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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***
+
+ Note de transcription:
+
+ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+ corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
+
+ La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ PROSTITUTION
+ CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
+ DEPUIS
+ L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,
+
+ PAR
+
+ PIERRE DUFOUR,
+ Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
+ étrangères.
+
+ ÉDITION ILLUSTRÉE
+ Par 20 belles gravures sur acier,
+ exécutées par les Artistes les plus éminents.
+
+ TOME SECOND
+
+ PARIS.--1851.
+
+ SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
+ ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4.
+
+ TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
+ RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE LA
+ PROSTITUTION
+ CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
+ DEPUIS
+ L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,
+
+ PAR
+
+ PIERRE DUFOUR,
+ Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
+ étrangères.
+
+ TOME DEUXIÈME.
+
+ PARIS--1851
+
+ SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
+ ET
+ P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DE
+ LA PROSTITUTION.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+ SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
+ catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
+ quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
+ femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
+ de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
+ --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
+ Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
+ cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
+ --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
+ des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
+ lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
+ _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
+ --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
+ --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
+ --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
+ la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
+ --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
+ _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
+ qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
+ prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
+ nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
+ _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
+ --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
+ faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
+ lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
+ location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.
+
+
+Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux
+que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur
+nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des
+filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur
+métier. Il y avait, comme nous l'avons dit, deux grandes catégories de
+filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes;
+il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles
+qui n'étaient destinées qu'à l'exercice de la Prostitution légale, les
+lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes,
+donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les
+moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc.
+On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés,
+n'étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la
+Prostitution qui s'y glissait sournoisement ou qui s'y installait avec
+effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus
+ou moins animée, plus ou moins indécente.
+
+Publius Victor, dans son livre des _Lieux et des Régions de Rome_,
+constate l'existence de quarante-six lupanars; mais il n'entend parler
+que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des
+fondations d'utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance
+directe des édiles. Il serait difficile d'expliquer autrement ce petit
+nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices.
+Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n'énumère pas
+les lupanars qui s'y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en
+comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte
+Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains
+qu'il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs
+propriétaires. Il ne cite, d'ailleurs, nominativement qu'un seul
+lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l'insolente
+dénomination de _petit sénat des femmes_ (_senatulum mulierum_). Il n'y
+a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar;
+mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude,
+d'après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon
+leurs lecteurs dans ces endroits, qu'ils supposaient sans doute leur
+être familiers. On doit penser que si l'organisation intérieure des
+lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient
+d'ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les
+plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la
+cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du
+grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la
+quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le
+quartier de l'Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans
+la deuxième région, dite du mont Coelius, elle réunissait autour du
+grand marché (_macellum magnum_) et des casernes de troupes étrangères
+(_castra peregrina_) une foule de maisons de Prostitution (_lupariæ_),
+comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus
+considérable encore de cabarets, d'hôtelleries, de boutiques de barbiers
+(_tabernæ_) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n'étaient
+point exemptes du fléau des _lupariæ_, puisqu'elles possédaient aussi
+des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y
+furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin,
+d'ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions
+éloignées du centre de la ville, d'autant plus que la clientèle
+ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers
+plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des
+marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l'envi, pour
+lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple.
+
+Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (_cellæ_ et
+_fornices_), qui ne servaient qu'à la Prostitution pour l'usage du bas
+peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire
+entrer ces asiles de débauche, accrédités par l'usage, dans la catégorie
+des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en
+racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes
+voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du
+grand Cirque, avaient été abandonnés à l'exercice public de la débauche;
+et Panvinius, dans son traité _des Jeux_ du Cirque, conclut, de ce
+passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme
+annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui
+assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre,
+quittaient leur siége aussi souvent qu'elles étaient appelées, pour
+contenter des désirs qui se multipliaient et s'échauffaient autour
+d'elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité _du Cirque_,
+n'hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque,
+dans le théâtre même, et il cite ce vers d'un vieux poëte latin, en
+l'honneur d'une courtisane bien connue au grand Cirque: _Deliciæ populi,
+magno notissima Circo Quintilia_. En effet, sous les gradins que le
+peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites,
+favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de
+raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination
+aux ruines d'une immense construction souterraine, qu'on voit encore
+près de l'ancien port de Misène, et qu'on appelle toujours les _Cent
+Chambres_ (_centum cameræ_). Il est probable que ce singulier édifice,
+dont l'usage est resté ignoré et incompréhensible, n'était qu'un vaste
+lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine.
+
+Mais habituellement les lupanars, loin d'être établis sur d'aussi
+gigantesques proportions, ne contenaient qu'un nombre assez borné de
+cellules très-étroites, sans fenêtres, n'ayant pas d'autre issue qu'une
+porte, qui n'était fermée souvent que par un rideau. Le plan d'une des
+maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu'était un
+lupanar, quant à l'ordonnance des cellules, qui s'ouvraient sans doute
+sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où
+les chambres à coucher (_cubiculi_), généralement fort exiguës et
+contenant à peine la place d'un lit, ne sont éclairées que par une
+porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres
+étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des
+autres dans les lupanars. Pendant le jour, l'établissement étant fermé
+n'avait pas besoin d'enseigne, et ce n'était qu'un luxe inutile lorsque
+le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l'attribut obscène de
+Priape: on en suspendait la figure à l'entrée du repaire qui lui était
+dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe
+en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s'y rendait
+d'un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles
+se rendaient chacune à son poste avant l'ouverture de la maison; chacune
+avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un
+écriteau sur lequel était inscrit le nom d'emprunt (_meretricium nomen_)
+que portait la courtisane dans l'habitude de son métier. Souvent,
+au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l'admission dans la
+cellule, pour éviter des réclamations de part et d'autre. La cellule
+était-elle occupée, on retournait l'écriteau, derrière lequel on lisait:
+OCCUPATA. Quand la cellule n'avait pas d'occupant, on disait, dans le
+langage de l'endroit, qu'elle était _nue_ (_nuda_). Plaute, dans son
+_Asinaria_, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces
+détails de moeurs. «Qu'elle écrive sur sa porte, dit Plaute: _Je suis
+occupée_.» Ce qui prouve qu'en certaines circonstances, l'inscription
+était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même.
+«L'impudique _lena_, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d'amateur»
+(_obscena nudam lena fornicem clausit_). Un passage de Sénèque, mal
+interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les
+mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l'écriteau
+pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette
+phrase: _Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus_, en
+voyant cet écriteau suspendu devant la porte (_in fronte_), tandis que
+les filles restaient assises à côté.
+
+Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la
+différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du
+mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures
+à la détrempe et à l'eau d'oeuf représentaient, soit en tableaux, soit
+en ornements, les sujets les plus conformes à l'usage habituel du local:
+c'étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la
+Prostitution; dans les lupanars d'un ordre plus relevé, c'étaient des
+images érotiques tirées de la mythologie; c'étaient des allégories aux
+cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la
+débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus
+bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se
+blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes
+sous les eaux et les colombes dans les airs; il s'enroulait en
+guirlandes, il se tressait en couronnes: l'imagination du peintre
+semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour
+en exagérer l'indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures
+si bien appropriées à la place qu'elles occupaient, on ne voyait jamais
+figurer isolément l'organe de la femme, comme si ce fût une convention
+tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable.
+Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent
+dans l'ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur
+des yeux n'existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié
+la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se
+recommandait pas, d'ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la
+fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les
+murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus.
+Quant à l'ameublement, il se composait d'une natte, d'une couverture et
+d'une lampe. La natte, d'ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en
+roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la
+remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit
+lit en bois (_pulvinar_, _cubiculum_, _pavimentum_); la couverture,
+hideusement tachée, n'était qu'un misérable assemblage de pièces, en
+étoffes différentes, qu'on appelait, à cause de cela, _cento_ ou
+rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté
+indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui
+empêchaient l'huile de brûler et la flamme de s'élever au-dessus de son
+auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que
+personne n'eût l'idée de se l'approprier: il n'y avait rien à voler dans
+ces lieux-là.
+
+Cependant il est certain, d'après les désignations mêmes des maisons de
+débauche, qu'elles n'étaient pas toutes fréquentées par la vile
+populace, et qu'elles offraient par conséquent de notables différences
+en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une
+fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, _impluvium_, autour de
+laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, _cellæ_; ailleurs,
+ces chambres se nommaient _sellæ_, siéges à s'asseoir, parce qu'elles
+étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars
+réservés exclusivement à la plèbe, et qui n'étaient autres que des caves
+ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait _fornix_;
+c'est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de _lupanar_, qu'on a fait
+_fornication_, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des
+_fornices_. L'odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui
+y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde
+dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l'huile: _Olenti
+in fornice_, dit Horace, _redolet adhuc fuliginum fornicis_, dit
+Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu'on appelait
+_stabula_, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la
+paille, comme dans une écurie. Les _pergulæ_ ou balcons devaient ce
+surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le
+long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles
+étaient mises en montre sur cette espèce d'échafaud, et le lénon ou la
+léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna
+occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons
+ou de filles. Quelquefois la _pergula_ n'était qu'une petite maison
+basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l'un et de
+l'autre sexe. Quand le _lupanar_ était surmonté d'une sorte de tour ou
+de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on
+l'appelait _turturilla_ ou colombier, parce que les tourterelles ou les
+colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces
+nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: _Ita dictus
+locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est
+peni_. Le _casaurium_ était le lupanar extra-muros, simple cabane
+couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe
+errante des filles en contravention avec la police de l'édile. Le mot
+_casaurium_, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus
+loin que _casa_, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants
+retrouvaient dans ce mot-là l'étymologie grecque de +kassa+ ou de
++kasaura+, qui signifiait _meretrix_: +kasaura+ avait fait tout
+naturellement _casaurium_. C'était dans ces bouges que se réfugiaient
+quelquefois les _scrupedæ_ (_pierreuses_), que la Prostitution cachait
+ordinairement au milieu des pierres et des décombres.
+
+Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s'appliquaient à
+tous sans distinction: «_Meritoria_, dit saint Isidore de Séville, ce
+sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C'étaient
+surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des
+_meritorii_. «_Ganeæ_, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines,
+où l'on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, +gas+, terre;»
+«_Ganei_, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de
+Prostitution, ainsi nommées par analogie avec +ganos+, volupté, et
++gynê+, femme.» On employait fréquemment l'expression de _lustrum_ dans
+le sens de lupanar, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de mots
+était devenu une locution usuelle où l'on ne cherchait plus malice.
+_Lustrum_ signifiait à la fois _expiation_ et _bois sauvage_. Les
+premiers errements de la Prostitution s'enfonçaient dans l'ombre épaisse
+des forêts, et depuis, comme pour expier ces moeurs de bête fauve, les
+prostituées payaient un impôt _lustral_ expiatoire: de là l'origine du
+mot _lustrum_ pour _lupanar_. «Ceux qui, dans les lieux retirés et
+honteux, s'abandonnent aux vices de la gourmandise et de l'oisiveté, dit
+Festus, méritent qu'on les accuse de vivre en bêtes (_in lustris vitam
+agere_).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la
+véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce
+fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (_in
+lustris circum oppida lustrans_).» On appliquait avec raison le nom de
+_desidiabula_ aux lupanars, pour représenter l'oisiveté de ses
+malheureux habitants. S'il n'y avait que des femmes dans un
+établissement de Prostitution, il prenait les noms de _sénat des
+femmes_, de _conciliabule_, de _cour des mérétrices_ (_senatus
+mulierum_, _conciliabulum_, _meretricia curia_, etc.); et selon que ces
+noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu'on y
+ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de _conciliabule
+de malheur_ un de ces lieux infâmes. Quand l'une et l'autre Vénus,
+suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces
+repaires, on les qualifiait pompeusement de _réunion de tous les
+plaisirs_ (_libidinum consistorium_).
+
+Le personnel d'un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le
+_leno_ ou la _lena_ n'avait dans son établissement que des esclaves
+achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage
+n'était que le propriétaire du local et servait seulement
+d'intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les
+bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis
+suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés,
+apportait de l'eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et
+gardait les cellules _occupées_; là, ces spéculateurs dédaignaient de se
+mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves
+qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les _ancillæ ornatrices_
+veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la
+toilette et refardaient le visage; les _aquarii_ ou _aquarioli_
+distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l'eau glacée, du vin et
+du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la
+fatigue; le _bacario_ était un petit esclave qui donnait à laver et
+présentait l'eau dans un vase (_bacar_) à long manche et à long goulot;
+enfin, le _villicus_ ou fermier avait pour mission de débattre les prix
+avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l'écriteau
+d'une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à
+l'établissement, pour pratiquer en sous-ordre le _lenocinium_; pour
+aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour
+attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs
+dénominations d'_adductores_, de _conductores_, et surtout
+d'_admissarii_. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce
+qu'ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se
+prostituer eux-mêmes, si l'occasion s'offrait d'exciter à la débauche
+pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des
+paysans romains, _admissarius_ était tout simplement, tout naïvement,
+l'étalon, le taureau, qu'on amène à la vache ou à la jument. Cicéron,
+dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de
+ces chasseurs d'hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet
+admissaire, dès qu'il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de
+la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts
+voluptueux, à cette pensée qu'il avait trouvé non pas un maître de
+vertu, mais un prodige de libertinage.»
+
+Le costume des _meretrices_ dans les lupanars n'était caractérisé que
+par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la
+courtisane prouvait par là qu'elle n'avait aucune prétention au titre de
+matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient
+pour elles de leur naissance _ingénue_. Cette perruque blonde, faite
+avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la
+partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en
+se rendant au lupanar; où elle n'entrait même qu'avec un nom de guerre
+ou d'emprunt. Elle devait, d'ailleurs, sur d'autres points, éviter toute
+ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la
+bandelette (_vitta_), large ruban avec lequel les matrones tenaient
+leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue
+tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones:
+«Ils appelaient _matrones_, dit Festus, celles qui avaient le droit
+d'avoir des stoles.» Mais les règlements de l'édile relatifs à
+l'habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu'elles
+adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart,
+étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d'un voile de soie
+transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais
+toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d'épingles d'or, ou
+couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs
+cellules, ou bien se promenant sous le portique (_nudasque meretrices
+furtim conspatiantes_, dit Pétrone), mais encore, à l'entrée du lupanar,
+dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire,
+nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (_nudum
+olido stans fornice_). Souvent, à l'instar des prostituées de Jérusalem
+et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du
+corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une
+étoffe d'or (_tunc nuda papillis prostitit auratis_, dit Juvénal). Les
+amateurs (_amatores_) n'avaient donc qu'à choisir d'après leurs goûts.
+Le lieu n'était, d'ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou
+par une lampe qui brûlait à la porte, et l'oeil le plus perçant ne
+découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses
+voluptueuses. Dans l'intérieur des cellules, on n'en voyait pas beaucoup
+davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois
+même, la lampe s'éteignant faute d'air ou d'huile, on ne savait pas
+même, dit un poëte, si l'on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.»
+
+Lorsqu'une malheureuse, lorsqu'une pauvre enfant se sacrifiait pour la
+première fois, c'était fête au lupanar; on appendait à la porte une
+lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce
+mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de
+l'horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique
+pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l'auteur
+de cette vilaine action, qu'il payait plus cher, sortait du bouge,
+couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité
+s'imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer
+par des joueurs d'instruments qui appartenaient aussi au personnel de
+la débauche. Un tel usage, toléré par l'édile, était un outrage d'autant
+plus sanglant pour les moeurs, que les nouveaux mariés conservaient,
+surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de
+branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces.
+«_Ornentur_, dit Juvénal, _postes et grandi janua lauro_.» Tertullien
+dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu'elle ose sortir de cette
+porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d'un nouveau
+consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que
+l'établissement et l'ouverture d'un nouveau lupanar donnaient lieu à ce
+déploiement de lauriers et d'illuminations. En lisant Martial, Catulle
+et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d'avouer que la
+Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus
+fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l'honneur de
+défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu'il décréta pour
+l'empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu'elle
+arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à
+l'empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des
+historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune
+garçon, mutilé autrefois par l'art infâme d'un avide trafiquant
+d'esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et
+la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné
+à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit
+conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.»
+Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l'on
+changeait ainsi en femmes pour l'usage de la Prostitution, et Nerva
+confirma l'édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de
+se faire, hors de l'empire romain, ou du moins hors de Rome, et des
+marchands d'esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de
+jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la
+jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire
+des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la
+virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces
+d'eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: _castrati_, ceux qui
+n'avaient rien gardé de leur sexe; _spadones_, ceux qui n'en avaient que
+le signe impuissant; et _thlibiæ_, ceux qui avaient subi, au lieu du
+tranchant de l'acier, la compression d'une main cruelle.
+
+Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de
+l'intérieur d'un lupanar et de ce qui s'y passait. Une de ces
+descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le
+bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu'elle
+croyait l'empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie,
+que la prose est incapable de rendre, l'auguste courtisane, qui osait
+préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la
+cuculle de nuit destinée à s'y rendre, se levait, accompagnée d'une
+seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle
+entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau
+rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge
+couverte d'un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa
+porte, elle étale le ventre qui t'a porté, noble Britannicus! Elle
+accueille d'un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le
+salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux
+assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort
+triste, et pourtant elle n'a fermé sa cellule que la dernière; elle
+brûle encore de désirs qu'elle n'a fait qu'irriter, et, fatiguée
+d'hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les
+yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit
+impérial l'odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans
+ce tableau et en fait presque disparaître l'obscénité. Après Juvénal,
+c'est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus,
+qui a écrit sur l'_Histoire d'Apollonius de Tyr_ ce roman grec rempli de
+fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et
+popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit
+Symphosianus; elle s'écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue
+pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon
+appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu'une servante vienne la
+parer et qu'on mette sur l'écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera
+une demi-livre d'argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite,
+elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d'or (20 fr.)» Ce
+passage serait encore plus précieux pour l'histoire des moeurs romaines,
+si l'on était plus sûr du sens exact des mots _mediam libram_ et
+_singulos solidos_, qui établissent, les uns, le prix particulier de la
+virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution.
+
+Pétrone, dans son _Satyricon_, nous a laissé un morceau trop curieux,
+trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c'est la
+peinture d'un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur,
+j'aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes:
+«Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j'habite?»
+Charmée d'une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?»
+reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que
+ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un
+lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C'est
+ici, dit-elle, où vous devez habiter (_hic, inquit, debes habitare_).»
+Comme j'affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se
+promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris
+tard, et même trop tard, que j'avais été amené dans un lieu de
+Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me
+couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar,
+jusqu'à l'issue opposée (_ad alteram partem_).» Ce dernier trait du
+récit sert à prouver qu'un lupanar avait d'ordinaire deux issues: l'une
+par où l'on entrait, l'autre par où l'on sortait, sans doute sur deux
+rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s'y
+rendaient. On peut en conclure qu'il y avait pour un homme estimé une
+sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des moeurs
+romaines à cet égard. Il est certain, d'ailleurs, d'après diverses
+autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu'on n'entrait pas
+au lupanar et qu'on n'en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le
+visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon
+rabattu sur les yeux; les autres s'enveloppaient la tête avec leur robe
+ou leur manteau. Sénèque, dans la _Vie heureuse_, parle d'un libertin
+qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en
+cachette, mais même à visage découvert (_inoperto capite_). Capitolinus,
+dans l'_Histoire Auguste_, nous montre aussi un empereur débauché,
+visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d'un cuculle
+vulgaire (_obtecto capite cucullo vulgari_).
+
+Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque
+chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage
+de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont
+cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait
+fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses
+faveurs; car les savants ne sont pas d'accord sur la valeur de la livre
+et du sou dans l'antiquité. Symphosianus ne dit pas, d'ailleurs, s'il
+s'agissait de la livre d'or ou de la livre d'argent. Dans le premier
+cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l'écriteau de Tarsia, à
+titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne
+serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d'une demi-livre
+d'argent. Nous avons fait d'autres calculs et nous sommes arrivé à un
+autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (_primæ
+aggressionis pretium_, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant
+au taux des _stuprations_ suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11
+fr. 42 c. pour le sou d'or, et à 78 c. pour le sou d'argent. Nous avons
+trouvé, dans nos chiffres, que c'étaient 20 fr. Au reste, ce salaire
+n'avait rien d'uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun
+contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation
+de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant,
+il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel
+prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j'errais, dit
+Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j'avais
+laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l'air respectable, qui
+me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des
+ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses
+propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait
+touché un as pour la cellule (_jam pro cellâ meretrix assem exegerat_).»
+Si le louage d'une cellule coûtait un as (un peu plus d'un sou), on doit
+supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand
+Messaline demande le salaire (_æra proposcit_), Juvénal nous fait
+entendre clairement qu'elle se contente de quelque monnaie de cuivre.
+Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu'à
+deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer
+_quadrantariæ_ et _diobolares_. Festus explique ainsi le nom de
+celles-ci: _Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur._
+C'était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la
+Prostitution.
+
+[Illustration:
+ Alp. Cabasson del.
+ Drouart imp.
+ Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp.
+
+ LUPANAR ROMAIN
+]
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+ SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
+ légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
+ du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
+ réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
+ retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
+ prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
+ courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
+ matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
+ compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
+ --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
+ l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
+ grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
+ la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
+ où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
+ --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
+ bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
+ de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
+ la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
+ peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
+ la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
+ --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
+ fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
+ cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
+ _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
+ _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
+ caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
+ --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
+ Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
+ l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
+ l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
+ mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
+ des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
+ --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
+ l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
+ souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
+ carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
+ femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
+ entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
+ pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
+ débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
+ d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
+ --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
+ --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
+ --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
+ courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
+ prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
+ cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
+ prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
+ --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
+ nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
+ mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
+ inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
+ _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.
+
+
+On ne saurait dire à quelle époque s'établit régulièrement à Rome la
+Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police,
+sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces
+magistrats, dès le commencement de l'édilité, qui remontait à l'an de
+Rome 260, s'occupèrent d'imposer certaines limites à la Prostitution
+des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l'intérêt du
+peuple. Malheureusement, il n'est resté de cette jurisprudence que des
+traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d'en
+apprécier la sagesse et l'équité. On pourrait presque assurer qu'aucune
+des dispositions prévoyantes de la police moderne à l'égard des femmes
+de mauvaise vie n'avait été négligée par l'édilité romaine. Cette
+magistrature populaire avait reconnu qu'elle devait, en laissant à ces
+femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d'exercer
+une sorte d'usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi
+elle s'était attachée surtout à donner en quelque sorte à la
+Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques
+distinctives, à la noter d'infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter
+l'envie et les moyens de s'approprier indûment les priviléges de la
+vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu'une courtisane pût être
+prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l'injure de pouvoir
+être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de
+forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession
+infâme, en leur demandant le droit de s'y livrer ouvertement avec cette
+autorisation légale qu'on appelait _licentia stupri_. Telle est
+l'origine de l'inscription des filles publiques sur les registres de
+l'édile.
+
+On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette
+inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son
+corps (_sui quæstum facere_), était tenue de se présenter devant l'édile
+et de lui déclarer ce honteux dessein, que l'édile essayait parfois de
+combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se
+faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle
+indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d'emprunt
+qu'elle choisissait dans son nouvel état, et même, s'il faut en croire
+un commentateur, le prix qu'elle adoptait une fois pour toutes comme
+tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses _Annales_,
+que cette inscription chez l'édile était fort anciennement exigée des
+femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne
+pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à
+prendre acte de leur déshonneur (_more inter veteres recepto, qui satis
+poenarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant_).
+Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république,
+devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu'on vit alors
+des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l'édile la _licentia
+stupri_. On comprend, d'ailleurs, quelle était l'utilité judiciaire de
+l'inscription. D'une part, on avait obtenu de la sorte une liste
+authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l'État l'impôt de
+la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux
+trafic; d'une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait
+au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les
+différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute
+nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on
+n'avait qu'à consulter les registres de l'édile, pour trouver l'état
+civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement
+le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de
+guerre, _luparium nomen_, sous lequel on la connaissait dans le monde de
+la débauche. Plaute, dans son _Poenulus_, parle de ces créatures avilies
+qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps
+(_namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere
+quæstum corpore_). Il n'était pas moins nécessaire de consigner sur les
+registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant
+Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu'il soit, dans son
+_Glossarium eroticum_: qu'on allait devant l'édile débattre la valeur et
+le payement d'une Prostitution, comme s'il se fût agi d'un pain ou d'un
+fromage (_tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat
+ædilis_). La tâche de l'édile était donc multiple et souvent bien
+délicate, mais l'édile suffisait à tout.
+
+L'inscription d'une courtisane sur les registres de la _licentia stupri_
+était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne
+pouvait s'en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à
+sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d'amende
+honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des
+enfants semi-légitimes, il n'y avait pas de pouvoir social ou religieux
+qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans
+les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d'ailleurs, comme
+nous l'avons déjà dit, stigmatisée par la note d'infamie, qu'elle avait
+méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l'empire de la
+nécessité, de la misère ou même de l'ignorance. Et pourtant, suivant
+l'observation du savant Douza, aussitôt que les _meretrices_ quittaient
+le métier, elles s'empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser
+dans le lupanar le faux nom qu'elles avaient affiché sur leur écriteau.
+Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute
+courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains
+de l'édile et jurait de n'abandonner jamais l'ignoble profession qu'elle
+acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les
+malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées,
+lorsqu'une loi de Justinien (_Novella LI_) eut déclaré qu'un pareil
+serment contre les bonnes moeurs n'engageait pas l'imprudente qui
+l'aurait prêté. Ce voeu de Prostitution, que l'histoire offre plus d'une
+fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les
+filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs
+pères remportaient la victoire sur l'ennemi, ce voeu de Prostitution
+légale n'a rien d'invraisemblable et correspond même avec la note
+d'infamie qui en était la conséquence immédiate.
+
+On s'est demandé pourquoi l'inscription matriculaire des _meretrices_ se
+faisait chez l'édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses
+attributions la surveillance des moeurs. Juste-Lipse, dans ses
+Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative,
+en faisant remarquer que l'édile était chargé de la police intérieure
+des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient
+d'asile à la Prostitution. C'est au sujet de la juridiction édilitaire
+sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le
+temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la
+volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les
+ténèbres, à l'entour des bains et des étuves, dans des endroits où l'on
+redoute l'édile (_ad loca ædilem metuentia_).» Juste-Lipse aurait dû
+ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l'édile en matière de
+Prostitution, que l'édile devait surtout comprendre, dans les
+attributions de sa charge, la voie publique, _via publica_, qui
+appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque
+synonyme. «Personne ne défend d'aller et de venir sur la voie publique,»
+dit Plaute, faisant allusion à l'usage que chacun peut faire d'une
+femme publique, en la payant bien entendu. (_Quin quod, palam est
+venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ_).
+L'édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être
+considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics
+tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l'édile.
+
+D'abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s'adonnaient à la
+Prostitution sans s'être fait inscrire chez l'édile et sans avoir acheté
+ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à
+payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait
+surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se
+trouvaient en faute, pourvu qu'elles fussent encore jeunes et capables
+de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon,
+qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et
+qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son
+profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions
+vagabondes, _erratica scorta_, n'étaient donc pas permises à Rome, mais
+il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes
+variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues
+et les édifices, un sénat d'édiles pour juger les délits, et une foule
+de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter
+les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de
+colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des
+thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition
+architecturale n'était que trop favorable aux actes de la Prostitution;
+il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait
+la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (_arcuarius_
+ou _arquatus_) servait d'asile à la débauche errante, que personne
+n'avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit
+de dormir en plein air, _sub dio_. On pourrait même inférer de plusieurs
+faits consignés dans l'histoire, que certains lieux écartés, dans le
+voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le
+théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C'est ainsi que Julie,
+fille d'Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une
+statue du satyre Marsyas, et la place où s'accomplissait cette espèce de
+sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d'un
+dais étoilé la couche de pierre qui servait d'autel au hideux sacrifice.
+Il suffisait d'une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du
+fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes
+nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s'abriter sous
+son ombre.
+
+Ce n'était donc que rarement que l'édile usait de rigueur à l'égard des
+contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait
+quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui
+dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes
+continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans
+ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il
+s'assurait souvent par lui-même que tout s'y passait d'une manière
+conforme aux règlements de l'édilité. Nous avons cité plus d'une fois
+les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction
+édilitaire: c'était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait
+pour échapper à l'impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus
+basses négociations. L'édile, précédé de ses licteurs, parcourait les
+rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence
+pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du
+régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait
+de loin l'approche d'un édile, les femmes de mauvaise vie, les
+vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs
+de tout genre s'empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets,
+les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police
+urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids
+de l'édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise
+curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur
+étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs
+attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de
+rôles s'établit naturellement vers l'an de Rome 388, quand aux deux
+édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles _curules_ ou patriciens.
+Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe _prétexte_, en
+laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n'étaient
+reconnaissables qu'à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte
+d'huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les
+portes, en énonçant les noms et qualités de l'édile; car un édile ne
+pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu'en vertu de sa charge
+et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la
+déconvenue d'un édile curule, à qui une courtisane eut l'audace de tenir
+tête, et qui n'eut pas l'avantage devant les tribuns du peuple.
+Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu'il l'avait trouvé dans un
+livre d'Atteius Capito, intitulé _Conjectures_. A. Hostilius Mancinus,
+édile curule, voulut s'introduire, pendant la nuit, chez une _meretrix_,
+nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu'il déclinât son
+nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs;
+il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n'avait rien à faire
+comme édile dans cette maison. Il s'irrita de rencontrer tant
+d'obstacles de la part d'une fille publique; il menaça de briser les
+portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne
+déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l'édile, et lui
+jeta des pierres du haut d'un balcon (_de tabulato_). L'édile fut blessé
+à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l'insolente Mamilia,
+et l'accusa d'avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les
+choses s'étaient passées; comment l'édile, en effet, avait essayé
+d'enfoncer la porte, et comment elle l'en avait empêché à coups de
+pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d'un souper, s'était offert à
+elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns
+approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se
+présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte
+d'une courtisane, avait mérité d'être chassé honteusement. Ils lui
+défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane
+eut ainsi raison de l'édile.
+
+[Illustration:
+ Castelli, del.
+ Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre
+ Outhwaite, sc.
+
+ A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA
+]
+
+Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison
+particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux
+de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n'eût pas osé
+résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse
+leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les
+hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (_lanii_), de
+rôtisseur (_macellarii_), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été
+certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous
+les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu'ils rencontraient
+sur leur passage. C'était surtout dans les bains publics, que se
+cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l'on peut dire que la
+Prostitution s'augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu'on
+y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que
+petits, dans l'enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens
+riches se faisaient un point d'honneur de fonder par testament une
+piscine ou une étuve destinée à l'usage du peuple, on n'est pas étonné
+de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne
+contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps
+austères de la République, le bain était entouré de toutes les
+précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais
+encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son
+fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des
+hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des
+femmes ou des hommes. Ces établissements n'étaient pas encore
+très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et
+pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir
+jamais s'y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum
+en Campanie, sa femme dit qu'elle voulait se baigner dans les bains
+destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous
+ceux qui s'y trouvaient, et, après quelques moments d'attente, la femme
+du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards
+qu'elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains.
+Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l'homme le plus
+distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique,
+comme s'il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable
+que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave,
+et ce qui le donne à penser, c'est que le même consul, passant à
+Ferentinum, s'informa aussi de la situation des bains publics, et en fut
+si mécontent, qu'il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où
+les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner.
+
+Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains
+avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de
+corruption, presque sous les yeux de l'édile, qui était chargé d'y faire
+respecter les moeurs, et qui ne s'occupait que d'améliorations
+matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage.
+D'abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu'ils
+eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir,
+se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous
+et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou
+femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se
+faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange
+des sexes eut d'inévitables conséquences de Prostitution et de débauche.
+Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte
+de services, misérables agents d'impudicité, qui se louaient au public
+pour différents usages. Dans l'origine, les bains étaient si sombres,
+que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se
+reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière
+du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de
+marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il
+y avait d'étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à
+peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant
+on dit que les bains sont des caves, s'ils ne sont pas ouverts de
+manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette
+indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait
+resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande
+étuve (_sudatorium_), outre les grandes piscines d'eau froide, d'eau
+tiède et d'eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et
+autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves,
+_balneatores_ et _aliptes_, l'établissement renfermait un grand nombre
+de salles où l'on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre
+de cellules où l'on trouvait des lits de repos, des filles et des
+garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les
+débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et
+criant d'une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s'ils
+apercevaient quelque _meretrix_ inconnue, quelque vieille prostituée,
+rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par
+la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la
+traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: _Si apparuisse
+subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis,
+vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt_, etc. Les
+édiles veillaient à ce que ces scandales n'eussent pas lieu dans les
+bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à
+tous les désordres de s'y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble.
+La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux.
+
+Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation
+intérieure variait suivant l'espèce de public qui les fréquentait. Ici,
+c'étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c'étaient des bains
+à bon marché, puisque l'entrée ne coûtait qu'un quadrans, deux liards de
+notre monnaie; ailleurs, c'étaient des bains magnifiques, où
+l'aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se
+rencontraient sur un pied d'égalité. Tous ces bains s'ouvraient à la
+même heure, à la neuvième, c'est-à-dire vers trois heures après midi; à
+cette heure-là, s'ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les
+auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure
+aussi, au coucher du soleil: _tempus lavandi_, lit-on dans Vitruve, _a
+meridiano ad vesperam est constitutum_. Mais les lupanars seuls
+restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale,
+commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu'au lendemain matin. Quant
+à la Prostitution des bains, elle n'était que tolérée, et l'édile
+faisait semblant, autant que possible, de l'ignorer, pourvu qu'elle
+n'affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à
+l'édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous
+les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit
+rigoureusement ce honteux mélange d'hommes et de femmes; il ordonna que
+leurs bains fussent tout à fait séparés: _Lavacra pro sexibus
+separavit_, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent
+ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l'intervalle de
+ces deux règnes, l'exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à
+se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient,
+au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y
+venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser,
+oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa
+fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui
+attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades
+et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions,
+quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse,
+quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses
+doigts l'organe du plaisir (_callidus et cristæ digitos impressit
+aliptes_) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de
+Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces
+_aliptes_, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement
+du latin: _Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et
+contrectatione gaudere_. Il se demande ensuite à lui-même, le plus
+candidement du monde, si ce baigneur-là n'était pas un infâme sournois.
+
+L'édile n'avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les
+bains étaient des lieux d'asile pour les amours, comme pour les plus
+sales voluptés: «Tandis qu'au dehors, dit l'_Art d'aimer_ d'Ovide, le
+gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent
+sûrement ses amours furtifs (_celent furtivos balnea tuta jocos_).» Les
+femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces
+priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c'était un terrain
+neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger
+satisfaire leurs sens; pour les autres, c'était un marché perpétuel où
+la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les
+bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette
+pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout
+éclairé à l'intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient
+toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une
+vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte
+de se baigner, spéculer sur la virginité d'une jeune fille ou d'un
+enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce
+Prostitution. L'habitude des bains développait chez les personnes des
+deux sexes, qui l'avaient prise avec une sorte de passion, les instincts
+et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes
+ces nudités qui s'étalaient dans les postures les plus obscènes, en se
+sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils
+contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus,
+à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s'usaient
+et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains
+publics. C'était là que l'amour lesbien avait établi son sanctuaire, et
+la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves
+de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles
+n'ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos;
+mais elles prenaient le nom de _fellatrices_, quand elles réservaient à
+des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se
+souiller. Ce n'est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art
+exécrable à des enfants, à des esclaves, qu'on appelait _fellatores_.
+Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu'un satirique s'écriait
+avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne
+trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos
+prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette
+abomination, qui faisait vivre une foule d'infâmes et qui n'empêchait
+pas l'édile de dormir: nous n'oserions traduire l'épigramme
+flétrissante qu'il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais
+il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui
+regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n'est personne
+dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d'avoir eu
+les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la
+pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C'est que sa
+bouche ne l'est pas.» (_Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat._)
+Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu'il trouve sur son
+chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu
+dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le
+fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de
+luxure s'était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que
+Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des
+fellateurs, semblaient n'en avoir rien dit, et que dans les _Attélanes_,
+où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les
+auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de
+l'art fellatoire.
+
+Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces
+horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce
+n'était pas même la Prostitution proprement dite; ce n'en étaient que
+les préludes ou les accessoires; c'était surtout l'acte le plus
+caractéristique de l'esclavage, que de _præbere os_, suivant
+l'expression usuelle qui se rencontre jusque dans les _Adelphes_ de
+Térence; les édiles n'avaient donc pas à se mêler de la conduite
+individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les
+_meretrices_. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces
+débauches ne faisaient presque jamais partie du _collége_ des
+courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les
+lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l'on
+allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces
+lieux-là, fréquentés par des gens perdus d'honneur, se voyait confondu
+avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu'il ne se fût point
+abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d'un
+homme ou d'une femme dans une taverne (_popina_), pour que cette femme
+ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce
+d'outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes
+dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de
+mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu
+une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit
+dans un cabaret, comme si on l'eût fait jouer à un jeu de hasard.»
+L'injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis
+le pied dans le cabaret, car il n'était jamais sûr d'en sortir aussi
+pur, aussi chaste, qu'il y était entré. La police édilitaire surveillait
+soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et
+ne s'ouvrir qu'au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de
+gens, sans s'inquiéter de leurs hôtes, mais ils n'étaient point
+autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la
+cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous
+les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d'une
+_popina_ romaine, qui se composait, en général, d'une petite salle basse
+au rez-de-chaussée, toute garnie d'amphores et de grandes jarres pleines
+de vin, sur le ventre desquelles on lisait l'année de la récolte et le
+nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait
+de jour que par la porte surmontée d'une couronne de laurier, une ou
+deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s'y
+attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de
+lit, d'ailleurs, dans ces bouges infectés de l'odeur du vin et de celle
+des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit
+clairement la différence de la _popina_ et du _stabulum_, les auberges
+sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne
+trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des
+tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire.
+
+Il fallait aller dans les _cauponæ_ et les _diversoria_, pour y louer
+une chambre et un lit. Le _diversorium_ n'était destiné qu'à recevoir
+des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper;
+la _caupona_ tenait, au contraire, de l'auberge et du cabaret: on y
+logeait et l'on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de
+compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l'usage
+de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait
+des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant
+l'édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher
+les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l'inscription
+sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à
+l'exercice de leur métier. Elles s'enfuyaient à moitié nues; elles se
+cachaient dans le cellier derrière les amphores d'huile et de vin; elles
+se blottissaient sous les lits, lorsque l'appariteur de l'édile frappait
+à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux
+devant la maison. L'objet de ces visites domiciliaires était surtout de
+punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi,
+comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice
+de l'édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la
+Prostitution. Sénèque, dans sa _Vie heureuse_, parle, avec dégoût, de ce
+plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile
+les voûtes sombres et les cabarets (_cui statio ac domicilium fornices
+et popinæ sunt_). L'édile visitait aussi les boulangeries et les caves
+qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de
+la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé
+dans d'énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire
+tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules
+souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures
+où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les _meretrices_, dit Paul
+Diacre, demeuraient d'ordinaire dans les moulins (_in molis meretrices
+versabantur_). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et
+les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la
+boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n'y venaient
+pas pour acheter du pain; la plupart ne s'y rendaient que dans un but de
+débauche (_alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ
+turpitudine ibi festinabant_). C'était une Prostitution déréglée, que
+l'édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les
+souterrains où l'on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il
+y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes
+attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces
+bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans
+l'ombre à sa propre ignominie.
+
+Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des
+édiles; mais ceux-ci n'avaient point à s'occuper de ce qui s'y passait,
+pourvu qu'il n'y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au
+dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure,
+c'est-à-dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à
+la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la
+délégation d'une partie des devoirs de l'édile, dans le régime de
+l'établissement. Comme ce lupanaire de l'un ou de l'autre sexe se
+chargeait de faire l'écriteau de chacune de ses femmes, c'était à lui
+que revenait naturellement le soin de vérifier l'inscription régulière
+de chacune sur les registres de l'édilité; il devait être responsable du
+délit, quand une _ingénue_ ou citoyenne libre, quand une femme mariée et
+adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une
+malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia
+enveloppait dans la pénalité de l'adultère tous les complices qui
+l'auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de
+mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l'édile, d'autant plus
+que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni
+vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les
+amendes de cette nature, que l'édile appliquait à sa volonté, étaient
+exigibles à l'instant même. Un retard de payement amenait sur les
+épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette
+fustigation s'exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le
+patient, après avoir payé l'amende, sortait tout meurtri des mains du
+licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l'aide d'un nouveau
+trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à
+réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la
+discrétion de l'édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque
+appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs
+débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de
+choix. L'édile lui-même n'était pas incorruptible, et le lénon savait
+par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre
+favorable.
+
+Il serait difficile d'établir l'état des contraventions et des délits
+qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n'était pas sans doute
+l'édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait
+représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la
+gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient
+s'élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes
+des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l'égard de
+la débauche publique semble avoir été seulement d'empêcher la
+Prostitution des femmes patriciennes et des filles _ingénues_, et de
+poursuivre l'adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait
+admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des
+femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer.
+Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar, se donnait pour
+Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui
+probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s'exposait donc,
+sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d'usurpation de nom et
+de qualité; les filles inscrites chez l'édile ayant seules le droit
+d'exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de
+ses _Controverses_, parle de l'installation d'une femme dans un mauvais
+lieu, sans indiquer les diverses formalités qu'elle était forcée de
+subir auparavant: «Tu t'es nommée _meretrix_, dit Sénèque; tu t'es
+assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule;
+tu t'es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t'es assise avec les
+courtisanes; tu t'es aussi parée pour plaire aux passants, parée des
+habits que le lénon t'a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as
+reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des
+habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le
+service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur
+qualité et de produire même un certificat de _meretrix_, appelé
+_licentia stupri_. Un autre passage des _Controverses_ de Sénèque
+laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même,
+et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses
+clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris
+ta place; tu as fait ton prix: l'écriteau a été dressé en conséquence.
+C'est là tout ce qu'on peut savoir de toi. D'ailleurs, je veux ignorer
+ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués
+de l'édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d'exiger de plus
+grands détails et d'interroger les mérétrices elles-mêmes.
+
+L'édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures
+d'ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été
+fixées pour que les jeunes gens n'allassent pas dès le matin se fatiguer
+et s'énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices
+gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui
+composaient l'éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la
+chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu'elle
+accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et
+de lassitude. Il n'y avait d'exception, pour les heures assignées à la
+libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête
+solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces
+jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et
+tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux
+du Cirque s'ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où
+se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des
+cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession
+continuelle de courtisanes et de libertins qu'elles avaient attirés à
+leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces
+mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les
+gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l'assemblée ébranlait
+l'immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains,
+les _meretrices_, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par
+leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert,
+faisaient un appel permanent aux désirs du public et n'attendaient pas,
+pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes
+quittaient sans cesse leur place et se succédaient l'une à l'autre
+pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque
+ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les
+cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On
+comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que
+les appariteurs de l'édile n'osaient pas s'enquérir de la qualité des
+femmes qui faisaient acte de _meretrix_. Voilà pourquoi Salvien disait
+de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les
+gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu'il y a
+d'impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu'il y a de
+désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses
+_Étymologies_, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de
+Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les
+_meretrices_ se prostituent publiquement. (_Idem vero theatrum, idem et
+prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi
+prosternerentur_). Les édiles n'avaient donc pas à s'occuper de la
+Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie
+nécessaire des jeux qu'on donnait au peuple. Généralement, d'ailleurs
+(on peut du moins le supposer d'après plusieurs endroits de l'_Histoire
+Auguste_), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui
+logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces
+édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du
+théâtre, qu'on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la
+représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à
+lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les
+jeux, de l'eau et des pois chiches: ils servaient principalement de
+messagers et d'interprètes pour lier les parties de débauche. C'est donc
+avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les
+consistoires des débordements publics, _consistoria libidinum
+publicarum_.
+
+Il est probable que l'édile, malgré son autorité presque absolue sur la
+voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit
+nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre
+abject de Prostitution, l'apparence d'une mesure répressive ou
+préventive. L'édile se bornait sans doute à faire observer les
+règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les
+mérétrices inscrites qui s'aventuraient dans les rues avec la robe
+longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller
+de fort près les moeurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait
+d'un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens;
+chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en
+se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile
+d'empêcher un citoyen d'user de sa liberté individuelle en pleine rue.
+Ainsi, l'édilité, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait aucune
+action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les
+murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans
+l'intérêt de la salubrité de Rome, à l'intervention du dieu Esculape, et
+elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l'habitude avait plus
+particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des
+urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas
+abstenue devant l'édile en personne, et qui n'avait garde de commettre
+une profanation, puisque le serpent était l'emblème du dieu de la
+médecine. Il n'y avait malheureusement pas de serpent que la
+Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins
+obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins
+fréquentée. Pitiscus, qui n'avance pas un fait sans l'entourer de
+preuves tirées des écrits ou des monuments de l'antiquité, nous
+représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce,
+occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville,
+appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de
+pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: _Quos in triviis
+venereis nodis cohærere scribit Lucretius_. L'édile ne pouvait que
+reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes
+gens ne pénétraient jamais et qui n'avaient pour habitants que des
+voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise
+vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il
+fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de
+l'édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans
+les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le
+théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C'est là que Catulle
+rencontra un soir cette Lesbie, qu'il avait aimée plus que lui-même,
+plus que tous les siens; mais s'il la reconnut, combien elle était
+changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans
+l'ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et
+souhaitant n'avoir rien vu; puis, cette plainte s'exhala de son coeur de
+poëte:
+
+ Illa Lesbia quam Catullus unam
+ Plus quam se atque suos amavit omnes,
+ Nunc in quadriviis et angiportis
+ Glubit magnanimos Remi nepotes!
+
+Si l'édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de
+l'immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs
+complices ordinaires; il n'avait pas, d'ailleurs, de censure à exercer
+sur les moeurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges
+des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la
+rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui
+étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux
+qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois
+fort graves; par exemple, lorsqu'une mère de famille se plaignait
+d'avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c'est-à-dire
+suivie et appelée dans la rue. L'édile avait alors à examiner si, par
+son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé
+une méprise injurieuse, et si l'auteur de l'insulte pouvait arguer de
+son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été
+en droit de porter plainte au tribunal de l'édile préféraient s'épargner
+le scandale d'un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en
+public pour faire condamner l'insulteur, surtout si elles se sentaient
+répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d'une
+tunique un peu trop courte, d'une coiffure trop haute, et de la nudité
+du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une
+provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes,
+dit Ulpien, au titre XV, _De injuriis et famosis libellis_; appeler,
+c'est attenter à la pudeur d'autrui par des paroles insinuantes;
+poursuivre, c'est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand
+les libertins doutaient de la condition d'une femme qu'ils trouvaient
+sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui
+parlaient pas d'abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu'à ce
+qu'elle eût témoigné par un signe ou par un coup d'oeil que la poursuite
+ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors
+autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n'accostait pas
+en pleine rue une femme étrangère, si elle n'avait pas répondu, de la
+voix, du geste ou du regard, à la première tentative d'appel, et cet
+usage resta dans les moeurs des villes romaines longtemps après que la
+corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette
+fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains
+moraux, il lui ordonne de s'arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices
+seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque
+passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander
+une honteuse complaisance, comme si c'était une marchandise offerte à
+quiconque voulait la payer au taux fixé.
+
+Hormis les cas où le _sectateur_ (_sectator_), par libertinage ou par
+erreur, se permettait de poursuivre ou d'appeler une _ingénue_ dont la
+démarche et l'habillement ne justifiaient pas ces attentats, la
+recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les
+hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être
+punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement
+à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement
+de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de
+lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la
+maison paternelle; secondement, s'il s'adonnait à des orgies infâmes,
+et, en dernier lieu, s'il se plongeait dans de sales plaisirs. C'était
+donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main
+les pouvoirs de l'édile et du censeur contre son fils débauché. Le
+tuteur avait également une partie de la même autorité, à l'égard de son
+pupille. Mais les jeunes gens n'étaient pas les seuls provocateurs et
+sectateurs de la Prostitution; les hommes d'un âge mûr, les plus graves,
+les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure,
+qui n'attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L'édile eût
+souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu'il aurait pu
+découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait
+aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient
+l'armée active de la Prostitution: les uns se nommaient _adventores_,
+parce qu'ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur
+semblaient d'un commerce facile; les autres se nommaient _venatores_,
+parce qu'ils pourchassaient, sans avoir l'argent à la main comme les
+précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait
+_Alcinoi juventus_ (jeunesse d'Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se
+promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés,
+parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait
+réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d'excès. Les _salaputii_
+étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient
+pas d'apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers
+d'Hercule. Le poëte Horace se vantait d'être un des mieux partagés dans
+la succession, et l'empereur Auguste l'avait surnommé, à cause de cela,
+_putissimum penem_, qu'il traduisait lui-même par _homuncionem
+lepidissimum_ (le plus drôle de petit bout d'homme)! Les _semitarii_
+étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et
+nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l'air sournois: ils
+allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière
+des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de
+quelque misérable prostituée; ils s'emparaient d'elle, de vive force, et
+malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché.
+Comme ils ne s'adressaient qu'à des femmes réputées communes, la loi des
+Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se
+relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et
+des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme
+marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (_adulter_);
+celui qui fréquentait les lieux de débauches était un _scortator_; celui
+qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles
+et qui se déshonorait dans leur compagnie, s'appelait _moechus_. Cicéron
+accuse Catilina de s'être fait une cohorte prétorienne de
+_scortateurs_; le poëte Lucilius dit qu'un homme marié qui commet une
+infidélité à l'égard de sa femme porte aussi la peine de l'adultère,
+puisqu'il est _adultère_ de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne
+à entendre que le mot _adulter_ s'appliquait à un adultère par accident
+ou par occasion, tandis que le mot _moechus_ exprimait surtout
+l'habitude, l'état normal de l'adultère. La langue latine aimait les
+diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le
+substantif _moechus_ en créant _moechocinædus_, qui comprenait dans un
+seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché
+le diminutif du verbe _moechor_, en disant _moechisso_, qui signifiait à
+peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue
+grecque, d'où _moechus_ avait été tiré, possédait dix ou douze mots
+différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les
+variétés de +moicheuô+ et de +moichos+.
+
+Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de
+Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son
+manteau. Personne n'avait, d'ailleurs, à lui demander compte du
+déguisement qu'il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale
+allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n'y entrait que
+couvert d'une cape de muletier, pour n'être pas reconnu: _Tectus
+cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus_, dit Lampridius.
+L'édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût
+montré l'empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout
+pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui
+défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l'usage de la stole
+ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et
+même, en divers temps, des broderies et des joyaux d'or. Ces ordonnances
+du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et
+leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le
+pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les
+contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les
+grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d'or et de
+pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou
+tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements
+fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d'affecter la pudeur
+d'une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la
+Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait
+elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes
+femmes: son inscription sur les registres de l'édile la rendait indigne
+de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il,
+à l'occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (_moecham_): «Vous
+donnez des robes d'écarlate et de pourpre violette à une fameuse
+courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu'elle a mérité?
+Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l'origine des institutions
+romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l'invasion des
+femmes étrangères dans la République eut nécessité l'adoption d'un
+vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui
+tombait à longs plis jusqu'aux talons et qui cachait si pudiquement la
+gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous
+le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et
+en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe
+avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était
+probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles
+tenaient la main.
+
+Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins
+importantes concernant l'habillement des mérétrices, mais elles se
+modifièrent tant de fois, qu'il serait difficile de les fixer d'une
+manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure
+et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement;
+néanmoins, l'édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces
+parties de leur toilette. Les matrones s'étant attribué l'usage du
+brodequin (_soccus_), les courtisanes n'eurent plus la permission d'en
+mettre, et elles furent obligées d'avoir toujours les pieds nus dans des
+sandales ou des pantoufles (_crepida_ et _solea_), qu'elles attachaient
+sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à
+peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui
+l'emprisonne: _Ansaque compressos colligat arcta pedes_. La nudité des
+pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur
+éclatante blancheur faisait de loin l'office du lénon, puisqu'elle
+attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs
+pantoufles étaient entièrement dorées: _Auro pedibus induto_, a dit
+Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour
+imiter la couleur de l'or, elles se contentaient de chaussure jaune,
+quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés:
+«Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit
+Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des
+sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n'eussent point osé
+porter la couleur jaune en brodequins.
+
+Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu'elles ne laissèrent
+point usurper par les courtisanes: c'était une large bandelette blanche,
+qui servait à la fois de lien et d'ornement à la chevelure. Cette
+bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une
+réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis
+offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même,
+en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le
+culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en
+offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes,
+mais les femmes chastes qui s'arrogèrent le droit de ceindre de
+bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la
+bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double
+resta exclusivement l'apanage des matrones: «Loin d'ici! s'écrie Ovide
+dans l'_Art d'aimer_, loin, bandelettes minces (_vittæ tenues_), insigne
+de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!»
+Cette stole ou longue robe (_insista_), ordinairement bordée de pourpre
+dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces
+bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui
+en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces
+bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de
+prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu'elles
+s'enveloppaient la tête avec leur _palliolum_, demi-mantelet d'étoffe;
+qu'elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones
+se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire
+entendre qu'elles n'avaient rien à se reprocher, et qu'elles ne
+rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces
+fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer
+en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant
+sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses
+qui venaient s'enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que
+pour se distinguer des jeunes filles non mariées (_innuptæ_), que leur
+chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer _cirratæ_. Les
+courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de
+coiffures adoptées par les matrones et les _cirratæ_, mais elles en
+changèrent l'aspect par les nuances variées qu'elles donnaient à leurs
+cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en
+rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel;
+quelquefois elles affaiblissaient seulement l'éclat de leurs cheveux
+d'ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les
+empereurs se firent une espèce d'auréole divine en semant de la poudre
+d'or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à
+s'approprier une mode qu'elles regardaient comme leur appartenant, et
+elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les
+jeux solennels, le front ceint d'une chevelure dorée, comme les déesses
+dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre
+d'or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre,
+faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était
+plus douce à l'oeil. Celles que la couleur bleue avait séduites se
+poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices
+du Ténare punissent l'insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance
+naturelle! s'écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi
+souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours
+assez belle à mes yeux. De ce qu'une folle se peint en bleu le visage et
+la chevelure, s'ensuit-il que ce fard embellisse?» L'édile faisait la
+guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les
+empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les
+y encourageait même, car c'étaient là leurs couleurs distinctives
+(_cærulea_ et _lutea_): le bleu, par allusion à l'écume marine, qui
+avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même
+temps qu'elle; le jaune, par allusion à l'or, qui était le véritable
+dieu de leur industrie malhonnête.
+
+Les édiles auraient eu trop à faire, s'il leur eût fallu constater,
+juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient
+les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de
+ce genre, qu'on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général,
+les femmes inscrites n'avaient aucun intérêt à se faire passer pour des
+matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur
+étaient propres et qui les signalaient de loin à l'attention de leur
+clientèle. C'est ainsi qu'elles portaient plus volontiers des vêtements
+qui n'avaient pas même de nom dans la langue romaine: _babylonici
+vestes_ et _sericæ vestes_. On appelait _babylonici vestes_ des espèces
+de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en
+étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs.
+Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume
+national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait _sericæ
+vestes_ d'amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent,
+que, selon l'expression d'un témoin oculaire, elles semblaient inventées
+pour faire mieux voir ce qu'elles avaient l'air de cacher. Les
+courtisanes de l'Inde ne s'habillaient pas autrement, et au milieu de la
+gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec
+indignation le chaste auteur du _Traité des bienfaits_, vêtements de
+soie, si tant est qu'on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels
+il n'est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec
+lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu'elle n'est pas
+nue; vêtements qu'on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent
+en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu'elles ne
+font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode
+asiatique, car il y revient encore dans ses _Controverses_: «Un
+misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette
+adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu'un mari ne
+connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de
+sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus
+de Tyr, qu'un poëte latin compare à une vapeur (_ventus textilis_),
+étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait
+être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre
+aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n'avait
+rien à craindre des réprimandes de l'édile, et les femmes inscrites ou
+non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de
+singer les matrones. Il en était de même de celles qui s'habillaient à
+la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu'une personne honnête
+eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives
+couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées
+par l'aiguille de Sémiramis.»
+
+Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle
+y ajoutaient l'_amiculum_, manteau court, fait de deux morceaux, cousus
+par le bas et attachés sur l'épaule gauche avec un bouton ou une agrafe,
+de sorte qu'il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras.
+Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à _petit ami_, ne descendait
+pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que
+la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise
+vie. Isidore de Séville, dans ses _Étymologies_, assure que ce vêtement
+était si connu par sa destination, qu'on faisait prendre l'amiculum à
+une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui
+une partie de l'opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce
+mantelet, qui se nommait +kyklas+ (_cyclas_) en grec, et qui n'avait
+jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à
+Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de
+l'amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin.
+Quant à la toge qu'on portait par-dessous, elle était presque toujours
+verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les
+commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l'ont
+fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré,
+ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu'il en fût, ce vert-là (_galbanus_)
+avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu'on
+les désignait par le surnom de _galbanati_, habillés de vert; on
+appliquait l'épithète de _galbani_ aux moeurs dissolues; on appelait
+_galbana_ une étoffe fine et rase d'un vert pâle. Vopiscus nous
+représente un débauché, vêtu d'une chlamyde écarlate et d'une tunique
+verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de
+bleu et de vert (_cærulea indutus scutulata aut galbana rasa_). Enfin,
+il s'était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui
+la portait, que _galbanatus_ était devenu synonyme de giton ou mignon.
+
+Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui
+avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d'ailleurs, venaient la
+plupart des pays étrangers. Leur coiffure d'apparat, car le capuce ou
+cuculle (_cucullus_) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller
+au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu'elles portaient de
+préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur
+présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps
+particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en
+Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait
+trois sortes de coiffure ou d'habillements de tête spécialement réservés
+aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît
+égyptien; c'était une bande d'étoffe plus ou moins large, qu'on ceignait
+autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l'exemple
+des Grecs, n'admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et
+celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus
+proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal
+était quelquefois chargé d'ornements en or, et ses deux bouts pendaient
+de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les
+mamelles d'un sphinx. La mitre venait évidemment de l'Asie-Mineure, de
+la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu'elle était plus ou moins conique.
+La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de
+couleur éclatante, avait la forme d'un cylindre, et ressemblait aux
+dômes pointus des temples de l'Inde; la mitre, au contraire, affectait
+la forme d'un cône, et tantôt celle d'un casque ou d'une coquille. Telle
+était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition
+au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à
+Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l'adoption de ce
+bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir.
+Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe,
+avec une bordure autour du front; après avoir été l'insigne des anciens
+rois de Perse et d'Assyrie, elle couronnait encore d'une royauté
+impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées
+(_nimbatæ_ et _mitratæ_) aux représentations du théâtre et aux jeux du
+cirque, sans payer d'amende au censeur ni à l'édile. Plus tard, le nom
+de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant.
+
+Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues,
+coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la
+main pourtant à ce qu'elles n'eussent pas de litière ni aucune espèce de
+voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des
+véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort
+jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se
+servaient déjà d'une voiture grossière dont l'invention était attribuée
+à Carmenta, mère d'Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette
+fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses
+incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider
+aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même
+chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l'usage des
+voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient
+enceintes, protestèrent contre l'arrêt trop rigoureux du sénat et
+formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir
+conjugal et de ne pas donner d'enfants à la patrie jusqu'à ce que cet
+arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que
+ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les
+privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en
+firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le
+penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius
+a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les
+matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu
+leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient
+doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures
+étaient de deux espèces, la basterne (_basterna_) et la litière
+(_lectica_); la première, soutenue sur un brancard que deux mules
+transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu,
+fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit
+cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les
+rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière,
+également couverte et fermée, était portée à bras d'hommes. Il y en eut
+de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, _cella_, qui
+ne pouvait servir qu'à une personne, jusqu'à l'octophore qui se
+balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l'une, la femme était
+assise; dans l'autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait
+souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit
+les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et
+voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en
+dedans de fourrures et d'étoffes de soie. C'est alors que les
+courtisanes voulurent s'en emparer pour leur propre usage.
+
+Elles y réussirent un moment, mais l'édile ne fit que se relâcher de sa
+sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la
+richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les _fameuses_ mérétrices en
+litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée,
+qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu'elle
+contenait. On perfectionna ce mode de transport: l'intérieur devint une
+véritable chambre à coucher, et, suivant l'expression d'un commentateur,
+ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières
+ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l'oeil du passant plongeait avec
+convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d'étoffe étaient tirés, mais
+la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement
+des moeurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les
+avantages qu'en retirait la Prostitution élégante. Les matrones
+elles-mêmes ne s'étonnaient plus qu'on les confondit avec les
+courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement
+Sénèque, s'étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à
+l'encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient
+au rendez-vous. La litière s'arrêtait à l'angle d'une place ou dans une
+rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à
+l'entour; cependant la portière s'était entr'ouverte, et un bel
+adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait
+toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes,
+d'ailleurs, donnaient l'exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas
+seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte,
+_in patente sella_, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve
+d'imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se
+prostituaient en voiture s'appelaient _sellariæ_, par opposition aux
+_cellariæ_, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal
+ne dit pas même qu'on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait
+un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire
+descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre
+Schoeffer, dans son traité _De re vehiculari_, est d'avis qu'en
+certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de
+Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit
+l'usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même
+à toutes les femmes notées d'infamie (_probrosis feminis_).
+
+[Illustration:
+ H Cabasson del.
+ Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris
+ A. Garnier, sc.
+
+ MESSALINE.
+]
+
+Les édiles eurent encore d'autres prohibitions à faire exécuter à
+l'égard de ces femmes-là; car il est certain qu'à différentes époques la
+pourpre et l'or leur furent interdits. Mais le règlement de police
+s'usait bientôt contre la ténacité d'un sexe qui aime la toilette et qui
+supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs
+antiquaires veulent qu'il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l'usage
+des ornements d'or et d'étoffes précieuses était absolument défendu aux
+femmes de mauvaise vie, excepté dans l'intérieur des lieux de débauche
+et pour l'exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle
+ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes
+atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes
+vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le _Remède d'amour_,
+n'a pas l'air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la
+toilette d'une courtisane ou du moins d'une femme de plaisir: «Les
+pierreries et l'or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est
+la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met
+en scène une mérétrice _dorée_, mais il semble dire que c'est chose
+nouvelle à Rome: _Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne!
+ut nove!_ Juvénal nous dépeint une courtisane d'hôtellerie, la tête nue
+environnée d'un nimbe d'or (_quæ nudis longum ostendit cervicibus
+aurum_); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége
+qu'avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles
+d'oreilles, dans ces vers où il dit qu'une femme qui a des émeraudes
+au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien:
+
+ Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil,
+ Cum virides gemmas collo circumdedit et cum
+ Auribus externis magnos commisit elenchos.
+
+Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L'or de ses bijoux, l'or de
+ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d'abord que
+c'était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit
+la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron
+renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous
+le règne d'Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les
+courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l'opinion d'un
+savant italien, Santinelli, qui n'a pas pris garde que les anciens
+avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu'une seule, la plus éclatante,
+était l'insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut
+certainement pas comprise dans les lois d'interdiction, que les
+empereurs d'Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre
+impériale (_purpura_). Ferrarius, dans son traité _De re vestiaria_,
+prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les
+courtisanes avaient la permission de porter de l'or et de la pourpre sur
+elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par
+bandes à leurs vêtements, pourvu que l'or ne s'enroulât pas en
+bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements
+somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations,
+dépendant tantôt du sénat, tantôt de l'empereur, tantôt de l'édile, et
+qu'il suffisait de l'influence d'une de ces souveraines d'un jour ou
+plutôt du crédit d'un de leurs amants pour faire abandonner d'anciens
+usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus
+honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut
+soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique
+tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui
+ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour
+objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les moeurs
+publiques.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+ SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
+ --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
+ hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
+ _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
+ courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
+ que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
+ le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
+ --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
+ permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
+ --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
+ les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
+ _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
+ parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
+ --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
+ érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
+ courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
+ Rome détruits par les Pères de l'Église.
+
+
+Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des
+édiles en aucune manière, pourvu qu'elle n'usurpât point les
+prérogatives _vestiaires_ des matrones. C'était la Prostitution que l'on
+pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine
+qualifiait de _bonne_ (_bonum meretricium_). Les femmes qui la
+desservaient se nommaient aussi _bonnes mérétrices_ (_bonæ mulieres_),
+pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet,
+pouvaient bien être inscrites sur les registres de l'édilité, comme
+étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n'avaient
+pas d'analogie avec les malheureuses esclaves de l'incontinence
+publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la
+tête enveloppée d'un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au
+lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les
+rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais
+on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains
+publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin,
+quoiqu'elles fussent notées d'infamie comme les autres, on ne rougissait
+pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car
+elles avaient la plupart des amants privilégiés, _amasii_ ou _amici_, et
+ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins
+brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient
+l'aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles
+exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les moeurs, sur
+les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie
+patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n'avaient d'empire sur la
+politique et sur les affaires de l'État; elles ne se mêlaient pas, ainsi
+que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement;
+elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se
+contentaient de l'influence que leur donnaient leur beauté et leur
+esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et
+corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l'_Art d'aimer_,
+et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule
+d'écrivains érotiques, que l'antiquité semble avoir par pudeur condamnés
+à l'oubli.
+
+Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d'Athènes, autant
+que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le
+caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les
+descendants d'Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop
+pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des
+femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu'elles fussent
+d'ailleurs, un culte d'admiration et de respect. Une courtisane qui
+aurait voulu prendre et qui aurait pris de l'autorité sur un sénateur
+consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui
+qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule
+sujétion. Les hommes d'Etat les plus graves, les plus austères, ne se
+privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler
+aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris,
+qui avait été esclave avant d'être affranchie par Eutrapelus, et qui
+devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports
+continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les
+plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits
+dans l'intérieur d'une maison de plaisance, d'une villa, où ne pénétrait
+pas l'oeil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque,
+au théâtre, si les courtisanes à la mode, les _précieuses_ et les
+_fameuses_ (_famosæ_ et _preciosæ_) paraissaient entourées d'une troupe
+d'amateurs (_amatores_) empressés, c'étaient de jeunes débauchés, qui
+faisaient honte à leur famille, c'étaient des affranchis, que leur
+richesse mal acquise n'avait pas lavés de la tache d'esclavage;
+c'étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient
+volontiers au-dessus de l'opinion; c'étaient des lénons déguisés, qui
+recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de
+lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne
+voyait autour d'elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et
+les _comessations_, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de
+Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée.
+
+Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien
+du luxe, de la débauche et de l'orgueil, pour voir combien était
+nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la
+mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de
+captifs et de victimes que n'en avaient fait les Gaulois de Brennus.
+Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de
+toilette et d'insolence, au milieu des matrones, qu'elles éclipsaient de
+leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par
+de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient
+couchées indolemment, à demi nues, un miroir d'argent poli à la main,
+les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée
+sous le poids des boucles d'oreilles, du nimbe et des aiguilles d'or; à
+leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l'air avec de grands
+éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient
+des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons,
+qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers,
+elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient
+à se dépasser l'une l'autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la
+carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu'elles
+conduisaient avec autant d'adresse que d'audace; ou de belles mules
+d'Espagne, qu'un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins
+ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment
+vêtues d'étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec
+art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés,
+entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de
+cristal ou d'ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les
+autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles
+n'avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait
+au moins une servante qui la suivait ou qui l'accompagnait comme un
+émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n'étaient pas
+toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se
+ressemblaient par ce seul point, qu'elles ne figuraient pas sur les
+registres de l'édile, et qu'elles se trouvaient ainsi exemptes des
+règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n'avaient pas
+un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit
+d'exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien
+de demander à l'édile la dégradante _licentia stupri_, mais elles ne se
+faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en
+avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard,
+à moins qu'elles n'insultassent trop ouvertement à la juridiction
+édilitaire, en se livrant sans choix (_sine delectu_), dans les lieux
+publics, à des oeuvres de débauche vénale.
+
+Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l'on en
+croit Properce, elles ne s'en éloignaient pas beaucoup, pour donner
+satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j'aime bien
+mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe
+entr'ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment
+avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait
+pas attendre si quelqu'un veut aller à elle! Jamais elle ne différera,
+jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l'argent qu'un père
+avare regrette souvent d'avoir donné à son fils; elle ne te dira pas:
+J'ai peur, hâte-toi de te lever, je t'en prie!» (_Nec dicet: Timeo!
+propera jam surgere, quæso!_) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le
+voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l'édile et
+des lois de police. Properce semble même indiquer qu'elle prenait à
+peine la précaution de s'écarter de la voie Sacrée, qui commençait à
+l'Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la
+Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de
+bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l'amour errant ne
+rencontrait qu'un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient
+pas. D'ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les
+boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours
+ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le
+rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en
+litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient
+obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (_sellæ_ et
+_lecticæ_); elles n'affectaient pas, dans ces temps de corruption
+inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de
+profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de
+soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les
+bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis
+flottants, entourées d'esclaves et d'eunuques portant des éventails pour
+chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones,
+ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de
+famille, devant lesquelles la loi s'inclinait avec vénération, s'étaient
+bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de
+leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y
+étaler la pompe de leur toilette et l'attirail de leur cortége, avaient
+souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux
+auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit
+M. Walkenaer dans sa belle _Histoire de la vie d'Horace_, s'écartaient
+complaisamment à l'approche de jeunes gens efféminés (_effeminati_),
+dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment
+drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces
+petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier,
+cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait
+aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir
+les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs
+forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste
+complet avec l'air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes
+jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées,
+jetant de côté et d'autre des regards lascifs. Ces deux espèces de
+promeneurs n'étaient le plus souvent que des gladiateurs et des
+esclaves; mais certaines femmes d'un haut rang choisissaient leurs
+amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies
+suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur
+condition, et ne cédaient qu'aux séductions des chevaliers et des
+sénateurs.»
+
+Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant
+académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque
+et Horace; mais nous regrettons l'absence de beaucoup de détails de
+moeurs, que Juvénal, l'implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette
+peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s'écrie Juvénal
+dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également
+dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la
+matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux
+jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin,
+des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds,
+chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d'imberbes
+athlètes ce qui lui reste de l'argenterie de ses pères: elle donne
+jusqu'aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques
+impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car
+elles n'ont pas d'avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de
+Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines
+se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient
+d'infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d'atroces
+gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori
+d'Hippia, épouse d'un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à
+se raser le menton (c'est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant
+perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre,
+sa figure était couverte de difformités; c'était une loupe énorme, qui,
+affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c'étaient
+de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur
+corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent
+des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa
+soeur et à son époux. C'est donc une épée que les femmes aiment.» Il
+faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le _gladiateur
+obscène_; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les
+mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs
+Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne
+s'éveillent qu'à la vue d'un esclave, d'un valet de pied à robe
+retroussée. D'autres raffolent d'un gladiateur, d'un muletier poudreux,
+d'un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce
+nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de
+chevaliers, et va chercher au plus haut de l'amphithéâtre l'objet de ses
+feux plébéiens.»
+
+La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de
+promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la
+Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de
+moeurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus _Averse_ (_Aversa_),
+autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs.
+Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété
+d'enfants et d'hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude,
+les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles
+n'étaient pas, d'ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces
+impurs _chattemites_, que ces sales _gitons_, que ces impudiques
+_spadones_, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés,
+fardés comme des femmes, n'attendaient qu'un signe ou un appel pour se
+prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne
+manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles
+aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des
+tablettes et des lettres d'amour: ils servaient d'intermédiaires directs
+pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever
+les obstacles qui s'opposaient à une entrevue, pour fournir un
+déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu'il
+fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s'approchait d'un beau
+patricien et lui remettait en cachette des tablettes d'ivoire, sur la
+cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un voeu: c'était
+une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et
+des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l'épaule d'un mignon,
+remarquable par ses grandes boucles d'oreilles et par ses longs cheveux:
+c'était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme
+métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d'eau, qui passait
+là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l'avaient
+remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première
+le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit
+Juvénal, qu'on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point,
+on mandera le porteur d'eau (_veniet conductus aquarius_).» Un geste, un
+regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne
+reculait devant aucune espèce de service. Et l'édile, que faisait
+l'édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les
+vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que
+faisait le censeur, pendant que les moeurs publiques perdaient jusqu'aux
+apparences de la pudeur? Le censeur et l'édile ne pouvaient rien là où
+la loi se taisait, comme si elle eût craint d'en avoir trop à dire. On
+appelait _plaisirs permis_ ou _licites_, à Rome païenne, tout ce que le
+christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C'est donc
+en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son _Charençon_
+(_Curculio_): «Pourvu que tu t'abstiennes de la femme mariée, de la
+veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce
+qu'il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius,
+nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes:
+«On prétend, dit le poëte de l'amour physique, que tu renonces à regret,
+époux parfumé, à tes mignons (_glabris_); nous savons que tu n'as jamais
+connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait
+plus se les permettre (_scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed
+marito ista non eadem licent_).» Il n'y avait donc que la philosophie
+qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne
+rencontrait pas de digue dans la législation romaine.
+
+Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la
+voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un
+art très-raffiné et très-compliqué qui s'apprenait surtout au théâtre,
+et qui se perfectionnait selon l'usage qu'on en faisait. De là le talent
+merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du
+_meretricium_. Il y avait aussi les différents dialectes de la
+pantomime amoureuse. Souvent l'expression la plus éloquente de cette
+langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se
+parlaient d'autant mieux, qu'une excellente vue et une prodigieuse
+spontanéité d'esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la
+prunelle. Si l'oeil n'était pas compris par l'oeil, les mouvements des
+lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais
+moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire
+usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les
+sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans
+l'érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la
+main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de
+Priape. Suétone, dans la _Vie de Caligula_, nous représente cet empereur
+qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement
+obscènes (_formatam commotamque in obscenum modum_). Lampridius, dans la
+_Vie d'Héliogabale_, nous dit que ce monstrueux débauché ne se
+permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses
+doigts indiquait une infamie (_nec unquam verbis pepercit infamiam, quum
+digitis infamiam ostentaret_). Ces gestes obscènes s'exécutaient avec
+une étonnante rapidité qui échappait d'ordinaire au regard des
+indifférents. On pourrait supposer, d'après plusieurs passages de
+l'_Histoire d'Auguste_, que le _signum infame_ n'était pas toléré sous
+tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres
+avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa
+au doigt du milieu le surnom de _doigt infâme_. Au reste, les Athéniens
+ne se montraient pas plus indulgents à l'égard de ce doigt, qu'ils
+nommaient _catapygon_, et qu'ils auraient eu honte de réhabiliter en lui
+confiant un anneau. Le médius avait été voué à l'infamie, en Grèce,
+parce que les villageois s'en servaient pour savoir si leurs poules
+avaient des oeufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec
++skimalizein+, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces
+villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui
+qui t'appelle _cinæde_, et présente-lui le doigt du milieu.» La
+présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse,
+dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un
+autre signe d'intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils
+portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et
+faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l'impudique, dit Sénèque
+dans sa cinquante-deuxième lettre, c'est sa démarche, c'est sa main
+qu'il remue, c'est son doigt qu'il porte à sa tête, c'est son clignement
+d'yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête
+avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l'élévation du
+médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes
+parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui
+se grattent la tête d'un seul doigt (_qui digito scalpunt uno caput_).»
+Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l'oeil que du doigt,
+et rien n'égalait l'éloquence, la persuasion, l'attraction de leur
+regard oblique (_oculus limus_). Le grave rhéteur Quintilien veut que
+l'orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d'une douce
+volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (_venerei_). Apulée,
+dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d'oeil
+obliques et mordants (_limis atque morsicantibus oculis_). C'était là ce
+que les courtisanes nommaient _chasser à l'oeil_ (_oculis venari_): «La
+vois-tu, dit le _Soldat_ de Plaute, faire la chasse au courre avec les
+yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (_Viden' tu illam oculis
+venaturam facere atque aucupium auribus?_)»
+
+Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à
+comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que
+ces dernières n'en avaient pas d'autres pour les affaires de plaisir. Un
+vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de
+signes, entre une _précieuse_ et ses amants, à un jeu de balle, dans
+lequel un bon joueur renvoie de l'un à l'autre la pelote qu'il reçoit de
+toutes mains: «Elle tient l'un, dit-il, et fait signe à l'autre; sa main
+est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle
+met son anneau entre ses lèvres et le montre à l'un, pour appeler
+l'autre; quand elle chante avec l'un, elle s'adresse aux autres en
+remuant le doigt.» Le grand maître de l'art d'aimer, Ovide, dans son
+poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée,
+a mis dans la bouche d'une de ses muses ces leçons de la pantomime
+amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile _gesticularia_, regarde mes
+mouvements de tête, l'expression de mon visage, remarque et répète après
+moi ces signes furtifs (_furtivas notas_). Je te dirai, par un
+froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n'ont que faire de la
+voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient
+notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l'esprit,
+touche doucement avec le pouce tes joues roses; s'il y a dans ton coeur
+quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l'extrémité d'une
+oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai
+ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la
+main, à la manière de ceux qui font un voeu, lorsque tu souhaiteras tous
+les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces
+dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l'habileté de sa
+maîtresse à parler par signes en présence d'un témoin importun, et à
+cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (_blandaque
+compositis abdere verba notis_). Cette langue universelle était d'autant
+plus nécessaire à Rome, que souvent on n'aurait pu s'entendre autrement,
+car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne
+trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette
+population rassemblée de tous les pays de l'univers connu. Un grand
+nombre de ces femmes de plaisir n'avaient d'ailleurs reçu aucune
+éducation, et n'eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron
+et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l'amour ou le plaisir ne
+fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l'habitude du langage de
+Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l'emploi d'un mot
+ou d'une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les
+plus graves, n'avaient garde de s'astreindre à cette chasteté
+d'expression, comme si l'oreille seule était blessée de ce qui
+n'offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus
+libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de
+mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes.
+Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent
+désagréablement l'ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant
+le proverbe latin, n'est pas bon à dire (_tam bonum facere quam malum
+dicere_).»
+
+La langue érotique latine était pourtant très-riche et
+très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu'elle put
+s'approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et
+s'animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses
+de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et
+elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de
+sorte qu'elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de
+la marine et de l'agriculture. Elle n'avait, d'ailleurs, qu'un petit
+nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui
+fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots
+les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au
+moyen d'un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là,
+qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans
+les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les
+romans d'Apulée, n'était réellement parlée que dans les réunions de
+débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les
+courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs moeurs,
+auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de
+langage les empêchait de paraître souvent ce qu'elles étaient, et les
+poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s'imaginer qu'ils
+avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se
+donnaient entre eux amants et maîtresses n'étaient pas moins
+convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était
+une courtisane, quand l'amant était un poëte érotique. Celui-ci la
+nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre;
+celle-ci répondait à ces douceurs, en l'appelant son bijou
+(_bacciballum_), son miel, son moineau (_passer_), son ambroisie, la
+prunelle de ses yeux (_oculissimus_), son aménité (_amoenitas_), et
+jamais avec interjections licencieuses, mais seulement _j'aimerai!_
+(_amabo_), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une
+vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux
+personnes de l'un et de l'autre sexe, dès que ces rapports commençaient
+à s'établir, on se traitait réciproquement de _frère_ et _soeur_. Cette
+qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus
+humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une
+soeur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c'est un homme qui
+dit à un autre: «Je te donne mon _frère_.» Quelquefois, en désignant une
+maîtresse qu'on avait eue, on la nommait _soeur du côté gauche_ (_læva
+soror_, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de _petit
+frère_ à quiconque faisait marché avec elle.
+
+On ne saurait trop s'étonner de la décence, même de la pudibonderie du
+langage parlé, contraste perpétuel avec l'immodestie des gestes et
+l'audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans
+le discours, en forme de conseil: _Respectez les oreilles_ (_parcite
+auribus_). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se
+scandalisaient pas de tout ce qu'on leur montrait. Ils n'avaient donc
+pas de répugnance à s'arrêter sur les pages d'un de ces livres obscènes,
+de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les
+libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (_pagina nocturna_,
+dit Martial). C'était un genre de littérature très-cultivé chez les
+Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette
+littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs
+ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par
+là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n'étaient
+pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres
+lubriques (_molles libri_); c'étaient parfois les poëtes, les écrivains
+les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage
+d'imagination et de talent; c'était ordinairement de leur part une sorte
+d'offrande faite à Vénus; c'était, en certains cas, un simple jeu
+littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement
+estimé, dit Ausone (dans le _Centon Nuptial_), a fait des poésies
+lascives, et jamais ses moeurs n'ont fourni matière à la censure. Le
+recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se
+déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d'un
+sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne
+dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Coerellia. Le
+Symphosion de Platon contient des poëmes qu'on dirait composés dans les
+mauvais lieux (_in ephebos_). Que dirai-je de l'Erotopægnion du vieux
+poëte Lævius, des vers satiriques (_fescenninos_) d'Ænnius? Faut-il
+citer Evenus, que Ménandre a surnommé _le sage_? Faut-il citer Ménandre
+lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est
+austère, leurs oeuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé
+_Parthénie_, à cause de sa chasteté, n'a-t-il pas décrit dans le
+huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une
+indécente pudeur? N'a-t-il pas, dans le troisième livre de ses
+Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en
+bêtes?» Pline, pour s'excuser d'une débauche d'esprit qu'il n'avait pas
+l'air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure
+(_lasciva est nobis pagina, vita proba_).»
+
+La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être
+considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs
+qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont
+les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la
+morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux;
+vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des
+doctes amateurs de l'antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche
+en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le
+christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs
+de la tradition. Ils disparurent, ils s'effacèrent tous, à l'exception
+de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l'heureux privilége de
+leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu'à
+déchirer bien des pages dans les oeuvres des meilleurs écrivains. Les
+lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l'amour païen,
+et cette destruction systématique fut l'oeuvre des Pères de l'Église.
+Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait
+marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et
+Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de
+Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (_Milesii libri_)
+d'Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d'Ovide, ne
+s'étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les
+choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à
+l'instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni
+d'Eubius, ni de l'impudent Anser, ni de Porcius, ni d'Ædituus, ni de
+tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des
+bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas
+davantage aux Grecs qu'ils comprenaient moins encore, ni à l'ignoble
+Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l'amour contre la
+nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient
+mieux en amour que ceux d'Homère; ni à l'impure Hemiteon de Sybaris, qui
+avait résumé l'expérience de ses débauches dans un poëme nommé
+_Sybaritis_; ni à l'effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de
+courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d'Orphée,
+avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque
+complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après
+deux ou trois siècles de censure persévérante et d'implacable
+proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que
+les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et
+courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs
+livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle,
+Martial et Pétrone.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+ SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
+ Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
+ --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
+ attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
+ --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
+ refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
+ enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
+ _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
+ --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
+ et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
+ vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
+ constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
+ --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
+ affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
+ --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
+ --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
+ Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
+ siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
+ --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
+ --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
+ sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
+ _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
+ à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Vettius Vales.
+ --Themison. --Thessalus de Tralles. --Soranus d'Ephèse. --Les
+ empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. --Ménécrate.
+ --Servilius Damocrate. --Asclépiade Pharmacion. --Apollonius de
+ Pergame. --Criton. --Andromachus et Dioscoride. --Les médecins
+ pneumatistes. --Galien et Oribase. --Archigène. --Hérodote. --Léonidas
+ d'Alexandrie. --Les _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et
+ _archiatri populares_. --L'institution des archiatres régularisée et
+ complétée par Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du
+ matin_. --Les sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial
+ contre Lesbie. --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome.
+ --Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient
+ pas soigner par les médecins romains. --Mort de Festus, ami de
+ Domitien. --Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison
+ des maladies vénériennes. --Superstitions religieuses. --Offrandes aux
+ dieux et aux déesses. --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de
+ Pétrone. --Abominable apophthegme des _pædicones_.
+
+
+Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange
+desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de
+corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même
+les médecins de l'antiquité se taisent sur ce sujet, qu'ils auraient
+craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses
+conséquences de ce qu'un écrivain du treizième siècle appelle l'amour
+impur (_impura Venus_) aient laissé fort peu de traces dans les écrits
+satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est
+impossible de méconnaître que la dépravation des moeurs avait multiplié
+chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces
+maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et
+souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins
+rejetées dans l'ombre par les médecins et les naturalistes grecs et
+romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur
+les causes de cet oubli et de ce silence général. En l'absence de toute
+indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à
+supposer que des motifs religieux empêchaient d'admettre parmi les
+maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération
+et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne
+voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le
+bienfait de l'amour, en accusant ces mêmes dieux d'avoir mêlé un poison
+éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas
+qu'Esculape, l'inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte
+ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux
+châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels,
+peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se
+déguisaient, comme si elles frappaient d'infamie ceux qui en étaient
+atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des
+magiciennes et des vendeuses de philtres.
+
+Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins
+compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la
+Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu'à Rome.
+Il n'y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une
+effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes
+les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de
+sentiment et d'amour idéal, n'avait pas ouvert les bras, comme le
+libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait
+toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de
+délicatesse, tandis que le second s'était abandonné à ses plus grossiers
+appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle.
+On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n'aient
+accompagné l'invasion de la _luxure asiatique_ dans Rome. Ce fut vers
+l'an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure
+asiatique, comme l'appelle saint Augustin dans son livre de la _Cité de
+Dieu_, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait
+soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius
+Manlius, jaloux d'obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut
+pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses
+de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les
+honteux auxiliaires d'une débauche inconnue jusqu'alors dans la
+République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent
+évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la
+génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s'aggravant, en se
+compliquant l'une par l'autre: «Alors, dit saint Augustin, alors
+seulement, des lits incrustés d'or, des tapis précieux apparaissent;
+alors, des joueuses d'instruments sont introduites dans les festins, et
+avec elles beaucoup de perversités licencieuses (_tunc, inductæ in
+convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ_).» Ces joueuses
+d'instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie,
+où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées
+par d'horribles maladies nées de l'impudicité. Les livres de Moïse
+témoignent de l'existence de ces maladies chez les Juifs, qui les
+avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables
+parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent
+presque complétement ces populations ammonites, madianites,
+chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient
+légué, comme pour se venger, une foule d'impuretés qui altérèrent à la
+fois leurs moeurs et leur sang. Il n'y eut bientôt pas au monde une race
+d'hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples
+voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée,
+mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs
+débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son
+corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le
+constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal
+vénérien (_lues venerea_). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla
+chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles.
+
+Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n'est point un paradoxe et que
+la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre
+nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ,
+avait frappé de réprobation, n'existait, ne pouvait exister à l'état de
+tolérance dans toute l'antiquité, que par suite des périls fréquents,
+continus, qui troublaient l'ordre régulier des plaisirs naturels. Les
+femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines
+circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison,
+de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour
+la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines,
+les plus pures, cessaient de l'être tout à coup par des causes presque
+inappréciables, qui échappaient aux précautions de l'hygiène comme aux
+remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle,
+l'indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette
+indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et
+d'autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui
+variaient de symptômes et de caractères, selon l'âge, l'organisation, le
+tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l'origine
+restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort
+longue, fort difficile et même impossible en différents cas,
+entouraient d'une sorte de défiance les rapports les plus légitimes
+entre les deux sexes. On regardait, d'ailleurs, comme une souillure
+presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout
+affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des
+mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces
+germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses
+d'une femme aimée, et l'on en venait bientôt à redouter ces caresses
+qu'on avait tant désirées avant de connaître ce qu'elles renfermaient de
+perfide et d'hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût
+éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l'expérience avait
+éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce
+commerce; voilà comment un honteux désordre d'imagination avait essayé
+de changer les lois physiques de l'humanité et d'enlever aux femmes le
+privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et
+avilis, qui consentaient à n'être plus d'aucun sexe, en devenant les
+instruments dociles d'une hideuse débauche. Il est vrai que d'autres
+maladies d'un genre plus répugnant et non moins contagieux
+s'enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait
+fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies
+étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait
+mieux s'en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies
+mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l'Orient, prenait figure et
+se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus
+inexplicables.
+
+Les médecins de l'antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient
+au traitement des maux de l'une et l'autre Vénus (_utraque Venus_),
+puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un
+air de malédiction divine, un sceau d'infamie. Les malheureux qui en
+étaient atteints recouraient donc, pour s'en débarrasser, à des
+pratiques religieuses, à des recettes d'empirisme vulgaire, à des
+oeuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance
+des sciences occultes et de l'art des philtres; ce fut là, pour les
+prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit.
+Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d'un commerce
+impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme
+une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre
+et d'accuser l'auteur de son infortune, s'accusait elle-même et ne
+cherchait qu'en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien
+des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des
+invocations magiques au fond des bois; de là, l'intervention officieuse
+des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans
+subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est
+impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et
+romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus
+fréquentes et plus hideuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Ces
+maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en
+cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les
+avouaient jamais, alors même qu'ils devaient en mourir. La lèpre,
+d'ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à
+l'infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus
+multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies
+vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les
+augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l'apparence
+d'une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies
+vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s'avivant
+réciproquement, avaient fini par s'emparer de l'économie et par laisser
+un virus héréditaire dans tout le corps d'une nation; ainsi, la grande
+lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou
+le mal de Vénus (_lues venerea_), au peuple syrien.
+
+Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait
+transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir,
+Rome, déjà victorieuse et maîtresse d'une partie du monde, Rome n'avait
+pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l'intérieur de la ville,
+que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et
+d'épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les
+médecins grecs qu'on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que
+le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage
+indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la
+paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude,
+laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d'autre maladie
+que la mort, suivant l'expression d'un vieux poëte, et leur robuste
+nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne
+craignait d'infirmités que celles qui étaient causées par des blessures
+reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait
+donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de
+quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les
+mettaient alors à l'abri des maux qui sont produits par les excès de
+table et par la débauche. Ceux qu'un vice odieux, familier aux Faunes et
+aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse
+maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que
+d'en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces
+temps d'innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui
+s'attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d'ailleurs leurs
+diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui
+témoigne de l'horreur qu'elles inspiraient: _morbus indecens_. La pensée
+et l'imagination évitaient de s'arrêter sur les particularités
+distinctives de différentes affections qu'on désignait de la sorte. Il
+est permis cependant d'indiquer, sinon de décrire et d'apprécier, celles
+qui se montraient le plus fréquemment. C'était la _marisca_, tumeur
+cancéreuse ayant la grosseur d'une grande figue dont elle portait le nom
+et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se
+propageant autour de l'anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on
+l'appelait _ficus_ ou figue ordinaire; quand elle se composait de
+plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait _chia_, qui
+était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce
+mal prenait souvent le caractère d'un écoulement plus ou moins âcre,
+parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique _fluor_
+demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire.
+Mais le _morbus indecens_ présentait encore peu de variétés, et
+lorsqu'il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l'un ou de
+l'autre sexe, il n'allait pas se greffer ailleurs et engendrer d'autres
+espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages
+incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les
+frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait
+pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait
+l'air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la
+charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n'y
+avait, au reste, que la magie et l'empirisme qui osassent lutter contre
+les tristes effets du _morbus indecens_. Les seuls médecins, qui fussent
+alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute
+la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et
+de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès
+pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour
+s'épargner la honte d'en avouer la cause, à la fatalité, à l'influence
+malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la
+volonté du destin.
+
+Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s'établit à
+Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de
+l'an de la fondation 588; celle-là, de l'an 600 environ. Soixante-dix
+ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se
+fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre
+lesquelles l'austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le
+_morbus indecens_ était une de ces maladies chroniques et invétérées);
+mais ils éprouvèrent tant d'avanies, tant de difficultés, tant de
+répugnances, qu'ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne
+revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses
+habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l'espace de
+quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de
+maladies qu'on n'en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces
+maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement
+celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des
+causes avouables, ou plutôt on évitait d'en déclarer les causes, et le
+médecin avait soin de les couvrir d'un manteau décent, en les rangeant
+dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies
+honteuses, dans les ouvrages de médecine de l'antiquité, ne se montrent
+nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient
+l'infamie. C'est dans l'immense et dégoûtante famille de la lèpre que
+nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne
+faisaient pas faute à l'ancienne Prostitution plus qu'à la moderne. La
+plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je
+t'envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone
+(_mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum_), et ce passage,
+quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le
+médecin n'était souvent qu'un simple esclave dans la maison d'un riche
+patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu'il
+l'achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d'un esclave
+dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être
+à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas
+moins cher qu'un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le
+médecin, n'ayant pas d'autre rôle que de soigner son maître et les gens
+de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou
+de plus rudes châtiments, environnait d'une prudente discrétion les
+maladies domestiques qu'il avait charge de guérir, sous peine des plus
+cruelles représailles. Les médecins affranchis n'étaient pas dans une
+position beaucoup plus libre à l'égard de leurs malades; ils ne
+craignaient pas d'être battus et mis aux fers, dans le cas où leur
+traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et
+leur faire payer une amende considérable, si le succès n'avait pas
+répondu à leurs efforts et si l'art s'était reconnu impuissant contre la
+maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne
+s'adressait qu'à des maladies dont il était presque sûr de triompher.
+Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d'avoir des
+soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre
+des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin,
+dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout
+nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup
+défavorable ou hostile.
+
+Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui
+entourait les maladies vénériennes dans l'antiquité, mystère que
+recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains
+élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient
+craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un
+culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient
+peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l'humanité, et ils ne
+voulaient pas même que le _morbus indecens_ eût un nom dans les annales
+de la médecine et de la république romaine. L'existence de ce mal, de la
+véritable syphilis, ou du moins d'une affection analogue, n'est pourtant
+que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement
+n'ose pas l'attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à
+son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d'Asclépiade
+de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome,
+Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du
+mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet
+admirable résumé des connaissances médicales du siècle d'Auguste,
+plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment
+vénériennes, que la science moderne s'est obstinée longtemps à ne pas
+rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle.
+Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l'ouvrage latin
+pour qu'on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur
+transmission vénéréique. C'est bien là le _morbus indecens_, la _lues
+venerea_, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu'il
+attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir,
+aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le
+long paragraphe qu'il consacre aux maladies des parties honteuses, dans
+le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment
+notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui
+s'opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs,
+dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus
+convenables, et qui d'ailleurs sont acceptées par l'usage, puisqu'elles
+reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des
+médecins. Les mots latins nous blessent davantage (_apud nos foediora
+verba_), et ils n'ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans
+la bouche de ceux qui parlent avec décence. C'est donc une difficile
+entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes
+de l'art. Cette considération n'a pas dû cependant retenir ma plume,
+parce que d'abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles
+renseignements que j'ai reçus, et qu'ensuite il importe précisément de
+répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement
+de ces maladies, qu'on ne révèle jamais à d'autres que malgré soi.
+(_Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ
+invitissimus quisque alteri ostendit._)» Celse s'excuse ainsi de publier
+un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la
+portée de tout le monde (_in vulgus_) pour obvier aux terribles
+accidents qui résultaient de l'ignorance des médecins et de la
+négligence des malades.
+
+Il passe en revue ces maladies, qu'on retrouverait avec tous leurs
+signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d'abord
+de l'inflammation de la verge (_inflammatio colis_), qui produit un tel
+gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en
+arrière; il ordonne d'abondantes fomentations d'eau chaude pour détacher
+le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l'urètre;
+il recommande de fixer la verge sur l'abdomen, afin d'obvier à la
+souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se
+découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d'ulcères,
+dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d'eau chaude; on doit
+aussi les couvrir et les soustraire à l'influence du froid. La verge, en
+certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu'il en résulte la
+chute du gland. Il devient alors nécessaire d'exciser en même temps le
+prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation,
+composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral
+vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N'est-ce pas là une
+gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d'ulcérations? Celse
+mentionne ensuite des tubercules (_tubercula_), que les Grecs nomment
++phymata+, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et
+qu'il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en
+saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour
+empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir
+clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s'arrête à
+certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d'un sang vicié,
+sinon d'une disposition particulière du malade, produisent la gangrène,
+qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des
+incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et
+cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de
+chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération
+souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l'immobilité jusqu'à
+ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d'elles-mêmes.
+L'hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d'abattre une
+partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (_cancri genus_),
+que les Grecs nomment +phagedaina+, chancre très-malfaisant, dont le
+traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer
+rouge, dès son apparition; autrement, ce _phagédénique_ s'empare de la
+verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu'à la vessie;
+il est accompagné, dans ce cas, d'une gangrène latente, sans douleur,
+qui détermine la mort malgré tous les secours de l'art. Est-il possible
+de prétendre que cette espèce de chancre n'était pas l'indice local de
+la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une
+sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s'étend sur toute
+la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au
+charbon (_carbunculus_) qui se montre au même endroit, il a besoin
+d'être détergé par des injections, avant d'être cautérisé. On peut avoir
+recours, après la chute de l'excroissance, aux médicaments liquides
+qu'on prépare pour les ulcères de la bouche.
+
+Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont
+pas la suite d'un coup (_sine ictu orta_), et qui proviennent, par
+conséquent, d'un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied,
+la diète et l'application de topiques émollients. Il donne la recette de
+plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et
+passe à l'état d'induration chronique. Celse a grand soin de distinguer
+le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui
+qui résulte d'une violence extérieure, d'une pression ou d'un coup. Il
+n'aborde qu'avec répugnance les maladies de l'anus, qui sont, dit-il,
+très-nombreuses et très-importunes (_multa tædiique plena mala_)! Il
+n'en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les
+hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de
+l'anus, que les Grecs nomment +rhagadia+, et dont Celse n'explique pas
+la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la
+préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d'argent et de
+la térébenthine. Quelquefois les rhagades s'étendaient jusqu'à
+l'intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même
+solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une
+alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et
+l'usage fréquent des demi-bains d'eau tiède. Quant au condylome, cette
+excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l'anus
+(_tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet_), il faut le
+traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les
+demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à
+la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l'antimoine, la
+céruse, l'alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques
+destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est
+utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en
+conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et
+tuberculeuses, laisse entendre qu'il les attribuait souvent à une cause
+semblable. Il ne parle qu'avec beaucoup de réserve d'un accident que la
+débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement
+et de la matrice (_si anus ipse vel os vulvæ procidit_). Il évite aussi
+de s'occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez
+les femmes, et c'est à peine si, en terminant, il indique sommairement
+un ulcère pareil à un champignon (_fungo quoque simile_), qui affectait
+l'anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l'eau
+tiède en hiver et de l'eau froide en été, de le saupoudrer avec de la
+limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d'employer ensuite la
+cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on
+voit que Celse n'ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le
+présenter comme intéressé au même titre que l'autre sexe dans les
+maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé
+aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du
+mal vénérien.
+
+Et maintenant, que le savant auteur du _Manuel des maladies vénériennes_
+vienne nier ce qui est dans l'ouvrage de Celse, et fasse preuve d'une
+obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne
+trouve rien qui puisse faire soupçonner l'existence du virus
+syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus
+souvent à des causes locales non virulentes;» qu'il ajoute, après avoir
+résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il
+est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces
+maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des
+maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement
+contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins
+romains avec celles que l'observation moderne nous offre comme plus
+exactes et plus complètes dans l'histoire de la syphilis; après nous
+être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la
+médecine ancienne et moderne, nous n'avons pas eu de doute sur l'origine
+et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par
+la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des
+pays où les moeurs étaient corrompues par le mélange des populations
+étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins
+plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a
+découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections
+des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents
+que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au
+coït impur; et cela, deux siècles avant l'époque qu'on veut assigner à
+l'invasion de la maladie vénérienne.»
+
+Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable
+d'_elephantiasis_, vers l'an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et
+l'éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l'Italie, donna des formes
+étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait.
+Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible
+affection, qu'il nommait le Protée du mal, et qu'il excellait à guérir,
+pour l'avoir longtemps observée dans l'Asie-Mineure. Aussi, selon le
+témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie
+bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la
+médecine le système philosophique d'Épicure, voulait voir dans toutes
+les maladies un défaut d'harmonie entre les atomes dont le corps humain
+lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections
+aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de
+l'inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu'il avait
+étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens
+diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations
+d'eau; il avait imaginé les douches (_balneæ pensiles_), et, à l'exemple
+de son maître Épicure, il n'était pas ennemi des plaisirs sensuels,
+pourvu qu'on s'y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir
+auprès des Romains, parce qu'il ne gênait pas trop leurs penchants, et
+qu'il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés
+physiques; c'était, suivant lui, empêcher l'âme de s'endormir, puisqu'il
+la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l'instar
+d'Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l'usage des
+frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et
+toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes
+la flagellation et les plaisirs de l'amour, qu'il jugeait souverains
+contre la mélancolie.
+
+La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie
+chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et
+de prodigieux éléments dans l'abus et le déréglement des jouissances
+amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les
+aspects les plus affligeants; elle était environnée d'un affreux
+cortége d'ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous
+l'action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour
+reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe
+plus vivace. Musa, le médecin d'Auguste, qu'il guérit d'une maladie que
+les historiens n'ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et
+locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît
+s'être voué plus particulièrement à l'étude et au traitement des
+maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave
+avant d'être affranchi par Auguste, et il devait connaître les
+affections secrètes, qu'on traitait d'ordinaire à la dérobée dans
+l'intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s'attaquaient
+à toutes les parties de l'organisme, après avoir pris naissance dans un
+coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de
+mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant
+dans l'empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas
+vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques
+extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne,
+en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce
+traitement, inusité avant lui, démontre assez qu'il regardait le mal
+vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les
+enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous
+les maux qu'il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les
+ulcérations de la bouche, les écoulements de l'oreille, les affections
+des yeux; infirmités si communes à Rome, qu'elles y étaient devenues
+endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le
+même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies
+lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de
+Themison, qui fonda l'École méthodique, et qui, pour parvenir à la
+guérison de la lèpre, en avait d'abord recherché les causes, étudié les
+caractères et défini le principe.
+
+Ce principe était ou avait été vénérien dans l'origine. La lèpre, de
+quelque pays qu'on la fasse venir, de l'Égypte ou de la Judée, de la
+Syrie ou de la Phénicie, fut d'abord une affection locale, née d'un
+commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux,
+favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans
+cesse, graduellement ou spontanément, selon l'âge, le tempérament, le
+régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de
+lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire
+dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie
+honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La
+lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis
+du quinzième siècle, et c'est dans l'éléphantiasis que nous croyons
+reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine
+de l'éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais
+très-répandue dans certains pays.» Il ne l'avait pas observée sans
+doute, ou du moins il ne voulait pas s'étendre sur une hideuse maladie
+qu'il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire,
+affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont
+altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs
+nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre.
+La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme
+écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des
+jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (_ubi
+vetus morbus est_), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en
+quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare,
+qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.»
+Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que
+nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec,
+Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans
+l'Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible.
+
+Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en
+supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n'ajoutent
+rien à la vérité et à l'horreur du tableau. Nous remarquerons, à l'appui
+de notre opinion, qu'Arétée confond dans l'éléphantiasis plusieurs
+maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (_mentagra_), qui
+n'auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières
+de l'éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l'éléphant
+maladie et l'éléphant bête fauve, et par l'apparence, et par la couleur,
+et par la durée; mais ils sont l'un et l'autre uniques en leur espèce:
+l'animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre
+maladie. Cette maladie a été aussi appelée _lion_, parce qu'elle ride la
+face du malade comme celle d'un lion; _satyriasis_, à cause de la
+rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même
+temps à cause de l'impudence des désirs amoureux qui le tourmentent;
+enfin, _mal d'Hercule_, parce qu'il n'y en a pas de plus grand ni de
+plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre
+la vigueur de l'homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle
+est également hideuse à voir, redoutable comme l'animal dont elle porte
+le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de
+la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son
+principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune
+souillure, n'attaquent d'abord l'organisme, ne se montrent sur
+l'habitude du corps, ne révèlent l'existence d'un mal naissant; mais ce
+feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères,
+comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors
+qu'après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps.
+
+»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui
+devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par
+les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces
+malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par
+ignorance, n'ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu'il était encore
+faible et mystérieux. Ce mal augmente; l'haleine du malade est infecte;
+les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des
+juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur
+mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie
+elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y
+bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et
+raboteuses; l'espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce
+comme le cuir de l'éléphant; les veines grossissent, non par la
+surabondance du sang, mais par l'épaisseur de la peau. La maladie ne
+tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur
+tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se
+dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton
+et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite
+découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées.
+La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à
+leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en
+forme de grains d'orge. Quand la maladie se déclare par une violente
+éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton.
+Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis
+et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se
+contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de
+sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui
+s'entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils,
+cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et
+de l'éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances
+noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et
+baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s'allongent,
+mollasses et flasques comme celles de l'éléphant; des ulcères rayonnent
+autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps
+est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la
+découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des
+crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu'au
+milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités
+des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères
+fétides et incurables; ils s'élèvent même les uns au-dessus des autres,
+de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il
+arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu'à se séparer
+du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les
+pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le
+malade, pour le délivrer d'une vie horrible et de cruels tourments,
+qu'après l'avoir démembré.»
+
+Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du
+quinzième siècle ont tracé, à l'apparition de la syphilis en Europe, on
+ne doutera pas que cette même syphilis n'ait déjà sévi quinze siècles
+auparavant sous le nom d'éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que
+la lèpre, de quelque espèce qu'elle fût, n'ait puisé sa source dans une
+cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant
+historien de l'Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans
+l'Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au
+sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes
+génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux,
+étaient réellement vénériennes.» C'est à la lèpre, c'est aux maladies
+syphilitiques, qu'il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs
+qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les
+Romains.
+
+La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu'un, à force de se
+combiner ensemble; rien n'était plus fréquent que leur invasion; mais
+aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s'avouer
+malade, quand tout le monde l'était ou l'avait été. La position des
+médecins entre ces mystères et ces répugnances de l'opinion devait être
+toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils
+inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre
+la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal
+fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des
+doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc
+d'huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec
++pterygion+, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas
+toujours à l'emploi des caustiques minéraux; de là cet _oscedo_ ou abcès
+malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle,
+décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l'entourant
+de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche,
+mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la
+classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches
+complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se
+nommait _campanus morbus_, parce qu'on accusait Capoue, cette reine de
+la luxure et de l'infamie, comme l'appelle Cicéron (_domicilium
+superbiæ, luxuriæ et infamiæ_), de l'avoir enfantée. Il est certain que
+la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates
+honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes,
+met en scène Sarmentus, affranchi d'Octave et un de ses mignons; il le
+représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre
+figure que ce mal avait déshonorée (_campanum in morbum, in faciem per
+multa jocatus_). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible
+cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (_at illi foeda
+cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris_). Un des commentateurs
+d'Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l'a
+dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui
+finissait par obstruer l'orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas
+douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son _Trinummus_,
+il proclame l'infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en
+patience les Syriens eux-mêmes (_Campas genus multo Syrorum jam antidit
+patientia_). Plaute avait appris de bien odieux mystères d'impudicité,
+en tournant la meule chez un boulanger d'Ombrie.
+
+Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances,
+que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n'y voir
+que les effets locaux d'un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient
+ordinairement à l'état chronique, excepté dans les cas assez rares où
+les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes
+affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On
+ne sortait jamais d'un traitement long et douloureux, sans en porter les
+marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par
+suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient
+lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les
+traits du visage, qu'on appelait _spinturnicium_ une femme que le mal
+avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la
+grimace d'une harpie (_spinturnix_). Les _fics_, les _marisques_ et les
+_chies_, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l'anus,
+résistaient au fer et au feu d'un traitement périodique; le malade
+retombait bientôt entre les mains de l'opérateur: «De ton podex épilé,
+dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux
+(_podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ_).» Cette
+honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le
+peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer
+de père en fils, qu'on avait fait une épithète et même un superlatif,
+_ficosus_, _ficosissimus_, pour qualifier les personnes qu'on savait
+affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des
+_Priapées_, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui
+soit entre les poëtes (_inter eruditos ficosissimus ambulet poetas_).
+Martial, dans une de ses épigrammes intitulée _De familia ficosa_, nous
+fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous
+ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la
+fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni
+l'intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont
+exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et,
+chose étonnante, pas un de leurs champs n'a de figuiers.» Les
+écoulements purulents et les gonorrhées n'étaient pas moins fréquents
+que ces tumeurs, qu'ils précédaient ou accompagnaient; mais les
+médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n'avaient
+pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l'urètre et du
+vagin, celles qui résultaient d'un commerce impur. On peut supposer que
+ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment
+par un ulcère qu'on appelait _rouille_ (_rubigo_). «La rubigo, dit un
+ancien commentateur des _Géorgiques_ de Virgile, est proprement, comme
+l'atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu'on appelle aussi ulcère.
+Ce mal naît ordinairement d'une abondance et d'une superfluité d'humeur,
+qui se nomme en grec +satyriasis+.» C'est le nom de cet ulcère, qu'on
+avait appliqué à la rouille des blés altérés par l'humidité et la
+moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s'appuie sur
+l'autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait
+inspirée l'examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune
+chez eux, n'était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y
+avait, d'ailleurs, une espèce de satyriasis causé d'ordinaire par les
+excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu'on employait
+pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Coelius Aurelianus, est une
+violente ardeur des sens (_vehemens Veneris appetentia_); elle tire son
+nom des propriétés d'une herbe que les Grecs appellent +satyrion+. Ceux
+qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par
+l'érection des parties génitales. Mais il existe des préparations
+destinées à exciter les sens à l'acte vénérien. Ces préparations, qu'on
+nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Coelius
+Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d'après les leçons de son
+maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la
+traitait par des applications de sangsues, qu'on ne paraît pas avoir
+employées avant lui.
+
+Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les
+flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome,
+qu'elles invoquaient Junon sous le nom de _Fluonia_, pour que la déesse
+les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n'étaient pas
+toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe
+impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient
+_ancunnuentæ_, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène,
+_cunnus_, plutôt que dérivé du verbe _cunire_, salir ses langes, comme
+le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours
+l'engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime,
+la suppuration de ces glandes. On regardait l'aster comme un remède
+efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante
+_bubonium_, du grec +boubônion+. On appliqua bientôt à la maladie, ou du
+moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l'on confondit sous
+ce nom de _bubon_ tous les genres de pustules, d'abcès et d'ulcères qui
+avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un
+rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes
+ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe
+_imbubinare_ pour dire _souiller de sang impur_; ce verbe se rapportait
+spécialement à l'état des femmes pendant leur indisposition menstruelle.
+On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un
+vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l'une à
+l'autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double
+fin: _Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille_. Cependant, Jules
+César Scaliger proposait de lire _imbulbinat_ au lieu d'_imbulbitat_, et
+par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu
+de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend
+des tubercules.»
+
+Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d'allusions à
+une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux
+écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique.
+Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le
+traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a
+consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on
+avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements
+analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne
+saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas
+contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l'accompagnaient
+l'emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons
+pas qu'on doive reconnaître la cristalline dans les _clazomènes_
+(_clazomenæ_), que les savants ont rangés parmi les maladies de l'anus.
+Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement
+indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de
+Clazomène en Ionie, où d'abominables moeurs avaient rendu presque
+générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville
+dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules
+fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l'étymologie
+proposée par Facciolati, +klazomenos+, brisé ou rompu. Voici d'ailleurs
+la fameuse épigramme d'Ausone, où l'on découvre le véritable caractère
+des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton
+podex baigné dans l'eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les
+clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause
+de ton mal, si ce n'est que tu as eu le courage de prendre une double
+maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.»
+Telle est l'horrible épigramme que l'abbé Jaubert, traducteur de
+Martial, n'a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent
+pas avoir comprise:
+
+ Sed quod et elixo plantaria podice velles
+ Et teris incusas pumice clazomenas;
+ Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum
+ Appetit, et tergo foemina, pube vir es.
+
+Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n'avait rien de
+surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers,
+qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs moeurs. «Je ne
+puis souffrir, Romains, s'écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome
+devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu'une faible
+portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l'Oronte de Syrie s'est
+déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses moeurs, ses
+harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent
+dans le Cirque. Allez à elles, vous qu'enflamme la vue d'une louve
+barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins
+n'ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu'ils
+accusaient surtout d'avoir corrompu ses moeurs en lui apportant leurs
+vices et leurs débauches nationales. C'était la Phrygie, c'était la
+Sicile, c'était Lesbos, c'était la Grèce entière, qui avaient pollué la
+vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les
+turpitudes de l'amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés
+(_Foemineus Phryx_, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux
+flottants, aux grandes boucles d'oreilles, aux tuniques à larges
+manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte,
+envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de
+la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat
+plausible, l'imagination des scoliastes et des traducteurs: _Qui
+Lacedæmonium pytismate lubricat orbem_; Martial cite les luttes
+féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse
+Lacédémone (_libidinosæ Lacedæmonis palæstras_). Et Sybaris, et Tarente,
+et Marseille! «Sybaris s'est emparée des sept collines!» murmure
+Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers
+siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes.
+Tarente (_molle Tarentum_, dit Horace) était là, en même temps, avec ses
+beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous
+des vêtements d'étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes.
+Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la
+débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la
+Prostitution, témoin ce passage d'une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi
+qui demandes à pratiquer les moeurs marseillaises? si tu veux me prêter
+ta main (_si vis subigitare me_), l'occasion est bonne.» On ne finirait
+pas d'énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus
+servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les
+Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie,
+s'étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la
+Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre
+Eunus Syriscus, _inguinum liguritor_, maître passé en l'art des Opiciens
+(_Opicus magister_). On est effrayé de la quantité de maladies
+invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions
+des plaisirs honteux.
+
+Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces
+médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d'un mépris qui
+allait jusqu'à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures
+radicales que de gagner de l'argent. Ils devenaient riches rapidement,
+dès que leur réputation les désignait au traitement d'une affection
+particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la
+médecine méthodique, ne s'améliorait pas. Il est permis d'en juger par
+la nature des maladies qui s'offraient de préférence aux études de la
+science. C'était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque
+praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque
+manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes
+les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d'yeux,
+de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes,
+d'emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou
+moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l'infini. Après Musa,
+le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son
+talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec
+Messaline. Il eut sans doute plus d'une occasion, grâce à sa maîtresse,
+de connaître les maladies de l'amour. En même temps que lui, un autre
+élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les
+dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des
+seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui
+n'avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d'être le
+vainqueur des médecins (+iatronikês+) anciens. Ce Thessalus, que Galien
+qualifie de _fou_ et d'_âne_, avait l'audace de prétendre qu'il opérait
+des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à
+fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le
+traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement
+semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s'était
+incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des
+malades augmentant, Thessalus trouva bon d'augmenter aussi le nombre des
+médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves
+aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons:
+cuisiniers, bouchers, tanneurs et d'autres artisans renoncèrent à leur
+métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné
+d'un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir
+davantage en considération et en savoir. La grande affaire était
+toujours la guérison de la lèpre. Soranus d'Éphèse vint à Rome, sous
+Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l'alopécie
+et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s'occupa
+particulièrement des maladies de la femme et de l'étude de ses parties
+sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui
+les arrêtaient sur-le-champ.
+
+A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les
+antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés,
+plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure,
+en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les
+parasites et les prostituées (_ambubajarum collegia_, _pharmacopolæ_).
+Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui
+offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on
+distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs
+ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l'inventeur du diachylon, composait
+des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les
+scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d'excellents emplâtres
+émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais
+caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre;
+Andromachus, l'inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l'auteur d'un
+grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir
+attaché plus d'importance à la morsure des serpents qu'au venin
+vénérien, qui faisait cependant plus de victimes.
+
+La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage
+l'école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second
+siècle de l'ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et
+Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les
+affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour
+diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne
+dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait
+éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un
+autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé
+des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu'il
+pouvait contenir d'hétérogène: l'emploi des sudorifiques était sans
+doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe
+syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la
+médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien,
+Léonidas d'Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux
+qu'habile, s'était fait distinguer dans le traitement des parties
+génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties
+sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet
+le gonflement et l'inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt
+Sprengel dans son _Histoire de la médecine_, il ne fait pas mention du
+commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu'il indique
+comme le caractère distinctif de ces sortes d'ulcères, tiennent
+évidemment à la présence d'un virus interne.» Ce virus, qu'on le nomme
+_lèpre_ ou _syphilis_, existait dans un grand nombre de maladies locales
+que Galien et Oribase n'ont pas décrites avec des symptômes vénériens,
+mais qu'ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques
+qui venaient la plupart de l'Orient aussi bien que les maladies
+elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau.
+
+Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à
+Rome, l'établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui
+ait porté le titre d'_archiatre_ et qui en ait rempli les fonctions dans
+l'intérieur du palais impérial, fut Andromachus l'ancien, qui vivait
+sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de
+l'empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge
+était si compliquée, qu'un seul médecin ne pouvait y suffire, et le
+nombre des archiatres palatins (_archiatri palatini_) alla toujours
+s'accroissant jusqu'à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes
+dignités, et l'empereur les qualifiait de _præsul spectabilis_,
+honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les
+villes de l'empire, des archiatres populaires (_archiatri populares_),
+qui exerçaient gratuitement leur art dans l'intérêt du peuple et qui
+présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d'abord un
+de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c'étaient donc
+quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce
+nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de
+Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution;
+il décréta que l'on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes
+villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus
+petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical
+qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le
+choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance
+d'un office d'archiatre. La municipalité s'assurait ainsi que la santé
+et la vie des citoyens ne seraient confiées qu'à des hommes probes et
+instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui
+témoignent de la déférence et de la protection que l'autorité leur
+accordait. Ils étaient payés aux frais de l'État, par les soins du
+décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue.
+L'État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu'ils
+pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu'ils ne
+fussent pas obligés, pour vivre, d'exiger la rémunération de leurs
+soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu'un malade leur
+offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que
+le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des
+troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d'accepter
+la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de
+guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque
+osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé
+à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces
+médecins des pauvres n'étaient probablement pas de ces Grecs mal famés,
+qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des
+verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s'acquittaient pas
+des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point
+à de plus viles complaisances pour leurs malades.
+
+Les archiatres populaires, il n'en faut pas douter, étaient placés sous
+l'autorité immédiate de l'édile: la médecine légale résultait donc de
+cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu'elle
+embrassait et l'action qu'elle pouvait avoir dans la police des
+prostituées. Nous n'avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse
+nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas
+pour nous faire supposer que ces médecins d'arrondissement ou de région
+avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites.
+Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la
+visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque
+les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le
+Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux
+inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque;
+l'une de ces inscriptions nous donne le nom d'Eutychus, médecin des jeux
+du matin (_medicus ludi matutini_). Il est donc tout naturel que les
+mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus
+savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant
+aux courtisanes qui n'étaient pas sous la tutelle de l'édile, elles
+avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu'on
+nommait _medicæ_ et qui n'étaient pas seulement sages-femmes
+(_obstetrices_), car elles s'adonnaient autant à la magie qu'à la
+médecine empirique. La qualité de _medica_ qu'elles prenaient dans
+l'exercice de leur art prouve qu'elles le pratiquaient souvent avec
+l'autorisation de l'édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte
+cette inscription: SECUNDA L. LIVILLÆ MEDICA, mais il ne l'explique pas.
+Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes
+dans l'art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d'onguents et
+d'antidotes? ou bien ne s'agit-il que d'une seule _medica_, heureuse
+dans ses cures, _secunda_? On comprend, d'ailleurs, que les femmes qui
+dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d'un médecin, mais
+ceux de l'_obstetrix_, ne voulaient pas davantage se confier aux regards
+indiscrets d'un homme, lorsqu'elles étaient affligées de quelque maladie
+secrète ou honteuse (_pudenda_). Il fallait donc des femmes médecins qui
+traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez
+riches pour entretenir un certain nombre d'esclaves et de servantes, il
+y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger
+et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement
+des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la
+chirurgie pour leur propre compte, et c'était à elles que s'adressaient
+les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les
+mains des médecins.
+
+Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu
+quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les
+femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin
+d'un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise,
+j'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton
+derrière (_pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ_), et que, pour la
+détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d'effort que la
+douleur t'arrache des larmes et des gémissements; car l'étoffe adhère à
+tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux
+rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je
+t'apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t'assieds!» C'était pour
+des affections locales du même genre, que les bains de siége sont
+souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui
+servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé
+qu'en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou
+ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le
+nommait _solium_, comme si une femme, en l'occupant, siégeait sur un
+trône, avant ou après l'acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien
+commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou
+courtisanes, à l'époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient
+tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas
+permis de se laver (_abluere_) dans un bidet d'argent. Ces ablutions
+devinrent d'autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines
+et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à
+ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains
+et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui
+les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies
+récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections
+vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l'usage journalier
+et presque continuel des bains sudorifiques.
+
+Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle,
+dédaignaient certainement de s'abaisser au traitement des maladies
+secrètes; ils ne l'entreprenaient qu'avec répugnance, dans l'espoir
+d'être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l'égard de ce genre
+de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins
+célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de
+trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre
+de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la
+réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls
+du malade et juger des diagnostics du mal. On n'a pas besoin de
+démontrer qu'un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux
+observations médicales et aux quolibets de la suite d'un médecin. Il y
+avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s'appropriaient le
+traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d'une
+discrétion à l'épreuve ce traitement, que la médecine empirique se
+voyait trop souvent forcée d'abandonner à la chirurgie. Un mal obscène,
+longtemps négligé d'abord, puis largement traité par l'empirisme, se
+terminait d'ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans
+cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties
+honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre
+épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que
+les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour
+échapper à d'incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut
+la fin de l'ami de l'empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint
+d'un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage,
+résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper
+stoïquement d'un poignard, comme le grand Caton.
+
+Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le
+mal avait eu le temps de s'étendre et de s'enraciner. Les charlatans,
+qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en
+bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l'embarras où
+se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la
+superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle
+n'arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en
+temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des voeux.
+Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux
+votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus,
+de Priape, d'Hercule ou d'Esculape. Il est permis de croire que la
+décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on
+suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les
+représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite,
+en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices
+expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur
+froment (_coliphia_), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui
+affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains
+dieux et déesses ne mangeaient pas d'autre pain que ces gâteaux
+obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table:
+_Illa silegineis pinguescit adultera cunnis_, dit Martial, qui attribue
+à cette pâtisserie une action favorable à l'embonpoint. Les chapelles
+et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d'offrandes
+étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le
+monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des
+drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations
+du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n'étaient pas
+les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier
+le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient
+la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur
+propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les
+_unctores_, les _aliptes_ des deux sexes, connaissaient naturellement
+tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir
+fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de
+guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si
+ordinaires, que chacun s'était fait une hygiène à son usage, et pouvait
+au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir
+à craindre aucune indiscrétion.
+
+Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez
+les anciens, sont restées dans l'ombre, et les plus grands médecins de
+l'antiquité semblent s'être entendus tacitement pour les tenir cachées
+sous le manteau d'Esculape. Mais on peut aisément s'imaginer ce qu'elles
+étaient, quand on songe à l'effroyable déréglement des moeurs dans la
+Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au
+sortir du berceau et s'en saisir avec une cruelle joie, avant qu'ils
+aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde,
+s'écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d'avoir jamais été
+vierge! (_Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem
+fuisse!_)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se
+répandait partout avec elle. Si la santé d'un maître devenait suspecte,
+celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain,
+Acherius, contemporain d'Horace, n'avait-il pas osé dire hautement en
+plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime
+chez l'homme libre, une nécessité chez l'esclave, un devoir chez
+l'affranchi (_Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in
+servo necessitas, in libero officium_)!» C'est Coelius Rhodiginus qui
+rapporte, dans ses _Antiquæ Lectiones_, cet abominable apophthegme des
+_pædicones_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+ SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
+ --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
+ Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
+ _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
+ parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
+ _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
+ parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
+ par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
+ ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
+ complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
+ l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
+ maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
+ l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
+ --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
+ parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
+ --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
+ --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
+ Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
+ _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
+ la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.
+
+
+Nous ne savons rien des services que les _medicæ_ rendaient aux femmes,
+dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait
+l'oeil et la main d'une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à
+des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de
+l'art de guérir, que les écrivains de l'antiquité ont laissé couvert
+d'un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d'après des
+autorités bien établies, le rôle que les _medicæ_ remplissaient dans la
+thérapeutique des maladies de l'amour, nous n'aurons pas de peine à
+constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas
+de grossesse et d'accouchement, mais encore dans la préparation
+mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait
+sans doute, à Rome et dans les principales villes de l'empire romain,
+des _medicæ juratæ_, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au
+Code théodosien: «Toutes les fois qu'il y a doute sur la grossesse d'une
+femme, cinq sages-femmes jurées, c'est-à-dire ayant licence d'étudier la
+médecine (_medicæ_), reçoivent l'ordre de visiter cette femme (_ventrem
+jubentur inspicere_).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui
+subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au
+contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères
+surtout, des affranchies ou même des esclaves, s'adonnaient à la
+médecine occulte et mêlaient à cet art, qu'elles avaient étudié ou non,
+le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la
+magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte
+ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la
+première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c'étaient des
+hommes qui assistaient les femmes en travail d'enfant, quoique la pudeur
+eût à souffrir des secours qu'elle était obligée d'accepter. Mais une
+jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d'affranchir son sexe d'une
+sorte de servitude déshonorante, dont Junon s'indignait: elle coupe ses
+cheveux, prend un habit d'homme, et va suivre les leçons d'un célèbre
+médecin, qui l'instruit dans l'art des accouchements et qui fait d'elle
+une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et
+à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente
+surtout, que les matrones en mal d'enfant ne veulent plus avoir d'autre
+médecin. Il est probable qu'Agonodice leur déclarait son sexe sous le
+sceau du secret; car bientôt aucune femme d'Athènes n'eut recours, pour
+sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s'en étonnèrent d'abord;
+ils s'irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur
+enlevait leur clientèle. On ne voyait qu'Agonodice auprès du lit des
+femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange
+familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite
+éveillèrent la calomnie: on prétendit qu'il savait l'art de changer en
+jouissance les douleurs de l'enfantement; il fut dénoncé aux magistrats
+comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à
+ses accusateurs et comparut devant l'aréopage. Là, sans rien alléguer
+pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le
+fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda
+l'abrogation d'une ancienne loi qui défendait aux femmes l'exercice de
+l'art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours
+exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que
+celles-ci s'étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu'à
+Athènes, le traitement des maladies de leur sexe.
+
+Les femmes qui s'occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète,
+étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les _medicæ_ les
+plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute
+à toutes les branches de l'art; les _obstetrices_ se bornaient au rôle
+de sages-femmes; les _adsestrices_ n'étaient que des aides ou des élèves
+de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple
+et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque
+toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C'était là
+le refuge des vieilles courtisanes; c'était là l'emploi favori des
+entremetteuses. On confondait sous le nom général de _sagæ_ les diverses
+espèces de ces vendeuses d'onguents et de philtres, qu'elles
+fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées
+par la Thessalie. Mais les _sagæ_ n'étaient pas toutes magiciennes; la
+plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les
+plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la
+composition des drogues qu'elles vendaient, et qui causaient trop
+souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait
+volontiers les yeux; quelques-unes n'étaient que des espèces de
+sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d'opérer des avortements
+et qui entouraient d'invocations et d'amulettes la naissance des enfants
+illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable
+à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des
+maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les
+cadavres des nouveau-nés, qu'on vouait à une mort certaine en les
+exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C'était la
+_saga_ qui remplissait l'affreuse mission de l'infanticide, et qui
+étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs
+cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère
+avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire
+exposer l'enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du
+Velabre (_lacus Velabrensis_), soit sur la place aux légumes (_in Foro
+olitorio_), au pied de la colonne du Lait (_Columna lactaria_); là, du
+moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais
+de l'État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le
+stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles,
+des _suppostrices_ (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les
+enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n'avoir pas d'héritiers,
+venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient
+le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le
+Velabre retentissait de vagissements dans l'ombre, et l'on voyait passer
+comme des spectres les _sagæ_, les mères elles-mêmes, qui apportaient
+leur tribut à ce hideux minotaure qu'on appelait l'exposition
+(_expositio_) des enfants sur la voie publique. Il est évident que
+l'origine du mot _sage-femme_ doit se rapporter à celui de _saga_, qui
+ne se prenait qu'en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme
+d'instigatrice à la débauche (_indagatrix ad libidinem_).
+
+Ces _sagæ_ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se
+pratiquaient au début de la grossesse (_aborsus_), ou dans les derniers
+mois de la gestation (_abortus_). Ces avortements, que la loi était
+censée punir et qu'elle évitait de rechercher, parce qu'elle aurait eu
+trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes
+les moins éhontées ne craignaient pas d'empêcher de la sorte
+l'augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui
+procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on
+usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et
+son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l'empoisonneuse
+l'_obstetrix_ ou la _saga_, qui, par imprudence, par ignorance ou
+autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était
+condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces
+potions abortives et qui n'agissaient pas à l'insu de la femme enceinte,
+on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles,
+parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus.
+Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut
+impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et
+l'impératrice donnait souvent l'exemple, de l'aveu de l'empereur, sans
+avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus
+ordinaire des avortements continuels n'était que la crainte d'altérer la
+pureté d'un ventre poli et d'une belle gorge, en les sacrifiant aux
+atteintes plus ou moins fâcheuses d'une pénible grossesse et d'un
+douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en
+parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les
+mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner
+la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de
+nos merveilleuses (_prodigiosæ mulieres_) s'efforcent de dessécher et de
+tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent
+de corrompre ou de détourner leur lait, comme s'il gâtait ces attributs
+de la beauté. C'est la même folie qui les porte à se faire avorter, à
+l'aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de
+leur ventre ne se ride pas et ne s'affaisse point sous le poids de leur
+faix et par le travail des couches.» L'avortement était souvent motivé
+par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait
+détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses
+désirs et son ardeur amoureuse s'éteindre sous l'empire d'une grossesse,
+employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu'elle préférait aux
+joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation
+n'était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la
+débauche avait exalté l'imagination, ne se trouvaient jamais plus
+ardentes en amour que dans le cours d'une grossesse, qui les rassurait,
+d'ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille
+d'Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du
+fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune
+interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu'elle répondit à ceux
+qui s'étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements,
+ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n'accepte des passagers
+à mon bord, que quand le navire est chargé (_at enim nunquam nisi navi
+plenâ tollo vectorem_).» Dès qu'une femme devenait enceinte, les
+conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la
+décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était
+assaillie et circonvenue par les entremetteuses d'avortement: «Elle te
+cachait sa grossesse, dit un personnage du _Truculentus_ de Plaute, car
+elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement
+(_ut abortioni operam daret_) et à la mort de l'enfant qu'elle portait.»
+
+Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux
+_sagæ_ de Rome; mais ce n'était là que le moindre des mystères de leur
+art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs
+parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices
+ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout,
+dès l'époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses
+_Épodes_, d'une incantation magique, ne diffère presque pas de la
+peinture que Théocrite avait faite d'une pareille scène trois siècles
+auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d'ailleurs,
+toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La
+magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres
+avaient surtout pour objet de raviver les feux de l'amour et de lui
+créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres
+devaient changer la haine en amour ou l'amour en haine, et vaincre
+toutes les résistances de la pudeur ou de l'indifférence. Les sorts
+servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances.
+Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que
+chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres
+d'amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu'à Rome sous les
+Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les
+_sagæ_ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres
+amoureux. Horace avait été l'amant d'une parfumeuse napolitaine, nommée
+Gratidie, qu'il a vouée à l'exécration publique sous le nom de Canidie.
+Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu'il finit par détester
+autant qu'il l'avait aimée, s'était initié avec horreur aux plus noirs
+secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec
+les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente _Histoire de la
+vie et des écrits d'Horace_; elles étaient de ce nombre et elles se
+mêlaient de toutes sortes d'intrigues d'amour.» Gratidie fut une des
+plus célèbres parmi les _sagæ_ de Rome, grâce à la colère poétique
+d'Horace, qui ne lui pardonnait pas de s'être vendue à un vieux
+libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez
+belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d'être
+l'objet des regrets d'un amant délaissé. Les scoliastes d'Horace ont
+pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d'avoir exercé sur lui
+le funeste pouvoir des breuvages d'amour, et de lui avoir ainsi enlevé
+sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet,
+fut sans cesse affligé d'un mal d'yeux, qu'on peut, sans faire injure à
+Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus.
+
+Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des
+sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves,
+qu'on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n'y
+avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs
+qui s'y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir
+des oeuvres de ténèbres. A l'extrémité des Esquilies, près de la porte
+Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des
+suppliciés, le _carnifex_ ou bourreau avait sa demeure isolée, comme
+pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait
+aussi sur cet infect et hideux repaire des _sagæ_ et des voleurs. Là,
+aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus,
+les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d'un ample
+manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait
+vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire,
+versant le sang de l'animal dans une fosse, dispersant autour d'elles
+les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la
+destinée. Les chiens et les serpents erraient à l'entour du sombre
+sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet
+affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu'on lui montrait,
+et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image
+était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux
+magiciennes eurent peur et s'enfuirent, sans achever leur maléfice,
+éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque
+pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles
+revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un
+mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa
+famille; elles l'avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la
+tête seule de la victime s'élevait au-dessus du sol; elles lui
+présentaient des viandes cuites, dont l'odeur irritait sa faim et son
+agonie. L'enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants,
+Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique
+le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les
+plumes et les oeufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les
+herbes vénéneuses que produisent Colchos et l'Ibérie, et des os ravis à
+la gueule d'une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse
+devant le bûcher, en l'aspergeant d'eau lustrale: «O Varus, s'écrie
+Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes
+tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir
+à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je
+préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que
+je t'inspire. Oui, les cieux s'abaisseront au-dessous des mers, la terre
+s'élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume
+dans ces feux sinistres.» Mais l'enfant qui se lamente est près
+d'expirer; sa voix s'affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent
+immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s'arme d'un
+poignard et s'approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où
+s'exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle
+de ses os, elle doit composer un breuvage d'amour (_exsucta uti medulla
+et aridum jecur amoris esset poculum_): «Je vous dévoue aux Furies,
+s'écrie l'infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne
+saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais,
+spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le
+visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je
+pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en
+vous glaçant d'effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à
+coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des
+Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!»
+
+Tous les maléfices des _sagæ_ n'étaient pas aussi terribles, et
+ordinairement, ces faiseuses de philtres n'allaient la nuit sur le mont
+Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune,
+pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la
+graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir
+d'elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain,
+quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais
+l'enfant qu'on immolait, après l'avoir enterré vivant, devait avoir été
+volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle
+n'auraient pas eu la même puissance pour donner de l'amour. Or, le rapt
+d'un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice.
+Les philtres magiques étaient préparés en vue d'un des trois résultats
+suivants, que l'amour ou la haine sollicitait de l'art des _sagæ_: faire
+aimer celui ou celle qui n'aimait pas; faire haïr celui ou celle qui
+aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l'ardeur, toute l'énergie
+de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant
+redouté sous le nom de _noeud de l'aiguillette_ et que la jurisprudence
+criminelle a constamment poursuivi presque jusqu'à nos jours, n'était
+pas moins détesté par les Romains, qui s'indignaient de se voir en butte
+à ses tristes effets. Les _sagæ_ excellaient dans ce genre de maléfice;
+elles savaient frapper d'impuissance les natures les plus indomptables,
+et il leur suffisait, pour cela, de faire des noeuds avec des cordes ou
+des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines
+invocations. C'était là ce qu'on appelait _præligare_, quand il
+s'agissait d'empêcher les premiers rapports entre un amant et sa
+maîtresse, entre une femme et son mari; _nodum religare_, quand on
+voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le
+noeud de l'aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n'a
+jamais pris son origine que dans un fantôme de l'imagination; mais les
+anciens, comme les modernes, en l'attribuant à une force invisible, se
+faisaient au moins un refuge pour leur vanité d'homme. Les Romains
+avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte
+pour celui qu'il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient
+comme si foudroyant et si tenace, qu'ils évitaient même d'en parler; ils
+croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s'ils
+avaient l'amour en tête, ils formaient des noeuds, qu'ils défaisaient
+aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu'ils entortillaient
+d'abord autour d'une statue d'Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que
+les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l'autel du
+foyer domestique, ces sacrifices n'avaient pas d'autre objet que de
+rompre les noeuds magiques qu'une main ennemie pouvait faire pour lier
+les sens et tromper l'espérance du plaisir. La moindre allusion à ce
+fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un
+génie malfaisant, dès qu'on l'avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si
+vieux qu'ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui
+d'un jour à l'autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à
+leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d'autrui. C'est
+avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s'associe à la
+douleur d'un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même
+dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants
+magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l'amour, aurait-elle
+jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer
+dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du
+serpent irrité; la magie essaie même d'arracher la lune de son char.
+Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d'une sorcière? Pourquoi
+accuser ses philtres? La beauté n'a pas besoin des secours de la magie;
+mais ce qui t'a rendu impuissant, c'est d'avoir trop caressé ce beau
+corps, c'est d'avoir trop prolongé tes baisers, c'est d'avoir trop
+pressé sa cuisse contre la tienne.» (_Sed corpus tetigisse nocet, sed
+longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur._) Tibulle a mis une
+si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l'élégie
+qu'il lui consacre est pleine de réticences et d'obscurités.
+
+Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables
+furent ceux que les _sagæ_ et les vieilles courtisanes fabriquaient,
+d'après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L'unique
+destination de ces philtres était d'échauffer les sens et d'accroître
+les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage,
+malgré les dangers d'une pareille surexcitation de la nature. Tous les
+jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la
+paralysie, ou l'épilepsie; mais ce fatal exemple n'arrêtait personne, et
+la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres,
+d'ailleurs, n'étaient pas tous également funestes, et d'ordinaire, les
+accidents qu'on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de
+l'abus plutôt que de l'usage modéré. D'abord, les libertins se
+contentaient d'une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la
+jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette
+dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance,
+et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui
+s'exhalait dans un dernier effort d'amour en démence. C'est ainsi que
+périrent avant l'âge, l'ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle
+des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d'autres qui
+passèrent de la folie à la mort. On appelait _aphrodisiaca_ tous ces
+philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet
+de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui
+manquaient de sens, aux jeunes filles dont l'appétit amoureux ne s'était
+pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient
+hautement l'emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes
+filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s'écrie Ovide dans son
+_Remède d'amour_, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres
+nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La
+plupart de ces philtres étaient des potions qu'il fallait prendre de
+confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou
+l'empirisme avait combinés. Le malheureux qui s'exposait à un
+empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel,
+n'avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la
+_saga_ chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai,
+les potions n'étaient composées que de jus et de décoctions d'herbes:
+«Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le
+thym, la sarriette, l'hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et
+l'ognon» (ou plutôt le champignon, _cepa_); mais souvent aussi, dans ces
+breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même
+animales, qui constituaient les _amatoria_ les plus terribles. Un
+breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait
+_poculum desiderii_, dit Horace, la _potion du désir_. Il y avait aussi
+des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour
+favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques.
+C'étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des
+parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, _aquæ amatrices_,
+comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les
+prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme:
+«Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (_odit amatrices
+Hermaphroditus aquas_);» dans une autre épigramme, il semble faire
+entendre que ces sortes d'eaux étaient affermées ou possédées, par des
+femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et
+qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s'éloigne des ondes
+pures de la fontaine d'Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade,
+maîtresse de cette fontaine (_at fugit ad dominam Naiada_)? N'est-ce pas
+Hylas? Trop heureux qu'Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré
+dans le bois qui entoure la fontaine, et qu'il veille de si près sur ses
+eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous
+donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde
+qu'Hercule ne s'empare de toi!» Ces _aquæ amatrices_ n'étaient donc pas,
+ainsi que plusieurs savants l'ont cru, des breuvages composés et
+préparés de la main d'une _saga_, mais tout simplement des eaux
+minérales, qui, en ranimant la vigueur d'un tempérament fatigué, le
+disposaient naturellement aux oeuvres de l'amour et semblaient évoquer
+une nouvelle jeunesse.
+
+Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent
+nulle part dans les écrivains de l'antiquité. On comprend, au reste, le
+mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent
+coupable, mystère que la science n'essayait pas de pénétrer. On ne se
+souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne
+s'occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans
+Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis
+qui lui ont permis de reconstruire l'histoire des aphrodisiaques chez
+les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux
+et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou
+narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et
+spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans
+lequel on reconnaît le népenthès d'Homère, causaient une ivresse
+voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de
+sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la
+mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les
+phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines
+âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient
+puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans
+lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes,
+développaient aussi chez les deux sexes l'activité sensuelle. Mais ces
+excitants, empruntés au règne végétal, n'avaient bientôt plus d'empire
+sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les
+bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les
+dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des
+philtres redoutables, à l'aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits
+entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l'Olympe
+pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être
+rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait
+longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances
+animales étaient tour à tour appelés à concourir à l'affreux mélange
+qu'on désignait sous le nom caractéristique de _satyrion_. Cantharides,
+grillons, araignées et bien d'autres coléoptères, broyés et réduits en
+poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur
+les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente
+irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie.
+On employait aussi avec le même succès les oeufs de muge, de sèche et de
+tortue, en y mêlant de l'ambre gris; mais, après des prodiges de
+virilité, après de longs et frénétiques emportements d'amour, la victime
+de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se
+terminait que par la mort: «De là, s'écrie Juvénal, ces atteintes de
+folie, de là cet obscurcissement de l'intelligence, de là ce profond
+oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu'une
+épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial,
+qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille
+seulement aux amants fatigués ou refroidis l'usage des bulbes (ognons,
+suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon
+nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte
+amoureuse, qu'il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si
+ton ardeur languit (_languet anus_), ne cesse pas de manger de ces
+bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!»
+
+ Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit,
+ Manducet bulbos, et bene fortis erit.
+ Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset,
+ Et tua ridebit prælia blanda Venus.
+
+Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les _sagæ_, le plus
+célèbre et le plus formidable était l'hippomane, sur la mixture duquel
+les savants ne sont pas même d'accord. Les écrivains de l'antiquité
+n'ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l'origine de
+l'hippomane, puisqu'ils lui donnent deux sources totalement différentes.
+Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle
+de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille
+de l'organe des juments; c'est l'hippomane que recueillent trop souvent
+les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des
+conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le
+nom d'_hippomane_ à une excroissance de chair qui se montre quelquefois
+sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses
+dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette
+excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois
+s'empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre
+aux _sagæ_, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable,
+d'après ces témoignages si différents, que les _sagæ_ reconnaissaient
+deux espèces d'hippomane; le second est représenté comme plus actif et
+plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour
+accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d'un
+poulain naissant (_cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit_).
+Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de
+l'hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne
+de Néron et les crimes de ce règne: _Tanti partus equæ!_ s'écrie-t-il.
+«Et tout cela est le fruit d'une jument, tout cela est l'oeuvre d'une
+empoisonneuse!»
+
+C'étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces
+femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche,
+qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées
+par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf,
+le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des
+femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles
+mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient
+pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges
+désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs
+préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature
+humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d'un enfant
+ou d'un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe
+quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les
+sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on
+attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher
+aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient
+devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut
+juger que le commerce des _sagæ_ était très-répandu et très-lucratif;
+mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des
+recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L'art des parfums
+et des cosmétiques, que les _sagæ_ pratiquaient aussi avec d'incroyables
+ressources de raffinement et d'invention, ne nous est pas plus connu.
+Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur
+ces parfums, sur ces cosmétiques (_unguenta_), qui accompagnaient
+partout l'une ou l'autre Vénus; mais ils ne sortent guère des
+généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables
+secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du
+temps d'Homère, qui en fait remonter l'origine aux dieux et aux déesses,
+ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du
+serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi
+ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier
+des parfumeuses et des _unguentaires_ avait fait des progrès
+extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles,
+des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients
+cosmétiques et aromatiques, s'était augmentée encore à l'infini,
+s'augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les
+minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de
+nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles
+jouissances au profit de la sensualité et de l'amour.
+
+Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l'amour sans
+parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se
+servaient à profusion dans l'habitude de la vie, les préparaient
+merveilleusement à l'amour. On sait que le musc, la civette, l'ambre
+gris et les autres odeurs animales qu'ils portaient avec eux dans leurs
+vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps,
+ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de
+la génération. Ils ne se bornaient pas à l'emploi extérieur de ces
+parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des
+circonstances particulières, ils ne craignaient pas d'admettre les
+aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière.
+C'est sans doute à ces causes permanentes qu'il faut attribuer
+l'appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et
+qui la jetait dans tous les excès de l'amour physique. La luxure
+asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit
+une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu'on
+put croire que l'Arabie, la Perse et tout l'Orient n'y suffiraient pas.
+Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples,
+des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi
+dangereuse pour la santé que pour les moeurs; vainement, leurs conseils
+sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et
+jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu'à
+leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt
+aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y
+recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les
+parfumeuses; ce n'étaient que des courtisanes hors d'âge et des
+entremetteuses; ce n'étaient que de vieux cinædes et d'infâmes lénons.
+Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n'entraient
+dans leur boutique qu'en se cachant le visage, le soir ou de grand
+matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu'avec un profond dédain:
+«Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité _de
+Officiis_, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe
+des joueurs d'osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (_auceps_)
+et l'onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (_tusci turba
+impia vici_). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande
+injure qu'on pût adresser à une femme qui se piquait d'être née libre
+(_ingenua_) et citoyenne. Les officines de parfumerie n'étaient que des
+entrepôts de _lenocinium_ et des repaires de débauche; aussi, les
+personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire,
+dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage,
+et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves
+ou leurs affranchis.
+
+Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de
+loin la condition de la personne, son rang, ses moeurs et sa santé:
+telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque
+mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux
+matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle
+odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme
+coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le
+passage d'un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans
+les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable
+d'odeurs aromatiques qui absorbaient l'air. En effet, chaque homme,
+chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le
+bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps
+avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on
+imprégnait d'essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates,
+on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les
+boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette
+pharmacomanie, feignait de s'étonner de ce que ses contemporains qui
+prenaient tant de parfums n'en rendissent pas quelque chose. «Une femme
+sent bon, disait Plaute dans la _Mostellaria_, quand elle ne sent rien,
+car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui
+couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s'est
+mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier
+qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C'était
+principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous
+servir de l'expression antique (_palestra venerea_), que les parfums
+venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout
+le corps avec des spiritueux embaumés, après s'être lavés dans des eaux
+odoriférantes; l'encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice;
+le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de
+roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et
+de cynnamome. Les ablutions d'eaux aromatisées se renouvelaient souvent
+dans le cours de ces longues heures d'amour, au milieu d'une atmosphère
+plus parfumée que celle de l'Olympe.
+
+Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se
+connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l'exciter, de le
+prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des
+deux sexes s'adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de
+commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement,
+les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque
+cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le
+parfumeur Nicérotas inventa la _nicérotiane_, dont Martial vante l'odeur
+stupéfiante (_fragras plumbea nicerotiana_); Folia, la magicienne, amie
+et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le
+nard de Perse, qui fut depuis appelé _foliatum_. Mais ordinairement le
+parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son
+principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d'Égypte;
+l'onguent de Chypre; le nard d'Achæmenium; l'huile d'Arabie, l'huile de
+Syrie, le _malobathrum_ de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus
+actifs du moins, venaient de l'Orient et spécialement de la péninsule
+arabique; on s'était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous
+les produits de la parfumerie sous la désignation générique de _parfum
+arabe_ (_arabicum unguentum_): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les
+parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!»
+Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination,
+_arabus_ ou _arabicus_, à une huile odorante dont les femmes et les
+efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre
+huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (_myrobolani_),
+arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs
+espèces de parfums très-recherchés, de l'arbre de Judée, dont la gomme
+odoriférante s'appelait _opobalsamum_; de l'amome d'Assyrie, de la
+myrrhe de l'Oronte, de la marjolaine de Chypre (_amaracus cyprinus_);
+du cynnamome de l'Inde, etc. Mais, comme nous l'avons dit, on ignore à
+peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se
+rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse.
+
+Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la
+composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et
+d'amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des
+acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de
+coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps,
+ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la
+poudre dépilatoire (_dropax unguentum_) avec laquelle on faisait tomber
+tous les poils du corps, même la barbe; rien de l'onguent pour les dents
+(_odontotrimma_), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du
+_diapasmata_, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial,
+contre la mauvaise haleine; rien du _malobathrum_, distillé en huile
+pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle
+de l'huile de coing (_melinum unguentum_), celle du _megalium_ et du
+_telinum_, celle enfin de l'onguent royal, que les rois parthes avaient
+appliqué à l'usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour
+définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques
+odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas
+par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu'à un âge avancé,
+se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait,
+non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle
+bouillies et salées, mais encore avec de l'urine; les femmes, après
+leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec
+des fermentations d'urine les rides et les taches qui altéraient la
+pureté de leur ventre (_æquor ventris_). On avait aussi une confiance
+absolue dans l'efficacité du lait d'ânesse, pour blanchir la peau. On se
+rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui
+fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours,
+et qu'on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours
+nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses
+nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de
+condenser le lait d'ânesse en onguent et de le vendre en tablettes
+solides qu'on faisait fondre pour l'étendre sur la peau: «Cependant,
+hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d'une riche coquette,
+son visage est ridiculement couvert d'une sorte de pâte; il exhale
+l'odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les
+lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se
+procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si
+elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur
+laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une
+épaisse croûte de farine cuite et liquide, l'appelle-t-on un visage ou
+un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes
+n'empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se
+couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir
+aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles
+se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions
+que l'art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à
+s'abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l'âge. Les
+courtisanes à la mode, les _fameuses_ et les _précieuses_ surtout, ne
+savaient pas vieillir, et la vieillesse d'une femme commençait à trente
+ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l'extrême jeunesse et
+même de l'enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée
+de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son
+teint, l'éclat de sa chevelure, l'émail de ses dents et les grâces de sa
+taille, se flatta d'oublier sa propre métamorphose en ne se regardant
+plus dans le miroir; mais un jour un amant qu'elle fatiguait de plaintes
+et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa
+décrépitude: à l'instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche
+édentée demeura entr'ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se
+remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son
+enlaidissement; elle mourut de s'être revue telle que la décrépitude
+l'avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour
+déshabituer leurs enfants de s'écorcher le visage, de se tourmenter le
+nez avec les doigts et de s'arracher les cils, les menaçaient de la
+colère d'Acco, comme d'un épouvantail.
+
+Les _sagæ_ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de
+cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et
+tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets,
+les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes,
+les phallus et une quantité d'affiquets de libertinage, que l'antiquité,
+dans sa plus grande dépravation, n'a pas osé décrire. Si les Pères de
+l'Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n'avaient
+pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous
+hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans
+que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce
+n'était pas seulement dans les lupanars qu'on employait le _fascinum_,
+phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper
+la nature; c'était dans les chambres à coucher des matrones que
+délaissaient leurs maris et qui n'osaient pas s'exposer aux périls de
+l'adultère; c'était dans les assemblées secrètes de l'amour lesbien;
+c'était dans les bains publics, c'était dans le sanctuaire du foyer
+domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les
+progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu'il dit
+en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a
+livrés aux passions de l'ignominie; car les femmes ont changé l'usage
+naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement
+les hommes, abandonnant l'usage naturel de la femme, se sont embrasés
+d'impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l'infamie du
+mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le
+châtiment de leur erreur.» (_Propterea tradidit illos Deus in passiones
+ignominiæ. Nam foeminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui
+est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu
+foeminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos
+turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in
+semetipsis recipientes_). Nous ferons remarquer, à l'occasion de ce
+passage célèbre de l'apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment
+que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu'une de ces
+affreuses maladies de l'anus, qui étaient si communes parmi les
+_pædicones_ et les _cinædes_ de Rome. Enfin, les obscènes _fascina_, qui
+se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs,
+chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois
+mis en oeuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards
+débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de
+Pétrone, même en le déguisant: _Profert Enothea scorteum fascinum, quod
+ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim
+coepit inserere ano meo_. Comment le libertinage avait-il pu imaginer
+ce mélange irritant de poivre et de graine d'ortie réduits en poivre
+et détrempés d'huile d'olive? On peut deviner tous les accidents
+organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se
+trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables
+recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul.
+
+Il est permis de supposer que les _sagæ_ et les parfumeuses se
+chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur
+nature et par leur objet, quoiqu'on eût essayé de les faire autoriser
+par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes
+et l'infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont
+dans l'usage de soumettre les jeunes sujets à l'infibulation, et cela
+dans l'intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se
+pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué
+d'encre les points opposés que l'on veut percer, on laisse les téguments
+revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l'endroit
+désigné, avec une aiguille chargée d'un fil dont on noue les deux bouts
+et qu'on fait mouvoir chaque jour jusqu'à ce que le pourtour de ces
+ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil
+par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins
+cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (_Sed hoc
+quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est._) Celse n'ose
+pas s'élever davantage contre cette détestable invention, que la
+jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de
+conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et
+parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions
+nocturnes. Cette boucle (_fibula_), qui empêchait le patient de faire
+acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt
+fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces
+fibules, c'est qu'on les adaptait également à l'anus, par une opération
+analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l'infibulation des femmes,
+qui s'est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle
+se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et
+l'anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles,
+traversait l'extrémité des grandes lèvres, et ne s'ouvrait qu'à l'aide
+d'une clef. Rien n'était plus commun que l'infibulation chez les
+esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l'autre sexe, on
+se servait de préférence d'un vêtement particulier, nommé _subligar_ ou
+_subligaculum_, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce
+d'égide protectrice pour celles qu'on couvrait de cette ceinture de cuir
+ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne
+parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être
+revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la
+pudeur des matrones: _Scenicorum mos quidem tantam habet_, lisons-nous
+dans le traité _de Officiis_, _vetere disciplinâ verecundiam, ut in
+scenam sine subligaculo prodeat nemo_. Une épigramme de Martial nous
+apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant
+partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n'as
+jamais connu d'homme, et que rien n'est plus pur que ta virginité.
+Cependant tu la caches plus qu'il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as
+de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle
+ailleurs d'une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles
+s'attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur
+maître ou leur maîtresse (_inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ
+stat_); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave
+infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d'une capsule
+d'airain, un esclave se baigne avec toi, Coelia. Pourquoi cela, je te
+prie, puisque cet esclave n'est ni citharoede ni chanteur? Tu ne veux
+pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le
+monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Coelia, de
+paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.»
+
+Enfin, comme nous l'avons dit, c'était dans ces boutiques d'impuretés et
+de maléfices, que s'opérait la castration des femmes. On n'a pas de
+renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de
+rendre stériles les malheureuses qu'on mutilait. On a même regardé comme
+une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d'abord en usage
+chez les Lydiens, si l'on en croit l'historien Xanthus de Lydie. Suivant
+un ancien scoliaste, l'opération consistait dans l'enlèvement de petites
+glandes placées à l'entrée du col de la matrice, glandes que les anciens
+regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on
+suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt.
+Les filles qu'on soumettait à ce traitement barbare, comme si c'étaient
+des poules qu'on voulût engraisser pour la table (_simili modo_, dit
+Pierrugues, _Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant_), se
+voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en
+revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même
+qu'elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration
+était peu fréquente, excepté pour les filles qu'on destinait à la
+Prostitution des lupanars et qu'on croyait mettre ainsi à l'abri des
+grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de
+l'opération mystérieuse qu'on faisait subir aux femmes de plaisir dès
+leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle,
+que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur
+conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime
+et faisait saillir hors de l'organe les parties qui y sont
+ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (_eunuchata_)
+avait l'apparence, sinon le sexe d'un homme. La castration des hommes et
+des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle
+devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la
+défendre, à l'exception de certains cas privilégiés. Ce n'étaient pas
+des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces
+hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant
+multipliées; c'étaient les barbiers, c'étaient les baigneurs, c'étaient
+plus spécialement les _sagæ_ et leur horrible séquelle qui travaillaient
+pour le compte des marchands d'esclaves, des lupanaires et des lénons.
+On avait besoin d'une telle quantité d'eunuques à Rome pour satisfaire
+aux exigences de la mode et du libertinage, que d'infâmes lènes
+n'avaient pas d'autre industrie que de voler des enfants pour en faire
+des _castrati_, des _spadones_ ou des _thlibiæ_. «Domitien, dit Martial,
+ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l'impitoyable
+libertinage fît une race d'hommes stériles (_ne faceret steriles sæva
+libido viros_).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent
+condamnés aux mines, à l'exil et souvent à la mort.
+
+Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l'atroce
+privilége que l'édit impérial refusait aux vendeurs d'esclaves et aux
+agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement
+à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils
+exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient
+entre leurs mains. Ces _galli_, la plupart vils débauchés perdus de
+maladies honteuses, s'intitulaient _semiviri_, et prétendaient sacrifier
+à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils
+n'avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs
+impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à
+leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps
+et qui témoigne de la farouche superstition des _galli_. Nous empruntons
+cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par
+M. Désiré Nisard, professeur à l'École normale: «Tandis que Misitius
+gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une
+troupe de ces hommes qui ne le sont qu'à moitié, des prêtres de Cybèle.
+Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif,
+d'une beauté et d'une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats
+s'informent de la place qu'il doit occuper au lit; mais, soupçonnant
+quelque ruse, l'enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va
+dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila
+le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon,
+caché dans la ruelle, était à l'abri de leurs étreintes.» Ces
+abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du
+bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de
+vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un
+culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des
+femmes par celle des eunuques. C'est ainsi que Juvénal nous représente
+le grand spadon (_semivir_) entrant chez une matrone, à la tête d'un
+choeur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce
+personnage, dont la face vénérable s'est vouée à d'obscènes
+complaisances (_obscoeno facies reverenda minori_) et qui, dès
+longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties
+génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de
+rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux
+sexes.
+
+Les _sagæ_, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires
+féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins
+odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion
+païenne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+ SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
+ --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
+ ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
+ _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
+ _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
+ --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
+ --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
+ Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
+ grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Reproches adressés à
+ Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion
+ l'Africain. --Le repas de Trimalcion. --Les histrions, les bouffons et
+ les _arétalogues_. --Les baladins et les danseuses. --Danses obscènes
+ qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe.
+ --Comessations du libertin Zoïle. --Leur description par Martial.
+ --Épisode du festin de Trimalcion. --Services de table et tableaux
+ lubriques. --Ameublement et décoration de la salle des comessations.
+ --Santés érotiques. --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du fameux
+ bouffon de table Galba. --Présence d'esprit et cynisme de Galba à un
+ souper où il avait été convié avec sa femme. --Rôles que jouaient les
+ fleurs dans les comessations. --Dieux et déesses qui présidaient aux
+ comessations. --Les lares _Industrie_, _Bonheur_ et _Profit_. --Le
+ verbe _comissari_. --Théogonie des dieux lares de la débauche.
+ --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.
+ --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des
+ femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. --Viriplaca,
+ déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. --Suadela et
+ Orbana. --Genita Mana. --Postversa et Prorsa. --Cuba Dea. --Thalassus.
+ --Angerona. --Fauna, déesse favorite des matrones. --Jugatinus et ses
+ attributions obscènes.
+
+
+On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu'était la
+débauche dans la société romaine, si l'on détourne la vue des scènes
+lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l'auteur du
+_Satyricon_. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les
+jours, presque publiquement, dans la capitale de l'empire, quoiqu'il ait
+placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et
+pittoresque, consacré à l'histoire de la volupté et de la Prostitution
+sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent
+juge (d'où son surnom _arbiter_) en fait de choses de plaisir: il
+raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l'on
+doit croire qu'il écrivait d'après ses impressions et ses souvenirs
+personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les
+enseignements, tous les mystères de libertinage qu'on trouve accumulés
+dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour
+avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes
+Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se
+résumait dans cette sentence de Trimalcion: _Vivamus, dum licet esse!_
+C'est-à-dire: «Menons joyeuse vie tant qu'il nous est donné de vivre!»
+Le verbe _vivere_ avait pris une signification beaucoup plus large et
+moins spéciale, qu'à l'époque où il s'entendait seulement du fait
+matériel de l'existence, et où il ne s'appliquait pas encore à un genre
+de vie plutôt qu'à un autre. Les _délicats_ de Rome (_delicati_)
+n'eurent pas de peine à se persuader que ce n'était pas vivre que vivre
+sans jouissances, et que jouir toujours, c'était vivre réellement,
+_vivere_. Les femmes de moeurs faciles, dans la compagnie desquelles ils
+vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage,
+que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception.
+Ce fut dans ce sens que Varron employa _vivere_, quand il dit:
+«Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l'adolescence permet de
+jouir, de manger, d'aimer et d'occuper le char de Vénus (_Venerisque
+tenere bigas_).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens
+de _vivere_, un voluptueux de l'école de Pétrone écrivit sur le tombeau
+d'une compagne de plaisir: _Dum vivimus vivamus_, qu'il est presque
+impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au
+reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement
+générale parmi la jeunesse patricienne, qu'on avait jugé nécessaire de
+lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si
+l'on s'en rapporte à l'étymologie que lui applique Festus, tira son nom
+_Vitula_, du mot _vita_ ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait
+présider. Vitula n'avait sans doute pas d'autre culte que celui qu'on
+lui rendait, devant l'autel des dieux domestiques, dans le _cubiculum_
+ou dans le _triclinium_, où l'on avait plus d'une occasion de
+l'invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt _vitulari_ au lieu de
+_vivere_, et nous penchons à supposer que _vitulari_ signifiait vivre
+couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu'une génisse
+(_vitula_) dans l'herbe des champs.
+
+Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il
+donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le
+plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société
+et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d'autres
+à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font
+un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile
+voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives
+aient pu mener de front les affaires, l'étude et la politique, avec ces
+voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d'esprit et
+d'action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le
+jour, qui la nuit s'épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de
+nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu'au lever du soleil et qui
+ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s'appelaient
+_comessationes_ ou _comissationes_. Ce mot essentiellement latin, qui ne
+dérive pas du grec +komein+, nourrir, ni de +komê+, chevelure, ni de
++komidê+, nourriture, etc., avait été formé de _comes_, et voulait dire
+proprement un compagnonnage, une réunion d'amis et de bons compagnons.
+Nous aurions honte d'avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce
+mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot
+_missa_, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la
+nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur
+culte, et pour s'approcher de la sainte table de la communion. Il est
+certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit,
+et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de
+jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l'horreur
+qu'elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce
+n'étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l'on se
+gorgeait de viandes et de vins, où l'on ne cessait de manger et de boire
+que pour tomber ivre mort; c'étaient trop souvent d'affreux
+conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d'obscénité,
+d'abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans
+dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues
+heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s'exalter au
+milieu des concerts d'instruments, des chants lascifs, des danses
+obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents.
+Suétone, Tacite, les auteurs de l'_Histoire Auguste_, mettent en scène
+à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du
+palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Coelius, range sur
+la même ligne les adultères et les comessations (_libidines_, _amores_,
+_adulteria_, _convivia_, _comessationes_). Un honnête homme pouvait
+s'oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas
+d'y avoir pris part, et il rougissait souvent d'avoir été le spectateur,
+quelquefois le complice de ces débordements.
+
+La mode des comessations fut contemporaine de l'invasion de la luxure
+asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l'instar des
+peuples amollis de l'Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des
+lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis,
+et même le siége qu'on approchait de la table n'était pas trop moelleux;
+les femmes elles-mêmes s'asseyaient sur des bancs ou des trépieds de
+bois. «On les appela siéges (_sedes dictæ_), dit Isidore dans ses
+Étymologies, parce que chez les anciens Romains l'usage n'était pas de
+manger couché, mais de s'asseoir à table; mais bientôt les hommes
+commencèrent à s'étendre sur des lits devant la table; les femmes seules
+restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les moeurs
+austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au
+Capitole, lors du repas sacré qui s'y donne en l'honneur de Jupiter, que
+dans l'intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d'imiter
+les hommes en se couchant à table, faisaient acte d'impudicité et
+témoignaient par là qu'elles ne s'arrêtaient pas à cet oubli des
+convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre
+place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle _précieuse_
+ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d'ivoire, sans
+prétendre à la tenue grave et décente d'une matrone qui se fût assise et
+qui n'eût pas même osé s'appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi
+d'autres courtisanes, Bacchides et ses soeurs, occupant un seul lit à
+table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes
+différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l'un contre
+l'autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l'un avait la
+tête appuyée sur la poitrine de l'autre; tantôt étendus face à face,
+chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l'un de
+l'autre, qu'ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait
+ainsi l'amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à
+côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi,
+la femme ou l'adolescent était accroupi derrière l'homme qui occupait le
+devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en
+abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se
+déshonorait en acceptant le partage d'un lit de festin, prenait donc
+place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et
+cela se nommait _accumbere interior_, c'est-à-dire se coucher dans
+l'intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu'il
+fallait lire _inferior_, et que ce mot faisait allusion à la position
+inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête
+sur le sein de son amant (_in gremio amatoris_): «Celui qui tous les
+jours se parfume et s'ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement
+Scipion l'Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse
+efféminée de ses moeurs, celui qui se rase les sourcils, qui s'arrache
+les poils de la barbe, qui s'épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse,
+vêtu d'une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même
+lit que son corrupteur; celui qui n'aime pas seulement le vin, mais
+aussi les garçons, doutera-t-on qu'un pareil homme n'ait fait tout ce
+que les cinædes ont l'habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces
+paroles de Scipion l'Africain, nous apprend que la tunique à la
+syrienne, _chiridota_, dont les manches couvraient tout le bras et
+tombaient sur la main jusqu'au bout des doigts, était le vêtement
+ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient
+absolument tous les caractères de leur sexe.
+
+Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se
+représenter les épisodes multipliés d'une orgie qui durait une nuit
+entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y
+avait des intermèdes de plusieurs sortes: d'abord, les conversations
+provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la
+danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces
+intermèdes, tous les désordres que l'ivresse ou la luxure pouvait
+inventer. On était bientôt las des histrions (_mimi_), qui jouaient des
+pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des _aretalogues_
+(_aretalogi_), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n'écoutait
+plus qu'avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de
+Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les
+danseuses venaient ranimer l'attention des convives fatigués, en
+éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d'Asie ou
+d'Égypte, n'étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l'Inde
+la tradition de l'antique volupté; elles se présentaient nues, sinon
+couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme
+d'un voile diaphane; c'est ce que Pétrone appelait se vêtir d'air tissu
+(_induere ventum textilem_) et se montrer nue sous des nuages de lin
+(_prostare nudam in nebula linea_). Les baladins n'étaient pas vêtus
+plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d'huile
+odorante, tout chargés d'anneaux et de grelots dorés. Ces baladins
+représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des
+grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n'oubliaient jamais,
+dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles
+de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus
+indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu'ils
+complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (_micatio digitum_) à la
+manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui
+avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l'acte
+honteux (_turpitudo_), et quelquefois enflammés de luxure, excités par
+les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et
+se livraient d'impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes,
+qu'on voit sur les vases peints de l'Étrurie. Quant aux danseuses, elles
+exécutaient des danses qu'un Père de l'Église chrétienne, Arnobe, a
+décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait
+des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en
+dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins,
+donnait à ses _nates_ et à ses lombes un mouvement de rotation qui
+aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint
+pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins
+communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (_modo
+nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus
+conciliabant_).
+
+Martial nous a laissé une esquisse des comessations d'un libertin qu'il
+nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction
+classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard,
+est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions
+charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de
+Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summoenium et boire de
+sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu'il serait
+chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d'une robe verte, il
+est étendu sur le lit dont il s'est emparé le premier: il foule des
+coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les
+coudes, ses voisins de table. Dès qu'il est repu, un de ses gitons,
+averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des
+cure-dents de lentisque. S'il a chaud, une concubine, couchée
+nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l'aide d'un éventail
+vert, tandis qu'un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de
+myrte. Une masseuse (_tractatrix_) lui passe avec rapidité la main sur
+le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer
+ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter
+avec adresse l'émission des urines, dirige la mentule ivre de son
+maître, qui ne cesse de boire (_domini bibentis ebrium regit penem_).
+Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses
+pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d'oie,
+partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne
+des croupions de tourterelles à son camarade de lit (_concubino_). Et
+tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé
+de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des
+fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des
+essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille
+d'or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant
+enfin à ses libations multipliées, il s'endort. Quant à nous, nous
+restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu'il
+ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son
+festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres
+des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de
+Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de
+manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en
+torsades d'or et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir
+qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas,
+Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse..... Ces deux femmes ne
+font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame
+son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et
+de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte,
+Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu'elle
+tient étendus, et la culbute sur le lit (_pedesque Fortunatæ porrectos
+super lectum immisit_). Ah! ah! s'écrie-t-elle en sentant sa tunique
+glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans
+le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent
+encore.»
+
+Les comessations empruntaient, d'ailleurs, les caractères les plus
+variés à l'imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles
+reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis.
+Mais elles avaient toujours pour objet principal d'exciter au plus haut
+degré les sens des convives et de les entraîner à d'incroyables excès.
+Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation
+effrontée à l'acte de nature, et de quelque côté que les yeux se
+fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes.
+Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l'artiste
+avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le
+premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s'écrie le tendre
+Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison
+honnête, celui-là corrompit l'innocence des regards de la jeunesse et ne
+voulut pas qu'elle restât novice aux désordres qu'il lui apprenait
+ainsi: qu'il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux
+yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces
+peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de
+la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et
+l'aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d'or. Dans ces sujets
+consacrés, l'artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux
+et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes
+de l'amour s'étaient plu à décrire: c'était ordinairement le poëme
+infâme d'Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces
+épisodes mythologiques. L'ameublement de la salle et sa décoration se
+trouvaient souvent d'accord avec les peintures: des danses de satyres,
+des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour
+des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux
+prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de
+l'incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges
+avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par
+allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: _tuentibus hircis_.
+Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du
+souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante
+et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c'est un Amour
+chevauchant (_equitans_) sur un phallus énorme pourvu d'ailes ou de
+pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape;
+ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la
+génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des
+papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes,
+aux amphores, aux ustensiles de table, qu'ils soient en verre, en terre
+cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et
+ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de
+l'emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal
+nous montre un _comissator_ buvant dans un priape de verre (_vitreo
+bibit ille priapo_). C'est là ce que Pline appelle gravement: boire en
+commettant des obscénités, _bibere per obscenitates_. Le pain qu'on
+mangeait dans ces repas libidineux n'avait garde d'adopter une figure
+plus honnête que celle des vases à boire: les _coliphia_ et les _cunni
+siliginei_, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des
+convives, qui n'avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la
+fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l'hôte de la comessation en se
+servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que
+la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (_Sciatis Priapi
+genio pervigilium deberi._)
+
+On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à
+son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à
+l'heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait
+autant de coupes qu'il y avait de lettres dans le nom de la personne
+aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies
+épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas,
+quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu'il y a
+de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune
+d'elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux
+Galba, qui se chargeait d'égayer tous les soupers auxquels on
+l'invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il,
+avait de quoi enivrer tous les dieux de l'Olympe; en effet, il eût fallu
+boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori
+le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare:
+_Thesaurochrysonicochrysides_. On ne pourrait dire si ce fut dans le
+même souper, que Galba fit preuve d'une présence d'esprit et d'un
+cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort
+belle et de moeurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait
+placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les
+convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se
+rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour
+l'éveiller. Elle ne s'éveilla pourtant pas et se livra sans résistance.
+Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu'il fît semblant, et il laissait
+le champ libre à son Mécène, lorsqu'un esclave, se fiant à ce sommeil
+simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre:
+«Je ne dors pas pour tout le monde!» s'écrie le bouffon en arrachant
+l'oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte
+à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent
+les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la
+veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de
+fleurs qu'on déposait devant une statuette d'Hercule, de Priape ou de
+Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les
+circonstances où l'ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois
+d'un aiguillon et d'un préservatif: l'odeur des fleurs tempérait les
+fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les
+inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se
+couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des
+pesanteurs de tête. Il n'y avait donc pas d'orgie sans couronnes sur les
+têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la
+beauté et à l'abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du
+_comissator_. Le lendemain d'un souper, les courtisanes et les enfants
+_meritorii_, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries
+et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu'ils avaient bien fait leur
+devoir (_in signum paratæ Veneris_, dit un vieux commentateur d'Apulée).
+
+Enfin, ces comessations et les actes honteux qu'elles favorisaient, se
+plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines
+déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs
+attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d'une débauche
+d'imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus
+de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les
+lares du logis, tandis qu'un troisième esclave, tenant une patère de
+vin, fait le tour de la table en criant: _Soyez nos dieux propices_. Ces
+lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous
+silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes
+et qui y prenaient part à différents titres. C'était d'abord, et avant
+tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations
+joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté
+jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été
+formé du mot _comes_, compagnon, qui eut naturellement son verbe
+_comissari_, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine,
+qui s'en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les
+portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de
+s'enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente,
+que l'édile condamnait à l'amende et même au fouet, ne trouvait pas
+d'excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu'elle avait pris pour
+chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les
+dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l'Amour,
+fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le
+titre de _Deus copulationis_, était fils du Chaos et de la Terre, selon
+Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l'Éther,
+suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il
+régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et
+l'immortalité aux convives de l'Olympe, devait avoir quelque indulgence
+pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée
+la déesse (_præfecta_) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait
+pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule
+aidaient Isis dans la protection qu'elle octroyait aux amants. C'était
+Vénus _Volupia_, _Pandemos_ et _Lubentia_; c'était Hercule _Bibax_,
+_Buphagus_, _Pamphagus_, _Rusticus_; c'était Priape, le dieu de
+Lampsaque, _Pantheus_, l'âme de l'univers.
+
+A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du
+paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y
+avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n'avaient pas de temple au
+soleil et qui n'eussent pas osé figurer ailleurs que sur l'autel des
+lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive
+qu'à une boutade d'ivrogne, à une fantaisie d'amant. Quant à leur
+figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant,
+qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de
+ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il
+faudrait d'immenses recherches archéologiques pour recomposer la
+théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s'offre à nous,
+c'est Conisalus d'origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant
+à la sueur (+Konisalos+) que provoquent les luttes amoureuses. On le
+représentait sous la forme d'un phallus monté sur des pieds de bouc et
+ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l'on
+s'adressait dans les entreprises difficiles, n'était qu'un petit bout
+d'homme qui portait un _penis_ aussi haut que son bonnet, et qui avait
+l'air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens
+des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le
+premier, dont le nom dérivait de _pilum_, pilon, suivant saint Augustin,
+personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom
+et la figure d'un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs
+d'arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna
+et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes,
+n'étaient pas indifférentes dans les mystères de l'amour: Intercidona
+tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca,
+déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains
+pour qu'on lui accordât les honneurs d'une chapelle à Rome; mais elle
+était adorée surtout dans l'intérieur du ménage, et c'était devant sa
+statue que se terminaient les querelles d'époux et d'amants, sans qu'ils
+eussent besoin d'aller sur le mont Palatin chercher la protection de
+cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure
+allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la
+demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux
+mignons. On croit qu'il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une
+petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d'une cape
+à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape
+mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse
+Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait
+les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher
+que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses
+Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du foetus dans le
+ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s'intéressait à quiconque
+était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine
+le lit et tout ce qu'il comprenait; une foule d'autres dieux et déesses
+recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux
+croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de
+Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche;
+et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d'un
+voile discret tout ce qui devait n'être pas vu par des profanes. Enfin,
+s'il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois
+naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus:
+«_Quum mas et foemina conjunguntur_, dit Flavius Blondus dans son livre
+de _Rome triomphante_, _adhibetur deus Jugatinus_.» Saint Augustin, dans
+sa _Cité de Dieu_, restreint les attributions de Jugatinus à
+l'assistance des époux dans l'oeuvre du mariage.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+ SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
+ peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
+ des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
+ présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
+ réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
+ chambre_. --Périphrase décente que les Romains employaient pour le
+ désigner. --Signe adopté pour demander l'urinal dans les comessations.
+ --Présages que les Romains tiraient du son que rendait l'urine en
+ tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_, usage
+ respectif de chacun de ces vases urinatoires. --Double sens obscène du
+ mot _pot de chambre_. --Étymologie de _matula_. --Périphrases honnêtes
+ employées par Sénèque pour désigner l'urine. --Sens figuré et obscène
+ que prenait le mot _urina_. --Présages urinatoires dans les
+ comessations. --Hercule _Urinator_. --Présages des ructations. --Rots
+ de bon et de mauvais augure. --_Crepitus_, dieu des vents malhonnêtes.
+ --Esclave chargé d'interpréter les rots des convives. --Le petit dieu
+ Pet. --Son origine égyptienne. --Honneurs décernés par les Romains au
+ dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule. --Présages tirés du son du pet.
+ --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
+ langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --L'oiseau de
+ Jupiter Conservateur. --Le démon de Socrate. --Jupiter et Cybèle,
+ dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux éternuments
+ dans les affaires d'amour. --Acmé et Septimius. --Les tintements
+ d'oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages
+ malheureux. --La droite et la gauche du corps. --Présages résultant de
+ l'inspection des parties honteuses. --Présages tirés des bruits
+ extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus adversus_ et _lectus
+ genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le pétillement de lampe.
+ --Habileté des courtisanes à expliquer les présages. --Présages
+ divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou malheureux, propres
+ aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.
+ --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. --Superstitions
+ singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence de plaisir que
+ s'imposaient les matrones en l'honneur des solennités religieuses.
+ --Privations du même genre que s'imposaient les débauchés et les
+ courtisanes. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé par les
+ Romains pour constater la virginité des filles. --Offrande à la
+ Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette
+ occasion. --Offrande des linges maculés et des noix. --La noix,
+ allégorie du mariage.
+
+
+Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et,
+chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui,
+par goût, par habitude ou par profession, s'amollissaient le corps et
+l'âme dans les arts de la débauche (_stupri artes_) et dans tous les
+égarements des moeurs. On comprend que la crainte des dieux et la
+préoccupation de l'avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces
+libertins, dont la conscience ne s'éveillait que de loin en loin et
+comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui
+trafiquaient honteusement d'eux-mêmes, et qui attendaient de cet
+horrible trafic un lucre quotidien, s'inquiétaient de savoir si le jour
+ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque
+chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir
+dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se
+forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se
+créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner
+satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette
+continuelle observation des présages, cette constante recherche des
+moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique
+pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu'on peut nommer
+le monde de l'amour, à Rome, n'avait qu'une religion, la superstition la
+plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde
+de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des
+caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne
+rapportait pas à l'amour et au libertinage les auspices, les horoscopes,
+les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants
+jusqu'aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages
+comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et
+subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de
+leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande
+affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces
+prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et
+l'appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses
+règles et ses principes; on le nommait _clédonistique_
+(_cledonistica_), et, dans cette science, pleine de nuances
+imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé
+que tous les autres.
+
+C'était fâcheux présage que de prononcer ou d'entendre des paroles
+obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions
+de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu'on retrouverait
+dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est
+mauvais.» On n'avait donc garde d'être scrupuleux sur les actes; mais on
+évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas,
+on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la _Servante_
+(_Casina_): «Proférer des discours obscènes, c'est porter malheur à
+celui qui les écoute.» (_Obscenare, omen alicui vituperare_). Lucius
+Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d'_OEnomaüs_: «Allez sur le
+champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les
+citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par
+d'heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène
+(_ore obscena segregent_).» Il est donc bien certain que les plus viles
+_pierreuses_, que les plus infâmes _mascarpiones_, que les plus
+effrontés libertins s'abstenaient des obscénités orales; mais ils se
+dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d'éloquence, et
+qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle
+horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu'on ne
+prononçait jamais le mot _urinal_ ou _pot de chambre_ (_vas urinarium_),
+et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour
+parler de l'urine (_urina_), qui ose pourtant se glisser dans les
+épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait
+un rôle obligé, les convives, qui s'en servaient à table et sous les
+yeux de tous, le demandaient à l'esclave par un claquement de doigts
+(_digiti crepitantis signa_). Quelquefois, on faisait craquer un doigt,
+dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne
+voulait pas attirer l'attention des voisins, et que l'esclave pouvait
+voir ce signe, qui ne produisait qu'un très-léger bruit. Puis, en
+satisfaisant ce besoin naturel (_urinam solvere_, dit Pline), on prenait
+garde de donner un présage par le bruit de l'urine frappant les parois
+du vase: ce présage, suivant le son, qu'elle rendait en tombant, pouvait
+être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec
+mépris un riche gourmand qui se réjouit d'entendre résonner le vase d'or
+sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer
+souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se
+nommait _matula_, _matella_ et _scaphium_. Ce dernier était surtout
+destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs
+amants: on n'est pas d'accord sur la forme du _scaphium_, qui fut sans
+doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la _matula_, c'était un
+énorme bassin de métal, sur l'orifice duquel on pouvait s'asseoir et qui
+tenait lieu de garde-robe. La _matella_, au contraire, ne servait qu'à
+des usages portatifs, et n'offrait qu'une médiocre capacité, qu'un bon
+buveur (_compotator_) remplissait plusieurs fois dans le cours d'un
+souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois
+sortes de vases, lorsqu'ils disent pour toute définition: «Le vase dans
+lequel nous nous soulageons la vessie, s'appelle tantôt _matella_ et
+tantôt _scaphium_.» Le nom de ce vase s'employait au figuré, avec un
+sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues
+modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand
+il dit dans sa _Mostellaria_: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le
+pot, je me servirai de toi (_tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi
+matulam datis_).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré
+le mot _matula_ dans le sens de _stupide_, parce que le pot de chambre
+reçoit tout et se plaint à peine: _Numquam ego tam esse matulam credidi_
+(«Je n'ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire
+littéralement avec l'esprit de notre langue). Pour ce qui est de
+l'étymologie de _matula_, il faudrait sans doute la chercher dans
+_mentula_. L'urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes
+(_aqua immunda_, _humor obscenus_), était aussi matière à présages,
+selon qu'elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par
+saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce
+_liquide obscène_, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l'heureux
+accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot _urina_ prenait un
+nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui
+donner ce sens, lorsqu'il dit qu'à la vue des danses lascives de
+l'Espagne, la volupté s'insinue par les yeux et les oreilles, et met en
+ébullition l'urine que renferme la vessie: _Et mox auribus atque oculis
+concepta urina movetur_.
+
+Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations,
+où retentissait à chaque instant le claquement d'un doigt impatient, et
+où l'on apportait parfois sur la table une statuette d'Hercule
+_urinator_, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On
+n'attachait pas moins d'importance aux présages des ructations, que nous
+nommons des _rots_ dans la langue triviale où cette incongruité a été
+reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme
+nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives
+applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et
+déranger un repas. Nous serions en peine aujourd'hui de définir quels
+étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le
+_ructus_ ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n'imposait
+nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d'un orage
+de l'estomac, puisqu'on avait divinisé, sous le nom de _crepitus_, ces
+vapeurs, ces vents intérieurs, qui s'échappaient avec éclat par la
+bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne
+rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les
+plaintes du ventre et de l'estomac ne doivent pas être comprimées
+(_stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere_). Les
+anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils
+jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des
+augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne
+pas s'enfuir à ce vers d'une comédie de Plaute: _Quid lubet? Pergin'
+ructare in os mihi?_ «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la
+bouche!» L'interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble
+très-doux, ainsi et toujours.» (_Suavis ructus mihi est, sic et sine
+modo._) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de
+boisson, se renvoyaient de l'un à l'autre les rots, et un esclave se
+trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque _ructator_ savait
+à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s'il n'aurait
+pas quelques contrariétés dans ses affaires d'amour: «Il y a là sans
+cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si
+l'amphitryon a bien roté (_si bene ructavit_), s'il a pissé droit (_si
+rectum minxit_), si le bassin d'or a résonné en recevant son offrande.»
+
+On attachait bien d'autres présages, généralement propices, à l'émission
+des _flatus_ qui se révélaient à l'ouïe ou à l'odorat; non-seulement on
+était plein d'indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou
+l'odeur trahissait d'ordinaire, mais encore on s'applaudissait
+mutuellement de n'avoir pas mis d'obstacle aux volontés de la nature et
+de ce dieu omnipotent qu'on appelait _Gaster_. Chaque fois qu'un
+_crepitus_ se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le
+midi ou l'auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient
+mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n'était que
+dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l'on devait imposer
+silence à son derrière et tenir closes les outres de l'Éole indécent.
+Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence
+absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des
+servantes, disait Caton, si quelqu'un d'entre eux a peté sous sa
+tunique, il ne me fait aucun tort; s'il arrive qu'un esclave ou une
+servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu'on ne fait pas
+en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans
+toutes les comessations sous la figure d'un enfant accroupi, qui se
+presse les flancs et qui paraît être dans l'exercice de ses fonctions
+divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble,
+avaient grand besoin de l'invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément
+d'Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités»
+(_Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent_); mais, suivant un
+commentateur, il s'agirait plutôt ici des murmures d'intestins, que
+l'on nomme _borborygmes_ dans le langage technique. Saint Jérôme est
+plus explicite, en disant qu'il ne parlera pas du pet, qui est un culte
+chez les Égyptiens (_taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca
+religio est_). Saint Césaire, dans ses _Dialogues_, ajoute même que ce
+culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient:
+_Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine
+furore quodam inter deos retulerunt_. Enfin, Minutius Félix ne veut
+certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent
+moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps
+(_crepitus per pudenda corporis emissos_). Tout Égyptien qu'il fût, le
+dieu Pet s'était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une
+place honorable sur l'autel des dieux lares. Ils lui avaient même
+décerné les honneurs d'une chapelle, hors des murs, près de la source
+d'Égérie; mais ils l'adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et
+sous la forme d'un petit monstre malin, représenté dans la posture qui
+convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le
+son du pet (_peditum_, comme l'appelle Catulle) plutôt que dans son
+odeur; car la clédonistique s'attachait de préférence aux bruits. Il
+paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de
+liberté, et qu'elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur
+cru; car Apulée parle d'une figue dont les femmes s'abstenaient, parce
+qu'elle cause des flatuosités (_quia pedita excitat_). Les femmes
+évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur
+ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du
+plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par
+aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait
+un enfant mâle, l'odeur, une fille. Telle est probablement l'énigme de
+cette qualification malhonnête qu'on applique aux filles dans le langage
+populaire, où on les traite de _vesses_. Au reste, la vesse (_visium_)
+n'était jamais prise en aussi bonne part que le pet (_crepitus_) chez
+les Romains. «Le mot _divisio_ est honnête, dit Cicéron; mais il devient
+obscène dès qu'on réplique: _intercapedo_.» Ces présages, dont la foi la
+plus candide n'excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne
+directe; car Aristophane nous montre dans ses _Chevaliers_ un personnage
+que tire de sa rêverie l'incongruité d'un impudique, et qui remercie les
+dieux d'un si heureux présage.
+
+Il y avait encore d'autres bruits humains, qui se prêtaient aux
+capricieuses interprétations de la clédonistique: l'éternument, par
+exemple, était compris de bien des manières, selon qu'il se présentait
+retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer
+le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c'étaient trois
+significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C'était bien
+plus significatif encore, si l'éternument arrivait tout à coup au
+milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une
+bienveillante protection à l'égard du sternutateur qui avait eu soin de
+se tourner à droite pour éternuer. L'éternument, dans un repas, mettait
+en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui
+que le dieu avait visité; car, d'après une antique croyance qui reparaît
+sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au
+passage invisible d'un dieu tutélaire: on l'avait surnommé l'oiseau de
+Jupiter conservateur; Socrate disait que c'était un démon, et il se
+vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier.
+L'éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et
+elles le craignaient, d'ailleurs, au point de recourir, lorsqu'elles y
+étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de
+suite ou en nombre impair, c'était le meilleur des présages. «Les dieux
+fassent que j'éternue sept fois, disait Opimius, avant d'entrer dans la
+couche de ma déesse!» On expliquait toujours l'éternument par des causes
+surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits
+animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de
+l'éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front
+de Jupiter, avait d'abord voulu se faire jour à la faveur d'un
+éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l'univers naissant.
+La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques,
+supposait que Vénus n'avait jamais éternué de peur de se faire des
+rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l'on
+regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le
+plus de bruit possible. Ces éternuments n'étaient pas chose indifférente
+en amour, et on leur attribuait une foule d'heureux pronostics. Lorsque
+Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l'un de l'autre, se
+jurant un éternel amour: «Ne servons qu'un dieu, s'écrie Acmé en délire,
+s'il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que
+le tien!» Et le poëte ajoute: «L'Amour, qui avait jusque-là éternué à
+gauche, marque son approbation en éternuant à droite (_Amor, sinistram
+ut ante, dextram sternuit approbationem_).» Properce ne peut mieux
+rendre les bienfaits d'un pareil éternument, qu'en supposant que
+l'Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le
+berceau de cette belle:
+
+ Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus,
+ Candidus argutum sternuit omen Amor.
+
+On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d'oreilles, des
+tressaillements subits du corps (_sallisationes_) et des mouvements
+incohérents d'un membre. Ces présages, du moins généralement, n'étaient
+pas heureux; on les regardait comme les indices d'une infidélité ou de
+tout autre délit qui outrageait l'amour. Pline n'était pas si crédule
+que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements
+d'oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La
+jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les
+oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en
+péril. C'était aussi quelquefois un symptôme de l'amour qui se parlait
+et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle:
+
+ Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris
+ Nescio quem dicis nunc meminisse mei?
+
+On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique.
+Il suffisait d'un tintement d'oreilles pour troubler le tête-à-tête des
+amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à
+la passion la plus vive. Le tintement d'oreilles invitait à la défiance
+et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en
+était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les
+membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de
+tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins
+défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l'avait
+éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane
+grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de
+l'économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu'ils affectaient la
+partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout
+ce qui s'opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien
+étranges présages que signalait l'inspection des parties honteuses et
+que l'on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces
+présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les
+laisser sous le voile du latin: _Mentula torta, bonum omen; infaustum,
+si pendula_, etc.
+
+Outre les bruits du corps humain, on s'intéressait à tous les bruits
+extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient
+de diverses natures, en raison des personnes qui s'en préoccupaient.
+Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels
+attachaient le plus d'importance, c'était, ce devait être le craquement
+du lit (_argutatio lecti_). Il y avait dans les murmures si variés de ce
+meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait
+là un langage mystérieux, plein de présages et d'oracles amoureux.
+Catulle ne peint pas les transports d'une courtisane en délire
+(_febriculosi scorti_), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et
+qui se déplace (_tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque_).
+Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à
+un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une
+menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait
+un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus
+tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements
+du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se
+taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l'avenir
+et suspecter l'amour. La place qu'occupait le lit n'était pas non plus
+indifférente. On le nommait _lectus adversus_, quand on le dressait
+devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités
+malfaisantes. On le nommait _lectus genialis_, quand on le consacrait au
+Génie (_Genius_), père de la Volupté. Ce Génie, c'était lui qui donnait
+une âme et une voix à l'ivoire, à l'ébène, au cèdre, à l'argent, qui
+composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil
+complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d'un mari,
+en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t'ai
+réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J'en prends
+à témoin et le lit où s'est faite la réconciliation, et toi-même aux
+oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents
+entrecoupés de la dame.» (_Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti
+sonus et dominæ vox..._) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en
+mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures
+employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive
+et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable
+augure, et les amants n'avaient rien à craindre, lorsque la flamme
+jetait tout à coup une clarté plus vive en s'élevant plus haut. Ovide,
+dans ses _Héroïdes_, dit que la lumière éternue (_sternuit et lumen_),
+et que cet éternument promet tout le bonheur, qu'on peut souhaiter en
+amour.
+
+Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui
+devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu'elles ne
+donnaient pas à l'amour, elles le passaient à interroger les sorts et
+les augures; l'amour était, d'ailleurs, le but unique de leurs
+inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne
+leur fournissait pas des auspices naturels qu'elles pussent interpréter
+dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de
+prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets
+par certains bruits qu'elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer
+des feuilles d'arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient
+le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents;
+ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme
+ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à
+toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la
+main gauche des pétales de roses, qu'elles avaient façonnées, de l'autre
+main, en forme de bulle; d'autres fois, elles comptaient les feuilles
+d'une tige de pavot ou les rayons de la corolle d'une marguerite; enfin,
+elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de
+Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de
+l'amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le coeur
+des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient
+également sensibles aux présages qui s'adressaient à tout le monde. Une
+mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un
+faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la
+promenade, s'empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le
+jour et s'abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se
+levant le matin, elle s'était choquée au bois de son châlit, elle se
+recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les _amasii_ et
+les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout
+autre, à l'observation des présages qui s'offraient sur leur chemin, au
+vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l'air, aux formes des nuages,
+à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé;
+mais, en outre, elles s'attachaient à certains présages qui n'avaient de
+valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau,
+une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se
+trouvaient pas sans raison sur le passage d'une personne, qui ne rêvait
+qu'amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès.
+L'empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le
+fronton d'un temple de Junon deux passereaux qui s'ébattaient: il eut la
+patience de compter leurs cris et leurs coups d'ailes; puis, il ordonna
+qu'on lui amenât cent filles sarmates qui n'eussent jamais connu
+d'homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses
+oeuvres. Lorsqu'un coupable zélateur de la débauche masculine entendait
+crier une oie, il se sentait rempli d'ardeur et de force; si une femme
+d'amour (_amasia_) voyait une tortue, en se promenant dans les champs,
+elle faisait voeu de céder au premier homme qui lui demanderait d'adorer
+Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un
+chien, pour être assuré d'avance que tout réussirait au gré de vos
+désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c'était
+sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous
+étiez proposée et qui n'eût tourné qu'à votre confusion.
+
+Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient
+exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque
+et bizarre, n'observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir,
+que les matrones s'imposaient en l'honneur de plusieurs solennités
+religieuses; mais elles ne s'épargnaient pas des privations du même
+genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne
+se fussent point avisées d'avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane
+qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (_recutitus_),
+se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui
+voulait obtenir d'un garçon ou d'une fille la faveur de l'une ou l'autre
+Vénus, n'avait qu'à formuler sa requête sous forme de voeu adressé à la
+déesse, et il avait plus de chances d'être exaucé. «O ma souveraine, ô
+Vénus! s'écrie un personnage du roman d'Athénée, tandis qu'il partageait
+la couche d'un bel adolescent; si j'obtiens de cet enfant ce que j'en
+désire, et cela sans qu'il le sente, demain je lui ferai présent d'une
+paire de tourterelles.» L'adolescent fit semblant de ronfler, et le
+lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n'était pas seulement
+en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile
+et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la
+première fleur des vierges, et c'était là le commerce lucratif des
+lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l'âge de
+sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d'une
+marchandise si fragile et si rare. L'acheteur demandait souvent des
+preuves, qu'on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition
+n'avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les
+mariages du peuple pour authentiquer l'état d'une vierge. Voici comment
+la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour
+_intacta_, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l'être, on
+lui mesurait le col avec un fil que l'on conservait précieusement
+jusqu'au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si
+le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil
+l'entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la
+virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne
+pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l'attribuer;
+mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus
+incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le
+fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C'est à
+ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son
+épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au
+point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l'épouse avec le fil de
+la veille.»
+
+ Non illam nutrix orienti luce revisens,
+ Hesterno collum poterit circumdare collo.
+
+Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la
+complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge
+devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale,
+bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux
+fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi _Virginensis Dea_, les autres
+témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges
+de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés
+des jeunes filles!» s'écrie Arnobe, avec une indignation que partage
+saint Augustin dans la _Cité de Dieu_. Cette Fortune Virginale n'était
+autre que Vénus, à qui l'on offrait aussi des noix, pour rappeler que,
+durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s'accomplissait
+au bruit des _nuces_, que les enfants répandaient à grand bruit sur le
+seuil de la chambre des époux, afin d'étouffer les cris de la virginité
+expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (_Concubine,
+nuces da_), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius.
+«Mari, n'épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques:
+_Sparge, marite, nuces!_ Aux yeux des Romains, pour qui tout était
+allégorie, la noix représentait l'énigme du mariage, la noix, dont il
+faut briser la coquille avant de savoir ce qu'elle renferme.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+ SOMMAIRE. --Les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens ni de
+ panégyristes comme celles de la Grèce. --Pourquoi. --Les poëtes
+ commensaux et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est
+ dans les poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des
+ courtisanes romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur
+ vieillesse misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace
+ pour les galanteries matronales. --Cupiennus. --Serment de Salluste.
+ --Marsæus et la danseuse Origo. --Philosophie épicurienne d'Horace.
+ --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des matrones. --Comparaison
+ qu'il fait de cet amour avec celui des courtisanes. --Nééra, première
+ maîtresse d'Horace. --Serment de Nééra. --Son infidélité. --Bon
+ souvenir qu'Horace conserva de son premier amour. --Origo, Lycoris et
+ Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
+ --Liaison d'Horace avec une vieille matrone qu'il abandonna pour
+ Inachia. --Horribles épigrammes qu'il fit contre cette vieille
+ débauchée. --On ne sait rien d'Inachia. --La _bonne_ Cinara.
+ --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
+ publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
+ Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --Bathylle. --Lysiscus.
+ --Amour d'Horace pour la courtisane étrangère Lycé. --Ode à Lycé.
+ --Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle. --Pyrrha.
+ --Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode
+ d'adieu à cette courtisane. --Lalagé. --Partage que fait Horace de
+ cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus. --Barine. --Tyndaris et
+ sa mère. --Déclaration d'amour que fait Horace à Tyndaris. --La mère
+ de Tyndaris, amie de Gratidie, s'oppose à la liaison de sa fille avec
+ Horace. --Amende honorable d'Horace en faveur de Gratidie, pour
+ obtenir les faveurs de Tyndaris. --Tyndaris se laisse toucher et
+ réconcilie Horace avec Gratidie. --Lydie. --Cette courtisane trompe
+ Horace pour Télèphe. --Ode d'Horace à Lydie sur son infidélité.
+ --Myrtale. --Lydie quitte Télèphe pour Calaïs. --Réconciliation
+ d'Horace et de Lydie. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A
+ quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté
+ de cette esclave. --Ode à Xanthias. --Phyllis, affranchie par
+ Xanthias, prend Télèphe pour amant. --Horace succède à Télèphe. --Ode
+ à Phyllis. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses
+ faveurs à Horace. --Amour passionné d'Horace pour cette courtisane.
+ --Ode d'Horace à Télèphe devenu son ami. --Horace, à l'instigation de
+ Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes
+ maîtresses. --Publication que fait Horace de ses odes. --Glycère
+ congédie Horace. --Tentative d'Horace pour se rapprocher de Chloé et
+ faire oublier à cette courtisane Gygès son amant. --Dédains de Chloé
+ pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale. --Adieux
+ d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d'Horace.
+ --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.
+
+
+Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les
+délices des voluptueux de Rome, n'ont pas eu d'historien ni de
+panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l'ascendant
+politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de
+culte d'enthousiasme et d'admiration. Les Romains, nous l'avons déjà
+dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que
+les Grecs du siècle de Périclès et d'Aspasie; ce qu'ils demandaient aux
+femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue,
+ce n'était pas une conversation brillante, solide, profonde,
+spirituelle, un écho des leçons de l'académie d'Athènes, une
+réminiscence de l'âge d'or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils
+n'appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient
+seulement, au rang des auxiliaires de l'amour physique, la bonne chère,
+les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils
+n'accordaient, d'ailleurs, aucune influence hors du _triclinium_ et du
+_cubile_ (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires
+de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n'était
+donc jamais publique, et tout ce qu'elle avait d'intime transpirait à
+peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société,
+tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui
+auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des
+courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais
+ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si
+chacun d'eux consentait à chanter la maîtresse qu'il avait prise, en la
+réhabilitant, pour ainsi dire, par l'amour, aucun, du moins parmi les
+auteurs qui se respectaient, aucun n'eût osé se faire le poëte des
+courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de
+faire le portrait de ces _précieuses_ et _fameuses_, eussent rougi de
+s'intituler, à l'instar de certains artistes de la Grèce, _peintres de
+courtisanes_. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l'histoire
+et à l'usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés
+sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on
+peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n'émanaient
+pas de plumes distinguées et qu'ils doivent avoir été détruits avec les
+_molles libri_ et tous ces écrits obscènes que le paganisme n'essaya pas
+de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique.
+
+Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps,
+les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort
+empressés de leur accorder en particulier les hommages qu'ils auraient
+eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux
+celle qui en était l'objet: ce n'était plus dès lors une femme perdue,
+notée d'infamie par les lois et stigmatisée du nom de _meretrix_;
+c'était une femme aimée et, comme telle, digne d'égards et de soins
+délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait
+parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l'amour qu'elle
+avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule
+réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi,
+dit M. Walkenaer dans son _Histoire d'Horace_, que nous ne nous
+lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources
+originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles
+destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient
+pour cette profession, elles n'étaient pas moins susceptibles d'un
+véritable amour.» C'est donc dans les recueils des poëtes classiques,
+c'est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu'il
+faut retrouver les éléments de l'histoire de ces coryphées de la
+Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous
+fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un
+inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent
+les honneurs de la vogue depuis l'élévation d'Auguste à l'empire
+jusqu'au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.--100 ans après J.-C.) Ces
+courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques,
+appartenaient la plupart à la classe des _famosæ_ où leur esprit, leur
+beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en
+vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des
+mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls,
+des préteurs, des généraux d'armée s'asseoir à leur table et se disputer
+des faveurs qu'ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été
+entourées de clients, d'esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir
+habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre,
+l'or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel
+abandon, à une telle misère, qu'on les retrouvait le soir, couvertes
+d'un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du
+Summoenium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur
+main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des
+courtisanes n'excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs,
+et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur,
+comme nous l'apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l'opprobre
+de la Prostitution, une des maîtresses qu'il avait chantées au milieu
+des splendeurs de la vie galante.
+
+Nous passerons d'abord en revue les amours d'Horace, pour connaître les
+grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque
+dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans
+lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia
+contre les adultères n'existait pas encore; mais la jurisprudence
+romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait
+pas moins des armes terribles dans les mains d'un mari trompé, ou d'un
+père, ou d'un frère, outragés par la conduite dissolue d'une fille ou
+d'une soeur. Horace savait qu'on n'était pas impunément amoureux d'une
+matrone, et qu'un amant surpris en adultère courait risque d'être puni
+sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de
+couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît
+son caractère d'homme et fût privé des attributs de la virilité, soit
+enfin qu'il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la
+satire 2e du livre I, à l'occasion de Cupiennius, qui était fort curieux
+de l'amour des matrones (_mirator cunni Cupiennius albi_), énumère les
+victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement
+interrompu (_multo corrupta dolore voluptas_): «L'un s'est précipité du
+haut d'un toit, l'autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant,
+est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec
+ses écus; tel autre a été souillé de l'urine de vils esclaves; bien
+plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d'un de ces
+paillards (_quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem
+demeteret ferrum_).» Horace répète donc le serment que faisait souvent
+Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (_matronam nullam ego
+tango_);» mais il n'imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait
+pour des affranchies; il n'imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa
+son patrimoine et vendit jusqu'à sa maison pour entretenir une danseuse
+nommée Origo: «Je n'ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait
+Marsæus à Horace. --Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire
+aux baladines, aux prostituées (_meretricibus_) qui ruinent la
+réputation encore plus que la bourse.»
+
+Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les
+courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et
+sa santé. Il conservait l'usage de sa raison dans tous les déréglements
+de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas
+se livrer à la merci d'une femme, en fût-il passionnément épris. Dans
+ses passions les plus vives, partisan qu'il était de la philosophie
+épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il
+évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un
+ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les
+moeurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la
+nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il
+la partageait d'ordinaire entre plusieurs amies qui étaient
+successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à
+examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la
+dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille
+possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s'en repentir,
+disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de
+pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à
+gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez,
+Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n'a pas d'ailleurs la
+cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre
+mieux chez une courtisane (_atque etiam melius persæpe togatæ est_).
+Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n'est point fardée: tout ce
+qu'elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu'elle a de beau,
+elle ne s'en vante point, elle l'étale; elle avoue d'avance ce qu'elle
+cache de défectueux. C'est l'usage des cochers qui achètent des chevaux,
+de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le
+visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n'est chez Catia, est
+caché jusqu'à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu
+qu'environnent tant de retranchements (et c'est là ce qui vous rend
+fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière,
+coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu'aux talons, et ce
+manteau qui l'enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne
+laissent point approcher du but.»
+
+Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses
+habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane
+qui se livre elle-même avant qu'on l'attaque: «Avec elle, dit-il, rien
+n'est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue;
+vous pouvez presque la mesurer de l'oeil dans ses parties les plus
+secrètes; elle n'a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble?
+Aimeriez-vous mieux qu'on vous tendît un piége et qu'on vous arrachât le
+prix de la marchandise, avant de vous l'avoir montrée?» Puis, Horace
+avoue qu'il n'a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses
+veines (_tument tibi quum inguina_), et qu'il s'adresse alors à la
+première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide:
+«J'aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (_namque
+parabilem amo Venerem facilemque_). Celle qui nous dit: «Tout à
+l'heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit
+sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il
+prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point
+attendre lorsqu'on lui ordonne de venir. Qu'elle soit belle, bien faite,
+soignée, mais non pas jusqu'à vouloir paraître plus blanche ou plus
+grande que la nature ne l'a faite. Celle-là, quand mon flanc droit
+presse son flanc gauche, c'est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le
+nom qu'il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l'amour (_dum
+futuo_), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en
+éclats, que le chien aboie, que la maison s'ébranle du haut en bas, que
+la femme toute pâle saute hors du lit, qu'elle s'accuse d'être bien
+malheureuse, qu'elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que
+moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut
+fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus,
+à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m'en
+rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le
+plaisir plutôt que l'amour.
+
+Sa première maîtresse, celle du moins qu'il célébra la première dans ses
+poésies, se nommait Nééra. Il l'aimait, ou plutôt il l'entretint pendant
+plus d'une année, sous le consulat de Plancus, l'an de Rome 714. Il
+avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s'était pas encore fait
+un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher
+les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n'avait pas la vogue
+qu'elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça
+dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut
+le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l'agneau; tant qu'Orion, la
+terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant
+que le zéphyr caressera la longue chevelure d'Apollon, je te rendrai
+amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua
+ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait
+cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec
+elle, en se disant: «Oui, s'il y a quelque chose d'un homme dans Flaccus
+(_si quid in Flacco viri est_), je chercherai un amour qui réponde au
+mien!» Il se détacha donc de l'infidèle Néère, et il prédit à son
+heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de
+nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et
+fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis
+dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies
+l'amitié de Mécène et les bienfaits d'Auguste, il se souvint de Néère,
+et il l'envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu'il
+donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le
+retour de l'empereur après la guerre d'Espagne, apporte-nous des
+parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des
+Marses, s'il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la
+chanteuse Néère, qu'elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de
+myrrhe. Si son maudit portier tarde à t'ouvrir la porte, reviens sans
+elle. L'âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère
+redoutaient peu les querelles et les luttes; j'aurais été moins patient
+dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé
+Néère plus qu'il n'aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger
+d'elle, en lui montrant ce qu'elle avait perdu par son infidélité.
+
+«A l'époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans
+l'Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes
+renommées parmi toutes celles de leur profession; c'étaient Origo,
+Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous
+en apprennent pas davantage à l'égard de ces trois _famosæ_, qu'ils se
+contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports
+particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit
+à la pauvreté l'opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette
+courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par
+ses débauches et par l'affectation qu'elle mettait à relever indécemment
+le bas de sa robe, lorsqu'elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette
+Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les
+courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus
+Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à
+coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait
+de l'ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à
+Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (_Valerio ac siculo
+colono_); d'autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu'un seul
+complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à
+confirmer les idées d'Horace sur la préférence qu'il accordait à l'amour
+des courtisanes. Il ne dérogea qu'une seule fois à ses principes, et il
+se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une
+famille illustre, et qui l'avait charmé par de faux airs de philosophe
+et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne
+à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps
+aux exigences amoureuses qu'il ne se sentait pas le courage de
+satisfaire. Il s'était d'ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée
+Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale.
+Celle-ci s'irrita de se voir négligée d'abord, bientôt délaissée, puis
+détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d'Horace, en
+chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à
+laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l'odieuse libertine qui
+le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu'il avait
+faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt
+par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans
+la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les
+dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux
+anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d'une vache qui a la
+diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux
+mamelles d'une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses
+grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes
+désirs!... Mais qu'il te suffise d'être opulente; qu'on porte à tes
+funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu'il n'y ait pas une
+femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes...
+Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins
+de soie, crois-tu que c'est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes
+nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours
+(_fascinum_)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (_ut superbe
+provoces ab inguine_); il faut que ta bouche me vienne en aide (_ore ad
+laborandum est tibi_).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau
+encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne
+d'être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m'envoies-tu des
+présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont
+l'odorat n'est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc
+immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j'ai le nez plus fin que
+celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et
+quels miasmes infects s'exhalent de tous ses membres flétris,
+lorsqu'elle s'efforce d'assouvir une fureur insatiable que trahit son
+amant épuisé (_pene soluto_), lorsque sa face est dégoûtante de craie
+humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque,
+dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines
+de son lit!» Il n'en fallut pas moins, pour qu'Horace se délivrât des
+jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (_mulier nigris
+dignissima barris_).
+
+Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu'Horace
+proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (_Inachiam ter
+nocte potes!_ s'écriait avec envie l'indigne rivale d'Inachia); mais,
+presque dans le même temps, Horace s'était lié avec une autre courtisane
+qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait
+gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la
+_bonne_ Cinara. Ce n'était pas le moyen de la garder longtemps, et
+bientôt Cinara se mit en quête d'un amant plus prodigue. Elle n'eut pas
+de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l'oublier qu'en
+se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut
+la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès
+d'elle pendant les douleurs de l'enfantement, lui conseilla de faire un
+voeu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse
+compatissante, Cinara fut délivrée. Ce voeu, fait à Junon, semble
+motiver l'opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en
+couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui
+succédèrent à celui qu'il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne
+Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d'Horace, à ses
+plus douces illusions; Cinara l'avait aimé pour lui-même, sans intérêt
+et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j'étais sous le règne de la
+bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine.
+Gratidie, qui remplaça Cinara, n'était pas faite pour la condamner à
+l'oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les
+années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé
+de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins
+changeante. Gratidie était parfumeuse et _saga_, ou magicienne: elle
+vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs
+d'Horace ont prétendu qu'elle avait essayé le pouvoir de ses
+aphrodisiaques sur cet amant, qu'elle croyait par là s'attacher
+davantage et d'une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire,
+ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de
+la magicienne n'avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le
+poëte eut horreur des oeuvres ténébreuses dont son commerce avec une
+_saga_ l'avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des
+stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara
+violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le
+retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des
+relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un
+vieux débauché nommé Varus, s'autorisa de ce prétexte pour rompre avec
+éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l'accusa d'ingratitude, et
+le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était
+capable; il n'attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par
+un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses
+vers, à l'opinion publique, les pratiques criminelles de l'art des
+_sagæ_, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie.
+Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au
+sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de
+s'expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint
+d'Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de
+rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et
+injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art,
+disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet
+des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l'implacable Diane,
+je t'en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j'ai
+subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des
+marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont
+fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que
+j'ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le coeur... Ma
+lyre que tu taxes d'imposture, veux-tu qu'elle résonne pour toi? Eh
+bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n'a rien
+d'abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser,
+neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est
+généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond
+par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife,
+lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de
+mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites
+secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage
+prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des _sagæ_, se
+prêtait à d'incroyables débauches et ne restait pas étrangère à
+certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des
+sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de
+Thrace, l'antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra
+trop lente à ton gré! s'écriait l'infernale Canidie; tu traîneras une
+vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances
+toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d'un sombre désespoir, tu
+voudras te précipiter du haut d'une tour ou t'enfoncer un poignard dans
+le coeur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste.
+Triomphante, je m'élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes
+épaules.»
+
+Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des
+potions érotiques et sous l'empire des invocations magiques: il ne
+pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d'un
+trait acéré contre elle, et il put se réjouir d'avoir fait du surnom
+qu'il lui donnait le pseudonyme d'empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc
+préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la
+critique de l'ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises
+odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion
+une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n'en était
+pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence
+les nombreuses distractions qu'Horace allait chercher dans les domaines
+de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation
+romaine les continuelles infidélités qu'il faisait à son Bathylle, en se
+couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n'était
+pas plus moral que son siècle, et s'il aima prodigieusement les femmes,
+il n'aima pas moins les garçons, qu'il leur préférait même souvent: «La
+beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer,
+faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses
+pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait
+toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des
+scrupules et des considérations qui n'avaient aucune force dans les
+moeurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il
+reconnaît que l'amour s'acharne sans cesse après lui et l'enflamme pour
+les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c'est Lysiscus que
+j'aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux
+qu'une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet
+adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n'est un autre
+amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue
+chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse,
+l'hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode,
+depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d'Inachia. Ce fut à
+cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu'il devint
+éperdument amoureux de Lycé: c'était une courtisane étrangère, qui
+exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut
+l'adresse de résister d'abord aux pressantes sollicitations du poëte.
+
+Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les
+personnages nommés dans les poésies d'Horace, ne nous font pas connaître
+le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses
+maîtresses; ils nous apprennent seulement qu'elle était d'origine
+tyrrhénienne, c'est-à-dire qu'elle avait pris naissance dans l'Étrurie,
+où la population entière, si l'on s'en rapporte au témoignage de
+l'historien Théopompe, s'adonnait avec fureur à la débauche la plus
+effrénée. Plaute fait entendre que les moeurs de ce pays n'avaient pas
+beaucoup changé de son temps, lorsqu'il met ces paroles dans la bouche
+d'un personnage de sa _Cistellaria_: «Vous ne serez point contrainte
+d'amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant
+indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa
+patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses,
+honteusement acquises, lui permettaient de s'entourer des dehors d'une
+femme honnête, de simuler un mariage et d'augmenter par là le prix de
+ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut
+avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l'égard de
+l'adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu'à venir la nuit
+suspendre des couronnes à la porte de l'astucieuse courtisane, qui ferma
+d'abord les yeux et les oreilles. Il s'enhardit par degrés et alla
+heurter à cette porte inexorable, qui s'ouvrait pour d'autres que pour
+lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible.
+Ce fut par une ode qu'il se fit recommander à la sévérité feinte de la
+belle Étrurienne, qui n'était pas en puissance de mari, mais qui avait
+auprès d'elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les
+Grecs nommaient _paraclausithyron_, était un chant qu'on exécutait en
+musique devant la porte close d'une cruelle: «Quand tu vivrais sous les
+lois d'un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte
+amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu
+devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents,
+comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta
+maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel
+pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas
+toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries
+des saisons.»
+
+Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui
+montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d'une concubine
+thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire
+de Tyrrhène, n'avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l'amour; quand
+il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l'inutilité
+de ses dons. Mais bientôt on n'eut plus rien à lui refuser, dès qu'il
+accorda ce qu'on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux
+qu'on pouvait le faire, et il resta quelque temps l'amant en titre de
+Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à
+un plus riche. Il ne se consola pas aisément d'avoir été quitté, et il
+chercha en vain à renouer une liaison qu'il avait rompue à contre-coeur.
+Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de
+cette courtisane se ressentit de l'usage immodéré que la libertine en
+avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes voeux! s'écria-t-il avec
+une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé,
+mes voeux s'accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître
+jeune, et d'une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon,
+qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui
+sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il
+s'éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux
+blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses
+ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans
+l'histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces
+décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que
+les arts avaient cent fois reproduit, qu'en reste-t-il maintenant? Que
+reste-t-il de celle en qui tout respirait l'amour et qui m'avait ravi à
+moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils
+te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que
+l'ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en
+cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d'un amant
+délaissé, et l'on ne peut trop taxer d'hyperbole un portrait si
+différent de celui qu'Horace avait peint avec enthousiasme peu d'années
+auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez
+les Romains, n'étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains
+multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les
+excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d'un
+printemps qui touchait à l'hiver et qui emportait avec lui les plaisirs
+de l'amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le
+feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le
+fard, il fallait recourir, pour l'apaiser, aux eunuques, aux _spadones_,
+aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses
+compensations du _fascinum_.
+
+Dans le temps même qu'Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne
+se défendit pas des séductions d'une autre enchanteresse, et il donna
+l'exemple de l'inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour
+ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l'aimait pas, il n'en était pas
+jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée
+sur les roses, dans les bras d'un bel adolescent à la chevelure
+parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne
+soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux
+enivrés d'amour et pétulants d'ardeur. Il se délecta à ce spectacle
+voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l'heureux couple fût
+en état de le voir et de l'entendre. Mais, le lendemain, il envoya une
+ode d'adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et
+ce qui l'avait guéri d'un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui
+tu brilles comme une mer qu'ils n'ont pas affrontée! Quant à moi, le
+tableau votif que j'attache aux parois du temple de l'Amour témoignera
+que j'ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les
+naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif
+rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion
+à cet usage, lorsqu'il remerciait le dieu des amants de l'avoir sauvé au
+milieu d'une tourmente de jalousie et d'infidélité. Il est remarquable
+que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre
+compte, ne souffrait pas de la part d'une maîtresse la moindre perfidie,
+et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit
+attribuer à une vanité excessive plutôt qu'à une délicatesse de moeurs
+cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La
+seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un
+partage, c'est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une
+affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de
+Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé
+sortait à peine de l'enfance, et, ne sachant comment résister aux
+poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui
+céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l'amour à l'amitié, prit
+lui-même les intérêts de son ami, en l'invitant à patienter quelque
+temps, jusqu'à ce qu'il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille
+pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l'automne va la
+mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé
+te cherchera d'elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte
+les années qu'il te ravit dans sa fuite; bientôt, d'un oeil moins
+timide, elle provoquera l'amour, plus chérie que ne furent jamais
+Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et
+rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait
+dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il
+parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les
+échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut
+presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et
+aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait
+Julia Varina, parce qu'elle était une des affranchies de la famille
+Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une
+amante fidèle, et il s'aperçut presque aussitôt que les serments dont
+elle l'avait bercé n'étaient qu'un moyen de tirer de lui plus de
+présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes
+parjures eût été suivi d'un châtiment; si une seule de tes dents en fût
+devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé;
+mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de
+nouveau ta foi, que tu n'en parais que plus belle, que tu te montres
+avec encore plus d'orgueil à cette jeunesse qui t'adore! Oui, Barine,
+tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la
+mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid
+de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le
+cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il
+n'est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour
+t'assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te
+reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s'éloigner du foyer
+d'une maîtresse impie!»
+
+Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se
+livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse
+fidèle et il n'en trouvait pas, faute de la prêcher d'exemple; il se
+retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Proeneste ou à
+Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle
+affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui
+le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica,
+son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune
+femme, portant la toge et coiffée d'une perruque blonde: elle était
+d'une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec
+admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d'une
+compagne plus âgée qu'elle, quoique non moins resplendissante
+d'attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient
+que par l'âge, prouvait suffisamment que l'une était la fille de
+l'autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de
+toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie
+cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste
+célébrité, il résolut de ne s'occuper que de la fille, nommée Tyndaris,
+chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et
+colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d'amour à Tyndaris:
+«Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens
+auprès de moi, et l'Abondance te versera de sa corne féconde tous les
+trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l'abri des feux de
+la canicule, tu chanteras sur la lyre d'Anacréon la fidèle Pénélope, la
+trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous
+l'ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de
+Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n'auras plus à craindre,
+qu'un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur
+toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer
+ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter
+sa mère, qui lui raconta l'indigne conduite du poëte à l'égard de
+Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s'exposer à de pareils
+traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu'elle ne pouvait, sans
+offenser sa mère, accepter les hommages de l'injurieux accusateur de
+Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son
+parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d'une mère si
+belle, fille plus belle encore, je t'abandonne mes coupables ïambes;
+ordonne, et qu'ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les
+flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma
+jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon
+délire, à de sanglants ïambes. Aujourd'hui je veux faire succéder la
+paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi
+ton coeur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et
+réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les
+frais du raccommodement.
+
+C'est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions
+les plus vives qu'il eût encore ressenties. Lydie était éprise d'un tout
+jeune homme, qu'elle détournait des exercices gymnastiques et des
+laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de
+perdre ainsi l'avenir de ce jeune homme, qu'il parvint à remplacer, en
+se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet
+imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu'il pouvait l'être
+jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s'était emparé
+d'elle et qui la captivait par les sens. Horace n'était pas homme à
+soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya,
+par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste
+rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la
+plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce
+copieux amant: «Ah! Lydie! s'écrie-t-il dans une ode charmante, qui
+n'émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le
+teint de rose, les bras d'ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon coeur
+s'enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je
+rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et
+trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand
+je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les
+fureurs de l'ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle
+imprime ses morsures! Non, si tu veux m'écouter, ne te fie pas au
+barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a
+répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu'unit
+un lien indissoluble, que de tristes querelles n'arrachent pas l'un à
+l'autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna
+les prières et les conseils d'Horace: elle ne congédia point l'amant qui
+la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à
+l'importun conseiller.
+
+Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu'il aimât
+avec plus de frénésie l'infidèle qui le chassait, il voulut, par le
+nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n'en était
+que plus vivace dans son coeur; il fit parade de ses nouvelles
+maîtresses: «Lorsqu'un plus digne amour m'appelait, dit-il dans une ode,
+j'étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l'affranchie Myrtale,
+plus emportée que les flots de l'Adriatique quand ils creusent avec rage
+les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d'avoir perdu
+Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe
+avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils
+d'Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de
+rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils
+tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le poëte a chanté sa
+réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j'ai su te plaire
+et que nul amant préféré n'entourait de ses bras ton cou d'ivoire, je
+vivais plus heureux que le grand roi. --Tant que tu n'as pas brûlé pour
+une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus
+fière, plus glorieuse que la mère de Romulus. --Chloé règne aujourd'hui
+sur moi; j'aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle,
+je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie.
+--Je partage les feux de Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium; pour lui,
+je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie.
+--Quoi! s'il revenait, le premier amour? s'il ramenait sous le joug nos
+coeurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s'ouvrît
+encore à Lydie? --Bien qu'il soit beau comme le jour, et toi plus léger
+que la feuille, plus irritable que les flots, c'est avec toi que
+j'aimerais vivre, avec toi que j'aimerais mourir!»
+
+Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à
+Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en
+s'affligeant de n'avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore
+enfant, lorsqu'elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt
+pour s'attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes,
+à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l'ancienne amante de
+Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu'il eut révélation
+des beautés cachées de Phyllis et qu'il se sentit jaloux de les
+posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune
+Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas
+qu'on avertît de sa présence l'hôte aimable qu'il venait voir et qu'on
+lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des
+bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l'idée de le surprendre
+et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur
+un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul
+avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le
+seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les
+épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias
+s'aperçut qu'il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu'il eut la
+conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa
+brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et
+qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait
+chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui
+représentait comme déshonorant le commerce intime d'un homme libre avec
+une esclave. Xanthias ne se consolait pas d'avoir dévoilé son secret
+malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d'Horace, qui
+cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu'il
+eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l'éloge le moins
+équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous
+l'impression d'une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D'après
+le conseil d'Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave,
+pour n'avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait
+envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus
+délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d'Achille, à
+Tecmesse aimée d'Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon
+fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d'aimer ton esclave, ô
+Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n'a pas de nobles
+parents qui seraient l'orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure
+une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu
+as aimée n'est pas d'un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle
+n'a pu naître d'une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses
+bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon coeur n'y est pour rien.
+Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s'est hâté de clore le
+huitième lustre.» Horace à quarante ans n'était pas moins curieux qu'à
+vingt, et ce qu'il avait vu de Phyllis le tourmentait d'une secrète
+impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu'il
+prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise,
+semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut
+gré d'avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la
+délivra de Xanthias qu'elle n'aimait pas, et une fois maîtresse
+d'elle-même, elle s'amouracha de Télèphe, qu'Horace avait eu déjà pour
+rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place
+à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour
+l'inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides
+d'avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n'est
+pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s'est emparée de
+lui et le retient dans un doux esclavage, à l'exemple de Phaéton
+foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d'un mortel,
+rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop
+ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d'élever trop
+haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours,
+car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que
+me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.»
+Phyllis était devenue courtisane, et son talent d'aulétride la faisait
+distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins;
+quoique Horace l'appelât ses dernières amours (_meorum finis amorum_),
+il lui donna encore plus d'une rivale préférée.
+
+Glycère fut celle qu'il aima davantage; il savait par Tibulle, qui
+l'avait aimée avant lui, ce qu'elle valait comme amante; il n'eut pas de
+répit qu'il ne remplaçât auprès d'elle Tibulle ou plutôt le jeune
+adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius,
+au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle.
+Faut-il soupirer d'éternelles élégies, parce qu'un plus jeune t'a
+éclipsé aux yeux de l'infidèle?» Horace était assez riche et assez
+aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui
+cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte
+d'Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle
+avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce
+billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses
+_ancillæ_ et de ses _ornatrices_, pour recevoir son nouvel amant: «O
+Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre;
+viens dans la brillante demeure de Glycère qui t'appelle avec des flots
+d'encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures
+dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n'a
+plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d'une
+courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les
+sens d'Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant
+d'emportement, que sa santé en fut altérée, et qu'il augmenta par ces
+excès l'irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises
+spasmodiques qui l'épuisaient encore plus que ses transports amoureux,
+et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s'abandonnait aux
+sombres rêveries d'une espèce de maladie noire, que la jalousie avait
+produite et qu'elle menaçait d'aggraver tous les jours. Mais cette
+jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu'il se
+faisait violence pour la cacher et qu'il s'étourdissait au milieu des
+festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival
+Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de
+Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je
+hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies
+éveille l'insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil
+époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme
+l'étoile du soir, attirent l'amoureuse Rhodé, et moi je languis, je
+brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de
+Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa
+chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de
+rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane
+adroite, évitait pourtant d'évoquer ces fâcheuses pensées, et
+quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait
+croire qu'il n'avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors
+sa verve de poëte s'échauffait, et il redevenait jeune en chantant
+Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur
+mère cruelle m'ordonnent de rendre mon coeur aux amours que je croyais
+finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j'aime son teint éblouissant et
+pur comme un marbre de Paros; j'aime ses charmants caprices et la
+vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s'attache à moi
+tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le
+cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n'a plus que des
+chants d'amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la
+verveine, l'encens et une coupe de vin: le sang d'une victime désarmera
+la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice,
+et ils n'ont eu garde de se mettre d'accord sur la déesse à qui Horace
+voulait l'offrir. C'était Vénus, selon les uns; c'était Glycère
+divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi
+difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait
+d'immoler (_mactata hostia_)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs
+et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à
+Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien
+d'Horace a cité un passage de Tacite, d'après lequel on ne saurait
+contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des
+autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu'on
+immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le
+sacrifice dont il est question dans l'ode d'Horace à Glycère, pourrait
+bien être d'une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les
+maléfices et qui voulait surtout se garantir du noeud d'impuissance,
+brûlait de l'encens et de la verveine sur l'autel de ses dieux lares,
+versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa
+maîtresse en victime qu'il immolait à Vénus.
+
+Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec
+plusieurs maîtresses qu'il avait eues et qui comptaient rester ses
+amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l'instigation de
+Glycère, qu'il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni
+même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu'il avait
+chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas
+reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse:
+«Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés
+tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil,
+elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins
+en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues
+nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d'une rue
+solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants.
+Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les
+cavales, s'allumeront dans ton coeur ulcéré, tu gémiras de voir cette
+joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et
+qui dédie à l'Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu
+le courage d'insulter Lydie et de la représenter _meretrix_ de
+carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n'eut pas le
+moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la
+vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des _fameuses_ à
+la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes
+débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort,
+cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces
+blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô
+Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des
+cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour
+pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille,
+ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent,
+et non la rose aux couleurs purpurines: d'un tonneau de vin, on ne boit
+pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres
+d'odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n'effaçaient
+pas les chants d'amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il
+était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes,
+il les mêla de telle sorte, qu'on ne pouvait plus retrouver la suite
+chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers
+qu'il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas
+encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce
+recueil: elle s'irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi
+qu'il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses
+torts imaginaires.
+
+Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui
+prouver qu'il pouvait se passer d'elle: il se tourna vers une ancienne
+maîtresse, qu'il n'avait pas du moins injuriée, et il n'épargna rien
+pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle
+esclave de Thrace, qu'il avait possédée le premier et qui n'avait pas su
+le retenir sous le prestige d'une naïve tendresse d'enfant. La blonde
+Chloé avait acquis de l'expérience, en devenant une courtisane en vogue;
+elle se trouvait, à cette époque, dans tout l'éclat de ses grâces, de
+ses talents et de sa réputation: elle avait autour d'elle une brillante
+cour d'adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la
+promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de
+ses rivales, et elle n'était entretenue néanmoins que par un jeune
+marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l'aimait sans doute parce qu'il
+n'avait pas d'égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à
+cause de l'immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble
+comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane,
+appelée Astérie: il l'aima aussitôt et il ne songea plus qu'à se séparer
+de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un
+voyage en Bithynie, où, disait-il, l'appelaient ses affaires de
+commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès
+qu'il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la
+dénoncèrent à l'inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait
+des lettres du voyageur; Chloé n'en recevait aucune; elle ignorait même
+en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à
+Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d'elle,
+furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de
+Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres
+suppliantes et passionnées.
+
+Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l'absence de
+Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna
+pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme
+contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour
+Astérie, dont il se fit l'ami et le protecteur. Il lui adressa une ode,
+dans laquelle il l'encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et
+à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie,
+prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu'il ne faut?
+Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus
+d'adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir,
+ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux
+dans la rue, et quand il t'appellerait cent fois cruelle, reste
+inflexible!» Il lui apprenait que l'émissaire de Chloé avait tenté
+vainement d'émouvoir le coeur de Gygès, ce coeur qui appartenait
+désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais
+le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette
+courtisane avait laissé dans son propre coeur un amer découragement; il
+crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui
+avait été si souvent favorable: «J'ai joui naguère de mes triomphes sur
+les jeunes filles, et j'ai servi non sans gloire sous les drapeaux de
+l'Amour. Aujourd'hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre,
+qui n'est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la
+déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les
+leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui
+règnes dans l'île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l'on ne connut
+jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement
+de ton fouet divin l'arrogante Chloé!»
+
+Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu'il
+pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être
+il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins;
+il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il
+emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction.
+Il mit d'abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des
+poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des
+courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l'oreille de la
+sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine
+et fuit l'approche du coursier, Lydé me fuit et l'amour l'effarouche
+encore.» Mais elle ne tarda pas à s'apprivoiser, et elle venait souvent
+chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles
+amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu'il adresse
+à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour
+consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du
+cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons
+tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi,
+sur ta lyre d'ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos
+derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux
+brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes.
+Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode
+à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les
+couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le
+repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir
+promptement l'ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et
+toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu'elle y a recueilli au
+passage (_quis devium scortum eliciet domo Lyden_)? Dis-lui de se hâter.
+Qu'elle vienne avec sa lyre d'ivoire, les cheveux négligemment noués à
+la manière des femmes de Sparte!»
+
+C'en est fait, la carrière amoureuse d'Horace se ferme des mains de
+Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n'aime plus
+les femmes; il sait qu'il n'a plus rien de ce qu'il faut pour leur
+plaire, il ne s'exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus;
+mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me
+déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j'étais sous le
+règne de l'aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n'essaie plus,
+mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si
+doux, un coeur devenu rebelle! Va où t'appellent les voeux passionnés de
+la jeunesse; transporte, sur l'aile de tes cygnes éblouissants, les
+plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un
+coeur fait pour l'amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le
+crédule espoir d'un tendre retour! adieu les combats du vin et les
+fleurs nouvelles dont j'aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi,
+Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi
+au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de
+l'embarras? La nuit, dans mes songes, c'est toi que je tiens embrassé;
+toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les
+eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse
+passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le
+poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et
+s'abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV.
+
+ SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Le
+ _patient_ Aurélius et le cinæde Furius. --Épigramme contre ses
+ détracteurs. --Ses maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille
+ du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de
+ Lesbie. --Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie. --Ce
+ que c'était que le moineau de Lesbie. --Mort de ce moineau chantée par
+ Catulle. --Désespoir de Lesbie. --Passion violente de Catulle pour
+ Lesbie. --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --La
+ maîtresse de Mamurra. --Mariage concubinaire de Lesbie. --Catulle
+ revoit Lesbie en présence de son mari. --Subterfuges employés par
+ Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari. --La courtisane
+ Quintia au théâtre. --Vers de Catulle contre Quintia. --Catulle n'a
+ pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie. --La courtisane
+ grecque Ipsithilla. --Billet galant qu'adressa Catulle à cette
+ courtisane. --Épigramme de Catulle aux habitués d'une maison de
+ débauche où s'était réfugiée une de ses maîtresses. --Il ne faut pas
+ reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ce mauvais lieu. --Colère de
+ Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. --Vieillesse prématurée
+ de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son amant. --Properce.
+ --Cynthie ou Hostilia, fille d'Hostilius. --Son amour pour Properce.
+ --Statilius Taurus, riche préteur d'Illyrie, entreteneur de Cynthie.
+ --Résignation de Properce à l'endroit des amours de sa maîtresse avec
+ Statilius Taurus. --Les oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à
+ sa maîtresse. --La _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les
+ attraits de sa maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec
+ Cynthie. --Les galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon.
+ --Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de
+ Baïes. --Les amours de Gallus. --Properce se jette dans la débauche
+ pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation de Properce avec Cynthie.
+ --Changement de rôles. --Acanthis l'entremetteuse. --Jalousie de
+ Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge qu'employa Cynthie pour s'assurer de
+ la fidélité de son amant. --Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa.
+ --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. --L'empoisonneuse
+ Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort de Properce. --Ses
+ cendres réunies à celles de Cynthie.
+
+
+Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l'amour ou
+plutôt de la volupté, venait de mourir, à l'âge de trente-six ans,
+victime de l'abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais,
+selon les autres, n'ayant succombé qu'à la faiblesse de sa nature
+délicate et maladive, malgré les précautions d'une vie calme et chaste.
+Cette vie-là, dans tous les cas, n'avait pas toujours été telle, puisque
+les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites
+la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la
+licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de
+Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des
+libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans
+ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais
+devant le mot obscène, qu'il fait sonner avec effronterie dans une
+phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères
+de la débauche la plus hardie, mais il a l'excuse d'être naïf dans ce
+qu'il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en
+Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce
+qui devait servir à composer l'impure mosaïque de la Prostitution
+romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le
+_patient_ Aurélius et le cinæde Furius (_pathice_), qui, d'après ses
+vers voluptueux (_molliculi_), ne le supposaient pas trop pudique, il
+n'hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être
+chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de
+sel et d'agrément, tout voluptueux et peu décents qu'ils sont, quand ils
+peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore
+de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle
+était trop instruit des secrets de Vénus, pour n'avoir pas acquis ce
+savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé.
+
+Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n'est pas venue
+jusqu'à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses
+maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60
+ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d'esprit, de talents
+et de grâces, si éclatante qu'elle ait été dans la période de leurs
+amours, n'a pas duré assez longtemps pour qu'on en trouve un reflet dans
+les oeuvres d'Horace. Il n'y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par
+Catulle, ait survécu au moineau qu'elle avait tant pleuré; et encore,
+suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d'un sénateur, Métellus
+Céler, s'appelait Clodia, et n'appartenait pas à la classe des
+courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers
+adressés à Lesbie ou à son moineau, d'admettre un détail qui aurait pu
+la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle;
+il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à
+des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il
+embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les
+compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers,
+pour que j'en eusse assez et trop? Autant qu'il y a de grains de sable
+amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de
+Jupiter Ammon jusqu'au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu'il y a
+d'étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours
+furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée
+ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu'il a comparée à Sapho en
+traduisant pour elle l'ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus
+connue par son moineau que par ses moeurs galantes. Ce moineau, délices
+de Lesbie, qui jouait avec elle, qu'elle cachait dans son sein, qu'elle
+agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures,
+lorsqu'elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l'ennui
+de l'attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n'était pas un
+oiseau, si l'on s'en rapporte à la tradition conservée par les
+scoliastes; c'était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l'aimait à
+l'égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes
+beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau
+qui faisait ses délices et qu'elle aimait plus que la prunelle de ses
+yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges
+de l'interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l'ode de
+Sapho, que le poëte n'a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne
+soutiendrons pas contre eux que Catulle n'a entendu pleurer qu'un
+moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma
+maîtresse sont enflés et rouges d'avoir pleuré.»
+
+Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu'il ne prévoyait pas
+la fin de cette passion qu'elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie!
+s'écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée
+que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d'un tel amour, et
+congédia son amant. Celui-ci n'essaya pas de regagner un coeur, dont il
+était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu'il regardait
+comme inévitable; il résolut seulement d'oublier Lesbie, et de ne plus
+aimer à l'avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il
+tristement; déjà Catulle s'est endurci le coeur; il ne te poursuivra
+plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand
+tes nuits se passeront sans qu'on t'adresse de prières. Maintenant quel
+sort t'est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui
+aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres
+mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c'est la destinée, endurcis-toi!»
+Catulle s'aperçut bientôt qu'il avait trop compté sur sa force d'âme, et
+qu'il ne se consolerait pas de l'inconstance de Lesbie; il l'aimait
+absente; il l'aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux!
+murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet
+la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les
+angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d'une vie qui a été
+pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur
+dans la moelle de mes os, a chassé de mon coeur toutes mes joies!»
+Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et
+celle qui le lui avait inspiré; il s'indigna un jour de voir comparer à
+Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n'avait ni le nez petit, ni le pied
+bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni
+la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et
+grossier!» répétait-il en soupirant.
+
+Lesbie s'était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons
+concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages
+par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu'on appelait son mari
+(_maritus_) et qui n'était peut-être qu'un maître jaloux. Elle ne
+laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari,
+qu'elle n'osait tromper, bien qu'elle en eût belle envie. Pour mieux
+feindre l'oubli du passé et pour tranquilliser l'esprit de l'époux
+qu'elle regrettait secrètement d'avoir préféré à l'amant, elle adressait
+tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C'est une grande
+joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une
+épigramme contre le mari. Ane, tu n'y entends rien! Si elle se taisait
+et qu'elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde
+et m'invective, c'est non-seulement qu'elle se souvient, mais encore, ce
+qui est bien plus sérieux, qu'elle est irritée; c'est qu'elle brûle
+encore et ne s'en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies
+de Catulle, qu'il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la
+passion qu'elle conservait pour lui. Si c'était une illusion, il ne fit
+rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en
+puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au
+théâtre, un murmure d'admiration accompagna l'arrivée d'une courtisane,
+nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie,
+comme pour l'éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet,
+se fixèrent sur la nouvelle venue, et l'on ne regarda plus Lesbie,
+excepté Catulle, qui n'avait des yeux que pour elle. Indigné de
+l'injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses
+tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu'il fit circuler parmi les
+spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand
+nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J'avouerai
+volontiers qu'elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu'elle
+soit belle; car, dans ce grand corps, il n'y a nulle grâce, nul attrait.
+Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds,
+qu'elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.»
+
+ Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est,
+ Tum omnibus una omnes surripuit veneres.
+
+On peut dire que Catulle n'a pas donné de rivale dans ses poésies, à
+cette Lesbie, qu'il ne cessa d'aimer, lorsqu'il eut cessé de la
+posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d'une
+autre maîtresse. On ne trouve qu'un seul nom, celui d'Ipsithilla, qui
+brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore
+après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger
+par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre
+langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas
+moins que la traduction discrète d'un professeur de l'Université: «Au
+nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie,
+accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour; et, si
+tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à
+tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et
+prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux
+(_paresque nobis novem continuas futationes_). Mais, si tu dis oui,
+dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule
+dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui
+nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où
+il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre
+épigramme qu'il adresse aux habitués d'un mauvais lieu, il se plaint
+amèrement de la perte d'une maîtresse qu'il ne nomme pas, qu'il avait
+aimée comme on n'aimera jamais, et pour laquelle il s'était battu bien
+des fois. Cette femme l'avait quitté pour se réfugier dans une maison de
+débauche, la neuvième qu'on rencontrait en sortant du temple de Castor
+et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de
+ce lupanar (_omnes pusilli, et semitarii moechi_), qui s'entendaient
+pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d'entrer
+dans la maison, où ils étaient au nombre d'une centaine: «Pensez-vous
+être seuls des hommes? leur criait-il en colère (_solis putatis esse
+mentulas vobis?_). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les
+filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?»
+Il les défie, il les menace d'écrire la violence qu'on lui fait, sur les
+murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu'on y obtient
+toujours à prix d'argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents
+adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix
+de son amante qui se livre aux _contubernales_, il se morfond toute la
+nuit à la porte.
+
+Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ces
+débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le
+mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la
+vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l'avait pas laissée tomber
+à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu'il
+l'estimait moins, il était forcé d'avouer en gémissant qu'il l'aimait
+davantage: _Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle
+minus_. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des
+courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le
+voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui
+à l'avance le prix des faveurs qu'elle lui avait ensuite refusées:
+«L'honneur veut, Aufilena, qu'on tienne sa parole, comme la pudeur
+voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c'est pis
+encore que le fait d'une courtisane avare qui se prostitue à tout
+venant.» Ailleurs, il s'indigne contre une honteuse prostituée qui lui
+avait dérobé ses tablettes; il l'appelle _catin pourrie_ (_putida
+moecha_); il l'accable d'injures, sans obtenir la restitution des
+tablettes. Elle ne s'émeut pas, et ne fait qu'en rire; il finit par rire
+lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il,
+rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces
+physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la
+décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l'avait conduit, en si peu
+d'années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie.
+Ce n'était plus qu'un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances
+de son ardente jeunesse; c'était encore de l'amour qu'il épanchait en
+vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait
+jusqu'à l'outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il
+l'admirait, il l'exaltait, il l'invoquait à l'instar d'une divinité:
+«Nulle femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi,
+ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n'a été plus religieusement
+gardée que nos serments d'amour le furent par moi! Mais vois où tu m'as
+conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car
+je ne pourrai jamais t'estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse
+des femmes, ni cesser de t'aimer, quand tu serais la plus débauchée!»
+Les sens faisaient silence chez Catulle; le coeur parlait seul, et cette
+voix suprême retentit dans l'âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien
+amant n'avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin
+était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui,
+les bras ouverts; Catulle s'y précipita, en oubliant tout le reste.
+Lesbie l'avait revu mourant; Catulle s'était ranimé pour écrire d'une
+main tremblante ces admirables vers:
+
+ Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te
+ Nobis. O lucem candidiore notâ!
+ Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid
+ Optandum vita, dicere quis poterit!
+
+«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t'espérais sans
+cesse! O jour qu'il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est
+plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu'il y a dans
+la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n'avait que
+des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son oeil éteint
+s'était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses
+sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse
+chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans
+des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me
+promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera
+toujours? Grands dieux! faites qu'elle puisse promettre et tenir, et que
+ce soit sincèrement, et du coeur, qu'elle me le dise! Ainsi, nous
+pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d'une
+amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient
+se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement
+presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d'avoir
+retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu'on puisse
+faire de cette Lesbie, c'est de rappeler l'amour si tendre et si
+constant qu'elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte
+toujours dans les vers qu'il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs
+de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution
+romaine.
+
+Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être
+aussi, suivant l'expression bizarre d'un rhéteur, «un des triumvirs de
+l'amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle
+de Mévanie, l'an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les
+poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant
+Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses
+flatteurs prétendirent même qu'elle descendait de Tullus Hostilius,
+troisième roi de Rome; mais, quoi qu'il en fût, elle pouvait se vanter,
+avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père
+Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre
+d'Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents
+avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps,
+n'était pourtant qu'une courtisane. Elle aimait véritablement Properce,
+mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de
+rivaux qu'elle en pouvait satisfaire. Elle n'avait garde de lui
+permettre d'en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la
+fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un
+riche préteur d'Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses
+frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d'argent pour elle que
+pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie
+n'enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités
+de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu
+redoutable que lui faisait le préteur d'Illyrie dans les bonnes grâces
+d'Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque
+fois qu'il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n'en
+souffrait pas d'autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux
+qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi,
+en revenant un soir, à l'improviste, de Mévanie, impatient de se
+retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte,
+il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec
+inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect;
+aucun n'ose l'arrêter, et tous voudraient l'empêcher d'avancer. On est
+en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des
+aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par
+les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s'enfuir; il demande
+d'une voix impérieuse quel est l'hôte magnifique qui reçoit chez
+Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce
+un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se
+laissera, plutôt que d'ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles;
+mais Properce n'a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au
+triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la
+salle, où l'odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s'y
+passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit
+d'ivoire, de pourpre et d'argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia
+et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l'un à l'autre.
+A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se
+retire d'un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore
+pour ses oreilles, pourquoi ne m'avertissais-tu pas tout de suite que le
+préteur était arrivé d'Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit,
+qu'il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses,
+seule infidélité qu'il se permît à l'égard de son infidèle. Le lendemain
+il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu
+d'Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand
+désespoir! Que n'a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens?
+Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t'eusse présentées!...
+Aujourd'hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit,
+excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne
+quitte pas un moment cette moisson qui t'est offerte, et dépouille de
+toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses
+dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile
+vers d'autres Illyries.» Ces conseils, de la part d'un amant, ne
+témoignaient pas de son extrême délicatesse.
+
+Cynthie n'était pas seulement belle; son amant l'appelle _docte_, et
+parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses
+talents; on sait aussi qu'elle était poëte, et son goût pour la poésie
+devait être le principal lien qui l'attachait à Properce. Celui-ci, en
+effet, ne pouvait la payer qu'en vers. Dans ses élégies, il esquisse
+souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend
+qu'elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main
+admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment
+de ma flamme! O Bassus! elle a bien d'autres perfections, pour
+lesquelles je donnerais jusqu'à ma vie: c'est sa rougeur ingénue; c'est
+l'éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous
+sa robe discrète (_gaudia sub tacitâ ducere veste libet_).» Il trouvait
+sa Cynthie assez parfaite pour qu'elle se passât de toilette et même de
+voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la
+nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler
+tant d'ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l'Oronte
+que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis
+de cette robe déliée, tissue dans l'île de Cos? Pourquoi te vendre à ce
+luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée,
+étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes
+briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir
+à de tels artifices. L'Amour est nu: il n'aime point le prestige des
+ajustements.» L'axiome de Properce était toujours celui d'un amant
+tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais
+Cynthie s'obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le
+gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous
+initiant aux mystères d'une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette
+habitude de pudeur ou de pruderie, qu'il aurait pu expliquer par la
+découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il
+nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein,
+quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à
+s'ébattre dans les ténèbres? Si tu l'ignores, les yeux sont nos guides
+en amour. C'est nue, et lorsqu'elle sortait de la couche de Ménélas,
+qu'Hélène, à Sparte, alluma au coeur de Pâris le feu qui le consuma;
+c'est nu, qu'Endymion captiva la soeur d'Apollon; c'est nue aussi que la
+déesse dormit avec lui (_nudæ concubuisse deæ_). Si donc tu persistes à
+coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces
+une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le
+lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante
+t'empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais
+honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte
+de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter
+de ce qu'on lui offrait: «Qu'elle veuille bien m'accorder quelques nuits
+semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une
+seule année; qu'elle m'en donne beaucoup d'autres, et dans ces nuits-là
+je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!»
+
+Cet amour n'était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait
+journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur
+d'Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la
+maison. Elle n'accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu'il
+réclamait à titre d'amant déclaré; elle le tenait souvent à l'écart,
+elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours
+mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes
+honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le coeur du poëte; elle
+mettait sur le compte des fêtes d'Isis, de Junon ou de quelque déesse,
+la continence qu'elle s'imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont
+encore revenues ces tristes solennités d'Isis! écrivait un jour
+Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille
+d'Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux
+matrones de l'Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides
+de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale
+à l'amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu'Isis fût seule coupable
+des scrupules et des refus de Cynthie, qu'il essayait en vain
+d'attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n'entre avec plaisir
+dans son lit solitaire; il est quelque chose que l'amour vous force à y
+souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents;
+une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le
+laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement
+elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu'elle prétendait
+donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire,
+à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d'ailleurs ce
+qui faisait l'opulence de sa maîtresse, et, comme il n'avait pas les
+trésors d'Attale pour payer ce luxe dont il savait l'origine impure, il
+en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe
+vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque
+toute la Grèce soupirait à sa porte! s'écrie-t-il, en avouant que sa
+Cynthie n'était qu'une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus
+nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui
+égaya si longtemps les loisirs du peuple d'Érichtée! Cette Phryné, qui
+aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter
+plus d'admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de
+plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des
+baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs,
+signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des
+parents qu'elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste,
+Properce était si jaloux d'elle, qu'il la soupçonnait parfois de cacher
+un amant dans sa robe (_et miser in tunicâ suspicor esse virum_).
+
+Ce n'était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d'elle
+cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins
+généreux; c'était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour
+pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs
+voyaient affluer alors l'élite de la richesse, de la corruption et du
+plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme
+déchues, si elles n'eussent étalé leur luxe insolent au milieu des
+orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles
+intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes,
+comme il l'eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque
+souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se
+nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l'avenir. Te
+rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle
+est la place qui me reste en ton coeur? Peut-être, en ce moment, un
+rival ennemi veut-il que j'efface ton nom de mes vers.» Properce, qui
+n'avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes,
+s'indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de
+tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des
+femmes: «Ah! périssent à jamais, s'écriait-il, périssent Baïes et ses
+eaux, qui engendrent tous les crimes de l'amour!» Au reste, il ne
+pouvait guère se faire illusion sur l'objet du voyage de Baïes; il
+n'ignorait pas, d'ailleurs, que Cynthie n'avait pas d'autre revenu que
+celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l'avoir vue à
+l'oeuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un
+moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c'est toujours la
+bourse des amateurs qu'elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de
+l'amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s'avilissent par ce trafic!
+Ma maîtresse m'envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle
+me commande d'aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que
+personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à
+cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son
+vilain préteur, avait interdit sa couche à l'amant de coeur, pendant
+sept nuits consécutives.
+
+Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait
+qu'elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu'il lui donna
+longtemps et vainement l'exemple de la constance. Il déclare, en
+plusieurs endroits de ses élégies, qu'il était resté fidèle à cette
+charmante infidèle, et l'on voit qu'il lui pardonnait tout, dès qu'elle
+lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre
+régnait à sa place; il se faisait si peu d'illusion à cet égard, qu'il
+lui disait, tout en l'embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule
+nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux
+cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à
+un raccommodement et à un redoublement d'amour. Dans une de ces
+querelles d'amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier
+Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les
+courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire,
+depuis le jour où son ami Gallus, dans l'intention de le distraire et de
+faire trêve à ses chagrins de coeur, l'avait rendu témoin, pendant une
+nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit
+dont il m'est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par
+ce spectacle: ô nuit que j'évoquerai souvent dans mes voeux ardents,
+nuit voluptueuse où je t'ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune
+maîtresse, mourir d'amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au
+sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il
+ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il
+était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des
+plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les
+sentiers battus par le vulgaire et à s'abreuver à longs traits aux
+sources impures de la prostitution publique (_ipsa petita lacu nunc mihi
+dulcis aqua est_); il adopta une maxime bien contraire à celle de
+l'amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!»
+Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que
+toutes les filles que l'Oronte et l'Euphrate semblent avoir envoyées
+pour moi à Rome, que ces sirènes s'emparent de moi!» Et pourtant il ne
+se consolait pas d'avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter,
+en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour,
+murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il
+apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle:
+il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu'il
+crut l'avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O
+lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes
+offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui
+fut changée en génisse (Io): dix nuits d'abstinence pour cette déesse et
+dix d'amour pour moi!»
+
+A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les
+amants; la jalousie se calma dans le coeur de Properce, pour s'allumer
+dans celui de Cynthie. Il venait d'être délivré enfin de l'odieuse
+malveillance qui s'acharnait à troubler ses amours: Acanthis,
+l'entremetteuse, qui avait tant d'empire sur Cynthie, qui lui procurait
+des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses
+messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et
+l'ennemie implacable d'un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible
+mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n'était
+plus là, l'infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier
+veille pour ceux qui apportent; si l'on frappe les mains vides, qu'il
+dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse
+pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d'or, ni les rudes
+caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares,
+qui, l'écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde
+l'or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu'on te
+chante? Sois sourde à ces vers que n'accompagne pas un présent d'étoffes
+splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de
+l'or.» Properce assista aux derniers moments d'Acanthis et à ses
+honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses
+rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si
+bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu'une vieille
+amphore au col tronqué soit l'urne cinéraire de cette abominable
+sorcière, s'écria Properce, et qu'un figuier sauvage l'étreigne dans ses
+racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de
+pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!»
+Cynthie, qui n'écoutait plus la voix empoisonnée d'Acanthis, donna libre
+cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle
+le fit épier, elle l'épia elle-même; elle l'accusa de torts qu'il
+n'avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu'elle
+avait eu d'amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle
+l'accablait de reproches et d'injures; elle le mordait, le battait,
+l'égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se
+punir de n'être plus assez belle ni assez aimée.
+
+Cette jalousie vague s'était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna,
+dont Properce avait été l'amant, avant de devenir le sien. Cynthie se
+porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce
+fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui
+n'avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu'il avait eu dans sa
+jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu'il se souvenait à
+peine de l'avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces
+nuits d'amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton
+amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de
+tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna,
+qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s'est
+donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix
+si nécessaire aux travaux de l'esprit, évitait de rien faire, que
+Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il
+avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l'air indifférent,
+et sa maîtresse n'en était que plus empressée à découvrir les causes de
+cette indifférence. Un jour, elle prétexta un voeu qu'elle avait fait,
+d'offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce
+temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs
+de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre
+profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges
+apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu'elles lui
+présentaient, les yeux couverts d'un bandeau; quand elles étaient pures,
+le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec
+d'effroyables sifflements. Cynthie n'avait rien à porter à ce dragon:
+elle ne pouvait avoir affaire qu'à la déesse. Son voyage n'était,
+d'ailleurs, qu'une manière de s'absenter, en laissant le champ libre à
+son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la
+longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par
+des molosses aux riches colliers. «Après tant d'outrages faits à ma
+couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant
+aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir
+deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais
+charmante dès qu'elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont
+l'ivresse ne se contentait pas d'un seul amant. La première demeurait
+sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les
+bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des
+Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été
+préparé pour les recevoir d'une manière digne d'elles. Properce se
+promettait d'adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des
+voluptés qui lui étaient inconnues (_et venere ignotâ furta novare
+mea_).
+
+Le festin était servi sur l'herbe, au fond du jardin; rien n'y manquait,
+ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les
+roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n'y avait qu'un
+lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se
+plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis
+jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de
+buis. Mais cette musique ne faisait qu'accroître la distraction du
+poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et
+Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on
+renversa la table pour jouer aux dés. Properce n'amenait que des nombres
+funestes, tels que celui qu'on nommait _les chiens_; la chance ne
+daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c'est-à-dire le numéro un.
+Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique,
+Properce était aveugle et sourd (_cantabant surdo, nudabant pectora
+cæco_). Tout à coup, la porte d'entrée a crié sur ses gonds, et des pas
+légers retentissent dans le vestibule. C'est Cynthie qui accourt, pâle,
+les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d'éclairs:
+c'est la colère d'une femme, et l'on dirait une ville prise d'assaut
+(_spectaculum captâ nec minus urbe fuit_). D'une main forcenée, elle
+jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu
+et demande de l'eau; Cynthie les poursuit l'une et l'autre, déchire
+leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui
+échappent à grand' peine et se réfugient dans la première taverne
+qu'elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on
+accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante
+en fureur, qui s'acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord
+jusqu'au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent
+coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les
+genoux de Cynthie, il la conjure de s'apaiser, il réclame son pardon;
+elle le lui accorde, à condition qu'il ne se promènera plus, richement
+paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu'il ne tournera
+plus ses regards vers les derniers gradins de l'amphithéâtre, où siégent
+les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave
+infidèle, les pieds chargés d'une double chaîne. Properce consent à
+tout, pour expier son impuissante tentative d'infidélité; il baise les
+mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite,
+elle brûle des parfums, et lave avec de l'eau pure tout ce que le
+contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d'une souillure à ses
+yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de
+chemise, et d'exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre.
+Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se
+couche avec son amant: c'est là que la paix s'achève entre eux (_et toto
+solvimus arma toro_).
+
+Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane,
+nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique,
+versa le poison, qu'un de ses amants avait fait apprêter par une
+magicienne, pour se venger d'un affront qu'il avait reçu de cette fière
+maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les
+funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas
+de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la
+cendre fumante de la victime d'un si noir attentat: on avait l'air de
+vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome,
+Cynthie avait été inhumée au bord de l'Anio, sur la route de Tibur, dans
+l'endroit même qu'elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta
+foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les
+auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui
+lui demandait vengeance; mais il n'osa pas se faire l'accusateur de
+l'empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui
+avait été l'instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya
+la poussière avec sa robe brochée d'or; en revanche, les amies de
+Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre,
+furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel
+pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille
+Pétalé fut attachée à la chaîne de l'infâme billot; la belle Lalagé,
+suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le
+nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les
+fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une
+épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les
+dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la
+vieille nourrice et l'esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des
+avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne
+brûla pas les vers qu'il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l'ombre
+mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d'autres
+maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os
+confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l'ombre
+plaintive s'évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la
+saisir et l'enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas
+longtemps à celle qu'il ne cessait de pleurer: il mourut à l'âge de
+quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu'il lui avait
+élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie,
+qui partage l'immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu'une
+courtisane fameuse.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI.
+
+ SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
+ Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
+ amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
+ --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
+ enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
+ porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
+ --Némésis. --L'amant de cette courtisane. --Amour de Tibulle pour
+ Némésis. --Prix des faveurs de cette prostituée. --Cerinthe empêche
+ Tibulle de se ruiner pour Némésis. --Tibulle amoureux de Néère.
+ --Refus de Néère d'épouser Tibulle. --Néère prend un amant.
+ --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour à Sulpicie, fille de
+ Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle. --Infidélités de
+ Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane
+ grecque. --Dédains de Glycère. --Ode consolatrice d'Horace à Tibulle.
+ --Mort de Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Citheris.
+ --Cornelius Gallus. --Citheris. --Lycoris. --Gallus à la guerre des
+ Parthes. --Son poëme à Lycoris. --Retour de Gallus. --Infidélités de
+ Lycoris. --Gentia et Chloé. --Lydie. --La Lycoris de Maximianus,
+ ambassadeur de Théodoric. --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le
+ vrai nom de cette courtisane. --Le mari de Corinne. --On n'a jamais su
+ positivement ce que c'était que cette courtisane. --Manéges amoureux
+ que conseille Ovide à Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et
+ brutalité d'Ovide. --Son désespoir d'avoir frappé Corinne.
+ --L'entremetteuse Dipsas. --Insinuations de cette horrible vieille.
+ --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
+ --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
+ --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
+ --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
+ d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
+ --Plaintes et insistances d'Ovide pour obtenir le pardon de sa
+ conduite. --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide.
+ --Ovide se retire dans le pays des Falisques. --Son retour à Rome.
+ --Corinne devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à
+ Corinne. --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux
+ et d'après les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète
+ supposée avec la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du
+ Pont-Euxin. --Son exil attribué à sa passion adultère supposée.
+ --Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la
+ Prostitution. --Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour
+ Corinne.
+
+
+L'amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d'un
+contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses.
+Tibulle, ami de Virgile, d'Horace et d'Ovide, fut comme eux un grand
+poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant
+l'ère chrétienne, le même jour qu'Ovide. Son goût pour la poésie se
+révéla de bonne heure, et, dès l'âge de dix-sept ans, il reconnut qu'il
+n'était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son
+tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C'est là que
+je suis bon chef et bon soldat!» s'écrie-t-il dans une de ses élégies.
+En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à
+épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il
+ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps
+à l'abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si
+monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il
+partageait les orgies, il s'attristait tous les jours de son infériorité
+matérielle et il s'aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il
+résolut de retrouver par le coeur les jouissances que sa nature délabrée
+n'était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé
+entre cent maîtresses toute l'activité de ses passions vagabondes; il
+les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être
+qu'une courtisane, car, à Rome, la loi et les moeurs s'opposaient à tout
+amour illégitime, qui s'adressait à une femme de condition libre, et qui
+n'aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier,
+et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu'il eût
+été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il
+voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations
+amoureuses.
+
+Il arrêta d'abord son choix sur une courtisane, qu'il nomme Délie dans
+le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre
+nom. Suivant l'opinion la plus probable, c'était une affranchie, nommée
+Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la
+coquetterie. Tibulle n'était point assez riche pour être accepté ou
+même toléré par cet avare mari, qui n'avait de jalousie qu'à l'égard
+d'une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des
+honteuses servitudes qu'on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle
+auprès de celle-ci qu'il aimait et qu'il ne payait pas. Ce fut elle, qui
+amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et
+silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui
+présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l'amant à la porte et
+qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous
+n'étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la
+femme et pour l'honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu'avant
+d'avoir touché le coeur de Délie, il n'était déjà plus homme: «Plus
+d'une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais,
+quand j'allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et
+trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que
+j'étais sous le pouvoir d'un maléfice, et publiait, hélas! ma triste
+impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n'avait pas changé, en
+devenant l'amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de
+lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère
+de Délie, «qu'elle lui apprenne la chasteté (_sit modo casta doce_),
+bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe
+traînante ne cache pas ses pieds.» C'était donc de la part du poëte un
+amour plus idéal que matériel, et le coeur en faisait presque tous les
+frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à
+l'insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique,
+attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent
+muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux
+était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid
+engourdissant d'une nuit d'hiver, disait-il après avoir maudit la porte
+inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes
+épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous
+et que le tacite signal de son doigt m'appelle à ses côtés.»
+
+Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies,
+les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le
+poëte avait bien de la peine à s'accoutumer au métier que faisait sa
+maîtresse. Il sentait bien pourtant qu'il ne pouvait pas lui donner le
+prix de ses caresses et qu'il devait fermer les yeux ou rompre avec
+elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l'amour, s'écriait-il
+avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes
+os!» Il n'avait pas d'or, pour satisfaire la vénalité de l'infâme époux
+de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans
+l'espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être
+fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J'ai
+tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c'est un autre qui possède ton
+amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes
+incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu'elle
+savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne
+s'ouvre point, disait-il avec amertume, c'est la main pleine d'or, qu'il
+faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu'à dénoncer ses
+propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de
+l'aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué.
+Délie, que l'habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire
+des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu'elle ne lui
+avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et
+imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité
+de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus
+circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent,
+raconta-t-il au mari narquois, en feignant d'admirer ses perles et son
+anneau, j'ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un
+vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre,
+une eau furtive m'assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et
+souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!»
+Tibulle, tourmenté par la jalousie, s'avisait de donner des conseils à
+ce mari trompé et heureux de l'être: «Prends garde, lui disait-il,
+qu'elle n'accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens;
+qu'une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein
+découvert; que ses signes d'intelligence ne t'échappent, et qu'avec son
+doigt mouillé elle ne trace sur la table d'amoureux caractères!» Tibulle
+oubliait que c'était de lui-même que Délie avait appris l'art de tromper
+son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui
+effaçaient l'empreinte livide que fait la dent d'un amant dans les
+combats de Vénus (_livor quem facit impresso mutua dente Venus_).
+
+Tibulle avait trop offensé Délie pour qu'elle pût lui pardonner ses
+outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait
+son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d'autres amours
+plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l'impossibilité d'une
+réconciliation, il ne s'obstina pas à la poursuivre en vain; il aima
+ailleurs. C'était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible
+que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta
+d'arriver à ce coeur avare, par les séductions de la vanité: il fit
+fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu'il
+adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un
+riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des
+esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne
+faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé;
+mais elle n'avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient
+rien: «Hélas! s'écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le
+vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m'enrichisse,
+puisque Vénus aime l'opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe,
+et s'avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis!
+qu'elle porte ces tissus transparents où la main d'une femme de Cos
+entrelaça des fils d'or! qu'elle attache à ses pas ces noirs esclaves
+que l'Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de
+la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l'envi leurs plus
+belles couleurs, l'Afrique lui donne l'écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce
+n'était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir
+pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à
+exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette
+Némésis, qui sans doute les lui fit payer d'une manière ou d'autre, mais
+qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une
+seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste
+héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa
+nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l'empêcha de faire cette folie, et
+il essaya de ne payer qu'en monnaie de poëte: il fut congédié
+dédaigneusement. «C'est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis
+Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne.
+C'est l'infâme Phryné qui m'écarte sans pitié; elle porte et rapporte
+en secret, dans son sein, de furtifs messages d'amour. Souvent, lorsque,
+du seuil où je l'implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse,
+elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit
+qui me fut promise, elle m'annonce que ma belle est souffrante et tout
+épouvantée d'un présage menaçant. Alors je meurs d'inquiétude; alors mon
+imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de
+combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te
+voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre
+que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d'être
+aimées et chantées par un poëte comme lui.
+
+Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui
+n'était probablement pas celle d'Horace. Tibulle, dans le troisième
+livre de ses Élégies, qu'il lui a consacré, la représente comme une
+innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus
+aimable des pères. C'était, ce ne pouvait être qu'une fille
+d'affranchis, et cependant Tibulle offrit de l'épouser, ou, du moins, de
+la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n'eussent
+point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la
+vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour
+lui, il se sentait près de sa fin: c'était une lampe épuisée d'huile,
+qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l'appelle sans
+cesse, refusa d'unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse
+refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle
+était l'objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses
+soupirs; elle n'exigeait pas d'autres présents que le recueil des
+Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d'une reliure
+dorée. Mais elle était dans l'âge de l'amour; elle se donna donc un
+amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux:
+«Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!»
+Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu'il se résigna enfin à
+n'être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il
+voulait qu'on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir
+de s'être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses
+anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l'amour et des
+courtisanes, l'entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs
+joyeuses réunions; ils l'invitèrent à chanter les louanges de Bacchus,
+qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu'il me serait doux,
+murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la
+longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des
+jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l'a donné à qui n'en est
+pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m'est chère encore!»
+Bacchus, qui s'emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme
+de Néère: «Allons, esclave, allons! s'écriait Tibulle en tendant sa
+coupe à l'échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a
+longtemps que j'aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie
+et ceindre mon front de couronnes de fleurs!»
+
+Tibulle savait bien qu'il ne devait plus attendre d'une maîtresse ce
+doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le
+bonheur: «La jeunesse et l'amour, disait-il naguère en regrettant d'être
+encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l'amour, ce
+sont les véritables enchanteurs!» Il n'avait plus recours à la magie et
+à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé
+sa maladie d'épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère
+qu'il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il
+fit une déclaration d'amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa
+le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret
+chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s'attache à tous ses
+pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses
+vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa
+beauté. Elle nous enflamme, quand elle s'avance enveloppée d'un manteau
+de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue
+d'une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant;
+elle lui accorda plus qu'il ne demandait, et elle recueillit les
+dernières lueurs de ce coeur qui s'éteignait: «Nulle autre femme, lui
+disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C'est la
+première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me
+plaire, et après toi, il n'est plus dans Rome une femme qui soit belle à
+mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui
+enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à
+l'heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était
+infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui
+fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d'immortalité
+dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d'une bonne fortune qu'il
+n'avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu'un de ses mérites
+personnels, et il se mit en devoir d'aimer sérieusement Glycère, qui
+n'aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie,
+s'avisa d'aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa
+pas un seul vers pour Glycère, qui n'eut pas la patience d'attendre une
+velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté
+affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au
+point que ses amis comprirent qu'il avait reçu le coup de la mort.
+Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d'oublier la
+cruelle Glycère (_ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ_) et
+Tibulle apprit presqu'aussitôt, qu'Horace lui avait succédé dans les
+bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s'en releva pas; il
+succomba enfin, à l'âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa soeur lui
+avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit
+apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d'habits de
+deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales
+suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur
+le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d'avoir été la
+plus aimée.
+
+Cette époque du règne d'Auguste fut le triomphe des poëtes et des
+courtisanes, qui s'entendaient si bien entre eux, qu'ils semblaient
+inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte
+amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la
+vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane
+grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait
+aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n'osons
+reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier,
+ami de Tibulle, d'Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux
+très-recherché dans la société des courtisanes, s'était attaché à
+Citheris, qu'il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours
+dans un poëme en quatre chants, dont nous n'avons plus que quelques
+fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s'écriait-il
+indigné, lorsqu'elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte
+de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui
+envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais
+visage que nul duvet n'ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se
+répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de
+la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit
+infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on
+ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de
+Rome, et la guerre l'avait entraîné avec les aigles romaines chez des
+peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir
+de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s'écriait-il, ne sera pas séduite par un
+frais visage de jeune homme ni par des présents; l'autorité d'un père et
+les ordres rigoureux d'une mère la solliciteront en vain de m'oublier:
+son coeur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition
+amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire
+remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de
+sa maîtresse: «Que m'importe à moi la guerre! disait-il en gémissant:
+qu'ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des
+richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec
+d'autres armes: c'est l'amour qui sonne le clairon et qui donne le
+signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du
+soleil jusqu'à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en
+m'arrachant mes armes! mais, si mes voeux s'accomplissent et si les
+choses tournent à mon honneur, que la femme qui m'est chère soit le prix
+de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de
+baisers, tant que je me sens la force d'aimer et que je n'en ai pas
+honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent
+enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit
+arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras
+de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu'au milieu du jour!»
+
+Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures
+et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle
+qu'il l'avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l'espérait,
+un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez
+embarrassée de se représenter, dans ce travail d'aiguille, les yeux en
+larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait
+même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s'aperçut qu'il ne vivait
+plus au temps de l'âge d'or, où, comme il l'avait dit lui-même, «la
+femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses
+faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu'il avait faits pour Lycoris, et
+qui étaient, d'ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il
+répondit à l'infidélité par l'infidélité, et il trouva de quoi se
+consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le
+regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d'amour, plusieurs
+jeunes filles que leur beauté n'avait pas encore rendues fameuses. Ce
+furent d'abord deux soeurs, Gentia et Chloé, qu'il possédait à la fois:
+«Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d'accord,
+ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche
+ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase
+davantage son amant, l'une par ses yeux, l'autre par ses cheveux?» Les
+cheveux de Gentia étaient blonds comme de l'or; les yeux de Chloé
+lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant,
+nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune
+fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui
+brillent comme de l'or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui
+s'élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes
+yeux étoilés sous l'arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces
+joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres,
+tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces
+une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du
+coeur! N'aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d'amour,
+cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge
+découverte exhale une odeur de myrrhe: il n'y a que délices en toute ta
+personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et
+par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à
+moitié mort, et tu m'abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas
+de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu'il avait si amoureusement
+chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus
+de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse
+d'un poëte, Maximianus, qui mérita d'être confondu avec Cornelius
+Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus
+aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu'il
+ait été, ne fut qu'un vieillard impuissant, qui se plaignait d'être le
+jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains
+de sa jeunesse, pour se réchauffer le coeur, et pour être moins ridicule
+à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j'ai trop aimée,
+disait le poëte en se lamentant, celle à qui j'avais livré mon coeur et
+ma fortune! Après tant d'années que nous avons passées ensemble, elle
+repousse mes caresses! Elle s'en étonne, hélas! Déjà, elle recherche
+d'autres jeunes gens et d'autres amours; elle m'appelle vieillard faible
+et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se
+dire que c'est elle-même qui a fait de moi un vieillard!»
+
+Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable
+Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l'amour les premières
+inspirations de sa muse: on peut dire qu'Ovide, le chantre, le
+législateur de l'art d'aimer, avait appris son métier dans le commerce
+des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des
+nez était le caractère distinctif et l'attribut érotique des mâles de
+cette famille. Le nom de _Naso_ leur resta de père en fils, avec ce
+terrible nez qui avait fait la célébrité d'un de leurs aïeux. Sous ce
+rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n'avait pas
+dégénéré. C'était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre
+selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l'origine de
+son surnom poétique, mes jours s'écoulaient dans la paresse; le lit et
+l'oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une
+jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune
+beauté n'était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions
+gratuites, la fille d'Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de
+Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu'il a chantée
+sous le nom de Corinne. Corinne, c'est Ovide lui-même qui nous
+l'apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (_lenone marito_); ce mari,
+ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête
+avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n'était pas plus riche que
+les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme,
+mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne
+était donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis;
+seulement, sa réputation de poëte l'avait mis au-dessus des autres, et
+par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses,
+le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu'il donna de
+nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les voeux d'aucune
+d'elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu'elle
+n'avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier,
+toutefois, pour expliquer cette singularité, qu'Ovide avait composé cinq
+livres d'élégies, et qu'il en brûla deux en corrigeant les pièces qu'il
+laissait subsister. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais su positivement
+quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé
+du temps d'Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation
+et que plus d'une courtisane, profitant de la discrétion de l'amant de
+Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait
+passer publiquement pour l'héroïne des chants du poëte. Suivant une
+opinion qui n'est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la
+personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu'Ovide avait
+aimées à la fois ou successivement.
+
+Si l'on s'en tient au récit d'Ovide, l'amour l'avait merveilleusement
+disposé à recevoir l'impression qui lui alla au coeur, quand il
+rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma
+couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon
+lit? pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans
+goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en
+tous sens, sous l'aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il
+l'aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces
+comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les
+danses favorisaient les intelligences des coeurs et les faiblesses des
+sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l'accompagner, et
+la jalousie s'éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante
+lui eût donné le droit d'être jaloux d'elle. Il lui écrivit donc pour
+lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu'elle aurait à
+tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges
+amoureux, qu'elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari
+sera couché sur le lit de table, tu iras d'un air modeste te placer à
+côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie
+de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu'il applique ses
+lèvres à l'endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas,
+lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa
+poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main
+dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de
+lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne
+pourrais plus dissimuler que je t'aime. Ces baisers sont à moi!
+m'écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je
+puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (_quæ bene
+pallia celant_), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N'approche
+pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle
+pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui
+se crée autant de tourments que de prévisions, s'attriste, s'indigne des
+libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence
+et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m'épargner
+tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait
+complice de ce que j'appréhende pour l'avoir vingt fois expérimenté
+moi-même avec mes maîtresses.»
+
+ Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas
+ Veste sub injectâ dulce peregit opus.
+ Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris,
+ Conscia de gremio pallia deme tuo.
+
+Ovide espère profiter, dans l'intérêt de son amour, et de l'ivresse et
+du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience
+de l'inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari
+emmènera sa femme et sera maître de disposer d'elle sans contrainte et
+sans témoin! «Ne te donne au moins qu'à regret, tu le peux, s'écrie-t-il
+douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient
+muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne
+crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le
+trouver chez lui, à l'heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la
+chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la
+chevelure flottante sur son cou d'albâtre. Telle la belle Sémiramis
+marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre
+par ses nombreux amants. J'arrachai un vêtement, qui pourtant ne me
+cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa
+tunique; mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut
+pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue.
+Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas
+dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras
+ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser!
+Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels
+larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m'arrêter sur chaque
+détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge, et je la tenais nue
+serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes
+tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!»
+
+Il possède sa maîtresse, mais il n'est pas encore heureux: il est
+jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye
+pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l'a frappée!
+«La fureur m'a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se
+détestant, elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon
+délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J'ai eu l'affreux
+courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même,
+et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l'ai vue
+pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau
+dérobe aux montagnes de Paros; j'ai vu ses traits inanimés et ses
+membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent,
+que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du zéphyr, que
+l'onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps
+retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l'eau à la fonte des
+neiges!» C'est que Corinne avait souvent auprès d'elle une vieille
+entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d'artifices
+pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour
+vendre à des amants plus riches les moments qu'elle lui volait:
+«Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce
+n'est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des
+vers lui-même, couvert d'un splendide manteau d'or, pince les cordes
+harmonieuses d'une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l'or soit à
+tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c'est chose assez
+ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de
+cette hideuse vieille, et il eut peine à s'empêcher de s'en prendre à
+ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues
+sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que
+les dieux te refusent un asile, t'envoient une vieillesse malheureuse,
+des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de
+toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la
+détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la
+naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa
+fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu'il avait laissée pensive; un
+amant ne peut donner que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les
+belles que j'en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j'aurai
+choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer
+les étoffes, l'or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée
+que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n'était
+pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans
+les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d'Ovide.
+
+Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui
+l'accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir
+consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il
+avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses
+lettres, et Cypassis, qui l'introduisait en cachette. Cette dernière
+était jolie et bien faite; un jour, Ovide s'en aperçut, tandis qu'il
+attendait sa maîtresse, et il abrégea l'attente en se permettant tout ce
+que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua
+quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de
+Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la
+contenance d'Ovide: «Tu la soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de
+sa maîtresse! s'écria-t-il en s'efforçant de reprendre son assurance.
+Que les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, que les dieux
+me préservent de l'être avec une femme d'une condition méprisable! Quel
+est l'homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses
+bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n'eut pas de peine à
+persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui
+demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas
+davantage de son côté, et plus d'une fois son amant jugea qu'elle en
+savait plus qu'il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se
+donnent qu'au lit (_illa nisi in lecto nusquam potuere doceri_), se
+disait-il tout bas en savourant un baiser qu'il trouvait étranger à ses
+habitudes: je ne sais quel maître a reçu l'inestimable prix de ces
+leçons-là!»
+
+Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de
+santé et d'humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause
+de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs
+chambrières qui n'étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec
+qui le coeur n'était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que
+Corinne s'était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours
+en péril; Ovide s'indigna de l'odieux attentat qu'elle avait exercé sur
+elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le
+tendre fruit qu'ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait
+de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne
+soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes
+amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et
+de tendresse pour son poëte; elle n'était jamais assez souvent ni assez
+longtemps avec lui; l'eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la
+tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n'aboyaient plus: on
+envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui
+laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d'être
+ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours
+me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon coeur ce
+qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais renfermé
+Danaé, Jupiter ne l'aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée
+de ce langage capricieux et brutal; elle n'eut pas la force d'y
+répondre; elle pleura en silence: «Qu'ai-je besoin, lui dit Ovide avec
+plus de dureté encore, qu'ai-je besoin d'un mari complaisant, d'un mari
+lénon?» Corinne comprit qu'on ne l'aimait plus.
+
+En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement
+d'Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les
+baisers qu'elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de
+cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui,
+j'acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec
+la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux
+exigences de Corinne, j'ai pu, il m'en souvient, livrer neuf assauts
+dans l'espace d'une courte nuit (_me memini numeros sustinuisse
+novem_).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était
+capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s'écria Corinne
+rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir
+malgré toi t'étendre sur ma couche? Il faut qu'une magicienne d'Éa t'ait
+ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d'une
+autre (_aut alio lassus amore venis_)!» A ces mots, elle s'élança hors
+du lit en rattachant sa tunique, et s'enfuit pieds nus; pour cacher à
+ses femmes l'affront qu'elle avait subi de son amant, elle n'en fit pas
+moins ses ablutions (_dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ_), et elle se
+retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se
+sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans
+oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu'il fut sorti, Corinne
+ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut
+fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à
+l'invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers,
+on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la
+maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le
+matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des
+guerres d'Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il
+n'en fallut pas davantage pour qu'Ovide, piqué de se voir éconduit pour
+faire place à un nouveau venu, s'obstinât davantage à heurter à la porte
+qu'on lui fermait. L'eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d'appeler
+le chien qui gardait le logis. Ovide s'en prit aux soldats enrichis qui
+ont de l'or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des
+poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats;
+il comparait alors le véritable âge d'or, où l'amour ne se vendait pas,
+à cet âge de fer où l'on achetait tout, même l'amour, avec de l'or:
+«Aujourd'hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l'orgueil
+farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner
+beaucoup. Son gardien me défend d'approcher; elle craint pour moi la
+colère de son mari: mais, si je veux donner de l'or, époux et eunuque me
+livreront toute la maison. Ah! s'il est un dieu vengeur des amants
+dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!»
+
+Ovide n'était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au
+contraire, ne faisait que l'accroître. Il passait les nuits, couché sur
+le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes,
+des soupirs et des prières. Il fut plus d'une fois consolé par la belle
+Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n'était
+pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir
+devant cette porte inflexible. Un matin, avant l'aube, elle s'ouvrit
+doucement, et un homme sortit. «Quoi! s'écria l'amant déconvenu, quoi!
+j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j'ai pu,
+comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée! Je
+l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d'un pas traînant,
+comme celui d'un artisan usé par le service; mais j'ai encore moins
+souffert de le voir, que d'en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre
+d'un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait
+oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses
+vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour!
+
+Il quitta Rome pour chercher l'oubli dans l'absence; il se retira dans
+le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les
+échos de son coeur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait
+à travers tous les bruits, de l'air et de la nature champêtre. Il revint
+à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de
+Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils
+l'entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une
+courtisane éhontée, et qu'elle descendait tous les jours la pente du
+vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants;
+elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle
+donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les
+yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son
+cou portait l'empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été
+meurtris; on racontait d'elle une foule de traits d'impudicité,
+d'avarice et d'effronterie. Ovide refusait d'ajouter foi à ce qu'il
+entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse
+était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas,
+censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce
+que je te demande, c'est de chercher du moins à me tromper sur la
+vérité. Elle n'est pas coupable celle qui peut nier la faute qu'on lui
+impute; c'est l'aveu qu'elle en fait, qui seul peut la rendre infâme.
+Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire
+ouvertement ce que l'on fait en secret! Avant de se livrer au premier
+venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et,
+toi, tu divulgues partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces
+toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même
+comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus
+bas de la Prostitution.
+
+Ovide n'effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu'il lui
+avait dédiés; sous ce nom il l'avait aimée, sous ce nom il l'avait
+chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s'écria-t-il en
+mettant la dernière main à ses livres d'élégies. En effet, s'il eut
+encore des maîtresses, il n'en chanta aucune, parce qu'aucune ne lui
+inspira de l'amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l'intimité
+des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu'elles lui
+avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d'après leurs
+inspirations, son poëme de l'_Art d'aimer_, ce code de l'amour et de la
+volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place
+à ses réminiscences amoureuses, mais il n'avoua pas une seule de ses
+maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit
+supposer qu'il avait une liaison secrète, avec la fille de l'empereur,
+et qu'il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son
+exil à cette passion adultère, qu'Auguste n'osait pas punir autrement;
+selon d'autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris
+Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu'il en fût,
+Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares,
+mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages,
+même les élégies de ses _Amours_: il venait d'apprendre, par des
+lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d'une toge
+déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du
+Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu'elle se fît
+magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l'âme, en
+collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de
+Corinne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+ SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
+ libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
+ qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
+ critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
+ --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
+ --Moeurs déréglées de ce poëte. --Abominable épigramme que Martial eut
+ l'impudeur d'adresser à sa femme Clodia Marcella. --Quels étaient les
+ lecteurs habituels des oeuvres de Martial. --Le libraire Secundus.
+ --Portraits de courtisanes. --Lesbie. --Libertinage éhonté de cette
+ prostituée. --Les louves errantes Chioné et Hélide. --Vieillesse
+ ignoble de Lesbie. --Épigramme que fit Martial contre Lesbie. --Chloé.
+ --Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane. --La _pleureuse des
+ sept maris_. --Thaïs. --Injures qu'adressa Martial à cette courtisane
+ qui l'avait dédaigné. --Hideux portrait qu'il en publia pour se venger
+ de ses mépris. --Philenis et son concubinaire Diodore. --Horrible
+ dépravation de Philenis. --Épitaphe que fit Martial pour cette infâme
+ prostituée. --Galla. --Injustice de Martial à l'égard de cette
+ courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre elle. --D'où lui venait la
+ haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles amoureuses. --Effrayant
+ cynisme de Phyllis. --Épigrammes contradictoires de Martial contre
+ cette courtisane. --Lydie. --Comment Martial se conduisit envers
+ Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca. --Aversion et
+ dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. --Fabulla. --Lila.
+ --Vetustilla. --Gallia. --Saufeia. --Marulla. --Thelesilla. --Pontia.
+ --Lecanie. --Ligella. --Lyris. --Fescennia. --Senia. --Galla. --Eglé.
+ --Les fausses courtisanes grecques. --Celia. --Épigramme de Martial
+ contre cette prétendue fille de la Grèce. --Lycoris. --Glycère.
+ --Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une
+ gracieuse invitation à l'amour que lui avait envoyée Polla. --Honteuse
+ profession de foi qu'il eut le triste courage d'adresser à sa femme
+ Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Par quels moyens Clodia
+ Marcella décida Martial à abandonner Rome. --Épigramme expiatoire de
+ Martial. --Sa fin champêtre. --Honorable sortie de Martial contre
+ Lupus. --Pétrone. --Son _Satyricon_, tableau des moeurs impures de
+ Rome impériale. --Ascylte et Giton. --La prêtresse du dieu Ænothée et
+ sa compagne Proselenos. --L'entremetteuse Philomène. --Eumolpe. --Les
+ Épigrammes de Pétrone. --Sestoria. --Martia. --Délie. --Aréthuse.
+ --Bassilissa. --Suicide de Pétrone.
+
+
+Après Ovide, il faut aller jusqu'à Martial pour retrouver en quelque
+sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus
+d'un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut
+présumer qu'elles n'attendirent pas Martial pour faire parler d'elles,
+et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits
+et gestes de ces _fameuses_, la faute n'en est pas à un temps d'arrêt
+dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs
+d'Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la
+société romaine, et ils offraient avec impudeur l'exemple de tous les
+raffinements de la débauche. Les moeurs publiques s'étaient alors si
+profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n'en eût pas trouvé un
+qui se donnât le ridicule de chanter l'épopée de ses amours, comme
+l'avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n'eût pas trouvé
+une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d'élégies à
+un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l'amour, semblait passée
+de mode, et l'on vivait trop vite pour consacrer des années entières à
+une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui
+participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus
+Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l'an 43 de l'ère
+chrétienne, vint à Rome, à l'âge de dix-sept ans, pour y chercher
+fortune, il n'eut garde d'imiter les poëtes de l'amour, qui avaient
+rencontré un Mécène au siècle d'Auguste: il se fit, au contraire, le
+poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs
+qui se succédèrent si rapidement jusqu'à Trajan. Martial dut ses succès
+littéraires à l'obscénité même de ses épigrammes.
+
+Il a l'air d'avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de
+Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière
+naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour
+impériale, s'exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies
+les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche
+monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des
+expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu'il
+recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement;
+chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience
+par tous les lecteurs qui savaient par coeur les livres précédents, se
+multipliaient à l'infini dans les mains des libraires, et les scribes,
+qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne
+pouvaient suffire à l'empressement des acheteurs. Cet accueil
+enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n'était pas fait sans doute
+pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un
+censeur austère lui conseillait de s'imposer quelques réserves dans les
+mots, sinon dans les idées, il n'acceptait pas plus un conseil qu'un
+reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses
+critiques, qu'il avait bien fait de composer justement les vers
+malhonnêtes qu'on voulait retrancher de ses oeuvres: «Tu te plains,
+Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point
+assez sévères et qu'un magister ne les voudrait pas lire dans son école;
+mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes,
+s'ils n'ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies
+joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens.
+Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés,
+je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n'est plus méprisable que
+Priape devenu prêtre de Cybèle.»
+
+Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il
+se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la
+vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en
+passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées
+graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette
+renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que
+n'excusaient pas l'esprit et la malice qu'il savait y jeter à pleines
+mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d'Horace, et
+qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la
+chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une
+multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans
+ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes
+transparents, les noms des personnages qu'il tournait en ridicule ou
+qu'il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu'il n'abusait pas
+des noms véritables et qu'il respectait toujours les personnes dans ses
+plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu'il
+se permettait à l'égard d'une foule de gens, que tout le monde
+reconnaissait dans des portraits, où ils n'étaient pas nommés, mais
+peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à
+diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la
+vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes
+étaient toujours de méchants poëtes, d'insolentes courtisanes, de viles
+prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des
+hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des
+ignobles personnages qu'il met en scène et comme au pilori; il a soin de
+prévenir ses lecteurs qu'ils ne trouveront chez lui ni réserve ni
+pruderie dans l'expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour
+les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n'entre donc pas dans notre
+théâtre, ou, s'il y vient, qu'il regarde!»
+
+Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu'il a dépeinte
+avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois
+passages, que ses moeurs n'étaient pas beaucoup plus réglées que celles
+qu'il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses
+amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres,
+que n'excusait pas la corruption générale de son temps, et qu'il s'est
+même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme
+Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre
+nature, il affecte, dans plus d'une épigramme, de faire sonner bien haut
+l'honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la
+comparaison qu'il faisait, à son avantage, de ses moeurs privées avec
+celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il
+dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma
+vie est irréprochable: (_Lasciva est nobis pagina, vita proba est_).»
+Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de
+dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si
+bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à
+son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son
+recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu'il passa,
+presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait
+vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses
+protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d'être
+témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans
+les derniers livres de ses épigrammes, il ne s'avise plus de prétendre à
+la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait
+perdre depuis longtemps. C'est dans le onzième livre, qu'il a eu
+l'impudeur d'insérer l'abominable épigramme adressée à sa femme, qui
+l'avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même
+pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon
+a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant,
+et il s'autorisait de l'exemple des dieux et des héros pour persister
+dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades
+complaisances de sa femme:
+
+ Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus;
+ Teque, puta cunnos, uxor, habere duos.
+
+Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de
+son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des
+poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre
+n'est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui
+me lisent; ce sont les filles de moeurs faciles, c'est le vieillard qui
+lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui
+faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu'on n'y voyait
+jamais un nuage impudique (_inque suis nulla est mentula carminibus_);
+il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si
+pudibonds ne peuvent être destinés qu'à des enfants et à des vierges. Il
+ne se pique donc pas d'imiter Cosconius, et il se moque des vénérables
+matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l'accusaient de
+n'avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J'ai écrit pour moi, leur
+dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce
+côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir
+des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore
+abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit:
+elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit
+dans son temple au mois d'août, ce que le villageois place en sentinelle
+au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu'en
+mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme,
+que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices
+ordinaires, et qu'il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d'idées
+et d'expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs
+aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations
+figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était
+d'un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le
+lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui
+le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte
+Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de
+Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de
+Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n'étaient pas moins
+recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les
+courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de
+Tibulle, de Properce et d'Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même
+les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l'amour tendre et
+délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d'à-propos,
+que nul poëte n'avait su donner à ses vers: c'était, pour ainsi dire,
+une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n'avaient qu'à
+se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés,
+que le vice ou le ridicule de l'original passait en proverbe avec le nom
+que le poëte avait attaché à l'épigramme. Nous allons, parmi ces
+portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial
+s'est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques
+différentes, comme pour mieux juger des changements que l'âge et le sort
+apportaient dans l'existence ou dans la personne de ces créatures; nous
+laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et
+de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les
+femmes de plaisir, et que Martial ne s'est pas fait scrupule de mettre
+en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique.
+
+Voici Lesbie; ce n'est pas celle de Catulle; elle n'a point de moineau
+apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le
+monde le sait, parce qu'elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand
+elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont
+pour elle sans saveur (_nec sunt tibi grata gaudia si qua latent_);
+aussi, sa porte n'est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu'elle
+s'abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur
+elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si
+quelqu'un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de
+jouissance que ne fait son amant; elle n'a pas de plus grand bonheur que
+d'être prise sur le fait (_deprehendi veto te, Lesbia, non futui_).
+«Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d'Hélide!» lui crie
+Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui
+cachaient leurs infamies à l'ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en
+vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua
+plus particulièrement aux turpitudes de l'art fellatoire (liv. II,
+épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s'étonnait, en dépit des
+avertissements de son miroir, que ses amants d'autrefois n'eussent pas
+conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce
+sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour
+excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi»
+(_contra te facies imperiosa tua est_). Longtemps après, réduite à des
+souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie
+se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu'elle avait eus;
+elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs
+caractères et leurs figures, devant l'aréopage des vieilles
+entremetteuses, qui l'écoutaient en ricanant: «Je n'ai jamais accordé
+mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (_Lesbia sejurat gratis
+nunquam esse fututam_), et, pendant qu'elle parlait ainsi du passé, les
+portefaix, qu'elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à
+sa porte pour savoir lequel d'entre eux serait payé cette nuit-là.
+
+Voici Chloé; ce n'est pas celle d'Horace; elle ne se soucie même pas de
+rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n'est plus jeune, mais
+elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n'être plus
+recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n'en faut pas
+moins, pour qu'elle s'accoutume aux dédains qui l'accueillent partout,
+quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit
+avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes
+mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes _nates_; enfin,
+pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé,
+je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à
+son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en
+faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses
+pareilles. Elle s'était éprise d'un jeune garçon qui n'avait pas d'autre
+fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par
+allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de
+Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes
+toutes les femmes qu'ils touchaient avec des lanières de peau de bouc.
+Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu'un luperque, et
+Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné
+en présent des étoffes de Tyr et d'Espagne, un manteau d'écarlate, une
+toge en laine de Tarente, des sardoines de l'Inde, des émeraudes de
+Scythie et cent pièces d'or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien
+refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse.
+«Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre
+fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa
+pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants
+une partie de l'or qu'elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux;
+mais, depuis qu'elle les payait au lieu de se faire payer, elle était
+plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse
+et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l'un
+après l'autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des
+tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement:
+«C'est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l'appela plus que la
+_Pleureuse des sept maris_.
+
+Martial, il faut l'avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses
+épigrammes; ainsi, les injures qu'il adresse à la courtisane Thaïs ne
+partent que d'un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de
+ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la
+chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les
+refus de Thaïs, qui lui a dit qu'il était trop vieux pour elle (Liv. IV,
+ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve
+ignominieuse qu'il proposait de fournir en témoignage de virilité, car
+il se vengea d'elle par le plus hideux portrait qu'on ait jamais fait
+d'une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d'un foulon
+avare, qui s'est brisé dans la rue; qu'un bouc qui vient de faire
+l'amour; que la gueule d'un lion; qu'une peau de chien écorché dans le
+faubourg au delà du Tibre; qu'un foetus qui s'est putréfié dans un oeuf
+pondu avant terme; qu'une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de
+neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses
+vêtements pour se mettre au bain, elle s'enduit de psilothrum, ou se
+couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre
+fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu'elle se croit
+délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a
+tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (_Thaïda Thaïs olet_).» Cette
+horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne
+Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d'autres griefs plus
+réels et plus graves. Philénis, d'ailleurs, n'était pas d'un âge à
+inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi
+vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un
+concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque
+expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l'attendaient les
+honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se
+sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un voeu
+indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son
+Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les
+aiment les chastes Sabines (_quam castæ quoque diligunt Sabinæ_). Cette
+Philénis, espèce de virago qui se targuait d'être à moitié homme, avait
+une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements,
+dit Martial, jusqu'à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans
+compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume,
+et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes
+masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et,
+toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître
+de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à
+table, avant d'avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en
+droit d'en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques.
+Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire
+l'homme jusqu'au bout (_Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane
+medias vorat puellas_). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était
+à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et
+elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en
+vente et qu'un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue
+est réduite au silence!» s'écriait Martial, lorsqu'elle fut enlevée par
+la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme
+métier. «Que la terre te soit légère! dit l'épitaphe que le poëte lui
+décerna: qu'une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens
+puissent déterrer tes os!»
+
+Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d'après
+le portrait qu'il fait d'elle, on ne saurait supposer qu'il l'eût jamais
+vue de meilleur oeil; mais on peut assurer qu'il n'avait pas été
+toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu'il ne ménage pourtant pas
+davantage; après l'avoir injuriée avec acharnement, après s'être moqué
+de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu
+qui témoigne de son injustice à l'égard de cette courtisane. Il raconte
+qu'autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour
+une nuit, «et ce n'était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître.
+Au bout d'un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C'est
+plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le
+marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial
+n'en offrit que mille, qu'elle n'accepta pas; mais, à quelques mois de
+là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d'or. Martial
+refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va
+donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l'envie se passe tout
+à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui
+tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une
+sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette
+sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000
+sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à
+son mignon et s'en va. Galla n'a pas de rancune; elle a retrouvé Martial
+et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond
+le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que
+Galla était devenue si méprisable et si différente d'elle-même, en si
+peu d'années? Martial la représente d'abord comme ayant épousé six ou
+sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l'avaient
+séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse:
+
+ Deindè experta latus, madidoque simillima loro
+ Inguina, nec lassâ stare coacta manu,
+ Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum.
+
+Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces
+rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il
+l'avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu'il y a
+aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier
+avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les
+impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette
+de Galla, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été: «Tandis
+que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans
+une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents,
+ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent
+pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (_nec facies tua tecum
+dormiat_).» Elle regrettait toujours d'avoir fait la sourde oreille aux
+propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec
+lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille
+agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (_mentula surda est_)
+et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face
+ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables
+d'inspirer le respect que l'amour (_cani reverentia cunni_).
+
+Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il
+n'épargne pas celles qui ne l'avaient pas épargné. Ainsi, après nous
+avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s'efforce de
+satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas
+que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui
+donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les
+caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa
+torpeur (Liv. XI, ép. 29). C'est par ironie sans doute qu'il lui indique
+une manière plus sûre d'agir sur un jeune homme, toute vieille qu'elle
+soit; il lui souffle ce qu'elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent
+mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia,
+du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d'or, des meubles!»
+Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s'est pas servi d'une
+plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles
+faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu'il
+en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50),
+et Martial, qui ne l'outrage plus, mais qui a l'air de la supplier, se
+plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c'est ta rusée
+soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou
+de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on
+peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta
+cassolette; puis, c'est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour
+faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de
+mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l'opulente amie à
+qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste
+en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?»
+Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à
+l'heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu'on désire et qu'on
+s'efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et
+Martial est au comble de ses voeux: «La belle Phyllis, pendant toute une
+nuit, s'était prêtée à toutes mes fantaisies (_se præstitisset omnibus
+modis largam_), et je songeais le matin au présent que je lui ferais,
+soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge
+de laine d'Espagne, soit dix pièces d'or à l'effigie de César. Phyllis
+me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes
+dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis
+subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial
+reconnaissait-il qu'il s'était trop pressé de rétracter tout le mal
+qu'il avait dit d'elle, avant de la posséder. Tout s'expliquerait mieux
+si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes,
+que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le
+dédain, en passant par l'amour et en arrivant à l'insouciance.
+
+Les autres courtisanes qu'on rencontre çà et là dans les douze livres
+des épigrammes de Martial n'y figurent pas plus de deux fois chacune; et
+souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d'assurer
+qu'elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur
+l'esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la
+lettre les duretés qu'il leur adresse, et qui n'étaient peut-être qu'une
+menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la
+première fois qu'il s'attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la
+dépeint comme incapable d'inspirer de l'amour et de donner du plaisir
+(_Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni_); il pousse son
+imagination libertine jusqu'aux plus monstrueuses folies, et l'on
+pourrait rester bien convaincu qu'il ne pense pas à revenir sur ses
+jugements téméraires; mais ce n'était là qu'une entrée en matière un peu
+brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu'il aura vu Lydie
+de près, dès qu'il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent
+d'autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il
+continue la guerre, pour n'avoir pas l'air de mettre bas les armes trop
+tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint,
+sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et
+muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu
+parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne
+plus qu'à toi.» C'était une façon adroite de faire entendre à Lydie,
+qu'il ne demandait qu'à lui apprendre à parler, et qu'au besoin il
+parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l'égard
+de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre,
+disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai
+bien d'une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la
+préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une
+fille de condition libre.» On voit que Martial n'était pas difficile sur
+la question de l'origine de ses maîtresses, et qu'elles n'avaient pas
+besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu'il ne partageait
+pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le
+commerce d'un homme libre avec une esclave. Il ne s'érige pas en
+défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées
+et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent
+d'un manteau d'indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le
+prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle
+soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne
+la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était
+peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire
+admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A
+l'époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus
+que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors
+de mode et sans emploi.
+
+Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial,
+qu'on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se
+heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui
+pratiquaient le même métier. Le poëte a l'air de les flétrir les uns et
+les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation
+qui eût été un anachronisme dans les moeurs romaines. Il s'indigne
+davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas
+disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la
+jeunesse voluptueuse: «Tu n'as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou
+des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t'en fais suivre, tu
+les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux
+spectacles. C'est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A
+trente ans, chez les Romains, une femme n'était plus jeune; elle était
+vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater
+partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé
+l'âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre
+elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d'autre
+alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que
+d'épouvantail. Sila veut l'épouser à tout prix, Sila qui possède en dot
+un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux
+yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les
+plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il
+aura des maîtresses et des mignons, sans qu'elle puisse s'en formaliser;
+il les embrassera devant elle, sans qu'elle y trouve à redire; à table,
+elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes
+ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui
+rendra que des baisers de grand'mère: si elle consent à tout cela, il
+consent à l'épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la
+vieillesse est une monomanie chez Martial, qu'elle poursuit et qu'elle
+attriste sans cesse: il voudrait n'être entouré que de frais visages de
+femmes et d'enfants; l'idée seule d'une amoureuse surannée lui ôte à
+l'instant la faculté d'aimer, et, s'il fait l'épitaphe d'une vieille qui
+va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant
+le mort à lui payer sa bienvenue (_hoc tandem sita prurit in sepulchro
+calvo Plotia, cum Melanthione_), et cette odieuse image le glace
+lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur
+pour tout ce qui n'est plus jeune, il semble se complaire à peindre la
+vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des
+couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un
+portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres
+et qui en parlent sans cesse, comme pour s'aguerrir contre eux. Jamais
+poëte n'a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses,
+plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d'oeuvre de
+Martial, en ce genre, est l'épigramme suivante, dont nous désespérons de
+rendre l'effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls,
+Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents;
+quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus
+plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d'araignées; quand
+le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires;
+quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le
+moucheron de l'Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas
+plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les
+mâles des chèvres, quand tu as le croupion d'une oie maigre; quand le
+baigneur, sa lanterne éteinte, t'admet parmi les prostituées de
+cimetière; quand le mois d'août est pour toi l'hiver et que la fièvre
+pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te
+remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un
+mari qui s'enflamme sur tes cendres! N'est-ce pas vouloir labourer un
+rocher? Qui t'appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que
+Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu'on dissèque
+ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul
+appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera
+devant toi les torches de la nouvelle mariée (_intrare in ipsum sola fax
+potest cunnum_).»
+
+Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les
+courtisanes; il n'était bien inspiré que par les mauvais compliments
+qu'il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de
+son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient
+brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial,
+qu'à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép.
+55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle
+refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à
+Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n'a pas la
+gorge pendante, le ventre ridé, et le reste:
+
+ Aut infinito lacerum patet inguen iatu;
+ Aut aliquid cunni prominet ore tui.
+
+Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à
+penser que Saufeia est bégueule (_fatua es_), et il la laisse là (Liv.
+III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n'accueille les gens qu'après s'être
+assurée de ce qu'ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s'arrête à
+Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a
+fait ses preuves en amour, et pourtant il n'est pas sûr de pouvoir en
+quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu'il est homme (Liv. XI,
+ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant
+qu'elle s'ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces
+morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se
+rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai
+pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave,
+dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et
+cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que
+ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?»
+(Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a
+l'âge de la mère d'Hector et qui se croit encore dans l'âge des amours:
+«S'il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d'arracher la
+barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une
+fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que
+Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les
+vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait
+que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal
+par des voleurs qui ne s'étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis,
+Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27).
+Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et
+savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir
+lui parler d'amour comme il faut (_sæpe solecismum mentula nostra
+facit_). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend
+aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que
+les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et
+donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut
+que vous vous donniez gratis, jeune fille, s'écrie Martial, celui-là est
+le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis,
+excepté des baisers!»
+
+La plupart de ces courtisanes, comme l'indiquent leurs noms, n'étaient
+pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient
+des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la
+Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la
+vieille Rome, qui autrefois n'eût pas souffert que ses enfants la
+déshonorassent en se mettant à l'encan. On recherchait encore les
+courtisanes grecques, en les payant plus cher que d'autres; mais on en
+trouvait d'autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce,
+que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même
+en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot
+de grec; les autres n'avaient rien de la beauté grecque; celles qui
+parlaient grec pour l'avoir appris, faisaient des fautes à chaque
+phrase; celles qui portaient le costume grec pour l'avoir adopté, lui
+attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles
+de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de
+frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial,
+qu'elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes
+aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien;
+il t'arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de
+la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l'Alain,
+sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s'y arrêter.
+Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec
+les Romains?»
+
+ Quâ ratione facis, quum sis romana puella,
+ Quod romana tibi mentula nulla placet?
+
+Cette même Celia, qu'une mauvaise leçon appelle _Lelia_ dans une autre
+épigramme (Liv. X, ép. 68), s'était gravé dans la mémoire quelques mots
+grecs qu'elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu
+ne sois ni d'Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d'un
+faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la
+race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes
+d'Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: +zôê+ et +psychê+. O pudeur!
+toi, concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie! Ces mots ne se disent qu'au
+lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c'est
+affaire au lit qu'une amante a dressé elle-même pour son tendre amant.
+Tu désires savoir quel est le langage d'une chaste matrone en pareille
+occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du
+plaisir (_numquid, quum, crissas blandior esse potes_)? Va, tu peux
+apprendre et retenir par coeur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne
+seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et
+Martial ne dissimule pas qu'il eût souhaité être aimé à la grecque par
+cette Laïs romaine. Quand il n'accuse pas une courtisane d'être
+décrépite, de sentir le vin, d'être trop rapace, de dévorer trop
+d'amants, de n'avoir plus d'amateurs, on peut dire, avec quelque
+certitude, qu'il a quelques projets sur elle et qu'il est bien près de
+réussir; mais il est, d'ordinaire, sans égard et sans pitié pour la
+maîtresse qu'il quitte. C'est donc de sa part une extrême délicatesse
+que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d'elle pour
+aller à Glycère. «Il n'était pas de femme qu'on pût te préférer,
+Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n'est pas de femme qu'on puisse préférer
+à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce
+qu'elle est; ainsi fait le temps: je t'ai voulue, je la veux.» Il ne dit
+pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour
+le blanchir, allait s'établir à Tibur, dont l'air vif passait pour
+favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la
+campagne, il remarqua qu'elle n'était pas plus blanche et il s'aperçut
+aussi qu'elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du
+poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial
+semble éviter d'avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il
+les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande
+laquelle des deux est la mieux faite pour l'amour (Liv. XI, ép. 60).
+Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui
+redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun
+voudrait rencontrer chez sa maîtresse (_ulcus habet, quod habere suam
+vult quisque puellam_). Chioné, au contraire, n'éprouve rien (_at Chione
+non sentit opus_), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O
+dieux! s'écrie Martial, s'il m'est permis de vous faire une grande
+prière et si vous voulez m'accorder le plus précieux des biens, faites
+que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de
+Phlogis!»
+
+Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le voeu de
+leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité
+dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte
+à ces fantaisies spéculatives du libertinage s'entourait d'horizons
+voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre
+toutes les maîtresses qu'il avait, celle qu'il n'avait pas excitait
+toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate
+que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre
+qu'il n'a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce
+sentiment; elle s'y abandonne avec passion; elle n'hésite pas à le
+déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des
+couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les
+couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l'usage des amoureux:
+«Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il;
+j'aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (_à te malo vexatas
+tenere rosas_).» Martial, en échange d'une gracieuse invitation à
+l'amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n'adressait à Polla
+qu'une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui
+faire connaître, par l'envoi des couronnes qu'elle avait portées dans
+les festins, le nombre d'assauts qu'elle avait eus à y soutenir.
+Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans
+du coeur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un
+écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d'Auguste. Veut-il,
+dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu'il
+souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée
+parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans
+rougir de ses goûts, c'est celle qui, facile en amour, erre çà et là,
+voilée du palliolum; celle que je veux, c'est celle qui s'est donnée à
+son mignon, avant d'être à moi; celle que je veux, c'est celle qui se
+vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c'est celle qui
+suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d'or et
+qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques
+citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments,
+sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la
+débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons
+qui l'entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter
+le coeur.
+
+Il en était venu jusqu'à ne plus respecter sa femme, cette Clodia
+Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis
+trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur
+pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse
+profession de foi, bien digne d'un libertin consommé et incorrigible:
+«Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes moeurs! Je ne
+suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider
+de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table,
+après avoir bu de l'eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi
+j'aime qu'une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s'ébatte au grand
+jour; tu t'enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour
+moi, une femme couchée à mes côtés n'est jamais assez nue; les baisers à
+la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes
+ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand'mère chaque matin. Tu ne
+daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni
+avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin
+et l'encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient
+derrière la porte, chaque fois qu'Andromaque était dans les bras
+d'Hector...»
+
+ Masturbabantur Phrygii post ostia servi,
+ Hectoreo quoties sederat uxor equo.
+ Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat
+ Illic Penelope semper habere manum.
+ Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho;
+ Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi!
+ Dulcia dardanio nondum miscente ministro
+ Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.
+
+Martial ne rougit pas d'invoquer l'exemple de ces infamies, que les
+grands noms qu'il cite devaient absoudre aux yeux de l'antiquité; mais
+sa femme ne se soucie pas plus d'imiter Junon que Porcie ou Cornélie.
+Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit
+conjugal, s'écrie avec dureté: «S'il vous convient d'être une Lucrèce
+tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda
+pas à reprendre son empire, celui qu'une honnête femme ne demande jamais
+aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l'influence
+salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne;
+elle y avait des biens qu'elle tenait de sa famille: ces biens, elle en
+fit abandon à son mari, et elle parvint à l'entraîner hors de l'abîme
+des dépravations romaines, au milieu desquelles il s'oubliait depuis
+trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu'il ne respira
+plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses,
+ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de
+débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne
+brûla pas ses livres d'épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi
+dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs;
+mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il
+reconnaissait implicitement qu'il avait mal vécu jusque-là et que le
+bonheur était dans la vie champêtre, auprès d'une épouse estimable et
+bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à
+l'ombre, ce ruisseau d'eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses
+qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu'on voit fleurir deux fois
+l'an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces
+viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de
+blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept
+lustres d'absence. Marcella m'a donné ce domaine, ce petit royaume. Si
+Nausicaa m'abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à
+Alcinoüs: --J'aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme
+repose l'esprit et le coeur, après toutes les impuretés que Martial
+semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l'on est tout
+étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte.
+
+Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices
+impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre
+à l'égard des amis, Lupus? tu ne l'es pas avec ta maîtresse; il n'y a
+que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s'engraisse,
+l'adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton
+convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la
+neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons
+la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une
+nuit ou une partie de nuit avec l'héritage de tes pères, et ton
+compagnon d'enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les
+siens. Ta prostituée brille chargée de perles d'Érythrée, et, pendant
+que tu t'enivres d'amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à
+cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu
+dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la
+mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!»
+
+Nous n'avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la
+Prostitution masculine, qui a l'air de l'occuper beaucoup plus que celle
+des femmes. On a peine à se rendre compte de l'état de démoralisation où
+l'ancienne Rome était tombée à l'égard des monstrueux égarements de la
+débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces
+moeurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe
+féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe
+nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour
+comprendre que l'époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses
+contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux
+désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce
+recueil d'épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l'empereur
+Domitien suivre ou précéder l'éloge des mignons; quand on rencontre dans
+la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité,
+et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu
+que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les
+Grecs, du moins, s'il n'y avait pas plus de retenue dans les faits, il y
+avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans
+doute on n'attachait pas plus de répugnance à certains actes
+répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois
+naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le
+prestige du dévouement, de l'amitié et de la passion idéale. Chez les
+Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s'était
+matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles
+n'étaient pas plus respectées que les yeux, et le coeur semblait avoir
+perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui
+lui donnait l'habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas
+pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous
+offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence
+desquels notre imagination s'arrêterait épouvantée. Nous préférons
+renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle,
+Juvénal et Pétrone. Le premier n'a rien dit de moins que Martial, mais
+il s'est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par
+cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses
+réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes:
+on y pénètre d'un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a
+rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la
+forme d'un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de
+son temps; ce roman est comme un long hymne en l'honneur de Giton, son
+horrible héros.
+
+Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus
+raffinés; Tacite l'appelle l'arbitre du bon goût, et ce surnom lui est
+resté (_arbiter_), sans impliquer une approbation de ses moeurs, que la
+cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se
+piquait pas, comme Juvénal, d'être un sage incorruptible: il ne nombrait
+pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n'y
+trempaient pas encore; il ne s'indignait nullement des scandales que
+chacun étalait avec cynisme; il s'en amusait, au contraire; il en riait
+le premier, et il avait l'air de regretter de n'en pas dire davantage.
+Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on
+songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman
+d'aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les
+épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les
+saletés les plus caractérisées, puisque l'oeuvre de Pétrone a été
+mutilée par la censure chrétienne, qui n'a pas réussi à l'anéantir
+entièrement. Il reste assez d'impuretés de tout genre dans les fragments
+que nous avons conservés, pour juger à la fois l'ouvrage qui faisait les
+délices de la jeunesse romaine, l'auteur qui avait exécuté cet ouvrage
+d'après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions
+personnelles, enfin l'époque elle-même qui formait de tels auteurs et
+qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le _Satyricon_
+qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve,
+l'entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l'excitation qu'il
+avait cherchée dans les bras de l'amour, avant de prendre sa plume. Nous
+ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et
+sotadique, ni l'orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de
+Circé; car, en cet étrange roman, l'orgie succède à l'orgie avec une
+terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une
+atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s'est plu
+à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des
+types de bassesse et de perversité. L'un, suivant les expressions mêmes
+de l'auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont
+souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (_stupro liber,
+stupro ingenuus_), dont le sort des dés disposait comme d'un enjeu et
+qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l'autre,
+l'exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit
+Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n'être point de son sexe, fit
+oeuvre de prostituée dans un bouge d'esclaves (_opus muliebre in
+ergastulo fecit_). Après de semblables portraits, on ne peut que
+s'étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce
+qu'ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans
+Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires,
+qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l'Église, et
+que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à
+l'originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui
+manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le
+sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu
+l'imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la
+merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le
+latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles
+horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les
+enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes
+représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d'oies:
+«_Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere,
+atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo.
+Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi
+succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ
+fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum coepit lenta manu._» C'est
+peut-être le seul passage d'un auteur ancien dans lequel il soit
+question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties
+vertes. On ne s'explique pas que les moines des premiers siècles, qui
+faisaient une si aveugle guerre aux oeuvres profanes de l'antiquité,
+aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable.
+
+Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans
+le _Satyricon_, où l'on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers
+d'amour, tout ce qu'il y a d'impur dans le trafic de la femme et de
+l'homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus
+respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse,
+avait escroqué plus d'un testament; qui, après que l'âge eut flétri ses
+charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité,
+et soutenait par ces successeurs l'honneur de son premier métier. Cette
+Philumène envoya les deux enfants dans la maison d'Eumolpe, grave
+personnage plein d'ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés
+avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères
+de Vénus Callipyge (_non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra_).
+Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les
+détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore.
+Eumolpe avait dit à tout le monde, qu'il était goutteux et perclus des
+reins: «_Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit,
+ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut
+lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus,
+dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque
+artificium pari motu remunerabat._» Tel est, en quelque sorte, le
+tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu'on a recueillies
+à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose
+supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées
+évidemment à des courtisanes, qu'elles nous font connaître par des
+éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone
+était trop ami des choses douces et agréables pour s'envenimer l'esprit
+à l'endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son
+plaisir. Sertoria est la seule qu'il maltraite un peu, et peut-être dans
+une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin:
+«C'est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand
+Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges
+parfumées, il lui écrit d'apporter elle-même ses présents ou de joindre
+un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble
+(_vorabo lubens_),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre
+est à ses côtés, une autre qu'il ne nomme pas; elle porte une rose sur
+sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée
+d'ambroisie, et c'est alors qu'elle sentira vraiment la rose.» La nuit,
+il s'éveille à demi, sous le charme d'un songe charmant; il entend la
+voix de Délie, qui lui parle d'amour et qui lui laisse un baiser imprimé
+sur le front; il l'appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne
+trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas!
+murmure-t-il, c'était un écho de mon coeur et de mon oreille!» Mais à
+Délie succède Aréthuse, l'ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui
+pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà
+frémissante auprès de lui; elle ne s'endormira pas, la folle maîtresse!
+elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu'elle
+a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui
+l'accompagnent (_dulces imitata tabellas_): «Ne rougis de rien, lui dit
+Pétrone, qui l'encourage, sois plus libertine que moi!» (_Nec pudeat
+quidquam, sed me quoque nequior ipsa._) Bassilissa ne lui en offrait pas
+autant: elle n'accordait ses faveurs, qu'ayant été prévenue à l'avance
+(_et nisi præmonui, te dare posse negas_). Pétrone lui vante les
+délices de l'imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec
+humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce
+fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa,
+qu'il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de
+pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement,
+n'est pas se fier à l'amour (_fingere te semper non est confidere
+amori_).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de
+jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les
+jours de maîtresse. Il serait mort d'épuisement et de débauche, si la
+colère de Néron ne l'avait contraint à se faire ouvrir les veines pour
+échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût
+préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de
+répéter cet axiome, qu'il mettait si largement en pratique: «Les bains,
+les vins, l'amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le
+bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l'amour.»
+
+ Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana;
+ Et vitam faciunt balnea, vina, Venus.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+ SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
+ moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
+ avant l'avénement des empereurs. --L'édile Quintus Fabius Gurgès.
+ --Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius. --Le consul Postumius.
+ --Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia.
+ --Jules César. --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées
+ qu'il séduisit. --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses
+ adultères. --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats
+ romains contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
+ singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
+ pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
+ immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
+ Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
+ divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
+ pour l'ivrognerie. --Sévérité de ses lois contre l'adultère.
+ --Étranges contradictions qu'offrirent la vie publique et la vie
+ privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Abominable vie que
+ menait ce monstre dans son repaire de l'île de Caprée. --Le tableau de
+ Parrhasius. --Portrait physique de Tibère. --Caligula, empereur. --Ses
+ amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa
+ passion pour la courtisane Pyrallis. --Comment cet empereur agissait
+ envers les femmes de distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution.
+ --Ouverture d'un lupanar dans le palais impérial. --Le préfet des
+ voluptés. --Claude, empereur. --Honteuses débauches de ses femmes
+ Urgulanilla et Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses
+ soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries
+ du golfe de Baïes. --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables
+ impudicités de Néron. --Son mariage avec Sporus. --Sa passion
+ incestueuse pour sa mère Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_.
+ --Acté, concubine de Néron. --Galba, empereur. --Infamie de ses
+ habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs corrompues. --Vitellius,
+ empereur. --Ses débordements. --Son amour pour l'affranchi Asiaticus.
+ --Son insatiable gloutonnerie. --Vespasien, empereur. --Retenue de ses
+ moeurs. --Cénis, sa maîtresse. --Titus, empereur. --Sa jeunesse
+ impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et l'histrion Pâris.
+ --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Peines terribles contre
+ l'inceste des Vestales. --Nerva, Trajan et Adrien, empereurs.
+ --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.
+
+
+Ce fut sous les empereurs, ce fut par l'influence perverse de leurs
+moeurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation
+malfaisante, que la société romaine fit d'effrayants progrès dans la
+corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au
+triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien
+jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais
+ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu'ils n'émanaient
+pas encore de l'autorité religieuse, parce qu'ils ne découlaient pas du
+dogme lui-même, parce qu'ils restaient étrangers au culte. La religion
+des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux
+doctrines philosophiques, qui tendaient à rendre l'homme meilleur, en
+lui apprenant à se laisser diriger par l'estime de soi et à mériter
+aussi l'estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute
+sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles coeurs,
+que l'Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais
+il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les
+approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les
+excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches
+du plaisir furent le résultat d'une extrême civilisation qui n'avait pas
+de frein religieux et qui n'aspirait pas à un autre but qu'à la
+satisfaction de l'égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut
+poussé si loin qu'à l'époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi
+dire, la monstrueuse personnification.
+
+«Le vice est à son comble!» s'écriait tristement Juvénal effrayé des
+infamies qu'il dénonçait dans ses satires: _Omne in præcipiti vitium
+stetit_. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit
+les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains
+de la République: «Voilà, malheureux, à quel point de décadence nous
+sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté
+nos armes aux confins de l'Hibernie, nous avons tout récemment soumis
+les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que
+fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples vaincus
+ne le font pas!» L'histoire de Rome, en effet, avant la dépravation
+impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des
+moeurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité
+publique. L'an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils
+du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple
+certaines matrones qui se livraient à la débauche (_matronas stupri
+damnatas_), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut
+employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L'an 539,
+les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une
+accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et
+les envoyèrent en exil. L'an 568, le consul Postumius, ayant été averti
+des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des
+Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa
+racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans
+l'ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune
+chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu'on
+avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n'était
+pourtant qu'une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa
+jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier,
+au-dessus duquel la plaçait l'élévation de ses sentiments. Elle avait
+contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation
+du jeune homme, quoiqu'il vécût aux dépens de cette affranchie
+(_meretriculæ munificentiâ continebatur_). Hispala demeurait sur le mont
+Aventin, où elle était bien connue (_non ignotam viciniæ_). Le consul
+pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas
+peu étonnée d'être introduite chez une matrone respectable. Là,
+Postumius l'interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la
+révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les
+assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et
+il demanda les moyens d'exterminer une secte infâme qui comptait déjà
+sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea
+l'indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les
+abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne,
+ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la
+belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser
+un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en
+rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et
+prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs,
+qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et
+proscrites par arrêt du sénat, n'osèrent reparaître à Rome que sous le
+règne des empereurs.
+
+Les moeurs publiques furent perdues, dans tout l'empire romain, du jour
+où le chef de l'État cessa de les respecter lui-même, et donna le
+signal des vices qu'il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand
+homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes,
+la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux
+Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu'il
+voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque
+chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion
+Cassius, s'accordent à reconnaître qu'il était très-porté aux plaisirs
+de l'amour, et qu'il n'y épargnait pas la dépense: _pronum et sumptuosum
+una in libidines fuisse_, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de
+femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius;
+Lollia, femme d'Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et
+Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n'aima aucune femme plus que
+Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat,
+une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et,
+à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la
+combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu'on
+vendait alors aux enchères. Comme on s'étonnait du bon marché de ces
+acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est
+d'autant plus avantageux, qu'on a fait déduction du tiers.» Le jeu de
+mots signifiait aussi: «_On a livré Tertia._» On soupçonnait, en effet,
+Servilie de favoriser elle-même un commerce scandaleux entre sa fille
+Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit
+conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la
+conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en
+choeur:
+
+ Urbani, servate uxores, moechum calvum adducimus!
+ Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum.
+
+«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin
+chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l'or que tu
+as pris à Rome!» Jules César fut l'amant de plusieurs reines étrangères,
+entre autres d'Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec
+passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d'Égypte, qui lui donna un fils
+qu'il eût voulu choisir pour héritier.
+
+Ses ardeurs vénériennes s'étaient tellement accrues, au lieu de diminuer
+avec les années, qu'il convoitait toutes les femmes de l'empire romain,
+et qu'il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé
+un singulier projet de loi, qu'il eut honte pourtant de présenter à la
+sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d'épouser
+autant de femmes qu'il voudrait, pour avoir autant d'enfants qu'il était
+capable d'en produire. L'infamie de ses adultères était si notoire,
+raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l'avait
+qualifié _mari de toutes les femmes_ et _femme de tous les maris_. La
+seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant
+l'histoire, César ne pécha qu'une seule fois dans sa vie par
+_impudicité_, c'est-à-dire en s'adonnant au vice contre nature (ce vice
+seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux
+égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu'un opprobre ineffaçable
+en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s'empara sans
+doute d'un fait, qui n'avait été qu'un accident de débauche, et qui
+aurait passé inaperçu, si les deux coupables n'eussent pas été Jules
+César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César
+fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu'il s'y
+coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de
+Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (_floremque ætatis à Venere orti
+in Bithynia contaminatum_). Depuis cette infâme complaisance, César se
+vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment,
+sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l'appelait en
+plein sénat: la _concubine d'un roi_, la _paillasse de la couche
+royale_; tantôt le vieux Curion le traitait de _lupanar de Nicomède_ et
+de _prostituée bithynienne_. Un jour, comme César s'était fait le
+défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l'interrompit, avec un
+geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on
+sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui avez
+donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout
+impunément, parce qu'il passait pour fou, salua César du titre de
+_reine_, et Pompée, du titre de _roi_. C. Memmius racontait à qui
+voulait l'entendre, qu'il avait vu le jeune César servant Nicomède à
+table et lui versant à boire, confondu qu'il était avec les eunuques du
+roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des
+Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe:
+«César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César
+triomphe aujourd'hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe
+pourtant pas, lui qui a soumis César.»
+
+Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d'impudicité: «Sa
+réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d'un opprobre,» lit-on
+dans Suétone. Sextus Pompée le traita d'efféminé; Marc-Antoine lui
+reprocha d'avoir acheté, au prix de son déshonneur, l'adoption de son
+oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu'Octave, après avoir
+livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en
+Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait
+qu'Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des
+coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout
+le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé
+sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin:
+_Viden, ut cinædus orbem digito temperat?_ L'équivoque roulait sur le
+mot _orbem_, qui pouvait s'entendre à la fois du tambourin, de l'univers
+et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d'un vil
+cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être
+calomnieuses, par la chasteté de ses moeurs à l'égard d'un vice qu'on
+n'eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu'il eut atteint l'âge
+d'homme. Quant à ses moeurs, sous un autre rapport, elles étaient loin
+d'être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur
+amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois
+contre l'adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu'il
+l'était pour les autres, et il n'épargna pas, pour son propre compte,
+l'honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été
+témoin d'un épisode singulier des amours tyranniques de l'empereur: au
+milieu d'un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une
+chambre voisine, la femme d'un consulaire, quoique le mari de celle-ci
+fût au nombre des invités; et, lorsqu'elle revint avec Auguste, après
+avoir donné aux convives le temps de vider plus d'une coupe à la gloire
+de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre.
+Le mari seul n'y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré
+son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t'a
+donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est
+ma femme, et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Mais tu ne te
+contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras
+cette lettre, je te crois capable d'avoir pris Tertulla, ou Térentilla,
+ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t'importe en
+quel lieu et pourquoi tes désirs s'éveillent?» (_Anne refert ubi et in
+quam arrigas?_)
+
+Quelle que fût néanmoins l'incontinence d'Auguste, il avait certaine
+répugnance pour l'adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu'il
+essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se
+permettait d'enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il
+n'épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il
+rougissait, et qu'il n'avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi,
+le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d'avoir été
+témoin des amours incestueux de l'empereur avec sa fille Julie. Auguste
+n'avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce
+fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l'être; mais
+il ne voulait pas s'exposer à voir en face, à tout moment, un homme
+devant lequel il s'était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne
+le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s'occupaient
+qu'à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu'ils
+faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves
+en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure
+impériale devaient, avant d'être choisis et approuvés, remplir
+certaines conditions requises par les caprices d'Auguste, qui se
+montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C'est ainsi
+que les commentateurs ont interprété ces mots _conditiones quæsitas_,
+que l'historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent.
+L'ardeur d'Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec
+l'âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de
+famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta
+exclusivement sur les vierges (_ad vitiandas virgines promtior_); on lui
+en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire
+auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la
+vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu'à la passion des femmes
+succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que
+l'autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus
+(trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre
+à Tibère.
+
+Le goût immodéré qu'il avait pour les vierges, dans la dernière partie
+de sa vie, ne lui était venu qu'au déclin de sa virilité. Lorsqu'il se
+sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme
+Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l'usage de ses droits
+de mari; car elle n'était pas moins vierge que la veille de son mariage,
+quand il se sépara d'elle pour épouser Scribonia, veuve de deux
+consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause de la perversité
+des moeurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces
+avec Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était
+enceinte; il l'aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles
+qu'il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d'être
+aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes
+ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si
+énormes que fussent les excès d'Auguste en cheveux gris, ils étaient
+toujours effacés, dans l'opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On
+avait beaucoup parlé surtout d'un souper mystérieux, qu'on appelait
+vulgairement le _Festin des douze divinités_, souper où les convives,
+habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la
+poésie antique a placées dans l'Olympe, sous l'influence de l'ambroisie
+qu'Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave
+avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le
+souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César
+osa prendre le masque d'Apollon et célébrer dans un festin les adultères
+des dieux, ces dieux indignés s'éloignèrent du séjour des mortels et
+Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les
+particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette
+à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!»
+dirent les Romains, en apprenant que l'Olympe avait soupé dans le
+palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient
+les plus hardis, c'est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le
+nom de _Tortor_, dans un quartier de la ville où l'on vendait les
+instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste,
+cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au
+rôle qu'il avait joué dans cette fête nocturne.
+
+Les orgies d'Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui
+faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant
+pour l'ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus
+hideux, se piquait pourtant de réformer les moeurs des Romains; il
+renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites
+contre l'adultère; il rétablit l'ancien usage de faire prononcer, par
+une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des
+femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui
+fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il
+les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles
+désertes des patriciennes qui s'étaient fait inscrire sur les listes de
+la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il
+bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour
+obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène, avaient
+volontairement requis d'un tribunal la note d'infamie. Mais il ne
+tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa
+jurisprudence, et il avait l'air de chercher à commettre des crimes ou
+des turpitudes que nul avant lui n'eût osé imaginer. Ses actes de
+magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus
+étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement
+Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri
+par Auguste, et peu d'instants après, en sortant, il s'invita lui-même à
+souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux
+habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l'ordinaire
+par de jeunes filles nues (_nudis puellis ministrantibus_). Une autre
+fois, pendant qu'il travaillait à la réformation des moeurs, il passa
+deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu'il
+récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l'un gouverneur de
+Syrie et l'autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres
+patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait
+de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses
+sales désirs. C'est pour se venger d'un refus de cette espèce, qu'il fit
+accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la
+honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais
+elle se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut de «vieillard à
+la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers
+jeux qui furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les
+spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d'une
+atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (_hircum vetulum
+capreis naturam ligurire_).» Le peuple avait surnommé l'empereur
+_Caprineus_, en faisant allusion en même temps à ses moeurs de bouc et à
+son séjour habituel dans l'île de Caprée.
+
+Voici comment Suétone a raconté l'abominable vie que menait ce monstre
+au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le
+siége de ses plus secrètes débauches. Là, des troupes choisies de jeunes
+filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d'une
+monstrueuse Prostitution, qu'il appelait _spinthries_ (étincelles),
+formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant
+lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi
+plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna
+de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs;
+il y rassembla les livres d'Éléphantis, afin que le modèle ne manquât
+pas à la circonstance (_ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ
+deesset_). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles
+consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers
+offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de
+nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et
+jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter:
+il avait dressé des enfants de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses
+_petits poissons_, --_ut natanti sibi inter femina versarentur ac
+luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes
+firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret_;
+--genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le
+plus. Ainsi, quelqu'un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où
+Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la
+faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui
+déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau
+et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On
+dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, il s'éprit de la beauté d'un
+jeune garçon qui portait l'encens; il attendit à peine que la cérémonie
+fût achevée, pour assouvir à l'écart son ignoble passion, à laquelle dut
+se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu'il avait remarqué jouant
+de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l'un à l'autre leur
+opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait
+physique de Tibère achèvera de caractériser ses moeurs: «Il était gros
+et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et
+de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et
+plus fort de la main gauche, que de l'autre main: les articulations en
+étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte,
+et que d'une chiquenaude il blessait la tête d'un enfant ou même d'un
+jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement
+de boutons...»
+
+Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu'il s'étudiait à imiter,
+afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien
+Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce
+réciproque (_commercio mutui stupri_). Valérius Catullus, fils d'un
+consulaire, lui reprocha un jour d'avoir abusé de sa jeunesse
+(_stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam
+vociferatus est_); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les
+variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que
+la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha
+l'extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même
+un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses
+soeurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte
+Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (_non
+temere ullâ illustriore feminâ abstinuit_). Ordinairement il invitait à
+souper ces dames avec leurs maris, et là, les faisant passer devant lui,
+il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands
+d'esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin
+avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les
+souillures récentes de sa débauche, et louait ou critiquait tout haut
+cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections
+corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes
+au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les
+actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses
+désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par
+ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu'il
+établit à Rome, il faut citer le _vectigal_ de la Prostitution: chaque
+prostituée était taxée au prix qu'elle exigeait elle-même en vendant son
+corps (_ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu
+mereret_). L'empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu'un
+pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient
+vécu du _lenocinium_ et du _meretricium_. On comprend que la fixation de
+cet impôt ne pouvait être qu'arbitraire et facultative.
+
+Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c'est la
+fondation et l'ouverture d'un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait
+monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si
+peu vraisemblable à quelques critiques, qu'ils ont voulu voir une
+altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié
+de confiance, d'après Suétone, en l'amplifiant et en le poétisant. Selon
+ces critiques, il s'agirait d'un tripot et non d'un lupanar. Dion ajoute
+seulement au récit de l'historien latin, que Caligula avait pris dans
+les Gaules l'idée de son lupanar impérial. «Afin qu'il n'y eût aucun
+genre d'exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans
+le palais: là, un grand nombre de cellules furent construites et ornées
+suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent
+ces cellules. L'empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et
+des basiliques, pour inviter à la débauche (_in libidinem_) jeunes gens
+et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l'argent à usure,
+et l'on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme
+s'ils souscrivaient ainsi pour l'accroissement des revenus de César.»
+Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les
+appliquerait plutôt à un tripot qu'à un lupanar, et l'on ne se rend pas
+compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les
+nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il
+faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la
+garantie de l'empereur, était si considérable que nul n'avait assez
+d'argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce
+prétendu lupanar n'était qu'une maison de jeu, dirigée par des matrones
+et des fils de famille (_ingenui_), c'est que Suétone ajoute
+immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu'aux jeux
+de hasard (_alea_), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure
+pour être toujours maître de la chance.
+
+Quoi qu'il en soit, si l'emploi de préfet des voluptés (_à
+voluptatibus_), créé par Tibère, subsista jusqu'au règne de Néron, il
+est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui
+l'avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur
+Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n'en
+arriva pas à de semblables excès d'impudeur. Il eut trop de femmes
+légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu'il se donna,
+par caprice plutôt que par amour, n'eurent point assez de notoriété et
+d'éclat pour que l'histoire ait parlé d'elles. Suétone, qui a soin
+d'enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les
+honteuses débauches (_libidinum probra_) de sa première femme,
+Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline,
+Suétone formule un jugement général à l'égard des moeurs de cet
+empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n'eut aucun
+commerce avec les hommes (_libidinis in feminas profusissimæ, marium
+omnino expers_).» Quels que fussent d'ailleurs les désordres de Claude,
+ils étaient loin d'égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée
+par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent
+volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme
+de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le
+récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui
+avait osé, du vivant de l'empereur, se marier publiquement avec Silius
+et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de
+bacchante. Malgré l'identité d'une courtisane nommée Lysirca, qui
+ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans
+l'exercice de son métier de prostituée, nous n'entreprendrons pas de
+prouver que Messaline a été calomniée par l'histoire, et qu'une fatale
+ressemblance a fait seule son infâme célébrité.
+
+L'exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses
+prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu'il
+eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans
+tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il
+donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il
+s'imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la
+luxure et à ses passions pétulantes, qu'on pouvait faire passer pour des
+erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du
+bonnet des affranchis ou d'une cape de muletier pour courir les cabarets
+et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les
+femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il
+se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus
+indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois.
+C'était, suivant lui, une manière adroite d'étudier le peuple sur le
+fait, et d'apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires,
+les maîtres d'esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de
+lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par
+des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il
+dédaigna bientôt de cacher ses moeurs, et il se plut, au contraire, à
+les afficher devant tout le monde, sans s'inquiéter du scandale et du
+blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit
+au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de
+Rome et par des joueuses de flûte étrangères (_inter scortorum totius
+urbis ambubaiarumque ministeria_).
+
+Ce n'est pas tout; toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre
+ou qu'il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le
+long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des
+matrones, jouant le rôle des maîtresses d'auberge, avec mille
+cajoleries, l'invitaient à s'arrêter. Il s'arrêtait fréquemment, et son
+voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés
+ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et
+ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au
+contentement de Néron. Il était non-seulement l'arbitre du plaisir, mais
+encore de l'élégance (_elegantiæ arbiter_, dit Tacite), et Tigellin ne
+lui pardonna pas d'être si habile dans la science des voluptés
+(_scientiâ voluptatum potiorem_). On ne saurait croire néanmoins que
+Pétrone _arbiter_ ait approuvé les abominables impudicités que
+l'empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l'idée lui
+en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces
+infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire
+comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui
+partageaient l'orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes.
+Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des
+ingénus (_ingenuorum pædagogia_) et ses adultères avec des femmes
+mariées, l'accuse simplement d'avoir violé la Vestale Rubria. Il est
+plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste
+avec sa mère.
+
+Sporus était un jeune garçon, d'une beauté incomparable; Néron en devint
+éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya,
+par un détestable égarement d'imagination, de changer le sexe du jeune
+homme, qu'il fit mutiler (_ex sectis testibus etiam in muliebrem
+transfigurare conatus_). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant
+du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la
+cérémonie d'un mariage, où il épousa son Sporus (_celeberrimo officio
+deductum ad se pro uxore habuit_), sous les regards d'une nombreuse
+assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu'un qui
+assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher:
+«Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le père de Néron,
+Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de
+Sporus, qu'il avait revêtu du costume des impératrices et qu'il n'avait
+pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce
+avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui
+pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant
+s'embrasser (_identidem exosculans_). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut
+elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se
+faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en
+s'abandonnant à ces criminelles amours, n'accorda pas à sa complice le
+pouvoir qu'elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des
+importunités qu'il s'était attirées comme un châtiment de son inceste.
+Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à
+l'accomplissement de ses désirs coupables, soit qu'Agrippine eût
+l'adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu'il en eût
+été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de
+se mettre ainsi sous la sujétion d'une femme impérieuse. Il conserva
+toutefois à l'égard de sa mère une intention libertine, qui se
+traduisait par des actes impurs, lorsqu'il se promenait en litière avec
+elle. (_Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum
+inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant._) Bien plus, pour que
+l'illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au
+nombre de ses concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement
+à Agrippine.
+
+Néron se piquait d'être poëte, et il était entraîné par les fictions de
+la poésie à d'incroyables caprices de fureur érotique: ainsi,
+essayait-il d'imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux
+de bêtes et en s'élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne,
+tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu'il
+mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (_suam quidem pudicitiam
+usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime
+quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e
+cavea, virorumque ac foeminarum ad stipitem deligatorum inguina
+invaderet_). Il renouvelait de la sorte la fable d'Andromède, de Léda,
+d'Io, et de tant d'autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté
+par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables
+l'avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en
+contrefaisant les cris d'une jeune vierge éperdue. (_Et quum affatim
+desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi
+Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium
+virginum imitatus._) Un pareil monstre n'était arrivé à ce comble de
+turpitude, qu'en faisant rejaillir sur l'humanité tout entière le mépris
+qu'il avait pour lui-même; il était convaincu qu'aucun homme n'est
+absolument chaste ni exempt de quelque souillure corporelle (_neminem
+hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse_), mais il pensait
+que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement:
+«Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à
+quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était
+bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l'infâme Sporus, qui
+ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu'il
+détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d'ulcères
+qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses oeuvres.
+Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les
+arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius.
+
+Galba, quoiqu'il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau,
+n'avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes
+débordements de Néron. Il était d'une maigreur excessive, malgré les
+promesses de son nom, qui signifiait _gros_ en langage gaulois, et cette
+maigreur étique accusait l'infamie de ses habitudes: il préférait aux
+jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (_libidinis in mares
+pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque_). Quand Icilus, un
+de ses anciens concubins (_veteribus concubinis_), vint lui annoncer en
+Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l'embrasser
+indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l'emmena coucher
+avec lui (_non modo artissimis osculis palam exceptum ab eo, sed, ut
+sine morâ velleretur, oratum atque seductum_).
+
+Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de _jouir de sa jeunesse_,
+comme disaient les goujats de l'armée en promenant sa tête au bout d'une
+lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il
+avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à
+tous les excès. Dans l'âge de l'ambition, il s'attacha, pour se mettre
+en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il
+feignit même d'être amoureux d'elle, quoiqu'elle fut vieille et
+décrépite. Ce fut par ce canal qu'il s'insinua dans les bonnes grâces de
+Néron, auquel il rendit d'ignominieux services. Mais il se brouilla
+pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu'ils se disputaient
+l'un à l'autre et qu'Othon fut obligé d'abandonner au droit du plus
+fort. On doit supposer que ses moeurs ne firent que se corrompre
+davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié
+d'après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts
+efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à
+peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art, que
+personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec
+beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude
+qu'il avait contractée dès que son menton se couvrit d'un léger duvet,
+afin de ne jamais avoir de barbe.»
+
+Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d'ordonner
+quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint
+de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer
+l'empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites
+successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne
+répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son
+successeur, s'était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une
+affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède
+souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été
+d'ailleurs élevé à l'école de la Prostitution; car il passa son enfance
+à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de
+_Spinthria_, parce qu'il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il
+continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu'il eut pris l'âge
+d'un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour
+à tour l'impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès
+lors il était violemment épris d'un affranchi, nommé Asiaticus, qui
+avait été son compagnon obscène à Caprée (_mutua libidine
+constupratum_), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir,
+à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la
+piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès
+qu'il l'avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de
+jeunesse; il s'emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il
+cherchait à se l'attacher par des présents et des honneurs: il fit de
+son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l'âge
+l'avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en
+déclarant que l'estomac était la partie du corps la plus complaisante et
+la plus forte; contrairement aux autres, qui s'affaiblissent par l'usage
+qu'on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu'il
+mangeait presque sans interruption, lorsqu'il ne dormait pas, et son
+insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l'habitude
+qu'il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la
+digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre
+repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens
+s'alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu
+de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des
+coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse
+corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses
+jambes grêles témoignaient qu'il avait passé à table tout le temps de
+son règne et qu'il ne s'était pas fatigué à courir après les jouissances
+fugitives de l'amour.
+
+Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui
+s'abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point
+dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens,
+ne laissa pas que de subir malgré lui l'influence du christianisme: il
+comprit que la dignité de l'homme exigeait une certaine retenue dans les
+moeurs, et que le chef de l'empire devait jusqu'à un certain point
+donner l'exemple du respect que chacun est tenu d'avoir à l'égard de
+l'opinion publique. La raison d'État fut le principe de cette
+philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son
+tempérament froid et austère lui permit d'être conséquent avec la
+morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et
+surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en
+concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une
+ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, à
+qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était
+devenue avec le temps aussi respectable qu'un mariage sanctionné par la
+loi, et Cénis tenait auprès de l'empereur le rang d'une véritable
+épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu'il
+l'aimait, mais encore parce qu'il n'en aimait pas d'autre. Cependant
+Suétone raconte qu'une femme feignit pour lui une violente passion, et
+finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu'elle mourrait
+inévitablement si elle n'obtenait de sa part une preuve de tendresse.
+Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au
+point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela
+en l'honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé
+comment il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense
+impériale: «Mettez, dit Vespasien: _Pour une passion inspirée par
+l'empereur_ (_Vespasiano, ait, adamato_).» Tout chaste qu'il fût dans
+ses moeurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries
+et ne s'abstenait pas même des plus sales expressions (_prætextatis
+verbis_).
+
+Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s'était fait la plus
+mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui
+avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu'au milieu
+de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses
+familiers; on le voyait toujours entouré d'un troupeau d'eunuques ou de
+gitons (_exoletorum et spadonum greges_); on l'accusait aussi de
+rapacité, et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais
+il changea tout à coup dès qu'il fut monté sur le trône, et il régna
+comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de
+l'Évangile de Jésus-Christ: à l'instar de son père, il ne persécutait
+pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus
+chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut
+prématurément, en déclarant qu'il n'avait fait dans toute sa vie qu'une
+seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c'était une
+liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que
+celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à
+témoin: «Elle n'était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il,
+s'il eût existé, elle s'en serait plutôt vantée la première, comme de
+toutes ses infamies.»
+
+Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l'histrion
+Pâris, qu'elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit
+obligé de la répudier ou du moins de l'éloigner quelque temps, pour
+satisfaire à l'indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant
+que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait
+pas se passer d'elle, et qu'elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il
+avait donné cependant une rivale à Domitia: c'était la propre fille de
+son frère Titus; il l'avait séduite et enlevée à son mari, du vivant
+même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il
+fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le
+doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n'était que trop porté
+d'ailleurs aux plaisirs de l'amour, qu'il appelait la _gymnastique du
+lit_ (_libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis
+genus_, +klinopalên+ _vocabat_). On assure qu'il s'amusait à épiler
+lui-même ses concubines, lorsqu'il n'enfilait pas des mouches avec un
+poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles
+prostituées (_nataretque inter vulgatissimas meretrices_). Toutefois, en
+dépit de ces libertinages, Domitien s'occupa de réformer les moeurs, et
+réclama l'application de plusieurs anciennes lois de police tombées en
+désuétude: ainsi pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne,
+faisait circuler la copie d'un billet autographe, dans lequel Domitien,
+alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit
+(_noctem sibi pollicentis_), l'empereur faisait condamner, en vertu de
+la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de
+pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l'usage de la
+litière (_probosis feminis lecticæ usum ademit_), et qui établit des
+peines terribles contre l'inceste des Vestales; il fit enterrer vive la
+grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d'un complice, et ceux-ci
+furent battus de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivît; d'autres
+vestales, les soeurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir
+leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin,
+Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du
+tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après
+l'avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère.
+
+Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme
+semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l'histoire des faux
+dieux. La philosophie chrétienne s'infiltre dans la doctrine de Platon,
+et les empereurs, qui tiennent à honneur d'être philosophes,
+s'appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs
+passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu
+la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait les jeunes garçons, ce que
+Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l'empire à son favori
+Antinoüs, qu'il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins
+(_quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse
+dicitur, asserunt_); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et
+travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases
+d'honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la
+foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des
+empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que
+l'Évangile allait devenir le code universel de l'humanité. Mais le
+paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa
+dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et
+sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières
+saturnales de la Prostitution.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX.
+
+ SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Sa jeunesse impudique. --Son mignon
+ Anterus. --Comment Commode employait ses jours et ses nuits. --Anterus
+ assassiné à l'instigation des préfets du prétoire. --Ses trois cents
+ concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies monstrueuses.
+ --Incestes qu'il commit. --Hideuses complaisances auxquelles il
+ soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
+ décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
+ ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
+ projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
+ des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
+ Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
+ par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du soleil. --Luxe
+ macédonien des vêtements d'Héliogabale. --Semiamire _clarissima_.
+ --Petit sénat fondé par l'empereur, pour complaire à sa mère. --Ce que
+ c'était que le _petit sénat_ et de quoi l'on s'y occupait. --Goûts
+ infâmes d'Héliogabale. --Pantomimes indécentes qu'il faisait
+ représenter et rôle qu'il jouait lui-même. --Quelle sorte de gens il
+ choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. --Comment
+ il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir qu'il
+ trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire.
+ --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. --Convocation
+ qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les
+ entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant cette
+ tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des assistants.
+ --L'empereur _courtisane_. --Comment Héliogabale célébrait les
+ vendanges. --Femmes légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La
+ veuve de Pomponius Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta.
+ --Maris d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
+ Zoticus, dit le _cuisinier_. --Mariage des dieux et des déesses.
+ --Festins féeriques d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait
+ tirer à ces festins. --Droits qu'avaient les courtisanes dans le
+ palais impérial. --Mort d'Héliogabale. --Alexandre Sévère, empereur.
+ --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
+ débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
+ --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
+ de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
+ --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
+ l'histoire de la Prostitution romaine.
+
+
+La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux
+grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la
+morale, devait produire l'infâme Commode et s'éteindre avec Héliogabale.
+Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste
+attristant avec les belles vertus d'Antonin et de Marc-Aurèle, qui
+avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien.
+Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à
+Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n'être pas mort, avant
+d'avoir vu cette prévision fatale s'accomplir. Si Commode n'avait eu
+que de mauvaises moeurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n'était
+qu'un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle
+tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu'il
+avait associé à l'empire et qu'il savait pourtant adonné à tous les
+plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec
+des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se
+renfermer dans l'intérieur de son palais, et n'apportait au dehors
+qu'une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa
+vie privée n'influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se
+montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux
+empereur le scandale de ses propres vices.
+
+Mais Commode, au contraire, n'eût pas été satisfait, si ses turpitudes
+n'avaient eu mille témoins et mille échos: c'était pour lui un plaisir
+et un besoin que de s'avilir aux yeux de tous. De plus, l'abus de la
+luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il
+eut recours à l'effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez
+lui la cruauté se développa jusqu'à devenir une passion brutale qui se
+mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus
+tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d'après des historiens
+grecs et latins aujourd'hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel,
+libidineux, et il souilla même sa bouche.» (_Turpis, improbus, crudelis,
+libidinosus, ore quoque pollutus, constupratus fuit._) Cependant, peu
+de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l'expédition
+d'Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du
+triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes
+précepteurs qu'on lui avait donnés et il s'entoura des hommes les plus
+corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne
+plus les voir l'avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis
+lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une
+taverne et un lieu de débauche (_popinas et ganeas in palatinis semper
+ædibus fecit_); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus
+remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars,
+pour les faire servir à tous ses impurs caprices (_mulierculas formæ
+scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ
+contraxit_). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il
+hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait
+dans les cellules pour y porter de l'eau ou des rafraîchissements
+(_aquam gessit ut lenonum magister_).
+
+Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux
+Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les
+délices de l'Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui
+l'avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les
+Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le
+voyant si beau et si bien fait: «Son air n'avait rien d'efféminé, dit
+Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés
+et fort blonds: lorsqu'il marchait au soleil, sa chevelure jetait un
+éclat si éblouissant, qu'il semblait qu'on l'eût poudré avec de la
+poudre d'or.» Mais cette beauté radieuse, qui n'avait pas d'égale, si
+l'on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où
+Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa
+constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se
+trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint
+bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par
+suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux
+aines, qu'elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de
+son entrée à Rome, pendant que l'enthousiasme du peuple s'adressait
+surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter
+derrière lui, sur son char, son mignon (_subactore suo_) Antérus, et,
+pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque
+instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles
+caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des
+spectateurs.
+
+Commode reprit d'abord le train de vie qu'il menait du vivant de son
+père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (_vespera
+etiam per tabernas ac lupanaria volitavit_); la nuit, il buvait jusqu'au
+jour, en compagnie de son Antérus et de ses autres favoris. Quant aux
+affaires de l'empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l'engageait
+à ne s'occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son
+gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode
+perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour
+échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de
+cette perte, qu'en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore:
+il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le
+palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté
+désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies
+indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines,
+il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis
+également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables
+que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six
+cents convives étaient assis à sa table et s'offraient tour à tour à ses
+impures fantaisies (_in palatio per convivia et balneas bacchatur_).
+Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute
+la puissance de l'imagination: il obligeait ses concubines à se livrer
+sous ses yeux aux plaisirs qu'il n'était plus capable de partager avec
+elles (_ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat_). Ces
+tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et
+il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes bacchanales, où
+les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus
+horribles artifices (_nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni
+parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus_).
+
+Ce n'était plus, comme chez Tibère et Néron, l'ardeur d'assouvir
+d'énormes passions matérielles; c'était plutôt l'infatigable recherche
+d'une imagination dépravée qui n'aspirait qu'à rendre la vie à des sens
+défaillants. Ainsi, Commode se mettait l'esprit à la torture pour
+inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons
+d'obscénités. Après avoir violé ses soeurs et ses parentes, il donna le
+nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu'il
+commettait un inceste avec elle. Il n'épargna aucun des affidés qui
+l'entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans
+refuser de s'y prêter lui-même (_omne genus hominum infamavit quod erat
+secum et ab ominibus est infamatus_). Malheur à qui se permettait alors
+de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé.
+«Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des
+parties honteuses de l'un ou de l'autre sexe, et il les embrassait de
+préférence.» (_Habuit in deliciis homines appellatos nominibus
+verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat_).
+Une variante du texte latin, _oculis_ au lieu d'_osculis_, atténue ce
+passage, en donnant à entendre qu'il se contentait de les regarder avec
+plus d'intérêt et de curiosité que les porteurs de noms honnêtes. Parmi
+ses familiers, il avait distingué un affranchi qu'il appelait Onon
+(+onos+, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il
+l'enrichit et il le fit grand-prêtre d'Hercule des Champs, pour le
+récompenser de ses mérites. (_Habuit et hominem pene prominente ultra
+modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum_). Lui-même
+s'était fait appeler _Hercule_ par le sénat, qui lui avait décerné déjà
+les surnoms de _pieux_ et d'_heureux_.
+
+On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de
+sang humain, que ce monstre déifié mettait en oeuvre avec une sorte de
+génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (_deorum
+templa stupris polluit et humano sanguine_). Il aimait à porter des
+vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il
+s'habillait en Hercule, avec une veste brochée d'or et une peau de lion:
+«C'était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir
+faire parade en même temps de l'afféterie des femmes et de la force des
+héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les
+plus délicats, et il n'hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le
+plaisir d'en faire manger aux autres (_dicitur sæpe pretiosissimis
+cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut
+putabat, irrisis_). Les grimaces que faisaient les convives en l'imitant
+lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un
+jour, il ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses
+habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales,
+devant les concubines et les gitons, qui l'applaudissaient; ensuite, il
+le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne
+manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de
+Rome tout ce qu'il faisait de honteux, d'impur, de cruel, en un mot
+toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (_omnia quæ turpiter,
+quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret_).
+
+Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs
+conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l'instigation de
+Marcia, celle de ses concubines qu'il aimait le plus. Marcia l'aimait
+aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère
+attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l'idée
+de célébrer le premier jour de l'année par une fête dans laquelle il
+irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs.
+Marcia le conjura de n'en rien faire, et tous les officiers de la maison
+impériale le supplièrent aussi de ne pas s'exposer de la sorte aux
+poignards des assassins. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il
+rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se
+débarrasser d'eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des
+condamnés sur une écorce de tilleul, qu'il oublia sous son chevet. «Il
+avait à sa cour, rapporte Hérodien, un de ces petits enfants qui
+servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu'on tient à demi nus et
+dont on relève la beauté par l'éclat des pierreries. Il aimait celui-ci
+éperdûment et le faisait appeler _Philocommode_.» L'enfant entra dans la
+chambre, trouva par terre la liste de proscription et l'emporta comme un
+jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l'enfant et la lui
+enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point,
+s'écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la
+récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j'ai
+supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit
+qu'un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et
+qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux
+qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans
+la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave,
+nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de
+s'abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que
+Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un
+croc, au spoliaire, où l'on entassait les corps morts des gladiateurs.
+
+On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales
+de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé
+dans l'histoire une souillure ineffaçable et une célébrité unique
+d'infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (_impurissimam_) de ce
+monstre d'après les contemporains grecs et latins qui l'avaient écrite
+avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu'il ait passé sous
+silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de
+recueillir (_quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine
+maximo pudore possunt_), et quoiqu'il ait voilé sous des termes honnêtes
+(_prætextu verborum adhibito_) ceux qu'il osait conserver dans son récit
+adressé à l'empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu
+seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent
+quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d'autres
+disent Spartien) n'a pas voulu reproduire. «On s'étonne, répéterons-nous
+avec Lampride, qu'un pareil monstre ait été élevé à l'empire, et qu'il
+l'ait gouverné près de trois ans, sans qu'il se soit trouvé personne qui
+en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n'a
+manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de
+cette espèce.» Le règne d'Héliogabale est vraiment la dernière
+convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec
+désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique.
+
+Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui
+désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta
+celui d'Antonin, parce qu'il prétendait descendre de cette famille
+antonine, à laquelle l'empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle,
+mais que l'exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale,
+sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des
+empereurs toutes sortes de turpitudes (_quum ipsa meretricio more
+vivens, in aulâ omnia turpia exerceret_), avait eu avec Antonin
+Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut
+cependant contestée par ceux qui l'avaient surnommé _Varius_ ou bigarré,
+à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs
+de sa mère. Quoi qu'il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait
+assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d'être compris dans le
+meurtre de l'empereur qu'il se donnait pour père, et il chercha un asile
+inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu'il sortit,
+l'année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui
+le surnommèrent l'Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits
+très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d'or et de pourpre, avec des
+bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de
+perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des
+prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine:
+il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n'était que de laine,
+et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l'idée, pour
+accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées,
+de se faire peindre en costume de prêtre du soleil et d'envoyer ce
+portrait à Rome, avant d'y venir lui-même. Mais ce n'était rien que sa
+figure auprès de ses moeurs, qui inspirèrent de l'effroi aux Romains les
+plus débauchés: _Quis enim ferre posset principem per cuncta cava
+corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam
+ferat?_ Héliogabale n'était pas arrivé par l'enivrement du pouvoir à cet
+excès de dépravation sensuelle: l'empire l'avait trouvé ainsi corrompu
+et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire
+qu'en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme,
+sinon plus cruel. Qu'attendre d'un misérable insensé, qui n'avait aucune
+notion de l'honnête, et qui faisait consister le principal avantage de
+la vie à être digne et capable de satisfaire l'ignoble passion de
+plusieurs (_cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus
+libidini plurimorum videretur_)? On comprend que les chrétiens aient
+représenté cet empereur comme une incarnation du diable.
+
+Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette
+vieille courtisane que plus d'un sénateur se rappelait avoir connue dans
+l'exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des
+consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce
+fut la seule femme qui siégea, en qualité de _clarissima_, dans le sénat
+romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit sénat
+(_senaculus_), composé de matrones qui s'assemblaient, à certains jours,
+sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux
+femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui
+aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au
+baiser d'usage; qui d'elles se servirait de voitures suspendues; qui, de
+chevaux de selle; qui, d'ânes; qui, d'un chariot traîné par des boeufs
+ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies
+de peau et ornées d'or, d'ivoire ou d'argent; on régla, par
+sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque
+classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait
+s'être réservé l'autorité suprême sur son sexe exclusivement;
+Héliogabale, sur le sien, comme s'il bornait son rôle d'empereur à
+commander aux hommes. Pendant l'hiver qu'il passa à Nicomédie, avant de
+s'établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes;
+tellement que les soldats qui l'avaient élu rougirent de leur ouvrage,
+en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (_omnia sordide
+ageret, inireturque à viris et subaret_). Il n'eut garde de changer de
+genre de vie, lorsqu'il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit
+Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher
+partout et d'amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines
+conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient
+ces conditions que la nature avait départies plus libéralement à un
+petit nombre de privilégiés. Ceux qu'on jugeait dignes d'être présentés
+à l'empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu'il faisait
+représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de
+la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et
+pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait
+tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le
+déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à
+coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main
+devant son sein et l'autre devant le signe de la virilité qu'il cachait
+entièrement, _posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et
+oppositis_.
+
+Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de
+ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs
+les plus membrus. C'est là qu'il distingua les cochers Protogène,
+Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait
+une telle passion pour Hiéroclès qu'il lui donnait publiquement les
+baisers les plus hideux (_Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur
+inguina_); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait
+construire des bains publics dans le palais, et il n'avait pas honte de
+se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les
+qualités particulières qu'il aimait dans les hommes (_ut ex eo
+conditiones bene vasatorum hominum colligeret_). Il parcourait aussi
+les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu'il appelait
+des _monobèles_, c'est-à-dire des hommes complets (_viriliores_). Il n'y
+avait de crédit et d'honneurs, que pour ces sortes de gens (_homines ad
+exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii_). Héliogabale
+éleva aussi aux premières dignités de l'empire certains personnages qui
+n'avaient pas d'autres titres à ses préférences, que leurs énormes
+attributs virils (_commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum_).
+Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il
+se délectait à leur contact et à leurs attouchements (_eorumque
+attrectatione et tactu præcipue gaudebat_); c'était de leurs mains qu'il
+voulait prendre la coupe où il buvait en l'honneur de leurs hauts faits
+et des siens.
+
+A l'exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se
+mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert
+d'un bonnet de muletier, afin de n'être pas reconnu, raconte Lampride,
+il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du
+Théâtre, de l'Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s'il ne se
+livra pas à la débauche avec toutes ces filles (_sine effectu
+libidinis_), il leur distribua pourtant des pièces d'or, en disant:
+--Que personne ne sache qu'Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait
+plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices
+de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans une basilique de la
+ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police
+édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans
+laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés
+connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (_lenones,
+exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes_).
+D'abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux
+imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de
+circonstance, commençant par ce mot: _Camarades_ (_commilitones_), qui
+revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il
+ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de
+libertinage (_disputavitque de generibus schematum et voluptatum_). Son
+immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations,
+chaque fois qu'il rencontrait quelque effroyable imagination de
+débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé
+en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes,
+découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les
+allures, les gestes, les agaceries et les paroles d'une prostituée de
+carrefour. Sous ce costume, il s'approcha de celles à qui son caprice
+avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu'il savait
+leur métier aussi bien qu'elles. Puis, se débarrassant de sa gorge
+d'emprunt (_papillâ ejectâ_), il prit les airs et l'habit des enfants
+qu'on vendait à la Prostitution (_habitu puerorum qui prostituuntur_),
+et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu'il n'était
+pas moins expert qu'eux dans leur art honteux. Enfin il termina la
+séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la
+première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces
+d'or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux
+lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin
+jusqu'à sa mort.
+
+Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu'il accorda,
+par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent
+racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir
+des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu'elles pussent continuer à
+leur profit l'odieux trafic qu'elles avaient appris à exercer. On
+raconte même, à ce sujet, qu'ayant racheté ainsi au prix de cent mille
+sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne
+la toucha pas et la respecta comme une vierge (_velut virginem
+coluisse_). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents
+chariots, remplis de lénons, d'appareilleuses, de mérétrices et de
+cinædes bien pourvus (_causa vehiculorum erat lenonum, lenarum,
+meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo_). Il
+avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c'était lui-même
+qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d'une pâte
+épilatoire (_psilothro_), et il employait de préférence à cet usage
+celle qui avait déjà servi à l'épilation de ses femmes. Il employait
+également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé
+le poil des parties honteuses de ses gitons (_rasit et virilia
+subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit_). «Il n'y
+a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des
+abominables saletés qu'il fit ou qu'il souffrit en son corps.» Xiphilin
+répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement
+recueillis et que la langue grecque couvrait d'une sorte de voile qui
+les rendait plus tolérables; mais l'histoire originale de Dion Cassius
+n'a pas conservé le règne d'Héliogabale, comme si les pages consacrées à
+ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride
+dit aussi qu'on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un
+grand nombre d'obscénités, qu'il a cru devoir passer sous silence, parce
+qu'elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (_digna
+memoratu non sunt_): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de
+débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il
+connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère
+(_libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum
+vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat_).»
+
+On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant
+ce curieux passage de l'Abrégé de Xiphilin, prudemment affaibli dans la
+traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de
+Prostitution, en chassait les courtisanes, et s'y plongeait dans les
+plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l'incontinence un appartement
+de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la
+façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d'or et
+appelant les passants d'un ton mou et efféminé. Il avait d'autres
+personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller
+chercher des gens dont l'impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait
+de l'argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d'un gain
+aussi infâme que celui-là. Quand il était avec les compagnons de ses
+débordements, il se vantait d'avoir un plus grand nombre d'amants qu'eux
+et d'amasser plus d'argent; il est vrai qu'il en exigeait indifféremment
+de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres,
+d'une taille fort avantageuse, et qu'il avait dessein, pour ce sujet, de
+désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a
+évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n'avait pas à
+ménager la susceptibilité des beaux-esprits français.
+
+Si les appétits sensuels d'Héliogabale étaient immodérés, son
+imagination dépravée avait encore plus de puissance et d'activité.
+Ainsi, ce qu'il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité,
+c'étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, ses oreilles et
+son âme, en souillant aussi la pudeur d'autrui. Les prodigieux festins
+qu'il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs
+mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux
+des amphores et des vases d'argent surchargés d'images érotiques
+(_schematibus libidinosissimis inquinata_). Toute cette argenterie
+effrontée brillait surtout dans les soupers d'apparat, qu'il donnait à
+l'occasion des vendanges, et dans lesquels il s'amusait à déshonorer les
+citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux.
+Il leur demandait, pour les embarrasser, s'ils avaient fait preuve dans
+leur jeunesse d'autant de vigueur qu'il en déployait lui-même, et ces
+questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe
+(_impudentissime_), car jamais il ne s'abstint des expressions les plus
+infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes
+encore (_neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis
+impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo,
+esset pudor_). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des
+vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au
+maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (_an promptus esset
+in Venerem_)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente
+question: «Il a rougi! s'écriait-il, la chose va bien (_salva res
+est_).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il
+s'autorisait alors à parler de ses propres actes, et si tous les
+vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses
+jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet
+qu'il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir
+encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les
+entendre et qui leur portait d'ignobles défis. La flatterie déliait
+souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de
+commettre les mêmes ignominies et d'avoir des maris (_qui improba
+quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent_). L'empereur,
+à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s'apercevait point
+que ces misérables feignaient des vices qu'ils n'avaient pas, pour lui
+complaire et le divertir.
+
+Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et
+plusieurs maris. Il épousa d'abord la veuve de Pomponius Bassus, qu'il
+avait fait condamner à mort en l'accusant de s'être fait le censeur de
+la conduite privée de l'empereur. Cette femme, aussi belle que noble,
+était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui
+eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la
+délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour
+aucun besoin qu'il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d'imiter les
+débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans
+l'espoir, disait-il, d'être plus tôt père, «lui qui n'était pas homme,»
+ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. Ce
+mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il
+répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu'elle avait une tache sur le
+corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage
+qu'il souhaitait contracter avec plus d'éclat que les précédents. Il
+avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s'en fallut qu'il ne
+laissât s'éteindre le feu sacré (_ignem perpetuum extinguere voluit_),
+pendant qu'il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la
+vestale Aquila Sévéra et l'épousa insolemment à la face du ciel, en
+disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la
+prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de
+divin. Mais Héliogabale n'eut pas plus d'enfants de ce mariage sacrilége
+que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu'il remplaça
+par deux ou trois femmes successivement jusqu'à ce qu'il eût repris
+Aquila Sévéra.
+
+Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c'est à peine si nous
+oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président
+Cousin n'a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse.
+Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler
+_madame_ et _impératrice_. «Il travaillait en laine, portait quelquefois
+un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en
+fit une fête, prit soin qu'il ne lui parût aucun poil, pour être plus
+semblable à une femme, et reçut, étant couché, les sénateurs qui
+l'allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé
+Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour
+que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux
+bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure
+blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard
+chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de
+géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert
+de sueur et de poussière; puis, il l'installa dans sa chambre à coucher,
+au sortir du bain, et le lendemain il l'épousa solennellement. «Il se
+faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président
+Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu'il
+avait quelquefois au visage des marques des coups qu'il avait reçus. Il
+ne l'aimait point d'une ardeur faible et passagère, mais d'une passion
+forte et constante, tellement qu'au lieu de se fâcher des mauvais
+traitements qu'il recevait de lui, il l'en chérissait plus tendrement.
+Il l'eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s'étaient pas
+opposées à cet acte de démence impudique.»
+
+Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il
+jouissait auprès de l'empereur. C'était Aurélius Zoticus, dit le
+_Cuisinier_, parce que son père l'avait élevé dans les cuisines, où tout
+enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne heure au métier
+paternel pour embrasser l'état de lutteur: il l'emportait en bonne mine
+et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se
+mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d'Héliogabale
+reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste
+champion et s'emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe
+triomphale. Sur l'éloge qu'on avait fait de lui à Héliogabale, qui
+brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (_cubicularius_) de
+l'empereur. Celui-ci l'attendait avec une impatience qui éclata de la
+façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans
+le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince
+l'aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de
+Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage;
+et, parce que Zotique en le saluant l'avait appelé _seigneur_ et
+_empereur_ selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d'un
+air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards
+lascifs: --Ne m'appelez point _seigneur_, puisque je suis une _dame_!»
+Il l'emmena baigner à l'heure même avec lui; et l'ayant trouvé tel qu'on
+le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.»
+Jérocle, jaloux de ce rival, eut l'adresse de lui faire verser par les
+échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui
+le frappa d'impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont
+Zoticus était victime, le regarda dès lors avec autant de colère et de
+mépris qu'il lui avait témoigné d'estime et d'affection auparavant. Peu
+s'en fallut qu'il l'envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut
+encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et
+chassé du palais, de Rome et de l'Italie.
+
+Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l'institution du
+mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée
+bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner
+une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de
+femme et d'enfant, dit Xiphilin. La femme qu'il lui avait choisie était
+Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa
+chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains
+considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n'avait pas été
+changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au
+temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et
+ridicule, qu'il avait poussée aussi loin que possible en couchant les
+deux statues dans le même lit, il déclara qu'une déesse si guerrière ne
+convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour
+ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois.
+Uranie, qui présidait à l'incubation des êtres dans le travail
+mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de
+la nuit, devait naturellement être l'épouse d'Héliogabale, dieu du
+soleil et de la génération. L'empereur célébra donc leurs noces avec
+splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l'empire aux présents
+magnifiques qu'il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé,
+il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à
+côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l'une à l'autre avec des
+bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de
+grandes réjouissances à Rome et dans toute l'Italie. Héliogabale
+s'identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se
+faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les
+dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses
+impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil:
+c'était là qu'il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches,
+remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de
+prendre part au culte des autres divinités, surtout s'il avait un rôle à
+jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête
+échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les
+parties génitales (_genitalia sibi devinxit_), et il fit tout ce que ces
+impurs fanatiques avaient l'habitude de faire. Il s'associa également
+aux rites bizarres et obscènes d'Isis, de Priape, de Flore et de
+Cotytto.
+
+Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins
+féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la
+prodigalité, la gourmandise et le caprice pouvaient inventer, pour
+satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne
+vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles
+(_exquirere novas voluptates_). Lampride a énuméré quelques-unes des
+folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des
+fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d'étoffes
+d'or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait
+succomber de plaisir (_quum gravari se diceret onere voluptatis_), et la
+tête coiffée d'un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient
+des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les
+intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à
+l'estomac, qui ne se lassait pas plus que l'ardeur des sens. Les
+convives alors n'étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils
+s'efforçaient à l'envi d'imiter leur empereur, sans espoir de l'égaler.
+Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses
+vêtements, se couronnait de rayons d'or, suspendait un carquois sur ses
+épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d'huile
+aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses
+et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le
+traînaient autour de la salle du banquet. (_Junxit et quaternas mulieres
+pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic
+vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent._) Sa
+générosité à l'égard de ses compagnons de table se traduisait en
+présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au
+hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait
+tomber dans les mains d'un vieux débauché une coquille portant ces mots
+qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l'empereur»; il riait
+davantage, si, par une de ces chances qu'il aimait à provoquer, une
+vieille décrépite devenait la maîtresse d'un beau jeune garçon. Souvent
+les billets cachetés, que ses convives tiraient de l'urne, leur
+ordonnaient les douze travaux d'Hercule ou les condamnaient à des
+services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où
+il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles
+l'exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n'avait
+pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix
+oeufs, dix toiles d'araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes,
+quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à
+ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient
+ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de
+lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en
+lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue,
+que sa bonne étoile avait amenée à la table de l'empereur, pouvait se
+vanter d'avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale
+prenait son plaisir partout, pourvu qu'il n'eût pas affaire deux fois à
+la même femme (_idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem_). Enfin,
+les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au
+lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l'intérieur du
+palais (_lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit_).
+Courtisanes et gitons se recommandaient d'eux-mêmes à sa sollicitude
+paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des
+approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans
+les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de
+disette.
+
+Ce monstre à face humaine déshonora l'Empire pendant un règne de quatre
+ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes
+les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature.
+Il se glorifiait d'imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône,
+Néron, Othon et Vitellius. Il n'avait pourtant que dix-huit ans,
+lorsqu'il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s'était
+caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde
+d'un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent
+endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et
+empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur
+vie (_ut mors esset vitæ consentiens_). Le _traîné_, l'_impur_, comme le
+surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville,
+ne devait pas avoir d'égal dans l'histoire des empereurs, et, après lui,
+l'humanité sembla se reposer, sous la bienfaisante influence
+d'Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale
+évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes
+parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et
+constitué la police des moeurs dans les gouvernements, on vit encore les
+empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un
+théâtre, donner au peuple l'exemple contagieux de tous les écarts de la
+Prostitution. Presque tous s'adonnèrent à la débauche, presque tous se
+laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien,
+qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (_natus abdomini et
+voluptatibus_), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand
+nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les
+plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à
+ses convives. Si le _divin_ Claude, comme pour faire oublier aux Romains
+l'impur Gallien (_prodigiosum_), régna en philosophe chaste et modeste;
+si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit
+rigoureusement l'adultère, même parmi les esclaves; si l'empereur Tacite
+défendit d'établir des mauvais lieux dans l'intérieur de Rome, défense
+qui ne put être maintenue (_meritoria intra urbem, stare vetuit, quod
+quidem diu tenere non potuit_); s'il fit fermer les bains publics
+pendant la nuit; s'il interdit les habits de soie et les profusions du
+luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne de son nom; Carin,
+prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de
+Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté
+des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l'infamie
+jusqu'à se prostituer lui-même (_homo omnium contaminatissimus, adulter,
+frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui_).»
+Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien;
+pour secrétaire, un impur (_impurum_), avec lequel il faisait toujours
+sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des
+vices les plus infects (_enormibus se vitiis et ingenti foeditate
+maculavit_), et il ne respecta rien (_moribus absolutus_). Mais
+Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des
+empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté
+de ses moeurs et par la moralité de ses lois, quoiqu'il ait cruellement
+persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l'austère, le philosophe,
+eut pourtant l'odieux courage de faire de la Prostitution un des
+supplices qu'on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes!
+C'est pourtant sous Dioclétien que semble s'arrêter l'histoire de la
+Prostitution romaine.
+
+
+FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME.
+
+
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+ DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+ _PREMIÈRE PARTIE._
+
+ ANTIQUITÉ. --Grèce. --Rome.
+
+ (SUITE ET FIN.)
+
+
+ CHAPITRE XVII. Page 5
+
+ SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
+ catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
+ quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
+ femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
+ de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
+ --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
+ Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
+ cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
+ --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
+ des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
+ lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
+ _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
+ --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
+ --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
+ --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
+ la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
+ --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
+ _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
+ qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
+ prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
+ nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
+ _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
+ --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
+ faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
+ lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
+ location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.
+
+
+ CHAPITRE XVIII. Page 29
+
+ SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
+ légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
+ du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
+ réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
+ retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
+ prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
+ courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
+ matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
+ compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
+ --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
+ l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
+ grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
+ la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
+ où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
+ --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
+ bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
+ de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
+ la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
+ peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
+ la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
+ --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
+ fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
+ cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
+ _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
+ _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
+ caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
+ --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
+ Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
+ l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
+ l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
+ mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
+ des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
+ --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
+ l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
+ souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
+ carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
+ femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
+ entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
+ pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
+ débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
+ d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
+ --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
+ --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
+ --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
+ courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
+ prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
+ cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
+ prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
+ --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
+ nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
+ mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
+ inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
+ _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.
+
+
+ CHAPITRE XIX. Page 83
+
+ SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
+ --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
+ hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
+ _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
+ courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
+ que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
+ le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
+ --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
+ permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
+ --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
+ les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
+ _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
+ parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
+ --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
+ érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
+ courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
+ Rome détruits par les Pères de l'Église.
+
+
+ CHAPITRE XX. Page 107
+
+ SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
+ Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
+ --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
+ attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
+ --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
+ refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
+ enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
+ _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
+ --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
+ et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
+ vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
+ constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
+ --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
+ affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
+ --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
+ --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
+ Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
+ siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
+ --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
+ --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
+ sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
+ _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
+ à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Les empiriques, les
+ antidotaires et les pharmacopoles. --Les médecins pneumatistes. --Les
+ _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et _archiatri populares_.
+ --L'institution des archiatres régularisée et complétée par
+ Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du matin_. --Les
+ sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial contre Lesbie.
+ --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. --Pourquoi les malades
+ atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les
+ médecins romains. --Mort de Festus, ami de Domitien. --Des drogues que
+ vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.
+ --Superstitions religieuses. --Offrandes aux dieux et aux déesses.
+ --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de Pétrone. --Abominable
+ apophthegme des _pædicones_.
+
+
+ CHAPITRE XXI. Page 161
+
+ SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
+ --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
+ Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
+ _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
+ parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
+ _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
+ parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
+ par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
+ ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
+ complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
+ l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
+ maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
+ l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
+ --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
+ parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
+ --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
+ --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
+ Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
+ _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
+ la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.
+
+
+ CHAPITRE XXII. Page 203
+
+ SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
+ --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
+ ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
+ _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
+ _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
+ --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
+ --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
+ Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
+ grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Le repas de Trimalcion.
+ --Les histrions, les bouffons et les _arétalogues_. --Les baladins et
+ les danseuses. --Danses obscènes qui avaient lieu dans les
+ comessations. --Comessations de Zoïle. --Épisode du festin de
+ Trimalcion. --Services de table et tableaux lubriques. --Ameublement
+ et décoration de la salle des comessations. --Santés érotiques.
+ --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du bouffon de table Galba.
+ --Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations. --Dieux et
+ déesses qui présidaient aux comessations. --Les lares _Industrie_,
+ _Bonheur_ et _Profit_. --Le verbe _comissari_. --Théogonie des dieux
+ lares de la débauche. --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les
+ luttes amoureuses. --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux
+ gardiens des femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona.
+ --Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus.
+ --Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc. --Fauna, déesse favorite
+ des matrones. --Jugatinus et ses attributions.
+
+
+ CHAPITRE XXIII. Page 225
+
+ SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
+ peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
+ des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
+ présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
+ réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
+ chambre_. --Présages que les Romains tiraient du son que rendait
+ l'urine en tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_.
+ --Double sens obscène du mot _pot de chambre_. --Étymologie de
+ _matula_. --Présages urinatoires dans les comessations. --Hercule
+ _Urinator_. --Présages des ructations. --_Crepitus_, dieu des vents
+ malhonnêtes. --Le petit dieu Pet. --Présages tirés du son du pet.
+ --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
+ langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --Jupiter et
+ Cybèle, dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux
+ éternuments dans les affaires d'amour. --Les tintements d'oreilles et
+ les tressaillements subits. --La droite et la gauche du corps.
+ --Présages résultant de l'inspection des parties honteuses. --Présages
+ tirés des bruits extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus
+ adversus_ et _lectus genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le
+ pétillement de lampe. --Habileté des courtisanes à expliquer les
+ présages. --Présages divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou
+ malheureux, propres aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent
+ vierges Sarmates. --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat.
+ --Superstitions singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence
+ que s'imposaient les débauchés et les courtisanes en l'honneur des
+ solennités religieuses. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé
+ par les Romains pour constater la virginité des filles. --La noix,
+ allégorie du mariage.
+
+
+ CHAPITRE XXIV. Page 247
+
+ SOMMAIRE. --Pourquoi les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens
+ ni de panégyristes comme celles de la Grèce. --Les poëtes commensaux
+ et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est dans les
+ poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des courtisanes
+ romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur vieillesse
+ misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace pour les
+ galanteries matronales. --Serment de Salluste. --Philosophie
+ épicurienne d'Horace. --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des
+ matrones. --Comparaison qu'il fait de cet amour avec celui des
+ courtisanes. --Nééra, première maîtresse d'Horace. --Origo, Lycoris et
+ Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
+ --Liaison d'Horace avec une vieille matrone. --La _bonne_ Cinara.
+ --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
+ publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
+ Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --La courtisane Lycé.
+ --Pyrrha. --Lalagé. --Barine. --Tyndaris et sa mère. --Lydie.
+ --Myrtale. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A quelle
+ singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette
+ esclave. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs
+ à Horace. Adieux d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière
+ maîtresse d'Horace. --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.
+
+
+ CHAPITRE XXV. Page 293
+
+ SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Ses
+ maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille du sénateur
+ Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de Lesbie. --Ce que
+ c'était que ce moineau. --Passion violente de Catulle pour Lesbie.
+ --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --Mariage
+ concubinaire de Lesbie. --Catulle revoit Lesbie en présence de son
+ mari. --Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la
+ jalousie de son mari. --La courtisane Quintia au théâtre. --Vers de
+ Catulle contre Quintia. --La courtisane grecque Ipsithilla. --Billet
+ galant qu'adressa Catulle à cette courtisane. --Épigramme de Catulle
+ aux habitués d'une maison de débauche où s'était réfugiée une de ses
+ maîtresses. --Colère de Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_.
+ --Vieillesse prématurée de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son
+ amant. --Properce. --Cynthie ou Hostilia. --Son amour pour Properce.
+ --Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie. --Résignation de Properce
+ à l'endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus. --Les
+ oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à sa maîtresse. --La
+ _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les attraits de sa
+ maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec Cynthie. --Les
+ galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. --Gémissements de
+ Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de Baïes. --Properce
+ se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation
+ de Properce avec Cynthie. --Changement de rôles. --Acanthis
+ l'entremetteuse. --Jalousie de Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge
+ qu'employa Cynthie pour s'assurer de la fidélité de son amant.
+ --Phyllis et Téïa. --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie.
+ --L'empoisonneuse Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort
+ de Properce. --Ses cendres réunies à celles de Cynthie.
+
+
+ CHAPITRE XXVI. Page 325
+
+ SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
+ Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
+ amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
+ --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
+ enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
+ porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
+ --Amour de Tibulle pour Némésis. --Prix des faveurs de cette
+ prostituée. --Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.
+ --Tibulle amoureux de Néère. --Refus de Néère d'épouser Tibulle.
+ --Néère prend un amant. --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour
+ à Sulpicie, fille de Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à
+ Tibulle. --Infidélités de Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de
+ Tibulle pour cette courtisane grecque. --Dédains de Glycère. --Mort de
+ Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Cornelius Gallus.
+ --Lycoris. --Gallus à la guerre des Parthes. --Son poëme à Lycoris.
+ --Retour de Gallus. --Infidélités de Lycoris. --Gentia et Chloé.
+ --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.
+ --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.
+ --Le mari de Corinne. --Manéges amoureux que conseille Ovide à
+ Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et brutalité d'Ovide. --Son
+ désespoir d'avoir frappé Corinne. --L'entremetteuse Dipsas.
+ --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
+ --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
+ --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
+ --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
+ d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
+ --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. --Corinne
+ devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à Corinne.
+ --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux et d'après
+ les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète supposée avec
+ la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin. --Mort
+ d'Ovide.
+
+
+ CHAPITRE XXVII. Page 357
+
+ SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
+ libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
+ qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
+ critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
+ --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
+ --Moeurs déréglées de ce poëte. --Quels étaient les lecteurs habituels
+ des oeuvres de Martial. --Portraits de courtisanes. --Lesbie.
+ --Libertinage éhonté de cette prostituée. --Chloé et son amant
+ Lupercus. --La _pleureuse des sept maris_. --Thaïs. --Philenis et son
+ concubinaire Diodore. --Horrible dépravation de Philenis. --Épitaphe
+ que fit Martial pour cette infâme prostituée. --Galla. --Injustice de
+ Martial à l'égard de cette courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre
+ elle. --D'où lui venait la haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles
+ amoureuses. --Effrayant cynisme de Phyllis. --Épigrammes
+ contradictoires de Martial contre cette courtisane. --Lydie.
+ --Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.
+ --Fabulla, Lila, Vetustilla, etc. --Les fausses courtisanes grecques.
+ --Celia. --Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la
+ Grèce. --Lycoris. --Glycère. --Chioné et Phlogis. De quelle façon
+ grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l'amour que
+ lui avait envoyée Polla. --Honteuse profession de foi qu'il adressa à
+ sa femme Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Épigramme
+ expiatoire de Martial. --Sa fin champêtre. --Pétrone. --Son
+ _Satyricon_, tableau des moeurs impures de Rome impériale. --Les
+ Épigrammes de Pétrone. --Suicide de Pétrone.
+
+
+ CHAPITRE XXVIII. Page 401
+
+ SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
+ moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
+ avant l'avénement des empereurs. --Le chevalier Ebutius et sa
+ maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. --Jules César.
+ --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées qu'il séduisit.
+ --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses adultères.
+ --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats romains
+ contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
+ singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
+ pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
+ immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
+ Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
+ divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
+ pour l'ivrognerie. --Étranges contradictions qu'offrirent la vie
+ publique et la vie privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Le
+ tableau de Parrhasius. --Caligula, empereur. --Ses amours infâmes avec
+ Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa passion pour la courtisane
+ Pyrallis. --Comment cet empereur agissait envers les femmes de
+ distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. --Ouverture d'un
+ lupanar dans le palais impérial. --Le _préfet des voluptés_. --Claude,
+ empereur. --Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et
+ Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses soupers publics au
+ Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries du golfe de Baïes.
+ --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables impudicités de Néron.
+ --Son mariage avec Sporus. --Sa passion incestueuse pour sa mère
+ Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. --Galba, empereur.
+ --Infamie de ses habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs
+ corrompues. --Vitellius, empereur. --Ses débordements. --Son amour
+ pour l'affranchi Asiaticus. --Son insatiable gloutonnerie.
+ --Vespasien, empereur. --Retenue de ses moeurs. --Titus, empereur.
+ --Sa jeunesse impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et
+ l'histrion Pâris. --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Nerva,
+ Trajan et Adrien, empereurs. --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.
+
+
+ CHAPITRE XXIX. Page 437
+
+ SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Ses turpitudes et ses cruautés. --Ses
+ impurs caprices. --Son mignon Anterus. --Comment Commode employait ses
+ jours et ses nuits. --Mort d'Anterus. --Douleur de Commode. --Ses
+ trois cents concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies
+ monstrueuses. --Ses incestes. --Hideuses complaisances auxquelles il
+ soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
+ décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
+ ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
+ projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
+ des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
+ Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
+ par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du Soleil. --Sa
+ mère Semiamire. --Luxe macédonien des vêtements d'Héliogabale.
+ --Semiamire _clarissima_. --Petit sénat fondé par l'empereur pour
+ complaire à sa mère. --Ce que c'était que le _petit sénat_ et de quoi
+ l'on s'y occupait. --Goûts infâmes d'Héliogabale. --Quelle sorte de
+ gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches.
+ --Comment il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir
+ qu'il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution
+ populaire. --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées.
+ --Convocation qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous
+ les entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant
+ cette tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des
+ assistants. --L'empereur _courtisane_. --Argenterie érotique de ses
+ festins. --Comment Héliogabale célébrait les vendanges. --Femmes
+ légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La veuve de Pomponius
+ Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. --Maris
+ d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
+ Zoticus, dit le _cuisinier_. --Comment Jérocle se débarrassa de ce
+ rival. --Mariage des dieux et des déesses. --Festins féeriques
+ d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait tirer à ces festins.
+ --Droits qu'avaient les courtisanes dans le palais impérial. --Meurtre
+ d'Héliogabale par les soldats. --Alexandre Sévère, empereur.
+ --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
+ débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
+ --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
+ de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
+ --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
+ l'histoire de la Prostitution romaine.
+
+
+ FIN DE LA TABLE.
+
+
+Note de transcription détaillée:
+
+En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le
+typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:
+
+ p. 14: «appellait» corrigé en «appelait» («qu'on appelait stabula»),
+ p. 16: fermeture des guillemets avant «On appliquait avec raison»,
+ p. 20: fermeture des guillemets après «aïeule»,
+ p. 26: «Pierruges» corrigé en «Pierrugues» («le docte Pierrugues»),
+ p. 30 et 471, «moechocinoedus» corrigé en «moechocinædus»,
+ p. 75: «proéminant» corrigé en «proéminent» («et plus proéminent»),
+ p. 86: «commessations» corrigé en «comessations»
+ («excepté dans les soupers et les _comessations_,»),
+ p. 98: fermeture des guillemets après «aucupium auribus?»,
+ p. 100: fermeture des guillemets après «quam malum dicere).»,
+ p. 104: «éclairé» corrigé en «éclairée» («la protection éclairée»),
+ p. 104: fermeture des guillemets après «pagina, vita proba_).»,
+ p. 126: «ingrédiens» corrigé en «ingrédients»
+ («les ingrédients ordinaires»),
+ p. 155: «tout» corrigé en «tous» («en tous les cas»),
+ p. 186: remplace «?» par «.» («des joueurs d'osselets.»),
+ p. 186 et 366: «cinoedes» corrigé en «cinædes»
+ («des portraits de cinædes»),
+ p. 195, «uticæ» corrigé en «urticæ»,
+ p. 230: fermeture des guillemets après «matulam datis).»,
+ p. 234: «pelusiciaca» corrigé en «pelusiaca»,
+ p. 237: fermeture des guillemets après «sternuit approbationem).»,
+ p. 308: fermeture des guillemets après «ducere veste libet_).»,
+ p. 351: fermeture des guillemets après «numeros sustinuisse novem_).»,
+ p. 358: «Alcylle» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton.»),
+ p. 362: fermeture des guillemets après «vita proba est_).»,
+ p. 363: «Parace» corrigé en «Parce» («Parce tuis igitur»),
+ p. 394: «Alcylte» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton,»),
+ p. 396: «testamenat» corrigé en «testament»
+ («escroqué plus d'un testament»),
+ p. 406: «sumpluosum» corrigé en «sumptuosum»,
+ p. 409: fermeture des guillemets après «par plus d'un opprobre,»,
+ p. 409: «sexterces» corrigé en «sesterces», comme dans l'édition Belge
+ de la même année,
+ p. 426: «deliagtorum» corrigé en «deligatorum».
+
+Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de
+typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n'ont pas été
+corrigées:
+
+ p. 237: «sallisationes» pour «salisationes»,
+ p. 301: «futationes» pour «fututiones»,
+ p. 345: «dominiæque» pour «dominæque»,
+ p. 367: «sejurat» pour «se jurat»,
+ p. 381: «iatu» pour «hiatu»,
+ p. 383: «solecismum» pour «soloecismum»,
+ p. 464: «plerunque» pour «plerumque».
+
+En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment.
+La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot
+«pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea».
+
+Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs. Celles
+n'affectant pas la translittération ne sont pas notées ici:
+
+ p. 65: «moichenô» corrigé en «moicheuô»,
+ p. 207: «komisê» corrigé en «komidê»,
+ p. 433: «klyêopalen» corrigé en «klinopalên».
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous
+les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***
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-The Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous les
-peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour
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-Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
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-Author: Pierre Dufour
-
-Release Date: September 13, 2013 [EBook #43712]
-
-Language: French
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-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 ***
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-Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier
-and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned
-images of public domain material from the Google Print
-project.)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- Note de transcription:
-
- Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
- corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
-
- La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+.
-
-
-
-
- HISTOIRE
- DE LA
- PROSTITUTION
- CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
- DEPUIS
- L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,
-
- PAR
-
- PIERRE DUFOUR,
- Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
- étrangères.
-
- ÉDITION ILLUSTRÉE
- Par 20 belles gravures sur acier,
- exécutées par les Artistes les plus éminents.
-
- TOME SECOND
-
- PARIS.--1851.
-
- SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
- ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4.
-
- TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
- RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
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- HISTOIRE
- DE LA
- PROSTITUTION
- CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
- DEPUIS
- L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,
-
- PAR
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- PIERRE DUFOUR,
- Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
- étrangères.
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- TOME DEUXIÈME.
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- PARIS--1851
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- SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
- ET
- P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ.
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- HISTOIRE
- DE
- LA PROSTITUTION.
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-CHAPITRE XVII.
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- SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
- catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
- quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
- femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
- de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
- --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
- Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
- cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
- --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
- des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
- lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
- _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
- --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
- --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
- --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
- la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
- --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
- _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
- qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
- prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
- nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
- _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
- --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
- faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
- lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
- location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.
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-Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux
-que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur
-nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des
-filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur
-métier. Il y avait, comme nous l'avons dit, deux grandes catégories de
-filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes;
-il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles
-qui n'étaient destinées qu'à l'exercice de la Prostitution légale, les
-lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes,
-donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les
-moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc.
-On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés,
-n'étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la
-Prostitution qui s'y glissait sournoisement ou qui s'y installait avec
-effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus
-ou moins animée, plus ou moins indécente.
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-Publius Victor, dans son livre des _Lieux et des Régions de Rome_,
-constate l'existence de quarante-six lupanars; mais il n'entend parler
-que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des
-fondations d'utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance
-directe des édiles. Il serait difficile d'expliquer autrement ce petit
-nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices.
-Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n'énumère pas
-les lupanars qui s'y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en
-comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte
-Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains
-qu'il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs
-propriétaires. Il ne cite, d'ailleurs, nominativement qu'un seul
-lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l'insolente
-dénomination de _petit sénat des femmes_ (_senatulum mulierum_). Il n'y
-a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar;
-mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude,
-d'après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon
-leurs lecteurs dans ces endroits, qu'ils supposaient sans doute leur
-être familiers. On doit penser que si l'organisation intérieure des
-lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient
-d'ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les
-plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la
-cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du
-grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la
-quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le
-quartier de l'Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans
-la deuxième région, dite du mont Coelius, elle réunissait autour du
-grand marché (_macellum magnum_) et des casernes de troupes étrangères
-(_castra peregrina_) une foule de maisons de Prostitution (_lupariæ_),
-comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus
-considérable encore de cabarets, d'hôtelleries, de boutiques de barbiers
-(_tabernæ_) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n'étaient
-point exemptes du fléau des _lupariæ_, puisqu'elles possédaient aussi
-des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y
-furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin,
-d'ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions
-éloignées du centre de la ville, d'autant plus que la clientèle
-ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers
-plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des
-marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l'envi, pour
-lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple.
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-Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (_cellæ_ et
-_fornices_), qui ne servaient qu'à la Prostitution pour l'usage du bas
-peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire
-entrer ces asiles de débauche, accrédités par l'usage, dans la catégorie
-des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en
-racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes
-voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du
-grand Cirque, avaient été abandonnés à l'exercice public de la débauche;
-et Panvinius, dans son traité _des Jeux_ du Cirque, conclut, de ce
-passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme
-annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui
-assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre,
-quittaient leur siége aussi souvent qu'elles étaient appelées, pour
-contenter des désirs qui se multipliaient et s'échauffaient autour
-d'elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité _du Cirque_,
-n'hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque,
-dans le théâtre même, et il cite ce vers d'un vieux poëte latin, en
-l'honneur d'une courtisane bien connue au grand Cirque: _Deliciæ populi,
-magno notissima Circo Quintilia_. En effet, sous les gradins que le
-peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites,
-favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de
-raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination
-aux ruines d'une immense construction souterraine, qu'on voit encore
-près de l'ancien port de Misène, et qu'on appelle toujours les _Cent
-Chambres_ (_centum cameræ_). Il est probable que ce singulier édifice,
-dont l'usage est resté ignoré et incompréhensible, n'était qu'un vaste
-lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine.
-
-Mais habituellement les lupanars, loin d'être établis sur d'aussi
-gigantesques proportions, ne contenaient qu'un nombre assez borné de
-cellules très-étroites, sans fenêtres, n'ayant pas d'autre issue qu'une
-porte, qui n'était fermée souvent que par un rideau. Le plan d'une des
-maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu'était un
-lupanar, quant à l'ordonnance des cellules, qui s'ouvraient sans doute
-sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où
-les chambres à coucher (_cubiculi_), généralement fort exiguës et
-contenant à peine la place d'un lit, ne sont éclairées que par une
-porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres
-étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des
-autres dans les lupanars. Pendant le jour, l'établissement étant fermé
-n'avait pas besoin d'enseigne, et ce n'était qu'un luxe inutile lorsque
-le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l'attribut obscène de
-Priape: on en suspendait la figure à l'entrée du repaire qui lui était
-dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe
-en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s'y rendait
-d'un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles
-se rendaient chacune à son poste avant l'ouverture de la maison; chacune
-avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un
-écriteau sur lequel était inscrit le nom d'emprunt (_meretricium nomen_)
-que portait la courtisane dans l'habitude de son métier. Souvent,
-au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l'admission dans la
-cellule, pour éviter des réclamations de part et d'autre. La cellule
-était-elle occupée, on retournait l'écriteau, derrière lequel on lisait:
-OCCUPATA. Quand la cellule n'avait pas d'occupant, on disait, dans le
-langage de l'endroit, qu'elle était _nue_ (_nuda_). Plaute, dans son
-_Asinaria_, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces
-détails de moeurs. «Qu'elle écrive sur sa porte, dit Plaute: _Je suis
-occupée_.» Ce qui prouve qu'en certaines circonstances, l'inscription
-était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même.
-«L'impudique _lena_, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d'amateur»
-(_obscena nudam lena fornicem clausit_). Un passage de Sénèque, mal
-interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les
-mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l'écriteau
-pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette
-phrase: _Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus_, en
-voyant cet écriteau suspendu devant la porte (_in fronte_), tandis que
-les filles restaient assises à côté.
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-Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la
-différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du
-mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures
-à la détrempe et à l'eau d'oeuf représentaient, soit en tableaux, soit
-en ornements, les sujets les plus conformes à l'usage habituel du local:
-c'étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la
-Prostitution; dans les lupanars d'un ordre plus relevé, c'étaient des
-images érotiques tirées de la mythologie; c'étaient des allégories aux
-cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la
-débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus
-bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se
-blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes
-sous les eaux et les colombes dans les airs; il s'enroulait en
-guirlandes, il se tressait en couronnes: l'imagination du peintre
-semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour
-en exagérer l'indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures
-si bien appropriées à la place qu'elles occupaient, on ne voyait jamais
-figurer isolément l'organe de la femme, comme si ce fût une convention
-tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable.
-Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent
-dans l'ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur
-des yeux n'existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié
-la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se
-recommandait pas, d'ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la
-fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les
-murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus.
-Quant à l'ameublement, il se composait d'une natte, d'une couverture et
-d'une lampe. La natte, d'ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en
-roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la
-remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit
-lit en bois (_pulvinar_, _cubiculum_, _pavimentum_); la couverture,
-hideusement tachée, n'était qu'un misérable assemblage de pièces, en
-étoffes différentes, qu'on appelait, à cause de cela, _cento_ ou
-rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté
-indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui
-empêchaient l'huile de brûler et la flamme de s'élever au-dessus de son
-auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que
-personne n'eût l'idée de se l'approprier: il n'y avait rien à voler dans
-ces lieux-là.
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-Cependant il est certain, d'après les désignations mêmes des maisons de
-débauche, qu'elles n'étaient pas toutes fréquentées par la vile
-populace, et qu'elles offraient par conséquent de notables différences
-en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une
-fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, _impluvium_, autour de
-laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, _cellæ_; ailleurs,
-ces chambres se nommaient _sellæ_, siéges à s'asseoir, parce qu'elles
-étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars
-réservés exclusivement à la plèbe, et qui n'étaient autres que des caves
-ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait _fornix_;
-c'est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de _lupanar_, qu'on a fait
-_fornication_, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des
-_fornices_. L'odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui
-y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde
-dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l'huile: _Olenti
-in fornice_, dit Horace, _redolet adhuc fuliginum fornicis_, dit
-Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu'on appelait
-_stabula_, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la
-paille, comme dans une écurie. Les _pergulæ_ ou balcons devaient ce
-surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le
-long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles
-étaient mises en montre sur cette espèce d'échafaud, et le lénon ou la
-léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna
-occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons
-ou de filles. Quelquefois la _pergula_ n'était qu'une petite maison
-basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l'un et de
-l'autre sexe. Quand le _lupanar_ était surmonté d'une sorte de tour ou
-de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on
-l'appelait _turturilla_ ou colombier, parce que les tourterelles ou les
-colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces
-nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: _Ita dictus
-locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est
-peni_. Le _casaurium_ était le lupanar extra-muros, simple cabane
-couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe
-errante des filles en contravention avec la police de l'édile. Le mot
-_casaurium_, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus
-loin que _casa_, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants
-retrouvaient dans ce mot-là l'étymologie grecque de +kassa+ ou de
-+kasaura+, qui signifiait _meretrix_: +kasaura+ avait fait tout
-naturellement _casaurium_. C'était dans ces bouges que se réfugiaient
-quelquefois les _scrupedæ_ (_pierreuses_), que la Prostitution cachait
-ordinairement au milieu des pierres et des décombres.
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-Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s'appliquaient à
-tous sans distinction: «_Meritoria_, dit saint Isidore de Séville, ce
-sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C'étaient
-surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des
-_meritorii_. «_Ganeæ_, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines,
-où l'on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, +gas+, terre;»
-«_Ganei_, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de
-Prostitution, ainsi nommées par analogie avec +ganos+, volupté, et
-+gynê+, femme.» On employait fréquemment l'expression de _lustrum_ dans
-le sens de lupanar, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de mots
-était devenu une locution usuelle où l'on ne cherchait plus malice.
-_Lustrum_ signifiait à la fois _expiation_ et _bois sauvage_. Les
-premiers errements de la Prostitution s'enfonçaient dans l'ombre épaisse
-des forêts, et depuis, comme pour expier ces moeurs de bête fauve, les
-prostituées payaient un impôt _lustral_ expiatoire: de là l'origine du
-mot _lustrum_ pour _lupanar_. «Ceux qui, dans les lieux retirés et
-honteux, s'abandonnent aux vices de la gourmandise et de l'oisiveté, dit
-Festus, méritent qu'on les accuse de vivre en bêtes (_in lustris vitam
-agere_).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la
-véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce
-fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (_in
-lustris circum oppida lustrans_).» On appliquait avec raison le nom de
-_desidiabula_ aux lupanars, pour représenter l'oisiveté de ses
-malheureux habitants. S'il n'y avait que des femmes dans un
-établissement de Prostitution, il prenait les noms de _sénat des
-femmes_, de _conciliabule_, de _cour des mérétrices_ (_senatus
-mulierum_, _conciliabulum_, _meretricia curia_, etc.); et selon que ces
-noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu'on y
-ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de _conciliabule
-de malheur_ un de ces lieux infâmes. Quand l'une et l'autre Vénus,
-suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces
-repaires, on les qualifiait pompeusement de _réunion de tous les
-plaisirs_ (_libidinum consistorium_).
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-Le personnel d'un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le
-_leno_ ou la _lena_ n'avait dans son établissement que des esclaves
-achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage
-n'était que le propriétaire du local et servait seulement
-d'intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les
-bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis
-suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés,
-apportait de l'eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et
-gardait les cellules _occupées_; là, ces spéculateurs dédaignaient de se
-mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves
-qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les _ancillæ ornatrices_
-veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la
-toilette et refardaient le visage; les _aquarii_ ou _aquarioli_
-distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l'eau glacée, du vin et
-du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la
-fatigue; le _bacario_ était un petit esclave qui donnait à laver et
-présentait l'eau dans un vase (_bacar_) à long manche et à long goulot;
-enfin, le _villicus_ ou fermier avait pour mission de débattre les prix
-avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l'écriteau
-d'une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à
-l'établissement, pour pratiquer en sous-ordre le _lenocinium_; pour
-aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour
-attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs
-dénominations d'_adductores_, de _conductores_, et surtout
-d'_admissarii_. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce
-qu'ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se
-prostituer eux-mêmes, si l'occasion s'offrait d'exciter à la débauche
-pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des
-paysans romains, _admissarius_ était tout simplement, tout naïvement,
-l'étalon, le taureau, qu'on amène à la vache ou à la jument. Cicéron,
-dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de
-ces chasseurs d'hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet
-admissaire, dès qu'il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de
-la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts
-voluptueux, à cette pensée qu'il avait trouvé non pas un maître de
-vertu, mais un prodige de libertinage.»
-
-Le costume des _meretrices_ dans les lupanars n'était caractérisé que
-par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la
-courtisane prouvait par là qu'elle n'avait aucune prétention au titre de
-matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient
-pour elles de leur naissance _ingénue_. Cette perruque blonde, faite
-avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la
-partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en
-se rendant au lupanar; où elle n'entrait même qu'avec un nom de guerre
-ou d'emprunt. Elle devait, d'ailleurs, sur d'autres points, éviter toute
-ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la
-bandelette (_vitta_), large ruban avec lequel les matrones tenaient
-leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue
-tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones:
-«Ils appelaient _matrones_, dit Festus, celles qui avaient le droit
-d'avoir des stoles.» Mais les règlements de l'édile relatifs à
-l'habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu'elles
-adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart,
-étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d'un voile de soie
-transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais
-toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d'épingles d'or, ou
-couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs
-cellules, ou bien se promenant sous le portique (_nudasque meretrices
-furtim conspatiantes_, dit Pétrone), mais encore, à l'entrée du lupanar,
-dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire,
-nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (_nudum
-olido stans fornice_). Souvent, à l'instar des prostituées de Jérusalem
-et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du
-corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une
-étoffe d'or (_tunc nuda papillis prostitit auratis_, dit Juvénal). Les
-amateurs (_amatores_) n'avaient donc qu'à choisir d'après leurs goûts.
-Le lieu n'était, d'ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou
-par une lampe qui brûlait à la porte, et l'oeil le plus perçant ne
-découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses
-voluptueuses. Dans l'intérieur des cellules, on n'en voyait pas beaucoup
-davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois
-même, la lampe s'éteignant faute d'air ou d'huile, on ne savait pas
-même, dit un poëte, si l'on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.»
-
-Lorsqu'une malheureuse, lorsqu'une pauvre enfant se sacrifiait pour la
-première fois, c'était fête au lupanar; on appendait à la porte une
-lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce
-mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de
-l'horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique
-pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l'auteur
-de cette vilaine action, qu'il payait plus cher, sortait du bouge,
-couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité
-s'imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer
-par des joueurs d'instruments qui appartenaient aussi au personnel de
-la débauche. Un tel usage, toléré par l'édile, était un outrage d'autant
-plus sanglant pour les moeurs, que les nouveaux mariés conservaient,
-surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de
-branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces.
-«_Ornentur_, dit Juvénal, _postes et grandi janua lauro_.» Tertullien
-dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu'elle ose sortir de cette
-porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d'un nouveau
-consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que
-l'établissement et l'ouverture d'un nouveau lupanar donnaient lieu à ce
-déploiement de lauriers et d'illuminations. En lisant Martial, Catulle
-et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d'avouer que la
-Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus
-fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l'honneur de
-défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu'il décréta pour
-l'empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu'elle
-arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à
-l'empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des
-historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune
-garçon, mutilé autrefois par l'art infâme d'un avide trafiquant
-d'esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et
-la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné
-à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit
-conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.»
-Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l'on
-changeait ainsi en femmes pour l'usage de la Prostitution, et Nerva
-confirma l'édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de
-se faire, hors de l'empire romain, ou du moins hors de Rome, et des
-marchands d'esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de
-jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la
-jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire
-des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la
-virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces
-d'eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: _castrati_, ceux qui
-n'avaient rien gardé de leur sexe; _spadones_, ceux qui n'en avaient que
-le signe impuissant; et _thlibiæ_, ceux qui avaient subi, au lieu du
-tranchant de l'acier, la compression d'une main cruelle.
-
-Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de
-l'intérieur d'un lupanar et de ce qui s'y passait. Une de ces
-descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le
-bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu'elle
-croyait l'empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie,
-que la prose est incapable de rendre, l'auguste courtisane, qui osait
-préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la
-cuculle de nuit destinée à s'y rendre, se levait, accompagnée d'une
-seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle
-entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau
-rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge
-couverte d'un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa
-porte, elle étale le ventre qui t'a porté, noble Britannicus! Elle
-accueille d'un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le
-salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux
-assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort
-triste, et pourtant elle n'a fermé sa cellule que la dernière; elle
-brûle encore de désirs qu'elle n'a fait qu'irriter, et, fatiguée
-d'hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les
-yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit
-impérial l'odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans
-ce tableau et en fait presque disparaître l'obscénité. Après Juvénal,
-c'est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus,
-qui a écrit sur l'_Histoire d'Apollonius de Tyr_ ce roman grec rempli de
-fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et
-popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit
-Symphosianus; elle s'écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue
-pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon
-appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu'une servante vienne la
-parer et qu'on mette sur l'écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera
-une demi-livre d'argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite,
-elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d'or (20 fr.)» Ce
-passage serait encore plus précieux pour l'histoire des moeurs romaines,
-si l'on était plus sûr du sens exact des mots _mediam libram_ et
-_singulos solidos_, qui établissent, les uns, le prix particulier de la
-virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution.
-
-Pétrone, dans son _Satyricon_, nous a laissé un morceau trop curieux,
-trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c'est la
-peinture d'un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur,
-j'aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes:
-«Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j'habite?»
-Charmée d'une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?»
-reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que
-ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un
-lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C'est
-ici, dit-elle, où vous devez habiter (_hic, inquit, debes habitare_).»
-Comme j'affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se
-promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris
-tard, et même trop tard, que j'avais été amené dans un lieu de
-Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me
-couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar,
-jusqu'à l'issue opposée (_ad alteram partem_).» Ce dernier trait du
-récit sert à prouver qu'un lupanar avait d'ordinaire deux issues: l'une
-par où l'on entrait, l'autre par où l'on sortait, sans doute sur deux
-rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s'y
-rendaient. On peut en conclure qu'il y avait pour un homme estimé une
-sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des moeurs
-romaines à cet égard. Il est certain, d'ailleurs, d'après diverses
-autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu'on n'entrait pas
-au lupanar et qu'on n'en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le
-visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon
-rabattu sur les yeux; les autres s'enveloppaient la tête avec leur robe
-ou leur manteau. Sénèque, dans la _Vie heureuse_, parle d'un libertin
-qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en
-cachette, mais même à visage découvert (_inoperto capite_). Capitolinus,
-dans l'_Histoire Auguste_, nous montre aussi un empereur débauché,
-visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d'un cuculle
-vulgaire (_obtecto capite cucullo vulgari_).
-
-Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque
-chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage
-de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont
-cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait
-fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses
-faveurs; car les savants ne sont pas d'accord sur la valeur de la livre
-et du sou dans l'antiquité. Symphosianus ne dit pas, d'ailleurs, s'il
-s'agissait de la livre d'or ou de la livre d'argent. Dans le premier
-cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l'écriteau de Tarsia, à
-titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne
-serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d'une demi-livre
-d'argent. Nous avons fait d'autres calculs et nous sommes arrivé à un
-autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (_primæ
-aggressionis pretium_, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant
-au taux des _stuprations_ suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11
-fr. 42 c. pour le sou d'or, et à 78 c. pour le sou d'argent. Nous avons
-trouvé, dans nos chiffres, que c'étaient 20 fr. Au reste, ce salaire
-n'avait rien d'uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun
-contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation
-de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant,
-il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel
-prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j'errais, dit
-Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j'avais
-laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l'air respectable, qui
-me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des
-ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses
-propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait
-touché un as pour la cellule (_jam pro cellâ meretrix assem exegerat_).»
-Si le louage d'une cellule coûtait un as (un peu plus d'un sou), on doit
-supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand
-Messaline demande le salaire (_æra proposcit_), Juvénal nous fait
-entendre clairement qu'elle se contente de quelque monnaie de cuivre.
-Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu'à
-deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer
-_quadrantariæ_ et _diobolares_. Festus explique ainsi le nom de
-celles-ci: _Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur._
-C'était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la
-Prostitution.
-
-[Illustration:
- Alp. Cabasson del.
- Drouart imp.
- Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp.
-
- LUPANAR ROMAIN
-]
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII.
-
- SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
- légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
- du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
- réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
- retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
- prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
- courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
- matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
- compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
- --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
- l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
- grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
- la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
- où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
- --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
- bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
- de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
- la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
- peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
- la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
- --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
- fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
- cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
- _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
- _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
- caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
- --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
- Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
- l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
- l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
- mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
- des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
- --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
- l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
- souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
- carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
- femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
- entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
- pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
- débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
- d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
- --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
- --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
- --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
- courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
- prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
- cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
- prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
- --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
- nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
- mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
- inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
- _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.
-
-
-On ne saurait dire à quelle époque s'établit régulièrement à Rome la
-Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police,
-sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces
-magistrats, dès le commencement de l'édilité, qui remontait à l'an de
-Rome 260, s'occupèrent d'imposer certaines limites à la Prostitution
-des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l'intérêt du
-peuple. Malheureusement, il n'est resté de cette jurisprudence que des
-traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d'en
-apprécier la sagesse et l'équité. On pourrait presque assurer qu'aucune
-des dispositions prévoyantes de la police moderne à l'égard des femmes
-de mauvaise vie n'avait été négligée par l'édilité romaine. Cette
-magistrature populaire avait reconnu qu'elle devait, en laissant à ces
-femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d'exercer
-une sorte d'usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi
-elle s'était attachée surtout à donner en quelque sorte à la
-Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques
-distinctives, à la noter d'infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter
-l'envie et les moyens de s'approprier indûment les priviléges de la
-vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu'une courtisane pût être
-prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l'injure de pouvoir
-être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de
-forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession
-infâme, en leur demandant le droit de s'y livrer ouvertement avec cette
-autorisation légale qu'on appelait _licentia stupri_. Telle est
-l'origine de l'inscription des filles publiques sur les registres de
-l'édile.
-
-On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette
-inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son
-corps (_sui quæstum facere_), était tenue de se présenter devant l'édile
-et de lui déclarer ce honteux dessein, que l'édile essayait parfois de
-combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se
-faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle
-indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d'emprunt
-qu'elle choisissait dans son nouvel état, et même, s'il faut en croire
-un commentateur, le prix qu'elle adoptait une fois pour toutes comme
-tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses _Annales_,
-que cette inscription chez l'édile était fort anciennement exigée des
-femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne
-pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à
-prendre acte de leur déshonneur (_more inter veteres recepto, qui satis
-poenarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant_).
-Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république,
-devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu'on vit alors
-des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l'édile la _licentia
-stupri_. On comprend, d'ailleurs, quelle était l'utilité judiciaire de
-l'inscription. D'une part, on avait obtenu de la sorte une liste
-authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l'État l'impôt de
-la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux
-trafic; d'une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait
-au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les
-différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute
-nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on
-n'avait qu'à consulter les registres de l'édile, pour trouver l'état
-civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement
-le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de
-guerre, _luparium nomen_, sous lequel on la connaissait dans le monde de
-la débauche. Plaute, dans son _Poenulus_, parle de ces créatures avilies
-qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps
-(_namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere
-quæstum corpore_). Il n'était pas moins nécessaire de consigner sur les
-registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant
-Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu'il soit, dans son
-_Glossarium eroticum_: qu'on allait devant l'édile débattre la valeur et
-le payement d'une Prostitution, comme s'il se fût agi d'un pain ou d'un
-fromage (_tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat
-ædilis_). La tâche de l'édile était donc multiple et souvent bien
-délicate, mais l'édile suffisait à tout.
-
-L'inscription d'une courtisane sur les registres de la _licentia stupri_
-était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne
-pouvait s'en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à
-sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d'amende
-honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des
-enfants semi-légitimes, il n'y avait pas de pouvoir social ou religieux
-qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans
-les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d'ailleurs, comme
-nous l'avons déjà dit, stigmatisée par la note d'infamie, qu'elle avait
-méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l'empire de la
-nécessité, de la misère ou même de l'ignorance. Et pourtant, suivant
-l'observation du savant Douza, aussitôt que les _meretrices_ quittaient
-le métier, elles s'empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser
-dans le lupanar le faux nom qu'elles avaient affiché sur leur écriteau.
-Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute
-courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains
-de l'édile et jurait de n'abandonner jamais l'ignoble profession qu'elle
-acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les
-malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées,
-lorsqu'une loi de Justinien (_Novella LI_) eut déclaré qu'un pareil
-serment contre les bonnes moeurs n'engageait pas l'imprudente qui
-l'aurait prêté. Ce voeu de Prostitution, que l'histoire offre plus d'une
-fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les
-filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs
-pères remportaient la victoire sur l'ennemi, ce voeu de Prostitution
-légale n'a rien d'invraisemblable et correspond même avec la note
-d'infamie qui en était la conséquence immédiate.
-
-On s'est demandé pourquoi l'inscription matriculaire des _meretrices_ se
-faisait chez l'édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses
-attributions la surveillance des moeurs. Juste-Lipse, dans ses
-Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative,
-en faisant remarquer que l'édile était chargé de la police intérieure
-des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient
-d'asile à la Prostitution. C'est au sujet de la juridiction édilitaire
-sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le
-temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la
-volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les
-ténèbres, à l'entour des bains et des étuves, dans des endroits où l'on
-redoute l'édile (_ad loca ædilem metuentia_).» Juste-Lipse aurait dû
-ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l'édile en matière de
-Prostitution, que l'édile devait surtout comprendre, dans les
-attributions de sa charge, la voie publique, _via publica_, qui
-appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque
-synonyme. «Personne ne défend d'aller et de venir sur la voie publique,»
-dit Plaute, faisant allusion à l'usage que chacun peut faire d'une
-femme publique, en la payant bien entendu. (_Quin quod, palam est
-venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ_).
-L'édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être
-considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics
-tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l'édile.
-
-D'abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s'adonnaient à la
-Prostitution sans s'être fait inscrire chez l'édile et sans avoir acheté
-ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à
-payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait
-surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se
-trouvaient en faute, pourvu qu'elles fussent encore jeunes et capables
-de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon,
-qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et
-qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son
-profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions
-vagabondes, _erratica scorta_, n'étaient donc pas permises à Rome, mais
-il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes
-variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues
-et les édifices, un sénat d'édiles pour juger les délits, et une foule
-de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter
-les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de
-colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des
-thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition
-architecturale n'était que trop favorable aux actes de la Prostitution;
-il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait
-la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (_arcuarius_
-ou _arquatus_) servait d'asile à la débauche errante, que personne
-n'avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit
-de dormir en plein air, _sub dio_. On pourrait même inférer de plusieurs
-faits consignés dans l'histoire, que certains lieux écartés, dans le
-voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le
-théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C'est ainsi que Julie,
-fille d'Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une
-statue du satyre Marsyas, et la place où s'accomplissait cette espèce de
-sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d'un
-dais étoilé la couche de pierre qui servait d'autel au hideux sacrifice.
-Il suffisait d'une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du
-fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes
-nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s'abriter sous
-son ombre.
-
-Ce n'était donc que rarement que l'édile usait de rigueur à l'égard des
-contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait
-quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui
-dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes
-continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans
-ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il
-s'assurait souvent par lui-même que tout s'y passait d'une manière
-conforme aux règlements de l'édilité. Nous avons cité plus d'une fois
-les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction
-édilitaire: c'était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait
-pour échapper à l'impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus
-basses négociations. L'édile, précédé de ses licteurs, parcourait les
-rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence
-pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du
-régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait
-de loin l'approche d'un édile, les femmes de mauvaise vie, les
-vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs
-de tout genre s'empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets,
-les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police
-urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids
-de l'édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise
-curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur
-étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs
-attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de
-rôles s'établit naturellement vers l'an de Rome 388, quand aux deux
-édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles _curules_ ou patriciens.
-Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe _prétexte_, en
-laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n'étaient
-reconnaissables qu'à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte
-d'huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les
-portes, en énonçant les noms et qualités de l'édile; car un édile ne
-pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu'en vertu de sa charge
-et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la
-déconvenue d'un édile curule, à qui une courtisane eut l'audace de tenir
-tête, et qui n'eut pas l'avantage devant les tribuns du peuple.
-Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu'il l'avait trouvé dans un
-livre d'Atteius Capito, intitulé _Conjectures_. A. Hostilius Mancinus,
-édile curule, voulut s'introduire, pendant la nuit, chez une _meretrix_,
-nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu'il déclinât son
-nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs;
-il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n'avait rien à faire
-comme édile dans cette maison. Il s'irrita de rencontrer tant
-d'obstacles de la part d'une fille publique; il menaça de briser les
-portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne
-déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l'édile, et lui
-jeta des pierres du haut d'un balcon (_de tabulato_). L'édile fut blessé
-à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l'insolente Mamilia,
-et l'accusa d'avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les
-choses s'étaient passées; comment l'édile, en effet, avait essayé
-d'enfoncer la porte, et comment elle l'en avait empêché à coups de
-pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d'un souper, s'était offert à
-elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns
-approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se
-présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte
-d'une courtisane, avait mérité d'être chassé honteusement. Ils lui
-défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane
-eut ainsi raison de l'édile.
-
-[Illustration:
- Castelli, del.
- Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre
- Outhwaite, sc.
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- A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA
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-Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison
-particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux
-de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n'eût pas osé
-résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse
-leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les
-hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (_lanii_), de
-rôtisseur (_macellarii_), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été
-certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous
-les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu'ils rencontraient
-sur leur passage. C'était surtout dans les bains publics, que se
-cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l'on peut dire que la
-Prostitution s'augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu'on
-y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que
-petits, dans l'enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens
-riches se faisaient un point d'honneur de fonder par testament une
-piscine ou une étuve destinée à l'usage du peuple, on n'est pas étonné
-de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne
-contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps
-austères de la République, le bain était entouré de toutes les
-précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais
-encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son
-fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des
-hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des
-femmes ou des hommes. Ces établissements n'étaient pas encore
-très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et
-pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir
-jamais s'y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum
-en Campanie, sa femme dit qu'elle voulait se baigner dans les bains
-destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous
-ceux qui s'y trouvaient, et, après quelques moments d'attente, la femme
-du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards
-qu'elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains.
-Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l'homme le plus
-distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique,
-comme s'il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable
-que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave,
-et ce qui le donne à penser, c'est que le même consul, passant à
-Ferentinum, s'informa aussi de la situation des bains publics, et en fut
-si mécontent, qu'il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où
-les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner.
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-Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains
-avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de
-corruption, presque sous les yeux de l'édile, qui était chargé d'y faire
-respecter les moeurs, et qui ne s'occupait que d'améliorations
-matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage.
-D'abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu'ils
-eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir,
-se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous
-et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou
-femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se
-faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange
-des sexes eut d'inévitables conséquences de Prostitution et de débauche.
-Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte
-de services, misérables agents d'impudicité, qui se louaient au public
-pour différents usages. Dans l'origine, les bains étaient si sombres,
-que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se
-reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière
-du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de
-marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il
-y avait d'étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à
-peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant
-on dit que les bains sont des caves, s'ils ne sont pas ouverts de
-manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette
-indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait
-resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande
-étuve (_sudatorium_), outre les grandes piscines d'eau froide, d'eau
-tiède et d'eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et
-autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves,
-_balneatores_ et _aliptes_, l'établissement renfermait un grand nombre
-de salles où l'on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre
-de cellules où l'on trouvait des lits de repos, des filles et des
-garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les
-débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et
-criant d'une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s'ils
-apercevaient quelque _meretrix_ inconnue, quelque vieille prostituée,
-rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par
-la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la
-traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: _Si apparuisse
-subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis,
-vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt_, etc. Les
-édiles veillaient à ce que ces scandales n'eussent pas lieu dans les
-bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à
-tous les désordres de s'y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble.
-La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux.
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-Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation
-intérieure variait suivant l'espèce de public qui les fréquentait. Ici,
-c'étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c'étaient des bains
-à bon marché, puisque l'entrée ne coûtait qu'un quadrans, deux liards de
-notre monnaie; ailleurs, c'étaient des bains magnifiques, où
-l'aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se
-rencontraient sur un pied d'égalité. Tous ces bains s'ouvraient à la
-même heure, à la neuvième, c'est-à-dire vers trois heures après midi; à
-cette heure-là, s'ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les
-auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure
-aussi, au coucher du soleil: _tempus lavandi_, lit-on dans Vitruve, _a
-meridiano ad vesperam est constitutum_. Mais les lupanars seuls
-restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale,
-commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu'au lendemain matin. Quant
-à la Prostitution des bains, elle n'était que tolérée, et l'édile
-faisait semblant, autant que possible, de l'ignorer, pourvu qu'elle
-n'affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à
-l'édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous
-les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit
-rigoureusement ce honteux mélange d'hommes et de femmes; il ordonna que
-leurs bains fussent tout à fait séparés: _Lavacra pro sexibus
-separavit_, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent
-ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l'intervalle de
-ces deux règnes, l'exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à
-se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient,
-au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y
-venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser,
-oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa
-fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui
-attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades
-et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions,
-quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse,
-quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses
-doigts l'organe du plaisir (_callidus et cristæ digitos impressit
-aliptes_) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de
-Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces
-_aliptes_, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement
-du latin: _Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et
-contrectatione gaudere_. Il se demande ensuite à lui-même, le plus
-candidement du monde, si ce baigneur-là n'était pas un infâme sournois.
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-L'édile n'avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les
-bains étaient des lieux d'asile pour les amours, comme pour les plus
-sales voluptés: «Tandis qu'au dehors, dit l'_Art d'aimer_ d'Ovide, le
-gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent
-sûrement ses amours furtifs (_celent furtivos balnea tuta jocos_).» Les
-femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces
-priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c'était un terrain
-neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger
-satisfaire leurs sens; pour les autres, c'était un marché perpétuel où
-la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les
-bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette
-pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout
-éclairé à l'intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient
-toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une
-vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte
-de se baigner, spéculer sur la virginité d'une jeune fille ou d'un
-enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce
-Prostitution. L'habitude des bains développait chez les personnes des
-deux sexes, qui l'avaient prise avec une sorte de passion, les instincts
-et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes
-ces nudités qui s'étalaient dans les postures les plus obscènes, en se
-sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils
-contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus,
-à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s'usaient
-et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains
-publics. C'était là que l'amour lesbien avait établi son sanctuaire, et
-la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves
-de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles
-n'ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos;
-mais elles prenaient le nom de _fellatrices_, quand elles réservaient à
-des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se
-souiller. Ce n'est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art
-exécrable à des enfants, à des esclaves, qu'on appelait _fellatores_.
-Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu'un satirique s'écriait
-avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne
-trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos
-prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette
-abomination, qui faisait vivre une foule d'infâmes et qui n'empêchait
-pas l'édile de dormir: nous n'oserions traduire l'épigramme
-flétrissante qu'il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais
-il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui
-regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n'est personne
-dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d'avoir eu
-les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la
-pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C'est que sa
-bouche ne l'est pas.» (_Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat._)
-Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu'il trouve sur son
-chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu
-dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le
-fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de
-luxure s'était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que
-Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des
-fellateurs, semblaient n'en avoir rien dit, et que dans les _Attélanes_,
-où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les
-auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de
-l'art fellatoire.
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-Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces
-horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce
-n'était pas même la Prostitution proprement dite; ce n'en étaient que
-les préludes ou les accessoires; c'était surtout l'acte le plus
-caractéristique de l'esclavage, que de _præbere os_, suivant
-l'expression usuelle qui se rencontre jusque dans les _Adelphes_ de
-Térence; les édiles n'avaient donc pas à se mêler de la conduite
-individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les
-_meretrices_. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces
-débauches ne faisaient presque jamais partie du _collége_ des
-courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les
-lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l'on
-allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces
-lieux-là, fréquentés par des gens perdus d'honneur, se voyait confondu
-avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu'il ne se fût point
-abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d'un
-homme ou d'une femme dans une taverne (_popina_), pour que cette femme
-ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce
-d'outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes
-dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de
-mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu
-une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit
-dans un cabaret, comme si on l'eût fait jouer à un jeu de hasard.»
-L'injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis
-le pied dans le cabaret, car il n'était jamais sûr d'en sortir aussi
-pur, aussi chaste, qu'il y était entré. La police édilitaire surveillait
-soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et
-ne s'ouvrir qu'au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de
-gens, sans s'inquiéter de leurs hôtes, mais ils n'étaient point
-autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la
-cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous
-les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d'une
-_popina_ romaine, qui se composait, en général, d'une petite salle basse
-au rez-de-chaussée, toute garnie d'amphores et de grandes jarres pleines
-de vin, sur le ventre desquelles on lisait l'année de la récolte et le
-nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait
-de jour que par la porte surmontée d'une couronne de laurier, une ou
-deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s'y
-attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de
-lit, d'ailleurs, dans ces bouges infectés de l'odeur du vin et de celle
-des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit
-clairement la différence de la _popina_ et du _stabulum_, les auberges
-sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne
-trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des
-tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire.
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-Il fallait aller dans les _cauponæ_ et les _diversoria_, pour y louer
-une chambre et un lit. Le _diversorium_ n'était destiné qu'à recevoir
-des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper;
-la _caupona_ tenait, au contraire, de l'auberge et du cabaret: on y
-logeait et l'on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de
-compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l'usage
-de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait
-des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant
-l'édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher
-les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l'inscription
-sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à
-l'exercice de leur métier. Elles s'enfuyaient à moitié nues; elles se
-cachaient dans le cellier derrière les amphores d'huile et de vin; elles
-se blottissaient sous les lits, lorsque l'appariteur de l'édile frappait
-à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux
-devant la maison. L'objet de ces visites domiciliaires était surtout de
-punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi,
-comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice
-de l'édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la
-Prostitution. Sénèque, dans sa _Vie heureuse_, parle, avec dégoût, de ce
-plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile
-les voûtes sombres et les cabarets (_cui statio ac domicilium fornices
-et popinæ sunt_). L'édile visitait aussi les boulangeries et les caves
-qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de
-la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé
-dans d'énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire
-tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules
-souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures
-où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les _meretrices_, dit Paul
-Diacre, demeuraient d'ordinaire dans les moulins (_in molis meretrices
-versabantur_). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et
-les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la
-boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n'y venaient
-pas pour acheter du pain; la plupart ne s'y rendaient que dans un but de
-débauche (_alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ
-turpitudine ibi festinabant_). C'était une Prostitution déréglée, que
-l'édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les
-souterrains où l'on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il
-y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes
-attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces
-bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans
-l'ombre à sa propre ignominie.
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-Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des
-édiles; mais ceux-ci n'avaient point à s'occuper de ce qui s'y passait,
-pourvu qu'il n'y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au
-dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure,
-c'est-à-dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à
-la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la
-délégation d'une partie des devoirs de l'édile, dans le régime de
-l'établissement. Comme ce lupanaire de l'un ou de l'autre sexe se
-chargeait de faire l'écriteau de chacune de ses femmes, c'était à lui
-que revenait naturellement le soin de vérifier l'inscription régulière
-de chacune sur les registres de l'édilité; il devait être responsable du
-délit, quand une _ingénue_ ou citoyenne libre, quand une femme mariée et
-adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une
-malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia
-enveloppait dans la pénalité de l'adultère tous les complices qui
-l'auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de
-mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l'édile, d'autant plus
-que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni
-vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les
-amendes de cette nature, que l'édile appliquait à sa volonté, étaient
-exigibles à l'instant même. Un retard de payement amenait sur les
-épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette
-fustigation s'exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le
-patient, après avoir payé l'amende, sortait tout meurtri des mains du
-licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l'aide d'un nouveau
-trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à
-réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la
-discrétion de l'édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque
-appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs
-débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de
-choix. L'édile lui-même n'était pas incorruptible, et le lénon savait
-par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre
-favorable.
-
-Il serait difficile d'établir l'état des contraventions et des délits
-qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n'était pas sans doute
-l'édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait
-représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la
-gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient
-s'élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes
-des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l'égard de
-la débauche publique semble avoir été seulement d'empêcher la
-Prostitution des femmes patriciennes et des filles _ingénues_, et de
-poursuivre l'adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait
-admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des
-femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer.
-Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar, se donnait pour
-Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui
-probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s'exposait donc,
-sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d'usurpation de nom et
-de qualité; les filles inscrites chez l'édile ayant seules le droit
-d'exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de
-ses _Controverses_, parle de l'installation d'une femme dans un mauvais
-lieu, sans indiquer les diverses formalités qu'elle était forcée de
-subir auparavant: «Tu t'es nommée _meretrix_, dit Sénèque; tu t'es
-assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule;
-tu t'es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t'es assise avec les
-courtisanes; tu t'es aussi parée pour plaire aux passants, parée des
-habits que le lénon t'a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as
-reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des
-habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le
-service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur
-qualité et de produire même un certificat de _meretrix_, appelé
-_licentia stupri_. Un autre passage des _Controverses_ de Sénèque
-laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même,
-et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses
-clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris
-ta place; tu as fait ton prix: l'écriteau a été dressé en conséquence.
-C'est là tout ce qu'on peut savoir de toi. D'ailleurs, je veux ignorer
-ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués
-de l'édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d'exiger de plus
-grands détails et d'interroger les mérétrices elles-mêmes.
-
-L'édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures
-d'ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été
-fixées pour que les jeunes gens n'allassent pas dès le matin se fatiguer
-et s'énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices
-gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui
-composaient l'éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la
-chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu'elle
-accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et
-de lassitude. Il n'y avait d'exception, pour les heures assignées à la
-libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête
-solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces
-jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et
-tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux
-du Cirque s'ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où
-se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des
-cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession
-continuelle de courtisanes et de libertins qu'elles avaient attirés à
-leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces
-mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les
-gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l'assemblée ébranlait
-l'immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains,
-les _meretrices_, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par
-leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert,
-faisaient un appel permanent aux désirs du public et n'attendaient pas,
-pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes
-quittaient sans cesse leur place et se succédaient l'une à l'autre
-pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque
-ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les
-cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On
-comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que
-les appariteurs de l'édile n'osaient pas s'enquérir de la qualité des
-femmes qui faisaient acte de _meretrix_. Voilà pourquoi Salvien disait
-de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les
-gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu'il y a
-d'impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu'il y a de
-désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses
-_Étymologies_, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de
-Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les
-_meretrices_ se prostituent publiquement. (_Idem vero theatrum, idem et
-prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi
-prosternerentur_). Les édiles n'avaient donc pas à s'occuper de la
-Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie
-nécessaire des jeux qu'on donnait au peuple. Généralement, d'ailleurs
-(on peut du moins le supposer d'après plusieurs endroits de l'_Histoire
-Auguste_), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui
-logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces
-édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du
-théâtre, qu'on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la
-représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à
-lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les
-jeux, de l'eau et des pois chiches: ils servaient principalement de
-messagers et d'interprètes pour lier les parties de débauche. C'est donc
-avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les
-consistoires des débordements publics, _consistoria libidinum
-publicarum_.
-
-Il est probable que l'édile, malgré son autorité presque absolue sur la
-voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit
-nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre
-abject de Prostitution, l'apparence d'une mesure répressive ou
-préventive. L'édile se bornait sans doute à faire observer les
-règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les
-mérétrices inscrites qui s'aventuraient dans les rues avec la robe
-longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller
-de fort près les moeurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait
-d'un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens;
-chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en
-se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile
-d'empêcher un citoyen d'user de sa liberté individuelle en pleine rue.
-Ainsi, l'édilité, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait aucune
-action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les
-murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans
-l'intérêt de la salubrité de Rome, à l'intervention du dieu Esculape, et
-elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l'habitude avait plus
-particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des
-urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas
-abstenue devant l'édile en personne, et qui n'avait garde de commettre
-une profanation, puisque le serpent était l'emblème du dieu de la
-médecine. Il n'y avait malheureusement pas de serpent que la
-Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins
-obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins
-fréquentée. Pitiscus, qui n'avance pas un fait sans l'entourer de
-preuves tirées des écrits ou des monuments de l'antiquité, nous
-représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce,
-occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville,
-appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de
-pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: _Quos in triviis
-venereis nodis cohærere scribit Lucretius_. L'édile ne pouvait que
-reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes
-gens ne pénétraient jamais et qui n'avaient pour habitants que des
-voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise
-vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il
-fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de
-l'édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans
-les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le
-théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C'est là que Catulle
-rencontra un soir cette Lesbie, qu'il avait aimée plus que lui-même,
-plus que tous les siens; mais s'il la reconnut, combien elle était
-changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans
-l'ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et
-souhaitant n'avoir rien vu; puis, cette plainte s'exhala de son coeur de
-poëte:
-
- Illa Lesbia quam Catullus unam
- Plus quam se atque suos amavit omnes,
- Nunc in quadriviis et angiportis
- Glubit magnanimos Remi nepotes!
-
-Si l'édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de
-l'immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs
-complices ordinaires; il n'avait pas, d'ailleurs, de censure à exercer
-sur les moeurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges
-des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la
-rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui
-étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux
-qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois
-fort graves; par exemple, lorsqu'une mère de famille se plaignait
-d'avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c'est-à-dire
-suivie et appelée dans la rue. L'édile avait alors à examiner si, par
-son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé
-une méprise injurieuse, et si l'auteur de l'insulte pouvait arguer de
-son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été
-en droit de porter plainte au tribunal de l'édile préféraient s'épargner
-le scandale d'un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en
-public pour faire condamner l'insulteur, surtout si elles se sentaient
-répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d'une
-tunique un peu trop courte, d'une coiffure trop haute, et de la nudité
-du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une
-provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes,
-dit Ulpien, au titre XV, _De injuriis et famosis libellis_; appeler,
-c'est attenter à la pudeur d'autrui par des paroles insinuantes;
-poursuivre, c'est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand
-les libertins doutaient de la condition d'une femme qu'ils trouvaient
-sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui
-parlaient pas d'abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu'à ce
-qu'elle eût témoigné par un signe ou par un coup d'oeil que la poursuite
-ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors
-autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n'accostait pas
-en pleine rue une femme étrangère, si elle n'avait pas répondu, de la
-voix, du geste ou du regard, à la première tentative d'appel, et cet
-usage resta dans les moeurs des villes romaines longtemps après que la
-corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette
-fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains
-moraux, il lui ordonne de s'arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices
-seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque
-passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander
-une honteuse complaisance, comme si c'était une marchandise offerte à
-quiconque voulait la payer au taux fixé.
-
-Hormis les cas où le _sectateur_ (_sectator_), par libertinage ou par
-erreur, se permettait de poursuivre ou d'appeler une _ingénue_ dont la
-démarche et l'habillement ne justifiaient pas ces attentats, la
-recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les
-hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être
-punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement
-à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement
-de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de
-lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la
-maison paternelle; secondement, s'il s'adonnait à des orgies infâmes,
-et, en dernier lieu, s'il se plongeait dans de sales plaisirs. C'était
-donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main
-les pouvoirs de l'édile et du censeur contre son fils débauché. Le
-tuteur avait également une partie de la même autorité, à l'égard de son
-pupille. Mais les jeunes gens n'étaient pas les seuls provocateurs et
-sectateurs de la Prostitution; les hommes d'un âge mûr, les plus graves,
-les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure,
-qui n'attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L'édile eût
-souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu'il aurait pu
-découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait
-aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient
-l'armée active de la Prostitution: les uns se nommaient _adventores_,
-parce qu'ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur
-semblaient d'un commerce facile; les autres se nommaient _venatores_,
-parce qu'ils pourchassaient, sans avoir l'argent à la main comme les
-précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait
-_Alcinoi juventus_ (jeunesse d'Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se
-promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés,
-parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait
-réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d'excès. Les _salaputii_
-étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient
-pas d'apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers
-d'Hercule. Le poëte Horace se vantait d'être un des mieux partagés dans
-la succession, et l'empereur Auguste l'avait surnommé, à cause de cela,
-_putissimum penem_, qu'il traduisait lui-même par _homuncionem
-lepidissimum_ (le plus drôle de petit bout d'homme)! Les _semitarii_
-étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et
-nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l'air sournois: ils
-allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière
-des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de
-quelque misérable prostituée; ils s'emparaient d'elle, de vive force, et
-malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché.
-Comme ils ne s'adressaient qu'à des femmes réputées communes, la loi des
-Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se
-relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et
-des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme
-marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (_adulter_);
-celui qui fréquentait les lieux de débauches était un _scortator_; celui
-qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles
-et qui se déshonorait dans leur compagnie, s'appelait _moechus_. Cicéron
-accuse Catilina de s'être fait une cohorte prétorienne de
-_scortateurs_; le poëte Lucilius dit qu'un homme marié qui commet une
-infidélité à l'égard de sa femme porte aussi la peine de l'adultère,
-puisqu'il est _adultère_ de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne
-à entendre que le mot _adulter_ s'appliquait à un adultère par accident
-ou par occasion, tandis que le mot _moechus_ exprimait surtout
-l'habitude, l'état normal de l'adultère. La langue latine aimait les
-diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le
-substantif _moechus_ en créant _moechocinædus_, qui comprenait dans un
-seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché
-le diminutif du verbe _moechor_, en disant _moechisso_, qui signifiait à
-peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue
-grecque, d'où _moechus_ avait été tiré, possédait dix ou douze mots
-différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les
-variétés de +moicheuô+ et de +moichos+.
-
-Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de
-Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son
-manteau. Personne n'avait, d'ailleurs, à lui demander compte du
-déguisement qu'il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale
-allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n'y entrait que
-couvert d'une cape de muletier, pour n'être pas reconnu: _Tectus
-cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus_, dit Lampridius.
-L'édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût
-montré l'empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout
-pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui
-défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l'usage de la stole
-ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et
-même, en divers temps, des broderies et des joyaux d'or. Ces ordonnances
-du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et
-leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le
-pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les
-contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les
-grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d'or et de
-pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou
-tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements
-fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d'affecter la pudeur
-d'une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la
-Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait
-elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes
-femmes: son inscription sur les registres de l'édile la rendait indigne
-de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il,
-à l'occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (_moecham_): «Vous
-donnez des robes d'écarlate et de pourpre violette à une fameuse
-courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu'elle a mérité?
-Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l'origine des institutions
-romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l'invasion des
-femmes étrangères dans la République eut nécessité l'adoption d'un
-vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui
-tombait à longs plis jusqu'aux talons et qui cachait si pudiquement la
-gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous
-le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et
-en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe
-avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était
-probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles
-tenaient la main.
-
-Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins
-importantes concernant l'habillement des mérétrices, mais elles se
-modifièrent tant de fois, qu'il serait difficile de les fixer d'une
-manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure
-et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement;
-néanmoins, l'édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces
-parties de leur toilette. Les matrones s'étant attribué l'usage du
-brodequin (_soccus_), les courtisanes n'eurent plus la permission d'en
-mettre, et elles furent obligées d'avoir toujours les pieds nus dans des
-sandales ou des pantoufles (_crepida_ et _solea_), qu'elles attachaient
-sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à
-peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui
-l'emprisonne: _Ansaque compressos colligat arcta pedes_. La nudité des
-pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur
-éclatante blancheur faisait de loin l'office du lénon, puisqu'elle
-attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs
-pantoufles étaient entièrement dorées: _Auro pedibus induto_, a dit
-Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour
-imiter la couleur de l'or, elles se contentaient de chaussure jaune,
-quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés:
-«Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit
-Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des
-sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n'eussent point osé
-porter la couleur jaune en brodequins.
-
-Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu'elles ne laissèrent
-point usurper par les courtisanes: c'était une large bandelette blanche,
-qui servait à la fois de lien et d'ornement à la chevelure. Cette
-bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une
-réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis
-offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même,
-en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le
-culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en
-offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes,
-mais les femmes chastes qui s'arrogèrent le droit de ceindre de
-bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la
-bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double
-resta exclusivement l'apanage des matrones: «Loin d'ici! s'écrie Ovide
-dans l'_Art d'aimer_, loin, bandelettes minces (_vittæ tenues_), insigne
-de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!»
-Cette stole ou longue robe (_insista_), ordinairement bordée de pourpre
-dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces
-bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui
-en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces
-bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de
-prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu'elles
-s'enveloppaient la tête avec leur _palliolum_, demi-mantelet d'étoffe;
-qu'elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones
-se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire
-entendre qu'elles n'avaient rien à se reprocher, et qu'elles ne
-rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces
-fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer
-en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant
-sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses
-qui venaient s'enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que
-pour se distinguer des jeunes filles non mariées (_innuptæ_), que leur
-chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer _cirratæ_. Les
-courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de
-coiffures adoptées par les matrones et les _cirratæ_, mais elles en
-changèrent l'aspect par les nuances variées qu'elles donnaient à leurs
-cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en
-rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel;
-quelquefois elles affaiblissaient seulement l'éclat de leurs cheveux
-d'ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les
-empereurs se firent une espèce d'auréole divine en semant de la poudre
-d'or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à
-s'approprier une mode qu'elles regardaient comme leur appartenant, et
-elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les
-jeux solennels, le front ceint d'une chevelure dorée, comme les déesses
-dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre
-d'or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre,
-faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était
-plus douce à l'oeil. Celles que la couleur bleue avait séduites se
-poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices
-du Ténare punissent l'insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance
-naturelle! s'écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi
-souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours
-assez belle à mes yeux. De ce qu'une folle se peint en bleu le visage et
-la chevelure, s'ensuit-il que ce fard embellisse?» L'édile faisait la
-guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les
-empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les
-y encourageait même, car c'étaient là leurs couleurs distinctives
-(_cærulea_ et _lutea_): le bleu, par allusion à l'écume marine, qui
-avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même
-temps qu'elle; le jaune, par allusion à l'or, qui était le véritable
-dieu de leur industrie malhonnête.
-
-Les édiles auraient eu trop à faire, s'il leur eût fallu constater,
-juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient
-les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de
-ce genre, qu'on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général,
-les femmes inscrites n'avaient aucun intérêt à se faire passer pour des
-matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur
-étaient propres et qui les signalaient de loin à l'attention de leur
-clientèle. C'est ainsi qu'elles portaient plus volontiers des vêtements
-qui n'avaient pas même de nom dans la langue romaine: _babylonici
-vestes_ et _sericæ vestes_. On appelait _babylonici vestes_ des espèces
-de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en
-étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs.
-Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume
-national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait _sericæ
-vestes_ d'amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent,
-que, selon l'expression d'un témoin oculaire, elles semblaient inventées
-pour faire mieux voir ce qu'elles avaient l'air de cacher. Les
-courtisanes de l'Inde ne s'habillaient pas autrement, et au milieu de la
-gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec
-indignation le chaste auteur du _Traité des bienfaits_, vêtements de
-soie, si tant est qu'on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels
-il n'est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec
-lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu'elle n'est pas
-nue; vêtements qu'on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent
-en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu'elles ne
-font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode
-asiatique, car il y revient encore dans ses _Controverses_: «Un
-misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette
-adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu'un mari ne
-connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de
-sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus
-de Tyr, qu'un poëte latin compare à une vapeur (_ventus textilis_),
-étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait
-être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre
-aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n'avait
-rien à craindre des réprimandes de l'édile, et les femmes inscrites ou
-non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de
-singer les matrones. Il en était de même de celles qui s'habillaient à
-la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu'une personne honnête
-eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives
-couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées
-par l'aiguille de Sémiramis.»
-
-Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle
-y ajoutaient l'_amiculum_, manteau court, fait de deux morceaux, cousus
-par le bas et attachés sur l'épaule gauche avec un bouton ou une agrafe,
-de sorte qu'il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras.
-Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à _petit ami_, ne descendait
-pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que
-la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise
-vie. Isidore de Séville, dans ses _Étymologies_, assure que ce vêtement
-était si connu par sa destination, qu'on faisait prendre l'amiculum à
-une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui
-une partie de l'opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce
-mantelet, qui se nommait +kyklas+ (_cyclas_) en grec, et qui n'avait
-jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à
-Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de
-l'amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin.
-Quant à la toge qu'on portait par-dessous, elle était presque toujours
-verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les
-commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l'ont
-fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré,
-ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu'il en fût, ce vert-là (_galbanus_)
-avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu'on
-les désignait par le surnom de _galbanati_, habillés de vert; on
-appliquait l'épithète de _galbani_ aux moeurs dissolues; on appelait
-_galbana_ une étoffe fine et rase d'un vert pâle. Vopiscus nous
-représente un débauché, vêtu d'une chlamyde écarlate et d'une tunique
-verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de
-bleu et de vert (_cærulea indutus scutulata aut galbana rasa_). Enfin,
-il s'était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui
-la portait, que _galbanatus_ était devenu synonyme de giton ou mignon.
-
-Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui
-avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d'ailleurs, venaient la
-plupart des pays étrangers. Leur coiffure d'apparat, car le capuce ou
-cuculle (_cucullus_) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller
-au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu'elles portaient de
-préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur
-présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps
-particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en
-Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait
-trois sortes de coiffure ou d'habillements de tête spécialement réservés
-aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît
-égyptien; c'était une bande d'étoffe plus ou moins large, qu'on ceignait
-autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l'exemple
-des Grecs, n'admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et
-celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus
-proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal
-était quelquefois chargé d'ornements en or, et ses deux bouts pendaient
-de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les
-mamelles d'un sphinx. La mitre venait évidemment de l'Asie-Mineure, de
-la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu'elle était plus ou moins conique.
-La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de
-couleur éclatante, avait la forme d'un cylindre, et ressemblait aux
-dômes pointus des temples de l'Inde; la mitre, au contraire, affectait
-la forme d'un cône, et tantôt celle d'un casque ou d'une coquille. Telle
-était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition
-au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à
-Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l'adoption de ce
-bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir.
-Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe,
-avec une bordure autour du front; après avoir été l'insigne des anciens
-rois de Perse et d'Assyrie, elle couronnait encore d'une royauté
-impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées
-(_nimbatæ_ et _mitratæ_) aux représentations du théâtre et aux jeux du
-cirque, sans payer d'amende au censeur ni à l'édile. Plus tard, le nom
-de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant.
-
-Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues,
-coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la
-main pourtant à ce qu'elles n'eussent pas de litière ni aucune espèce de
-voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des
-véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort
-jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se
-servaient déjà d'une voiture grossière dont l'invention était attribuée
-à Carmenta, mère d'Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette
-fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses
-incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider
-aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même
-chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l'usage des
-voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient
-enceintes, protestèrent contre l'arrêt trop rigoureux du sénat et
-formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir
-conjugal et de ne pas donner d'enfants à la patrie jusqu'à ce que cet
-arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que
-ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les
-privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en
-firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le
-penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius
-a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les
-matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu
-leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient
-doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures
-étaient de deux espèces, la basterne (_basterna_) et la litière
-(_lectica_); la première, soutenue sur un brancard que deux mules
-transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu,
-fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit
-cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les
-rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière,
-également couverte et fermée, était portée à bras d'hommes. Il y en eut
-de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, _cella_, qui
-ne pouvait servir qu'à une personne, jusqu'à l'octophore qui se
-balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l'une, la femme était
-assise; dans l'autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait
-souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit
-les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et
-voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en
-dedans de fourrures et d'étoffes de soie. C'est alors que les
-courtisanes voulurent s'en emparer pour leur propre usage.
-
-Elles y réussirent un moment, mais l'édile ne fit que se relâcher de sa
-sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la
-richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les _fameuses_ mérétrices en
-litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée,
-qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu'elle
-contenait. On perfectionna ce mode de transport: l'intérieur devint une
-véritable chambre à coucher, et, suivant l'expression d'un commentateur,
-ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières
-ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l'oeil du passant plongeait avec
-convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d'étoffe étaient tirés, mais
-la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement
-des moeurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les
-avantages qu'en retirait la Prostitution élégante. Les matrones
-elles-mêmes ne s'étonnaient plus qu'on les confondit avec les
-courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement
-Sénèque, s'étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à
-l'encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient
-au rendez-vous. La litière s'arrêtait à l'angle d'une place ou dans une
-rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à
-l'entour; cependant la portière s'était entr'ouverte, et un bel
-adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait
-toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes,
-d'ailleurs, donnaient l'exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas
-seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte,
-_in patente sella_, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve
-d'imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se
-prostituaient en voiture s'appelaient _sellariæ_, par opposition aux
-_cellariæ_, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal
-ne dit pas même qu'on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait
-un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire
-descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre
-Schoeffer, dans son traité _De re vehiculari_, est d'avis qu'en
-certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de
-Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit
-l'usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même
-à toutes les femmes notées d'infamie (_probrosis feminis_).
-
-[Illustration:
- H Cabasson del.
- Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris
- A. Garnier, sc.
-
- MESSALINE.
-]
-
-Les édiles eurent encore d'autres prohibitions à faire exécuter à
-l'égard de ces femmes-là; car il est certain qu'à différentes époques la
-pourpre et l'or leur furent interdits. Mais le règlement de police
-s'usait bientôt contre la ténacité d'un sexe qui aime la toilette et qui
-supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs
-antiquaires veulent qu'il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l'usage
-des ornements d'or et d'étoffes précieuses était absolument défendu aux
-femmes de mauvaise vie, excepté dans l'intérieur des lieux de débauche
-et pour l'exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle
-ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes
-atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes
-vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le _Remède d'amour_,
-n'a pas l'air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la
-toilette d'une courtisane ou du moins d'une femme de plaisir: «Les
-pierreries et l'or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est
-la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met
-en scène une mérétrice _dorée_, mais il semble dire que c'est chose
-nouvelle à Rome: _Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne!
-ut nove!_ Juvénal nous dépeint une courtisane d'hôtellerie, la tête nue
-environnée d'un nimbe d'or (_quæ nudis longum ostendit cervicibus
-aurum_); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége
-qu'avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles
-d'oreilles, dans ces vers où il dit qu'une femme qui a des émeraudes
-au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien:
-
- Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil,
- Cum virides gemmas collo circumdedit et cum
- Auribus externis magnos commisit elenchos.
-
-Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L'or de ses bijoux, l'or de
-ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d'abord que
-c'était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit
-la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron
-renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous
-le règne d'Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les
-courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l'opinion d'un
-savant italien, Santinelli, qui n'a pas pris garde que les anciens
-avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu'une seule, la plus éclatante,
-était l'insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut
-certainement pas comprise dans les lois d'interdiction, que les
-empereurs d'Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre
-impériale (_purpura_). Ferrarius, dans son traité _De re vestiaria_,
-prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les
-courtisanes avaient la permission de porter de l'or et de la pourpre sur
-elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par
-bandes à leurs vêtements, pourvu que l'or ne s'enroulât pas en
-bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements
-somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations,
-dépendant tantôt du sénat, tantôt de l'empereur, tantôt de l'édile, et
-qu'il suffisait de l'influence d'une de ces souveraines d'un jour ou
-plutôt du crédit d'un de leurs amants pour faire abandonner d'anciens
-usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus
-honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut
-soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique
-tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui
-ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour
-objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les moeurs
-publiques.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX.
-
- SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
- --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
- hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
- _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
- courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
- que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
- le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
- --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
- permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
- --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
- les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
- _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
- parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
- --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
- érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
- courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
- Rome détruits par les Pères de l'Église.
-
-
-Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des
-édiles en aucune manière, pourvu qu'elle n'usurpât point les
-prérogatives _vestiaires_ des matrones. C'était la Prostitution que l'on
-pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine
-qualifiait de _bonne_ (_bonum meretricium_). Les femmes qui la
-desservaient se nommaient aussi _bonnes mérétrices_ (_bonæ mulieres_),
-pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet,
-pouvaient bien être inscrites sur les registres de l'édilité, comme
-étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n'avaient
-pas d'analogie avec les malheureuses esclaves de l'incontinence
-publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la
-tête enveloppée d'un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au
-lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les
-rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais
-on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains
-publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin,
-quoiqu'elles fussent notées d'infamie comme les autres, on ne rougissait
-pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car
-elles avaient la plupart des amants privilégiés, _amasii_ ou _amici_, et
-ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins
-brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient
-l'aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles
-exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les moeurs, sur
-les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie
-patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n'avaient d'empire sur la
-politique et sur les affaires de l'État; elles ne se mêlaient pas, ainsi
-que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement;
-elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se
-contentaient de l'influence que leur donnaient leur beauté et leur
-esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et
-corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l'_Art d'aimer_,
-et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule
-d'écrivains érotiques, que l'antiquité semble avoir par pudeur condamnés
-à l'oubli.
-
-Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d'Athènes, autant
-que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le
-caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les
-descendants d'Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop
-pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des
-femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu'elles fussent
-d'ailleurs, un culte d'admiration et de respect. Une courtisane qui
-aurait voulu prendre et qui aurait pris de l'autorité sur un sénateur
-consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui
-qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule
-sujétion. Les hommes d'Etat les plus graves, les plus austères, ne se
-privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler
-aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris,
-qui avait été esclave avant d'être affranchie par Eutrapelus, et qui
-devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports
-continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les
-plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits
-dans l'intérieur d'une maison de plaisance, d'une villa, où ne pénétrait
-pas l'oeil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque,
-au théâtre, si les courtisanes à la mode, les _précieuses_ et les
-_fameuses_ (_famosæ_ et _preciosæ_) paraissaient entourées d'une troupe
-d'amateurs (_amatores_) empressés, c'étaient de jeunes débauchés, qui
-faisaient honte à leur famille, c'étaient des affranchis, que leur
-richesse mal acquise n'avait pas lavés de la tache d'esclavage;
-c'étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient
-volontiers au-dessus de l'opinion; c'étaient des lénons déguisés, qui
-recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de
-lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne
-voyait autour d'elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et
-les _comessations_, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de
-Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée.
-
-Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien
-du luxe, de la débauche et de l'orgueil, pour voir combien était
-nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la
-mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de
-captifs et de victimes que n'en avaient fait les Gaulois de Brennus.
-Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de
-toilette et d'insolence, au milieu des matrones, qu'elles éclipsaient de
-leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par
-de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient
-couchées indolemment, à demi nues, un miroir d'argent poli à la main,
-les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée
-sous le poids des boucles d'oreilles, du nimbe et des aiguilles d'or; à
-leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l'air avec de grands
-éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient
-des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons,
-qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers,
-elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient
-à se dépasser l'une l'autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la
-carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu'elles
-conduisaient avec autant d'adresse que d'audace; ou de belles mules
-d'Espagne, qu'un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins
-ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment
-vêtues d'étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec
-art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés,
-entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de
-cristal ou d'ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les
-autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles
-n'avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait
-au moins une servante qui la suivait ou qui l'accompagnait comme un
-émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n'étaient pas
-toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se
-ressemblaient par ce seul point, qu'elles ne figuraient pas sur les
-registres de l'édile, et qu'elles se trouvaient ainsi exemptes des
-règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n'avaient pas
-un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit
-d'exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien
-de demander à l'édile la dégradante _licentia stupri_, mais elles ne se
-faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en
-avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard,
-à moins qu'elles n'insultassent trop ouvertement à la juridiction
-édilitaire, en se livrant sans choix (_sine delectu_), dans les lieux
-publics, à des oeuvres de débauche vénale.
-
-Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l'on en
-croit Properce, elles ne s'en éloignaient pas beaucoup, pour donner
-satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j'aime bien
-mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe
-entr'ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment
-avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait
-pas attendre si quelqu'un veut aller à elle! Jamais elle ne différera,
-jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l'argent qu'un père
-avare regrette souvent d'avoir donné à son fils; elle ne te dira pas:
-J'ai peur, hâte-toi de te lever, je t'en prie!» (_Nec dicet: Timeo!
-propera jam surgere, quæso!_) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le
-voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l'édile et
-des lois de police. Properce semble même indiquer qu'elle prenait à
-peine la précaution de s'écarter de la voie Sacrée, qui commençait à
-l'Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la
-Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de
-bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l'amour errant ne
-rencontrait qu'un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient
-pas. D'ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les
-boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours
-ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le
-rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en
-litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient
-obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (_sellæ_ et
-_lecticæ_); elles n'affectaient pas, dans ces temps de corruption
-inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de
-profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de
-soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les
-bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis
-flottants, entourées d'esclaves et d'eunuques portant des éventails pour
-chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones,
-ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de
-famille, devant lesquelles la loi s'inclinait avec vénération, s'étaient
-bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de
-leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y
-étaler la pompe de leur toilette et l'attirail de leur cortége, avaient
-souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux
-auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit
-M. Walkenaer dans sa belle _Histoire de la vie d'Horace_, s'écartaient
-complaisamment à l'approche de jeunes gens efféminés (_effeminati_),
-dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment
-drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces
-petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier,
-cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait
-aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir
-les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs
-forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste
-complet avec l'air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes
-jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées,
-jetant de côté et d'autre des regards lascifs. Ces deux espèces de
-promeneurs n'étaient le plus souvent que des gladiateurs et des
-esclaves; mais certaines femmes d'un haut rang choisissaient leurs
-amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies
-suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur
-condition, et ne cédaient qu'aux séductions des chevaliers et des
-sénateurs.»
-
-Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant
-académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque
-et Horace; mais nous regrettons l'absence de beaucoup de détails de
-moeurs, que Juvénal, l'implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette
-peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s'écrie Juvénal
-dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également
-dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la
-matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux
-jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin,
-des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds,
-chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d'imberbes
-athlètes ce qui lui reste de l'argenterie de ses pères: elle donne
-jusqu'aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques
-impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car
-elles n'ont pas d'avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de
-Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines
-se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient
-d'infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d'atroces
-gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori
-d'Hippia, épouse d'un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à
-se raser le menton (c'est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant
-perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre,
-sa figure était couverte de difformités; c'était une loupe énorme, qui,
-affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c'étaient
-de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur
-corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent
-des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa
-soeur et à son époux. C'est donc une épée que les femmes aiment.» Il
-faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le _gladiateur
-obscène_; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les
-mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs
-Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne
-s'éveillent qu'à la vue d'un esclave, d'un valet de pied à robe
-retroussée. D'autres raffolent d'un gladiateur, d'un muletier poudreux,
-d'un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce
-nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de
-chevaliers, et va chercher au plus haut de l'amphithéâtre l'objet de ses
-feux plébéiens.»
-
-La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de
-promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la
-Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de
-moeurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus _Averse_ (_Aversa_),
-autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs.
-Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété
-d'enfants et d'hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude,
-les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles
-n'étaient pas, d'ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces
-impurs _chattemites_, que ces sales _gitons_, que ces impudiques
-_spadones_, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés,
-fardés comme des femmes, n'attendaient qu'un signe ou un appel pour se
-prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne
-manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles
-aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des
-tablettes et des lettres d'amour: ils servaient d'intermédiaires directs
-pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever
-les obstacles qui s'opposaient à une entrevue, pour fournir un
-déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu'il
-fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s'approchait d'un beau
-patricien et lui remettait en cachette des tablettes d'ivoire, sur la
-cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un voeu: c'était
-une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et
-des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l'épaule d'un mignon,
-remarquable par ses grandes boucles d'oreilles et par ses longs cheveux:
-c'était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme
-métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d'eau, qui passait
-là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l'avaient
-remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première
-le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit
-Juvénal, qu'on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point,
-on mandera le porteur d'eau (_veniet conductus aquarius_).» Un geste, un
-regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne
-reculait devant aucune espèce de service. Et l'édile, que faisait
-l'édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les
-vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que
-faisait le censeur, pendant que les moeurs publiques perdaient jusqu'aux
-apparences de la pudeur? Le censeur et l'édile ne pouvaient rien là où
-la loi se taisait, comme si elle eût craint d'en avoir trop à dire. On
-appelait _plaisirs permis_ ou _licites_, à Rome païenne, tout ce que le
-christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C'est donc
-en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son _Charençon_
-(_Curculio_): «Pourvu que tu t'abstiennes de la femme mariée, de la
-veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce
-qu'il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius,
-nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes:
-«On prétend, dit le poëte de l'amour physique, que tu renonces à regret,
-époux parfumé, à tes mignons (_glabris_); nous savons que tu n'as jamais
-connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait
-plus se les permettre (_scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed
-marito ista non eadem licent_).» Il n'y avait donc que la philosophie
-qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne
-rencontrait pas de digue dans la législation romaine.
-
-Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la
-voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un
-art très-raffiné et très-compliqué qui s'apprenait surtout au théâtre,
-et qui se perfectionnait selon l'usage qu'on en faisait. De là le talent
-merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du
-_meretricium_. Il y avait aussi les différents dialectes de la
-pantomime amoureuse. Souvent l'expression la plus éloquente de cette
-langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se
-parlaient d'autant mieux, qu'une excellente vue et une prodigieuse
-spontanéité d'esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la
-prunelle. Si l'oeil n'était pas compris par l'oeil, les mouvements des
-lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais
-moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire
-usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les
-sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans
-l'érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la
-main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de
-Priape. Suétone, dans la _Vie de Caligula_, nous représente cet empereur
-qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement
-obscènes (_formatam commotamque in obscenum modum_). Lampridius, dans la
-_Vie d'Héliogabale_, nous dit que ce monstrueux débauché ne se
-permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses
-doigts indiquait une infamie (_nec unquam verbis pepercit infamiam, quum
-digitis infamiam ostentaret_). Ces gestes obscènes s'exécutaient avec
-une étonnante rapidité qui échappait d'ordinaire au regard des
-indifférents. On pourrait supposer, d'après plusieurs passages de
-l'_Histoire d'Auguste_, que le _signum infame_ n'était pas toléré sous
-tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres
-avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa
-au doigt du milieu le surnom de _doigt infâme_. Au reste, les Athéniens
-ne se montraient pas plus indulgents à l'égard de ce doigt, qu'ils
-nommaient _catapygon_, et qu'ils auraient eu honte de réhabiliter en lui
-confiant un anneau. Le médius avait été voué à l'infamie, en Grèce,
-parce que les villageois s'en servaient pour savoir si leurs poules
-avaient des oeufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec
-+skimalizein+, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces
-villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui
-qui t'appelle _cinæde_, et présente-lui le doigt du milieu.» La
-présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse,
-dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un
-autre signe d'intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils
-portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et
-faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l'impudique, dit Sénèque
-dans sa cinquante-deuxième lettre, c'est sa démarche, c'est sa main
-qu'il remue, c'est son doigt qu'il porte à sa tête, c'est son clignement
-d'yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête
-avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l'élévation du
-médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes
-parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui
-se grattent la tête d'un seul doigt (_qui digito scalpunt uno caput_).»
-Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l'oeil que du doigt,
-et rien n'égalait l'éloquence, la persuasion, l'attraction de leur
-regard oblique (_oculus limus_). Le grave rhéteur Quintilien veut que
-l'orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d'une douce
-volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (_venerei_). Apulée,
-dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d'oeil
-obliques et mordants (_limis atque morsicantibus oculis_). C'était là ce
-que les courtisanes nommaient _chasser à l'oeil_ (_oculis venari_): «La
-vois-tu, dit le _Soldat_ de Plaute, faire la chasse au courre avec les
-yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (_Viden' tu illam oculis
-venaturam facere atque aucupium auribus?_)»
-
-Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à
-comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que
-ces dernières n'en avaient pas d'autres pour les affaires de plaisir. Un
-vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de
-signes, entre une _précieuse_ et ses amants, à un jeu de balle, dans
-lequel un bon joueur renvoie de l'un à l'autre la pelote qu'il reçoit de
-toutes mains: «Elle tient l'un, dit-il, et fait signe à l'autre; sa main
-est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle
-met son anneau entre ses lèvres et le montre à l'un, pour appeler
-l'autre; quand elle chante avec l'un, elle s'adresse aux autres en
-remuant le doigt.» Le grand maître de l'art d'aimer, Ovide, dans son
-poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée,
-a mis dans la bouche d'une de ses muses ces leçons de la pantomime
-amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile _gesticularia_, regarde mes
-mouvements de tête, l'expression de mon visage, remarque et répète après
-moi ces signes furtifs (_furtivas notas_). Je te dirai, par un
-froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n'ont que faire de la
-voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient
-notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l'esprit,
-touche doucement avec le pouce tes joues roses; s'il y a dans ton coeur
-quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l'extrémité d'une
-oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai
-ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la
-main, à la manière de ceux qui font un voeu, lorsque tu souhaiteras tous
-les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces
-dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l'habileté de sa
-maîtresse à parler par signes en présence d'un témoin importun, et à
-cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (_blandaque
-compositis abdere verba notis_). Cette langue universelle était d'autant
-plus nécessaire à Rome, que souvent on n'aurait pu s'entendre autrement,
-car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne
-trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette
-population rassemblée de tous les pays de l'univers connu. Un grand
-nombre de ces femmes de plaisir n'avaient d'ailleurs reçu aucune
-éducation, et n'eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron
-et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l'amour ou le plaisir ne
-fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l'habitude du langage de
-Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l'emploi d'un mot
-ou d'une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les
-plus graves, n'avaient garde de s'astreindre à cette chasteté
-d'expression, comme si l'oreille seule était blessée de ce qui
-n'offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus
-libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de
-mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes.
-Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent
-désagréablement l'ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant
-le proverbe latin, n'est pas bon à dire (_tam bonum facere quam malum
-dicere_).»
-
-La langue érotique latine était pourtant très-riche et
-très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu'elle put
-s'approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et
-s'animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses
-de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et
-elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de
-sorte qu'elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de
-la marine et de l'agriculture. Elle n'avait, d'ailleurs, qu'un petit
-nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui
-fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots
-les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au
-moyen d'un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là,
-qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans
-les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les
-romans d'Apulée, n'était réellement parlée que dans les réunions de
-débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les
-courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs moeurs,
-auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de
-langage les empêchait de paraître souvent ce qu'elles étaient, et les
-poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s'imaginer qu'ils
-avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se
-donnaient entre eux amants et maîtresses n'étaient pas moins
-convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était
-une courtisane, quand l'amant était un poëte érotique. Celui-ci la
-nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre;
-celle-ci répondait à ces douceurs, en l'appelant son bijou
-(_bacciballum_), son miel, son moineau (_passer_), son ambroisie, la
-prunelle de ses yeux (_oculissimus_), son aménité (_amoenitas_), et
-jamais avec interjections licencieuses, mais seulement _j'aimerai!_
-(_amabo_), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une
-vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux
-personnes de l'un et de l'autre sexe, dès que ces rapports commençaient
-à s'établir, on se traitait réciproquement de _frère_ et _soeur_. Cette
-qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus
-humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une
-soeur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c'est un homme qui
-dit à un autre: «Je te donne mon _frère_.» Quelquefois, en désignant une
-maîtresse qu'on avait eue, on la nommait _soeur du côté gauche_ (_læva
-soror_, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de _petit
-frère_ à quiconque faisait marché avec elle.
-
-On ne saurait trop s'étonner de la décence, même de la pudibonderie du
-langage parlé, contraste perpétuel avec l'immodestie des gestes et
-l'audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans
-le discours, en forme de conseil: _Respectez les oreilles_ (_parcite
-auribus_). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se
-scandalisaient pas de tout ce qu'on leur montrait. Ils n'avaient donc
-pas de répugnance à s'arrêter sur les pages d'un de ces livres obscènes,
-de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les
-libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (_pagina nocturna_,
-dit Martial). C'était un genre de littérature très-cultivé chez les
-Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette
-littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs
-ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par
-là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n'étaient
-pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres
-lubriques (_molles libri_); c'étaient parfois les poëtes, les écrivains
-les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage
-d'imagination et de talent; c'était ordinairement de leur part une sorte
-d'offrande faite à Vénus; c'était, en certains cas, un simple jeu
-littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement
-estimé, dit Ausone (dans le _Centon Nuptial_), a fait des poésies
-lascives, et jamais ses moeurs n'ont fourni matière à la censure. Le
-recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se
-déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d'un
-sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne
-dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Coerellia. Le
-Symphosion de Platon contient des poëmes qu'on dirait composés dans les
-mauvais lieux (_in ephebos_). Que dirai-je de l'Erotopægnion du vieux
-poëte Lævius, des vers satiriques (_fescenninos_) d'Ænnius? Faut-il
-citer Evenus, que Ménandre a surnommé _le sage_? Faut-il citer Ménandre
-lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est
-austère, leurs oeuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé
-_Parthénie_, à cause de sa chasteté, n'a-t-il pas décrit dans le
-huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une
-indécente pudeur? N'a-t-il pas, dans le troisième livre de ses
-Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en
-bêtes?» Pline, pour s'excuser d'une débauche d'esprit qu'il n'avait pas
-l'air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure
-(_lasciva est nobis pagina, vita proba_).»
-
-La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être
-considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs
-qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont
-les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la
-morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux;
-vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des
-doctes amateurs de l'antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche
-en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le
-christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs
-de la tradition. Ils disparurent, ils s'effacèrent tous, à l'exception
-de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l'heureux privilége de
-leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu'à
-déchirer bien des pages dans les oeuvres des meilleurs écrivains. Les
-lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l'amour païen,
-et cette destruction systématique fut l'oeuvre des Pères de l'Église.
-Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait
-marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et
-Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de
-Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (_Milesii libri_)
-d'Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d'Ovide, ne
-s'étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les
-choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à
-l'instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni
-d'Eubius, ni de l'impudent Anser, ni de Porcius, ni d'Ædituus, ni de
-tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des
-bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas
-davantage aux Grecs qu'ils comprenaient moins encore, ni à l'ignoble
-Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l'amour contre la
-nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient
-mieux en amour que ceux d'Homère; ni à l'impure Hemiteon de Sybaris, qui
-avait résumé l'expérience de ses débauches dans un poëme nommé
-_Sybaritis_; ni à l'effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de
-courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d'Orphée,
-avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque
-complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après
-deux ou trois siècles de censure persévérante et d'implacable
-proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que
-les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et
-courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs
-livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle,
-Martial et Pétrone.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX.
-
- SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
- Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
- --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
- attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
- --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
- refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
- enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
- _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
- --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
- et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
- vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
- constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
- --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
- affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
- --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
- --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
- Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
- siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
- --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
- --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
- sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
- _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
- à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Vettius Vales.
- --Themison. --Thessalus de Tralles. --Soranus d'Ephèse. --Les
- empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. --Ménécrate.
- --Servilius Damocrate. --Asclépiade Pharmacion. --Apollonius de
- Pergame. --Criton. --Andromachus et Dioscoride. --Les médecins
- pneumatistes. --Galien et Oribase. --Archigène. --Hérodote. --Léonidas
- d'Alexandrie. --Les _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et
- _archiatri populares_. --L'institution des archiatres régularisée et
- complétée par Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du
- matin_. --Les sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial
- contre Lesbie. --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome.
- --Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient
- pas soigner par les médecins romains. --Mort de Festus, ami de
- Domitien. --Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison
- des maladies vénériennes. --Superstitions religieuses. --Offrandes aux
- dieux et aux déesses. --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de
- Pétrone. --Abominable apophthegme des _pædicones_.
-
-
-Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange
-desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de
-corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même
-les médecins de l'antiquité se taisent sur ce sujet, qu'ils auraient
-craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses
-conséquences de ce qu'un écrivain du treizième siècle appelle l'amour
-impur (_impura Venus_) aient laissé fort peu de traces dans les écrits
-satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est
-impossible de méconnaître que la dépravation des moeurs avait multiplié
-chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces
-maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et
-souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins
-rejetées dans l'ombre par les médecins et les naturalistes grecs et
-romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur
-les causes de cet oubli et de ce silence général. En l'absence de toute
-indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à
-supposer que des motifs religieux empêchaient d'admettre parmi les
-maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération
-et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne
-voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le
-bienfait de l'amour, en accusant ces mêmes dieux d'avoir mêlé un poison
-éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas
-qu'Esculape, l'inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte
-ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux
-châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels,
-peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se
-déguisaient, comme si elles frappaient d'infamie ceux qui en étaient
-atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des
-magiciennes et des vendeuses de philtres.
-
-Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins
-compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la
-Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu'à Rome.
-Il n'y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une
-effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes
-les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de
-sentiment et d'amour idéal, n'avait pas ouvert les bras, comme le
-libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait
-toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de
-délicatesse, tandis que le second s'était abandonné à ses plus grossiers
-appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle.
-On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n'aient
-accompagné l'invasion de la _luxure asiatique_ dans Rome. Ce fut vers
-l'an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure
-asiatique, comme l'appelle saint Augustin dans son livre de la _Cité de
-Dieu_, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait
-soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius
-Manlius, jaloux d'obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut
-pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses
-de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les
-honteux auxiliaires d'une débauche inconnue jusqu'alors dans la
-République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent
-évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la
-génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s'aggravant, en se
-compliquant l'une par l'autre: «Alors, dit saint Augustin, alors
-seulement, des lits incrustés d'or, des tapis précieux apparaissent;
-alors, des joueuses d'instruments sont introduites dans les festins, et
-avec elles beaucoup de perversités licencieuses (_tunc, inductæ in
-convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ_).» Ces joueuses
-d'instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie,
-où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées
-par d'horribles maladies nées de l'impudicité. Les livres de Moïse
-témoignent de l'existence de ces maladies chez les Juifs, qui les
-avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables
-parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent
-presque complétement ces populations ammonites, madianites,
-chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient
-légué, comme pour se venger, une foule d'impuretés qui altérèrent à la
-fois leurs moeurs et leur sang. Il n'y eut bientôt pas au monde une race
-d'hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples
-voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée,
-mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs
-débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son
-corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le
-constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal
-vénérien (_lues venerea_). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla
-chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles.
-
-Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n'est point un paradoxe et que
-la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre
-nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ,
-avait frappé de réprobation, n'existait, ne pouvait exister à l'état de
-tolérance dans toute l'antiquité, que par suite des périls fréquents,
-continus, qui troublaient l'ordre régulier des plaisirs naturels. Les
-femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines
-circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison,
-de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour
-la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines,
-les plus pures, cessaient de l'être tout à coup par des causes presque
-inappréciables, qui échappaient aux précautions de l'hygiène comme aux
-remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle,
-l'indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette
-indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et
-d'autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui
-variaient de symptômes et de caractères, selon l'âge, l'organisation, le
-tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l'origine
-restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort
-longue, fort difficile et même impossible en différents cas,
-entouraient d'une sorte de défiance les rapports les plus légitimes
-entre les deux sexes. On regardait, d'ailleurs, comme une souillure
-presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout
-affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des
-mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces
-germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses
-d'une femme aimée, et l'on en venait bientôt à redouter ces caresses
-qu'on avait tant désirées avant de connaître ce qu'elles renfermaient de
-perfide et d'hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût
-éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l'expérience avait
-éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce
-commerce; voilà comment un honteux désordre d'imagination avait essayé
-de changer les lois physiques de l'humanité et d'enlever aux femmes le
-privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et
-avilis, qui consentaient à n'être plus d'aucun sexe, en devenant les
-instruments dociles d'une hideuse débauche. Il est vrai que d'autres
-maladies d'un genre plus répugnant et non moins contagieux
-s'enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait
-fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies
-étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait
-mieux s'en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies
-mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l'Orient, prenait figure et
-se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus
-inexplicables.
-
-Les médecins de l'antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient
-au traitement des maux de l'une et l'autre Vénus (_utraque Venus_),
-puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un
-air de malédiction divine, un sceau d'infamie. Les malheureux qui en
-étaient atteints recouraient donc, pour s'en débarrasser, à des
-pratiques religieuses, à des recettes d'empirisme vulgaire, à des
-oeuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance
-des sciences occultes et de l'art des philtres; ce fut là, pour les
-prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit.
-Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d'un commerce
-impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme
-une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre
-et d'accuser l'auteur de son infortune, s'accusait elle-même et ne
-cherchait qu'en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien
-des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des
-invocations magiques au fond des bois; de là, l'intervention officieuse
-des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans
-subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est
-impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et
-romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus
-fréquentes et plus hideuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Ces
-maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en
-cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les
-avouaient jamais, alors même qu'ils devaient en mourir. La lèpre,
-d'ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à
-l'infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus
-multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies
-vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les
-augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l'apparence
-d'une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies
-vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s'avivant
-réciproquement, avaient fini par s'emparer de l'économie et par laisser
-un virus héréditaire dans tout le corps d'une nation; ainsi, la grande
-lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou
-le mal de Vénus (_lues venerea_), au peuple syrien.
-
-Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait
-transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir,
-Rome, déjà victorieuse et maîtresse d'une partie du monde, Rome n'avait
-pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l'intérieur de la ville,
-que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et
-d'épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les
-médecins grecs qu'on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que
-le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage
-indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la
-paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude,
-laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d'autre maladie
-que la mort, suivant l'expression d'un vieux poëte, et leur robuste
-nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne
-craignait d'infirmités que celles qui étaient causées par des blessures
-reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait
-donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de
-quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les
-mettaient alors à l'abri des maux qui sont produits par les excès de
-table et par la débauche. Ceux qu'un vice odieux, familier aux Faunes et
-aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse
-maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que
-d'en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces
-temps d'innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui
-s'attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d'ailleurs leurs
-diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui
-témoigne de l'horreur qu'elles inspiraient: _morbus indecens_. La pensée
-et l'imagination évitaient de s'arrêter sur les particularités
-distinctives de différentes affections qu'on désignait de la sorte. Il
-est permis cependant d'indiquer, sinon de décrire et d'apprécier, celles
-qui se montraient le plus fréquemment. C'était la _marisca_, tumeur
-cancéreuse ayant la grosseur d'une grande figue dont elle portait le nom
-et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se
-propageant autour de l'anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on
-l'appelait _ficus_ ou figue ordinaire; quand elle se composait de
-plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait _chia_, qui
-était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce
-mal prenait souvent le caractère d'un écoulement plus ou moins âcre,
-parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique _fluor_
-demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire.
-Mais le _morbus indecens_ présentait encore peu de variétés, et
-lorsqu'il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l'un ou de
-l'autre sexe, il n'allait pas se greffer ailleurs et engendrer d'autres
-espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages
-incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les
-frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait
-pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait
-l'air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la
-charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n'y
-avait, au reste, que la magie et l'empirisme qui osassent lutter contre
-les tristes effets du _morbus indecens_. Les seuls médecins, qui fussent
-alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute
-la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et
-de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès
-pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour
-s'épargner la honte d'en avouer la cause, à la fatalité, à l'influence
-malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la
-volonté du destin.
-
-Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s'établit à
-Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de
-l'an de la fondation 588; celle-là, de l'an 600 environ. Soixante-dix
-ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se
-fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre
-lesquelles l'austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le
-_morbus indecens_ était une de ces maladies chroniques et invétérées);
-mais ils éprouvèrent tant d'avanies, tant de difficultés, tant de
-répugnances, qu'ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne
-revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses
-habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l'espace de
-quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de
-maladies qu'on n'en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces
-maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement
-celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des
-causes avouables, ou plutôt on évitait d'en déclarer les causes, et le
-médecin avait soin de les couvrir d'un manteau décent, en les rangeant
-dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies
-honteuses, dans les ouvrages de médecine de l'antiquité, ne se montrent
-nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient
-l'infamie. C'est dans l'immense et dégoûtante famille de la lèpre que
-nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne
-faisaient pas faute à l'ancienne Prostitution plus qu'à la moderne. La
-plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je
-t'envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone
-(_mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum_), et ce passage,
-quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le
-médecin n'était souvent qu'un simple esclave dans la maison d'un riche
-patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu'il
-l'achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d'un esclave
-dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être
-à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas
-moins cher qu'un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le
-médecin, n'ayant pas d'autre rôle que de soigner son maître et les gens
-de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou
-de plus rudes châtiments, environnait d'une prudente discrétion les
-maladies domestiques qu'il avait charge de guérir, sous peine des plus
-cruelles représailles. Les médecins affranchis n'étaient pas dans une
-position beaucoup plus libre à l'égard de leurs malades; ils ne
-craignaient pas d'être battus et mis aux fers, dans le cas où leur
-traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et
-leur faire payer une amende considérable, si le succès n'avait pas
-répondu à leurs efforts et si l'art s'était reconnu impuissant contre la
-maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne
-s'adressait qu'à des maladies dont il était presque sûr de triompher.
-Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d'avoir des
-soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre
-des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin,
-dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout
-nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup
-défavorable ou hostile.
-
-Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui
-entourait les maladies vénériennes dans l'antiquité, mystère que
-recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains
-élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient
-craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un
-culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient
-peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l'humanité, et ils ne
-voulaient pas même que le _morbus indecens_ eût un nom dans les annales
-de la médecine et de la république romaine. L'existence de ce mal, de la
-véritable syphilis, ou du moins d'une affection analogue, n'est pourtant
-que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement
-n'ose pas l'attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à
-son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d'Asclépiade
-de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome,
-Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du
-mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet
-admirable résumé des connaissances médicales du siècle d'Auguste,
-plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment
-vénériennes, que la science moderne s'est obstinée longtemps à ne pas
-rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle.
-Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l'ouvrage latin
-pour qu'on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur
-transmission vénéréique. C'est bien là le _morbus indecens_, la _lues
-venerea_, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu'il
-attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir,
-aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le
-long paragraphe qu'il consacre aux maladies des parties honteuses, dans
-le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment
-notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui
-s'opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs,
-dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus
-convenables, et qui d'ailleurs sont acceptées par l'usage, puisqu'elles
-reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des
-médecins. Les mots latins nous blessent davantage (_apud nos foediora
-verba_), et ils n'ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans
-la bouche de ceux qui parlent avec décence. C'est donc une difficile
-entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes
-de l'art. Cette considération n'a pas dû cependant retenir ma plume,
-parce que d'abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles
-renseignements que j'ai reçus, et qu'ensuite il importe précisément de
-répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement
-de ces maladies, qu'on ne révèle jamais à d'autres que malgré soi.
-(_Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ
-invitissimus quisque alteri ostendit._)» Celse s'excuse ainsi de publier
-un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la
-portée de tout le monde (_in vulgus_) pour obvier aux terribles
-accidents qui résultaient de l'ignorance des médecins et de la
-négligence des malades.
-
-Il passe en revue ces maladies, qu'on retrouverait avec tous leurs
-signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d'abord
-de l'inflammation de la verge (_inflammatio colis_), qui produit un tel
-gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en
-arrière; il ordonne d'abondantes fomentations d'eau chaude pour détacher
-le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l'urètre;
-il recommande de fixer la verge sur l'abdomen, afin d'obvier à la
-souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se
-découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d'ulcères,
-dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d'eau chaude; on doit
-aussi les couvrir et les soustraire à l'influence du froid. La verge, en
-certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu'il en résulte la
-chute du gland. Il devient alors nécessaire d'exciser en même temps le
-prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation,
-composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral
-vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N'est-ce pas là une
-gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d'ulcérations? Celse
-mentionne ensuite des tubercules (_tubercula_), que les Grecs nomment
-+phymata+, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et
-qu'il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en
-saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour
-empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir
-clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s'arrête à
-certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d'un sang vicié,
-sinon d'une disposition particulière du malade, produisent la gangrène,
-qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des
-incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et
-cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de
-chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération
-souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l'immobilité jusqu'à
-ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d'elles-mêmes.
-L'hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d'abattre une
-partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (_cancri genus_),
-que les Grecs nomment +phagedaina+, chancre très-malfaisant, dont le
-traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer
-rouge, dès son apparition; autrement, ce _phagédénique_ s'empare de la
-verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu'à la vessie;
-il est accompagné, dans ce cas, d'une gangrène latente, sans douleur,
-qui détermine la mort malgré tous les secours de l'art. Est-il possible
-de prétendre que cette espèce de chancre n'était pas l'indice local de
-la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une
-sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s'étend sur toute
-la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au
-charbon (_carbunculus_) qui se montre au même endroit, il a besoin
-d'être détergé par des injections, avant d'être cautérisé. On peut avoir
-recours, après la chute de l'excroissance, aux médicaments liquides
-qu'on prépare pour les ulcères de la bouche.
-
-Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont
-pas la suite d'un coup (_sine ictu orta_), et qui proviennent, par
-conséquent, d'un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied,
-la diète et l'application de topiques émollients. Il donne la recette de
-plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et
-passe à l'état d'induration chronique. Celse a grand soin de distinguer
-le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui
-qui résulte d'une violence extérieure, d'une pression ou d'un coup. Il
-n'aborde qu'avec répugnance les maladies de l'anus, qui sont, dit-il,
-très-nombreuses et très-importunes (_multa tædiique plena mala_)! Il
-n'en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les
-hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de
-l'anus, que les Grecs nomment +rhagadia+, et dont Celse n'explique pas
-la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la
-préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d'argent et de
-la térébenthine. Quelquefois les rhagades s'étendaient jusqu'à
-l'intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même
-solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une
-alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et
-l'usage fréquent des demi-bains d'eau tiède. Quant au condylome, cette
-excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l'anus
-(_tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet_), il faut le
-traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les
-demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à
-la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l'antimoine, la
-céruse, l'alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques
-destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est
-utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en
-conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et
-tuberculeuses, laisse entendre qu'il les attribuait souvent à une cause
-semblable. Il ne parle qu'avec beaucoup de réserve d'un accident que la
-débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement
-et de la matrice (_si anus ipse vel os vulvæ procidit_). Il évite aussi
-de s'occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez
-les femmes, et c'est à peine si, en terminant, il indique sommairement
-un ulcère pareil à un champignon (_fungo quoque simile_), qui affectait
-l'anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l'eau
-tiède en hiver et de l'eau froide en été, de le saupoudrer avec de la
-limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d'employer ensuite la
-cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on
-voit que Celse n'ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le
-présenter comme intéressé au même titre que l'autre sexe dans les
-maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé
-aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du
-mal vénérien.
-
-Et maintenant, que le savant auteur du _Manuel des maladies vénériennes_
-vienne nier ce qui est dans l'ouvrage de Celse, et fasse preuve d'une
-obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne
-trouve rien qui puisse faire soupçonner l'existence du virus
-syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus
-souvent à des causes locales non virulentes;» qu'il ajoute, après avoir
-résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il
-est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces
-maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des
-maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement
-contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins
-romains avec celles que l'observation moderne nous offre comme plus
-exactes et plus complètes dans l'histoire de la syphilis; après nous
-être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la
-médecine ancienne et moderne, nous n'avons pas eu de doute sur l'origine
-et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par
-la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des
-pays où les moeurs étaient corrompues par le mélange des populations
-étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins
-plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a
-découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections
-des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents
-que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au
-coït impur; et cela, deux siècles avant l'époque qu'on veut assigner à
-l'invasion de la maladie vénérienne.»
-
-Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable
-d'_elephantiasis_, vers l'an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et
-l'éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l'Italie, donna des formes
-étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait.
-Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible
-affection, qu'il nommait le Protée du mal, et qu'il excellait à guérir,
-pour l'avoir longtemps observée dans l'Asie-Mineure. Aussi, selon le
-témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie
-bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la
-médecine le système philosophique d'Épicure, voulait voir dans toutes
-les maladies un défaut d'harmonie entre les atomes dont le corps humain
-lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections
-aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de
-l'inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu'il avait
-étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens
-diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations
-d'eau; il avait imaginé les douches (_balneæ pensiles_), et, à l'exemple
-de son maître Épicure, il n'était pas ennemi des plaisirs sensuels,
-pourvu qu'on s'y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir
-auprès des Romains, parce qu'il ne gênait pas trop leurs penchants, et
-qu'il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés
-physiques; c'était, suivant lui, empêcher l'âme de s'endormir, puisqu'il
-la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l'instar
-d'Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l'usage des
-frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et
-toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes
-la flagellation et les plaisirs de l'amour, qu'il jugeait souverains
-contre la mélancolie.
-
-La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie
-chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et
-de prodigieux éléments dans l'abus et le déréglement des jouissances
-amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les
-aspects les plus affligeants; elle était environnée d'un affreux
-cortége d'ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous
-l'action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour
-reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe
-plus vivace. Musa, le médecin d'Auguste, qu'il guérit d'une maladie que
-les historiens n'ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et
-locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît
-s'être voué plus particulièrement à l'étude et au traitement des
-maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave
-avant d'être affranchi par Auguste, et il devait connaître les
-affections secrètes, qu'on traitait d'ordinaire à la dérobée dans
-l'intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s'attaquaient
-à toutes les parties de l'organisme, après avoir pris naissance dans un
-coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de
-mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant
-dans l'empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas
-vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques
-extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne,
-en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce
-traitement, inusité avant lui, démontre assez qu'il regardait le mal
-vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les
-enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous
-les maux qu'il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les
-ulcérations de la bouche, les écoulements de l'oreille, les affections
-des yeux; infirmités si communes à Rome, qu'elles y étaient devenues
-endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le
-même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies
-lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de
-Themison, qui fonda l'École méthodique, et qui, pour parvenir à la
-guérison de la lèpre, en avait d'abord recherché les causes, étudié les
-caractères et défini le principe.
-
-Ce principe était ou avait été vénérien dans l'origine. La lèpre, de
-quelque pays qu'on la fasse venir, de l'Égypte ou de la Judée, de la
-Syrie ou de la Phénicie, fut d'abord une affection locale, née d'un
-commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux,
-favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans
-cesse, graduellement ou spontanément, selon l'âge, le tempérament, le
-régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de
-lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire
-dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie
-honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La
-lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis
-du quinzième siècle, et c'est dans l'éléphantiasis que nous croyons
-reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine
-de l'éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais
-très-répandue dans certains pays.» Il ne l'avait pas observée sans
-doute, ou du moins il ne voulait pas s'étendre sur une hideuse maladie
-qu'il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire,
-affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont
-altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs
-nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre.
-La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme
-écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des
-jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (_ubi
-vetus morbus est_), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en
-quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare,
-qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.»
-Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que
-nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec,
-Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans
-l'Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible.
-
-Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en
-supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n'ajoutent
-rien à la vérité et à l'horreur du tableau. Nous remarquerons, à l'appui
-de notre opinion, qu'Arétée confond dans l'éléphantiasis plusieurs
-maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (_mentagra_), qui
-n'auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières
-de l'éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l'éléphant
-maladie et l'éléphant bête fauve, et par l'apparence, et par la couleur,
-et par la durée; mais ils sont l'un et l'autre uniques en leur espèce:
-l'animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre
-maladie. Cette maladie a été aussi appelée _lion_, parce qu'elle ride la
-face du malade comme celle d'un lion; _satyriasis_, à cause de la
-rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même
-temps à cause de l'impudence des désirs amoureux qui le tourmentent;
-enfin, _mal d'Hercule_, parce qu'il n'y en a pas de plus grand ni de
-plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre
-la vigueur de l'homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle
-est également hideuse à voir, redoutable comme l'animal dont elle porte
-le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de
-la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son
-principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune
-souillure, n'attaquent d'abord l'organisme, ne se montrent sur
-l'habitude du corps, ne révèlent l'existence d'un mal naissant; mais ce
-feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères,
-comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors
-qu'après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps.
-
-»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui
-devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par
-les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces
-malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par
-ignorance, n'ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu'il était encore
-faible et mystérieux. Ce mal augmente; l'haleine du malade est infecte;
-les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des
-juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur
-mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie
-elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y
-bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et
-raboteuses; l'espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce
-comme le cuir de l'éléphant; les veines grossissent, non par la
-surabondance du sang, mais par l'épaisseur de la peau. La maladie ne
-tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur
-tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se
-dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton
-et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite
-découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées.
-La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à
-leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en
-forme de grains d'orge. Quand la maladie se déclare par une violente
-éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton.
-Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis
-et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se
-contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de
-sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui
-s'entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils,
-cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et
-de l'éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances
-noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et
-baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s'allongent,
-mollasses et flasques comme celles de l'éléphant; des ulcères rayonnent
-autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps
-est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la
-découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des
-crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu'au
-milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités
-des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères
-fétides et incurables; ils s'élèvent même les uns au-dessus des autres,
-de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il
-arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu'à se séparer
-du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les
-pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le
-malade, pour le délivrer d'une vie horrible et de cruels tourments,
-qu'après l'avoir démembré.»
-
-Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du
-quinzième siècle ont tracé, à l'apparition de la syphilis en Europe, on
-ne doutera pas que cette même syphilis n'ait déjà sévi quinze siècles
-auparavant sous le nom d'éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que
-la lèpre, de quelque espèce qu'elle fût, n'ait puisé sa source dans une
-cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant
-historien de l'Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans
-l'Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au
-sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes
-génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux,
-étaient réellement vénériennes.» C'est à la lèpre, c'est aux maladies
-syphilitiques, qu'il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs
-qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les
-Romains.
-
-La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu'un, à force de se
-combiner ensemble; rien n'était plus fréquent que leur invasion; mais
-aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s'avouer
-malade, quand tout le monde l'était ou l'avait été. La position des
-médecins entre ces mystères et ces répugnances de l'opinion devait être
-toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils
-inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre
-la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal
-fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des
-doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc
-d'huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec
-+pterygion+, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas
-toujours à l'emploi des caustiques minéraux; de là cet _oscedo_ ou abcès
-malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle,
-décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l'entourant
-de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche,
-mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la
-classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches
-complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se
-nommait _campanus morbus_, parce qu'on accusait Capoue, cette reine de
-la luxure et de l'infamie, comme l'appelle Cicéron (_domicilium
-superbiæ, luxuriæ et infamiæ_), de l'avoir enfantée. Il est certain que
-la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates
-honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes,
-met en scène Sarmentus, affranchi d'Octave et un de ses mignons; il le
-représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre
-figure que ce mal avait déshonorée (_campanum in morbum, in faciem per
-multa jocatus_). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible
-cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (_at illi foeda
-cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris_). Un des commentateurs
-d'Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l'a
-dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui
-finissait par obstruer l'orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas
-douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son _Trinummus_,
-il proclame l'infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en
-patience les Syriens eux-mêmes (_Campas genus multo Syrorum jam antidit
-patientia_). Plaute avait appris de bien odieux mystères d'impudicité,
-en tournant la meule chez un boulanger d'Ombrie.
-
-Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances,
-que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n'y voir
-que les effets locaux d'un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient
-ordinairement à l'état chronique, excepté dans les cas assez rares où
-les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes
-affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On
-ne sortait jamais d'un traitement long et douloureux, sans en porter les
-marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par
-suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient
-lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les
-traits du visage, qu'on appelait _spinturnicium_ une femme que le mal
-avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la
-grimace d'une harpie (_spinturnix_). Les _fics_, les _marisques_ et les
-_chies_, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l'anus,
-résistaient au fer et au feu d'un traitement périodique; le malade
-retombait bientôt entre les mains de l'opérateur: «De ton podex épilé,
-dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux
-(_podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ_).» Cette
-honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le
-peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer
-de père en fils, qu'on avait fait une épithète et même un superlatif,
-_ficosus_, _ficosissimus_, pour qualifier les personnes qu'on savait
-affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des
-_Priapées_, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui
-soit entre les poëtes (_inter eruditos ficosissimus ambulet poetas_).
-Martial, dans une de ses épigrammes intitulée _De familia ficosa_, nous
-fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous
-ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la
-fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni
-l'intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont
-exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et,
-chose étonnante, pas un de leurs champs n'a de figuiers.» Les
-écoulements purulents et les gonorrhées n'étaient pas moins fréquents
-que ces tumeurs, qu'ils précédaient ou accompagnaient; mais les
-médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n'avaient
-pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l'urètre et du
-vagin, celles qui résultaient d'un commerce impur. On peut supposer que
-ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment
-par un ulcère qu'on appelait _rouille_ (_rubigo_). «La rubigo, dit un
-ancien commentateur des _Géorgiques_ de Virgile, est proprement, comme
-l'atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu'on appelle aussi ulcère.
-Ce mal naît ordinairement d'une abondance et d'une superfluité d'humeur,
-qui se nomme en grec +satyriasis+.» C'est le nom de cet ulcère, qu'on
-avait appliqué à la rouille des blés altérés par l'humidité et la
-moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s'appuie sur
-l'autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait
-inspirée l'examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune
-chez eux, n'était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y
-avait, d'ailleurs, une espèce de satyriasis causé d'ordinaire par les
-excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu'on employait
-pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Coelius Aurelianus, est une
-violente ardeur des sens (_vehemens Veneris appetentia_); elle tire son
-nom des propriétés d'une herbe que les Grecs appellent +satyrion+. Ceux
-qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par
-l'érection des parties génitales. Mais il existe des préparations
-destinées à exciter les sens à l'acte vénérien. Ces préparations, qu'on
-nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Coelius
-Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d'après les leçons de son
-maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la
-traitait par des applications de sangsues, qu'on ne paraît pas avoir
-employées avant lui.
-
-Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les
-flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome,
-qu'elles invoquaient Junon sous le nom de _Fluonia_, pour que la déesse
-les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n'étaient pas
-toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe
-impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient
-_ancunnuentæ_, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène,
-_cunnus_, plutôt que dérivé du verbe _cunire_, salir ses langes, comme
-le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours
-l'engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime,
-la suppuration de ces glandes. On regardait l'aster comme un remède
-efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante
-_bubonium_, du grec +boubônion+. On appliqua bientôt à la maladie, ou du
-moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l'on confondit sous
-ce nom de _bubon_ tous les genres de pustules, d'abcès et d'ulcères qui
-avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un
-rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes
-ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe
-_imbubinare_ pour dire _souiller de sang impur_; ce verbe se rapportait
-spécialement à l'état des femmes pendant leur indisposition menstruelle.
-On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un
-vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l'une à
-l'autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double
-fin: _Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille_. Cependant, Jules
-César Scaliger proposait de lire _imbulbinat_ au lieu d'_imbulbitat_, et
-par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu
-de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend
-des tubercules.»
-
-Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d'allusions à
-une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux
-écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique.
-Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le
-traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a
-consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on
-avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements
-analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne
-saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas
-contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l'accompagnaient
-l'emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons
-pas qu'on doive reconnaître la cristalline dans les _clazomènes_
-(_clazomenæ_), que les savants ont rangés parmi les maladies de l'anus.
-Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement
-indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de
-Clazomène en Ionie, où d'abominables moeurs avaient rendu presque
-générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville
-dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules
-fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l'étymologie
-proposée par Facciolati, +klazomenos+, brisé ou rompu. Voici d'ailleurs
-la fameuse épigramme d'Ausone, où l'on découvre le véritable caractère
-des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton
-podex baigné dans l'eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les
-clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause
-de ton mal, si ce n'est que tu as eu le courage de prendre une double
-maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.»
-Telle est l'horrible épigramme que l'abbé Jaubert, traducteur de
-Martial, n'a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent
-pas avoir comprise:
-
- Sed quod et elixo plantaria podice velles
- Et teris incusas pumice clazomenas;
- Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum
- Appetit, et tergo foemina, pube vir es.
-
-Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n'avait rien de
-surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers,
-qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs moeurs. «Je ne
-puis souffrir, Romains, s'écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome
-devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu'une faible
-portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l'Oronte de Syrie s'est
-déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses moeurs, ses
-harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent
-dans le Cirque. Allez à elles, vous qu'enflamme la vue d'une louve
-barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins
-n'ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu'ils
-accusaient surtout d'avoir corrompu ses moeurs en lui apportant leurs
-vices et leurs débauches nationales. C'était la Phrygie, c'était la
-Sicile, c'était Lesbos, c'était la Grèce entière, qui avaient pollué la
-vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les
-turpitudes de l'amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés
-(_Foemineus Phryx_, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux
-flottants, aux grandes boucles d'oreilles, aux tuniques à larges
-manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte,
-envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de
-la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat
-plausible, l'imagination des scoliastes et des traducteurs: _Qui
-Lacedæmonium pytismate lubricat orbem_; Martial cite les luttes
-féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse
-Lacédémone (_libidinosæ Lacedæmonis palæstras_). Et Sybaris, et Tarente,
-et Marseille! «Sybaris s'est emparée des sept collines!» murmure
-Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers
-siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes.
-Tarente (_molle Tarentum_, dit Horace) était là, en même temps, avec ses
-beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous
-des vêtements d'étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes.
-Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la
-débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la
-Prostitution, témoin ce passage d'une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi
-qui demandes à pratiquer les moeurs marseillaises? si tu veux me prêter
-ta main (_si vis subigitare me_), l'occasion est bonne.» On ne finirait
-pas d'énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus
-servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les
-Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie,
-s'étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la
-Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre
-Eunus Syriscus, _inguinum liguritor_, maître passé en l'art des Opiciens
-(_Opicus magister_). On est effrayé de la quantité de maladies
-invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions
-des plaisirs honteux.
-
-Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces
-médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d'un mépris qui
-allait jusqu'à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures
-radicales que de gagner de l'argent. Ils devenaient riches rapidement,
-dès que leur réputation les désignait au traitement d'une affection
-particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la
-médecine méthodique, ne s'améliorait pas. Il est permis d'en juger par
-la nature des maladies qui s'offraient de préférence aux études de la
-science. C'était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque
-praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque
-manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes
-les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d'yeux,
-de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes,
-d'emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou
-moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l'infini. Après Musa,
-le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son
-talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec
-Messaline. Il eut sans doute plus d'une occasion, grâce à sa maîtresse,
-de connaître les maladies de l'amour. En même temps que lui, un autre
-élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les
-dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des
-seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui
-n'avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d'être le
-vainqueur des médecins (+iatronikês+) anciens. Ce Thessalus, que Galien
-qualifie de _fou_ et d'_âne_, avait l'audace de prétendre qu'il opérait
-des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à
-fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le
-traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement
-semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s'était
-incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des
-malades augmentant, Thessalus trouva bon d'augmenter aussi le nombre des
-médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves
-aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons:
-cuisiniers, bouchers, tanneurs et d'autres artisans renoncèrent à leur
-métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné
-d'un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir
-davantage en considération et en savoir. La grande affaire était
-toujours la guérison de la lèpre. Soranus d'Éphèse vint à Rome, sous
-Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l'alopécie
-et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s'occupa
-particulièrement des maladies de la femme et de l'étude de ses parties
-sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui
-les arrêtaient sur-le-champ.
-
-A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les
-antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés,
-plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure,
-en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les
-parasites et les prostituées (_ambubajarum collegia_, _pharmacopolæ_).
-Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui
-offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on
-distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs
-ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l'inventeur du diachylon, composait
-des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les
-scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d'excellents emplâtres
-émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais
-caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre;
-Andromachus, l'inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l'auteur d'un
-grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir
-attaché plus d'importance à la morsure des serpents qu'au venin
-vénérien, qui faisait cependant plus de victimes.
-
-La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage
-l'école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second
-siècle de l'ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et
-Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les
-affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour
-diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne
-dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait
-éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un
-autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé
-des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu'il
-pouvait contenir d'hétérogène: l'emploi des sudorifiques était sans
-doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe
-syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la
-médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien,
-Léonidas d'Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux
-qu'habile, s'était fait distinguer dans le traitement des parties
-génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties
-sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet
-le gonflement et l'inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt
-Sprengel dans son _Histoire de la médecine_, il ne fait pas mention du
-commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu'il indique
-comme le caractère distinctif de ces sortes d'ulcères, tiennent
-évidemment à la présence d'un virus interne.» Ce virus, qu'on le nomme
-_lèpre_ ou _syphilis_, existait dans un grand nombre de maladies locales
-que Galien et Oribase n'ont pas décrites avec des symptômes vénériens,
-mais qu'ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques
-qui venaient la plupart de l'Orient aussi bien que les maladies
-elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau.
-
-Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à
-Rome, l'établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui
-ait porté le titre d'_archiatre_ et qui en ait rempli les fonctions dans
-l'intérieur du palais impérial, fut Andromachus l'ancien, qui vivait
-sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de
-l'empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge
-était si compliquée, qu'un seul médecin ne pouvait y suffire, et le
-nombre des archiatres palatins (_archiatri palatini_) alla toujours
-s'accroissant jusqu'à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes
-dignités, et l'empereur les qualifiait de _præsul spectabilis_,
-honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les
-villes de l'empire, des archiatres populaires (_archiatri populares_),
-qui exerçaient gratuitement leur art dans l'intérêt du peuple et qui
-présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d'abord un
-de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c'étaient donc
-quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce
-nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de
-Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution;
-il décréta que l'on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes
-villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus
-petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical
-qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le
-choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance
-d'un office d'archiatre. La municipalité s'assurait ainsi que la santé
-et la vie des citoyens ne seraient confiées qu'à des hommes probes et
-instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui
-témoignent de la déférence et de la protection que l'autorité leur
-accordait. Ils étaient payés aux frais de l'État, par les soins du
-décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue.
-L'État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu'ils
-pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu'ils ne
-fussent pas obligés, pour vivre, d'exiger la rémunération de leurs
-soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu'un malade leur
-offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que
-le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des
-troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d'accepter
-la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de
-guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque
-osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé
-à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces
-médecins des pauvres n'étaient probablement pas de ces Grecs mal famés,
-qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des
-verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s'acquittaient pas
-des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point
-à de plus viles complaisances pour leurs malades.
-
-Les archiatres populaires, il n'en faut pas douter, étaient placés sous
-l'autorité immédiate de l'édile: la médecine légale résultait donc de
-cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu'elle
-embrassait et l'action qu'elle pouvait avoir dans la police des
-prostituées. Nous n'avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse
-nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas
-pour nous faire supposer que ces médecins d'arrondissement ou de région
-avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites.
-Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la
-visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque
-les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le
-Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux
-inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque;
-l'une de ces inscriptions nous donne le nom d'Eutychus, médecin des jeux
-du matin (_medicus ludi matutini_). Il est donc tout naturel que les
-mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus
-savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant
-aux courtisanes qui n'étaient pas sous la tutelle de l'édile, elles
-avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu'on
-nommait _medicæ_ et qui n'étaient pas seulement sages-femmes
-(_obstetrices_), car elles s'adonnaient autant à la magie qu'à la
-médecine empirique. La qualité de _medica_ qu'elles prenaient dans
-l'exercice de leur art prouve qu'elles le pratiquaient souvent avec
-l'autorisation de l'édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte
-cette inscription: SECUNDA L. LIVILLÆ MEDICA, mais il ne l'explique pas.
-Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes
-dans l'art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d'onguents et
-d'antidotes? ou bien ne s'agit-il que d'une seule _medica_, heureuse
-dans ses cures, _secunda_? On comprend, d'ailleurs, que les femmes qui
-dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d'un médecin, mais
-ceux de l'_obstetrix_, ne voulaient pas davantage se confier aux regards
-indiscrets d'un homme, lorsqu'elles étaient affligées de quelque maladie
-secrète ou honteuse (_pudenda_). Il fallait donc des femmes médecins qui
-traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez
-riches pour entretenir un certain nombre d'esclaves et de servantes, il
-y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger
-et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement
-des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la
-chirurgie pour leur propre compte, et c'était à elles que s'adressaient
-les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les
-mains des médecins.
-
-Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu
-quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les
-femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin
-d'un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise,
-j'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton
-derrière (_pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ_), et que, pour la
-détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d'effort que la
-douleur t'arrache des larmes et des gémissements; car l'étoffe adhère à
-tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux
-rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je
-t'apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t'assieds!» C'était pour
-des affections locales du même genre, que les bains de siége sont
-souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui
-servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé
-qu'en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou
-ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le
-nommait _solium_, comme si une femme, en l'occupant, siégeait sur un
-trône, avant ou après l'acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien
-commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou
-courtisanes, à l'époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient
-tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas
-permis de se laver (_abluere_) dans un bidet d'argent. Ces ablutions
-devinrent d'autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines
-et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à
-ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains
-et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui
-les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies
-récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections
-vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l'usage journalier
-et presque continuel des bains sudorifiques.
-
-Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle,
-dédaignaient certainement de s'abaisser au traitement des maladies
-secrètes; ils ne l'entreprenaient qu'avec répugnance, dans l'espoir
-d'être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l'égard de ce genre
-de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins
-célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de
-trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre
-de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la
-réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls
-du malade et juger des diagnostics du mal. On n'a pas besoin de
-démontrer qu'un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux
-observations médicales et aux quolibets de la suite d'un médecin. Il y
-avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s'appropriaient le
-traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d'une
-discrétion à l'épreuve ce traitement, que la médecine empirique se
-voyait trop souvent forcée d'abandonner à la chirurgie. Un mal obscène,
-longtemps négligé d'abord, puis largement traité par l'empirisme, se
-terminait d'ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans
-cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties
-honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre
-épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que
-les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour
-échapper à d'incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut
-la fin de l'ami de l'empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint
-d'un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage,
-résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper
-stoïquement d'un poignard, comme le grand Caton.
-
-Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le
-mal avait eu le temps de s'étendre et de s'enraciner. Les charlatans,
-qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en
-bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l'embarras où
-se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la
-superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle
-n'arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en
-temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des voeux.
-Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux
-votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus,
-de Priape, d'Hercule ou d'Esculape. Il est permis de croire que la
-décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on
-suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les
-représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite,
-en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices
-expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur
-froment (_coliphia_), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui
-affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains
-dieux et déesses ne mangeaient pas d'autre pain que ces gâteaux
-obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table:
-_Illa silegineis pinguescit adultera cunnis_, dit Martial, qui attribue
-à cette pâtisserie une action favorable à l'embonpoint. Les chapelles
-et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d'offrandes
-étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le
-monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des
-drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations
-du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n'étaient pas
-les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier
-le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient
-la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur
-propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les
-_unctores_, les _aliptes_ des deux sexes, connaissaient naturellement
-tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir
-fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de
-guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si
-ordinaires, que chacun s'était fait une hygiène à son usage, et pouvait
-au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir
-à craindre aucune indiscrétion.
-
-Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez
-les anciens, sont restées dans l'ombre, et les plus grands médecins de
-l'antiquité semblent s'être entendus tacitement pour les tenir cachées
-sous le manteau d'Esculape. Mais on peut aisément s'imaginer ce qu'elles
-étaient, quand on songe à l'effroyable déréglement des moeurs dans la
-Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au
-sortir du berceau et s'en saisir avec une cruelle joie, avant qu'ils
-aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde,
-s'écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d'avoir jamais été
-vierge! (_Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem
-fuisse!_)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se
-répandait partout avec elle. Si la santé d'un maître devenait suspecte,
-celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain,
-Acherius, contemporain d'Horace, n'avait-il pas osé dire hautement en
-plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime
-chez l'homme libre, une nécessité chez l'esclave, un devoir chez
-l'affranchi (_Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in
-servo necessitas, in libero officium_)!» C'est Coelius Rhodiginus qui
-rapporte, dans ses _Antiquæ Lectiones_, cet abominable apophthegme des
-_pædicones_.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI.
-
- SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
- --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
- Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
- _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
- parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
- _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
- parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
- par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
- ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
- complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
- l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
- maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
- l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
- --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
- parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
- --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
- --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
- Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
- _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
- la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.
-
-
-Nous ne savons rien des services que les _medicæ_ rendaient aux femmes,
-dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait
-l'oeil et la main d'une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à
-des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de
-l'art de guérir, que les écrivains de l'antiquité ont laissé couvert
-d'un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d'après des
-autorités bien établies, le rôle que les _medicæ_ remplissaient dans la
-thérapeutique des maladies de l'amour, nous n'aurons pas de peine à
-constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas
-de grossesse et d'accouchement, mais encore dans la préparation
-mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait
-sans doute, à Rome et dans les principales villes de l'empire romain,
-des _medicæ juratæ_, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au
-Code théodosien: «Toutes les fois qu'il y a doute sur la grossesse d'une
-femme, cinq sages-femmes jurées, c'est-à-dire ayant licence d'étudier la
-médecine (_medicæ_), reçoivent l'ordre de visiter cette femme (_ventrem
-jubentur inspicere_).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui
-subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au
-contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères
-surtout, des affranchies ou même des esclaves, s'adonnaient à la
-médecine occulte et mêlaient à cet art, qu'elles avaient étudié ou non,
-le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la
-magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte
-ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la
-première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c'étaient des
-hommes qui assistaient les femmes en travail d'enfant, quoique la pudeur
-eût à souffrir des secours qu'elle était obligée d'accepter. Mais une
-jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d'affranchir son sexe d'une
-sorte de servitude déshonorante, dont Junon s'indignait: elle coupe ses
-cheveux, prend un habit d'homme, et va suivre les leçons d'un célèbre
-médecin, qui l'instruit dans l'art des accouchements et qui fait d'elle
-une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et
-à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente
-surtout, que les matrones en mal d'enfant ne veulent plus avoir d'autre
-médecin. Il est probable qu'Agonodice leur déclarait son sexe sous le
-sceau du secret; car bientôt aucune femme d'Athènes n'eut recours, pour
-sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s'en étonnèrent d'abord;
-ils s'irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur
-enlevait leur clientèle. On ne voyait qu'Agonodice auprès du lit des
-femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange
-familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite
-éveillèrent la calomnie: on prétendit qu'il savait l'art de changer en
-jouissance les douleurs de l'enfantement; il fut dénoncé aux magistrats
-comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à
-ses accusateurs et comparut devant l'aréopage. Là, sans rien alléguer
-pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le
-fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda
-l'abrogation d'une ancienne loi qui défendait aux femmes l'exercice de
-l'art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours
-exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que
-celles-ci s'étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu'à
-Athènes, le traitement des maladies de leur sexe.
-
-Les femmes qui s'occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète,
-étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les _medicæ_ les
-plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute
-à toutes les branches de l'art; les _obstetrices_ se bornaient au rôle
-de sages-femmes; les _adsestrices_ n'étaient que des aides ou des élèves
-de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple
-et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque
-toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C'était là
-le refuge des vieilles courtisanes; c'était là l'emploi favori des
-entremetteuses. On confondait sous le nom général de _sagæ_ les diverses
-espèces de ces vendeuses d'onguents et de philtres, qu'elles
-fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées
-par la Thessalie. Mais les _sagæ_ n'étaient pas toutes magiciennes; la
-plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les
-plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la
-composition des drogues qu'elles vendaient, et qui causaient trop
-souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait
-volontiers les yeux; quelques-unes n'étaient que des espèces de
-sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d'opérer des avortements
-et qui entouraient d'invocations et d'amulettes la naissance des enfants
-illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable
-à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des
-maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les
-cadavres des nouveau-nés, qu'on vouait à une mort certaine en les
-exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C'était la
-_saga_ qui remplissait l'affreuse mission de l'infanticide, et qui
-étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs
-cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère
-avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire
-exposer l'enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du
-Velabre (_lacus Velabrensis_), soit sur la place aux légumes (_in Foro
-olitorio_), au pied de la colonne du Lait (_Columna lactaria_); là, du
-moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais
-de l'État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le
-stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles,
-des _suppostrices_ (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les
-enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n'avoir pas d'héritiers,
-venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient
-le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le
-Velabre retentissait de vagissements dans l'ombre, et l'on voyait passer
-comme des spectres les _sagæ_, les mères elles-mêmes, qui apportaient
-leur tribut à ce hideux minotaure qu'on appelait l'exposition
-(_expositio_) des enfants sur la voie publique. Il est évident que
-l'origine du mot _sage-femme_ doit se rapporter à celui de _saga_, qui
-ne se prenait qu'en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme
-d'instigatrice à la débauche (_indagatrix ad libidinem_).
-
-Ces _sagæ_ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se
-pratiquaient au début de la grossesse (_aborsus_), ou dans les derniers
-mois de la gestation (_abortus_). Ces avortements, que la loi était
-censée punir et qu'elle évitait de rechercher, parce qu'elle aurait eu
-trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes
-les moins éhontées ne craignaient pas d'empêcher de la sorte
-l'augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui
-procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on
-usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et
-son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l'empoisonneuse
-l'_obstetrix_ ou la _saga_, qui, par imprudence, par ignorance ou
-autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était
-condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces
-potions abortives et qui n'agissaient pas à l'insu de la femme enceinte,
-on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles,
-parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus.
-Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut
-impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et
-l'impératrice donnait souvent l'exemple, de l'aveu de l'empereur, sans
-avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus
-ordinaire des avortements continuels n'était que la crainte d'altérer la
-pureté d'un ventre poli et d'une belle gorge, en les sacrifiant aux
-atteintes plus ou moins fâcheuses d'une pénible grossesse et d'un
-douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en
-parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les
-mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner
-la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de
-nos merveilleuses (_prodigiosæ mulieres_) s'efforcent de dessécher et de
-tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent
-de corrompre ou de détourner leur lait, comme s'il gâtait ces attributs
-de la beauté. C'est la même folie qui les porte à se faire avorter, à
-l'aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de
-leur ventre ne se ride pas et ne s'affaisse point sous le poids de leur
-faix et par le travail des couches.» L'avortement était souvent motivé
-par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait
-détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses
-désirs et son ardeur amoureuse s'éteindre sous l'empire d'une grossesse,
-employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu'elle préférait aux
-joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation
-n'était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la
-débauche avait exalté l'imagination, ne se trouvaient jamais plus
-ardentes en amour que dans le cours d'une grossesse, qui les rassurait,
-d'ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille
-d'Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du
-fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune
-interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu'elle répondit à ceux
-qui s'étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements,
-ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n'accepte des passagers
-à mon bord, que quand le navire est chargé (_at enim nunquam nisi navi
-plenâ tollo vectorem_).» Dès qu'une femme devenait enceinte, les
-conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la
-décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était
-assaillie et circonvenue par les entremetteuses d'avortement: «Elle te
-cachait sa grossesse, dit un personnage du _Truculentus_ de Plaute, car
-elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement
-(_ut abortioni operam daret_) et à la mort de l'enfant qu'elle portait.»
-
-Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux
-_sagæ_ de Rome; mais ce n'était là que le moindre des mystères de leur
-art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs
-parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices
-ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout,
-dès l'époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses
-_Épodes_, d'une incantation magique, ne diffère presque pas de la
-peinture que Théocrite avait faite d'une pareille scène trois siècles
-auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d'ailleurs,
-toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La
-magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres
-avaient surtout pour objet de raviver les feux de l'amour et de lui
-créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres
-devaient changer la haine en amour ou l'amour en haine, et vaincre
-toutes les résistances de la pudeur ou de l'indifférence. Les sorts
-servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances.
-Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que
-chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres
-d'amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu'à Rome sous les
-Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les
-_sagæ_ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres
-amoureux. Horace avait été l'amant d'une parfumeuse napolitaine, nommée
-Gratidie, qu'il a vouée à l'exécration publique sous le nom de Canidie.
-Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu'il finit par détester
-autant qu'il l'avait aimée, s'était initié avec horreur aux plus noirs
-secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec
-les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente _Histoire de la
-vie et des écrits d'Horace_; elles étaient de ce nombre et elles se
-mêlaient de toutes sortes d'intrigues d'amour.» Gratidie fut une des
-plus célèbres parmi les _sagæ_ de Rome, grâce à la colère poétique
-d'Horace, qui ne lui pardonnait pas de s'être vendue à un vieux
-libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez
-belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d'être
-l'objet des regrets d'un amant délaissé. Les scoliastes d'Horace ont
-pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d'avoir exercé sur lui
-le funeste pouvoir des breuvages d'amour, et de lui avoir ainsi enlevé
-sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet,
-fut sans cesse affligé d'un mal d'yeux, qu'on peut, sans faire injure à
-Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus.
-
-Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des
-sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves,
-qu'on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n'y
-avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs
-qui s'y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir
-des oeuvres de ténèbres. A l'extrémité des Esquilies, près de la porte
-Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des
-suppliciés, le _carnifex_ ou bourreau avait sa demeure isolée, comme
-pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait
-aussi sur cet infect et hideux repaire des _sagæ_ et des voleurs. Là,
-aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus,
-les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d'un ample
-manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait
-vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire,
-versant le sang de l'animal dans une fosse, dispersant autour d'elles
-les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la
-destinée. Les chiens et les serpents erraient à l'entour du sombre
-sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet
-affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu'on lui montrait,
-et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image
-était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux
-magiciennes eurent peur et s'enfuirent, sans achever leur maléfice,
-éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque
-pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles
-revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un
-mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa
-famille; elles l'avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la
-tête seule de la victime s'élevait au-dessus du sol; elles lui
-présentaient des viandes cuites, dont l'odeur irritait sa faim et son
-agonie. L'enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants,
-Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique
-le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les
-plumes et les oeufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les
-herbes vénéneuses que produisent Colchos et l'Ibérie, et des os ravis à
-la gueule d'une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse
-devant le bûcher, en l'aspergeant d'eau lustrale: «O Varus, s'écrie
-Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes
-tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir
-à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je
-préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que
-je t'inspire. Oui, les cieux s'abaisseront au-dessous des mers, la terre
-s'élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume
-dans ces feux sinistres.» Mais l'enfant qui se lamente est près
-d'expirer; sa voix s'affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent
-immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s'arme d'un
-poignard et s'approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où
-s'exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle
-de ses os, elle doit composer un breuvage d'amour (_exsucta uti medulla
-et aridum jecur amoris esset poculum_): «Je vous dévoue aux Furies,
-s'écrie l'infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne
-saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais,
-spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le
-visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je
-pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en
-vous glaçant d'effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à
-coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des
-Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!»
-
-Tous les maléfices des _sagæ_ n'étaient pas aussi terribles, et
-ordinairement, ces faiseuses de philtres n'allaient la nuit sur le mont
-Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune,
-pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la
-graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir
-d'elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain,
-quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais
-l'enfant qu'on immolait, après l'avoir enterré vivant, devait avoir été
-volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle
-n'auraient pas eu la même puissance pour donner de l'amour. Or, le rapt
-d'un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice.
-Les philtres magiques étaient préparés en vue d'un des trois résultats
-suivants, que l'amour ou la haine sollicitait de l'art des _sagæ_: faire
-aimer celui ou celle qui n'aimait pas; faire haïr celui ou celle qui
-aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l'ardeur, toute l'énergie
-de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant
-redouté sous le nom de _noeud de l'aiguillette_ et que la jurisprudence
-criminelle a constamment poursuivi presque jusqu'à nos jours, n'était
-pas moins détesté par les Romains, qui s'indignaient de se voir en butte
-à ses tristes effets. Les _sagæ_ excellaient dans ce genre de maléfice;
-elles savaient frapper d'impuissance les natures les plus indomptables,
-et il leur suffisait, pour cela, de faire des noeuds avec des cordes ou
-des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines
-invocations. C'était là ce qu'on appelait _præligare_, quand il
-s'agissait d'empêcher les premiers rapports entre un amant et sa
-maîtresse, entre une femme et son mari; _nodum religare_, quand on
-voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le
-noeud de l'aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n'a
-jamais pris son origine que dans un fantôme de l'imagination; mais les
-anciens, comme les modernes, en l'attribuant à une force invisible, se
-faisaient au moins un refuge pour leur vanité d'homme. Les Romains
-avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte
-pour celui qu'il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient
-comme si foudroyant et si tenace, qu'ils évitaient même d'en parler; ils
-croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s'ils
-avaient l'amour en tête, ils formaient des noeuds, qu'ils défaisaient
-aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu'ils entortillaient
-d'abord autour d'une statue d'Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que
-les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l'autel du
-foyer domestique, ces sacrifices n'avaient pas d'autre objet que de
-rompre les noeuds magiques qu'une main ennemie pouvait faire pour lier
-les sens et tromper l'espérance du plaisir. La moindre allusion à ce
-fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un
-génie malfaisant, dès qu'on l'avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si
-vieux qu'ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui
-d'un jour à l'autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à
-leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d'autrui. C'est
-avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s'associe à la
-douleur d'un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même
-dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants
-magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l'amour, aurait-elle
-jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer
-dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du
-serpent irrité; la magie essaie même d'arracher la lune de son char.
-Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d'une sorcière? Pourquoi
-accuser ses philtres? La beauté n'a pas besoin des secours de la magie;
-mais ce qui t'a rendu impuissant, c'est d'avoir trop caressé ce beau
-corps, c'est d'avoir trop prolongé tes baisers, c'est d'avoir trop
-pressé sa cuisse contre la tienne.» (_Sed corpus tetigisse nocet, sed
-longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur._) Tibulle a mis une
-si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l'élégie
-qu'il lui consacre est pleine de réticences et d'obscurités.
-
-Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables
-furent ceux que les _sagæ_ et les vieilles courtisanes fabriquaient,
-d'après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L'unique
-destination de ces philtres était d'échauffer les sens et d'accroître
-les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage,
-malgré les dangers d'une pareille surexcitation de la nature. Tous les
-jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la
-paralysie, ou l'épilepsie; mais ce fatal exemple n'arrêtait personne, et
-la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres,
-d'ailleurs, n'étaient pas tous également funestes, et d'ordinaire, les
-accidents qu'on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de
-l'abus plutôt que de l'usage modéré. D'abord, les libertins se
-contentaient d'une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la
-jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette
-dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance,
-et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui
-s'exhalait dans un dernier effort d'amour en démence. C'est ainsi que
-périrent avant l'âge, l'ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle
-des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d'autres qui
-passèrent de la folie à la mort. On appelait _aphrodisiaca_ tous ces
-philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet
-de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui
-manquaient de sens, aux jeunes filles dont l'appétit amoureux ne s'était
-pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient
-hautement l'emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes
-filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s'écrie Ovide dans son
-_Remède d'amour_, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres
-nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La
-plupart de ces philtres étaient des potions qu'il fallait prendre de
-confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou
-l'empirisme avait combinés. Le malheureux qui s'exposait à un
-empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel,
-n'avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la
-_saga_ chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai,
-les potions n'étaient composées que de jus et de décoctions d'herbes:
-«Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le
-thym, la sarriette, l'hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et
-l'ognon» (ou plutôt le champignon, _cepa_); mais souvent aussi, dans ces
-breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même
-animales, qui constituaient les _amatoria_ les plus terribles. Un
-breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait
-_poculum desiderii_, dit Horace, la _potion du désir_. Il y avait aussi
-des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour
-favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques.
-C'étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des
-parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, _aquæ amatrices_,
-comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les
-prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme:
-«Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (_odit amatrices
-Hermaphroditus aquas_);» dans une autre épigramme, il semble faire
-entendre que ces sortes d'eaux étaient affermées ou possédées, par des
-femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et
-qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s'éloigne des ondes
-pures de la fontaine d'Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade,
-maîtresse de cette fontaine (_at fugit ad dominam Naiada_)? N'est-ce pas
-Hylas? Trop heureux qu'Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré
-dans le bois qui entoure la fontaine, et qu'il veille de si près sur ses
-eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous
-donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde
-qu'Hercule ne s'empare de toi!» Ces _aquæ amatrices_ n'étaient donc pas,
-ainsi que plusieurs savants l'ont cru, des breuvages composés et
-préparés de la main d'une _saga_, mais tout simplement des eaux
-minérales, qui, en ranimant la vigueur d'un tempérament fatigué, le
-disposaient naturellement aux oeuvres de l'amour et semblaient évoquer
-une nouvelle jeunesse.
-
-Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent
-nulle part dans les écrivains de l'antiquité. On comprend, au reste, le
-mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent
-coupable, mystère que la science n'essayait pas de pénétrer. On ne se
-souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne
-s'occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans
-Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis
-qui lui ont permis de reconstruire l'histoire des aphrodisiaques chez
-les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux
-et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou
-narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et
-spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans
-lequel on reconnaît le népenthès d'Homère, causaient une ivresse
-voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de
-sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la
-mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les
-phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines
-âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient
-puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans
-lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes,
-développaient aussi chez les deux sexes l'activité sensuelle. Mais ces
-excitants, empruntés au règne végétal, n'avaient bientôt plus d'empire
-sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les
-bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les
-dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des
-philtres redoutables, à l'aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits
-entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l'Olympe
-pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être
-rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait
-longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances
-animales étaient tour à tour appelés à concourir à l'affreux mélange
-qu'on désignait sous le nom caractéristique de _satyrion_. Cantharides,
-grillons, araignées et bien d'autres coléoptères, broyés et réduits en
-poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur
-les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente
-irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie.
-On employait aussi avec le même succès les oeufs de muge, de sèche et de
-tortue, en y mêlant de l'ambre gris; mais, après des prodiges de
-virilité, après de longs et frénétiques emportements d'amour, la victime
-de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se
-terminait que par la mort: «De là, s'écrie Juvénal, ces atteintes de
-folie, de là cet obscurcissement de l'intelligence, de là ce profond
-oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu'une
-épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial,
-qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille
-seulement aux amants fatigués ou refroidis l'usage des bulbes (ognons,
-suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon
-nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte
-amoureuse, qu'il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si
-ton ardeur languit (_languet anus_), ne cesse pas de manger de ces
-bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!»
-
- Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit,
- Manducet bulbos, et bene fortis erit.
- Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset,
- Et tua ridebit prælia blanda Venus.
-
-Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les _sagæ_, le plus
-célèbre et le plus formidable était l'hippomane, sur la mixture duquel
-les savants ne sont pas même d'accord. Les écrivains de l'antiquité
-n'ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l'origine de
-l'hippomane, puisqu'ils lui donnent deux sources totalement différentes.
-Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle
-de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille
-de l'organe des juments; c'est l'hippomane que recueillent trop souvent
-les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des
-conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le
-nom d'_hippomane_ à une excroissance de chair qui se montre quelquefois
-sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses
-dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette
-excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois
-s'empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre
-aux _sagæ_, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable,
-d'après ces témoignages si différents, que les _sagæ_ reconnaissaient
-deux espèces d'hippomane; le second est représenté comme plus actif et
-plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour
-accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d'un
-poulain naissant (_cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit_).
-Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de
-l'hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne
-de Néron et les crimes de ce règne: _Tanti partus equæ!_ s'écrie-t-il.
-«Et tout cela est le fruit d'une jument, tout cela est l'oeuvre d'une
-empoisonneuse!»
-
-C'étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces
-femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche,
-qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées
-par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf,
-le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des
-femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles
-mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient
-pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges
-désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs
-préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature
-humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d'un enfant
-ou d'un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe
-quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les
-sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on
-attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher
-aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient
-devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut
-juger que le commerce des _sagæ_ était très-répandu et très-lucratif;
-mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des
-recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L'art des parfums
-et des cosmétiques, que les _sagæ_ pratiquaient aussi avec d'incroyables
-ressources de raffinement et d'invention, ne nous est pas plus connu.
-Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur
-ces parfums, sur ces cosmétiques (_unguenta_), qui accompagnaient
-partout l'une ou l'autre Vénus; mais ils ne sortent guère des
-généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables
-secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du
-temps d'Homère, qui en fait remonter l'origine aux dieux et aux déesses,
-ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du
-serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi
-ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier
-des parfumeuses et des _unguentaires_ avait fait des progrès
-extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles,
-des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients
-cosmétiques et aromatiques, s'était augmentée encore à l'infini,
-s'augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les
-minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de
-nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles
-jouissances au profit de la sensualité et de l'amour.
-
-Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l'amour sans
-parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se
-servaient à profusion dans l'habitude de la vie, les préparaient
-merveilleusement à l'amour. On sait que le musc, la civette, l'ambre
-gris et les autres odeurs animales qu'ils portaient avec eux dans leurs
-vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps,
-ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de
-la génération. Ils ne se bornaient pas à l'emploi extérieur de ces
-parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des
-circonstances particulières, ils ne craignaient pas d'admettre les
-aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière.
-C'est sans doute à ces causes permanentes qu'il faut attribuer
-l'appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et
-qui la jetait dans tous les excès de l'amour physique. La luxure
-asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit
-une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu'on
-put croire que l'Arabie, la Perse et tout l'Orient n'y suffiraient pas.
-Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples,
-des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi
-dangereuse pour la santé que pour les moeurs; vainement, leurs conseils
-sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et
-jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu'à
-leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt
-aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y
-recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les
-parfumeuses; ce n'étaient que des courtisanes hors d'âge et des
-entremetteuses; ce n'étaient que de vieux cinædes et d'infâmes lénons.
-Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n'entraient
-dans leur boutique qu'en se cachant le visage, le soir ou de grand
-matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu'avec un profond dédain:
-«Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité _de
-Officiis_, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe
-des joueurs d'osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (_auceps_)
-et l'onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (_tusci turba
-impia vici_). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande
-injure qu'on pût adresser à une femme qui se piquait d'être née libre
-(_ingenua_) et citoyenne. Les officines de parfumerie n'étaient que des
-entrepôts de _lenocinium_ et des repaires de débauche; aussi, les
-personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire,
-dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage,
-et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves
-ou leurs affranchis.
-
-Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de
-loin la condition de la personne, son rang, ses moeurs et sa santé:
-telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque
-mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux
-matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle
-odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme
-coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le
-passage d'un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans
-les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable
-d'odeurs aromatiques qui absorbaient l'air. En effet, chaque homme,
-chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le
-bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps
-avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on
-imprégnait d'essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates,
-on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les
-boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette
-pharmacomanie, feignait de s'étonner de ce que ses contemporains qui
-prenaient tant de parfums n'en rendissent pas quelque chose. «Une femme
-sent bon, disait Plaute dans la _Mostellaria_, quand elle ne sent rien,
-car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui
-couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s'est
-mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier
-qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C'était
-principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous
-servir de l'expression antique (_palestra venerea_), que les parfums
-venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout
-le corps avec des spiritueux embaumés, après s'être lavés dans des eaux
-odoriférantes; l'encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice;
-le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de
-roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et
-de cynnamome. Les ablutions d'eaux aromatisées se renouvelaient souvent
-dans le cours de ces longues heures d'amour, au milieu d'une atmosphère
-plus parfumée que celle de l'Olympe.
-
-Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se
-connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l'exciter, de le
-prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des
-deux sexes s'adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de
-commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement,
-les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque
-cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le
-parfumeur Nicérotas inventa la _nicérotiane_, dont Martial vante l'odeur
-stupéfiante (_fragras plumbea nicerotiana_); Folia, la magicienne, amie
-et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le
-nard de Perse, qui fut depuis appelé _foliatum_. Mais ordinairement le
-parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son
-principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d'Égypte;
-l'onguent de Chypre; le nard d'Achæmenium; l'huile d'Arabie, l'huile de
-Syrie, le _malobathrum_ de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus
-actifs du moins, venaient de l'Orient et spécialement de la péninsule
-arabique; on s'était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous
-les produits de la parfumerie sous la désignation générique de _parfum
-arabe_ (_arabicum unguentum_): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les
-parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!»
-Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination,
-_arabus_ ou _arabicus_, à une huile odorante dont les femmes et les
-efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre
-huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (_myrobolani_),
-arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs
-espèces de parfums très-recherchés, de l'arbre de Judée, dont la gomme
-odoriférante s'appelait _opobalsamum_; de l'amome d'Assyrie, de la
-myrrhe de l'Oronte, de la marjolaine de Chypre (_amaracus cyprinus_);
-du cynnamome de l'Inde, etc. Mais, comme nous l'avons dit, on ignore à
-peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se
-rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse.
-
-Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la
-composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et
-d'amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des
-acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de
-coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps,
-ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la
-poudre dépilatoire (_dropax unguentum_) avec laquelle on faisait tomber
-tous les poils du corps, même la barbe; rien de l'onguent pour les dents
-(_odontotrimma_), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du
-_diapasmata_, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial,
-contre la mauvaise haleine; rien du _malobathrum_, distillé en huile
-pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle
-de l'huile de coing (_melinum unguentum_), celle du _megalium_ et du
-_telinum_, celle enfin de l'onguent royal, que les rois parthes avaient
-appliqué à l'usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour
-définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques
-odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas
-par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu'à un âge avancé,
-se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait,
-non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle
-bouillies et salées, mais encore avec de l'urine; les femmes, après
-leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec
-des fermentations d'urine les rides et les taches qui altéraient la
-pureté de leur ventre (_æquor ventris_). On avait aussi une confiance
-absolue dans l'efficacité du lait d'ânesse, pour blanchir la peau. On se
-rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui
-fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours,
-et qu'on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours
-nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses
-nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de
-condenser le lait d'ânesse en onguent et de le vendre en tablettes
-solides qu'on faisait fondre pour l'étendre sur la peau: «Cependant,
-hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d'une riche coquette,
-son visage est ridiculement couvert d'une sorte de pâte; il exhale
-l'odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les
-lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se
-procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si
-elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur
-laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une
-épaisse croûte de farine cuite et liquide, l'appelle-t-on un visage ou
-un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes
-n'empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se
-couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir
-aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles
-se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions
-que l'art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à
-s'abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l'âge. Les
-courtisanes à la mode, les _fameuses_ et les _précieuses_ surtout, ne
-savaient pas vieillir, et la vieillesse d'une femme commençait à trente
-ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l'extrême jeunesse et
-même de l'enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée
-de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son
-teint, l'éclat de sa chevelure, l'émail de ses dents et les grâces de sa
-taille, se flatta d'oublier sa propre métamorphose en ne se regardant
-plus dans le miroir; mais un jour un amant qu'elle fatiguait de plaintes
-et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa
-décrépitude: à l'instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche
-édentée demeura entr'ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se
-remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son
-enlaidissement; elle mourut de s'être revue telle que la décrépitude
-l'avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour
-déshabituer leurs enfants de s'écorcher le visage, de se tourmenter le
-nez avec les doigts et de s'arracher les cils, les menaçaient de la
-colère d'Acco, comme d'un épouvantail.
-
-Les _sagæ_ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de
-cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et
-tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets,
-les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes,
-les phallus et une quantité d'affiquets de libertinage, que l'antiquité,
-dans sa plus grande dépravation, n'a pas osé décrire. Si les Pères de
-l'Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n'avaient
-pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous
-hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans
-que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce
-n'était pas seulement dans les lupanars qu'on employait le _fascinum_,
-phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper
-la nature; c'était dans les chambres à coucher des matrones que
-délaissaient leurs maris et qui n'osaient pas s'exposer aux périls de
-l'adultère; c'était dans les assemblées secrètes de l'amour lesbien;
-c'était dans les bains publics, c'était dans le sanctuaire du foyer
-domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les
-progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu'il dit
-en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a
-livrés aux passions de l'ignominie; car les femmes ont changé l'usage
-naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement
-les hommes, abandonnant l'usage naturel de la femme, se sont embrasés
-d'impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l'infamie du
-mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le
-châtiment de leur erreur.» (_Propterea tradidit illos Deus in passiones
-ignominiæ. Nam foeminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui
-est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu
-foeminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos
-turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in
-semetipsis recipientes_). Nous ferons remarquer, à l'occasion de ce
-passage célèbre de l'apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment
-que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu'une de ces
-affreuses maladies de l'anus, qui étaient si communes parmi les
-_pædicones_ et les _cinædes_ de Rome. Enfin, les obscènes _fascina_, qui
-se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs,
-chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois
-mis en oeuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards
-débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de
-Pétrone, même en le déguisant: _Profert Enothea scorteum fascinum, quod
-ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim
-coepit inserere ano meo_. Comment le libertinage avait-il pu imaginer
-ce mélange irritant de poivre et de graine d'ortie réduits en poivre
-et détrempés d'huile d'olive? On peut deviner tous les accidents
-organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se
-trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables
-recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul.
-
-Il est permis de supposer que les _sagæ_ et les parfumeuses se
-chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur
-nature et par leur objet, quoiqu'on eût essayé de les faire autoriser
-par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes
-et l'infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont
-dans l'usage de soumettre les jeunes sujets à l'infibulation, et cela
-dans l'intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se
-pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué
-d'encre les points opposés que l'on veut percer, on laisse les téguments
-revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l'endroit
-désigné, avec une aiguille chargée d'un fil dont on noue les deux bouts
-et qu'on fait mouvoir chaque jour jusqu'à ce que le pourtour de ces
-ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil
-par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins
-cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (_Sed hoc
-quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est._) Celse n'ose
-pas s'élever davantage contre cette détestable invention, que la
-jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de
-conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et
-parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions
-nocturnes. Cette boucle (_fibula_), qui empêchait le patient de faire
-acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt
-fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces
-fibules, c'est qu'on les adaptait également à l'anus, par une opération
-analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l'infibulation des femmes,
-qui s'est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle
-se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et
-l'anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles,
-traversait l'extrémité des grandes lèvres, et ne s'ouvrait qu'à l'aide
-d'une clef. Rien n'était plus commun que l'infibulation chez les
-esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l'autre sexe, on
-se servait de préférence d'un vêtement particulier, nommé _subligar_ ou
-_subligaculum_, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce
-d'égide protectrice pour celles qu'on couvrait de cette ceinture de cuir
-ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne
-parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être
-revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la
-pudeur des matrones: _Scenicorum mos quidem tantam habet_, lisons-nous
-dans le traité _de Officiis_, _vetere disciplinâ verecundiam, ut in
-scenam sine subligaculo prodeat nemo_. Une épigramme de Martial nous
-apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant
-partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n'as
-jamais connu d'homme, et que rien n'est plus pur que ta virginité.
-Cependant tu la caches plus qu'il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as
-de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle
-ailleurs d'une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles
-s'attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur
-maître ou leur maîtresse (_inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ
-stat_); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave
-infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d'une capsule
-d'airain, un esclave se baigne avec toi, Coelia. Pourquoi cela, je te
-prie, puisque cet esclave n'est ni citharoede ni chanteur? Tu ne veux
-pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le
-monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Coelia, de
-paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.»
-
-Enfin, comme nous l'avons dit, c'était dans ces boutiques d'impuretés et
-de maléfices, que s'opérait la castration des femmes. On n'a pas de
-renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de
-rendre stériles les malheureuses qu'on mutilait. On a même regardé comme
-une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d'abord en usage
-chez les Lydiens, si l'on en croit l'historien Xanthus de Lydie. Suivant
-un ancien scoliaste, l'opération consistait dans l'enlèvement de petites
-glandes placées à l'entrée du col de la matrice, glandes que les anciens
-regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on
-suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt.
-Les filles qu'on soumettait à ce traitement barbare, comme si c'étaient
-des poules qu'on voulût engraisser pour la table (_simili modo_, dit
-Pierrugues, _Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant_), se
-voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en
-revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même
-qu'elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration
-était peu fréquente, excepté pour les filles qu'on destinait à la
-Prostitution des lupanars et qu'on croyait mettre ainsi à l'abri des
-grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de
-l'opération mystérieuse qu'on faisait subir aux femmes de plaisir dès
-leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle,
-que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur
-conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime
-et faisait saillir hors de l'organe les parties qui y sont
-ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (_eunuchata_)
-avait l'apparence, sinon le sexe d'un homme. La castration des hommes et
-des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle
-devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la
-défendre, à l'exception de certains cas privilégiés. Ce n'étaient pas
-des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces
-hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant
-multipliées; c'étaient les barbiers, c'étaient les baigneurs, c'étaient
-plus spécialement les _sagæ_ et leur horrible séquelle qui travaillaient
-pour le compte des marchands d'esclaves, des lupanaires et des lénons.
-On avait besoin d'une telle quantité d'eunuques à Rome pour satisfaire
-aux exigences de la mode et du libertinage, que d'infâmes lènes
-n'avaient pas d'autre industrie que de voler des enfants pour en faire
-des _castrati_, des _spadones_ ou des _thlibiæ_. «Domitien, dit Martial,
-ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l'impitoyable
-libertinage fît une race d'hommes stériles (_ne faceret steriles sæva
-libido viros_).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent
-condamnés aux mines, à l'exil et souvent à la mort.
-
-Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l'atroce
-privilége que l'édit impérial refusait aux vendeurs d'esclaves et aux
-agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement
-à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils
-exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient
-entre leurs mains. Ces _galli_, la plupart vils débauchés perdus de
-maladies honteuses, s'intitulaient _semiviri_, et prétendaient sacrifier
-à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils
-n'avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs
-impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à
-leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps
-et qui témoigne de la farouche superstition des _galli_. Nous empruntons
-cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par
-M. Désiré Nisard, professeur à l'École normale: «Tandis que Misitius
-gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une
-troupe de ces hommes qui ne le sont qu'à moitié, des prêtres de Cybèle.
-Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif,
-d'une beauté et d'une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats
-s'informent de la place qu'il doit occuper au lit; mais, soupçonnant
-quelque ruse, l'enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va
-dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila
-le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon,
-caché dans la ruelle, était à l'abri de leurs étreintes.» Ces
-abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du
-bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de
-vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un
-culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des
-femmes par celle des eunuques. C'est ainsi que Juvénal nous représente
-le grand spadon (_semivir_) entrant chez une matrone, à la tête d'un
-choeur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce
-personnage, dont la face vénérable s'est vouée à d'obscènes
-complaisances (_obscoeno facies reverenda minori_) et qui, dès
-longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties
-génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de
-rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux
-sexes.
-
-Les _sagæ_, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires
-féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins
-odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion
-païenne.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII.
-
- SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
- --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
- ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
- _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
- _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
- --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
- --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
- Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
- grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Reproches adressés à
- Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion
- l'Africain. --Le repas de Trimalcion. --Les histrions, les bouffons et
- les _arétalogues_. --Les baladins et les danseuses. --Danses obscènes
- qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe.
- --Comessations du libertin Zoïle. --Leur description par Martial.
- --Épisode du festin de Trimalcion. --Services de table et tableaux
- lubriques. --Ameublement et décoration de la salle des comessations.
- --Santés érotiques. --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du fameux
- bouffon de table Galba. --Présence d'esprit et cynisme de Galba à un
- souper où il avait été convié avec sa femme. --Rôles que jouaient les
- fleurs dans les comessations. --Dieux et déesses qui présidaient aux
- comessations. --Les lares _Industrie_, _Bonheur_ et _Profit_. --Le
- verbe _comissari_. --Théogonie des dieux lares de la débauche.
- --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.
- --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des
- femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. --Viriplaca,
- déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. --Suadela et
- Orbana. --Genita Mana. --Postversa et Prorsa. --Cuba Dea. --Thalassus.
- --Angerona. --Fauna, déesse favorite des matrones. --Jugatinus et ses
- attributions obscènes.
-
-
-On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu'était la
-débauche dans la société romaine, si l'on détourne la vue des scènes
-lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l'auteur du
-_Satyricon_. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les
-jours, presque publiquement, dans la capitale de l'empire, quoiqu'il ait
-placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et
-pittoresque, consacré à l'histoire de la volupté et de la Prostitution
-sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent
-juge (d'où son surnom _arbiter_) en fait de choses de plaisir: il
-raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l'on
-doit croire qu'il écrivait d'après ses impressions et ses souvenirs
-personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les
-enseignements, tous les mystères de libertinage qu'on trouve accumulés
-dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour
-avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes
-Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se
-résumait dans cette sentence de Trimalcion: _Vivamus, dum licet esse!_
-C'est-à-dire: «Menons joyeuse vie tant qu'il nous est donné de vivre!»
-Le verbe _vivere_ avait pris une signification beaucoup plus large et
-moins spéciale, qu'à l'époque où il s'entendait seulement du fait
-matériel de l'existence, et où il ne s'appliquait pas encore à un genre
-de vie plutôt qu'à un autre. Les _délicats_ de Rome (_delicati_)
-n'eurent pas de peine à se persuader que ce n'était pas vivre que vivre
-sans jouissances, et que jouir toujours, c'était vivre réellement,
-_vivere_. Les femmes de moeurs faciles, dans la compagnie desquelles ils
-vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage,
-que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception.
-Ce fut dans ce sens que Varron employa _vivere_, quand il dit:
-«Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l'adolescence permet de
-jouir, de manger, d'aimer et d'occuper le char de Vénus (_Venerisque
-tenere bigas_).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens
-de _vivere_, un voluptueux de l'école de Pétrone écrivit sur le tombeau
-d'une compagne de plaisir: _Dum vivimus vivamus_, qu'il est presque
-impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au
-reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement
-générale parmi la jeunesse patricienne, qu'on avait jugé nécessaire de
-lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si
-l'on s'en rapporte à l'étymologie que lui applique Festus, tira son nom
-_Vitula_, du mot _vita_ ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait
-présider. Vitula n'avait sans doute pas d'autre culte que celui qu'on
-lui rendait, devant l'autel des dieux domestiques, dans le _cubiculum_
-ou dans le _triclinium_, où l'on avait plus d'une occasion de
-l'invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt _vitulari_ au lieu de
-_vivere_, et nous penchons à supposer que _vitulari_ signifiait vivre
-couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu'une génisse
-(_vitula_) dans l'herbe des champs.
-
-Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il
-donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le
-plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société
-et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d'autres
-à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font
-un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile
-voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives
-aient pu mener de front les affaires, l'étude et la politique, avec ces
-voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d'esprit et
-d'action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le
-jour, qui la nuit s'épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de
-nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu'au lever du soleil et qui
-ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s'appelaient
-_comessationes_ ou _comissationes_. Ce mot essentiellement latin, qui ne
-dérive pas du grec +komein+, nourrir, ni de +komê+, chevelure, ni de
-+komidê+, nourriture, etc., avait été formé de _comes_, et voulait dire
-proprement un compagnonnage, une réunion d'amis et de bons compagnons.
-Nous aurions honte d'avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce
-mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot
-_missa_, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la
-nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur
-culte, et pour s'approcher de la sainte table de la communion. Il est
-certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit,
-et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de
-jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l'horreur
-qu'elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce
-n'étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l'on se
-gorgeait de viandes et de vins, où l'on ne cessait de manger et de boire
-que pour tomber ivre mort; c'étaient trop souvent d'affreux
-conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d'obscénité,
-d'abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans
-dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues
-heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s'exalter au
-milieu des concerts d'instruments, des chants lascifs, des danses
-obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents.
-Suétone, Tacite, les auteurs de l'_Histoire Auguste_, mettent en scène
-à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du
-palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Coelius, range sur
-la même ligne les adultères et les comessations (_libidines_, _amores_,
-_adulteria_, _convivia_, _comessationes_). Un honnête homme pouvait
-s'oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas
-d'y avoir pris part, et il rougissait souvent d'avoir été le spectateur,
-quelquefois le complice de ces débordements.
-
-La mode des comessations fut contemporaine de l'invasion de la luxure
-asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l'instar des
-peuples amollis de l'Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des
-lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis,
-et même le siége qu'on approchait de la table n'était pas trop moelleux;
-les femmes elles-mêmes s'asseyaient sur des bancs ou des trépieds de
-bois. «On les appela siéges (_sedes dictæ_), dit Isidore dans ses
-Étymologies, parce que chez les anciens Romains l'usage n'était pas de
-manger couché, mais de s'asseoir à table; mais bientôt les hommes
-commencèrent à s'étendre sur des lits devant la table; les femmes seules
-restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les moeurs
-austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au
-Capitole, lors du repas sacré qui s'y donne en l'honneur de Jupiter, que
-dans l'intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d'imiter
-les hommes en se couchant à table, faisaient acte d'impudicité et
-témoignaient par là qu'elles ne s'arrêtaient pas à cet oubli des
-convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre
-place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle _précieuse_
-ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d'ivoire, sans
-prétendre à la tenue grave et décente d'une matrone qui se fût assise et
-qui n'eût pas même osé s'appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi
-d'autres courtisanes, Bacchides et ses soeurs, occupant un seul lit à
-table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes
-différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l'un contre
-l'autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l'un avait la
-tête appuyée sur la poitrine de l'autre; tantôt étendus face à face,
-chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l'un de
-l'autre, qu'ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait
-ainsi l'amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à
-côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi,
-la femme ou l'adolescent était accroupi derrière l'homme qui occupait le
-devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en
-abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se
-déshonorait en acceptant le partage d'un lit de festin, prenait donc
-place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et
-cela se nommait _accumbere interior_, c'est-à-dire se coucher dans
-l'intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu'il
-fallait lire _inferior_, et que ce mot faisait allusion à la position
-inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête
-sur le sein de son amant (_in gremio amatoris_): «Celui qui tous les
-jours se parfume et s'ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement
-Scipion l'Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse
-efféminée de ses moeurs, celui qui se rase les sourcils, qui s'arrache
-les poils de la barbe, qui s'épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse,
-vêtu d'une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même
-lit que son corrupteur; celui qui n'aime pas seulement le vin, mais
-aussi les garçons, doutera-t-on qu'un pareil homme n'ait fait tout ce
-que les cinædes ont l'habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces
-paroles de Scipion l'Africain, nous apprend que la tunique à la
-syrienne, _chiridota_, dont les manches couvraient tout le bras et
-tombaient sur la main jusqu'au bout des doigts, était le vêtement
-ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient
-absolument tous les caractères de leur sexe.
-
-Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se
-représenter les épisodes multipliés d'une orgie qui durait une nuit
-entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y
-avait des intermèdes de plusieurs sortes: d'abord, les conversations
-provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la
-danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces
-intermèdes, tous les désordres que l'ivresse ou la luxure pouvait
-inventer. On était bientôt las des histrions (_mimi_), qui jouaient des
-pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des _aretalogues_
-(_aretalogi_), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n'écoutait
-plus qu'avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de
-Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les
-danseuses venaient ranimer l'attention des convives fatigués, en
-éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d'Asie ou
-d'Égypte, n'étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l'Inde
-la tradition de l'antique volupté; elles se présentaient nues, sinon
-couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme
-d'un voile diaphane; c'est ce que Pétrone appelait se vêtir d'air tissu
-(_induere ventum textilem_) et se montrer nue sous des nuages de lin
-(_prostare nudam in nebula linea_). Les baladins n'étaient pas vêtus
-plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d'huile
-odorante, tout chargés d'anneaux et de grelots dorés. Ces baladins
-représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des
-grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n'oubliaient jamais,
-dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles
-de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus
-indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu'ils
-complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (_micatio digitum_) à la
-manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui
-avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l'acte
-honteux (_turpitudo_), et quelquefois enflammés de luxure, excités par
-les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et
-se livraient d'impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes,
-qu'on voit sur les vases peints de l'Étrurie. Quant aux danseuses, elles
-exécutaient des danses qu'un Père de l'Église chrétienne, Arnobe, a
-décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait
-des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en
-dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins,
-donnait à ses _nates_ et à ses lombes un mouvement de rotation qui
-aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint
-pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins
-communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (_modo
-nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus
-conciliabant_).
-
-Martial nous a laissé une esquisse des comessations d'un libertin qu'il
-nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction
-classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard,
-est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions
-charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de
-Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summoenium et boire de
-sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu'il serait
-chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d'une robe verte, il
-est étendu sur le lit dont il s'est emparé le premier: il foule des
-coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les
-coudes, ses voisins de table. Dès qu'il est repu, un de ses gitons,
-averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des
-cure-dents de lentisque. S'il a chaud, une concubine, couchée
-nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l'aide d'un éventail
-vert, tandis qu'un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de
-myrte. Une masseuse (_tractatrix_) lui passe avec rapidité la main sur
-le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer
-ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter
-avec adresse l'émission des urines, dirige la mentule ivre de son
-maître, qui ne cesse de boire (_domini bibentis ebrium regit penem_).
-Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses
-pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d'oie,
-partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne
-des croupions de tourterelles à son camarade de lit (_concubino_). Et
-tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé
-de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des
-fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des
-essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille
-d'or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant
-enfin à ses libations multipliées, il s'endort. Quant à nous, nous
-restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu'il
-ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son
-festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres
-des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de
-Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de
-manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en
-torsades d'or et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir
-qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas,
-Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse..... Ces deux femmes ne
-font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame
-son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et
-de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte,
-Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu'elle
-tient étendus, et la culbute sur le lit (_pedesque Fortunatæ porrectos
-super lectum immisit_). Ah! ah! s'écrie-t-elle en sentant sa tunique
-glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans
-le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent
-encore.»
-
-Les comessations empruntaient, d'ailleurs, les caractères les plus
-variés à l'imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles
-reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis.
-Mais elles avaient toujours pour objet principal d'exciter au plus haut
-degré les sens des convives et de les entraîner à d'incroyables excès.
-Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation
-effrontée à l'acte de nature, et de quelque côté que les yeux se
-fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes.
-Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l'artiste
-avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le
-premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s'écrie le tendre
-Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison
-honnête, celui-là corrompit l'innocence des regards de la jeunesse et ne
-voulut pas qu'elle restât novice aux désordres qu'il lui apprenait
-ainsi: qu'il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux
-yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces
-peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de
-la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et
-l'aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d'or. Dans ces sujets
-consacrés, l'artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux
-et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes
-de l'amour s'étaient plu à décrire: c'était ordinairement le poëme
-infâme d'Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces
-épisodes mythologiques. L'ameublement de la salle et sa décoration se
-trouvaient souvent d'accord avec les peintures: des danses de satyres,
-des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour
-des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux
-prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de
-l'incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges
-avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par
-allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: _tuentibus hircis_.
-Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du
-souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante
-et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c'est un Amour
-chevauchant (_equitans_) sur un phallus énorme pourvu d'ailes ou de
-pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape;
-ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la
-génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des
-papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes,
-aux amphores, aux ustensiles de table, qu'ils soient en verre, en terre
-cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et
-ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de
-l'emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal
-nous montre un _comissator_ buvant dans un priape de verre (_vitreo
-bibit ille priapo_). C'est là ce que Pline appelle gravement: boire en
-commettant des obscénités, _bibere per obscenitates_. Le pain qu'on
-mangeait dans ces repas libidineux n'avait garde d'adopter une figure
-plus honnête que celle des vases à boire: les _coliphia_ et les _cunni
-siliginei_, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des
-convives, qui n'avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la
-fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l'hôte de la comessation en se
-servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que
-la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (_Sciatis Priapi
-genio pervigilium deberi._)
-
-On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à
-son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à
-l'heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait
-autant de coupes qu'il y avait de lettres dans le nom de la personne
-aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies
-épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas,
-quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu'il y a
-de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune
-d'elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux
-Galba, qui se chargeait d'égayer tous les soupers auxquels on
-l'invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il,
-avait de quoi enivrer tous les dieux de l'Olympe; en effet, il eût fallu
-boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori
-le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare:
-_Thesaurochrysonicochrysides_. On ne pourrait dire si ce fut dans le
-même souper, que Galba fit preuve d'une présence d'esprit et d'un
-cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort
-belle et de moeurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait
-placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les
-convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se
-rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour
-l'éveiller. Elle ne s'éveilla pourtant pas et se livra sans résistance.
-Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu'il fît semblant, et il laissait
-le champ libre à son Mécène, lorsqu'un esclave, se fiant à ce sommeil
-simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre:
-«Je ne dors pas pour tout le monde!» s'écrie le bouffon en arrachant
-l'oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte
-à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent
-les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la
-veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de
-fleurs qu'on déposait devant une statuette d'Hercule, de Priape ou de
-Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les
-circonstances où l'ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois
-d'un aiguillon et d'un préservatif: l'odeur des fleurs tempérait les
-fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les
-inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se
-couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des
-pesanteurs de tête. Il n'y avait donc pas d'orgie sans couronnes sur les
-têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la
-beauté et à l'abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du
-_comissator_. Le lendemain d'un souper, les courtisanes et les enfants
-_meritorii_, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries
-et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu'ils avaient bien fait leur
-devoir (_in signum paratæ Veneris_, dit un vieux commentateur d'Apulée).
-
-Enfin, ces comessations et les actes honteux qu'elles favorisaient, se
-plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines
-déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs
-attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d'une débauche
-d'imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus
-de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les
-lares du logis, tandis qu'un troisième esclave, tenant une patère de
-vin, fait le tour de la table en criant: _Soyez nos dieux propices_. Ces
-lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous
-silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes
-et qui y prenaient part à différents titres. C'était d'abord, et avant
-tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations
-joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté
-jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été
-formé du mot _comes_, compagnon, qui eut naturellement son verbe
-_comissari_, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine,
-qui s'en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les
-portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de
-s'enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente,
-que l'édile condamnait à l'amende et même au fouet, ne trouvait pas
-d'excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu'elle avait pris pour
-chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les
-dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l'Amour,
-fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le
-titre de _Deus copulationis_, était fils du Chaos et de la Terre, selon
-Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l'Éther,
-suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il
-régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et
-l'immortalité aux convives de l'Olympe, devait avoir quelque indulgence
-pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée
-la déesse (_præfecta_) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait
-pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule
-aidaient Isis dans la protection qu'elle octroyait aux amants. C'était
-Vénus _Volupia_, _Pandemos_ et _Lubentia_; c'était Hercule _Bibax_,
-_Buphagus_, _Pamphagus_, _Rusticus_; c'était Priape, le dieu de
-Lampsaque, _Pantheus_, l'âme de l'univers.
-
-A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du
-paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y
-avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n'avaient pas de temple au
-soleil et qui n'eussent pas osé figurer ailleurs que sur l'autel des
-lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive
-qu'à une boutade d'ivrogne, à une fantaisie d'amant. Quant à leur
-figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant,
-qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de
-ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il
-faudrait d'immenses recherches archéologiques pour recomposer la
-théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s'offre à nous,
-c'est Conisalus d'origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant
-à la sueur (+Konisalos+) que provoquent les luttes amoureuses. On le
-représentait sous la forme d'un phallus monté sur des pieds de bouc et
-ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l'on
-s'adressait dans les entreprises difficiles, n'était qu'un petit bout
-d'homme qui portait un _penis_ aussi haut que son bonnet, et qui avait
-l'air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens
-des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le
-premier, dont le nom dérivait de _pilum_, pilon, suivant saint Augustin,
-personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom
-et la figure d'un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs
-d'arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna
-et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes,
-n'étaient pas indifférentes dans les mystères de l'amour: Intercidona
-tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca,
-déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains
-pour qu'on lui accordât les honneurs d'une chapelle à Rome; mais elle
-était adorée surtout dans l'intérieur du ménage, et c'était devant sa
-statue que se terminaient les querelles d'époux et d'amants, sans qu'ils
-eussent besoin d'aller sur le mont Palatin chercher la protection de
-cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure
-allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la
-demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux
-mignons. On croit qu'il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une
-petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d'une cape
-à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape
-mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse
-Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait
-les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher
-que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses
-Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du foetus dans le
-ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s'intéressait à quiconque
-était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine
-le lit et tout ce qu'il comprenait; une foule d'autres dieux et déesses
-recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux
-croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de
-Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche;
-et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d'un
-voile discret tout ce qui devait n'être pas vu par des profanes. Enfin,
-s'il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois
-naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus:
-«_Quum mas et foemina conjunguntur_, dit Flavius Blondus dans son livre
-de _Rome triomphante_, _adhibetur deus Jugatinus_.» Saint Augustin, dans
-sa _Cité de Dieu_, restreint les attributions de Jugatinus à
-l'assistance des époux dans l'oeuvre du mariage.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII.
-
- SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
- peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
- des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
- présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
- réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
- chambre_. --Périphrase décente que les Romains employaient pour le
- désigner. --Signe adopté pour demander l'urinal dans les comessations.
- --Présages que les Romains tiraient du son que rendait l'urine en
- tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_, usage
- respectif de chacun de ces vases urinatoires. --Double sens obscène du
- mot _pot de chambre_. --Étymologie de _matula_. --Périphrases honnêtes
- employées par Sénèque pour désigner l'urine. --Sens figuré et obscène
- que prenait le mot _urina_. --Présages urinatoires dans les
- comessations. --Hercule _Urinator_. --Présages des ructations. --Rots
- de bon et de mauvais augure. --_Crepitus_, dieu des vents malhonnêtes.
- --Esclave chargé d'interpréter les rots des convives. --Le petit dieu
- Pet. --Son origine égyptienne. --Honneurs décernés par les Romains au
- dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule. --Présages tirés du son du pet.
- --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
- langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --L'oiseau de
- Jupiter Conservateur. --Le démon de Socrate. --Jupiter et Cybèle,
- dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux éternuments
- dans les affaires d'amour. --Acmé et Septimius. --Les tintements
- d'oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages
- malheureux. --La droite et la gauche du corps. --Présages résultant de
- l'inspection des parties honteuses. --Présages tirés des bruits
- extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus adversus_ et _lectus
- genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le pétillement de lampe.
- --Habileté des courtisanes à expliquer les présages. --Présages
- divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou malheureux, propres
- aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.
- --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. --Superstitions
- singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence de plaisir que
- s'imposaient les matrones en l'honneur des solennités religieuses.
- --Privations du même genre que s'imposaient les débauchés et les
- courtisanes. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé par les
- Romains pour constater la virginité des filles. --Offrande à la
- Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette
- occasion. --Offrande des linges maculés et des noix. --La noix,
- allégorie du mariage.
-
-
-Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et,
-chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui,
-par goût, par habitude ou par profession, s'amollissaient le corps et
-l'âme dans les arts de la débauche (_stupri artes_) et dans tous les
-égarements des moeurs. On comprend que la crainte des dieux et la
-préoccupation de l'avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces
-libertins, dont la conscience ne s'éveillait que de loin en loin et
-comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui
-trafiquaient honteusement d'eux-mêmes, et qui attendaient de cet
-horrible trafic un lucre quotidien, s'inquiétaient de savoir si le jour
-ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque
-chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir
-dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se
-forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se
-créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner
-satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette
-continuelle observation des présages, cette constante recherche des
-moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique
-pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu'on peut nommer
-le monde de l'amour, à Rome, n'avait qu'une religion, la superstition la
-plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde
-de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des
-caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne
-rapportait pas à l'amour et au libertinage les auspices, les horoscopes,
-les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants
-jusqu'aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages
-comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et
-subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de
-leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande
-affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces
-prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et
-l'appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses
-règles et ses principes; on le nommait _clédonistique_
-(_cledonistica_), et, dans cette science, pleine de nuances
-imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé
-que tous les autres.
-
-C'était fâcheux présage que de prononcer ou d'entendre des paroles
-obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions
-de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu'on retrouverait
-dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est
-mauvais.» On n'avait donc garde d'être scrupuleux sur les actes; mais on
-évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas,
-on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la _Servante_
-(_Casina_): «Proférer des discours obscènes, c'est porter malheur à
-celui qui les écoute.» (_Obscenare, omen alicui vituperare_). Lucius
-Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d'_OEnomaüs_: «Allez sur le
-champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les
-citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par
-d'heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène
-(_ore obscena segregent_).» Il est donc bien certain que les plus viles
-_pierreuses_, que les plus infâmes _mascarpiones_, que les plus
-effrontés libertins s'abstenaient des obscénités orales; mais ils se
-dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d'éloquence, et
-qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle
-horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu'on ne
-prononçait jamais le mot _urinal_ ou _pot de chambre_ (_vas urinarium_),
-et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour
-parler de l'urine (_urina_), qui ose pourtant se glisser dans les
-épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait
-un rôle obligé, les convives, qui s'en servaient à table et sous les
-yeux de tous, le demandaient à l'esclave par un claquement de doigts
-(_digiti crepitantis signa_). Quelquefois, on faisait craquer un doigt,
-dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne
-voulait pas attirer l'attention des voisins, et que l'esclave pouvait
-voir ce signe, qui ne produisait qu'un très-léger bruit. Puis, en
-satisfaisant ce besoin naturel (_urinam solvere_, dit Pline), on prenait
-garde de donner un présage par le bruit de l'urine frappant les parois
-du vase: ce présage, suivant le son, qu'elle rendait en tombant, pouvait
-être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec
-mépris un riche gourmand qui se réjouit d'entendre résonner le vase d'or
-sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer
-souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se
-nommait _matula_, _matella_ et _scaphium_. Ce dernier était surtout
-destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs
-amants: on n'est pas d'accord sur la forme du _scaphium_, qui fut sans
-doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la _matula_, c'était un
-énorme bassin de métal, sur l'orifice duquel on pouvait s'asseoir et qui
-tenait lieu de garde-robe. La _matella_, au contraire, ne servait qu'à
-des usages portatifs, et n'offrait qu'une médiocre capacité, qu'un bon
-buveur (_compotator_) remplissait plusieurs fois dans le cours d'un
-souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois
-sortes de vases, lorsqu'ils disent pour toute définition: «Le vase dans
-lequel nous nous soulageons la vessie, s'appelle tantôt _matella_ et
-tantôt _scaphium_.» Le nom de ce vase s'employait au figuré, avec un
-sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues
-modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand
-il dit dans sa _Mostellaria_: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le
-pot, je me servirai de toi (_tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi
-matulam datis_).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré
-le mot _matula_ dans le sens de _stupide_, parce que le pot de chambre
-reçoit tout et se plaint à peine: _Numquam ego tam esse matulam credidi_
-(«Je n'ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire
-littéralement avec l'esprit de notre langue). Pour ce qui est de
-l'étymologie de _matula_, il faudrait sans doute la chercher dans
-_mentula_. L'urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes
-(_aqua immunda_, _humor obscenus_), était aussi matière à présages,
-selon qu'elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par
-saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce
-_liquide obscène_, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l'heureux
-accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot _urina_ prenait un
-nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui
-donner ce sens, lorsqu'il dit qu'à la vue des danses lascives de
-l'Espagne, la volupté s'insinue par les yeux et les oreilles, et met en
-ébullition l'urine que renferme la vessie: _Et mox auribus atque oculis
-concepta urina movetur_.
-
-Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations,
-où retentissait à chaque instant le claquement d'un doigt impatient, et
-où l'on apportait parfois sur la table une statuette d'Hercule
-_urinator_, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On
-n'attachait pas moins d'importance aux présages des ructations, que nous
-nommons des _rots_ dans la langue triviale où cette incongruité a été
-reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme
-nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives
-applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et
-déranger un repas. Nous serions en peine aujourd'hui de définir quels
-étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le
-_ructus_ ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n'imposait
-nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d'un orage
-de l'estomac, puisqu'on avait divinisé, sous le nom de _crepitus_, ces
-vapeurs, ces vents intérieurs, qui s'échappaient avec éclat par la
-bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne
-rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les
-plaintes du ventre et de l'estomac ne doivent pas être comprimées
-(_stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere_). Les
-anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils
-jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des
-augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne
-pas s'enfuir à ce vers d'une comédie de Plaute: _Quid lubet? Pergin'
-ructare in os mihi?_ «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la
-bouche!» L'interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble
-très-doux, ainsi et toujours.» (_Suavis ructus mihi est, sic et sine
-modo._) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de
-boisson, se renvoyaient de l'un à l'autre les rots, et un esclave se
-trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque _ructator_ savait
-à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s'il n'aurait
-pas quelques contrariétés dans ses affaires d'amour: «Il y a là sans
-cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si
-l'amphitryon a bien roté (_si bene ructavit_), s'il a pissé droit (_si
-rectum minxit_), si le bassin d'or a résonné en recevant son offrande.»
-
-On attachait bien d'autres présages, généralement propices, à l'émission
-des _flatus_ qui se révélaient à l'ouïe ou à l'odorat; non-seulement on
-était plein d'indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou
-l'odeur trahissait d'ordinaire, mais encore on s'applaudissait
-mutuellement de n'avoir pas mis d'obstacle aux volontés de la nature et
-de ce dieu omnipotent qu'on appelait _Gaster_. Chaque fois qu'un
-_crepitus_ se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le
-midi ou l'auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient
-mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n'était que
-dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l'on devait imposer
-silence à son derrière et tenir closes les outres de l'Éole indécent.
-Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence
-absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des
-servantes, disait Caton, si quelqu'un d'entre eux a peté sous sa
-tunique, il ne me fait aucun tort; s'il arrive qu'un esclave ou une
-servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu'on ne fait pas
-en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans
-toutes les comessations sous la figure d'un enfant accroupi, qui se
-presse les flancs et qui paraît être dans l'exercice de ses fonctions
-divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble,
-avaient grand besoin de l'invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément
-d'Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités»
-(_Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent_); mais, suivant un
-commentateur, il s'agirait plutôt ici des murmures d'intestins, que
-l'on nomme _borborygmes_ dans le langage technique. Saint Jérôme est
-plus explicite, en disant qu'il ne parlera pas du pet, qui est un culte
-chez les Égyptiens (_taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca
-religio est_). Saint Césaire, dans ses _Dialogues_, ajoute même que ce
-culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient:
-_Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine
-furore quodam inter deos retulerunt_. Enfin, Minutius Félix ne veut
-certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent
-moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps
-(_crepitus per pudenda corporis emissos_). Tout Égyptien qu'il fût, le
-dieu Pet s'était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une
-place honorable sur l'autel des dieux lares. Ils lui avaient même
-décerné les honneurs d'une chapelle, hors des murs, près de la source
-d'Égérie; mais ils l'adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et
-sous la forme d'un petit monstre malin, représenté dans la posture qui
-convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le
-son du pet (_peditum_, comme l'appelle Catulle) plutôt que dans son
-odeur; car la clédonistique s'attachait de préférence aux bruits. Il
-paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de
-liberté, et qu'elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur
-cru; car Apulée parle d'une figue dont les femmes s'abstenaient, parce
-qu'elle cause des flatuosités (_quia pedita excitat_). Les femmes
-évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur
-ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du
-plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par
-aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait
-un enfant mâle, l'odeur, une fille. Telle est probablement l'énigme de
-cette qualification malhonnête qu'on applique aux filles dans le langage
-populaire, où on les traite de _vesses_. Au reste, la vesse (_visium_)
-n'était jamais prise en aussi bonne part que le pet (_crepitus_) chez
-les Romains. «Le mot _divisio_ est honnête, dit Cicéron; mais il devient
-obscène dès qu'on réplique: _intercapedo_.» Ces présages, dont la foi la
-plus candide n'excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne
-directe; car Aristophane nous montre dans ses _Chevaliers_ un personnage
-que tire de sa rêverie l'incongruité d'un impudique, et qui remercie les
-dieux d'un si heureux présage.
-
-Il y avait encore d'autres bruits humains, qui se prêtaient aux
-capricieuses interprétations de la clédonistique: l'éternument, par
-exemple, était compris de bien des manières, selon qu'il se présentait
-retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer
-le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c'étaient trois
-significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C'était bien
-plus significatif encore, si l'éternument arrivait tout à coup au
-milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une
-bienveillante protection à l'égard du sternutateur qui avait eu soin de
-se tourner à droite pour éternuer. L'éternument, dans un repas, mettait
-en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui
-que le dieu avait visité; car, d'après une antique croyance qui reparaît
-sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au
-passage invisible d'un dieu tutélaire: on l'avait surnommé l'oiseau de
-Jupiter conservateur; Socrate disait que c'était un démon, et il se
-vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier.
-L'éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et
-elles le craignaient, d'ailleurs, au point de recourir, lorsqu'elles y
-étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de
-suite ou en nombre impair, c'était le meilleur des présages. «Les dieux
-fassent que j'éternue sept fois, disait Opimius, avant d'entrer dans la
-couche de ma déesse!» On expliquait toujours l'éternument par des causes
-surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits
-animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de
-l'éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front
-de Jupiter, avait d'abord voulu se faire jour à la faveur d'un
-éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l'univers naissant.
-La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques,
-supposait que Vénus n'avait jamais éternué de peur de se faire des
-rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l'on
-regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le
-plus de bruit possible. Ces éternuments n'étaient pas chose indifférente
-en amour, et on leur attribuait une foule d'heureux pronostics. Lorsque
-Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l'un de l'autre, se
-jurant un éternel amour: «Ne servons qu'un dieu, s'écrie Acmé en délire,
-s'il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que
-le tien!» Et le poëte ajoute: «L'Amour, qui avait jusque-là éternué à
-gauche, marque son approbation en éternuant à droite (_Amor, sinistram
-ut ante, dextram sternuit approbationem_).» Properce ne peut mieux
-rendre les bienfaits d'un pareil éternument, qu'en supposant que
-l'Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le
-berceau de cette belle:
-
- Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus,
- Candidus argutum sternuit omen Amor.
-
-On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d'oreilles, des
-tressaillements subits du corps (_sallisationes_) et des mouvements
-incohérents d'un membre. Ces présages, du moins généralement, n'étaient
-pas heureux; on les regardait comme les indices d'une infidélité ou de
-tout autre délit qui outrageait l'amour. Pline n'était pas si crédule
-que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements
-d'oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La
-jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les
-oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en
-péril. C'était aussi quelquefois un symptôme de l'amour qui se parlait
-et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle:
-
- Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris
- Nescio quem dicis nunc meminisse mei?
-
-On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique.
-Il suffisait d'un tintement d'oreilles pour troubler le tête-à-tête des
-amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à
-la passion la plus vive. Le tintement d'oreilles invitait à la défiance
-et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en
-était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les
-membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de
-tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins
-défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l'avait
-éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane
-grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de
-l'économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu'ils affectaient la
-partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout
-ce qui s'opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien
-étranges présages que signalait l'inspection des parties honteuses et
-que l'on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces
-présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les
-laisser sous le voile du latin: _Mentula torta, bonum omen; infaustum,
-si pendula_, etc.
-
-Outre les bruits du corps humain, on s'intéressait à tous les bruits
-extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient
-de diverses natures, en raison des personnes qui s'en préoccupaient.
-Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels
-attachaient le plus d'importance, c'était, ce devait être le craquement
-du lit (_argutatio lecti_). Il y avait dans les murmures si variés de ce
-meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait
-là un langage mystérieux, plein de présages et d'oracles amoureux.
-Catulle ne peint pas les transports d'une courtisane en délire
-(_febriculosi scorti_), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et
-qui se déplace (_tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque_).
-Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à
-un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une
-menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait
-un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus
-tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements
-du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se
-taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l'avenir
-et suspecter l'amour. La place qu'occupait le lit n'était pas non plus
-indifférente. On le nommait _lectus adversus_, quand on le dressait
-devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités
-malfaisantes. On le nommait _lectus genialis_, quand on le consacrait au
-Génie (_Genius_), père de la Volupté. Ce Génie, c'était lui qui donnait
-une âme et une voix à l'ivoire, à l'ébène, au cèdre, à l'argent, qui
-composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil
-complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d'un mari,
-en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t'ai
-réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J'en prends
-à témoin et le lit où s'est faite la réconciliation, et toi-même aux
-oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents
-entrecoupés de la dame.» (_Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti
-sonus et dominæ vox..._) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en
-mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures
-employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive
-et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable
-augure, et les amants n'avaient rien à craindre, lorsque la flamme
-jetait tout à coup une clarté plus vive en s'élevant plus haut. Ovide,
-dans ses _Héroïdes_, dit que la lumière éternue (_sternuit et lumen_),
-et que cet éternument promet tout le bonheur, qu'on peut souhaiter en
-amour.
-
-Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui
-devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu'elles ne
-donnaient pas à l'amour, elles le passaient à interroger les sorts et
-les augures; l'amour était, d'ailleurs, le but unique de leurs
-inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne
-leur fournissait pas des auspices naturels qu'elles pussent interpréter
-dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de
-prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets
-par certains bruits qu'elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer
-des feuilles d'arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient
-le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents;
-ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme
-ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à
-toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la
-main gauche des pétales de roses, qu'elles avaient façonnées, de l'autre
-main, en forme de bulle; d'autres fois, elles comptaient les feuilles
-d'une tige de pavot ou les rayons de la corolle d'une marguerite; enfin,
-elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de
-Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de
-l'amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le coeur
-des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient
-également sensibles aux présages qui s'adressaient à tout le monde. Une
-mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un
-faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la
-promenade, s'empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le
-jour et s'abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se
-levant le matin, elle s'était choquée au bois de son châlit, elle se
-recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les _amasii_ et
-les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout
-autre, à l'observation des présages qui s'offraient sur leur chemin, au
-vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l'air, aux formes des nuages,
-à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé;
-mais, en outre, elles s'attachaient à certains présages qui n'avaient de
-valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau,
-une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se
-trouvaient pas sans raison sur le passage d'une personne, qui ne rêvait
-qu'amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès.
-L'empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le
-fronton d'un temple de Junon deux passereaux qui s'ébattaient: il eut la
-patience de compter leurs cris et leurs coups d'ailes; puis, il ordonna
-qu'on lui amenât cent filles sarmates qui n'eussent jamais connu
-d'homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses
-oeuvres. Lorsqu'un coupable zélateur de la débauche masculine entendait
-crier une oie, il se sentait rempli d'ardeur et de force; si une femme
-d'amour (_amasia_) voyait une tortue, en se promenant dans les champs,
-elle faisait voeu de céder au premier homme qui lui demanderait d'adorer
-Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un
-chien, pour être assuré d'avance que tout réussirait au gré de vos
-désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c'était
-sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous
-étiez proposée et qui n'eût tourné qu'à votre confusion.
-
-Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient
-exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque
-et bizarre, n'observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir,
-que les matrones s'imposaient en l'honneur de plusieurs solennités
-religieuses; mais elles ne s'épargnaient pas des privations du même
-genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne
-se fussent point avisées d'avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane
-qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (_recutitus_),
-se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui
-voulait obtenir d'un garçon ou d'une fille la faveur de l'une ou l'autre
-Vénus, n'avait qu'à formuler sa requête sous forme de voeu adressé à la
-déesse, et il avait plus de chances d'être exaucé. «O ma souveraine, ô
-Vénus! s'écrie un personnage du roman d'Athénée, tandis qu'il partageait
-la couche d'un bel adolescent; si j'obtiens de cet enfant ce que j'en
-désire, et cela sans qu'il le sente, demain je lui ferai présent d'une
-paire de tourterelles.» L'adolescent fit semblant de ronfler, et le
-lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n'était pas seulement
-en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile
-et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la
-première fleur des vierges, et c'était là le commerce lucratif des
-lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l'âge de
-sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d'une
-marchandise si fragile et si rare. L'acheteur demandait souvent des
-preuves, qu'on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition
-n'avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les
-mariages du peuple pour authentiquer l'état d'une vierge. Voici comment
-la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour
-_intacta_, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l'être, on
-lui mesurait le col avec un fil que l'on conservait précieusement
-jusqu'au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si
-le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil
-l'entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la
-virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne
-pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l'attribuer;
-mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus
-incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le
-fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C'est à
-ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son
-épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au
-point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l'épouse avec le fil de
-la veille.»
-
- Non illam nutrix orienti luce revisens,
- Hesterno collum poterit circumdare collo.
-
-Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la
-complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge
-devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale,
-bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux
-fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi _Virginensis Dea_, les autres
-témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges
-de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés
-des jeunes filles!» s'écrie Arnobe, avec une indignation que partage
-saint Augustin dans la _Cité de Dieu_. Cette Fortune Virginale n'était
-autre que Vénus, à qui l'on offrait aussi des noix, pour rappeler que,
-durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s'accomplissait
-au bruit des _nuces_, que les enfants répandaient à grand bruit sur le
-seuil de la chambre des époux, afin d'étouffer les cris de la virginité
-expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (_Concubine,
-nuces da_), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius.
-«Mari, n'épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques:
-_Sparge, marite, nuces!_ Aux yeux des Romains, pour qui tout était
-allégorie, la noix représentait l'énigme du mariage, la noix, dont il
-faut briser la coquille avant de savoir ce qu'elle renferme.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV.
-
- SOMMAIRE. --Les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens ni de
- panégyristes comme celles de la Grèce. --Pourquoi. --Les poëtes
- commensaux et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est
- dans les poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des
- courtisanes romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur
- vieillesse misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace
- pour les galanteries matronales. --Cupiennus. --Serment de Salluste.
- --Marsæus et la danseuse Origo. --Philosophie épicurienne d'Horace.
- --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des matrones. --Comparaison
- qu'il fait de cet amour avec celui des courtisanes. --Nééra, première
- maîtresse d'Horace. --Serment de Nééra. --Son infidélité. --Bon
- souvenir qu'Horace conserva de son premier amour. --Origo, Lycoris et
- Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
- --Liaison d'Horace avec une vieille matrone qu'il abandonna pour
- Inachia. --Horribles épigrammes qu'il fit contre cette vieille
- débauchée. --On ne sait rien d'Inachia. --La _bonne_ Cinara.
- --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
- publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
- Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --Bathylle. --Lysiscus.
- --Amour d'Horace pour la courtisane étrangère Lycé. --Ode à Lycé.
- --Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle. --Pyrrha.
- --Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode
- d'adieu à cette courtisane. --Lalagé. --Partage que fait Horace de
- cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus. --Barine. --Tyndaris et
- sa mère. --Déclaration d'amour que fait Horace à Tyndaris. --La mère
- de Tyndaris, amie de Gratidie, s'oppose à la liaison de sa fille avec
- Horace. --Amende honorable d'Horace en faveur de Gratidie, pour
- obtenir les faveurs de Tyndaris. --Tyndaris se laisse toucher et
- réconcilie Horace avec Gratidie. --Lydie. --Cette courtisane trompe
- Horace pour Télèphe. --Ode d'Horace à Lydie sur son infidélité.
- --Myrtale. --Lydie quitte Télèphe pour Calaïs. --Réconciliation
- d'Horace et de Lydie. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A
- quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté
- de cette esclave. --Ode à Xanthias. --Phyllis, affranchie par
- Xanthias, prend Télèphe pour amant. --Horace succède à Télèphe. --Ode
- à Phyllis. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses
- faveurs à Horace. --Amour passionné d'Horace pour cette courtisane.
- --Ode d'Horace à Télèphe devenu son ami. --Horace, à l'instigation de
- Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes
- maîtresses. --Publication que fait Horace de ses odes. --Glycère
- congédie Horace. --Tentative d'Horace pour se rapprocher de Chloé et
- faire oublier à cette courtisane Gygès son amant. --Dédains de Chloé
- pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale. --Adieux
- d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d'Horace.
- --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.
-
-
-Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les
-délices des voluptueux de Rome, n'ont pas eu d'historien ni de
-panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l'ascendant
-politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de
-culte d'enthousiasme et d'admiration. Les Romains, nous l'avons déjà
-dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que
-les Grecs du siècle de Périclès et d'Aspasie; ce qu'ils demandaient aux
-femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue,
-ce n'était pas une conversation brillante, solide, profonde,
-spirituelle, un écho des leçons de l'académie d'Athènes, une
-réminiscence de l'âge d'or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils
-n'appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient
-seulement, au rang des auxiliaires de l'amour physique, la bonne chère,
-les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils
-n'accordaient, d'ailleurs, aucune influence hors du _triclinium_ et du
-_cubile_ (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires
-de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n'était
-donc jamais publique, et tout ce qu'elle avait d'intime transpirait à
-peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société,
-tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui
-auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des
-courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais
-ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si
-chacun d'eux consentait à chanter la maîtresse qu'il avait prise, en la
-réhabilitant, pour ainsi dire, par l'amour, aucun, du moins parmi les
-auteurs qui se respectaient, aucun n'eût osé se faire le poëte des
-courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de
-faire le portrait de ces _précieuses_ et _fameuses_, eussent rougi de
-s'intituler, à l'instar de certains artistes de la Grèce, _peintres de
-courtisanes_. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l'histoire
-et à l'usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés
-sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on
-peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n'émanaient
-pas de plumes distinguées et qu'ils doivent avoir été détruits avec les
-_molles libri_ et tous ces écrits obscènes que le paganisme n'essaya pas
-de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique.
-
-Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps,
-les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort
-empressés de leur accorder en particulier les hommages qu'ils auraient
-eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux
-celle qui en était l'objet: ce n'était plus dès lors une femme perdue,
-notée d'infamie par les lois et stigmatisée du nom de _meretrix_;
-c'était une femme aimée et, comme telle, digne d'égards et de soins
-délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait
-parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l'amour qu'elle
-avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule
-réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi,
-dit M. Walkenaer dans son _Histoire d'Horace_, que nous ne nous
-lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources
-originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles
-destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient
-pour cette profession, elles n'étaient pas moins susceptibles d'un
-véritable amour.» C'est donc dans les recueils des poëtes classiques,
-c'est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu'il
-faut retrouver les éléments de l'histoire de ces coryphées de la
-Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous
-fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un
-inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent
-les honneurs de la vogue depuis l'élévation d'Auguste à l'empire
-jusqu'au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.--100 ans après J.-C.) Ces
-courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques,
-appartenaient la plupart à la classe des _famosæ_ où leur esprit, leur
-beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en
-vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des
-mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls,
-des préteurs, des généraux d'armée s'asseoir à leur table et se disputer
-des faveurs qu'ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été
-entourées de clients, d'esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir
-habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre,
-l'or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel
-abandon, à une telle misère, qu'on les retrouvait le soir, couvertes
-d'un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du
-Summoenium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur
-main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des
-courtisanes n'excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs,
-et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur,
-comme nous l'apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l'opprobre
-de la Prostitution, une des maîtresses qu'il avait chantées au milieu
-des splendeurs de la vie galante.
-
-Nous passerons d'abord en revue les amours d'Horace, pour connaître les
-grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque
-dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans
-lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia
-contre les adultères n'existait pas encore; mais la jurisprudence
-romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait
-pas moins des armes terribles dans les mains d'un mari trompé, ou d'un
-père, ou d'un frère, outragés par la conduite dissolue d'une fille ou
-d'une soeur. Horace savait qu'on n'était pas impunément amoureux d'une
-matrone, et qu'un amant surpris en adultère courait risque d'être puni
-sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de
-couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît
-son caractère d'homme et fût privé des attributs de la virilité, soit
-enfin qu'il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la
-satire 2e du livre I, à l'occasion de Cupiennius, qui était fort curieux
-de l'amour des matrones (_mirator cunni Cupiennius albi_), énumère les
-victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement
-interrompu (_multo corrupta dolore voluptas_): «L'un s'est précipité du
-haut d'un toit, l'autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant,
-est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec
-ses écus; tel autre a été souillé de l'urine de vils esclaves; bien
-plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d'un de ces
-paillards (_quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem
-demeteret ferrum_).» Horace répète donc le serment que faisait souvent
-Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (_matronam nullam ego
-tango_);» mais il n'imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait
-pour des affranchies; il n'imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa
-son patrimoine et vendit jusqu'à sa maison pour entretenir une danseuse
-nommée Origo: «Je n'ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait
-Marsæus à Horace. --Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire
-aux baladines, aux prostituées (_meretricibus_) qui ruinent la
-réputation encore plus que la bourse.»
-
-Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les
-courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et
-sa santé. Il conservait l'usage de sa raison dans tous les déréglements
-de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas
-se livrer à la merci d'une femme, en fût-il passionnément épris. Dans
-ses passions les plus vives, partisan qu'il était de la philosophie
-épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il
-évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un
-ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les
-moeurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la
-nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il
-la partageait d'ordinaire entre plusieurs amies qui étaient
-successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à
-examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la
-dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille
-possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s'en repentir,
-disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de
-pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à
-gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez,
-Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n'a pas d'ailleurs la
-cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre
-mieux chez une courtisane (_atque etiam melius persæpe togatæ est_).
-Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n'est point fardée: tout ce
-qu'elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu'elle a de beau,
-elle ne s'en vante point, elle l'étale; elle avoue d'avance ce qu'elle
-cache de défectueux. C'est l'usage des cochers qui achètent des chevaux,
-de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le
-visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n'est chez Catia, est
-caché jusqu'à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu
-qu'environnent tant de retranchements (et c'est là ce qui vous rend
-fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière,
-coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu'aux talons, et ce
-manteau qui l'enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne
-laissent point approcher du but.»
-
-Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses
-habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane
-qui se livre elle-même avant qu'on l'attaque: «Avec elle, dit-il, rien
-n'est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue;
-vous pouvez presque la mesurer de l'oeil dans ses parties les plus
-secrètes; elle n'a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble?
-Aimeriez-vous mieux qu'on vous tendît un piége et qu'on vous arrachât le
-prix de la marchandise, avant de vous l'avoir montrée?» Puis, Horace
-avoue qu'il n'a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses
-veines (_tument tibi quum inguina_), et qu'il s'adresse alors à la
-première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide:
-«J'aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (_namque
-parabilem amo Venerem facilemque_). Celle qui nous dit: «Tout à
-l'heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit
-sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il
-prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point
-attendre lorsqu'on lui ordonne de venir. Qu'elle soit belle, bien faite,
-soignée, mais non pas jusqu'à vouloir paraître plus blanche ou plus
-grande que la nature ne l'a faite. Celle-là, quand mon flanc droit
-presse son flanc gauche, c'est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le
-nom qu'il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l'amour (_dum
-futuo_), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en
-éclats, que le chien aboie, que la maison s'ébranle du haut en bas, que
-la femme toute pâle saute hors du lit, qu'elle s'accuse d'être bien
-malheureuse, qu'elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que
-moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut
-fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus,
-à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m'en
-rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le
-plaisir plutôt que l'amour.
-
-Sa première maîtresse, celle du moins qu'il célébra la première dans ses
-poésies, se nommait Nééra. Il l'aimait, ou plutôt il l'entretint pendant
-plus d'une année, sous le consulat de Plancus, l'an de Rome 714. Il
-avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s'était pas encore fait
-un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher
-les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n'avait pas la vogue
-qu'elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça
-dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut
-le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l'agneau; tant qu'Orion, la
-terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant
-que le zéphyr caressera la longue chevelure d'Apollon, je te rendrai
-amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua
-ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait
-cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec
-elle, en se disant: «Oui, s'il y a quelque chose d'un homme dans Flaccus
-(_si quid in Flacco viri est_), je chercherai un amour qui réponde au
-mien!» Il se détacha donc de l'infidèle Néère, et il prédit à son
-heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de
-nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et
-fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis
-dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies
-l'amitié de Mécène et les bienfaits d'Auguste, il se souvint de Néère,
-et il l'envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu'il
-donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le
-retour de l'empereur après la guerre d'Espagne, apporte-nous des
-parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des
-Marses, s'il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la
-chanteuse Néère, qu'elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de
-myrrhe. Si son maudit portier tarde à t'ouvrir la porte, reviens sans
-elle. L'âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère
-redoutaient peu les querelles et les luttes; j'aurais été moins patient
-dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé
-Néère plus qu'il n'aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger
-d'elle, en lui montrant ce qu'elle avait perdu par son infidélité.
-
-«A l'époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans
-l'Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes
-renommées parmi toutes celles de leur profession; c'étaient Origo,
-Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous
-en apprennent pas davantage à l'égard de ces trois _famosæ_, qu'ils se
-contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports
-particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit
-à la pauvreté l'opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette
-courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par
-ses débauches et par l'affectation qu'elle mettait à relever indécemment
-le bas de sa robe, lorsqu'elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette
-Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les
-courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus
-Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à
-coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait
-de l'ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à
-Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (_Valerio ac siculo
-colono_); d'autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu'un seul
-complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à
-confirmer les idées d'Horace sur la préférence qu'il accordait à l'amour
-des courtisanes. Il ne dérogea qu'une seule fois à ses principes, et il
-se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une
-famille illustre, et qui l'avait charmé par de faux airs de philosophe
-et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne
-à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps
-aux exigences amoureuses qu'il ne se sentait pas le courage de
-satisfaire. Il s'était d'ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée
-Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale.
-Celle-ci s'irrita de se voir négligée d'abord, bientôt délaissée, puis
-détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d'Horace, en
-chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à
-laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l'odieuse libertine qui
-le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu'il avait
-faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt
-par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans
-la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les
-dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux
-anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d'une vache qui a la
-diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux
-mamelles d'une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses
-grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes
-désirs!... Mais qu'il te suffise d'être opulente; qu'on porte à tes
-funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu'il n'y ait pas une
-femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes...
-Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins
-de soie, crois-tu que c'est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes
-nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours
-(_fascinum_)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (_ut superbe
-provoces ab inguine_); il faut que ta bouche me vienne en aide (_ore ad
-laborandum est tibi_).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau
-encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne
-d'être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m'envoies-tu des
-présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont
-l'odorat n'est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc
-immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j'ai le nez plus fin que
-celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et
-quels miasmes infects s'exhalent de tous ses membres flétris,
-lorsqu'elle s'efforce d'assouvir une fureur insatiable que trahit son
-amant épuisé (_pene soluto_), lorsque sa face est dégoûtante de craie
-humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque,
-dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines
-de son lit!» Il n'en fallut pas moins, pour qu'Horace se délivrât des
-jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (_mulier nigris
-dignissima barris_).
-
-Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu'Horace
-proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (_Inachiam ter
-nocte potes!_ s'écriait avec envie l'indigne rivale d'Inachia); mais,
-presque dans le même temps, Horace s'était lié avec une autre courtisane
-qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait
-gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la
-_bonne_ Cinara. Ce n'était pas le moyen de la garder longtemps, et
-bientôt Cinara se mit en quête d'un amant plus prodigue. Elle n'eut pas
-de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l'oublier qu'en
-se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut
-la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès
-d'elle pendant les douleurs de l'enfantement, lui conseilla de faire un
-voeu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse
-compatissante, Cinara fut délivrée. Ce voeu, fait à Junon, semble
-motiver l'opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en
-couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui
-succédèrent à celui qu'il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne
-Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d'Horace, à ses
-plus douces illusions; Cinara l'avait aimé pour lui-même, sans intérêt
-et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j'étais sous le règne de la
-bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine.
-Gratidie, qui remplaça Cinara, n'était pas faite pour la condamner à
-l'oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les
-années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé
-de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins
-changeante. Gratidie était parfumeuse et _saga_, ou magicienne: elle
-vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs
-d'Horace ont prétendu qu'elle avait essayé le pouvoir de ses
-aphrodisiaques sur cet amant, qu'elle croyait par là s'attacher
-davantage et d'une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire,
-ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de
-la magicienne n'avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le
-poëte eut horreur des oeuvres ténébreuses dont son commerce avec une
-_saga_ l'avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des
-stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara
-violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le
-retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des
-relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un
-vieux débauché nommé Varus, s'autorisa de ce prétexte pour rompre avec
-éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l'accusa d'ingratitude, et
-le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était
-capable; il n'attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par
-un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses
-vers, à l'opinion publique, les pratiques criminelles de l'art des
-_sagæ_, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie.
-Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au
-sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de
-s'expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint
-d'Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de
-rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et
-injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art,
-disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet
-des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l'implacable Diane,
-je t'en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j'ai
-subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des
-marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont
-fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que
-j'ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le coeur... Ma
-lyre que tu taxes d'imposture, veux-tu qu'elle résonne pour toi? Eh
-bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n'a rien
-d'abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser,
-neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est
-généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond
-par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife,
-lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de
-mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites
-secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage
-prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des _sagæ_, se
-prêtait à d'incroyables débauches et ne restait pas étrangère à
-certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des
-sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de
-Thrace, l'antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra
-trop lente à ton gré! s'écriait l'infernale Canidie; tu traîneras une
-vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances
-toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d'un sombre désespoir, tu
-voudras te précipiter du haut d'une tour ou t'enfoncer un poignard dans
-le coeur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste.
-Triomphante, je m'élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes
-épaules.»
-
-Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des
-potions érotiques et sous l'empire des invocations magiques: il ne
-pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d'un
-trait acéré contre elle, et il put se réjouir d'avoir fait du surnom
-qu'il lui donnait le pseudonyme d'empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc
-préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la
-critique de l'ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises
-odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion
-une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n'en était
-pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence
-les nombreuses distractions qu'Horace allait chercher dans les domaines
-de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation
-romaine les continuelles infidélités qu'il faisait à son Bathylle, en se
-couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n'était
-pas plus moral que son siècle, et s'il aima prodigieusement les femmes,
-il n'aima pas moins les garçons, qu'il leur préférait même souvent: «La
-beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer,
-faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses
-pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait
-toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des
-scrupules et des considérations qui n'avaient aucune force dans les
-moeurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il
-reconnaît que l'amour s'acharne sans cesse après lui et l'enflamme pour
-les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c'est Lysiscus que
-j'aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux
-qu'une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet
-adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n'est un autre
-amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue
-chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse,
-l'hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode,
-depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d'Inachia. Ce fut à
-cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu'il devint
-éperdument amoureux de Lycé: c'était une courtisane étrangère, qui
-exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut
-l'adresse de résister d'abord aux pressantes sollicitations du poëte.
-
-Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les
-personnages nommés dans les poésies d'Horace, ne nous font pas connaître
-le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses
-maîtresses; ils nous apprennent seulement qu'elle était d'origine
-tyrrhénienne, c'est-à-dire qu'elle avait pris naissance dans l'Étrurie,
-où la population entière, si l'on s'en rapporte au témoignage de
-l'historien Théopompe, s'adonnait avec fureur à la débauche la plus
-effrénée. Plaute fait entendre que les moeurs de ce pays n'avaient pas
-beaucoup changé de son temps, lorsqu'il met ces paroles dans la bouche
-d'un personnage de sa _Cistellaria_: «Vous ne serez point contrainte
-d'amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant
-indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa
-patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses,
-honteusement acquises, lui permettaient de s'entourer des dehors d'une
-femme honnête, de simuler un mariage et d'augmenter par là le prix de
-ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut
-avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l'égard de
-l'adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu'à venir la nuit
-suspendre des couronnes à la porte de l'astucieuse courtisane, qui ferma
-d'abord les yeux et les oreilles. Il s'enhardit par degrés et alla
-heurter à cette porte inexorable, qui s'ouvrait pour d'autres que pour
-lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible.
-Ce fut par une ode qu'il se fit recommander à la sévérité feinte de la
-belle Étrurienne, qui n'était pas en puissance de mari, mais qui avait
-auprès d'elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les
-Grecs nommaient _paraclausithyron_, était un chant qu'on exécutait en
-musique devant la porte close d'une cruelle: «Quand tu vivrais sous les
-lois d'un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte
-amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu
-devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents,
-comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta
-maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel
-pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas
-toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries
-des saisons.»
-
-Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui
-montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d'une concubine
-thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire
-de Tyrrhène, n'avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l'amour; quand
-il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l'inutilité
-de ses dons. Mais bientôt on n'eut plus rien à lui refuser, dès qu'il
-accorda ce qu'on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux
-qu'on pouvait le faire, et il resta quelque temps l'amant en titre de
-Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à
-un plus riche. Il ne se consola pas aisément d'avoir été quitté, et il
-chercha en vain à renouer une liaison qu'il avait rompue à contre-coeur.
-Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de
-cette courtisane se ressentit de l'usage immodéré que la libertine en
-avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes voeux! s'écria-t-il avec
-une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé,
-mes voeux s'accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître
-jeune, et d'une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon,
-qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui
-sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il
-s'éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux
-blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses
-ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans
-l'histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces
-décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que
-les arts avaient cent fois reproduit, qu'en reste-t-il maintenant? Que
-reste-t-il de celle en qui tout respirait l'amour et qui m'avait ravi à
-moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils
-te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que
-l'ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en
-cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d'un amant
-délaissé, et l'on ne peut trop taxer d'hyperbole un portrait si
-différent de celui qu'Horace avait peint avec enthousiasme peu d'années
-auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez
-les Romains, n'étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains
-multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les
-excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d'un
-printemps qui touchait à l'hiver et qui emportait avec lui les plaisirs
-de l'amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le
-feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le
-fard, il fallait recourir, pour l'apaiser, aux eunuques, aux _spadones_,
-aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses
-compensations du _fascinum_.
-
-Dans le temps même qu'Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne
-se défendit pas des séductions d'une autre enchanteresse, et il donna
-l'exemple de l'inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour
-ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l'aimait pas, il n'en était pas
-jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée
-sur les roses, dans les bras d'un bel adolescent à la chevelure
-parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne
-soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux
-enivrés d'amour et pétulants d'ardeur. Il se délecta à ce spectacle
-voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l'heureux couple fût
-en état de le voir et de l'entendre. Mais, le lendemain, il envoya une
-ode d'adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et
-ce qui l'avait guéri d'un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui
-tu brilles comme une mer qu'ils n'ont pas affrontée! Quant à moi, le
-tableau votif que j'attache aux parois du temple de l'Amour témoignera
-que j'ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les
-naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif
-rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion
-à cet usage, lorsqu'il remerciait le dieu des amants de l'avoir sauvé au
-milieu d'une tourmente de jalousie et d'infidélité. Il est remarquable
-que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre
-compte, ne souffrait pas de la part d'une maîtresse la moindre perfidie,
-et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit
-attribuer à une vanité excessive plutôt qu'à une délicatesse de moeurs
-cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La
-seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un
-partage, c'est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une
-affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de
-Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé
-sortait à peine de l'enfance, et, ne sachant comment résister aux
-poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui
-céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l'amour à l'amitié, prit
-lui-même les intérêts de son ami, en l'invitant à patienter quelque
-temps, jusqu'à ce qu'il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille
-pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l'automne va la
-mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé
-te cherchera d'elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte
-les années qu'il te ravit dans sa fuite; bientôt, d'un oeil moins
-timide, elle provoquera l'amour, plus chérie que ne furent jamais
-Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et
-rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait
-dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il
-parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les
-échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut
-presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et
-aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait
-Julia Varina, parce qu'elle était une des affranchies de la famille
-Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une
-amante fidèle, et il s'aperçut presque aussitôt que les serments dont
-elle l'avait bercé n'étaient qu'un moyen de tirer de lui plus de
-présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes
-parjures eût été suivi d'un châtiment; si une seule de tes dents en fût
-devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé;
-mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de
-nouveau ta foi, que tu n'en parais que plus belle, que tu te montres
-avec encore plus d'orgueil à cette jeunesse qui t'adore! Oui, Barine,
-tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la
-mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid
-de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le
-cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il
-n'est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour
-t'assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te
-reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s'éloigner du foyer
-d'une maîtresse impie!»
-
-Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se
-livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse
-fidèle et il n'en trouvait pas, faute de la prêcher d'exemple; il se
-retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Proeneste ou à
-Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle
-affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui
-le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica,
-son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune
-femme, portant la toge et coiffée d'une perruque blonde: elle était
-d'une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec
-admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d'une
-compagne plus âgée qu'elle, quoique non moins resplendissante
-d'attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient
-que par l'âge, prouvait suffisamment que l'une était la fille de
-l'autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de
-toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie
-cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste
-célébrité, il résolut de ne s'occuper que de la fille, nommée Tyndaris,
-chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et
-colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d'amour à Tyndaris:
-«Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens
-auprès de moi, et l'Abondance te versera de sa corne féconde tous les
-trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l'abri des feux de
-la canicule, tu chanteras sur la lyre d'Anacréon la fidèle Pénélope, la
-trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous
-l'ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de
-Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n'auras plus à craindre,
-qu'un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur
-toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer
-ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter
-sa mère, qui lui raconta l'indigne conduite du poëte à l'égard de
-Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s'exposer à de pareils
-traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu'elle ne pouvait, sans
-offenser sa mère, accepter les hommages de l'injurieux accusateur de
-Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son
-parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d'une mère si
-belle, fille plus belle encore, je t'abandonne mes coupables ïambes;
-ordonne, et qu'ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les
-flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma
-jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon
-délire, à de sanglants ïambes. Aujourd'hui je veux faire succéder la
-paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi
-ton coeur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et
-réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les
-frais du raccommodement.
-
-C'est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions
-les plus vives qu'il eût encore ressenties. Lydie était éprise d'un tout
-jeune homme, qu'elle détournait des exercices gymnastiques et des
-laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de
-perdre ainsi l'avenir de ce jeune homme, qu'il parvint à remplacer, en
-se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet
-imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu'il pouvait l'être
-jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s'était emparé
-d'elle et qui la captivait par les sens. Horace n'était pas homme à
-soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya,
-par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste
-rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la
-plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce
-copieux amant: «Ah! Lydie! s'écrie-t-il dans une ode charmante, qui
-n'émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le
-teint de rose, les bras d'ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon coeur
-s'enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je
-rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et
-trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand
-je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les
-fureurs de l'ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle
-imprime ses morsures! Non, si tu veux m'écouter, ne te fie pas au
-barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a
-répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu'unit
-un lien indissoluble, que de tristes querelles n'arrachent pas l'un à
-l'autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna
-les prières et les conseils d'Horace: elle ne congédia point l'amant qui
-la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à
-l'importun conseiller.
-
-Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu'il aimât
-avec plus de frénésie l'infidèle qui le chassait, il voulut, par le
-nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n'en était
-que plus vivace dans son coeur; il fit parade de ses nouvelles
-maîtresses: «Lorsqu'un plus digne amour m'appelait, dit-il dans une ode,
-j'étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l'affranchie Myrtale,
-plus emportée que les flots de l'Adriatique quand ils creusent avec rage
-les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d'avoir perdu
-Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe
-avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils
-d'Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de
-rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils
-tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le poëte a chanté sa
-réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j'ai su te plaire
-et que nul amant préféré n'entourait de ses bras ton cou d'ivoire, je
-vivais plus heureux que le grand roi. --Tant que tu n'as pas brûlé pour
-une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus
-fière, plus glorieuse que la mère de Romulus. --Chloé règne aujourd'hui
-sur moi; j'aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle,
-je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie.
---Je partage les feux de Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium; pour lui,
-je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie.
---Quoi! s'il revenait, le premier amour? s'il ramenait sous le joug nos
-coeurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s'ouvrît
-encore à Lydie? --Bien qu'il soit beau comme le jour, et toi plus léger
-que la feuille, plus irritable que les flots, c'est avec toi que
-j'aimerais vivre, avec toi que j'aimerais mourir!»
-
-Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à
-Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en
-s'affligeant de n'avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore
-enfant, lorsqu'elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt
-pour s'attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes,
-à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l'ancienne amante de
-Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu'il eut révélation
-des beautés cachées de Phyllis et qu'il se sentit jaloux de les
-posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune
-Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas
-qu'on avertît de sa présence l'hôte aimable qu'il venait voir et qu'on
-lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des
-bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l'idée de le surprendre
-et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur
-un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul
-avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le
-seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les
-épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias
-s'aperçut qu'il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu'il eut la
-conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa
-brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et
-qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait
-chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui
-représentait comme déshonorant le commerce intime d'un homme libre avec
-une esclave. Xanthias ne se consolait pas d'avoir dévoilé son secret
-malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d'Horace, qui
-cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu'il
-eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l'éloge le moins
-équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous
-l'impression d'une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D'après
-le conseil d'Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave,
-pour n'avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait
-envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus
-délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d'Achille, à
-Tecmesse aimée d'Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon
-fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d'aimer ton esclave, ô
-Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n'a pas de nobles
-parents qui seraient l'orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure
-une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu
-as aimée n'est pas d'un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle
-n'a pu naître d'une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses
-bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon coeur n'y est pour rien.
-Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s'est hâté de clore le
-huitième lustre.» Horace à quarante ans n'était pas moins curieux qu'à
-vingt, et ce qu'il avait vu de Phyllis le tourmentait d'une secrète
-impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu'il
-prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise,
-semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut
-gré d'avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la
-délivra de Xanthias qu'elle n'aimait pas, et une fois maîtresse
-d'elle-même, elle s'amouracha de Télèphe, qu'Horace avait eu déjà pour
-rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place
-à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour
-l'inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides
-d'avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n'est
-pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s'est emparée de
-lui et le retient dans un doux esclavage, à l'exemple de Phaéton
-foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d'un mortel,
-rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop
-ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d'élever trop
-haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours,
-car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que
-me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.»
-Phyllis était devenue courtisane, et son talent d'aulétride la faisait
-distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins;
-quoique Horace l'appelât ses dernières amours (_meorum finis amorum_),
-il lui donna encore plus d'une rivale préférée.
-
-Glycère fut celle qu'il aima davantage; il savait par Tibulle, qui
-l'avait aimée avant lui, ce qu'elle valait comme amante; il n'eut pas de
-répit qu'il ne remplaçât auprès d'elle Tibulle ou plutôt le jeune
-adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius,
-au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle.
-Faut-il soupirer d'éternelles élégies, parce qu'un plus jeune t'a
-éclipsé aux yeux de l'infidèle?» Horace était assez riche et assez
-aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui
-cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte
-d'Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle
-avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce
-billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses
-_ancillæ_ et de ses _ornatrices_, pour recevoir son nouvel amant: «O
-Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre;
-viens dans la brillante demeure de Glycère qui t'appelle avec des flots
-d'encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures
-dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n'a
-plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d'une
-courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les
-sens d'Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant
-d'emportement, que sa santé en fut altérée, et qu'il augmenta par ces
-excès l'irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises
-spasmodiques qui l'épuisaient encore plus que ses transports amoureux,
-et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s'abandonnait aux
-sombres rêveries d'une espèce de maladie noire, que la jalousie avait
-produite et qu'elle menaçait d'aggraver tous les jours. Mais cette
-jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu'il se
-faisait violence pour la cacher et qu'il s'étourdissait au milieu des
-festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival
-Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de
-Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je
-hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies
-éveille l'insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil
-époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme
-l'étoile du soir, attirent l'amoureuse Rhodé, et moi je languis, je
-brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de
-Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa
-chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de
-rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane
-adroite, évitait pourtant d'évoquer ces fâcheuses pensées, et
-quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait
-croire qu'il n'avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors
-sa verve de poëte s'échauffait, et il redevenait jeune en chantant
-Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur
-mère cruelle m'ordonnent de rendre mon coeur aux amours que je croyais
-finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j'aime son teint éblouissant et
-pur comme un marbre de Paros; j'aime ses charmants caprices et la
-vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s'attache à moi
-tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le
-cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n'a plus que des
-chants d'amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la
-verveine, l'encens et une coupe de vin: le sang d'une victime désarmera
-la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice,
-et ils n'ont eu garde de se mettre d'accord sur la déesse à qui Horace
-voulait l'offrir. C'était Vénus, selon les uns; c'était Glycère
-divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi
-difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait
-d'immoler (_mactata hostia_)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs
-et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à
-Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien
-d'Horace a cité un passage de Tacite, d'après lequel on ne saurait
-contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des
-autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu'on
-immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le
-sacrifice dont il est question dans l'ode d'Horace à Glycère, pourrait
-bien être d'une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les
-maléfices et qui voulait surtout se garantir du noeud d'impuissance,
-brûlait de l'encens et de la verveine sur l'autel de ses dieux lares,
-versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa
-maîtresse en victime qu'il immolait à Vénus.
-
-Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec
-plusieurs maîtresses qu'il avait eues et qui comptaient rester ses
-amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l'instigation de
-Glycère, qu'il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni
-même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu'il avait
-chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas
-reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse:
-«Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés
-tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil,
-elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins
-en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues
-nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d'une rue
-solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants.
-Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les
-cavales, s'allumeront dans ton coeur ulcéré, tu gémiras de voir cette
-joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et
-qui dédie à l'Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu
-le courage d'insulter Lydie et de la représenter _meretrix_ de
-carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n'eut pas le
-moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la
-vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des _fameuses_ à
-la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes
-débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort,
-cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces
-blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô
-Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des
-cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour
-pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille,
-ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent,
-et non la rose aux couleurs purpurines: d'un tonneau de vin, on ne boit
-pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres
-d'odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n'effaçaient
-pas les chants d'amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il
-était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes,
-il les mêla de telle sorte, qu'on ne pouvait plus retrouver la suite
-chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers
-qu'il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas
-encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce
-recueil: elle s'irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi
-qu'il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses
-torts imaginaires.
-
-Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui
-prouver qu'il pouvait se passer d'elle: il se tourna vers une ancienne
-maîtresse, qu'il n'avait pas du moins injuriée, et il n'épargna rien
-pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle
-esclave de Thrace, qu'il avait possédée le premier et qui n'avait pas su
-le retenir sous le prestige d'une naïve tendresse d'enfant. La blonde
-Chloé avait acquis de l'expérience, en devenant une courtisane en vogue;
-elle se trouvait, à cette époque, dans tout l'éclat de ses grâces, de
-ses talents et de sa réputation: elle avait autour d'elle une brillante
-cour d'adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la
-promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de
-ses rivales, et elle n'était entretenue néanmoins que par un jeune
-marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l'aimait sans doute parce qu'il
-n'avait pas d'égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à
-cause de l'immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble
-comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane,
-appelée Astérie: il l'aima aussitôt et il ne songea plus qu'à se séparer
-de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un
-voyage en Bithynie, où, disait-il, l'appelaient ses affaires de
-commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès
-qu'il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la
-dénoncèrent à l'inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait
-des lettres du voyageur; Chloé n'en recevait aucune; elle ignorait même
-en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à
-Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d'elle,
-furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de
-Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres
-suppliantes et passionnées.
-
-Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l'absence de
-Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna
-pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme
-contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour
-Astérie, dont il se fit l'ami et le protecteur. Il lui adressa une ode,
-dans laquelle il l'encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et
-à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie,
-prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu'il ne faut?
-Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus
-d'adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir,
-ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux
-dans la rue, et quand il t'appellerait cent fois cruelle, reste
-inflexible!» Il lui apprenait que l'émissaire de Chloé avait tenté
-vainement d'émouvoir le coeur de Gygès, ce coeur qui appartenait
-désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais
-le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette
-courtisane avait laissé dans son propre coeur un amer découragement; il
-crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui
-avait été si souvent favorable: «J'ai joui naguère de mes triomphes sur
-les jeunes filles, et j'ai servi non sans gloire sous les drapeaux de
-l'Amour. Aujourd'hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre,
-qui n'est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la
-déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les
-leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui
-règnes dans l'île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l'on ne connut
-jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement
-de ton fouet divin l'arrogante Chloé!»
-
-Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu'il
-pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être
-il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins;
-il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il
-emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction.
-Il mit d'abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des
-poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des
-courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l'oreille de la
-sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine
-et fuit l'approche du coursier, Lydé me fuit et l'amour l'effarouche
-encore.» Mais elle ne tarda pas à s'apprivoiser, et elle venait souvent
-chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles
-amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu'il adresse
-à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour
-consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du
-cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons
-tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi,
-sur ta lyre d'ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos
-derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux
-brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes.
-Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode
-à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les
-couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le
-repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir
-promptement l'ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et
-toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu'elle y a recueilli au
-passage (_quis devium scortum eliciet domo Lyden_)? Dis-lui de se hâter.
-Qu'elle vienne avec sa lyre d'ivoire, les cheveux négligemment noués à
-la manière des femmes de Sparte!»
-
-C'en est fait, la carrière amoureuse d'Horace se ferme des mains de
-Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n'aime plus
-les femmes; il sait qu'il n'a plus rien de ce qu'il faut pour leur
-plaire, il ne s'exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus;
-mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me
-déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j'étais sous le
-règne de l'aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n'essaie plus,
-mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si
-doux, un coeur devenu rebelle! Va où t'appellent les voeux passionnés de
-la jeunesse; transporte, sur l'aile de tes cygnes éblouissants, les
-plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un
-coeur fait pour l'amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le
-crédule espoir d'un tendre retour! adieu les combats du vin et les
-fleurs nouvelles dont j'aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi,
-Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi
-au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de
-l'embarras? La nuit, dans mes songes, c'est toi que je tiens embrassé;
-toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les
-eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse
-passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le
-poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et
-s'abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV.
-
- SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Le
- _patient_ Aurélius et le cinæde Furius. --Épigramme contre ses
- détracteurs. --Ses maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille
- du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de
- Lesbie. --Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie. --Ce
- que c'était que le moineau de Lesbie. --Mort de ce moineau chantée par
- Catulle. --Désespoir de Lesbie. --Passion violente de Catulle pour
- Lesbie. --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --La
- maîtresse de Mamurra. --Mariage concubinaire de Lesbie. --Catulle
- revoit Lesbie en présence de son mari. --Subterfuges employés par
- Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari. --La courtisane
- Quintia au théâtre. --Vers de Catulle contre Quintia. --Catulle n'a
- pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie. --La courtisane
- grecque Ipsithilla. --Billet galant qu'adressa Catulle à cette
- courtisane. --Épigramme de Catulle aux habitués d'une maison de
- débauche où s'était réfugiée une de ses maîtresses. --Il ne faut pas
- reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ce mauvais lieu. --Colère de
- Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. --Vieillesse prématurée
- de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son amant. --Properce.
- --Cynthie ou Hostilia, fille d'Hostilius. --Son amour pour Properce.
- --Statilius Taurus, riche préteur d'Illyrie, entreteneur de Cynthie.
- --Résignation de Properce à l'endroit des amours de sa maîtresse avec
- Statilius Taurus. --Les oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à
- sa maîtresse. --La _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les
- attraits de sa maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec
- Cynthie. --Les galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon.
- --Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de
- Baïes. --Les amours de Gallus. --Properce se jette dans la débauche
- pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation de Properce avec Cynthie.
- --Changement de rôles. --Acanthis l'entremetteuse. --Jalousie de
- Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge qu'employa Cynthie pour s'assurer de
- la fidélité de son amant. --Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa.
- --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. --L'empoisonneuse
- Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort de Properce. --Ses
- cendres réunies à celles de Cynthie.
-
-
-Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l'amour ou
-plutôt de la volupté, venait de mourir, à l'âge de trente-six ans,
-victime de l'abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais,
-selon les autres, n'ayant succombé qu'à la faiblesse de sa nature
-délicate et maladive, malgré les précautions d'une vie calme et chaste.
-Cette vie-là, dans tous les cas, n'avait pas toujours été telle, puisque
-les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites
-la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la
-licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de
-Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des
-libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans
-ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais
-devant le mot obscène, qu'il fait sonner avec effronterie dans une
-phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères
-de la débauche la plus hardie, mais il a l'excuse d'être naïf dans ce
-qu'il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en
-Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce
-qui devait servir à composer l'impure mosaïque de la Prostitution
-romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le
-_patient_ Aurélius et le cinæde Furius (_pathice_), qui, d'après ses
-vers voluptueux (_molliculi_), ne le supposaient pas trop pudique, il
-n'hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être
-chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de
-sel et d'agrément, tout voluptueux et peu décents qu'ils sont, quand ils
-peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore
-de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle
-était trop instruit des secrets de Vénus, pour n'avoir pas acquis ce
-savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé.
-
-Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n'est pas venue
-jusqu'à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses
-maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60
-ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d'esprit, de talents
-et de grâces, si éclatante qu'elle ait été dans la période de leurs
-amours, n'a pas duré assez longtemps pour qu'on en trouve un reflet dans
-les oeuvres d'Horace. Il n'y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par
-Catulle, ait survécu au moineau qu'elle avait tant pleuré; et encore,
-suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d'un sénateur, Métellus
-Céler, s'appelait Clodia, et n'appartenait pas à la classe des
-courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers
-adressés à Lesbie ou à son moineau, d'admettre un détail qui aurait pu
-la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle;
-il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à
-des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il
-embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les
-compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers,
-pour que j'en eusse assez et trop? Autant qu'il y a de grains de sable
-amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de
-Jupiter Ammon jusqu'au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu'il y a
-d'étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours
-furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée
-ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu'il a comparée à Sapho en
-traduisant pour elle l'ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus
-connue par son moineau que par ses moeurs galantes. Ce moineau, délices
-de Lesbie, qui jouait avec elle, qu'elle cachait dans son sein, qu'elle
-agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures,
-lorsqu'elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l'ennui
-de l'attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n'était pas un
-oiseau, si l'on s'en rapporte à la tradition conservée par les
-scoliastes; c'était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l'aimait à
-l'égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes
-beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau
-qui faisait ses délices et qu'elle aimait plus que la prunelle de ses
-yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges
-de l'interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l'ode de
-Sapho, que le poëte n'a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne
-soutiendrons pas contre eux que Catulle n'a entendu pleurer qu'un
-moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma
-maîtresse sont enflés et rouges d'avoir pleuré.»
-
-Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu'il ne prévoyait pas
-la fin de cette passion qu'elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie!
-s'écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée
-que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d'un tel amour, et
-congédia son amant. Celui-ci n'essaya pas de regagner un coeur, dont il
-était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu'il regardait
-comme inévitable; il résolut seulement d'oublier Lesbie, et de ne plus
-aimer à l'avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il
-tristement; déjà Catulle s'est endurci le coeur; il ne te poursuivra
-plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand
-tes nuits se passeront sans qu'on t'adresse de prières. Maintenant quel
-sort t'est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui
-aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres
-mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c'est la destinée, endurcis-toi!»
-Catulle s'aperçut bientôt qu'il avait trop compté sur sa force d'âme, et
-qu'il ne se consolerait pas de l'inconstance de Lesbie; il l'aimait
-absente; il l'aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux!
-murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet
-la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les
-angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d'une vie qui a été
-pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur
-dans la moelle de mes os, a chassé de mon coeur toutes mes joies!»
-Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et
-celle qui le lui avait inspiré; il s'indigna un jour de voir comparer à
-Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n'avait ni le nez petit, ni le pied
-bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni
-la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et
-grossier!» répétait-il en soupirant.
-
-Lesbie s'était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons
-concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages
-par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu'on appelait son mari
-(_maritus_) et qui n'était peut-être qu'un maître jaloux. Elle ne
-laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari,
-qu'elle n'osait tromper, bien qu'elle en eût belle envie. Pour mieux
-feindre l'oubli du passé et pour tranquilliser l'esprit de l'époux
-qu'elle regrettait secrètement d'avoir préféré à l'amant, elle adressait
-tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C'est une grande
-joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une
-épigramme contre le mari. Ane, tu n'y entends rien! Si elle se taisait
-et qu'elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde
-et m'invective, c'est non-seulement qu'elle se souvient, mais encore, ce
-qui est bien plus sérieux, qu'elle est irritée; c'est qu'elle brûle
-encore et ne s'en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies
-de Catulle, qu'il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la
-passion qu'elle conservait pour lui. Si c'était une illusion, il ne fit
-rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en
-puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au
-théâtre, un murmure d'admiration accompagna l'arrivée d'une courtisane,
-nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie,
-comme pour l'éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet,
-se fixèrent sur la nouvelle venue, et l'on ne regarda plus Lesbie,
-excepté Catulle, qui n'avait des yeux que pour elle. Indigné de
-l'injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses
-tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu'il fit circuler parmi les
-spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand
-nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J'avouerai
-volontiers qu'elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu'elle
-soit belle; car, dans ce grand corps, il n'y a nulle grâce, nul attrait.
-Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds,
-qu'elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.»
-
- Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est,
- Tum omnibus una omnes surripuit veneres.
-
-On peut dire que Catulle n'a pas donné de rivale dans ses poésies, à
-cette Lesbie, qu'il ne cessa d'aimer, lorsqu'il eut cessé de la
-posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d'une
-autre maîtresse. On ne trouve qu'un seul nom, celui d'Ipsithilla, qui
-brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore
-après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger
-par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre
-langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas
-moins que la traduction discrète d'un professeur de l'Université: «Au
-nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie,
-accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour; et, si
-tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à
-tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et
-prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux
-(_paresque nobis novem continuas futationes_). Mais, si tu dis oui,
-dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule
-dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui
-nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où
-il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre
-épigramme qu'il adresse aux habitués d'un mauvais lieu, il se plaint
-amèrement de la perte d'une maîtresse qu'il ne nomme pas, qu'il avait
-aimée comme on n'aimera jamais, et pour laquelle il s'était battu bien
-des fois. Cette femme l'avait quitté pour se réfugier dans une maison de
-débauche, la neuvième qu'on rencontrait en sortant du temple de Castor
-et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de
-ce lupanar (_omnes pusilli, et semitarii moechi_), qui s'entendaient
-pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d'entrer
-dans la maison, où ils étaient au nombre d'une centaine: «Pensez-vous
-être seuls des hommes? leur criait-il en colère (_solis putatis esse
-mentulas vobis?_). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les
-filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?»
-Il les défie, il les menace d'écrire la violence qu'on lui fait, sur les
-murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu'on y obtient
-toujours à prix d'argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents
-adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix
-de son amante qui se livre aux _contubernales_, il se morfond toute la
-nuit à la porte.
-
-Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ces
-débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le
-mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la
-vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l'avait pas laissée tomber
-à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu'il
-l'estimait moins, il était forcé d'avouer en gémissant qu'il l'aimait
-davantage: _Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle
-minus_. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des
-courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le
-voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui
-à l'avance le prix des faveurs qu'elle lui avait ensuite refusées:
-«L'honneur veut, Aufilena, qu'on tienne sa parole, comme la pudeur
-voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c'est pis
-encore que le fait d'une courtisane avare qui se prostitue à tout
-venant.» Ailleurs, il s'indigne contre une honteuse prostituée qui lui
-avait dérobé ses tablettes; il l'appelle _catin pourrie_ (_putida
-moecha_); il l'accable d'injures, sans obtenir la restitution des
-tablettes. Elle ne s'émeut pas, et ne fait qu'en rire; il finit par rire
-lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il,
-rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces
-physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la
-décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l'avait conduit, en si peu
-d'années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie.
-Ce n'était plus qu'un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances
-de son ardente jeunesse; c'était encore de l'amour qu'il épanchait en
-vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait
-jusqu'à l'outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il
-l'admirait, il l'exaltait, il l'invoquait à l'instar d'une divinité:
-«Nulle femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi,
-ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n'a été plus religieusement
-gardée que nos serments d'amour le furent par moi! Mais vois où tu m'as
-conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car
-je ne pourrai jamais t'estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse
-des femmes, ni cesser de t'aimer, quand tu serais la plus débauchée!»
-Les sens faisaient silence chez Catulle; le coeur parlait seul, et cette
-voix suprême retentit dans l'âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien
-amant n'avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin
-était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui,
-les bras ouverts; Catulle s'y précipita, en oubliant tout le reste.
-Lesbie l'avait revu mourant; Catulle s'était ranimé pour écrire d'une
-main tremblante ces admirables vers:
-
- Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te
- Nobis. O lucem candidiore notâ!
- Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid
- Optandum vita, dicere quis poterit!
-
-«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t'espérais sans
-cesse! O jour qu'il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est
-plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu'il y a dans
-la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n'avait que
-des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son oeil éteint
-s'était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses
-sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse
-chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans
-des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me
-promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera
-toujours? Grands dieux! faites qu'elle puisse promettre et tenir, et que
-ce soit sincèrement, et du coeur, qu'elle me le dise! Ainsi, nous
-pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d'une
-amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient
-se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement
-presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d'avoir
-retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu'on puisse
-faire de cette Lesbie, c'est de rappeler l'amour si tendre et si
-constant qu'elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte
-toujours dans les vers qu'il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs
-de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution
-romaine.
-
-Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être
-aussi, suivant l'expression bizarre d'un rhéteur, «un des triumvirs de
-l'amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle
-de Mévanie, l'an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les
-poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant
-Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses
-flatteurs prétendirent même qu'elle descendait de Tullus Hostilius,
-troisième roi de Rome; mais, quoi qu'il en fût, elle pouvait se vanter,
-avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père
-Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre
-d'Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents
-avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps,
-n'était pourtant qu'une courtisane. Elle aimait véritablement Properce,
-mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de
-rivaux qu'elle en pouvait satisfaire. Elle n'avait garde de lui
-permettre d'en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la
-fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un
-riche préteur d'Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses
-frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d'argent pour elle que
-pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie
-n'enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités
-de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu
-redoutable que lui faisait le préteur d'Illyrie dans les bonnes grâces
-d'Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque
-fois qu'il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n'en
-souffrait pas d'autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux
-qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi,
-en revenant un soir, à l'improviste, de Mévanie, impatient de se
-retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte,
-il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec
-inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect;
-aucun n'ose l'arrêter, et tous voudraient l'empêcher d'avancer. On est
-en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des
-aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par
-les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s'enfuir; il demande
-d'une voix impérieuse quel est l'hôte magnifique qui reçoit chez
-Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce
-un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se
-laissera, plutôt que d'ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles;
-mais Properce n'a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au
-triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la
-salle, où l'odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s'y
-passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit
-d'ivoire, de pourpre et d'argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia
-et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l'un à l'autre.
-A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se
-retire d'un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore
-pour ses oreilles, pourquoi ne m'avertissais-tu pas tout de suite que le
-préteur était arrivé d'Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit,
-qu'il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses,
-seule infidélité qu'il se permît à l'égard de son infidèle. Le lendemain
-il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu
-d'Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand
-désespoir! Que n'a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens?
-Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t'eusse présentées!...
-Aujourd'hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit,
-excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne
-quitte pas un moment cette moisson qui t'est offerte, et dépouille de
-toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses
-dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile
-vers d'autres Illyries.» Ces conseils, de la part d'un amant, ne
-témoignaient pas de son extrême délicatesse.
-
-Cynthie n'était pas seulement belle; son amant l'appelle _docte_, et
-parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses
-talents; on sait aussi qu'elle était poëte, et son goût pour la poésie
-devait être le principal lien qui l'attachait à Properce. Celui-ci, en
-effet, ne pouvait la payer qu'en vers. Dans ses élégies, il esquisse
-souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend
-qu'elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main
-admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment
-de ma flamme! O Bassus! elle a bien d'autres perfections, pour
-lesquelles je donnerais jusqu'à ma vie: c'est sa rougeur ingénue; c'est
-l'éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous
-sa robe discrète (_gaudia sub tacitâ ducere veste libet_).» Il trouvait
-sa Cynthie assez parfaite pour qu'elle se passât de toilette et même de
-voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la
-nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler
-tant d'ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l'Oronte
-que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis
-de cette robe déliée, tissue dans l'île de Cos? Pourquoi te vendre à ce
-luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée,
-étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes
-briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir
-à de tels artifices. L'Amour est nu: il n'aime point le prestige des
-ajustements.» L'axiome de Properce était toujours celui d'un amant
-tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais
-Cynthie s'obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le
-gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous
-initiant aux mystères d'une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette
-habitude de pudeur ou de pruderie, qu'il aurait pu expliquer par la
-découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il
-nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein,
-quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à
-s'ébattre dans les ténèbres? Si tu l'ignores, les yeux sont nos guides
-en amour. C'est nue, et lorsqu'elle sortait de la couche de Ménélas,
-qu'Hélène, à Sparte, alluma au coeur de Pâris le feu qui le consuma;
-c'est nu, qu'Endymion captiva la soeur d'Apollon; c'est nue aussi que la
-déesse dormit avec lui (_nudæ concubuisse deæ_). Si donc tu persistes à
-coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces
-une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le
-lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante
-t'empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais
-honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte
-de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter
-de ce qu'on lui offrait: «Qu'elle veuille bien m'accorder quelques nuits
-semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une
-seule année; qu'elle m'en donne beaucoup d'autres, et dans ces nuits-là
-je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!»
-
-Cet amour n'était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait
-journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur
-d'Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la
-maison. Elle n'accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu'il
-réclamait à titre d'amant déclaré; elle le tenait souvent à l'écart,
-elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours
-mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes
-honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le coeur du poëte; elle
-mettait sur le compte des fêtes d'Isis, de Junon ou de quelque déesse,
-la continence qu'elle s'imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont
-encore revenues ces tristes solennités d'Isis! écrivait un jour
-Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille
-d'Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux
-matrones de l'Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides
-de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale
-à l'amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu'Isis fût seule coupable
-des scrupules et des refus de Cynthie, qu'il essayait en vain
-d'attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n'entre avec plaisir
-dans son lit solitaire; il est quelque chose que l'amour vous force à y
-souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents;
-une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le
-laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement
-elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu'elle prétendait
-donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire,
-à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d'ailleurs ce
-qui faisait l'opulence de sa maîtresse, et, comme il n'avait pas les
-trésors d'Attale pour payer ce luxe dont il savait l'origine impure, il
-en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe
-vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque
-toute la Grèce soupirait à sa porte! s'écrie-t-il, en avouant que sa
-Cynthie n'était qu'une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus
-nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui
-égaya si longtemps les loisirs du peuple d'Érichtée! Cette Phryné, qui
-aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter
-plus d'admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de
-plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des
-baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs,
-signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des
-parents qu'elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste,
-Properce était si jaloux d'elle, qu'il la soupçonnait parfois de cacher
-un amant dans sa robe (_et miser in tunicâ suspicor esse virum_).
-
-Ce n'était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d'elle
-cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins
-généreux; c'était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour
-pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs
-voyaient affluer alors l'élite de la richesse, de la corruption et du
-plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme
-déchues, si elles n'eussent étalé leur luxe insolent au milieu des
-orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles
-intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes,
-comme il l'eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque
-souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se
-nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l'avenir. Te
-rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle
-est la place qui me reste en ton coeur? Peut-être, en ce moment, un
-rival ennemi veut-il que j'efface ton nom de mes vers.» Properce, qui
-n'avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes,
-s'indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de
-tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des
-femmes: «Ah! périssent à jamais, s'écriait-il, périssent Baïes et ses
-eaux, qui engendrent tous les crimes de l'amour!» Au reste, il ne
-pouvait guère se faire illusion sur l'objet du voyage de Baïes; il
-n'ignorait pas, d'ailleurs, que Cynthie n'avait pas d'autre revenu que
-celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l'avoir vue à
-l'oeuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un
-moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c'est toujours la
-bourse des amateurs qu'elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de
-l'amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s'avilissent par ce trafic!
-Ma maîtresse m'envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle
-me commande d'aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que
-personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à
-cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son
-vilain préteur, avait interdit sa couche à l'amant de coeur, pendant
-sept nuits consécutives.
-
-Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait
-qu'elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu'il lui donna
-longtemps et vainement l'exemple de la constance. Il déclare, en
-plusieurs endroits de ses élégies, qu'il était resté fidèle à cette
-charmante infidèle, et l'on voit qu'il lui pardonnait tout, dès qu'elle
-lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre
-régnait à sa place; il se faisait si peu d'illusion à cet égard, qu'il
-lui disait, tout en l'embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule
-nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux
-cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à
-un raccommodement et à un redoublement d'amour. Dans une de ces
-querelles d'amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier
-Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les
-courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire,
-depuis le jour où son ami Gallus, dans l'intention de le distraire et de
-faire trêve à ses chagrins de coeur, l'avait rendu témoin, pendant une
-nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit
-dont il m'est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par
-ce spectacle: ô nuit que j'évoquerai souvent dans mes voeux ardents,
-nuit voluptueuse où je t'ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune
-maîtresse, mourir d'amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au
-sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il
-ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il
-était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des
-plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les
-sentiers battus par le vulgaire et à s'abreuver à longs traits aux
-sources impures de la prostitution publique (_ipsa petita lacu nunc mihi
-dulcis aqua est_); il adopta une maxime bien contraire à celle de
-l'amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!»
-Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que
-toutes les filles que l'Oronte et l'Euphrate semblent avoir envoyées
-pour moi à Rome, que ces sirènes s'emparent de moi!» Et pourtant il ne
-se consolait pas d'avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter,
-en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour,
-murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il
-apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle:
-il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu'il
-crut l'avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O
-lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes
-offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui
-fut changée en génisse (Io): dix nuits d'abstinence pour cette déesse et
-dix d'amour pour moi!»
-
-A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les
-amants; la jalousie se calma dans le coeur de Properce, pour s'allumer
-dans celui de Cynthie. Il venait d'être délivré enfin de l'odieuse
-malveillance qui s'acharnait à troubler ses amours: Acanthis,
-l'entremetteuse, qui avait tant d'empire sur Cynthie, qui lui procurait
-des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses
-messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et
-l'ennemie implacable d'un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible
-mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n'était
-plus là, l'infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier
-veille pour ceux qui apportent; si l'on frappe les mains vides, qu'il
-dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse
-pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d'or, ni les rudes
-caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares,
-qui, l'écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde
-l'or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu'on te
-chante? Sois sourde à ces vers que n'accompagne pas un présent d'étoffes
-splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de
-l'or.» Properce assista aux derniers moments d'Acanthis et à ses
-honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses
-rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si
-bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu'une vieille
-amphore au col tronqué soit l'urne cinéraire de cette abominable
-sorcière, s'écria Properce, et qu'un figuier sauvage l'étreigne dans ses
-racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de
-pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!»
-Cynthie, qui n'écoutait plus la voix empoisonnée d'Acanthis, donna libre
-cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle
-le fit épier, elle l'épia elle-même; elle l'accusa de torts qu'il
-n'avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu'elle
-avait eu d'amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle
-l'accablait de reproches et d'injures; elle le mordait, le battait,
-l'égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se
-punir de n'être plus assez belle ni assez aimée.
-
-Cette jalousie vague s'était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna,
-dont Properce avait été l'amant, avant de devenir le sien. Cynthie se
-porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce
-fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui
-n'avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu'il avait eu dans sa
-jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu'il se souvenait à
-peine de l'avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces
-nuits d'amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton
-amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de
-tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna,
-qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s'est
-donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix
-si nécessaire aux travaux de l'esprit, évitait de rien faire, que
-Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il
-avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l'air indifférent,
-et sa maîtresse n'en était que plus empressée à découvrir les causes de
-cette indifférence. Un jour, elle prétexta un voeu qu'elle avait fait,
-d'offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce
-temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs
-de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre
-profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges
-apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu'elles lui
-présentaient, les yeux couverts d'un bandeau; quand elles étaient pures,
-le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec
-d'effroyables sifflements. Cynthie n'avait rien à porter à ce dragon:
-elle ne pouvait avoir affaire qu'à la déesse. Son voyage n'était,
-d'ailleurs, qu'une manière de s'absenter, en laissant le champ libre à
-son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la
-longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par
-des molosses aux riches colliers. «Après tant d'outrages faits à ma
-couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant
-aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir
-deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais
-charmante dès qu'elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont
-l'ivresse ne se contentait pas d'un seul amant. La première demeurait
-sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les
-bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des
-Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été
-préparé pour les recevoir d'une manière digne d'elles. Properce se
-promettait d'adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des
-voluptés qui lui étaient inconnues (_et venere ignotâ furta novare
-mea_).
-
-Le festin était servi sur l'herbe, au fond du jardin; rien n'y manquait,
-ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les
-roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n'y avait qu'un
-lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se
-plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis
-jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de
-buis. Mais cette musique ne faisait qu'accroître la distraction du
-poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et
-Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on
-renversa la table pour jouer aux dés. Properce n'amenait que des nombres
-funestes, tels que celui qu'on nommait _les chiens_; la chance ne
-daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c'est-à-dire le numéro un.
-Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique,
-Properce était aveugle et sourd (_cantabant surdo, nudabant pectora
-cæco_). Tout à coup, la porte d'entrée a crié sur ses gonds, et des pas
-légers retentissent dans le vestibule. C'est Cynthie qui accourt, pâle,
-les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d'éclairs:
-c'est la colère d'une femme, et l'on dirait une ville prise d'assaut
-(_spectaculum captâ nec minus urbe fuit_). D'une main forcenée, elle
-jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu
-et demande de l'eau; Cynthie les poursuit l'une et l'autre, déchire
-leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui
-échappent à grand' peine et se réfugient dans la première taverne
-qu'elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on
-accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante
-en fureur, qui s'acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord
-jusqu'au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent
-coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les
-genoux de Cynthie, il la conjure de s'apaiser, il réclame son pardon;
-elle le lui accorde, à condition qu'il ne se promènera plus, richement
-paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu'il ne tournera
-plus ses regards vers les derniers gradins de l'amphithéâtre, où siégent
-les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave
-infidèle, les pieds chargés d'une double chaîne. Properce consent à
-tout, pour expier son impuissante tentative d'infidélité; il baise les
-mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite,
-elle brûle des parfums, et lave avec de l'eau pure tout ce que le
-contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d'une souillure à ses
-yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de
-chemise, et d'exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre.
-Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se
-couche avec son amant: c'est là que la paix s'achève entre eux (_et toto
-solvimus arma toro_).
-
-Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane,
-nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique,
-versa le poison, qu'un de ses amants avait fait apprêter par une
-magicienne, pour se venger d'un affront qu'il avait reçu de cette fière
-maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les
-funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas
-de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la
-cendre fumante de la victime d'un si noir attentat: on avait l'air de
-vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome,
-Cynthie avait été inhumée au bord de l'Anio, sur la route de Tibur, dans
-l'endroit même qu'elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta
-foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les
-auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui
-lui demandait vengeance; mais il n'osa pas se faire l'accusateur de
-l'empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui
-avait été l'instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya
-la poussière avec sa robe brochée d'or; en revanche, les amies de
-Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre,
-furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel
-pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille
-Pétalé fut attachée à la chaîne de l'infâme billot; la belle Lalagé,
-suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le
-nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les
-fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une
-épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les
-dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la
-vieille nourrice et l'esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des
-avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne
-brûla pas les vers qu'il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l'ombre
-mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d'autres
-maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os
-confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l'ombre
-plaintive s'évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la
-saisir et l'enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas
-longtemps à celle qu'il ne cessait de pleurer: il mourut à l'âge de
-quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu'il lui avait
-élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie,
-qui partage l'immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu'une
-courtisane fameuse.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVI.
-
- SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
- Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
- amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
- --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
- enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
- porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
- --Némésis. --L'amant de cette courtisane. --Amour de Tibulle pour
- Némésis. --Prix des faveurs de cette prostituée. --Cerinthe empêche
- Tibulle de se ruiner pour Némésis. --Tibulle amoureux de Néère.
- --Refus de Néère d'épouser Tibulle. --Néère prend un amant.
- --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour à Sulpicie, fille de
- Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle. --Infidélités de
- Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane
- grecque. --Dédains de Glycère. --Ode consolatrice d'Horace à Tibulle.
- --Mort de Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Citheris.
- --Cornelius Gallus. --Citheris. --Lycoris. --Gallus à la guerre des
- Parthes. --Son poëme à Lycoris. --Retour de Gallus. --Infidélités de
- Lycoris. --Gentia et Chloé. --Lydie. --La Lycoris de Maximianus,
- ambassadeur de Théodoric. --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le
- vrai nom de cette courtisane. --Le mari de Corinne. --On n'a jamais su
- positivement ce que c'était que cette courtisane. --Manéges amoureux
- que conseille Ovide à Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et
- brutalité d'Ovide. --Son désespoir d'avoir frappé Corinne.
- --L'entremetteuse Dipsas. --Insinuations de cette horrible vieille.
- --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
- --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
- --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
- --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
- d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
- --Plaintes et insistances d'Ovide pour obtenir le pardon de sa
- conduite. --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide.
- --Ovide se retire dans le pays des Falisques. --Son retour à Rome.
- --Corinne devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à
- Corinne. --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux
- et d'après les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète
- supposée avec la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du
- Pont-Euxin. --Son exil attribué à sa passion adultère supposée.
- --Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la
- Prostitution. --Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour
- Corinne.
-
-
-L'amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d'un
-contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses.
-Tibulle, ami de Virgile, d'Horace et d'Ovide, fut comme eux un grand
-poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant
-l'ère chrétienne, le même jour qu'Ovide. Son goût pour la poésie se
-révéla de bonne heure, et, dès l'âge de dix-sept ans, il reconnut qu'il
-n'était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son
-tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C'est là que
-je suis bon chef et bon soldat!» s'écrie-t-il dans une de ses élégies.
-En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à
-épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il
-ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps
-à l'abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si
-monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il
-partageait les orgies, il s'attristait tous les jours de son infériorité
-matérielle et il s'aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il
-résolut de retrouver par le coeur les jouissances que sa nature délabrée
-n'était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé
-entre cent maîtresses toute l'activité de ses passions vagabondes; il
-les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être
-qu'une courtisane, car, à Rome, la loi et les moeurs s'opposaient à tout
-amour illégitime, qui s'adressait à une femme de condition libre, et qui
-n'aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier,
-et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu'il eût
-été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il
-voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations
-amoureuses.
-
-Il arrêta d'abord son choix sur une courtisane, qu'il nomme Délie dans
-le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre
-nom. Suivant l'opinion la plus probable, c'était une affranchie, nommée
-Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la
-coquetterie. Tibulle n'était point assez riche pour être accepté ou
-même toléré par cet avare mari, qui n'avait de jalousie qu'à l'égard
-d'une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des
-honteuses servitudes qu'on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle
-auprès de celle-ci qu'il aimait et qu'il ne payait pas. Ce fut elle, qui
-amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et
-silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui
-présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l'amant à la porte et
-qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous
-n'étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la
-femme et pour l'honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu'avant
-d'avoir touché le coeur de Délie, il n'était déjà plus homme: «Plus
-d'une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais,
-quand j'allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et
-trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que
-j'étais sous le pouvoir d'un maléfice, et publiait, hélas! ma triste
-impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n'avait pas changé, en
-devenant l'amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de
-lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère
-de Délie, «qu'elle lui apprenne la chasteté (_sit modo casta doce_),
-bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe
-traînante ne cache pas ses pieds.» C'était donc de la part du poëte un
-amour plus idéal que matériel, et le coeur en faisait presque tous les
-frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à
-l'insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique,
-attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent
-muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux
-était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid
-engourdissant d'une nuit d'hiver, disait-il après avoir maudit la porte
-inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes
-épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous
-et que le tacite signal de son doigt m'appelle à ses côtés.»
-
-Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies,
-les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le
-poëte avait bien de la peine à s'accoutumer au métier que faisait sa
-maîtresse. Il sentait bien pourtant qu'il ne pouvait pas lui donner le
-prix de ses caresses et qu'il devait fermer les yeux ou rompre avec
-elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l'amour, s'écriait-il
-avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes
-os!» Il n'avait pas d'or, pour satisfaire la vénalité de l'infâme époux
-de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans
-l'espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être
-fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J'ai
-tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c'est un autre qui possède ton
-amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes
-incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu'elle
-savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne
-s'ouvre point, disait-il avec amertume, c'est la main pleine d'or, qu'il
-faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu'à dénoncer ses
-propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de
-l'aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué.
-Délie, que l'habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire
-des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu'elle ne lui
-avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et
-imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité
-de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus
-circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent,
-raconta-t-il au mari narquois, en feignant d'admirer ses perles et son
-anneau, j'ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un
-vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre,
-une eau furtive m'assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et
-souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!»
-Tibulle, tourmenté par la jalousie, s'avisait de donner des conseils à
-ce mari trompé et heureux de l'être: «Prends garde, lui disait-il,
-qu'elle n'accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens;
-qu'une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein
-découvert; que ses signes d'intelligence ne t'échappent, et qu'avec son
-doigt mouillé elle ne trace sur la table d'amoureux caractères!» Tibulle
-oubliait que c'était de lui-même que Délie avait appris l'art de tromper
-son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui
-effaçaient l'empreinte livide que fait la dent d'un amant dans les
-combats de Vénus (_livor quem facit impresso mutua dente Venus_).
-
-Tibulle avait trop offensé Délie pour qu'elle pût lui pardonner ses
-outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait
-son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d'autres amours
-plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l'impossibilité d'une
-réconciliation, il ne s'obstina pas à la poursuivre en vain; il aima
-ailleurs. C'était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible
-que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta
-d'arriver à ce coeur avare, par les séductions de la vanité: il fit
-fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu'il
-adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un
-riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des
-esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne
-faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé;
-mais elle n'avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient
-rien: «Hélas! s'écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le
-vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m'enrichisse,
-puisque Vénus aime l'opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe,
-et s'avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis!
-qu'elle porte ces tissus transparents où la main d'une femme de Cos
-entrelaça des fils d'or! qu'elle attache à ses pas ces noirs esclaves
-que l'Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de
-la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l'envi leurs plus
-belles couleurs, l'Afrique lui donne l'écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce
-n'était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir
-pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à
-exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette
-Némésis, qui sans doute les lui fit payer d'une manière ou d'autre, mais
-qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une
-seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste
-héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa
-nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l'empêcha de faire cette folie, et
-il essaya de ne payer qu'en monnaie de poëte: il fut congédié
-dédaigneusement. «C'est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis
-Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne.
-C'est l'infâme Phryné qui m'écarte sans pitié; elle porte et rapporte
-en secret, dans son sein, de furtifs messages d'amour. Souvent, lorsque,
-du seuil où je l'implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse,
-elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit
-qui me fut promise, elle m'annonce que ma belle est souffrante et tout
-épouvantée d'un présage menaçant. Alors je meurs d'inquiétude; alors mon
-imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de
-combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te
-voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre
-que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d'être
-aimées et chantées par un poëte comme lui.
-
-Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui
-n'était probablement pas celle d'Horace. Tibulle, dans le troisième
-livre de ses Élégies, qu'il lui a consacré, la représente comme une
-innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus
-aimable des pères. C'était, ce ne pouvait être qu'une fille
-d'affranchis, et cependant Tibulle offrit de l'épouser, ou, du moins, de
-la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n'eussent
-point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la
-vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour
-lui, il se sentait près de sa fin: c'était une lampe épuisée d'huile,
-qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l'appelle sans
-cesse, refusa d'unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse
-refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle
-était l'objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses
-soupirs; elle n'exigeait pas d'autres présents que le recueil des
-Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d'une reliure
-dorée. Mais elle était dans l'âge de l'amour; elle se donna donc un
-amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux:
-«Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!»
-Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu'il se résigna enfin à
-n'être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il
-voulait qu'on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir
-de s'être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses
-anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l'amour et des
-courtisanes, l'entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs
-joyeuses réunions; ils l'invitèrent à chanter les louanges de Bacchus,
-qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu'il me serait doux,
-murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la
-longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des
-jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l'a donné à qui n'en est
-pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m'est chère encore!»
-Bacchus, qui s'emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme
-de Néère: «Allons, esclave, allons! s'écriait Tibulle en tendant sa
-coupe à l'échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a
-longtemps que j'aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie
-et ceindre mon front de couronnes de fleurs!»
-
-Tibulle savait bien qu'il ne devait plus attendre d'une maîtresse ce
-doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le
-bonheur: «La jeunesse et l'amour, disait-il naguère en regrettant d'être
-encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l'amour, ce
-sont les véritables enchanteurs!» Il n'avait plus recours à la magie et
-à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé
-sa maladie d'épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère
-qu'il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il
-fit une déclaration d'amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa
-le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret
-chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s'attache à tous ses
-pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses
-vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa
-beauté. Elle nous enflamme, quand elle s'avance enveloppée d'un manteau
-de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue
-d'une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant;
-elle lui accorda plus qu'il ne demandait, et elle recueillit les
-dernières lueurs de ce coeur qui s'éteignait: «Nulle autre femme, lui
-disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C'est la
-première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me
-plaire, et après toi, il n'est plus dans Rome une femme qui soit belle à
-mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui
-enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à
-l'heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était
-infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui
-fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d'immortalité
-dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d'une bonne fortune qu'il
-n'avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu'un de ses mérites
-personnels, et il se mit en devoir d'aimer sérieusement Glycère, qui
-n'aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie,
-s'avisa d'aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa
-pas un seul vers pour Glycère, qui n'eut pas la patience d'attendre une
-velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté
-affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au
-point que ses amis comprirent qu'il avait reçu le coup de la mort.
-Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d'oublier la
-cruelle Glycère (_ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ_) et
-Tibulle apprit presqu'aussitôt, qu'Horace lui avait succédé dans les
-bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s'en releva pas; il
-succomba enfin, à l'âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa soeur lui
-avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit
-apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d'habits de
-deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales
-suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur
-le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d'avoir été la
-plus aimée.
-
-Cette époque du règne d'Auguste fut le triomphe des poëtes et des
-courtisanes, qui s'entendaient si bien entre eux, qu'ils semblaient
-inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte
-amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la
-vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane
-grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait
-aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n'osons
-reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier,
-ami de Tibulle, d'Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux
-très-recherché dans la société des courtisanes, s'était attaché à
-Citheris, qu'il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours
-dans un poëme en quatre chants, dont nous n'avons plus que quelques
-fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s'écriait-il
-indigné, lorsqu'elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte
-de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui
-envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais
-visage que nul duvet n'ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se
-répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de
-la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit
-infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on
-ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de
-Rome, et la guerre l'avait entraîné avec les aigles romaines chez des
-peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir
-de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s'écriait-il, ne sera pas séduite par un
-frais visage de jeune homme ni par des présents; l'autorité d'un père et
-les ordres rigoureux d'une mère la solliciteront en vain de m'oublier:
-son coeur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition
-amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire
-remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de
-sa maîtresse: «Que m'importe à moi la guerre! disait-il en gémissant:
-qu'ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des
-richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec
-d'autres armes: c'est l'amour qui sonne le clairon et qui donne le
-signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du
-soleil jusqu'à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en
-m'arrachant mes armes! mais, si mes voeux s'accomplissent et si les
-choses tournent à mon honneur, que la femme qui m'est chère soit le prix
-de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de
-baisers, tant que je me sens la force d'aimer et que je n'en ai pas
-honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent
-enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit
-arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras
-de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu'au milieu du jour!»
-
-Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures
-et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle
-qu'il l'avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l'espérait,
-un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez
-embarrassée de se représenter, dans ce travail d'aiguille, les yeux en
-larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait
-même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s'aperçut qu'il ne vivait
-plus au temps de l'âge d'or, où, comme il l'avait dit lui-même, «la
-femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses
-faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu'il avait faits pour Lycoris, et
-qui étaient, d'ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il
-répondit à l'infidélité par l'infidélité, et il trouva de quoi se
-consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le
-regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d'amour, plusieurs
-jeunes filles que leur beauté n'avait pas encore rendues fameuses. Ce
-furent d'abord deux soeurs, Gentia et Chloé, qu'il possédait à la fois:
-«Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d'accord,
-ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche
-ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase
-davantage son amant, l'une par ses yeux, l'autre par ses cheveux?» Les
-cheveux de Gentia étaient blonds comme de l'or; les yeux de Chloé
-lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant,
-nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune
-fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui
-brillent comme de l'or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui
-s'élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes
-yeux étoilés sous l'arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces
-joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres,
-tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces
-une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du
-coeur! N'aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d'amour,
-cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge
-découverte exhale une odeur de myrrhe: il n'y a que délices en toute ta
-personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et
-par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à
-moitié mort, et tu m'abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas
-de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu'il avait si amoureusement
-chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus
-de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse
-d'un poëte, Maximianus, qui mérita d'être confondu avec Cornelius
-Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus
-aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu'il
-ait été, ne fut qu'un vieillard impuissant, qui se plaignait d'être le
-jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains
-de sa jeunesse, pour se réchauffer le coeur, et pour être moins ridicule
-à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j'ai trop aimée,
-disait le poëte en se lamentant, celle à qui j'avais livré mon coeur et
-ma fortune! Après tant d'années que nous avons passées ensemble, elle
-repousse mes caresses! Elle s'en étonne, hélas! Déjà, elle recherche
-d'autres jeunes gens et d'autres amours; elle m'appelle vieillard faible
-et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se
-dire que c'est elle-même qui a fait de moi un vieillard!»
-
-Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable
-Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l'amour les premières
-inspirations de sa muse: on peut dire qu'Ovide, le chantre, le
-législateur de l'art d'aimer, avait appris son métier dans le commerce
-des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des
-nez était le caractère distinctif et l'attribut érotique des mâles de
-cette famille. Le nom de _Naso_ leur resta de père en fils, avec ce
-terrible nez qui avait fait la célébrité d'un de leurs aïeux. Sous ce
-rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n'avait pas
-dégénéré. C'était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre
-selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l'origine de
-son surnom poétique, mes jours s'écoulaient dans la paresse; le lit et
-l'oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une
-jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune
-beauté n'était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions
-gratuites, la fille d'Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de
-Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu'il a chantée
-sous le nom de Corinne. Corinne, c'est Ovide lui-même qui nous
-l'apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (_lenone marito_); ce mari,
-ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête
-avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n'était pas plus riche que
-les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme,
-mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne
-était donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis;
-seulement, sa réputation de poëte l'avait mis au-dessus des autres, et
-par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses,
-le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu'il donna de
-nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les voeux d'aucune
-d'elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu'elle
-n'avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier,
-toutefois, pour expliquer cette singularité, qu'Ovide avait composé cinq
-livres d'élégies, et qu'il en brûla deux en corrigeant les pièces qu'il
-laissait subsister. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais su positivement
-quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé
-du temps d'Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation
-et que plus d'une courtisane, profitant de la discrétion de l'amant de
-Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait
-passer publiquement pour l'héroïne des chants du poëte. Suivant une
-opinion qui n'est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la
-personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu'Ovide avait
-aimées à la fois ou successivement.
-
-Si l'on s'en tient au récit d'Ovide, l'amour l'avait merveilleusement
-disposé à recevoir l'impression qui lui alla au coeur, quand il
-rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma
-couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon
-lit? pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans
-goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en
-tous sens, sous l'aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il
-l'aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces
-comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les
-danses favorisaient les intelligences des coeurs et les faiblesses des
-sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l'accompagner, et
-la jalousie s'éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante
-lui eût donné le droit d'être jaloux d'elle. Il lui écrivit donc pour
-lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu'elle aurait à
-tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges
-amoureux, qu'elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari
-sera couché sur le lit de table, tu iras d'un air modeste te placer à
-côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie
-de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu'il applique ses
-lèvres à l'endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas,
-lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa
-poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main
-dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de
-lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne
-pourrais plus dissimuler que je t'aime. Ces baisers sont à moi!
-m'écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je
-puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (_quæ bene
-pallia celant_), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N'approche
-pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle
-pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui
-se crée autant de tourments que de prévisions, s'attriste, s'indigne des
-libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence
-et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m'épargner
-tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait
-complice de ce que j'appréhende pour l'avoir vingt fois expérimenté
-moi-même avec mes maîtresses.»
-
- Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas
- Veste sub injectâ dulce peregit opus.
- Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris,
- Conscia de gremio pallia deme tuo.
-
-Ovide espère profiter, dans l'intérêt de son amour, et de l'ivresse et
-du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience
-de l'inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari
-emmènera sa femme et sera maître de disposer d'elle sans contrainte et
-sans témoin! «Ne te donne au moins qu'à regret, tu le peux, s'écrie-t-il
-douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient
-muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne
-crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le
-trouver chez lui, à l'heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la
-chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la
-chevelure flottante sur son cou d'albâtre. Telle la belle Sémiramis
-marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre
-par ses nombreux amants. J'arrachai un vêtement, qui pourtant ne me
-cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa
-tunique; mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut
-pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue.
-Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas
-dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras
-ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser!
-Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels
-larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m'arrêter sur chaque
-détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge, et je la tenais nue
-serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes
-tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!»
-
-Il possède sa maîtresse, mais il n'est pas encore heureux: il est
-jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye
-pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l'a frappée!
-«La fureur m'a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se
-détestant, elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon
-délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J'ai eu l'affreux
-courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même,
-et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l'ai vue
-pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau
-dérobe aux montagnes de Paros; j'ai vu ses traits inanimés et ses
-membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent,
-que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du zéphyr, que
-l'onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps
-retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l'eau à la fonte des
-neiges!» C'est que Corinne avait souvent auprès d'elle une vieille
-entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d'artifices
-pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour
-vendre à des amants plus riches les moments qu'elle lui volait:
-«Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce
-n'est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des
-vers lui-même, couvert d'un splendide manteau d'or, pince les cordes
-harmonieuses d'une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l'or soit à
-tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c'est chose assez
-ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de
-cette hideuse vieille, et il eut peine à s'empêcher de s'en prendre à
-ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues
-sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que
-les dieux te refusent un asile, t'envoient une vieillesse malheureuse,
-des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de
-toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la
-détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la
-naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa
-fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu'il avait laissée pensive; un
-amant ne peut donner que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les
-belles que j'en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j'aurai
-choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer
-les étoffes, l'or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée
-que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n'était
-pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans
-les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d'Ovide.
-
-Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui
-l'accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir
-consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il
-avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses
-lettres, et Cypassis, qui l'introduisait en cachette. Cette dernière
-était jolie et bien faite; un jour, Ovide s'en aperçut, tandis qu'il
-attendait sa maîtresse, et il abrégea l'attente en se permettant tout ce
-que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua
-quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de
-Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la
-contenance d'Ovide: «Tu la soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de
-sa maîtresse! s'écria-t-il en s'efforçant de reprendre son assurance.
-Que les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, que les dieux
-me préservent de l'être avec une femme d'une condition méprisable! Quel
-est l'homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses
-bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n'eut pas de peine à
-persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui
-demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas
-davantage de son côté, et plus d'une fois son amant jugea qu'elle en
-savait plus qu'il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se
-donnent qu'au lit (_illa nisi in lecto nusquam potuere doceri_), se
-disait-il tout bas en savourant un baiser qu'il trouvait étranger à ses
-habitudes: je ne sais quel maître a reçu l'inestimable prix de ces
-leçons-là!»
-
-Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de
-santé et d'humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause
-de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs
-chambrières qui n'étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec
-qui le coeur n'était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que
-Corinne s'était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours
-en péril; Ovide s'indigna de l'odieux attentat qu'elle avait exercé sur
-elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le
-tendre fruit qu'ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait
-de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne
-soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes
-amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et
-de tendresse pour son poëte; elle n'était jamais assez souvent ni assez
-longtemps avec lui; l'eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la
-tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n'aboyaient plus: on
-envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui
-laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d'être
-ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours
-me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon coeur ce
-qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais renfermé
-Danaé, Jupiter ne l'aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée
-de ce langage capricieux et brutal; elle n'eut pas la force d'y
-répondre; elle pleura en silence: «Qu'ai-je besoin, lui dit Ovide avec
-plus de dureté encore, qu'ai-je besoin d'un mari complaisant, d'un mari
-lénon?» Corinne comprit qu'on ne l'aimait plus.
-
-En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement
-d'Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les
-baisers qu'elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de
-cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui,
-j'acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec
-la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux
-exigences de Corinne, j'ai pu, il m'en souvient, livrer neuf assauts
-dans l'espace d'une courte nuit (_me memini numeros sustinuisse
-novem_).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était
-capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s'écria Corinne
-rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir
-malgré toi t'étendre sur ma couche? Il faut qu'une magicienne d'Éa t'ait
-ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d'une
-autre (_aut alio lassus amore venis_)!» A ces mots, elle s'élança hors
-du lit en rattachant sa tunique, et s'enfuit pieds nus; pour cacher à
-ses femmes l'affront qu'elle avait subi de son amant, elle n'en fit pas
-moins ses ablutions (_dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ_), et elle se
-retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se
-sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans
-oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu'il fut sorti, Corinne
-ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut
-fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à
-l'invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers,
-on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la
-maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le
-matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des
-guerres d'Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il
-n'en fallut pas davantage pour qu'Ovide, piqué de se voir éconduit pour
-faire place à un nouveau venu, s'obstinât davantage à heurter à la porte
-qu'on lui fermait. L'eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d'appeler
-le chien qui gardait le logis. Ovide s'en prit aux soldats enrichis qui
-ont de l'or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des
-poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats;
-il comparait alors le véritable âge d'or, où l'amour ne se vendait pas,
-à cet âge de fer où l'on achetait tout, même l'amour, avec de l'or:
-«Aujourd'hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l'orgueil
-farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner
-beaucoup. Son gardien me défend d'approcher; elle craint pour moi la
-colère de son mari: mais, si je veux donner de l'or, époux et eunuque me
-livreront toute la maison. Ah! s'il est un dieu vengeur des amants
-dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!»
-
-Ovide n'était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au
-contraire, ne faisait que l'accroître. Il passait les nuits, couché sur
-le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes,
-des soupirs et des prières. Il fut plus d'une fois consolé par la belle
-Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n'était
-pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir
-devant cette porte inflexible. Un matin, avant l'aube, elle s'ouvrit
-doucement, et un homme sortit. «Quoi! s'écria l'amant déconvenu, quoi!
-j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j'ai pu,
-comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée! Je
-l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d'un pas traînant,
-comme celui d'un artisan usé par le service; mais j'ai encore moins
-souffert de le voir, que d'en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre
-d'un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait
-oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses
-vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour!
-
-Il quitta Rome pour chercher l'oubli dans l'absence; il se retira dans
-le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les
-échos de son coeur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait
-à travers tous les bruits, de l'air et de la nature champêtre. Il revint
-à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de
-Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils
-l'entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une
-courtisane éhontée, et qu'elle descendait tous les jours la pente du
-vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants;
-elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle
-donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les
-yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son
-cou portait l'empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été
-meurtris; on racontait d'elle une foule de traits d'impudicité,
-d'avarice et d'effronterie. Ovide refusait d'ajouter foi à ce qu'il
-entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse
-était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas,
-censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce
-que je te demande, c'est de chercher du moins à me tromper sur la
-vérité. Elle n'est pas coupable celle qui peut nier la faute qu'on lui
-impute; c'est l'aveu qu'elle en fait, qui seul peut la rendre infâme.
-Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire
-ouvertement ce que l'on fait en secret! Avant de se livrer au premier
-venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et,
-toi, tu divulgues partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces
-toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même
-comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus
-bas de la Prostitution.
-
-Ovide n'effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu'il lui
-avait dédiés; sous ce nom il l'avait aimée, sous ce nom il l'avait
-chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s'écria-t-il en
-mettant la dernière main à ses livres d'élégies. En effet, s'il eut
-encore des maîtresses, il n'en chanta aucune, parce qu'aucune ne lui
-inspira de l'amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l'intimité
-des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu'elles lui
-avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d'après leurs
-inspirations, son poëme de l'_Art d'aimer_, ce code de l'amour et de la
-volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place
-à ses réminiscences amoureuses, mais il n'avoua pas une seule de ses
-maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit
-supposer qu'il avait une liaison secrète, avec la fille de l'empereur,
-et qu'il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son
-exil à cette passion adultère, qu'Auguste n'osait pas punir autrement;
-selon d'autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris
-Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu'il en fût,
-Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares,
-mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages,
-même les élégies de ses _Amours_: il venait d'apprendre, par des
-lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d'une toge
-déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du
-Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu'elle se fît
-magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l'âme, en
-collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de
-Corinne.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVII.
-
- SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
- libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
- qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
- critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
- --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
- --Moeurs déréglées de ce poëte. --Abominable épigramme que Martial eut
- l'impudeur d'adresser à sa femme Clodia Marcella. --Quels étaient les
- lecteurs habituels des oeuvres de Martial. --Le libraire Secundus.
- --Portraits de courtisanes. --Lesbie. --Libertinage éhonté de cette
- prostituée. --Les louves errantes Chioné et Hélide. --Vieillesse
- ignoble de Lesbie. --Épigramme que fit Martial contre Lesbie. --Chloé.
- --Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane. --La _pleureuse des
- sept maris_. --Thaïs. --Injures qu'adressa Martial à cette courtisane
- qui l'avait dédaigné. --Hideux portrait qu'il en publia pour se venger
- de ses mépris. --Philenis et son concubinaire Diodore. --Horrible
- dépravation de Philenis. --Épitaphe que fit Martial pour cette infâme
- prostituée. --Galla. --Injustice de Martial à l'égard de cette
- courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre elle. --D'où lui venait la
- haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles amoureuses. --Effrayant
- cynisme de Phyllis. --Épigrammes contradictoires de Martial contre
- cette courtisane. --Lydie. --Comment Martial se conduisit envers
- Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca. --Aversion et
- dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. --Fabulla. --Lila.
- --Vetustilla. --Gallia. --Saufeia. --Marulla. --Thelesilla. --Pontia.
- --Lecanie. --Ligella. --Lyris. --Fescennia. --Senia. --Galla. --Eglé.
- --Les fausses courtisanes grecques. --Celia. --Épigramme de Martial
- contre cette prétendue fille de la Grèce. --Lycoris. --Glycère.
- --Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une
- gracieuse invitation à l'amour que lui avait envoyée Polla. --Honteuse
- profession de foi qu'il eut le triste courage d'adresser à sa femme
- Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Par quels moyens Clodia
- Marcella décida Martial à abandonner Rome. --Épigramme expiatoire de
- Martial. --Sa fin champêtre. --Honorable sortie de Martial contre
- Lupus. --Pétrone. --Son _Satyricon_, tableau des moeurs impures de
- Rome impériale. --Ascylte et Giton. --La prêtresse du dieu Ænothée et
- sa compagne Proselenos. --L'entremetteuse Philomène. --Eumolpe. --Les
- Épigrammes de Pétrone. --Sestoria. --Martia. --Délie. --Aréthuse.
- --Bassilissa. --Suicide de Pétrone.
-
-
-Après Ovide, il faut aller jusqu'à Martial pour retrouver en quelque
-sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus
-d'un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut
-présumer qu'elles n'attendirent pas Martial pour faire parler d'elles,
-et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits
-et gestes de ces _fameuses_, la faute n'en est pas à un temps d'arrêt
-dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs
-d'Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la
-société romaine, et ils offraient avec impudeur l'exemple de tous les
-raffinements de la débauche. Les moeurs publiques s'étaient alors si
-profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n'en eût pas trouvé un
-qui se donnât le ridicule de chanter l'épopée de ses amours, comme
-l'avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n'eût pas trouvé
-une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d'élégies à
-un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l'amour, semblait passée
-de mode, et l'on vivait trop vite pour consacrer des années entières à
-une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui
-participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus
-Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l'an 43 de l'ère
-chrétienne, vint à Rome, à l'âge de dix-sept ans, pour y chercher
-fortune, il n'eut garde d'imiter les poëtes de l'amour, qui avaient
-rencontré un Mécène au siècle d'Auguste: il se fit, au contraire, le
-poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs
-qui se succédèrent si rapidement jusqu'à Trajan. Martial dut ses succès
-littéraires à l'obscénité même de ses épigrammes.
-
-Il a l'air d'avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de
-Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière
-naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour
-impériale, s'exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies
-les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche
-monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des
-expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu'il
-recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement;
-chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience
-par tous les lecteurs qui savaient par coeur les livres précédents, se
-multipliaient à l'infini dans les mains des libraires, et les scribes,
-qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne
-pouvaient suffire à l'empressement des acheteurs. Cet accueil
-enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n'était pas fait sans doute
-pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un
-censeur austère lui conseillait de s'imposer quelques réserves dans les
-mots, sinon dans les idées, il n'acceptait pas plus un conseil qu'un
-reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses
-critiques, qu'il avait bien fait de composer justement les vers
-malhonnêtes qu'on voulait retrancher de ses oeuvres: «Tu te plains,
-Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point
-assez sévères et qu'un magister ne les voudrait pas lire dans son école;
-mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes,
-s'ils n'ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies
-joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens.
-Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés,
-je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n'est plus méprisable que
-Priape devenu prêtre de Cybèle.»
-
-Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il
-se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la
-vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en
-passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées
-graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette
-renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que
-n'excusaient pas l'esprit et la malice qu'il savait y jeter à pleines
-mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d'Horace, et
-qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la
-chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une
-multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans
-ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes
-transparents, les noms des personnages qu'il tournait en ridicule ou
-qu'il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu'il n'abusait pas
-des noms véritables et qu'il respectait toujours les personnes dans ses
-plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu'il
-se permettait à l'égard d'une foule de gens, que tout le monde
-reconnaissait dans des portraits, où ils n'étaient pas nommés, mais
-peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à
-diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la
-vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes
-étaient toujours de méchants poëtes, d'insolentes courtisanes, de viles
-prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des
-hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des
-ignobles personnages qu'il met en scène et comme au pilori; il a soin de
-prévenir ses lecteurs qu'ils ne trouveront chez lui ni réserve ni
-pruderie dans l'expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour
-les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n'entre donc pas dans notre
-théâtre, ou, s'il y vient, qu'il regarde!»
-
-Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu'il a dépeinte
-avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois
-passages, que ses moeurs n'étaient pas beaucoup plus réglées que celles
-qu'il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses
-amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres,
-que n'excusait pas la corruption générale de son temps, et qu'il s'est
-même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme
-Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre
-nature, il affecte, dans plus d'une épigramme, de faire sonner bien haut
-l'honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la
-comparaison qu'il faisait, à son avantage, de ses moeurs privées avec
-celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il
-dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma
-vie est irréprochable: (_Lasciva est nobis pagina, vita proba est_).»
-Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de
-dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si
-bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à
-son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son
-recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu'il passa,
-presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait
-vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses
-protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d'être
-témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans
-les derniers livres de ses épigrammes, il ne s'avise plus de prétendre à
-la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait
-perdre depuis longtemps. C'est dans le onzième livre, qu'il a eu
-l'impudeur d'insérer l'abominable épigramme adressée à sa femme, qui
-l'avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même
-pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon
-a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant,
-et il s'autorisait de l'exemple des dieux et des héros pour persister
-dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades
-complaisances de sa femme:
-
- Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus;
- Teque, puta cunnos, uxor, habere duos.
-
-Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de
-son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des
-poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre
-n'est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui
-me lisent; ce sont les filles de moeurs faciles, c'est le vieillard qui
-lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui
-faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu'on n'y voyait
-jamais un nuage impudique (_inque suis nulla est mentula carminibus_);
-il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si
-pudibonds ne peuvent être destinés qu'à des enfants et à des vierges. Il
-ne se pique donc pas d'imiter Cosconius, et il se moque des vénérables
-matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l'accusaient de
-n'avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J'ai écrit pour moi, leur
-dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce
-côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir
-des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore
-abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit:
-elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit
-dans son temple au mois d'août, ce que le villageois place en sentinelle
-au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu'en
-mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme,
-que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices
-ordinaires, et qu'il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d'idées
-et d'expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs
-aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations
-figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était
-d'un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le
-lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui
-le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte
-Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de
-Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de
-Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n'étaient pas moins
-recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les
-courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de
-Tibulle, de Properce et d'Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même
-les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l'amour tendre et
-délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d'à-propos,
-que nul poëte n'avait su donner à ses vers: c'était, pour ainsi dire,
-une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n'avaient qu'à
-se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés,
-que le vice ou le ridicule de l'original passait en proverbe avec le nom
-que le poëte avait attaché à l'épigramme. Nous allons, parmi ces
-portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial
-s'est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques
-différentes, comme pour mieux juger des changements que l'âge et le sort
-apportaient dans l'existence ou dans la personne de ces créatures; nous
-laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et
-de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les
-femmes de plaisir, et que Martial ne s'est pas fait scrupule de mettre
-en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique.
-
-Voici Lesbie; ce n'est pas celle de Catulle; elle n'a point de moineau
-apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le
-monde le sait, parce qu'elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand
-elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont
-pour elle sans saveur (_nec sunt tibi grata gaudia si qua latent_);
-aussi, sa porte n'est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu'elle
-s'abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur
-elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si
-quelqu'un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de
-jouissance que ne fait son amant; elle n'a pas de plus grand bonheur que
-d'être prise sur le fait (_deprehendi veto te, Lesbia, non futui_).
-«Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d'Hélide!» lui crie
-Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui
-cachaient leurs infamies à l'ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en
-vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua
-plus particulièrement aux turpitudes de l'art fellatoire (liv. II,
-épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s'étonnait, en dépit des
-avertissements de son miroir, que ses amants d'autrefois n'eussent pas
-conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce
-sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour
-excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi»
-(_contra te facies imperiosa tua est_). Longtemps après, réduite à des
-souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie
-se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu'elle avait eus;
-elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs
-caractères et leurs figures, devant l'aréopage des vieilles
-entremetteuses, qui l'écoutaient en ricanant: «Je n'ai jamais accordé
-mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (_Lesbia sejurat gratis
-nunquam esse fututam_), et, pendant qu'elle parlait ainsi du passé, les
-portefaix, qu'elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à
-sa porte pour savoir lequel d'entre eux serait payé cette nuit-là.
-
-Voici Chloé; ce n'est pas celle d'Horace; elle ne se soucie même pas de
-rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n'est plus jeune, mais
-elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n'être plus
-recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n'en faut pas
-moins, pour qu'elle s'accoutume aux dédains qui l'accueillent partout,
-quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit
-avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes
-mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes _nates_; enfin,
-pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé,
-je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à
-son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en
-faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses
-pareilles. Elle s'était éprise d'un jeune garçon qui n'avait pas d'autre
-fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par
-allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de
-Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes
-toutes les femmes qu'ils touchaient avec des lanières de peau de bouc.
-Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu'un luperque, et
-Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné
-en présent des étoffes de Tyr et d'Espagne, un manteau d'écarlate, une
-toge en laine de Tarente, des sardoines de l'Inde, des émeraudes de
-Scythie et cent pièces d'or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien
-refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse.
-«Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre
-fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa
-pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants
-une partie de l'or qu'elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux;
-mais, depuis qu'elle les payait au lieu de se faire payer, elle était
-plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse
-et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l'un
-après l'autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des
-tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement:
-«C'est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l'appela plus que la
-_Pleureuse des sept maris_.
-
-Martial, il faut l'avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses
-épigrammes; ainsi, les injures qu'il adresse à la courtisane Thaïs ne
-partent que d'un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de
-ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la
-chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les
-refus de Thaïs, qui lui a dit qu'il était trop vieux pour elle (Liv. IV,
-ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve
-ignominieuse qu'il proposait de fournir en témoignage de virilité, car
-il se vengea d'elle par le plus hideux portrait qu'on ait jamais fait
-d'une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d'un foulon
-avare, qui s'est brisé dans la rue; qu'un bouc qui vient de faire
-l'amour; que la gueule d'un lion; qu'une peau de chien écorché dans le
-faubourg au delà du Tibre; qu'un foetus qui s'est putréfié dans un oeuf
-pondu avant terme; qu'une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de
-neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses
-vêtements pour se mettre au bain, elle s'enduit de psilothrum, ou se
-couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre
-fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu'elle se croit
-délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a
-tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (_Thaïda Thaïs olet_).» Cette
-horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne
-Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d'autres griefs plus
-réels et plus graves. Philénis, d'ailleurs, n'était pas d'un âge à
-inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi
-vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un
-concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque
-expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l'attendaient les
-honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se
-sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un voeu
-indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son
-Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les
-aiment les chastes Sabines (_quam castæ quoque diligunt Sabinæ_). Cette
-Philénis, espèce de virago qui se targuait d'être à moitié homme, avait
-une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements,
-dit Martial, jusqu'à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans
-compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume,
-et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes
-masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et,
-toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître
-de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à
-table, avant d'avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en
-droit d'en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques.
-Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire
-l'homme jusqu'au bout (_Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane
-medias vorat puellas_). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était
-à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et
-elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en
-vente et qu'un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue
-est réduite au silence!» s'écriait Martial, lorsqu'elle fut enlevée par
-la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme
-métier. «Que la terre te soit légère! dit l'épitaphe que le poëte lui
-décerna: qu'une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens
-puissent déterrer tes os!»
-
-Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d'après
-le portrait qu'il fait d'elle, on ne saurait supposer qu'il l'eût jamais
-vue de meilleur oeil; mais on peut assurer qu'il n'avait pas été
-toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu'il ne ménage pourtant pas
-davantage; après l'avoir injuriée avec acharnement, après s'être moqué
-de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu
-qui témoigne de son injustice à l'égard de cette courtisane. Il raconte
-qu'autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour
-une nuit, «et ce n'était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître.
-Au bout d'un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C'est
-plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le
-marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial
-n'en offrit que mille, qu'elle n'accepta pas; mais, à quelques mois de
-là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d'or. Martial
-refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va
-donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l'envie se passe tout
-à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui
-tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une
-sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette
-sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000
-sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à
-son mignon et s'en va. Galla n'a pas de rancune; elle a retrouvé Martial
-et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond
-le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que
-Galla était devenue si méprisable et si différente d'elle-même, en si
-peu d'années? Martial la représente d'abord comme ayant épousé six ou
-sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l'avaient
-séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse:
-
- Deindè experta latus, madidoque simillima loro
- Inguina, nec lassâ stare coacta manu,
- Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum.
-
-Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces
-rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il
-l'avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu'il y a
-aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier
-avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les
-impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette
-de Galla, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été: «Tandis
-que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans
-une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents,
-ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent
-pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (_nec facies tua tecum
-dormiat_).» Elle regrettait toujours d'avoir fait la sourde oreille aux
-propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec
-lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille
-agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (_mentula surda est_)
-et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face
-ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables
-d'inspirer le respect que l'amour (_cani reverentia cunni_).
-
-Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il
-n'épargne pas celles qui ne l'avaient pas épargné. Ainsi, après nous
-avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s'efforce de
-satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas
-que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui
-donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les
-caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa
-torpeur (Liv. XI, ép. 29). C'est par ironie sans doute qu'il lui indique
-une manière plus sûre d'agir sur un jeune homme, toute vieille qu'elle
-soit; il lui souffle ce qu'elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent
-mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia,
-du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d'or, des meubles!»
-Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s'est pas servi d'une
-plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles
-faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu'il
-en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50),
-et Martial, qui ne l'outrage plus, mais qui a l'air de la supplier, se
-plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c'est ta rusée
-soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou
-de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on
-peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta
-cassolette; puis, c'est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour
-faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de
-mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l'opulente amie à
-qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste
-en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?»
-Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à
-l'heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu'on désire et qu'on
-s'efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et
-Martial est au comble de ses voeux: «La belle Phyllis, pendant toute une
-nuit, s'était prêtée à toutes mes fantaisies (_se præstitisset omnibus
-modis largam_), et je songeais le matin au présent que je lui ferais,
-soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge
-de laine d'Espagne, soit dix pièces d'or à l'effigie de César. Phyllis
-me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes
-dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis
-subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial
-reconnaissait-il qu'il s'était trop pressé de rétracter tout le mal
-qu'il avait dit d'elle, avant de la posséder. Tout s'expliquerait mieux
-si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes,
-que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le
-dédain, en passant par l'amour et en arrivant à l'insouciance.
-
-Les autres courtisanes qu'on rencontre çà et là dans les douze livres
-des épigrammes de Martial n'y figurent pas plus de deux fois chacune; et
-souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d'assurer
-qu'elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur
-l'esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la
-lettre les duretés qu'il leur adresse, et qui n'étaient peut-être qu'une
-menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la
-première fois qu'il s'attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la
-dépeint comme incapable d'inspirer de l'amour et de donner du plaisir
-(_Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni_); il pousse son
-imagination libertine jusqu'aux plus monstrueuses folies, et l'on
-pourrait rester bien convaincu qu'il ne pense pas à revenir sur ses
-jugements téméraires; mais ce n'était là qu'une entrée en matière un peu
-brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu'il aura vu Lydie
-de près, dès qu'il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent
-d'autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il
-continue la guerre, pour n'avoir pas l'air de mettre bas les armes trop
-tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint,
-sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et
-muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu
-parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne
-plus qu'à toi.» C'était une façon adroite de faire entendre à Lydie,
-qu'il ne demandait qu'à lui apprendre à parler, et qu'au besoin il
-parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l'égard
-de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre,
-disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai
-bien d'une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la
-préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une
-fille de condition libre.» On voit que Martial n'était pas difficile sur
-la question de l'origine de ses maîtresses, et qu'elles n'avaient pas
-besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu'il ne partageait
-pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le
-commerce d'un homme libre avec une esclave. Il ne s'érige pas en
-défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées
-et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent
-d'un manteau d'indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le
-prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle
-soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne
-la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était
-peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire
-admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A
-l'époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus
-que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors
-de mode et sans emploi.
-
-Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial,
-qu'on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se
-heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui
-pratiquaient le même métier. Le poëte a l'air de les flétrir les uns et
-les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation
-qui eût été un anachronisme dans les moeurs romaines. Il s'indigne
-davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas
-disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la
-jeunesse voluptueuse: «Tu n'as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou
-des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t'en fais suivre, tu
-les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux
-spectacles. C'est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A
-trente ans, chez les Romains, une femme n'était plus jeune; elle était
-vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater
-partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé
-l'âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre
-elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d'autre
-alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que
-d'épouvantail. Sila veut l'épouser à tout prix, Sila qui possède en dot
-un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux
-yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les
-plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il
-aura des maîtresses et des mignons, sans qu'elle puisse s'en formaliser;
-il les embrassera devant elle, sans qu'elle y trouve à redire; à table,
-elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes
-ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui
-rendra que des baisers de grand'mère: si elle consent à tout cela, il
-consent à l'épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la
-vieillesse est une monomanie chez Martial, qu'elle poursuit et qu'elle
-attriste sans cesse: il voudrait n'être entouré que de frais visages de
-femmes et d'enfants; l'idée seule d'une amoureuse surannée lui ôte à
-l'instant la faculté d'aimer, et, s'il fait l'épitaphe d'une vieille qui
-va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant
-le mort à lui payer sa bienvenue (_hoc tandem sita prurit in sepulchro
-calvo Plotia, cum Melanthione_), et cette odieuse image le glace
-lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur
-pour tout ce qui n'est plus jeune, il semble se complaire à peindre la
-vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des
-couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un
-portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres
-et qui en parlent sans cesse, comme pour s'aguerrir contre eux. Jamais
-poëte n'a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses,
-plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d'oeuvre de
-Martial, en ce genre, est l'épigramme suivante, dont nous désespérons de
-rendre l'effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls,
-Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents;
-quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus
-plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d'araignées; quand
-le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires;
-quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le
-moucheron de l'Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas
-plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les
-mâles des chèvres, quand tu as le croupion d'une oie maigre; quand le
-baigneur, sa lanterne éteinte, t'admet parmi les prostituées de
-cimetière; quand le mois d'août est pour toi l'hiver et que la fièvre
-pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te
-remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un
-mari qui s'enflamme sur tes cendres! N'est-ce pas vouloir labourer un
-rocher? Qui t'appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que
-Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu'on dissèque
-ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul
-appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera
-devant toi les torches de la nouvelle mariée (_intrare in ipsum sola fax
-potest cunnum_).»
-
-Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les
-courtisanes; il n'était bien inspiré que par les mauvais compliments
-qu'il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de
-son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient
-brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial,
-qu'à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép.
-55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle
-refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à
-Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n'a pas la
-gorge pendante, le ventre ridé, et le reste:
-
- Aut infinito lacerum patet inguen iatu;
- Aut aliquid cunni prominet ore tui.
-
-Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à
-penser que Saufeia est bégueule (_fatua es_), et il la laisse là (Liv.
-III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n'accueille les gens qu'après s'être
-assurée de ce qu'ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s'arrête à
-Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a
-fait ses preuves en amour, et pourtant il n'est pas sûr de pouvoir en
-quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu'il est homme (Liv. XI,
-ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant
-qu'elle s'ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces
-morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se
-rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai
-pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave,
-dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et
-cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que
-ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?»
-(Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a
-l'âge de la mère d'Hector et qui se croit encore dans l'âge des amours:
-«S'il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d'arracher la
-barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une
-fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que
-Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les
-vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait
-que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal
-par des voleurs qui ne s'étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis,
-Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27).
-Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et
-savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir
-lui parler d'amour comme il faut (_sæpe solecismum mentula nostra
-facit_). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend
-aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que
-les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et
-donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut
-que vous vous donniez gratis, jeune fille, s'écrie Martial, celui-là est
-le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis,
-excepté des baisers!»
-
-La plupart de ces courtisanes, comme l'indiquent leurs noms, n'étaient
-pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient
-des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la
-Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la
-vieille Rome, qui autrefois n'eût pas souffert que ses enfants la
-déshonorassent en se mettant à l'encan. On recherchait encore les
-courtisanes grecques, en les payant plus cher que d'autres; mais on en
-trouvait d'autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce,
-que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même
-en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot
-de grec; les autres n'avaient rien de la beauté grecque; celles qui
-parlaient grec pour l'avoir appris, faisaient des fautes à chaque
-phrase; celles qui portaient le costume grec pour l'avoir adopté, lui
-attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles
-de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de
-frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial,
-qu'elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes
-aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien;
-il t'arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de
-la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l'Alain,
-sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s'y arrêter.
-Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec
-les Romains?»
-
- Quâ ratione facis, quum sis romana puella,
- Quod romana tibi mentula nulla placet?
-
-Cette même Celia, qu'une mauvaise leçon appelle _Lelia_ dans une autre
-épigramme (Liv. X, ép. 68), s'était gravé dans la mémoire quelques mots
-grecs qu'elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu
-ne sois ni d'Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d'un
-faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la
-race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes
-d'Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: +zôê+ et +psychê+. O pudeur!
-toi, concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie! Ces mots ne se disent qu'au
-lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c'est
-affaire au lit qu'une amante a dressé elle-même pour son tendre amant.
-Tu désires savoir quel est le langage d'une chaste matrone en pareille
-occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du
-plaisir (_numquid, quum, crissas blandior esse potes_)? Va, tu peux
-apprendre et retenir par coeur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne
-seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et
-Martial ne dissimule pas qu'il eût souhaité être aimé à la grecque par
-cette Laïs romaine. Quand il n'accuse pas une courtisane d'être
-décrépite, de sentir le vin, d'être trop rapace, de dévorer trop
-d'amants, de n'avoir plus d'amateurs, on peut dire, avec quelque
-certitude, qu'il a quelques projets sur elle et qu'il est bien près de
-réussir; mais il est, d'ordinaire, sans égard et sans pitié pour la
-maîtresse qu'il quitte. C'est donc de sa part une extrême délicatesse
-que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d'elle pour
-aller à Glycère. «Il n'était pas de femme qu'on pût te préférer,
-Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n'est pas de femme qu'on puisse préférer
-à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce
-qu'elle est; ainsi fait le temps: je t'ai voulue, je la veux.» Il ne dit
-pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour
-le blanchir, allait s'établir à Tibur, dont l'air vif passait pour
-favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la
-campagne, il remarqua qu'elle n'était pas plus blanche et il s'aperçut
-aussi qu'elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du
-poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial
-semble éviter d'avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il
-les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande
-laquelle des deux est la mieux faite pour l'amour (Liv. XI, ép. 60).
-Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui
-redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun
-voudrait rencontrer chez sa maîtresse (_ulcus habet, quod habere suam
-vult quisque puellam_). Chioné, au contraire, n'éprouve rien (_at Chione
-non sentit opus_), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O
-dieux! s'écrie Martial, s'il m'est permis de vous faire une grande
-prière et si vous voulez m'accorder le plus précieux des biens, faites
-que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de
-Phlogis!»
-
-Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le voeu de
-leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité
-dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte
-à ces fantaisies spéculatives du libertinage s'entourait d'horizons
-voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre
-toutes les maîtresses qu'il avait, celle qu'il n'avait pas excitait
-toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate
-que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre
-qu'il n'a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce
-sentiment; elle s'y abandonne avec passion; elle n'hésite pas à le
-déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des
-couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les
-couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l'usage des amoureux:
-«Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il;
-j'aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (_à te malo vexatas
-tenere rosas_).» Martial, en échange d'une gracieuse invitation à
-l'amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n'adressait à Polla
-qu'une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui
-faire connaître, par l'envoi des couronnes qu'elle avait portées dans
-les festins, le nombre d'assauts qu'elle avait eus à y soutenir.
-Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans
-du coeur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un
-écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d'Auguste. Veut-il,
-dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu'il
-souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée
-parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans
-rougir de ses goûts, c'est celle qui, facile en amour, erre çà et là,
-voilée du palliolum; celle que je veux, c'est celle qui s'est donnée à
-son mignon, avant d'être à moi; celle que je veux, c'est celle qui se
-vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c'est celle qui
-suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d'or et
-qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques
-citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments,
-sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la
-débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons
-qui l'entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter
-le coeur.
-
-Il en était venu jusqu'à ne plus respecter sa femme, cette Clodia
-Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis
-trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur
-pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse
-profession de foi, bien digne d'un libertin consommé et incorrigible:
-«Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes moeurs! Je ne
-suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider
-de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table,
-après avoir bu de l'eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi
-j'aime qu'une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s'ébatte au grand
-jour; tu t'enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour
-moi, une femme couchée à mes côtés n'est jamais assez nue; les baisers à
-la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes
-ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand'mère chaque matin. Tu ne
-daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni
-avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin
-et l'encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient
-derrière la porte, chaque fois qu'Andromaque était dans les bras
-d'Hector...»
-
- Masturbabantur Phrygii post ostia servi,
- Hectoreo quoties sederat uxor equo.
- Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat
- Illic Penelope semper habere manum.
- Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho;
- Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi!
- Dulcia dardanio nondum miscente ministro
- Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.
-
-Martial ne rougit pas d'invoquer l'exemple de ces infamies, que les
-grands noms qu'il cite devaient absoudre aux yeux de l'antiquité; mais
-sa femme ne se soucie pas plus d'imiter Junon que Porcie ou Cornélie.
-Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit
-conjugal, s'écrie avec dureté: «S'il vous convient d'être une Lucrèce
-tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda
-pas à reprendre son empire, celui qu'une honnête femme ne demande jamais
-aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l'influence
-salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne;
-elle y avait des biens qu'elle tenait de sa famille: ces biens, elle en
-fit abandon à son mari, et elle parvint à l'entraîner hors de l'abîme
-des dépravations romaines, au milieu desquelles il s'oubliait depuis
-trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu'il ne respira
-plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses,
-ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de
-débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne
-brûla pas ses livres d'épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi
-dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs;
-mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il
-reconnaissait implicitement qu'il avait mal vécu jusque-là et que le
-bonheur était dans la vie champêtre, auprès d'une épouse estimable et
-bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à
-l'ombre, ce ruisseau d'eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses
-qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu'on voit fleurir deux fois
-l'an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces
-viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de
-blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept
-lustres d'absence. Marcella m'a donné ce domaine, ce petit royaume. Si
-Nausicaa m'abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à
-Alcinoüs: --J'aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme
-repose l'esprit et le coeur, après toutes les impuretés que Martial
-semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l'on est tout
-étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte.
-
-Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices
-impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre
-à l'égard des amis, Lupus? tu ne l'es pas avec ta maîtresse; il n'y a
-que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s'engraisse,
-l'adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton
-convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la
-neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons
-la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une
-nuit ou une partie de nuit avec l'héritage de tes pères, et ton
-compagnon d'enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les
-siens. Ta prostituée brille chargée de perles d'Érythrée, et, pendant
-que tu t'enivres d'amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à
-cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu
-dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la
-mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!»
-
-Nous n'avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la
-Prostitution masculine, qui a l'air de l'occuper beaucoup plus que celle
-des femmes. On a peine à se rendre compte de l'état de démoralisation où
-l'ancienne Rome était tombée à l'égard des monstrueux égarements de la
-débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces
-moeurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe
-féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe
-nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour
-comprendre que l'époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses
-contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux
-désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce
-recueil d'épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l'empereur
-Domitien suivre ou précéder l'éloge des mignons; quand on rencontre dans
-la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité,
-et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu
-que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les
-Grecs, du moins, s'il n'y avait pas plus de retenue dans les faits, il y
-avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans
-doute on n'attachait pas plus de répugnance à certains actes
-répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois
-naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le
-prestige du dévouement, de l'amitié et de la passion idéale. Chez les
-Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s'était
-matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles
-n'étaient pas plus respectées que les yeux, et le coeur semblait avoir
-perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui
-lui donnait l'habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas
-pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous
-offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence
-desquels notre imagination s'arrêterait épouvantée. Nous préférons
-renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle,
-Juvénal et Pétrone. Le premier n'a rien dit de moins que Martial, mais
-il s'est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par
-cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses
-réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes:
-on y pénètre d'un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a
-rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la
-forme d'un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de
-son temps; ce roman est comme un long hymne en l'honneur de Giton, son
-horrible héros.
-
-Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus
-raffinés; Tacite l'appelle l'arbitre du bon goût, et ce surnom lui est
-resté (_arbiter_), sans impliquer une approbation de ses moeurs, que la
-cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se
-piquait pas, comme Juvénal, d'être un sage incorruptible: il ne nombrait
-pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n'y
-trempaient pas encore; il ne s'indignait nullement des scandales que
-chacun étalait avec cynisme; il s'en amusait, au contraire; il en riait
-le premier, et il avait l'air de regretter de n'en pas dire davantage.
-Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on
-songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman
-d'aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les
-épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les
-saletés les plus caractérisées, puisque l'oeuvre de Pétrone a été
-mutilée par la censure chrétienne, qui n'a pas réussi à l'anéantir
-entièrement. Il reste assez d'impuretés de tout genre dans les fragments
-que nous avons conservés, pour juger à la fois l'ouvrage qui faisait les
-délices de la jeunesse romaine, l'auteur qui avait exécuté cet ouvrage
-d'après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions
-personnelles, enfin l'époque elle-même qui formait de tels auteurs et
-qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le _Satyricon_
-qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve,
-l'entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l'excitation qu'il
-avait cherchée dans les bras de l'amour, avant de prendre sa plume. Nous
-ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et
-sotadique, ni l'orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de
-Circé; car, en cet étrange roman, l'orgie succède à l'orgie avec une
-terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une
-atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s'est plu
-à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des
-types de bassesse et de perversité. L'un, suivant les expressions mêmes
-de l'auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont
-souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (_stupro liber,
-stupro ingenuus_), dont le sort des dés disposait comme d'un enjeu et
-qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l'autre,
-l'exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit
-Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n'être point de son sexe, fit
-oeuvre de prostituée dans un bouge d'esclaves (_opus muliebre in
-ergastulo fecit_). Après de semblables portraits, on ne peut que
-s'étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce
-qu'ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans
-Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires,
-qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l'Église, et
-que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à
-l'originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui
-manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le
-sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu
-l'imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la
-merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le
-latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles
-horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les
-enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes
-représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d'oies:
-«_Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere,
-atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo.
-Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi
-succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ
-fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum coepit lenta manu._» C'est
-peut-être le seul passage d'un auteur ancien dans lequel il soit
-question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties
-vertes. On ne s'explique pas que les moines des premiers siècles, qui
-faisaient une si aveugle guerre aux oeuvres profanes de l'antiquité,
-aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable.
-
-Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans
-le _Satyricon_, où l'on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers
-d'amour, tout ce qu'il y a d'impur dans le trafic de la femme et de
-l'homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus
-respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse,
-avait escroqué plus d'un testament; qui, après que l'âge eut flétri ses
-charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité,
-et soutenait par ces successeurs l'honneur de son premier métier. Cette
-Philumène envoya les deux enfants dans la maison d'Eumolpe, grave
-personnage plein d'ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés
-avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères
-de Vénus Callipyge (_non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra_).
-Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les
-détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore.
-Eumolpe avait dit à tout le monde, qu'il était goutteux et perclus des
-reins: «_Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit,
-ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut
-lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus,
-dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque
-artificium pari motu remunerabat._» Tel est, en quelque sorte, le
-tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu'on a recueillies
-à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose
-supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées
-évidemment à des courtisanes, qu'elles nous font connaître par des
-éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone
-était trop ami des choses douces et agréables pour s'envenimer l'esprit
-à l'endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son
-plaisir. Sertoria est la seule qu'il maltraite un peu, et peut-être dans
-une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin:
-«C'est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand
-Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges
-parfumées, il lui écrit d'apporter elle-même ses présents ou de joindre
-un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble
-(_vorabo lubens_),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre
-est à ses côtés, une autre qu'il ne nomme pas; elle porte une rose sur
-sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée
-d'ambroisie, et c'est alors qu'elle sentira vraiment la rose.» La nuit,
-il s'éveille à demi, sous le charme d'un songe charmant; il entend la
-voix de Délie, qui lui parle d'amour et qui lui laisse un baiser imprimé
-sur le front; il l'appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne
-trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas!
-murmure-t-il, c'était un écho de mon coeur et de mon oreille!» Mais à
-Délie succède Aréthuse, l'ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui
-pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà
-frémissante auprès de lui; elle ne s'endormira pas, la folle maîtresse!
-elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu'elle
-a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui
-l'accompagnent (_dulces imitata tabellas_): «Ne rougis de rien, lui dit
-Pétrone, qui l'encourage, sois plus libertine que moi!» (_Nec pudeat
-quidquam, sed me quoque nequior ipsa._) Bassilissa ne lui en offrait pas
-autant: elle n'accordait ses faveurs, qu'ayant été prévenue à l'avance
-(_et nisi præmonui, te dare posse negas_). Pétrone lui vante les
-délices de l'imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec
-humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce
-fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa,
-qu'il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de
-pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement,
-n'est pas se fier à l'amour (_fingere te semper non est confidere
-amori_).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de
-jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les
-jours de maîtresse. Il serait mort d'épuisement et de débauche, si la
-colère de Néron ne l'avait contraint à se faire ouvrir les veines pour
-échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût
-préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de
-répéter cet axiome, qu'il mettait si largement en pratique: «Les bains,
-les vins, l'amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le
-bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l'amour.»
-
- Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana;
- Et vitam faciunt balnea, vina, Venus.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVIII.
-
- SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
- moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
- avant l'avénement des empereurs. --L'édile Quintus Fabius Gurgès.
- --Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius. --Le consul Postumius.
- --Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia.
- --Jules César. --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées
- qu'il séduisit. --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses
- adultères. --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats
- romains contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
- singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
- pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
- immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
- Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
- divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
- pour l'ivrognerie. --Sévérité de ses lois contre l'adultère.
- --Étranges contradictions qu'offrirent la vie publique et la vie
- privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Abominable vie que
- menait ce monstre dans son repaire de l'île de Caprée. --Le tableau de
- Parrhasius. --Portrait physique de Tibère. --Caligula, empereur. --Ses
- amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa
- passion pour la courtisane Pyrallis. --Comment cet empereur agissait
- envers les femmes de distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution.
- --Ouverture d'un lupanar dans le palais impérial. --Le préfet des
- voluptés. --Claude, empereur. --Honteuses débauches de ses femmes
- Urgulanilla et Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses
- soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries
- du golfe de Baïes. --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables
- impudicités de Néron. --Son mariage avec Sporus. --Sa passion
- incestueuse pour sa mère Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_.
- --Acté, concubine de Néron. --Galba, empereur. --Infamie de ses
- habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs corrompues. --Vitellius,
- empereur. --Ses débordements. --Son amour pour l'affranchi Asiaticus.
- --Son insatiable gloutonnerie. --Vespasien, empereur. --Retenue de ses
- moeurs. --Cénis, sa maîtresse. --Titus, empereur. --Sa jeunesse
- impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et l'histrion Pâris.
- --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Peines terribles contre
- l'inceste des Vestales. --Nerva, Trajan et Adrien, empereurs.
- --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.
-
-
-Ce fut sous les empereurs, ce fut par l'influence perverse de leurs
-moeurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation
-malfaisante, que la société romaine fit d'effrayants progrès dans la
-corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au
-triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien
-jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais
-ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu'ils n'émanaient
-pas encore de l'autorité religieuse, parce qu'ils ne découlaient pas du
-dogme lui-même, parce qu'ils restaient étrangers au culte. La religion
-des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux
-doctrines philosophiques, qui tendaient à rendre l'homme meilleur, en
-lui apprenant à se laisser diriger par l'estime de soi et à mériter
-aussi l'estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute
-sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles coeurs,
-que l'Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais
-il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les
-approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les
-excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches
-du plaisir furent le résultat d'une extrême civilisation qui n'avait pas
-de frein religieux et qui n'aspirait pas à un autre but qu'à la
-satisfaction de l'égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut
-poussé si loin qu'à l'époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi
-dire, la monstrueuse personnification.
-
-«Le vice est à son comble!» s'écriait tristement Juvénal effrayé des
-infamies qu'il dénonçait dans ses satires: _Omne in præcipiti vitium
-stetit_. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit
-les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains
-de la République: «Voilà, malheureux, à quel point de décadence nous
-sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté
-nos armes aux confins de l'Hibernie, nous avons tout récemment soumis
-les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que
-fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples vaincus
-ne le font pas!» L'histoire de Rome, en effet, avant la dépravation
-impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des
-moeurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité
-publique. L'an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils
-du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple
-certaines matrones qui se livraient à la débauche (_matronas stupri
-damnatas_), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut
-employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L'an 539,
-les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une
-accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et
-les envoyèrent en exil. L'an 568, le consul Postumius, ayant été averti
-des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des
-Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa
-racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans
-l'ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune
-chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu'on
-avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n'était
-pourtant qu'une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa
-jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier,
-au-dessus duquel la plaçait l'élévation de ses sentiments. Elle avait
-contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation
-du jeune homme, quoiqu'il vécût aux dépens de cette affranchie
-(_meretriculæ munificentiâ continebatur_). Hispala demeurait sur le mont
-Aventin, où elle était bien connue (_non ignotam viciniæ_). Le consul
-pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas
-peu étonnée d'être introduite chez une matrone respectable. Là,
-Postumius l'interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la
-révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les
-assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et
-il demanda les moyens d'exterminer une secte infâme qui comptait déjà
-sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea
-l'indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les
-abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne,
-ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la
-belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser
-un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en
-rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et
-prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs,
-qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et
-proscrites par arrêt du sénat, n'osèrent reparaître à Rome que sous le
-règne des empereurs.
-
-Les moeurs publiques furent perdues, dans tout l'empire romain, du jour
-où le chef de l'État cessa de les respecter lui-même, et donna le
-signal des vices qu'il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand
-homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes,
-la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux
-Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu'il
-voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque
-chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion
-Cassius, s'accordent à reconnaître qu'il était très-porté aux plaisirs
-de l'amour, et qu'il n'y épargnait pas la dépense: _pronum et sumptuosum
-una in libidines fuisse_, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de
-femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius;
-Lollia, femme d'Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et
-Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n'aima aucune femme plus que
-Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat,
-une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et,
-à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la
-combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu'on
-vendait alors aux enchères. Comme on s'étonnait du bon marché de ces
-acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est
-d'autant plus avantageux, qu'on a fait déduction du tiers.» Le jeu de
-mots signifiait aussi: «_On a livré Tertia._» On soupçonnait, en effet,
-Servilie de favoriser elle-même un commerce scandaleux entre sa fille
-Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit
-conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la
-conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en
-choeur:
-
- Urbani, servate uxores, moechum calvum adducimus!
- Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum.
-
-«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin
-chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l'or que tu
-as pris à Rome!» Jules César fut l'amant de plusieurs reines étrangères,
-entre autres d'Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec
-passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d'Égypte, qui lui donna un fils
-qu'il eût voulu choisir pour héritier.
-
-Ses ardeurs vénériennes s'étaient tellement accrues, au lieu de diminuer
-avec les années, qu'il convoitait toutes les femmes de l'empire romain,
-et qu'il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé
-un singulier projet de loi, qu'il eut honte pourtant de présenter à la
-sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d'épouser
-autant de femmes qu'il voudrait, pour avoir autant d'enfants qu'il était
-capable d'en produire. L'infamie de ses adultères était si notoire,
-raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l'avait
-qualifié _mari de toutes les femmes_ et _femme de tous les maris_. La
-seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant
-l'histoire, César ne pécha qu'une seule fois dans sa vie par
-_impudicité_, c'est-à-dire en s'adonnant au vice contre nature (ce vice
-seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux
-égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu'un opprobre ineffaçable
-en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s'empara sans
-doute d'un fait, qui n'avait été qu'un accident de débauche, et qui
-aurait passé inaperçu, si les deux coupables n'eussent pas été Jules
-César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César
-fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu'il s'y
-coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de
-Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (_floremque ætatis à Venere orti
-in Bithynia contaminatum_). Depuis cette infâme complaisance, César se
-vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment,
-sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l'appelait en
-plein sénat: la _concubine d'un roi_, la _paillasse de la couche
-royale_; tantôt le vieux Curion le traitait de _lupanar de Nicomède_ et
-de _prostituée bithynienne_. Un jour, comme César s'était fait le
-défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l'interrompit, avec un
-geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on
-sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui avez
-donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout
-impunément, parce qu'il passait pour fou, salua César du titre de
-_reine_, et Pompée, du titre de _roi_. C. Memmius racontait à qui
-voulait l'entendre, qu'il avait vu le jeune César servant Nicomède à
-table et lui versant à boire, confondu qu'il était avec les eunuques du
-roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des
-Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe:
-«César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César
-triomphe aujourd'hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe
-pourtant pas, lui qui a soumis César.»
-
-Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d'impudicité: «Sa
-réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d'un opprobre,» lit-on
-dans Suétone. Sextus Pompée le traita d'efféminé; Marc-Antoine lui
-reprocha d'avoir acheté, au prix de son déshonneur, l'adoption de son
-oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu'Octave, après avoir
-livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en
-Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait
-qu'Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des
-coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout
-le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé
-sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin:
-_Viden, ut cinædus orbem digito temperat?_ L'équivoque roulait sur le
-mot _orbem_, qui pouvait s'entendre à la fois du tambourin, de l'univers
-et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d'un vil
-cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être
-calomnieuses, par la chasteté de ses moeurs à l'égard d'un vice qu'on
-n'eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu'il eut atteint l'âge
-d'homme. Quant à ses moeurs, sous un autre rapport, elles étaient loin
-d'être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur
-amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois
-contre l'adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu'il
-l'était pour les autres, et il n'épargna pas, pour son propre compte,
-l'honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été
-témoin d'un épisode singulier des amours tyranniques de l'empereur: au
-milieu d'un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une
-chambre voisine, la femme d'un consulaire, quoique le mari de celle-ci
-fût au nombre des invités; et, lorsqu'elle revint avec Auguste, après
-avoir donné aux convives le temps de vider plus d'une coupe à la gloire
-de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre.
-Le mari seul n'y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré
-son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t'a
-donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est
-ma femme, et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Mais tu ne te
-contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras
-cette lettre, je te crois capable d'avoir pris Tertulla, ou Térentilla,
-ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t'importe en
-quel lieu et pourquoi tes désirs s'éveillent?» (_Anne refert ubi et in
-quam arrigas?_)
-
-Quelle que fût néanmoins l'incontinence d'Auguste, il avait certaine
-répugnance pour l'adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu'il
-essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se
-permettait d'enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il
-n'épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il
-rougissait, et qu'il n'avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi,
-le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d'avoir été
-témoin des amours incestueux de l'empereur avec sa fille Julie. Auguste
-n'avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce
-fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l'être; mais
-il ne voulait pas s'exposer à voir en face, à tout moment, un homme
-devant lequel il s'était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne
-le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s'occupaient
-qu'à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu'ils
-faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves
-en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure
-impériale devaient, avant d'être choisis et approuvés, remplir
-certaines conditions requises par les caprices d'Auguste, qui se
-montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C'est ainsi
-que les commentateurs ont interprété ces mots _conditiones quæsitas_,
-que l'historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent.
-L'ardeur d'Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec
-l'âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de
-famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta
-exclusivement sur les vierges (_ad vitiandas virgines promtior_); on lui
-en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire
-auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la
-vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu'à la passion des femmes
-succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que
-l'autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus
-(trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre
-à Tibère.
-
-Le goût immodéré qu'il avait pour les vierges, dans la dernière partie
-de sa vie, ne lui était venu qu'au déclin de sa virilité. Lorsqu'il se
-sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme
-Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l'usage de ses droits
-de mari; car elle n'était pas moins vierge que la veille de son mariage,
-quand il se sépara d'elle pour épouser Scribonia, veuve de deux
-consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause de la perversité
-des moeurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces
-avec Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était
-enceinte; il l'aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles
-qu'il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d'être
-aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes
-ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si
-énormes que fussent les excès d'Auguste en cheveux gris, ils étaient
-toujours effacés, dans l'opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On
-avait beaucoup parlé surtout d'un souper mystérieux, qu'on appelait
-vulgairement le _Festin des douze divinités_, souper où les convives,
-habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la
-poésie antique a placées dans l'Olympe, sous l'influence de l'ambroisie
-qu'Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave
-avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le
-souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César
-osa prendre le masque d'Apollon et célébrer dans un festin les adultères
-des dieux, ces dieux indignés s'éloignèrent du séjour des mortels et
-Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les
-particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette
-à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!»
-dirent les Romains, en apprenant que l'Olympe avait soupé dans le
-palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient
-les plus hardis, c'est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le
-nom de _Tortor_, dans un quartier de la ville où l'on vendait les
-instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste,
-cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au
-rôle qu'il avait joué dans cette fête nocturne.
-
-Les orgies d'Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui
-faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant
-pour l'ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus
-hideux, se piquait pourtant de réformer les moeurs des Romains; il
-renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites
-contre l'adultère; il rétablit l'ancien usage de faire prononcer, par
-une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des
-femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui
-fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il
-les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles
-désertes des patriciennes qui s'étaient fait inscrire sur les listes de
-la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il
-bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour
-obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène, avaient
-volontairement requis d'un tribunal la note d'infamie. Mais il ne
-tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa
-jurisprudence, et il avait l'air de chercher à commettre des crimes ou
-des turpitudes que nul avant lui n'eût osé imaginer. Ses actes de
-magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus
-étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement
-Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri
-par Auguste, et peu d'instants après, en sortant, il s'invita lui-même à
-souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux
-habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l'ordinaire
-par de jeunes filles nues (_nudis puellis ministrantibus_). Une autre
-fois, pendant qu'il travaillait à la réformation des moeurs, il passa
-deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu'il
-récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l'un gouverneur de
-Syrie et l'autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres
-patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait
-de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses
-sales désirs. C'est pour se venger d'un refus de cette espèce, qu'il fit
-accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la
-honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais
-elle se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut de «vieillard à
-la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers
-jeux qui furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les
-spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d'une
-atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (_hircum vetulum
-capreis naturam ligurire_).» Le peuple avait surnommé l'empereur
-_Caprineus_, en faisant allusion en même temps à ses moeurs de bouc et à
-son séjour habituel dans l'île de Caprée.
-
-Voici comment Suétone a raconté l'abominable vie que menait ce monstre
-au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le
-siége de ses plus secrètes débauches. Là, des troupes choisies de jeunes
-filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d'une
-monstrueuse Prostitution, qu'il appelait _spinthries_ (étincelles),
-formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant
-lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi
-plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna
-de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs;
-il y rassembla les livres d'Éléphantis, afin que le modèle ne manquât
-pas à la circonstance (_ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ
-deesset_). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles
-consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers
-offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de
-nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et
-jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter:
-il avait dressé des enfants de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses
-_petits poissons_, --_ut natanti sibi inter femina versarentur ac
-luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes
-firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret_;
---genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le
-plus. Ainsi, quelqu'un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où
-Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la
-faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui
-déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau
-et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On
-dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, il s'éprit de la beauté d'un
-jeune garçon qui portait l'encens; il attendit à peine que la cérémonie
-fût achevée, pour assouvir à l'écart son ignoble passion, à laquelle dut
-se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu'il avait remarqué jouant
-de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l'un à l'autre leur
-opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait
-physique de Tibère achèvera de caractériser ses moeurs: «Il était gros
-et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et
-de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et
-plus fort de la main gauche, que de l'autre main: les articulations en
-étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte,
-et que d'une chiquenaude il blessait la tête d'un enfant ou même d'un
-jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement
-de boutons...»
-
-Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu'il s'étudiait à imiter,
-afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien
-Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce
-réciproque (_commercio mutui stupri_). Valérius Catullus, fils d'un
-consulaire, lui reprocha un jour d'avoir abusé de sa jeunesse
-(_stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam
-vociferatus est_); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les
-variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que
-la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha
-l'extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même
-un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses
-soeurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte
-Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (_non
-temere ullâ illustriore feminâ abstinuit_). Ordinairement il invitait à
-souper ces dames avec leurs maris, et là, les faisant passer devant lui,
-il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands
-d'esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin
-avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les
-souillures récentes de sa débauche, et louait ou critiquait tout haut
-cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections
-corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes
-au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les
-actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses
-désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par
-ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu'il
-établit à Rome, il faut citer le _vectigal_ de la Prostitution: chaque
-prostituée était taxée au prix qu'elle exigeait elle-même en vendant son
-corps (_ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu
-mereret_). L'empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu'un
-pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient
-vécu du _lenocinium_ et du _meretricium_. On comprend que la fixation de
-cet impôt ne pouvait être qu'arbitraire et facultative.
-
-Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c'est la
-fondation et l'ouverture d'un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait
-monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si
-peu vraisemblable à quelques critiques, qu'ils ont voulu voir une
-altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié
-de confiance, d'après Suétone, en l'amplifiant et en le poétisant. Selon
-ces critiques, il s'agirait d'un tripot et non d'un lupanar. Dion ajoute
-seulement au récit de l'historien latin, que Caligula avait pris dans
-les Gaules l'idée de son lupanar impérial. «Afin qu'il n'y eût aucun
-genre d'exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans
-le palais: là, un grand nombre de cellules furent construites et ornées
-suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent
-ces cellules. L'empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et
-des basiliques, pour inviter à la débauche (_in libidinem_) jeunes gens
-et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l'argent à usure,
-et l'on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme
-s'ils souscrivaient ainsi pour l'accroissement des revenus de César.»
-Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les
-appliquerait plutôt à un tripot qu'à un lupanar, et l'on ne se rend pas
-compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les
-nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il
-faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la
-garantie de l'empereur, était si considérable que nul n'avait assez
-d'argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce
-prétendu lupanar n'était qu'une maison de jeu, dirigée par des matrones
-et des fils de famille (_ingenui_), c'est que Suétone ajoute
-immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu'aux jeux
-de hasard (_alea_), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure
-pour être toujours maître de la chance.
-
-Quoi qu'il en soit, si l'emploi de préfet des voluptés (_à
-voluptatibus_), créé par Tibère, subsista jusqu'au règne de Néron, il
-est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui
-l'avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur
-Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n'en
-arriva pas à de semblables excès d'impudeur. Il eut trop de femmes
-légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu'il se donna,
-par caprice plutôt que par amour, n'eurent point assez de notoriété et
-d'éclat pour que l'histoire ait parlé d'elles. Suétone, qui a soin
-d'enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les
-honteuses débauches (_libidinum probra_) de sa première femme,
-Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline,
-Suétone formule un jugement général à l'égard des moeurs de cet
-empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n'eut aucun
-commerce avec les hommes (_libidinis in feminas profusissimæ, marium
-omnino expers_).» Quels que fussent d'ailleurs les désordres de Claude,
-ils étaient loin d'égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée
-par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent
-volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme
-de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le
-récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui
-avait osé, du vivant de l'empereur, se marier publiquement avec Silius
-et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de
-bacchante. Malgré l'identité d'une courtisane nommée Lysirca, qui
-ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans
-l'exercice de son métier de prostituée, nous n'entreprendrons pas de
-prouver que Messaline a été calomniée par l'histoire, et qu'une fatale
-ressemblance a fait seule son infâme célébrité.
-
-L'exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses
-prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu'il
-eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans
-tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il
-donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il
-s'imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la
-luxure et à ses passions pétulantes, qu'on pouvait faire passer pour des
-erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du
-bonnet des affranchis ou d'une cape de muletier pour courir les cabarets
-et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les
-femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il
-se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus
-indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois.
-C'était, suivant lui, une manière adroite d'étudier le peuple sur le
-fait, et d'apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires,
-les maîtres d'esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de
-lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par
-des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il
-dédaigna bientôt de cacher ses moeurs, et il se plut, au contraire, à
-les afficher devant tout le monde, sans s'inquiéter du scandale et du
-blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit
-au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de
-Rome et par des joueuses de flûte étrangères (_inter scortorum totius
-urbis ambubaiarumque ministeria_).
-
-Ce n'est pas tout; toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre
-ou qu'il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le
-long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des
-matrones, jouant le rôle des maîtresses d'auberge, avec mille
-cajoleries, l'invitaient à s'arrêter. Il s'arrêtait fréquemment, et son
-voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés
-ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et
-ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au
-contentement de Néron. Il était non-seulement l'arbitre du plaisir, mais
-encore de l'élégance (_elegantiæ arbiter_, dit Tacite), et Tigellin ne
-lui pardonna pas d'être si habile dans la science des voluptés
-(_scientiâ voluptatum potiorem_). On ne saurait croire néanmoins que
-Pétrone _arbiter_ ait approuvé les abominables impudicités que
-l'empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l'idée lui
-en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces
-infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire
-comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui
-partageaient l'orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes.
-Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des
-ingénus (_ingenuorum pædagogia_) et ses adultères avec des femmes
-mariées, l'accuse simplement d'avoir violé la Vestale Rubria. Il est
-plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste
-avec sa mère.
-
-Sporus était un jeune garçon, d'une beauté incomparable; Néron en devint
-éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya,
-par un détestable égarement d'imagination, de changer le sexe du jeune
-homme, qu'il fit mutiler (_ex sectis testibus etiam in muliebrem
-transfigurare conatus_). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant
-du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la
-cérémonie d'un mariage, où il épousa son Sporus (_celeberrimo officio
-deductum ad se pro uxore habuit_), sous les regards d'une nombreuse
-assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu'un qui
-assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher:
-«Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le père de Néron,
-Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de
-Sporus, qu'il avait revêtu du costume des impératrices et qu'il n'avait
-pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce
-avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui
-pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant
-s'embrasser (_identidem exosculans_). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut
-elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se
-faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en
-s'abandonnant à ces criminelles amours, n'accorda pas à sa complice le
-pouvoir qu'elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des
-importunités qu'il s'était attirées comme un châtiment de son inceste.
-Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à
-l'accomplissement de ses désirs coupables, soit qu'Agrippine eût
-l'adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu'il en eût
-été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de
-se mettre ainsi sous la sujétion d'une femme impérieuse. Il conserva
-toutefois à l'égard de sa mère une intention libertine, qui se
-traduisait par des actes impurs, lorsqu'il se promenait en litière avec
-elle. (_Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum
-inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant._) Bien plus, pour que
-l'illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au
-nombre de ses concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement
-à Agrippine.
-
-Néron se piquait d'être poëte, et il était entraîné par les fictions de
-la poésie à d'incroyables caprices de fureur érotique: ainsi,
-essayait-il d'imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux
-de bêtes et en s'élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne,
-tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu'il
-mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (_suam quidem pudicitiam
-usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime
-quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e
-cavea, virorumque ac foeminarum ad stipitem deligatorum inguina
-invaderet_). Il renouvelait de la sorte la fable d'Andromède, de Léda,
-d'Io, et de tant d'autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté
-par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables
-l'avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en
-contrefaisant les cris d'une jeune vierge éperdue. (_Et quum affatim
-desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi
-Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium
-virginum imitatus._) Un pareil monstre n'était arrivé à ce comble de
-turpitude, qu'en faisant rejaillir sur l'humanité tout entière le mépris
-qu'il avait pour lui-même; il était convaincu qu'aucun homme n'est
-absolument chaste ni exempt de quelque souillure corporelle (_neminem
-hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse_), mais il pensait
-que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement:
-«Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à
-quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était
-bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l'infâme Sporus, qui
-ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu'il
-détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d'ulcères
-qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses oeuvres.
-Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les
-arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius.
-
-Galba, quoiqu'il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau,
-n'avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes
-débordements de Néron. Il était d'une maigreur excessive, malgré les
-promesses de son nom, qui signifiait _gros_ en langage gaulois, et cette
-maigreur étique accusait l'infamie de ses habitudes: il préférait aux
-jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (_libidinis in mares
-pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque_). Quand Icilus, un
-de ses anciens concubins (_veteribus concubinis_), vint lui annoncer en
-Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l'embrasser
-indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l'emmena coucher
-avec lui (_non modo artissimis osculis palam exceptum ab eo, sed, ut
-sine morâ velleretur, oratum atque seductum_).
-
-Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de _jouir de sa jeunesse_,
-comme disaient les goujats de l'armée en promenant sa tête au bout d'une
-lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il
-avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à
-tous les excès. Dans l'âge de l'ambition, il s'attacha, pour se mettre
-en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il
-feignit même d'être amoureux d'elle, quoiqu'elle fut vieille et
-décrépite. Ce fut par ce canal qu'il s'insinua dans les bonnes grâces de
-Néron, auquel il rendit d'ignominieux services. Mais il se brouilla
-pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu'ils se disputaient
-l'un à l'autre et qu'Othon fut obligé d'abandonner au droit du plus
-fort. On doit supposer que ses moeurs ne firent que se corrompre
-davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié
-d'après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts
-efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à
-peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art, que
-personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec
-beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude
-qu'il avait contractée dès que son menton se couvrit d'un léger duvet,
-afin de ne jamais avoir de barbe.»
-
-Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d'ordonner
-quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint
-de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer
-l'empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites
-successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne
-répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son
-successeur, s'était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une
-affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède
-souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été
-d'ailleurs élevé à l'école de la Prostitution; car il passa son enfance
-à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de
-_Spinthria_, parce qu'il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il
-continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu'il eut pris l'âge
-d'un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour
-à tour l'impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès
-lors il était violemment épris d'un affranchi, nommé Asiaticus, qui
-avait été son compagnon obscène à Caprée (_mutua libidine
-constupratum_), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir,
-à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la
-piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès
-qu'il l'avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de
-jeunesse; il s'emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il
-cherchait à se l'attacher par des présents et des honneurs: il fit de
-son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l'âge
-l'avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en
-déclarant que l'estomac était la partie du corps la plus complaisante et
-la plus forte; contrairement aux autres, qui s'affaiblissent par l'usage
-qu'on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu'il
-mangeait presque sans interruption, lorsqu'il ne dormait pas, et son
-insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l'habitude
-qu'il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la
-digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre
-repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens
-s'alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu
-de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des
-coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse
-corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses
-jambes grêles témoignaient qu'il avait passé à table tout le temps de
-son règne et qu'il ne s'était pas fatigué à courir après les jouissances
-fugitives de l'amour.
-
-Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui
-s'abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point
-dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens,
-ne laissa pas que de subir malgré lui l'influence du christianisme: il
-comprit que la dignité de l'homme exigeait une certaine retenue dans les
-moeurs, et que le chef de l'empire devait jusqu'à un certain point
-donner l'exemple du respect que chacun est tenu d'avoir à l'égard de
-l'opinion publique. La raison d'État fut le principe de cette
-philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son
-tempérament froid et austère lui permit d'être conséquent avec la
-morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et
-surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en
-concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une
-ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, à
-qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était
-devenue avec le temps aussi respectable qu'un mariage sanctionné par la
-loi, et Cénis tenait auprès de l'empereur le rang d'une véritable
-épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu'il
-l'aimait, mais encore parce qu'il n'en aimait pas d'autre. Cependant
-Suétone raconte qu'une femme feignit pour lui une violente passion, et
-finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu'elle mourrait
-inévitablement si elle n'obtenait de sa part une preuve de tendresse.
-Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au
-point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela
-en l'honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé
-comment il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense
-impériale: «Mettez, dit Vespasien: _Pour une passion inspirée par
-l'empereur_ (_Vespasiano, ait, adamato_).» Tout chaste qu'il fût dans
-ses moeurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries
-et ne s'abstenait pas même des plus sales expressions (_prætextatis
-verbis_).
-
-Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s'était fait la plus
-mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui
-avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu'au milieu
-de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses
-familiers; on le voyait toujours entouré d'un troupeau d'eunuques ou de
-gitons (_exoletorum et spadonum greges_); on l'accusait aussi de
-rapacité, et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais
-il changea tout à coup dès qu'il fut monté sur le trône, et il régna
-comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de
-l'Évangile de Jésus-Christ: à l'instar de son père, il ne persécutait
-pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus
-chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut
-prématurément, en déclarant qu'il n'avait fait dans toute sa vie qu'une
-seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c'était une
-liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que
-celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à
-témoin: «Elle n'était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il,
-s'il eût existé, elle s'en serait plutôt vantée la première, comme de
-toutes ses infamies.»
-
-Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l'histrion
-Pâris, qu'elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit
-obligé de la répudier ou du moins de l'éloigner quelque temps, pour
-satisfaire à l'indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant
-que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait
-pas se passer d'elle, et qu'elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il
-avait donné cependant une rivale à Domitia: c'était la propre fille de
-son frère Titus; il l'avait séduite et enlevée à son mari, du vivant
-même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il
-fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le
-doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n'était que trop porté
-d'ailleurs aux plaisirs de l'amour, qu'il appelait la _gymnastique du
-lit_ (_libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis
-genus_, +klinopalên+ _vocabat_). On assure qu'il s'amusait à épiler
-lui-même ses concubines, lorsqu'il n'enfilait pas des mouches avec un
-poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles
-prostituées (_nataretque inter vulgatissimas meretrices_). Toutefois, en
-dépit de ces libertinages, Domitien s'occupa de réformer les moeurs, et
-réclama l'application de plusieurs anciennes lois de police tombées en
-désuétude: ainsi pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne,
-faisait circuler la copie d'un billet autographe, dans lequel Domitien,
-alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit
-(_noctem sibi pollicentis_), l'empereur faisait condamner, en vertu de
-la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de
-pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l'usage de la
-litière (_probosis feminis lecticæ usum ademit_), et qui établit des
-peines terribles contre l'inceste des Vestales; il fit enterrer vive la
-grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d'un complice, et ceux-ci
-furent battus de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivît; d'autres
-vestales, les soeurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir
-leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin,
-Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du
-tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après
-l'avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère.
-
-Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme
-semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l'histoire des faux
-dieux. La philosophie chrétienne s'infiltre dans la doctrine de Platon,
-et les empereurs, qui tiennent à honneur d'être philosophes,
-s'appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs
-passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu
-la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait les jeunes garçons, ce que
-Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l'empire à son favori
-Antinoüs, qu'il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins
-(_quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse
-dicitur, asserunt_); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et
-travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases
-d'honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la
-foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des
-empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que
-l'Évangile allait devenir le code universel de l'humanité. Mais le
-paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa
-dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et
-sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières
-saturnales de la Prostitution.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIX.
-
- SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Sa jeunesse impudique. --Son mignon
- Anterus. --Comment Commode employait ses jours et ses nuits. --Anterus
- assassiné à l'instigation des préfets du prétoire. --Ses trois cents
- concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies monstrueuses.
- --Incestes qu'il commit. --Hideuses complaisances auxquelles il
- soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
- décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
- ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
- projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
- des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
- Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
- par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du soleil. --Luxe
- macédonien des vêtements d'Héliogabale. --Semiamire _clarissima_.
- --Petit sénat fondé par l'empereur, pour complaire à sa mère. --Ce que
- c'était que le _petit sénat_ et de quoi l'on s'y occupait. --Goûts
- infâmes d'Héliogabale. --Pantomimes indécentes qu'il faisait
- représenter et rôle qu'il jouait lui-même. --Quelle sorte de gens il
- choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. --Comment
- il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir qu'il
- trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire.
- --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. --Convocation
- qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les
- entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant cette
- tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des assistants.
- --L'empereur _courtisane_. --Comment Héliogabale célébrait les
- vendanges. --Femmes légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La
- veuve de Pomponius Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta.
- --Maris d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
- Zoticus, dit le _cuisinier_. --Mariage des dieux et des déesses.
- --Festins féeriques d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait
- tirer à ces festins. --Droits qu'avaient les courtisanes dans le
- palais impérial. --Mort d'Héliogabale. --Alexandre Sévère, empereur.
- --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
- débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
- --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
- de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
- --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
- l'histoire de la Prostitution romaine.
-
-
-La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux
-grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la
-morale, devait produire l'infâme Commode et s'éteindre avec Héliogabale.
-Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste
-attristant avec les belles vertus d'Antonin et de Marc-Aurèle, qui
-avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien.
-Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à
-Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n'être pas mort, avant
-d'avoir vu cette prévision fatale s'accomplir. Si Commode n'avait eu
-que de mauvaises moeurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n'était
-qu'un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle
-tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu'il
-avait associé à l'empire et qu'il savait pourtant adonné à tous les
-plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec
-des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se
-renfermer dans l'intérieur de son palais, et n'apportait au dehors
-qu'une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa
-vie privée n'influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se
-montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux
-empereur le scandale de ses propres vices.
-
-Mais Commode, au contraire, n'eût pas été satisfait, si ses turpitudes
-n'avaient eu mille témoins et mille échos: c'était pour lui un plaisir
-et un besoin que de s'avilir aux yeux de tous. De plus, l'abus de la
-luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il
-eut recours à l'effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez
-lui la cruauté se développa jusqu'à devenir une passion brutale qui se
-mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus
-tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d'après des historiens
-grecs et latins aujourd'hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel,
-libidineux, et il souilla même sa bouche.» (_Turpis, improbus, crudelis,
-libidinosus, ore quoque pollutus, constupratus fuit._) Cependant, peu
-de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l'expédition
-d'Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du
-triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes
-précepteurs qu'on lui avait donnés et il s'entoura des hommes les plus
-corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne
-plus les voir l'avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis
-lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une
-taverne et un lieu de débauche (_popinas et ganeas in palatinis semper
-ædibus fecit_); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus
-remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars,
-pour les faire servir à tous ses impurs caprices (_mulierculas formæ
-scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ
-contraxit_). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il
-hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait
-dans les cellules pour y porter de l'eau ou des rafraîchissements
-(_aquam gessit ut lenonum magister_).
-
-Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux
-Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les
-délices de l'Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui
-l'avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les
-Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le
-voyant si beau et si bien fait: «Son air n'avait rien d'efféminé, dit
-Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés
-et fort blonds: lorsqu'il marchait au soleil, sa chevelure jetait un
-éclat si éblouissant, qu'il semblait qu'on l'eût poudré avec de la
-poudre d'or.» Mais cette beauté radieuse, qui n'avait pas d'égale, si
-l'on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où
-Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa
-constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se
-trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint
-bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par
-suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux
-aines, qu'elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de
-son entrée à Rome, pendant que l'enthousiasme du peuple s'adressait
-surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter
-derrière lui, sur son char, son mignon (_subactore suo_) Antérus, et,
-pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque
-instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles
-caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des
-spectateurs.
-
-Commode reprit d'abord le train de vie qu'il menait du vivant de son
-père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (_vespera
-etiam per tabernas ac lupanaria volitavit_); la nuit, il buvait jusqu'au
-jour, en compagnie de son Antérus et de ses autres favoris. Quant aux
-affaires de l'empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l'engageait
-à ne s'occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son
-gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode
-perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour
-échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de
-cette perte, qu'en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore:
-il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le
-palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté
-désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies
-indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines,
-il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis
-également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables
-que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six
-cents convives étaient assis à sa table et s'offraient tour à tour à ses
-impures fantaisies (_in palatio per convivia et balneas bacchatur_).
-Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute
-la puissance de l'imagination: il obligeait ses concubines à se livrer
-sous ses yeux aux plaisirs qu'il n'était plus capable de partager avec
-elles (_ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat_). Ces
-tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et
-il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes bacchanales, où
-les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus
-horribles artifices (_nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni
-parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus_).
-
-Ce n'était plus, comme chez Tibère et Néron, l'ardeur d'assouvir
-d'énormes passions matérielles; c'était plutôt l'infatigable recherche
-d'une imagination dépravée qui n'aspirait qu'à rendre la vie à des sens
-défaillants. Ainsi, Commode se mettait l'esprit à la torture pour
-inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons
-d'obscénités. Après avoir violé ses soeurs et ses parentes, il donna le
-nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu'il
-commettait un inceste avec elle. Il n'épargna aucun des affidés qui
-l'entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans
-refuser de s'y prêter lui-même (_omne genus hominum infamavit quod erat
-secum et ab ominibus est infamatus_). Malheur à qui se permettait alors
-de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé.
-«Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des
-parties honteuses de l'un ou de l'autre sexe, et il les embrassait de
-préférence.» (_Habuit in deliciis homines appellatos nominibus
-verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat_).
-Une variante du texte latin, _oculis_ au lieu d'_osculis_, atténue ce
-passage, en donnant à entendre qu'il se contentait de les regarder avec
-plus d'intérêt et de curiosité que les porteurs de noms honnêtes. Parmi
-ses familiers, il avait distingué un affranchi qu'il appelait Onon
-(+onos+, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il
-l'enrichit et il le fit grand-prêtre d'Hercule des Champs, pour le
-récompenser de ses mérites. (_Habuit et hominem pene prominente ultra
-modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum_). Lui-même
-s'était fait appeler _Hercule_ par le sénat, qui lui avait décerné déjà
-les surnoms de _pieux_ et d'_heureux_.
-
-On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de
-sang humain, que ce monstre déifié mettait en oeuvre avec une sorte de
-génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (_deorum
-templa stupris polluit et humano sanguine_). Il aimait à porter des
-vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il
-s'habillait en Hercule, avec une veste brochée d'or et une peau de lion:
-«C'était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir
-faire parade en même temps de l'afféterie des femmes et de la force des
-héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les
-plus délicats, et il n'hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le
-plaisir d'en faire manger aux autres (_dicitur sæpe pretiosissimis
-cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut
-putabat, irrisis_). Les grimaces que faisaient les convives en l'imitant
-lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un
-jour, il ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses
-habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales,
-devant les concubines et les gitons, qui l'applaudissaient; ensuite, il
-le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne
-manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de
-Rome tout ce qu'il faisait de honteux, d'impur, de cruel, en un mot
-toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (_omnia quæ turpiter,
-quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret_).
-
-Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs
-conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l'instigation de
-Marcia, celle de ses concubines qu'il aimait le plus. Marcia l'aimait
-aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère
-attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l'idée
-de célébrer le premier jour de l'année par une fête dans laquelle il
-irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs.
-Marcia le conjura de n'en rien faire, et tous les officiers de la maison
-impériale le supplièrent aussi de ne pas s'exposer de la sorte aux
-poignards des assassins. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il
-rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se
-débarrasser d'eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des
-condamnés sur une écorce de tilleul, qu'il oublia sous son chevet. «Il
-avait à sa cour, rapporte Hérodien, un de ces petits enfants qui
-servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu'on tient à demi nus et
-dont on relève la beauté par l'éclat des pierreries. Il aimait celui-ci
-éperdûment et le faisait appeler _Philocommode_.» L'enfant entra dans la
-chambre, trouva par terre la liste de proscription et l'emporta comme un
-jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l'enfant et la lui
-enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point,
-s'écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la
-récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j'ai
-supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit
-qu'un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et
-qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux
-qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans
-la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave,
-nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de
-s'abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que
-Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un
-croc, au spoliaire, où l'on entassait les corps morts des gladiateurs.
-
-On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales
-de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé
-dans l'histoire une souillure ineffaçable et une célébrité unique
-d'infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (_impurissimam_) de ce
-monstre d'après les contemporains grecs et latins qui l'avaient écrite
-avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu'il ait passé sous
-silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de
-recueillir (_quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine
-maximo pudore possunt_), et quoiqu'il ait voilé sous des termes honnêtes
-(_prætextu verborum adhibito_) ceux qu'il osait conserver dans son récit
-adressé à l'empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu
-seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent
-quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d'autres
-disent Spartien) n'a pas voulu reproduire. «On s'étonne, répéterons-nous
-avec Lampride, qu'un pareil monstre ait été élevé à l'empire, et qu'il
-l'ait gouverné près de trois ans, sans qu'il se soit trouvé personne qui
-en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n'a
-manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de
-cette espèce.» Le règne d'Héliogabale est vraiment la dernière
-convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec
-désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique.
-
-Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui
-désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta
-celui d'Antonin, parce qu'il prétendait descendre de cette famille
-antonine, à laquelle l'empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle,
-mais que l'exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale,
-sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des
-empereurs toutes sortes de turpitudes (_quum ipsa meretricio more
-vivens, in aulâ omnia turpia exerceret_), avait eu avec Antonin
-Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut
-cependant contestée par ceux qui l'avaient surnommé _Varius_ ou bigarré,
-à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs
-de sa mère. Quoi qu'il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait
-assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d'être compris dans le
-meurtre de l'empereur qu'il se donnait pour père, et il chercha un asile
-inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu'il sortit,
-l'année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui
-le surnommèrent l'Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits
-très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d'or et de pourpre, avec des
-bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de
-perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des
-prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine:
-il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n'était que de laine,
-et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l'idée, pour
-accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées,
-de se faire peindre en costume de prêtre du soleil et d'envoyer ce
-portrait à Rome, avant d'y venir lui-même. Mais ce n'était rien que sa
-figure auprès de ses moeurs, qui inspirèrent de l'effroi aux Romains les
-plus débauchés: _Quis enim ferre posset principem per cuncta cava
-corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam
-ferat?_ Héliogabale n'était pas arrivé par l'enivrement du pouvoir à cet
-excès de dépravation sensuelle: l'empire l'avait trouvé ainsi corrompu
-et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire
-qu'en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme,
-sinon plus cruel. Qu'attendre d'un misérable insensé, qui n'avait aucune
-notion de l'honnête, et qui faisait consister le principal avantage de
-la vie à être digne et capable de satisfaire l'ignoble passion de
-plusieurs (_cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus
-libidini plurimorum videretur_)? On comprend que les chrétiens aient
-représenté cet empereur comme une incarnation du diable.
-
-Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette
-vieille courtisane que plus d'un sénateur se rappelait avoir connue dans
-l'exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des
-consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce
-fut la seule femme qui siégea, en qualité de _clarissima_, dans le sénat
-romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit sénat
-(_senaculus_), composé de matrones qui s'assemblaient, à certains jours,
-sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux
-femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui
-aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au
-baiser d'usage; qui d'elles se servirait de voitures suspendues; qui, de
-chevaux de selle; qui, d'ânes; qui, d'un chariot traîné par des boeufs
-ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies
-de peau et ornées d'or, d'ivoire ou d'argent; on régla, par
-sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque
-classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait
-s'être réservé l'autorité suprême sur son sexe exclusivement;
-Héliogabale, sur le sien, comme s'il bornait son rôle d'empereur à
-commander aux hommes. Pendant l'hiver qu'il passa à Nicomédie, avant de
-s'établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes;
-tellement que les soldats qui l'avaient élu rougirent de leur ouvrage,
-en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (_omnia sordide
-ageret, inireturque à viris et subaret_). Il n'eut garde de changer de
-genre de vie, lorsqu'il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit
-Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher
-partout et d'amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines
-conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient
-ces conditions que la nature avait départies plus libéralement à un
-petit nombre de privilégiés. Ceux qu'on jugeait dignes d'être présentés
-à l'empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu'il faisait
-représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de
-la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et
-pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait
-tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le
-déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à
-coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main
-devant son sein et l'autre devant le signe de la virilité qu'il cachait
-entièrement, _posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et
-oppositis_.
-
-Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de
-ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs
-les plus membrus. C'est là qu'il distingua les cochers Protogène,
-Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait
-une telle passion pour Hiéroclès qu'il lui donnait publiquement les
-baisers les plus hideux (_Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur
-inguina_); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait
-construire des bains publics dans le palais, et il n'avait pas honte de
-se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les
-qualités particulières qu'il aimait dans les hommes (_ut ex eo
-conditiones bene vasatorum hominum colligeret_). Il parcourait aussi
-les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu'il appelait
-des _monobèles_, c'est-à-dire des hommes complets (_viriliores_). Il n'y
-avait de crédit et d'honneurs, que pour ces sortes de gens (_homines ad
-exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii_). Héliogabale
-éleva aussi aux premières dignités de l'empire certains personnages qui
-n'avaient pas d'autres titres à ses préférences, que leurs énormes
-attributs virils (_commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum_).
-Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il
-se délectait à leur contact et à leurs attouchements (_eorumque
-attrectatione et tactu præcipue gaudebat_); c'était de leurs mains qu'il
-voulait prendre la coupe où il buvait en l'honneur de leurs hauts faits
-et des siens.
-
-A l'exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se
-mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert
-d'un bonnet de muletier, afin de n'être pas reconnu, raconte Lampride,
-il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du
-Théâtre, de l'Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s'il ne se
-livra pas à la débauche avec toutes ces filles (_sine effectu
-libidinis_), il leur distribua pourtant des pièces d'or, en disant:
---Que personne ne sache qu'Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait
-plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices
-de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans une basilique de la
-ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police
-édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans
-laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés
-connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (_lenones,
-exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes_).
-D'abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux
-imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de
-circonstance, commençant par ce mot: _Camarades_ (_commilitones_), qui
-revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il
-ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de
-libertinage (_disputavitque de generibus schematum et voluptatum_). Son
-immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations,
-chaque fois qu'il rencontrait quelque effroyable imagination de
-débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé
-en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes,
-découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les
-allures, les gestes, les agaceries et les paroles d'une prostituée de
-carrefour. Sous ce costume, il s'approcha de celles à qui son caprice
-avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu'il savait
-leur métier aussi bien qu'elles. Puis, se débarrassant de sa gorge
-d'emprunt (_papillâ ejectâ_), il prit les airs et l'habit des enfants
-qu'on vendait à la Prostitution (_habitu puerorum qui prostituuntur_),
-et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu'il n'était
-pas moins expert qu'eux dans leur art honteux. Enfin il termina la
-séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la
-première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces
-d'or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux
-lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin
-jusqu'à sa mort.
-
-Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu'il accorda,
-par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent
-racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir
-des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu'elles pussent continuer à
-leur profit l'odieux trafic qu'elles avaient appris à exercer. On
-raconte même, à ce sujet, qu'ayant racheté ainsi au prix de cent mille
-sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne
-la toucha pas et la respecta comme une vierge (_velut virginem
-coluisse_). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents
-chariots, remplis de lénons, d'appareilleuses, de mérétrices et de
-cinædes bien pourvus (_causa vehiculorum erat lenonum, lenarum,
-meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo_). Il
-avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c'était lui-même
-qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d'une pâte
-épilatoire (_psilothro_), et il employait de préférence à cet usage
-celle qui avait déjà servi à l'épilation de ses femmes. Il employait
-également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé
-le poil des parties honteuses de ses gitons (_rasit et virilia
-subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit_). «Il n'y
-a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des
-abominables saletés qu'il fit ou qu'il souffrit en son corps.» Xiphilin
-répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement
-recueillis et que la langue grecque couvrait d'une sorte de voile qui
-les rendait plus tolérables; mais l'histoire originale de Dion Cassius
-n'a pas conservé le règne d'Héliogabale, comme si les pages consacrées à
-ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride
-dit aussi qu'on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un
-grand nombre d'obscénités, qu'il a cru devoir passer sous silence, parce
-qu'elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (_digna
-memoratu non sunt_): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de
-débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il
-connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère
-(_libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum
-vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat_).»
-
-On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant
-ce curieux passage de l'Abrégé de Xiphilin, prudemment affaibli dans la
-traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de
-Prostitution, en chassait les courtisanes, et s'y plongeait dans les
-plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l'incontinence un appartement
-de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la
-façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d'or et
-appelant les passants d'un ton mou et efféminé. Il avait d'autres
-personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller
-chercher des gens dont l'impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait
-de l'argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d'un gain
-aussi infâme que celui-là. Quand il était avec les compagnons de ses
-débordements, il se vantait d'avoir un plus grand nombre d'amants qu'eux
-et d'amasser plus d'argent; il est vrai qu'il en exigeait indifféremment
-de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres,
-d'une taille fort avantageuse, et qu'il avait dessein, pour ce sujet, de
-désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a
-évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n'avait pas à
-ménager la susceptibilité des beaux-esprits français.
-
-Si les appétits sensuels d'Héliogabale étaient immodérés, son
-imagination dépravée avait encore plus de puissance et d'activité.
-Ainsi, ce qu'il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité,
-c'étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, ses oreilles et
-son âme, en souillant aussi la pudeur d'autrui. Les prodigieux festins
-qu'il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs
-mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux
-des amphores et des vases d'argent surchargés d'images érotiques
-(_schematibus libidinosissimis inquinata_). Toute cette argenterie
-effrontée brillait surtout dans les soupers d'apparat, qu'il donnait à
-l'occasion des vendanges, et dans lesquels il s'amusait à déshonorer les
-citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux.
-Il leur demandait, pour les embarrasser, s'ils avaient fait preuve dans
-leur jeunesse d'autant de vigueur qu'il en déployait lui-même, et ces
-questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe
-(_impudentissime_), car jamais il ne s'abstint des expressions les plus
-infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes
-encore (_neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis
-impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo,
-esset pudor_). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des
-vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au
-maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (_an promptus esset
-in Venerem_)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente
-question: «Il a rougi! s'écriait-il, la chose va bien (_salva res
-est_).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il
-s'autorisait alors à parler de ses propres actes, et si tous les
-vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses
-jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet
-qu'il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir
-encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les
-entendre et qui leur portait d'ignobles défis. La flatterie déliait
-souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de
-commettre les mêmes ignominies et d'avoir des maris (_qui improba
-quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent_). L'empereur,
-à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s'apercevait point
-que ces misérables feignaient des vices qu'ils n'avaient pas, pour lui
-complaire et le divertir.
-
-Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et
-plusieurs maris. Il épousa d'abord la veuve de Pomponius Bassus, qu'il
-avait fait condamner à mort en l'accusant de s'être fait le censeur de
-la conduite privée de l'empereur. Cette femme, aussi belle que noble,
-était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui
-eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la
-délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour
-aucun besoin qu'il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d'imiter les
-débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans
-l'espoir, disait-il, d'être plus tôt père, «lui qui n'était pas homme,»
-ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. Ce
-mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il
-répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu'elle avait une tache sur le
-corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage
-qu'il souhaitait contracter avec plus d'éclat que les précédents. Il
-avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s'en fallut qu'il ne
-laissât s'éteindre le feu sacré (_ignem perpetuum extinguere voluit_),
-pendant qu'il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la
-vestale Aquila Sévéra et l'épousa insolemment à la face du ciel, en
-disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la
-prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de
-divin. Mais Héliogabale n'eut pas plus d'enfants de ce mariage sacrilége
-que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu'il remplaça
-par deux ou trois femmes successivement jusqu'à ce qu'il eût repris
-Aquila Sévéra.
-
-Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c'est à peine si nous
-oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président
-Cousin n'a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse.
-Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler
-_madame_ et _impératrice_. «Il travaillait en laine, portait quelquefois
-un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en
-fit une fête, prit soin qu'il ne lui parût aucun poil, pour être plus
-semblable à une femme, et reçut, étant couché, les sénateurs qui
-l'allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé
-Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour
-que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux
-bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure
-blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard
-chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de
-géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert
-de sueur et de poussière; puis, il l'installa dans sa chambre à coucher,
-au sortir du bain, et le lendemain il l'épousa solennellement. «Il se
-faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président
-Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu'il
-avait quelquefois au visage des marques des coups qu'il avait reçus. Il
-ne l'aimait point d'une ardeur faible et passagère, mais d'une passion
-forte et constante, tellement qu'au lieu de se fâcher des mauvais
-traitements qu'il recevait de lui, il l'en chérissait plus tendrement.
-Il l'eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s'étaient pas
-opposées à cet acte de démence impudique.»
-
-Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il
-jouissait auprès de l'empereur. C'était Aurélius Zoticus, dit le
-_Cuisinier_, parce que son père l'avait élevé dans les cuisines, où tout
-enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne heure au métier
-paternel pour embrasser l'état de lutteur: il l'emportait en bonne mine
-et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se
-mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d'Héliogabale
-reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste
-champion et s'emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe
-triomphale. Sur l'éloge qu'on avait fait de lui à Héliogabale, qui
-brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (_cubicularius_) de
-l'empereur. Celui-ci l'attendait avec une impatience qui éclata de la
-façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans
-le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince
-l'aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de
-Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage;
-et, parce que Zotique en le saluant l'avait appelé _seigneur_ et
-_empereur_ selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d'un
-air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards
-lascifs: --Ne m'appelez point _seigneur_, puisque je suis une _dame_!»
-Il l'emmena baigner à l'heure même avec lui; et l'ayant trouvé tel qu'on
-le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.»
-Jérocle, jaloux de ce rival, eut l'adresse de lui faire verser par les
-échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui
-le frappa d'impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont
-Zoticus était victime, le regarda dès lors avec autant de colère et de
-mépris qu'il lui avait témoigné d'estime et d'affection auparavant. Peu
-s'en fallut qu'il l'envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut
-encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et
-chassé du palais, de Rome et de l'Italie.
-
-Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l'institution du
-mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée
-bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner
-une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de
-femme et d'enfant, dit Xiphilin. La femme qu'il lui avait choisie était
-Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa
-chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains
-considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n'avait pas été
-changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au
-temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et
-ridicule, qu'il avait poussée aussi loin que possible en couchant les
-deux statues dans le même lit, il déclara qu'une déesse si guerrière ne
-convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour
-ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois.
-Uranie, qui présidait à l'incubation des êtres dans le travail
-mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de
-la nuit, devait naturellement être l'épouse d'Héliogabale, dieu du
-soleil et de la génération. L'empereur célébra donc leurs noces avec
-splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l'empire aux présents
-magnifiques qu'il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé,
-il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à
-côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l'une à l'autre avec des
-bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de
-grandes réjouissances à Rome et dans toute l'Italie. Héliogabale
-s'identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se
-faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les
-dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses
-impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil:
-c'était là qu'il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches,
-remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de
-prendre part au culte des autres divinités, surtout s'il avait un rôle à
-jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête
-échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les
-parties génitales (_genitalia sibi devinxit_), et il fit tout ce que ces
-impurs fanatiques avaient l'habitude de faire. Il s'associa également
-aux rites bizarres et obscènes d'Isis, de Priape, de Flore et de
-Cotytto.
-
-Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins
-féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la
-prodigalité, la gourmandise et le caprice pouvaient inventer, pour
-satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne
-vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles
-(_exquirere novas voluptates_). Lampride a énuméré quelques-unes des
-folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des
-fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d'étoffes
-d'or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait
-succomber de plaisir (_quum gravari se diceret onere voluptatis_), et la
-tête coiffée d'un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient
-des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les
-intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à
-l'estomac, qui ne se lassait pas plus que l'ardeur des sens. Les
-convives alors n'étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils
-s'efforçaient à l'envi d'imiter leur empereur, sans espoir de l'égaler.
-Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses
-vêtements, se couronnait de rayons d'or, suspendait un carquois sur ses
-épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d'huile
-aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses
-et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le
-traînaient autour de la salle du banquet. (_Junxit et quaternas mulieres
-pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic
-vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent._) Sa
-générosité à l'égard de ses compagnons de table se traduisait en
-présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au
-hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait
-tomber dans les mains d'un vieux débauché une coquille portant ces mots
-qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l'empereur»; il riait
-davantage, si, par une de ces chances qu'il aimait à provoquer, une
-vieille décrépite devenait la maîtresse d'un beau jeune garçon. Souvent
-les billets cachetés, que ses convives tiraient de l'urne, leur
-ordonnaient les douze travaux d'Hercule ou les condamnaient à des
-services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où
-il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles
-l'exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n'avait
-pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix
-oeufs, dix toiles d'araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes,
-quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à
-ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient
-ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de
-lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en
-lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue,
-que sa bonne étoile avait amenée à la table de l'empereur, pouvait se
-vanter d'avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale
-prenait son plaisir partout, pourvu qu'il n'eût pas affaire deux fois à
-la même femme (_idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem_). Enfin,
-les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au
-lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l'intérieur du
-palais (_lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit_).
-Courtisanes et gitons se recommandaient d'eux-mêmes à sa sollicitude
-paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des
-approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans
-les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de
-disette.
-
-Ce monstre à face humaine déshonora l'Empire pendant un règne de quatre
-ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes
-les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature.
-Il se glorifiait d'imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône,
-Néron, Othon et Vitellius. Il n'avait pourtant que dix-huit ans,
-lorsqu'il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s'était
-caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde
-d'un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent
-endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et
-empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur
-vie (_ut mors esset vitæ consentiens_). Le _traîné_, l'_impur_, comme le
-surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville,
-ne devait pas avoir d'égal dans l'histoire des empereurs, et, après lui,
-l'humanité sembla se reposer, sous la bienfaisante influence
-d'Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale
-évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes
-parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et
-constitué la police des moeurs dans les gouvernements, on vit encore les
-empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un
-théâtre, donner au peuple l'exemple contagieux de tous les écarts de la
-Prostitution. Presque tous s'adonnèrent à la débauche, presque tous se
-laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien,
-qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (_natus abdomini et
-voluptatibus_), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand
-nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les
-plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à
-ses convives. Si le _divin_ Claude, comme pour faire oublier aux Romains
-l'impur Gallien (_prodigiosum_), régna en philosophe chaste et modeste;
-si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit
-rigoureusement l'adultère, même parmi les esclaves; si l'empereur Tacite
-défendit d'établir des mauvais lieux dans l'intérieur de Rome, défense
-qui ne put être maintenue (_meritoria intra urbem, stare vetuit, quod
-quidem diu tenere non potuit_); s'il fit fermer les bains publics
-pendant la nuit; s'il interdit les habits de soie et les profusions du
-luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne de son nom; Carin,
-prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de
-Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté
-des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l'infamie
-jusqu'à se prostituer lui-même (_homo omnium contaminatissimus, adulter,
-frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui_).»
-Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien;
-pour secrétaire, un impur (_impurum_), avec lequel il faisait toujours
-sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des
-vices les plus infects (_enormibus se vitiis et ingenti foeditate
-maculavit_), et il ne respecta rien (_moribus absolutus_). Mais
-Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des
-empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté
-de ses moeurs et par la moralité de ses lois, quoiqu'il ait cruellement
-persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l'austère, le philosophe,
-eut pourtant l'odieux courage de faire de la Prostitution un des
-supplices qu'on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes!
-C'est pourtant sous Dioclétien que semble s'arrêter l'histoire de la
-Prostitution romaine.
-
-
-FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
- DU DEUXIÈME VOLUME.
-
-
- _PREMIÈRE PARTIE._
-
- ANTIQUITÉ. --Grèce. --Rome.
-
- (SUITE ET FIN.)
-
-
- CHAPITRE XVII. Page 5
-
- SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes
- catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les
- quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des
- femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline,
- de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.
- --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent
- Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les
- cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres.
- --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars
- des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou
- lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les
- _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros.
- --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses.
- --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines.
- --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et
- la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_.
- --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et
- _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes
- qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se
- prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un
- nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les
- _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar.
- --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses
- faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des
- lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la
- location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_.
-
-
- CHAPITRE XVIII. Page 29
-
- SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution
- légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite
- du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs
- réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société
- retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque
- prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des
- courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription
- matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la
- compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue.
- --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de
- l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les
- grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer
- la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits
- où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics.
- --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des
- bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain
- de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de
- la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas
- peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de
- la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains.
- --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la
- fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les
- cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une
- _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les
- _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les
- caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars.
- --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait
- Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De
- l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de
- l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres
- mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution
- des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante.
- --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par
- l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des
- souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des
- carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces
- femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien,
- entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux
- pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la
- débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse
- d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_.
- --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_.
- --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars.
- --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des
- courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux
- prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les
- cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des
- prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami.
- --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le
- nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux
- mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta,
- inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La
- _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia.
-
-
- CHAPITRE XIX. Page 83
-
- SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices.
- --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des
- hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les
- _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des
- courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce
- que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius,
- le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone.
- --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs
- permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_.
- --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez
- les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les
- _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage
- parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_.
- --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits
- érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des
- courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de
- Rome détruits par les Pères de l'Église.
-
-
- CHAPITRE XX. Page 107
-
- SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura
- Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.
- --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit
- attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.
- --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se
- refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les
- enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou
- _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.
- --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves
- et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies
- vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies
- constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description.
- --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les
- affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome.
- --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste.
- --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après
- Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième
- siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._
- --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_.
- --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation
- sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et
- _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées
- à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Les empiriques, les
- antidotaires et les pharmacopoles. --Les médecins pneumatistes. --Les
- _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et _archiatri populares_.
- --L'institution des archiatres régularisée et complétée par
- Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du matin_. --Les
- sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial contre Lesbie.
- --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. --Pourquoi les malades
- atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les
- médecins romains. --Mort de Festus, ami de Domitien. --Des drogues que
- vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.
- --Superstitions religieuses. --Offrandes aux dieux et aux déesses.
- --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de Pétrone. --Abominable
- apophthegme des _pædicones_.
-
-
- CHAPITRE XXI. Page 161
-
- SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes.
- --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à
- Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot
- _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents,
- parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les
- _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La
- parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés
- par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre
- ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa
- complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de
- l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce
- maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de
- l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_.
- --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des
- parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_.
- --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée.
- --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la
- Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le
- _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De
- la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle.
-
-
- CHAPITRE XXII. Page 203
-
- SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_.
- --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à
- ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et
- _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile
- _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit.
- --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe.
- --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des
- Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane
- grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Le repas de Trimalcion.
- --Les histrions, les bouffons et les _arétalogues_. --Les baladins et
- les danseuses. --Danses obscènes qui avaient lieu dans les
- comessations. --Comessations de Zoïle. --Épisode du festin de
- Trimalcion. --Services de table et tableaux lubriques. --Ameublement
- et décoration de la salle des comessations. --Santés érotiques.
- --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du bouffon de table Galba.
- --Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations. --Dieux et
- déesses qui présidaient aux comessations. --Les lares _Industrie_,
- _Bonheur_ et _Profit_. --Le verbe _comissari_. --Théogonie des dieux
- lares de la débauche. --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les
- luttes amoureuses. --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux
- gardiens des femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona.
- --Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus.
- --Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc. --Fauna, déesse favorite
- des matrones. --Jugatinus et ses attributions.
-
-
- CHAPITRE XXIII. Page 225
-
- SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les
- peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux
- des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux
- présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des
- réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de
- chambre_. --Présages que les Romains tiraient du son que rendait
- l'urine en tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_.
- --Double sens obscène du mot _pot de chambre_. --Étymologie de
- _matula_. --Présages urinatoires dans les comessations. --Hercule
- _Urinator_. --Présages des ructations. --_Crepitus_, dieu des vents
- malhonnêtes. --Le petit dieu Pet. --Présages tirés du son du pet.
- --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le
- langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --Jupiter et
- Cybèle, dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux
- éternuments dans les affaires d'amour. --Les tintements d'oreilles et
- les tressaillements subits. --La droite et la gauche du corps.
- --Présages résultant de l'inspection des parties honteuses. --Présages
- tirés des bruits extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus
- adversus_ et _lectus genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le
- pétillement de lampe. --Habileté des courtisanes à expliquer les
- présages. --Présages divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou
- malheureux, propres aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent
- vierges Sarmates. --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat.
- --Superstitions singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence
- que s'imposaient les débauchés et les courtisanes en l'honneur des
- solennités religieuses. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé
- par les Romains pour constater la virginité des filles. --La noix,
- allégorie du mariage.
-
-
- CHAPITRE XXIV. Page 247
-
- SOMMAIRE. --Pourquoi les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens
- ni de panégyristes comme celles de la Grèce. --Les poëtes commensaux
- et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est dans les
- poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des courtisanes
- romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur vieillesse
- misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace pour les
- galanteries matronales. --Serment de Salluste. --Philosophie
- épicurienne d'Horace. --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des
- matrones. --Comparaison qu'il fait de cet amour avec celui des
- courtisanes. --Nééra, première maîtresse d'Horace. --Origo, Lycoris et
- Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères.
- --Liaison d'Horace avec une vieille matrone. --La _bonne_ Cinara.
- --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture
- publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant
- Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --La courtisane Lycé.
- --Pyrrha. --Lalagé. --Barine. --Tyndaris et sa mère. --Lydie.
- --Myrtale. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A quelle
- singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette
- esclave. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs
- à Horace. Adieux d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière
- maîtresse d'Horace. --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus.
-
-
- CHAPITRE XXV. Page 293
-
- SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Ses
- maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille du sénateur
- Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de Lesbie. --Ce que
- c'était que ce moineau. --Passion violente de Catulle pour Lesbie.
- --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --Mariage
- concubinaire de Lesbie. --Catulle revoit Lesbie en présence de son
- mari. --Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la
- jalousie de son mari. --La courtisane Quintia au théâtre. --Vers de
- Catulle contre Quintia. --La courtisane grecque Ipsithilla. --Billet
- galant qu'adressa Catulle à cette courtisane. --Épigramme de Catulle
- aux habitués d'une maison de débauche où s'était réfugiée une de ses
- maîtresses. --Colère de Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_.
- --Vieillesse prématurée de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son
- amant. --Properce. --Cynthie ou Hostilia. --Son amour pour Properce.
- --Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie. --Résignation de Properce
- à l'endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus. --Les
- oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à sa maîtresse. --La
- _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les attraits de sa
- maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec Cynthie. --Les
- galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. --Gémissements de
- Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de Baïes. --Properce
- se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation
- de Properce avec Cynthie. --Changement de rôles. --Acanthis
- l'entremetteuse. --Jalousie de Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge
- qu'employa Cynthie pour s'assurer de la fidélité de son amant.
- --Phyllis et Téïa. --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie.
- --L'empoisonneuse Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort
- de Properce. --Ses cendres réunies à celles de Cynthie.
-
-
- CHAPITRE XXVI. Page 325
-
- SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou
- Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les
- amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle.
- --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et
- enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa
- porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme.
- --Amour de Tibulle pour Némésis. --Prix des faveurs de cette
- prostituée. --Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.
- --Tibulle amoureux de Néère. --Refus de Néère d'épouser Tibulle.
- --Néère prend un amant. --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour
- à Sulpicie, fille de Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à
- Tibulle. --Infidélités de Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de
- Tibulle pour cette courtisane grecque. --Dédains de Glycère. --Mort de
- Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Cornelius Gallus.
- --Lycoris. --Gallus à la guerre des Parthes. --Son poëme à Lycoris.
- --Retour de Gallus. --Infidélités de Lycoris. --Gentia et Chloé.
- --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.
- --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.
- --Le mari de Corinne. --Manéges amoureux que conseille Ovide à
- Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et brutalité d'Ovide. --Son
- désespoir d'avoir frappé Corinne. --L'entremetteuse Dipsas.
- --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.
- --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne.
- --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.
- --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur
- d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte.
- --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. --Corinne
- devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à Corinne.
- --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux et d'après
- les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète supposée avec
- la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin. --Mort
- d'Ovide.
-
-
- CHAPITRE XXVII. Page 357
-
- SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des
- libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense
- qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son
- critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies.
- --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.
- --Moeurs déréglées de ce poëte. --Quels étaient les lecteurs habituels
- des oeuvres de Martial. --Portraits de courtisanes. --Lesbie.
- --Libertinage éhonté de cette prostituée. --Chloé et son amant
- Lupercus. --La _pleureuse des sept maris_. --Thaïs. --Philenis et son
- concubinaire Diodore. --Horrible dépravation de Philenis. --Épitaphe
- que fit Martial pour cette infâme prostituée. --Galla. --Injustice de
- Martial à l'égard de cette courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre
- elle. --D'où lui venait la haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles
- amoureuses. --Effrayant cynisme de Phyllis. --Épigrammes
- contradictoires de Martial contre cette courtisane. --Lydie.
- --Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.
- --Fabulla, Lila, Vetustilla, etc. --Les fausses courtisanes grecques.
- --Celia. --Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la
- Grèce. --Lycoris. --Glycère. --Chioné et Phlogis. De quelle façon
- grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l'amour que
- lui avait envoyée Polla. --Honteuse profession de foi qu'il adressa à
- sa femme Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Épigramme
- expiatoire de Martial. --Sa fin champêtre. --Pétrone. --Son
- _Satyricon_, tableau des moeurs impures de Rome impériale. --Les
- Épigrammes de Pétrone. --Suicide de Pétrone.
-
-
- CHAPITRE XXVIII. Page 401
-
- SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs
- moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique
- avant l'avénement des empereurs. --Le chevalier Ebutius et sa
- maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. --Jules César.
- --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées qu'il séduisit.
- --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses adultères.
- --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats romains
- contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode
- singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste
- pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût
- immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes
- Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze
- divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant
- pour l'ivrognerie. --Étranges contradictions qu'offrirent la vie
- publique et la vie privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Le
- tableau de Parrhasius. --Caligula, empereur. --Ses amours infâmes avec
- Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa passion pour la courtisane
- Pyrallis. --Comment cet empereur agissait envers les femmes de
- distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. --Ouverture d'un
- lupanar dans le palais impérial. --Le _préfet des voluptés_. --Claude,
- empereur. --Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et
- Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses soupers publics au
- Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries du golfe de Baïes.
- --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables impudicités de Néron.
- --Son mariage avec Sporus. --Sa passion incestueuse pour sa mère
- Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. --Galba, empereur.
- --Infamie de ses habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs
- corrompues. --Vitellius, empereur. --Ses débordements. --Son amour
- pour l'affranchi Asiaticus. --Son insatiable gloutonnerie.
- --Vespasien, empereur. --Retenue de ses moeurs. --Titus, empereur.
- --Sa jeunesse impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et
- l'histrion Pâris. --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Nerva,
- Trajan et Adrien, empereurs. --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle.
-
-
- CHAPITRE XXIX. Page 437
-
- SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Ses turpitudes et ses cruautés. --Ses
- impurs caprices. --Son mignon Anterus. --Comment Commode employait ses
- jours et ses nuits. --Mort d'Anterus. --Douleur de Commode. --Ses
- trois cents concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies
- monstrueuses. --Ses incestes. --Hideuses complaisances auxquelles il
- soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait
- décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de
- ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le
- projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre
- des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de
- Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée
- par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du Soleil. --Sa
- mère Semiamire. --Luxe macédonien des vêtements d'Héliogabale.
- --Semiamire _clarissima_. --Petit sénat fondé par l'empereur pour
- complaire à sa mère. --Ce que c'était que le _petit sénat_ et de quoi
- l'on s'y occupait. --Goûts infâmes d'Héliogabale. --Quelle sorte de
- gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches.
- --Comment il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir
- qu'il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution
- populaire. --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées.
- --Convocation qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous
- les entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant
- cette tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des
- assistants. --L'empereur _courtisane_. --Argenterie érotique de ses
- festins. --Comment Héliogabale célébrait les vendanges. --Femmes
- légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La veuve de Pomponius
- Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. --Maris
- d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius
- Zoticus, dit le _cuisinier_. --Comment Jérocle se débarrassa de ce
- rival. --Mariage des dieux et des déesses. --Festins féeriques
- d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait tirer à ces festins.
- --Droits qu'avaient les courtisanes dans le palais impérial. --Meurtre
- d'Héliogabale par les soldats. --Alexandre Sévère, empereur.
- --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses
- débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur.
- --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur
- de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme.
- --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter
- l'histoire de la Prostitution romaine.
-
-
- FIN DE LA TABLE.
-
-
-Note de transcription détaillée:
-
-En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le
-typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:
-
- p. 14: «appellait» corrigé en «appelait» («qu'on appelait stabula»),
- p. 16: fermeture des guillemets avant «On appliquait avec raison»,
- p. 20: fermeture des guillemets après «aïeule»,
- p. 26: «Pierruges» corrigé en «Pierrugues» («le docte Pierrugues»),
- p. 30 et 471, «moechocinoedus» corrigé en «moechocinædus»,
- p. 75: «proéminant» corrigé en «proéminent» («et plus proéminent»),
- p. 86: «commessations» corrigé en «comessations»
- («excepté dans les soupers et les _comessations_,»),
- p. 98: fermeture des guillemets après «aucupium auribus?»,
- p. 100: fermeture des guillemets après «quam malum dicere).»,
- p. 104: «éclairé» corrigé en «éclairée» («la protection éclairée»),
- p. 104: fermeture des guillemets après «pagina, vita proba_).»,
- p. 126: «ingrédiens» corrigé en «ingrédients»
- («les ingrédients ordinaires»),
- p. 155: «tout» corrigé en «tous» («en tous les cas»),
- p. 186: remplace «?» par «.» («des joueurs d'osselets.»),
- p. 186 et 366: «cinoedes» corrigé en «cinædes»
- («des portraits de cinædes»),
- p. 195, «uticæ» corrigé en «urticæ»,
- p. 230: fermeture des guillemets après «matulam datis).»,
- p. 234: «pelusiciaca» corrigé en «pelusiaca»,
- p. 237: fermeture des guillemets après «sternuit approbationem).»,
- p. 308: fermeture des guillemets après «ducere veste libet_).»,
- p. 351: fermeture des guillemets après «numeros sustinuisse novem_).»,
- p. 358: «Alcylle» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton.»),
- p. 362: fermeture des guillemets après «vita proba est_).»,
- p. 363: «Parace» corrigé en «Parce» («Parce tuis igitur»),
- p. 394: «Alcylte» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton,»),
- p. 396: «testamenat» corrigé en «testament»
- («escroqué plus d'un testament»),
- p. 406: «sumpluosum» corrigé en «sumptuosum»,
- p. 409: fermeture des guillemets après «par plus d'un opprobre,»,
- p. 409: «sexterces» corrigé en «sesterces», comme dans l'édition Belge
- de la même année,
- p. 426: «deliagtorum» corrigé en «deligatorum».
-
-Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de
-typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n'ont pas été
-corrigées:
-
- p. 237: «sallisationes» pour «salisationes»,
- p. 301: «futationes» pour «fututiones»,
- p. 345: «dominiæque» pour «dominæque»,
- p. 367: «sejurat» pour «se jurat»,
- p. 381: «iatu» pour «hiatu»,
- p. 383: «solecismum» pour «soloecismum»,
- p. 464: «plerunque» pour «plerumque».
-
-En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment.
-La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot
-«pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea».
-
-Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs. Celles
-n'affectant pas la translittération ne sont pas notées ici:
-
- p. 65: «moichenô» corrigé en «moicheuô»,
- p. 207: «komisê» corrigé en «komidê»,
- p. 433: «klyêopalen» corrigé en «klinopalên».
-
-
-
-
-
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-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous
-les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour
-
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-works. See paragraph 1.E below.
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-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
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-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/43712-8.zip b/43712-8.zip
deleted file mode 100644
index 59bccd9..0000000
--- a/43712-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/43712-h.zip b/43712-h.zip
deleted file mode 100644
index 67b376f..0000000
--- a/43712-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/43712-h/43712-h.htm b/43712-h/43712-h.htm
index 89b9db3..ea7e6c3 100644
--- a/43712-h/43712-h.htm
+++ b/43712-h/43712-h.htm
@@ -2,7 +2,7 @@
"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
<head>
- <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
+ <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" />
<meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
<title>
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la prostitution, tome 2/6,
@@ -140,47 +140,7 @@ ul.sculp {
</style>
</head>
<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous les
-peuples du monde depuis l'antiquité la p, by Pierre Dufour
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
-
-Author: Pierre Dufour
-
-Release Date: September 13, 2013 [EBook #43712]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier
-and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned
-images of public domain material from the Google Print
-project.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***</div>
<div class="box">
<p>Note de transcription:</p>
@@ -14671,389 +14631,6 @@ La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot
</div>
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous
-les peuples du monde depuis l'antiqui, by Pierre Dufour
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 ***
-
-***** This file should be named 43712-h.htm or 43712-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/3/7/1/43712/
-
-Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier
-and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned
-images of public domain material from the Google Print
-project.)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License (available with this file or online at
-http://gutenberg.org/license).
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
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-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
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-
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-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
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- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit http://pglaf.org
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- http://www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-</pre>
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+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***</div>
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