne +s'annonçait: Charney, perdant l'espoir de voir refleurir +sa Picciola, entretenait son ami de ses regrets sur la +chute de sa dernière fleur; et celui-ci, pour suppléer +cette perte autant qu'il était en son pouvoir de la faire, +développait devant lui le tableau général de la fructification +des plantes.</p> + +<p>Là, comme ailleurs, l'empreinte d'une main divine +se montrait dans tous les actes de la nature. Girhardi +racontait comment certains végétaux, à feuilles larges +et étalées, et qui s'étoufferaient mutuellement en croissant +les uns près des autres, ont leurs semences couronnées +d'aigrettes, afin que le vent puisse opérer plus +facilement leur dispersion; comment, quand les aigrettes +manquent, ces graines naissent renfermées dans des +cosses, dans des siliques pourvues d'un ressort élastique, +dont la détente jouant tout-à-coup au moment de leur +maturité, les lance au loin pour les isoler. Aigrettes et +ressorts, ce sont des pieds, ce sont des ailes que Dieu +leur donne, afin que chacune puisse aller à son choix +prendre sa place au soleil.</p> + +<p>Quel œil pourrait suivre dans leur vol rapide à travers +les airs agités les fruits membraneux de l'orme, ceux +des érables, des pins et des frênes, tournoyant dans l'atmosphère +au milieu d'une poussière d'autres graines, +auxquelles leur légèreté suffit pour s'élever, et qui semblent +d'elles-mêmes courir au-devant des oiseaux dont +elles vont apaiser la faim?</p> + +<p>Le vieillard expliquait aussi comment les plantes +fluviatiles, les plantes destinées à l'ornement des ruisseaux, +ou à parer le bord des étangs, affectent dans +leurs semences une forme qui leur permet de voguer +sur l'eau pour aller s'implanter sur les flancs de la +berge, et d'une rive à l'autre; comment, quand leur +pesanteur les entraîne au fond, c'est qu'elles doivent +croître dans le lit même du fleuve, ou dans la vase des +marais: ainsi, les fucus, les roseaux, sortant comme une +armée de lances du sein des eaux stagnantes, et ces +brillans nénuphars qui, les pieds dans la fange, viennent +étaler à la surface de l'onde leurs feuilles luisantes et +arrondies, et leurs belles fleurs blanches ou dorées. Et +il lui disait alors les amours de la Vallisnérie, séparée +de son époux, et s'allongeant, détendant la spirale qui +lui sert de pédoncule pour fleurir au-dessus des flots, +tandis que l'époux, privé de cette faculté d'extension, +brise violemment les liens qui le retiennent pour venir +s'épanouir près d'elle, et mourir en la fécondant.</p> + +<p>—Quoi! ces choses existent, s'écria Charney, et la +plupart des hommes ne daignent point tourner leurs regards +de ce côté!</p> + +<p>Ce fut là une des leçons du vieillard.</p> + +<p>—Mon ami, lui disait un jour son compagnon, tandis +qu'ils siégeaient encore tous deux sur le banc des +conférences, les insectes, dont vous avez fait votre +étude chérie, ont-ils donc pu vous offrir autant de merveilles +à observer qu'à moi ma Picciola?</p> + +<p>—Tout autant, répondit le professeur. Croyez-moi +vous n'apprécierez même bien votre Picciola qu'en faisant +connaissance avec ces petits êtres animés qui viennent +parfois la visiter, voler et bourdonner autour d'elle. +Alors vous verrez ces nombreux rapports, ces lois secrètes +qui lient l'insecte à la plante, comme l'insecte et +la plante au reste du monde; car tout est né de la même +volonté, tout est gouverné par la même intelligence! +Newton l'a dit: L'univers a été créé d'un seul jet. De +là cette harmonie, cet accord général que nous ne pouvons +saisir dans son vaste ensemble, mais qui existe +cependant.</p> + +<p>Girhardi allait donner du développement à sa pensée, +quand, s'arrêtant tout-à-coup, les yeux fixés sur Picciola, +il garda quelques minutes un silence attentif.</p> + +<p>Un papillon aux riches couleurs se tenait sur un des +rameaux de la plante, les ailes agitées d'un frémissement +tout particulier.</p> + +<p>—À quoi pensez-vous, mon ami?</p> + +<p>—Je pense, répliqua le professeur, que Picciola va +m'aider à répondre à votre précédente question. Regardez +ce papillon. Dans le moment où je parle, il +force votre plante de contracter un engagement avec +lui. Oui, car il a déposé l'espoir de sa postérité sur +une de ses branches.</p> + +<p>Charney se pencha pour vérifier le fait. Le papillon +partit après avoir enduit ses œufs d'un suc gommeux +capable de les bien fixer à l'écorce du végétal.</p> + +<p>—Eh bien! reprit Girhardi, est-ce par hasard et à la +bonne aventure qu'il est ainsi venu, charger Picciola de +son précieux dépôt? Gardez-vous de le croire! La +nature a réservé une espèce de plantes à chaque espèce +d'insectes. Toute plante a son hôte à loger, à nourrir. +Maintenant, comprenez ce qu'il y a de saisissant dans +l'action de ce papillon. Il a d'abord été chenille lui-même, +et, chenille, il s'est nourri de la substance d'une +plante pareille à celle-ci; ensuite il a subi ses transformations; +et, infidèle à ses premières amours, il a volé +indistinctement sur toutes les fleurs pour aspirer les +sucs de leurs nectaires. Eh bien! quand le moment de +la maternité est venu pour lui, pour lui, qui n'a point +connu sa mère, et qui ne verra point ses enfans (car +son œuvre est accomplie, et il va mourir), pour lui, que, +par conséquent, l'expérience n'a pu instruire, il est venu +confier sa ponte à la plante, semblable à celle qui l'a +nourri lui-même sous une autre forme et dans une autre +saison. Il sait que de petites chenilles sortiront de ses +œufs, et il a oublié pour elles ses habitudes vagabondes +de papillon. Qui lui a donc appris cela? Qui donc +lui a donné le souvenir, le raisonnement et la faculté de +reconnaître cette végétation, dont le feuillage n'est plus +aujourd'hui ce qu'il était au printemps? Des yeux +exercés s'y trompent parfois, mais lui il ne s'y est pas +trompé!—Charney allait témoigner de sa surprise.—Oh! +vous n'y êtes pas! interrompit Girhardi. Examinez +maintenant la branche choisie par lui. C'est une +des plus anciennes, des plus fortes; car les nouvelles +pousses, faibles et tendres, peuvent être gelées et détruites +par l'hiver, ou brisées par le vent. Voilà ce +qu'il sait aussi. Encore une fois, qui donc le lui a +enseigné?</p> + +<p>Charney restait confondu.—Mais, dit-il, pardon, mon +ami; je crains que vous ne soyez abusé par quelque +illusion.</p> + +<p>—Silence! sceptique, lui cria le vieillard avec un de +ses fins sourires. Vous croirez peut-être à ce que vous +verrez! Écoutez-moi bien. Picciola va jouer son rôle +à son tour! Il ne s'agit plus seulement de la prévoyance +de l'insecte, mais de celle de la nature, d'une de +ces lois d'harmonie dont je vous entretenais tout-à-l'heure, +et qui forcent la plante d'accepter le legs du +papillon. Au printemps prochain, nous pourrons vérifier +le prodige ensemble,—dit-il en retenant un soupir +adressé à sa fille.—Alors, quand les premières feuilles +de Picciola se montreront, les petites larves renfermées +dans les œufs se hâteront de briser leurs coquilles. +Vous le savez sans doute, les bourgeons des divers +arbustes ne s'ouvrent pas tous à la même époque; de +même les œufs des différentes espèces de papillons +n'éclosent pas au même jour; mais ici une loi d'unité +va régler l'essor de la plante, comme celui de l'insecte. +Si les larves venaient avant les feuilles, elles ne trouveraient +pas de quoi se nourrir; si les feuilles prenaient +de la force avant la naissance des petites chenilles, +celles-ci seraient impuissantes à les broyer avec leurs +faibles mâchoires. Il n'en peut être ainsi; la nature +ne trompe jamais! Chaque plante suit dans ses progrès +la marche de l'insecte qu'elle est chargée de nourrir; +l'une ouvre ses bourgeons, quand s'ouvrent les œufs de +l'autre; et après avoir grandi et s'être fortifiés ensemble, +ensemble ils déploient leurs fleurs et leurs ailes!</p> + +<p>—Picciola! Picciola! murmura Charney, tu ne +m'avais pas encore tout dit!</p> + +<p>Ainsi de jour en jour se succédaient les doux enseignemens, +et, le soir venu, les captifs s'embrassaient en +se disant adieu, et rentraient dans leur <i>camera</i> pour y +attendre le sommeil, ou pour y penser, souvent à l'insu +l'un de l'autre, au même objet, à la fille du vieillard. +Qu'est-elle devenue depuis qu'un ordre du capitaine l'a +forcément exilée de la prison de son père?</p> + +<p>Teresa avait d'abord suivi l'empereur à Milan; mais +elle apprit bientôt là, par expérience, qu'il est plus difficile +parfois de traverser une antichambre qu'une armée. +Cependant les amis de Girhardi, excités de nouveau par +elle, redoublaient d'efforts, promettaient de faire, avant +peu, cesser sa captivité; et Teresa, plus tranquille, +avait repris la route de Turin, où une parente lui offrait +un asile.</p> + +<p>Le mari de cette parente était bibliothécaire de la +ville. Ce fut lui que Menou chargea du choix des livres +à envoyer à la forteresse de Fénestrelle. La nature de +ces livres mit Teresa à même de deviner facilement à +qui ils étaient destinés. De là, dans un des volumes, +l'insertion de ce petit billet dont la forme mystique ne +pouvait compromettre ni son parent ni son protégé. +Elle ignorait alors que son père et Charney vivaient +plus que jamais séparés l'un de l'autre; et quand la +nouvelle lui en vint par le messager même chargé du +transport des livres, effrayée des conséquences que +pouvait avoir pour le vieillard un isolement peut-être +complet, une seule pensée avant tout remplit son cœur: +la réunion des deux captifs!</p> + +<p>Quelque temps après, lorsque, présentée par madame +Menou au gouverneur du Piémont, elle vint lui offrir +ses remerciemens et s'épancher devant lui en témoignages +de reconnaissance, le vieux général, doucement +surpris à sa vue, touché de cette onction de tendresse +filiale qu'elle laissait éclater devant lui, se dépouilla un +instant de sa rudesse ordinaire, et lui prenant affectueusement +la main:</p> + +<p>—Venez me voir de temps en temps, lui dit-il, ou +plutôt venez voir ma femme. Peut-être, avant un mois, +aura-t-elle une bonne nouvelle à vous donner!</p> + +<p>Teresa pensa aussitôt que la faveur lui allait être accordée +de retourner à Fénestrelle, d'y passer une partie +de ses journées en prison, près de son père; elle se jeta +aux pieds du général, et le remercia vingt fois, avec une +figure rayonnante de bonheur!</p> + +<p>Par un de ces beaux soleils d'octobre, qui rappellent +ceux du printemps, Girhardi et Charney se tenaient sur +leur banc. Tous deux étaient silencieux, pensifs, et, +accoudés à chacune des extrémités de leur siège rustique, +on les eût crus indifférens l'un à l'autre, si, parfois, +le regard du comte, avec une expression d'intérêt +et d'inquiétude, ne s'était tourné vers son compagnon, +alors entièrement absorbé dans une profonde rêverie.</p> + +<p>Les traits de Girhardi ne revêtaient que bien rarement +cette sombre apparence de tristesse. Charney +pouvait facilement se tromper sur la cause qui la faisait +naître, et il s'y trompa.</p> + +<p>—Oui, oui, s'écria-t-il, sortant tout-à-coup de ce long +silence: la captivité est horrible! horrible! quand elle +n'est pas méritée! vivre séparé de ce qu'on aime!</p> + +<p>Girhardi leva la tête, et se débarrassant à son tour de +cette enveloppe méditative:</p> + +<p>—La séparation, c'est la grande épreuve de la vie; +n'est-il pas vrai, mon ami?</p> + +<p>—Moi, votre ami! reprit le comte; ce nom me convient-il? +N'est-ce pas moi qui vous ai séparé d'elle? +le pouvez-vous oublier? Ah! ne vous en défendez +pas, vous songiez à votre fille, et en y songeant, vous +n'osiez tourner vos yeux vers les miens! Lorsque ces +pensées vous viennent, je le comprends, ma vue doit +vous être odieuse!</p> + +<p>—Vous vous trompez étrangement sur les causes de +ma rêverie, dit le vieillard. Jamais peut-être le souvenir +de ma fille ne m'est revenu à l'esprit plus consolant +qu'aujourd'hui, car elle m'a écrit, et j'ai sa lettre!</p> + +<p>—Il serait possible! Elle vous a écrit? on l'a permis!—Et +Charney se rapprocha de l'heureux père +avec un mouvement de joie aussitôt réprimé:—Mais +cette lettre vous instruit-elle donc de quelque nouvelle +sinistre?</p> + +<p>—Nullement... au contraire.</p> + +<p>—Alors, pourquoi cette tristesse?</p> + +<p>—Hélas! que voulez-vous, mon ami? l'homme est +ainsi fait! Un regret se mêle toujours à nos plus belles +espérances! nos bonheurs ici-bas portent leur ombre +devant eux, et c'est sur cette ombre que s'arrêtent +d'abord nos regards! Vous parliez de séparation!... +tenez, la voici cette lettre; lisez, et vous devinerez +pourquoi, ce matin, un sentiment de tristesse m'a saisi +près de vous.</p> + +<p>Charney prit la lettre, et il la tint quelque temps sans +l'ouvrir. Les yeux fixés sur Girhardi, il semblait vouloir +deviner, par la physionomie de son cher compagnon, ce +que la lettre contenait; puis il examina la suscription, +et s'émut doucement en reconnaissant l'écriture. Enfin, +dépliant le papier, il essaya d'en faire la lecture à haute +voix; mais sa voix tremblait, les mots séchaient ses +lèvres en passant: il s'interrompit et acheva la lettre en +lui-même.</p> + +<p>Voici ce qu'il lut:</p> + +<p>«Mon bon père, ce billet que vous tenez maintenant +entre vos mains, baisez-le mille et mille fois; mille fois +je l'ai baisé moi-même, et il y a pour vous une moisson +complète à faire sur lui!»</p> + +<p>—Oh! je n'y ai pas manqué, murmura Girhardi... +Chère enfant!</p> + +<p>Charney poursuivit.</p> + +<p>«C'est pour vous, comme pour moi, une vive satisfaction, +n'est-il pas vrai, qu'il nous soit permis enfin de +correspondre ensemble? Nous en devons garder au +général Menou une éternelle reconnaissance! C'est +lui qui a mis fin à ce silence qui nous séparait plus +encore que la distance. Béni soit-il! Désormais, du +moins, nos pensées pourront voler au-devant les unes +des autres; je vous dirai mes espérances, et elles vous +soutiendront; vous me direz vos chagrins, et en pleurant +sur eux, je croirai pleurer près de vous! Mais, mon +bon père, si une faveur plus grande encore nous était +réservée!... Oh! de grâce, suspendez ici pendant quelques +instans la lecture de ce billet, et, avant d'aller plus +loin, préparez votre âme aux joies soudaines qu'il me +reste à vous faire connaître!... Père, s'il m'était bientôt +accordé de retourner près de vous! Vous voir de +temps en temps, vous entendre, vous entourer de mes +soins; durant deux années ce bonheur m'a suffi, et alors +la captivité vous paraissait légère! Eh bien! si mon +espoir se réalise... bientôt je rentrerai dans ces murs +dont je fus exilée!»</p> + +<p>—Elle va revenir! Quoi! ici? près de vous? interrompit +Charney avec un cri de joie.</p> + +<p>—Lisez, lisez, répondit tristement le vieillard.</p> + +<p>Charney relut la dernière phrase, et continua:</p> + +<p>«Bientôt, je rentrerai dans ces murs dont je fus exilée!... +Vous voilà content, bien content, j'en suis sûre. +Reposez-vous donc encore un peu sur cette consolante +idée... Votre fille, votre Teresa, vous en supplie! ne +vous hâtez pas trop de parcourir la fin de cette lettre. +Une émotion trop vive est parfois bien dangereuse! ce +que j'ai dit ne vous suffit-il pas? Chargé d'accomplir +vos souhaits, un ange fût descendu des cieux, vous +n'auriez osé lui en demander plus... Moi, trop exigeante +peut-être, avant qu'il reprît son vol, j'aurais intercédé +près de lui pour votre liberté, pour votre délivrance +complète! À votre âge, il est si cruel de vivre privé +de la vue du pays natal! Les bords de la Doria sont +si beaux, et dans vos jardins de la Colline les arbres +plantés par ma défunte mère et par mon pauvre frère +ont pris tant d'accroissement! Là, leur souvenir vit +plus que partout ailleurs! Puis, vous devez tant regretter +vos amis, vos amis dont les efforts généreux ont +si bien aidé à mes faibles tentatives!... Oh! père, père! +la plume me brûle les doigts; mon secret va s'échapper. +Il m'est échappé déjà, sans doute! De grâce, armez-vous +de force et de constance, car voici le bonheur qui +vient! Dans peu de jours, j'irai vous rejoindre, non +plus seulement pour adoucir votre captivité, mais pour +la faire cesser! non plus pour rester près de vous aux +heures marquées et dans l'enceinte d'une prison, mais +pour vous emmener avec moi, libre et fier! Oui, fier! +vous aurez le droit de l'être, car vos fidèles Delarue et +Cotenna, ce n'est point une grâce qu'ils ont obtenue, +c'est une justice, c'est une réparation!</p> + +<p>«Adieu, mon bon père; oh! que je vous aime, et +que je suis heureuse!</p> + +<p class="s">«<span class="sc">Teresa.</span>» +</p> +<p>Il n'y avait point dans cette lettre un mot, un seul +mot de souvenir pour Charney. Ce mot absent, il l'avait +cherché avec angoisse pendant toute la durée de sa +lecture, et cependant, malgré le désappointement +éprouvé par lui en ne le trouvant pas, ce fut une explosion +de joie qu'il fit tout d'abord éclater:</p> + +<p>—Vous allez être libre! s'écria-t-il; vous pourrez +vous reposer sous l'abri des arbres, et voir se lever le +soleil!</p> + +<p>—Oui, dit le vieillard, je vais... vous quitter! Et +c'est là cette ombre qui marche devant mon bonheur, +comme pour l'obscurcir!</p> + +<p>—Eh! qu'importe, reprit Charney, prouvant, par la +véhémence de ses transports et le généreux oubli de +lui-même, combien il était devenu digne de comprendre +l'amitié:—vous lui serez rendu enfin! Elle aura +cessé de souffrir par ma faute! Vous serez heureux! +et je ne sentirai plus là, au fond de ma pensée, ce poids +qui m'obsédait! Durant ce peu d'instans qui nous +restent encore à passer ensemble, nous pourrons parler +d'elle, du moins!</p> + +<p>Ces derniers mots, il les avait achevés dans les bras +de son vieil ami.</p> + + + + +<h3><a name="l3c7" id="l3c7"></a>VII.</h3> + + +<p>L'idée d'une séparation prochaine semblait avoir redoublé +la tendresse mutuelle des deux captifs. Toujours +ensemble, ils ne se lassaient pas de ces longs et +fructueux entretiens du banc des conférences.</p> + +<p>Il était certain sujet néanmoins, sujet bien grave, que +Girhardi tentait parfois d'aborder, et que Charney, au +contraire, évitait. Le vieillard y attachait trop d'importance +pour se laisser facilement décourager. Car, +après la réussite, il se fût éloigné avec moins de regrets. +Un jour, l'occasion d'y revenir se présenta.</p> + +<p>—N'admirez-vous pas, lui disait son compagnon, le +sort qui nous a réunis ici tous deux, nous qui, séparés +l'un de l'autre par les pays qui nous ont vus naître, +imbus de préjugés contraires, par des routes bien différentes, +étions arrivés au même point vis-à-vis de la +Divinité?</p> + +<p>—Sur ce dernier article, je m'en défends, répliqua +Girhardi en souriant; oublier n'est pas nier.</p> + +<p>—D'accord; mais lequel des deux fut le plus aveugle, +le plus à plaindre?</p> + +<p>—Vous! dit le vieillard sans hésiter; oui, vous, mon +ami. Tout excès peut conduire l'homme à sa perte, +sans doute; mais dans la superstition il y a croyance, +il y a passion, il y a vie! Dans l'incrédulité, tout est +mort! L'une, c'est le fleuve détourné de son véritable +cours; il inonde, il submerge, il déplace le terrain +végétal et nourricier; mais il s'imprègne de sa substance +et la charrie avec lui: il pourra plus tard réparer +les désastres qu'il cause! L'autre, c'est la sécheresse, +c'est la stérilité. Elle tue, elle brûle sans retour; de +la terre elle fait du sable, et de l'opulente Palmyre une +ruine dans un désert! L'incrédulité, non contente de +nous séparer de notre Créateur, relâche les liens de la +société, et ceux même de la famille; en privant l'homme +de sa dignité, elle fait naître autour de lui l'isolement et +l'abandon, et le laisse seul, seul avec son orgueil!... +J'avais bien dit: une ruine dans un désert!</p> + +<p>—Seul avec son orgueil! murmura Charney, le +coude sur l'appui du banc, le front dans sa main.—L'orgueil +de la science humaine! Pourquoi l'homme +se plaît-il donc à détruire les élémens de son bonheur +en voulant les approfondir et les analyser? Quand il +ne devrait ce bonheur qu'à un mensonge, pourquoi +chercher à soulever le masque, et courir de lui-même +au-devant de la perte de ses illusions? La vérité lui +est-elle si douce? La science suffit-elle donc à ses +désirs ambitieux? Insensé! c'est ainsi que j'étais!—Je +ne suis qu'un vermisseau! me disais-je alors; un +vermisseau destiné au néant; mais, me redressant sur +mon fumier, j'étais fier de le savoir! J'étais fier de +mon infirme nudité! J'avais douté du bonheur de la +vertu; mais devant le néant mon scepticisme s'arrêta: +je crus! Ma dégradation me devint glorieuse, puisque +je l'avais découverte! Et, en effet, ne devais-je pas +bien m'en applaudir! en échange de cette belle trouvaille, +je n'avais donné que mon manteau de roi et mon +trésor d'immortalité.</p> + +<p>Le vieillard tendit la main à son compagnon:</p> + +<p>—Le vermisseau, après avoir rampé sur la terre, lui +dit-il, après s'être nourri de feuilles amères, après s'être +traîné dans la fange des marais et dans la poussière des +chemins, construira sa chrysalide, cercueil passager, +d'où il ne sortira que transformé, purifié, pour voler de +fleur en fleur, vivre de leurs parfums, et, déployant alors +deux ailes brillantes, il s'élèvera vers le ciel. L'histoire +du vermisseau, c'est la nôtre en effet.</p> + +<p>Charney fit un geste négatif de tête.</p> + +<p>—Incrédule! reprit Girhardi en le grondant d'un +sourire empreint de tristesse; vous le voyez, votre mal +était plus grand que le mien! la cure en est plus longue. +Avez-vous donc oublié les leçons de votre Picciola?</p> + +<p>—Non, dit Charney d'une voix grave et pénétrée; +je confesse Dieu! Je crois maintenant à cette cause +première, que Picciola m'a révélée, à cette puissance +éternelle, admirable régulatrice de l'univers! Mais +dans votre comparaison du vermisseau, il s'agit de +l'homme, et qui la prouve?</p> + +<p>—Qui la prouve? sa pensée! Elle est toute d'avenir, +et le porte sans cesse en avant. Sa vie s'épuise à +désirer toujours; toujours il se tourne malgré lui vers +ce pôle inconnu qui l'attire, car son lot le plus glorieux +est-il un fruit de la terre? Chez quel peuple les idées +d'une vie future n'ont-elles point existé? Et pourquoi +cette espérance ne s'accomplirait-elle pas? La pensée +de l'homme irait-elle donc plus loin que la puissance de +Dieu? Qui la prouve?... Je ne veux point invoquer les +autorités de la révélation et des saintes Écritures: convaincantes +pour moi, elles seraient sans force sur vous, +comme le vent qui pousse le navire dans sa route ne +peut rien contre l'immobilité du rocher, car le rocher +n'a pas de voiles pour le recevoir, et sa base est enfoncée +dans le sol. Mais, mon ami, nous croirions à +l'immortalité de la matière, et non à l'éternité de cette +intelligence qui sert à régler nos jugemens sur la +matière elle-même! Quoi! la vertu, l'amour, le génie, +tout cela nous viendrait par les affinités de certaines +molécules terrestres, insensibles? Ce qui ne pense pas +nous ferait penser? Quoi! la matière brute aurait +créé l'intelligence, quand l'intelligence dirige et gouverne +la matière? Alors les pierres devraient aimer, +devraient penser aussi! Dites; dites, répondez!</p> + +<p>—Que la matière soit douée de la pensée, répliqua +Charney, l'Anglais Locke paraissait enclin à le supposer. +Il y eut chez lui contradiction, car il repoussait +les idées innées, en admettant la connaissance intuitive.—Puis, +s'interrompant, il s'écria en riant:—Prenez +donc garde, mon ami! Voulez-vous m'entraîner de +nouveau dans ce labyrinthe à sol mouvant de la métaphysique?</p> + +<p>—Je n'entends rien à la métaphysique, dit Girhardi.</p> + +<p>—Et moi, pas grand'chose, répondit Charney. Ce +n'est pas faute cependant de lui avoir consacré du +temps! Mais laissons là une discussion qui ne peut +être que stérile ou fatale. Vous êtes convaincu, gardez +vos convictions. Elles vous sont chères, je le conçois: +si j'allais les ébranler?</p> + +<p>—Vous ne le pourrez pas; et j'accepte la lutte.</p> + +<p>—Qu'avez-vous à y gagner?</p> + +<p>—De vous ramener tout-à-fait à des croyances consolantes. +Vous me citiez Locke tout à l'heure: je ne +sais de lui qu'un fait, c'est que sans cesse, et même à +son lit de mort, il déclarait que le seul bonheur réel +pour l'homme était dans une conscience pure et dans +l'espoir d'une autre vie!</p> + +<p>—Je comprends ce qu'il y a de douceur à se verser +d'avance un breuvage d'immortalité; mais ma raison se +refuse à m'en laisser prendre ma part. N'en parlons +plus, croyez-moi.</p> + +<p>Tous deux gardèrent alors un silence contraint.</p> + +<p>Dans ce moment, quelque chose qui tournoyait au-dessus +de leur tête vint s'abattre tout-à-coup devant eux +sur le feuillage de la plante. C'était un insecte verdâtre, +un beau bupreste brodé, à ondes blanches et +ondulées, à corselet étroit.</p> + +<p>—Tenez, mon ami, dit Charney, voici une distraction +qui nous arrive. Révélez-moi encore quelques-unes +des merveilles de Dieu!</p> + +<p>Girhardi prit l'insecte avec certaines précautions, +l'examina, sembla réfléchir, puis soudain ses traits se +contractèrent comme de l'espoir du triomphe! on eut +dit qu'il venait de lui tomber du ciel un argument irrésistible; +et, reprenant d'abord son ton professoral, mais +l'exaltant peu à peu, à mesure que le motif secret de la +leçon perçait dans ses discours:</p> + +<p>—Moi, l'<i>attrapeur de mouches</i>, dit-il avec une apparente +bonhomie, je dois, je le vois bien, me renfermer +dans les attributions de mes modestes études. Je ne +suis point un savant!</p> + +<p>—L'esprit le plus éclairé, le mieux armé de science, +répondit Charney, aperçoit rapidement les bornes de son +intelligence et de sa force, quand il veut pénétrer trop +avant dans les choses mystérieuses d'ici-bas. Le génie +lui-même s'y use, s'y brise, avant d'en avoir pu faire +jaillir la lumière vraie!</p> + +<p>—Nous autres ignorans, reprit le vieillard, nous +allons au but par le chemin le plus facile et le plus +court: nous ouvrons simplement les yeux, et Dieu se +révèle à nous dans la sublimité de ses ouvrages.</p> + +<p>—Sur ce point, nous sommes d'accord, dit Charney.</p> + +<p>—Poursuivons donc notre route! Un brin d'herbe +a suffi pour vous faire comprendre cette intelligence qui +gouverne le monde, un papillon vous a fait entrevoir +la loi de l'harmonie universelle; maintenant ce joli +bupreste, qui a la vie et le mouvement aussi, et dont +l'organisation est même supérieure à celle du papillon, +nous conduira peut-être plus loin. Vous n'avez encore +lu qu'une page du livre immense de la nature. Je vais +retourner le feuillet.</p> + +<p>Charney se rapprocha de lui, et d'un air très attentionné +examina à son tour l'insecte que le vieillard lui +montrait.</p> + +<p>—Vous voyez ce petit être. Avec la puissance de +créer, tout le génie humain ne pourrait rien ajouter à +son organisation, tant elle est bien calculée selon ses +besoins et le but qui lui a été assigné. Il a des ailes +pour se transporter d'un endroit à l'autre, des élytres +par-dessus ses ailes, pour les protéger et se défendre +lui-même de l'approche des corps durs. Il a de plus la +poitrine recouverte d'une cuirasse, les yeux d'un réseau +de mailles pour que l'épine d'un églantier ou l'aiguillon +d'un ennemi ne puisse lui ravir la lumière. Il a des +antennes pour interroger les obstacles qui se présentent; +vivant de chasse, il a des pieds rapides pour atteindre +sa proie, des mandibules de fer pour la dévorer, pour +creuser la terre, s'y faire un logement, y déposer son +butin ou sa ponte. Si un adversaire dangereux ose +l'attaquer, il tient en réserve une liqueur âcre et corrosive +qui saura bien l'éloigner. Un instinct inné lui a +dès l'abord indiqué les moyens de pourvoir à sa nourriture, +de se construire une habitation, de faire usage de +ses instrumens et de ses armes! Et ne croyez pas que +les autres insectes soient moins favorisés que lui. Tous +ont eu leur part dans cette magnifique distribution des +dons de la nature! L'imagination s'effraie à la variété, +à la multiplicité des moyens employés par elle pour +assurer l'existence et la durée de ces races infimes! +Maintenant, comparons, et vous verrez que cette frêle +créature que voilà suffit au besoin pour établir la ligne +immense de démarcation qui sépare l'homme de la +brute!</p> + +<p>L'homme a été jeté nu sur la terre, faible, incapable +de voler comme l'oiseau, de courir comme le cerf, de +ramper comme le serpent! sans moyens de défense au +milieu d'ennemis terribles, armés de griffes et de dards; +sans moyens pour braver l'intempérie des saisons, au +milieu d'animaux couverts de toisons, d'écailles, de +fourrures; sans abris, quand chacun avait sa tannière, +son terrier, sa carapace, sa coquille; sans armes, quand +tout se montrait armé autour de lui et contre lui! Eh +bien! il a été demander au lion sa caverne pour se +loger, et le lion s'est retiré devant son regard; il a ravi +à l'ours sa dépouille, et ce fut là son premier vêtement; +il a arraché sa corne au taureau, et ce fut là sa première +coupe; puis il a fouillé le sol jusque dans ses +entrailles, afin d'y chercher les instrumens de sa force +future; d'une côte, d'un nerf et d'un roseau, il s'est +fait des armes; et l'aigle, qui d'abord, en voyant sa +faiblesse et sa nudité, s'apprêtait à saisir sa proie, +frappé au milieu des airs, est tombé mort à ses pieds, +seulement pour lui fournir une plume, comme ornement +à sa coiffure!</p> + +<p>Parmi les animaux, en est-il un, un seul, qui eût pu +vivre et se conserver à de telles conditions? Isolons +pour un instant l'ouvrier de son œuvre; séparons Dieu +et la nature! Eh bien! la nature a tout fait pour cet +insecte, et rien pour l'homme! C'est que l'homme +devait être le produit de l'intelligence, bien plus que +celui de la matière, et Dieu, en lui octroyant ce don +céleste, ce jet de lumière parti du foyer divin, le créa +faible et misérable, pour qu'il eût à en faire usage, et +qu'il fût contraint de trouver en lui-même les élémens +de sa grandeur!</p> + +<p>—Mais, mon ami, interrompit Charney, qu'a donc de +si précieux cette faculté, soi-disant divine, dévolue à +notre espèce? Supérieurs aux animaux sous tant de +rapports, nous leur sommes inférieurs sous bien d'autres; +et cet insecte lui-même, dont vous venez de me détailler +les merveilles, n'est-il pas digne d'exciter notre +envie, et de faire naître en nous plutôt un sentiment +d'humilité qu'un sentiment d'orgueil?</p> + +<p>—Non! car les animaux, dans leurs opérations essentielles, +n'ont jamais varié. Tels ils sont, tels ils ont +toujours été; ce qu'ils savent, ils l'ont toujours su. +S'ils sont nés parfaits, c'est qu'il ne peut y avoir progrès +chez eux. Ils ne vivent point de leur propre mouvement, +mais de celui que leur a donné le Créateur. +Ainsi, depuis les commencemens du monde, les castors +ont bâti leurs cabanes sur le même plan, les chenilles +et les araignées ont filé et tissé leurs coques et leurs +toiles d'après les mêmes formes; les alvéoles des abeilles +ont toujours formé l'hexagone régulier; et les fourmis-lions +ont de tout temps tracé sans compas des cercles et +des volutes. Le caractère de leur industrie, c'est l'uniformité, +la régularité; celui de l'industrie humaine, +c'est la diversité; car elle vient d'une pensée libre et +créatrice aussi. Jugez maintenant. De tous les êtres +de la création, l'homme seul a la mémoire, le pressentiment, +l'idée du devoir et des causes occultes, la contemplation, +l'amour! Seul il se détermine par le +raisonnement et non par l'instinct; seul, il peut entrevoir +l'univers dans son ensemble; seul, il a la prévision +d'un autre monde; seul, il sait la vie et la mort!</p> + +<p>—Sans doute, dit Charney; mais, encore une fois, +ce qui le distingue des animaux est-il donc tant à son +avantage? Pourquoi Dieu nous a-t-il donné une raison +qui nous égare, une science qui nous trompe? Avec +notre haute intelligence, nous nous faisons souvent +pitié à nous-mêmes! Pourquoi le seul être privilégié +est-il aussi le seul sujet à l'erreur? Pourquoi n'avons-nous +pas l'instinct des animaux, ou les animaux notre +raison?</p> + +<p>—C'est qu'ils n'ont pas été créés pour la même fin. +Dieu n'attend pas d'eux des vertus. Accordez-leur la +raison, la liberté du choix dans leurs demeures et dans +leur nourriture, et vous rompez à l'instant l'équilibre du +monde. Le Créateur a voulu que la surface de ce +globe, et même ses profondeurs, fussent remplies d'êtres +animés, que la vie y fût partout. Et, en effet, dans les +plaines, dans les vallées, dans les forêts, depuis le +sommet des montagnes jusque dans les abîmes, sur les +arbres comme sur les rochers, dans les mers, les lacs, +les fleuves, les ruisseaux, sur leurs bords comme dans +leurs lits, dans les sables comme dans les marais, dans +tous les climats, sous toutes les latitudes, d'un pôle à +l'autre, tout est peuplé, tout se meut avec harmonie, +avec ensemble. Au fond des déserts comme derrière +un fétu de paille, le lion et la fourmi sont au poste qui +leur a été assigné. Chacun a sa part, chacun a sa +place marquée d'avance; chacun y tourne dans son +cercle providentiel; chacun y est enchaîné dans ses +limites; car il fallait que toutes les cases de cet immense +échiquier fussent remplies: elles le sont; nul ne +peut sortir de la sienne sans mourir. L'homme seul va +partout et vit partout! il traverse les océans et les +déserts; il plante sa tente dans les sables, ou construit +ses palais au bord des lacs; il habite au milieu des +neiges de nos Alpes, comme sous les feux du tropique; +il a le monde pour prison!</p> + +<p>—Mais si ce monde est gouverné par Dieu, dit Charney, +pourquoi tant de crimes au sein des sociétés humaines, +et de désastres dans la nature? J'admire avec +vous la sublime distribution des êtres créés; ma raison +se confond devant cet ensemble saisissant; mais quand +mes yeux se reportent vers l'homme...</p> + +<p>—Mon ami, interrompit le sage, n'accusez Dieu, ni +des erreurs de l'homme ni des éruptions du volcan; il a +imposé à la matière des lois éternelles, et son œuvre +s'accomplit sans qu'il ait à s'inquiéter si un vaisseau +sombre au milieu de la tempête, ou si une ville disparaît +sous les secousses du sol. Qu'importent à lui +quelques existences de plus ou de moins? Croit-il donc +à la mort? Non; mais à notre âme il a laissé le soin +de se régler elle-même, et, ce qui le prouve, c'est l'indépendance +de nos passions. Je vous ai montré les +animaux obéissant tous à l'instinct qui les conduit, +n'ayant que des tendances aveugles, ne possédant que +des qualités inhérentes à leurs espèces; l'homme seul +fait ses vertus et ses vices; seul, il a le libre arbitre, +car pour lui seul cette terre est une terre d'épreuves. +L'arbre du bien, que nous cultivons ici-bas avec tant +d'efforts, ne fleurira pour nous que dans le ciel. Oh! +ne pensez pas que Dieu puisse changer le cœur du +méchant sans le faire! qu'il puisse laisser le juste dans +la douleur sans lui réserver une récompense! Qu'aurait-il +donc voulu en nous créant? Si nous devions, +dès ce monde, recevoir le prix dû à nos vertus ou à nos +forfaits, toutes les prospérités seraient honorables, et un +coup de foudre serait une mort infamante!</p> + +<p>Charney restait frappé de surprise en entendant cet +homme si simple arriver tout-à-coup à l'éloquence par +la conviction; il suivait son regard, il admirait sa noble +figure, sur laquelle éclataient toutes les splendeurs de +l'âme religieuse, et, malgré lui, il se sentait ému et +pénétré.</p> + +<p>—Mais, murmura-t-il, pourquoi Dieu ne nous a-t-il +pas donné la certitude de notre éternité?</p> + +<p>—L'a-t-il voulu? le devait-il vouloir? répliqua le +saint vieillard, en se levant avec majesté et posant affectueusement +la main sur l'épaule de son compagnon.—Le +doute peut-être nous était nécessaire pour abaisser +l'orgueil de notre raison. Que serait la vertu, si son +prix était certain d'avance? Que deviendrait le libre +arbitre? La pensée de l'homme est immense et non +infinie; elle est à la fois grande et restreinte. Elle est +grande, pour lui faire comprendre sa dignité et le mettre +à même de monter jusqu'à Dieu par la contemplation +de ses œuvres; elle est restreinte, pour qu'il sente sa +dépendance de ce même Dieu. L'homme ici-bas ne +doit qu'entrevoir: la foi fait le reste!—Mon Dieu! +mon Dieu! s'écria Girhardi, croisant les mains avec +ferveur et portant vers le ciel ses yeux humides de +larmes, donne-moi donc ta force pour relever entièrement +cet homme abattu et qui veut marcher vers toi! +Prête-moi ton secours pour faire reprendre l'essor à +cette âme immortelle qui s'ignore elle-même! Que +mes paroles soient persuasives, puisque mon cœur est +convaincu! Mais ici que fait l'avocat à la cause, quand +la nature entière apporte son témoignage unanime? +En a-t-il même tant fallu? Une fleur, un insecte, +suffisent pour proclamer ta toute-puissance, et révéler +à l'homme sa destinée future. Eh bien! que cette +plante que voilà achève son ouvrage! n'est-elle pas, mon +Dieu! comme toutes tes créatures, éclairée par ton +soleil, et fécondée par le souffle émané de toi?</p> + +<p>Le vieillard alors sembla s'oublier dans une extase +silencieuse; sans doute il priait en lui-même; et, lorsqu'il +se retourna vers son compagnon, il le trouva les +deux mains appuyées sur le dossier du banc rustique; +son front était courbé, et ses traits gardaient encore le +caractère d'un saint recueillement.</p> + + + + +<h3><a name="l3c8" id="l3c8"></a>VIII.</h3> + + +<p>Dans le cœur purifié de Charney, le sang coulait plus +calme; dans sa tête agrandie, les pensées se succédaient +plus douces, plus consolantes, plus affectueuses. +Ainsi que le sage Piémontais, il sentait un besoin +vague de donner à son âme une expansion de tendresse. +Il rêvait alors avec délice aux êtres que, par un lien de +reconnaissance ou d'amitié, il pouvait rattacher à lui. +Parmi ceux-ci, Joséphine, Girhardi et Ludovic s'offraient +d'abord pour peupler son monde céleste; puis +comme deux ombres de femmes se dessinaient aux +extrémités de cet arc-en-ciel d'amour, venu après +l'orage: ainsi qu'on voit, dans des tableaux d'église, +deux séraphins, la tête inclinée, la robe flottante, les +ailes à demi déployées, marquer les limites d'un Éden.</p> + +<p>L'une de ces ombres, c'était la fée de ses rêves, la +Picciola jeune fille, cette fraîche image née des parfums +de sa fleur; l'autre, l'ange de sa prison, sa seconde +providence, Teresa Girhardi.</p> + +<p>Par une opposition bizarre, la première, qui n'existait +pour lui que comme idéalité, s'offrait seule cependant à +son souvenir, sous des formes fixes, distinctes, arrêtées. +Il voyait se contracter légèrement son front, son œil +briller, sa bouche sourire. Telle elle lui était apparue +dans un songe, telle il la retrouvait toujours. Quant à +Teresa, n'ayant jamais arrêté son regard sur elle, ou du +moins croyant ne l'avoir aperçue qu'à travers une +illusion, sous quels traits pouvait-il se la représenter? +Le séraphin avait la face voilée; et, si Charney voulait +forcément soulever ce voile, c'était encore la figure de +Picciola qui saillissait devant lui, de Picciola se multipliant +tout-à-coup, quoi qu'il en ait, pour recevoir cet +hommage du cœur, destiné à sa rivale.</p> + +<p>Un matin, le prisonnier, tout éveillé, se crut entièrement +en proie à cette singulière hallucination.</p> + +<p>Le jour naissait. Déjà debout, il pensait à Girhardi. +Ce dernier pressentant sa délivrance prochaine, ses +adieux du soir s'étaient manifestés par de si touchantes +expressions de regrets, que le comte n'en avait pu +dormir de la nuit, tant l'idée de cette séparation le +troublait lui-même. Après avoir quelque temps marché +dans sa chambre, ses yeux se portaient machinalement +vers le banc des conférences, où, la veille encore, il +s'était entretenu de la fille avec le père, quand, dans la +cour de la prison, sur ce même banc, à travers un de +ces brouillards grisâtres de l'automne, il vit tout-à-coup +une jeune femme assise. Elle était seule, et, dans une +attitude attentionnée, paraissait en contemplation devant +la plante.</p> + +<p>Aussitôt Charney pensa à Teresa, à son arrivée.</p> + +<p>—C'est elle! se dit-il; et je vais la voir un instant, +pour ne plus la voir jamais! et mon vieux compagnon +la suivra!</p> + +<p>Comme il disait, la jeune femme tourna la tête de son +côté; et la figure qu'il aperçut alors, ce fut de nouveau, +et encore, et toujours, celle de Picciola!</p> + +<p>Stupéfait, il passa sa main sur son front, sur ses +yeux, toucha ses vêtemens, les froids barreaux de sa +fenêtre, pour bien s'assurer que, cette fois, ce n'était +point un songe.</p> + +<p>La jeune femme se leva, fit quelques pas vers lui, et, +souriante, confuse, le salua d'un geste timide. Charney +ne répondit ni à ce geste ni à ce sourire; il regarda +fixement ces formes gracieuses, qui se mouvaient à +travers le brouillard: c'étaient bien les mêmes qu'il +avait vues naguère dans les fêtes que lui donnait +Picciola, les mêmes traits qui le poursuivaient sans +cesse dans ses pensées et dans ses rêveries; et, se +croyant atteint d'un délire fiévreux, il alla se jeter sur +son lit pour recouvrer ses sens.</p> + +<p>Quelques minutes après, sa porte s'ouvrit, et Ludovic +entra:</p> + +<p>—<i>Ohimè</i>! <i>ohimè</i>! bonne et mauvaise nouvelle, <i>signor +conte</i>! s'écria-t-il. Un de mes oiseaux va s'envoler, +non par-dessus les murs, mais par la porte. Tant mieux +pour lui, tant pis pour vous!</p> + +<p>—Quoi! est-ce donc pour aujourd'hui?</p> + +<p>—Je ne crois pas, <i>signor conte</i>. Cependant ça ne +peut tarder, car l'acte est signé à Paris, dit-on, et il doit +être en route pour Turin. Du moins, la <i>Giovane</i> l'a +raconté ainsi devant moi à son père.</p> + +<p>—Comment! s'écria Charney, se soulevant à moitié +sur son lit, elle est arrivée? elle est ici?</p> + +<p>—À Fénestrelle, depuis hier, dans la soirée, avec +une permission en bonne forme pour entrer chez nous. +Malheureusement, la consigne ne veut pas qu'on baisse +le pont-levis si tard devant une femme; il lui a fallu +remettre sa visite au lendemain. Je la savais là, moi; +mais <i>cap-de-Dious</i>! je me suis bien gardé de le dire au +pauvre vieux: il n'aurait pu en fermer l'œil de la nuit, +et le temps lui aurait trop duré, s'il avait su sa fille si +près de lui! Ce matin, elle était levée avant le soleil, +et elle est venue avec le jour attendre, au milieu du +brouillard, à la porte de la citadelle; la digne créature +du bon Dieu!</p> + +<p>—Mais, interrompit Charney, interdit, confondu, n'a-t-elle +point séjourné quelque temps dans le préau, assise +sur le banc?</p> + +<p>Et il s'élança vers la fenêtre, plongea un regard du +côté de la cour, et se retournant vers Ludovic:</p> + +<p>—Elle n'y est plus! dit-il.</p> + +<p>—Sans doute, elle n'y est plus, mais elle y a été, +répondit celui-ci. Oui, elle est restée là, tandis que +j'étais monté près du bon homme pour le préparer à la +visite, car on meurt de joie. La joie, à ce qu'il paraît, +ressemble aux liqueurs fortes: une petite taupette de +temps en temps, c'est bien; mais il ne faut pas vider la +gourde d'un seul coup. Maintenant ils sont ensemble, +bien contens tous les deux; et moi, les voyant si remplis +d'aise, <i>per Bacco</i>! je me suis senti navré tout-à-coup. +J'ai pensé à vous, <i>signor conte</i>, à vous, qui allez demeurer +bientôt sans compagnon; et je suis venu pour +que vous vous souveniez que Ludovic vous reste, et +Picciola aussi. Elle commence à perdre ses feuilles; +mais c'est l'effet de la saison: il ne faut pas la mépriser +pour cela.</p> + +<p>Et il sortit, sans attendre la réponse de Charney.</p> + +<p>Quant à celui-ci, non encore remis de sa surprise et +de son émotion, il cherchait à s'expliquer sa singulière +vision, et commençait enfin à penser que la douce +image, revêtue par Picciola jeune fille, pourrait bien +n'avoir été autre que celle de Teresa, entrevue par lui +naguère à la petite fenêtre grillée, et dont, à son insu, +le souvenir sans doute était venu se retracer dans ses +rêves.</p> + +<p>Tandis qu'il se raisonnait ainsi, le murmure de deux +voix arriva à son oreille, du haut de l'escalier, et il +entendit glisser sur les marches, à côté des pas bien +connus du vieillard, un pas léger, furtif, à peine effleurant +la pierre. Bientôt ce bruit régulier cessa tout-à-coup +devant sa porte. Il tressaillit; mais Girhardi seul +parut:</p> + +<p>—Elle est ici, dit-il, et elle vous attend près de la +plante.</p> + +<p>Charney le suivit silencieusement, sans avoir la force +d'articuler un mot, et le cœur rempli d'une sorte de +gêne plutôt que de plaisir.</p> + +<p>Était-ce donc l'embarras de se présenter devant une +femme à laquelle il devait tout, et envers laquelle il ne +pouvait s'acquitter? Se souvenait-il de quelle façon, le +matin même, il avait accueilli son sourire et son salut? +Alors que la séparation approchait, sentait-il faillir son +courage et sa résignation? Quoi qu'il en soit de ces +causes et de bien d'autres peut-être, quand il se présenta +devant elle, à ses manières, à son langage, nul n'eût pu +reconnaître le brillant comte de Charney; l'aisance de +l'homme du monde, la fermeté du philosophe, avaient +fait place à un balbutiement, à une gaucherie, auxquels +Teresa dut sans doute l'apparence de froideur et de circonspection +dont elle revêtit ses réponses et son maintien.</p> + +<p>Malgré tous les soins que Girhardi se donna pour +mettre en rapport l'un vis-à-vis de l'autre sa fille et son +ami, l'entretien ne roula d'abord que sur des lieux communs +d'espérance et de consolation pour l'avenir. Revenu +de son premier trouble, Charney, sur les traits si +calmes de la Turinaise, ne vit qu'indifférence, et se persuada +facilement que, dans ses services rendus, elle +n'avait fait qu'obéir à son caractère aventureux, ou aux +ordres de son père.</p> + +<p>Alors, il en vint à regretter presque de l'avoir vue; +car retrouvait-il encore, en pensant à elle, tout ce +charme d'autrefois? Tandis qu'ils étaient assis tous +trois sur le banc, Girhardi en contemplation devant sa +fille, et Charney articulant quelques froides paroles sans +suite, dans un mouvement que fit Teresa vers son père, +un large médaillon, suspendu à son cou et caché sous +un pli de sa robe, s'en échappa. Charney y put voir, +d'un coté, les cheveux blancs du vieillard, de l'autre, +une fleur desséchée, précieusement conservée entre la +soie et le cristal. C'était la fleur que lui-même lui avait +envoyée par Ludovic.</p> + +<p>Quoi! cette fleur, elle l'avait gardée, conservée, placée +précieusement près des cheveux de son père! de +son père qu'elle adorait! La fleur de Picciola ne brillait +plus sur le front de la jeune fille; elle reposait sur +son cœur! Cette vue avait changé toutes les dispositions +de Charney. Il se reprenait à examiner de nouveau +Teresa, comme si elle venait de se métamorphoser +devant lui, et qu'il dût découvrir en elle ce qui ne s'y +était pas encore montré. Et en effet, son visage, tourné +vers son père, s'éclairait d'une double expression de tendresse +et de sérénité; elle était belle alors comme les +vierges de Raphaël sont belles, comme sont belles les +âmes aimantes et pures! Charney suivait lentement du +regard ce profil gracieux et animé sur lequel s'harmoniaient +si bien la douceur et la force, l'énergie et la +timidité! Depuis si long-temps il n'avait pu contempler +une face humaine, ainsi resplendissante de l'éclat de la +jeunesse, de la beauté, de la vertu! Il s'enivrait de ce +spectacle, et après avoir parcouru l'ensemble séduisant +du cou, des épaules et de la taille, ses yeux revenaient +ardemment se fixer sur le médaillon.</p> + +<p>—Vous n'avez donc pas dédaigné mon faible présent? +murmura-t-il; et si bas qu'il l'eût murmuré, +Teresa se redressa avec vivacité vers lui, et son premier +mouvement fut de remettre le bijou en place; mais en +même temps, à son tour, elle examinait le changement +survenu sur les traits du comte, et tous deux rougirent +à la fois.</p> + +<p>—Qu'as-tu, mon enfant? demanda Girhardi en la +voyant troublée.</p> + +<p>—Rien, dit-elle;—et, se reprenant aussitôt, comme +si elle eût craint devant elle-même de nier un sentiment +pur et honorable:—C'est ce médaillon... Tenez, mon +père, ce sont vos cheveux.—Puis, se tournant vers +Charney:—Voyez, monsieur, voici la fleur que j'ai +reçue de votre part, et que je garde... que je garderai +toujours!</p> + +<p>Il y avait dans ses paroles, dans le son de sa voix, +dans cet instinct de la pudeur, qui lui inspirait de +s'adresser dans son explication aussi bien à son père +qu'à l'étranger, tant de franchise et de modestie à la +fois, une expression si tendre et si chaste, que Charney +en ressentit un ravissement tel qu'il n'en avait jamais +éprouvé de pareil.</p> + +<p>Le reste de la journée s'écoula ensuite pour eux dans +les épanchemens et les effusions d'une amitié qui semblait +s'accroître de minute en minute. À part l'attraction +secrète qui nous rapproche les uns des autres, l'intimité +marche toujours en raison de la mesure de temps +que nous avons à donner à nos affections nouvelles.</p> + +<p>Charney et Teresa ne s'étaient jamais parlé avant ce +jour; mais ils avaient tant pensé l'un à l'autre, et si peu +d'heures leur restaient peut-être! Aussi, quand Charney, +par une considération purement d'étiquette et de +savoir-vivre, fit un mouvement pour se retirer, voulant, +disait-il, après une si longue absence, laisser le père et +la fille tout entiers au bonheur de se revoir:</p> + +<p>—Vous nous quittez!—s'écria Teresa, le retenant +d'un regard, tandis que Girhardi l'arrêtait d'un geste:—Êtes-vous +donc un étranger pour mon père... et pour +moi? ajouta-t-elle avec un ton charmant de reproche.</p> + +<p>Pour mieux lui faire comprendre combien sa présence +le gênait peu, elle se mit à détailler tout ce +qu'elle avait fait depuis sa sortie de Fénestrelle, et les +moyens employés par elle pour réunir les deux captifs. +Ayant achevé son récit, elle adjura Charney de commencer +le sien, et de dire l'emploi de ses journées et ses +occupations près de Picciola.</p> + +<p>Celui-ci dut donc entamer l'histoire des premiers +temps de sa prison, ses ennuis et ses travaux manuels, la +bien-venue de sa plante, son développement progressif; +et Teresa, d'un air curieux et enjoué, le pressait de +questions sur chacune de ses découvertes.</p> + +<p>Assis entre les deux interlocuteurs, Girhardi, tenant +d'une main la main de la fille qui lui était rendue, et de +l'autre celle de l'ami qu'il allait quitter, les écoutait et +les regardait tour-à-tour avec un sentiment mélangé de +joie et de tristesse. Mais parfois les mains du vieillard +se rapprochaient l'une de l'autre, et aussi, par le même +mouvement, celles de Charney et de Teresa. Alors les +deux jeunes gens, émus, embarrassés, s'animaient du +regard et se taisaient de la voix. Enfin la jeune fille, +sans nulle apparence de pruderie ou d'affectation, dégagea +doucement sa main, et, la posant sur l'épaule de +son père, y appuyant nonchalamment sa tête, dans une +attrayante posture, tourna, en souriant, les yeux vers +Charney, pour l'engager à continuer.</p> + +<p>Enhardi, entraîné par tant de grâce et d'abandon, +celui-ci en vint jusqu'à raconter ses rêves auprès de sa +plante. Je l'ai dit, c'étaient là les grands événemens de +sa vie durant sa solitude. Il parla de cette jeune fille +naïve et séduisante, dans laquelle Picciola se montrait +personnifiée, et tandis qu'avec chaleur, avec transport, +il en esquissait le portrait, la figure de Teresa se dépouillait +graduellement de son sourire, et sa poitrine se +gonflait en l'écoutant.</p> + +<p>Le narrateur se garda bien de nommer le vrai modèle +de cette douce image; mais, achevant l'histoire et +les malheurs de sa plante, il rappela l'instant où, par +ordre du commandant, Picciola mourante allait être arrachée +de terre sous ses yeux.</p> + +<p>—Pauvre Picciola! s'écria alors Teresa attendrie! +oh! tu m'appartiens aussi à moi, chère petite! car j'ai +contribué à ta délivrance.</p> + +<p>Et Charney, transporté de joie, la remercia dans son +cœur de cette adoption, qui venait d'établir une sainte +communauté entre elle et lui.</p> + + + + +<h3><a name="l3c9" id="l3c9"></a>IX.</h3> + + +<p>Certes, Charney eût pour toujours, et bien volontairement, +renoncé à la liberté, à la fortune, au monde, +si ses jours avaient dû s'écouler ainsi dans une prison, +entre Teresa et son père. Cette jeune fille, il l'aimait +comme il n'avait jamais aimé. Ce sentiment, jusque +alors étranger à son âme, venait d'y pénétrer, à la fois +violent et doux, amer et onctueux, tel qu'un fruit acide +qui parfume la bouche en l'irritant. Il se révélait à lui +par les angoisses d'une joie inconnue, par des élancemens +de tendresse, qui étreignaient tout ensemble Dieu +et les hommes, et la nature entière. Il croyait sentir sa +tête, son cœur, sa poitrine, se détendre, s'élargir, pour +contenir les espérances, les projets, les sensations qui +lui arrivaient en foule.</p> + +<p>Le lendemain, tous trois se tenaient encore dans le +préau, près de la plante; les deux, amis sur le banc, +Teresa, leur faisant face, sur une chaise que Ludovic +avait eu la précaution de descendre.</p> + +<p>Elle avait apporté quelque ouvrage de femme, une +broderie, et, l'enjouement sur les traits, la figure colorée +d'une teinte de bien-être et de satisfaction, suivant de +la tête le mouvement de son aiguille, levant les yeux en +même temps que la main, elle arrêtait tour à tour son sourire +sur son père et sur Charney, en jetant quelques propos +frivoles au milieu de leurs graves entretiens. Puis, ensuite, +elle se leva, et, sans plus se soucier d'interrompre +la conversation des deux penseurs, elle alla presser son +père entre ses bras et baiser ses cheveux.</p> + +<p>Cette conversation, interrompue par elle, ne fut pas +reprise. Charney venait de tomber dans une profonde +méditation.</p> + +<p>Est-il aimé de Teresa?—À cette question qu'il s'adresse +à lui-même, deux pensées contrastantes l'agitent +en même temps: il craint de le croire; il tremble d'en +douter! Elle a conservé la fleur donnée par lui, et +promis de la garder toujours; elle s'est troublée lorsque, +la veille, leurs deux mains se rapprochaient sur les +genoux du vieillard; son sein s'est ému au récit de ses +rêves passionnés; mais ces mots, articulés d'une voix si +tendre, c'est devant son père qu'elle les a prononcés. +Quel sens prêter à tous ces charmans témoignages, +indices de pitié, d'intérêt, de dévouement? Ne lui en +avait-elle pas donné des preuves bien avant cette entrevue, +et quand leurs regards ne s'étaient pas rencontrés +encore, que leurs paroles n'avaient jamais été +échangées? Insensé! insensé! qui croit si facilement +avoir place dans ce cœur qu'un sentiment de tendresse +filiale emplit tout entier, et prend pour des palpitations +d'amour les pudiques tressaillemens d'une vierge!</p> + +<p>Qu'importe? il l'aime, lui; il veut l'aimer long-temps, +toujours, et substituer à une idéalisation, désormais insuffisante, +cette angélique réalité.</p> + +<p>Cet amour, il le renfermera en lui-même: chercher à +le faire partager serait un crime. Pourquoi vouloir empoisonner +un si bel avenir? Ne sont-ils pas destinés à +vivre séparés l'un de l'autre? elle, libre, heureuse, au +milieu d'un monde où elle ne tardera pas à se choisir +un époux; lui, seul, dans sa prison, où il doit rester +avec Picciola et ses éternels souvenirs d'un instant?</p> + +<p>Aussi, le parti de Charney est bien pris: dès ce jour, +dès ce moment, il affectera l'insouciance auprès de +Teresa, ou, du moins, il saura s'envelopper des faux +semblans d'une amitié calme et tranquille! Malheur à +lui, malheur à tous deux, si elle l'aimait!</p> + +<p>Plein de ces beaux projets, quand il sortit de ses +réflexions, il prêta l'oreille à des phrases vivement +échangées entre Girhardi et sa fille.</p> + +<p>Celle-ci s'abandonnait toute à l'idée de la prochaine +délivrance de son père, et paraissait vouloir dissuader +le vieillard, qui, soit feinte ou conviction, affirmait que +l'année finirait sans doute avant sa captivité:</p> + +<p>—Je connais les retards de cour; si peu de chose +suffit pour suspendre la justice ou la bonne volonté des +hommes puissants!</p> + +<p>—S'il en est ainsi, dit la jeune fille, demain je retournerai +à Turin, pour hâter l'exécution de leurs +promesses.</p> + +<p>—Qui nous presse tant? répondait Girhardi.</p> + +<p>—Quoi! préférez-vous donc votre chambre étroite +et obscure et cette vilaine cour à votre habitation et à +vos beaux jardins de la Colline?</p> + +<p>Cette apparente disposition de Teresa, l'espèce d'impatience +qu'elle témoignait à s'éloigner de Fénestrelle, +eût dû plaire à Charney, en lui prouvant qu'il n'était +pas aimé, et que le danger redouté pour elle était +loin d'être à craindre; cependant ce qui le servait si +bien dans ses désirs le troubla au point de lui faire +oublier tout-à-coup son rôle projeté. Il n'affecta ni +insouciance, ni amitié calme et tranquille. En proie à +un dépit douloureux, il ne put s'empêcher de le manifester; +mais Teresa ne parut y prêter attention que +pour plaisanter sur son silence et son air boudeur, et de +nouveau elle reprit sa thèse pour prouver que, si le +décret attendu tardait encore, elle devait au plus tôt se +rendre auprès de Menou, et même auprès de l'empereur, +à Paris même, s'il le fallait!</p> + +<p>Elle, d'ordinaire si indulgente, si réservée, semblait +soudainement dominée par un incompréhensible besoin +de raillerie et de loquacité.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc, ce matin? lui disait son père, tout +étonné de la voir se réjouir devant le pauvre captif, +qu'ils allaient bientôt laisser derrière eux.</p> + +<p>Charney ne savait que penser d'elle.</p> + +<p>C'est que Teresa, de son côté, s'était livrée aux +mêmes réflexions que Charney. Dans la journée de la +veille, elle n'avait pas senti l'amour venir, mais elle +avait compris qu'il était venu déjà depuis long-temps. +Comme Charney, elle voulait bien l'accepter pour elle +à ses risques et périls, mais, comme lui encore, elle le +redoutait pour l'autre! Et cette joie d'aimer, cette +crainte d'être aimée, la jetait dans ces contradictions +avec elle-même, et dans cette activité de paroles où son +cœur cherchait à s'étourdir.</p> + +<p>Mais bientôt tous ces efforts, toute cette contrainte +pour déguiser leurs vrais sentimens, tombèrent soudain +d'eux-mêmes, des deux côtés à la fois. Doucement +attentifs aux récits de Girhardi, qui leur racontait +combien souvent il avait vu des prisonniers, dont la +grâce était publiquement annoncée, en attendre vainement +l'effet durant des mois entiers, ils se laissèrent +persuader avec délice, avec transport: on eût dit que +désormais et à toujours, cette prison devait leur servir +d'asile, tant les projets se succédaient pour le lendemain +et les jours suivans, et que réunis là, avec leur ange +gardien, les captifs n'avaient plus à redouter qu'une +seule chose, la liberté pour un seul!</p> + +<p>Tous trois rassérénés, les philosophes reprirent leur +entretien, Teresa sa broderie et ses joyeux propos.</p> + +<p>Un pâle rayon de soleil égayait encore la cour et +venait éclairer le visage de Teresa; le vent qui fraîchissait +agitait légèrement les plis et les rubans de sa collerette, +et, suspendant un instant son travail, le front +renversé, secouant sa chevelure, elle semblait s'enivrer +tout ensemble d'air, de lumière et de bonheur, quand +tout-à-coup s'ouvre la petite porte du préau.</p> + +<p>Le colonel Morand, suivi d'un officier et de Ludovic, +vient signifier à Girhardi son acte de libération. Girhardi +doit quitter la forteresse sur-le-champ; une voiture +l'attend près du glacis de la place, et va le transporter +à Turin, lui et sa fille!</p> + +<p>À l'arrivée du commandant, Teresa s'était levée; +elle retomba bientôt sur sa chaise, et, dans le regard +qu'elle jeta alors sur Charney, celui-ci eût pu voir combien +s'étaient rapidement effacés de ce noble visage les +vives couleurs et les joyeux sourires. Mais Charney +lui-même, resté sur le banc, se tenait le front baissé, +tandis qu'on donnait à Girhardi communication des +papiers qui le réhabilitaient dans son honneur et le +rendaient à la liberté. Les préparatifs du départ ne +pouvaient être longs.</p> + +<p>Déjà Ludovic était descendu de la chambre de l'ex-prisonnier, +avec la malle contenant ses effets. L'officier +l'attendait pour l'accompagner jusqu'à Turin. L'heure +de la séparation avait sonné. Teresa se leva de nouveau, +et parut s'occuper du soin de serrer sa broderie +dans son sac, de ranger sa collerette; puis elle essaya +de se ganter... elle n'en put venir à bout.</p> + +<p>Charney alors, s'armant de résolution, s'avança vers +Girhardi et lui ouvrit les bras:</p> + +<p>—Adieu, mon père!</p> + +<p>—Mon fils! mon cher fils! balbutia son vieux compagnon... +du courage! comptez sur nous... Adieu! +adieu!</p> + +<p>Il le pressa quelque temps contre sa poitrine, et tout-à-coup, +mettant fin à cette étreinte, il se tourna vers +Ludovic, et, pour mieux cacher son émotion, lui fit +quelques dernières recommandations inutiles, au sujet +de celui qu'il laissait seul. Ludovic ne répondit rien; +mais il offrit son bras au vieillard, car il avait besoin +d'un appui.</p> + +<p>Pendant ce temps, Charney s'était approché de Teresa +pour prendre aussi congé d'elle. Une main sur le +dossier de sa chaise, l'œil fixé vers la terre, elle restait +rêveuse, immobile, en place, comme si jamais elle n'eût +dû quitter ce séjour. Quand elle vit Charney près +d'elle, sortant de sa rêverie, elle le considéra quelques +instans sans rien dire. Il était pâle et défait, et les +paroles aussi semblaient manquer à sa poitrine. Soudain +la jeune fille, oubliant ses résolutions, étendit son +bras vers la plante du captif:</p> + +<p>—C'est notre Picciola que je prends à témoin, dit-elle...</p> + +<p>Elle n'en put articuler davantage.</p> + +<p>Une de ses mitaines de soie, qu'elle tenait à la main, +tomba; Charney la ramassa, déposa un baiser dessus, +et la lui rendit silencieusement.</p> + +<p>Teresa prit la mitaine, s'en essuya les pleurs qui +venaient de jaillir abondamment de ses yeux, et, la +rejetant aussitôt à Charney, avec un dernier regard +d'amour, avec un dernier sourire d'espérance:</p> + +<p>—Au revoir! lui cria-t-elle; et elle entraîna son +père hors de la petite cour.</p> + +<p>Le comte les avait suivis des yeux: ils étaient partis, +la petite porte s'était refermée depuis long-temps entre +eux et lui, qu'il demeurait comme pétrifié, le regard en +arrêt de ce côté, et que sa main pressait encore convulsivement +sur son cœur la petite mitaine de Teresa.</p> + + + + +<h2><a name="conclusion" id="conclusion"></a>CONCLUSION.</h2> + + +<p>Un philosophe a dit que la grandeur a besoin d'être +quittée pour être sentie; il l'eût pu dire également de +la fortune, du bonheur, et de toutes ces jouissances si +douces dont l'âme prend facilement l'habitude.</p> + +<p>Jamais le prisonnier n'avait tant apprécié la sagesse +de Girhardi, les vertus et les charmes de sa fille, que +depuis le départ de ses deux hôtes. Un profond accablement +succéda pour lui à l'enivrement d'un jour. +Les efforts de Ludovic, les soins que réclamait Picciola, +ne suffisaient plus même à le distraire; cependant ces +germes de force et de moralisation, puisés au sein de +ses douces études, fructifièrent enfin, et l'homme abattu +se releva.</p> + +<p>Dans la lutte, son âme s'était complétée. Il avait +d'abord béni sa solitude, qui lui permettait de s'entretenir +en lui-même de ces amis absens; plus tard, il vit +avec joie quelqu'un venir s'asseoir sur le banc où la +place du sage vieillard restait vide.</p> + +<p>De ces nouveaux compagnons, le premier et le plus +assidu fut le chapelain de la prison, ce bon prêtre qu'il +avait autrefois repoussé si durement. Averti, par Ludovic, +de la sombre tristesse à laquelle était en proie le +prisonnier, il se présenta, oublieux du passé, pour offrir +ses consolations, et on les accueillit avec reconnaissance. +Mieux disposé envers les hommes, Charney ne +tarda pas d'aimer celui-ci, et le siége rustique redevint +encore le banc des conférences. Le philosophe exaltait +les merveilles de sa plante, celles de la nature, et répétait +les leçons du vieux Girhardi; le prêtre, sans entrer +dans la discussion des dogmes disait la sublime morale +du Christ, et tous deux se fortifiaient en s'appuyant l'un +contre l'autre.</p> + +<p>Le second visiteur, ce fut le commandant de la forteresse, +le colonel Morand. Vu de près, il était assez +bon homme, avait le cœur militairement placé, c'est-à-dire +qu'il ne tourmentait son monde que par ordre: il +réconcilia presque Charney avec les tyrans subalternes.</p> + +<p>Enfin, Charney dut bientôt faire ses adieux à l'abbé +comme au colonel. Un beau jour, quand il s'y attendait +le moins, les portes de la prison s'ouvrirent aussi +pour lui!</p> + +<p>À son retour d'Austerlitz, Napoléon, importuné par +Joséphine, qui de son côté peut-être avait de même +quelqu'un intercédant auprès d'elle en faveur du prisonnier +de Fénestrelle, se fit rendre compte de la saisie +opérée chez celui-ci. On apporta devant l'empereur les +linges manuscrits, jusque là déposés aux archives du ministère +de la justice; il les parcourut lui-même, et après +un mûr examen, déclara hautement que le comte de +Charney était un fou, mais un fou désormais peu dangereux:—Celui +qui a pu ainsi prosterner sa pensée +devant un brin d'herbe, dit-il, peut faire un excellent +botaniste et non plus un conspirateur. Je lui accorde +sa grâce; qu'on lui rende ses biens, et qu'il les cultive +lui-même, si tel est son bon plaisir!</p> + +<p>Charney, à son tour, quitta donc Fénestrelle! mais +il n'en partit pas seul. Pouvait-il se séparer de sa première, +de sa constante amie? Après l'avoir fait transplanter +dans une large caisse, bien garnie de bonne +terre, il emporte, triomphant, avec lui, sa Picciola! +Picciola, à qui il doit la raison; Picciola, qui lui a +sauvé la vie; Picciola, dans le sein de laquelle il a +puisé ses croyances consolantes; Picciola, qui lui a fait +connaître l'amitié et l'amour; Picciola enfin, qui vient +de le rendre à la liberté!</p> + +<p>Et comme il allait franchir le pont-levis de la forteresse, +une main rude et large se tendit tout-à-coup +vers lui:—<i>Signor conte</i>, disait Ludovic en étouffant +une grosse émotion, donnez-moi votre main; maintenant +nous pouvons être amis, puisque vous partez, +puisque vous nous quittez, puisque nous ne nous +verrons plus!... Dieu merci!</p> + +<p>Charney lui sauta au cou:—Nous nous reverrons +encore, mon cher Ludovic! Ludovic, mon ami! Et +après l'avoir embrassé, lui avoir pressé la main vingt +fois, il sortit de la citadelle.</p> + +<p>Il avait traversé l'esplanade, laissé derrière lui la +montagne sur laquelle est située la forteresse, franchi +le pont jeté sur le Clusone, et tournait déjà le chemin +de Suze, qu'une voix s'élevait encore, criant du haut +des remparts:</p> + +<p>—Adieu, <i>signor conte</i>! adieu, Picciola!</p> + +<p>Six mois après, un riche équipage s'arrêta devant la +prison d'état de Fénestrelle. Un voyageur en descendit +et demanda Ludovic Ritti. C'était l'ancien captif, qui +venait faire une visite à son ami le geôlier. Une jeune +dame s'appuyait tendrement des deux bras sur le bras +du voyageur. Cette jeune dame c'était Teresa Girhardi, +comtesse de Charney. Ensemble, ils visitèrent +le préau, et la chambre naguère habitée par l'ennui, +l'incrédulité, la désillusion! De toutes les sentences +désespérées qui avaient sillonné les blanches parois, une +seule restait:</p> + +<p>—<i>Science, esprit, beauté, jeunesse, fortune, tout, ici-bas, +est impuissant à donner le bonheur.</i></p> + +<p>Teresa ajouta:—<i>Sans l'amour!</i></p> + +<p>Un baiser que Charney déposa sur son front confirma +ce qu'elle venait d'écrire.</p> + +<p>Le comte était venu prier Ludovic d'être parrain de +son premier enfant, comme il l'avait été de Picciola; et +des signes ostensibles chez la comtesse annonçaient +assez que Ludovic devait se tenir prêt vers la fin de +l'année.</p> + +<p>Leur mission accomplie, les deux époux retournèrent +à Turin, où les attendait Girhardi, dans leur beau domaine +de la Colline.</p> + +<p>Près de son logis particulier, au sein d'une riche +plate-bande, éclairée, réchauffée par les rayons du soleil +levant, Charney avait fait déposer sa plante, qu'aucune +autre ne venait gêner dans son développement. Par +son ordre, nulle main étrangère ne devait s'occuper +d'elle, de sa culture, de son bien-être. Il l'avait défendu! +Lui seul y devait veiller. C'était une occupation, +un devoir, un acquit, imposés à sa reconnaissance.</p> + +<p>Que les jours alors s'écoulaient rapidement! Entouré +de jardins immenses, aux bords d'un fleuve, sous +un beau ciel, Charney savourait la vie des heureux de +ce monde. Le temps ajoutait un nouveau charme, une +nouvelle force à tous ses liens; car l'habitude, comme +le lierre de nos murailles, cimente et consolide ce +qu'elle ne peut détruire. L'amitié de Girhardi, l'amour +de Teresa, les bénédictions de ceux qui vivaient sous +son toit, rien ne manquait à son bonheur; et le moment +arriva où ce bonheur allait s'accroître encore. Charney +devint père!</p> + +<p>Oh! alors son cœur déborda de félicité. Sa tendresse +pour sa fille sembla redoubler celle qu'il portait +à sa femme. Il ne se laissait point de les contempler, +de les adorer toutes deux. Se séparer d'elles un moment, +lui était un supplice!</p> + +<p>Dans ce temps, Ludovic arriva pour tenir sa promesse: +il voulut visiter d'abord sa première filleule, +celle de la prison. Mais, hélas! au milieu de ces +transports d'amour, de ces prospérités qui remplissaient +l'habitation de la Colline, la source de toutes ces joies, +de tout ce bonheur, la <i>povera Picciola</i> était morte... +morte faute de soins!</p> + + +<p class="c"><small>FIN.</small></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Picciola, by X.-B. Saintine and Paul Louis Jacob + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICCIOLA *** + +***** This file should be named 39071-h.htm or 39071-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/0/7/39071/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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