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Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre. + + La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+. + + + + + HISTOIRE + DE LA + PROSTITUTION + CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE + DEPUIS + L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS, + + PAR + + PIERRE DUFOUR, + Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et + étrangères. + + ÉDITION ILLUSTRÉE + Par 20 belles gravures sur acier, + exécutées par les Artistes les plus éminents. + + TOME SECOND + + PARIS.--1851. + + SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI; + ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4. + + TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES, + RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS. + + + + + HISTOIRE + DE LA + PROSTITUTION + CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE + DEPUIS + L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS, + + PAR + + PIERRE DUFOUR, + Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et + étrangères. + + TOME DEUXIÈME. + + PARIS--1851 + + SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI, + ET + P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ. + + + + + HISTOIRE + DE + LA PROSTITUTION. + + + + +CHAPITRE XVII. + + SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes + catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les + quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des + femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline, + de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix. + --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent + Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les + cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres. + --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars + des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou + lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les + _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros. + --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses. + --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines. + --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et + la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_. + --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et + _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes + qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se + prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un + nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les + _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar. + --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses + faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des + lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la + location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_. + + +Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux +que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur +nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des +filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur +métier. Il y avait, comme nous l'avons dit, deux grandes catégories de +filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes; +il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles +qui n'étaient destinées qu'à l'exercice de la Prostitution légale, les +lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes, +donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les +moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc. +On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés, +n'étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la +Prostitution qui s'y glissait sournoisement ou qui s'y installait avec +effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus +ou moins animée, plus ou moins indécente. + +Publius Victor, dans son livre des _Lieux et des Régions de Rome_, +constate l'existence de quarante-six lupanars; mais il n'entend parler +que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des +fondations d'utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance +directe des édiles. Il serait difficile d'expliquer autrement ce petit +nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices. +Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n'énumère pas +les lupanars qui s'y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en +comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte +Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains +qu'il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs +propriétaires. Il ne cite, d'ailleurs, nominativement qu'un seul +lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l'insolente +dénomination de _petit sénat des femmes_ (_senatulum mulierum_). Il n'y +a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar; +mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude, +d'après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon +leurs lecteurs dans ces endroits, qu'ils supposaient sans doute leur +être familiers. On doit penser que si l'organisation intérieure des +lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient +d'ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les +plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la +cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du +grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la +quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le +quartier de l'Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans +la deuxième région, dite du mont Coelius, elle réunissait autour du +grand marché (_macellum magnum_) et des casernes de troupes étrangères +(_castra peregrina_) une foule de maisons de Prostitution (_lupariæ_), +comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus +considérable encore de cabarets, d'hôtelleries, de boutiques de barbiers +(_tabernæ_) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n'étaient +point exemptes du fléau des _lupariæ_, puisqu'elles possédaient aussi +des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y +furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin, +d'ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions +éloignées du centre de la ville, d'autant plus que la clientèle +ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers +plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des +marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l'envi, pour +lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple. + +Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (_cellæ_ et +_fornices_), qui ne servaient qu'à la Prostitution pour l'usage du bas +peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire +entrer ces asiles de débauche, accrédités par l'usage, dans la catégorie +des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en +racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes +voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du +grand Cirque, avaient été abandonnés à l'exercice public de la débauche; +et Panvinius, dans son traité _des Jeux_ du Cirque, conclut, de ce +passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme +annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui +assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre, +quittaient leur siége aussi souvent qu'elles étaient appelées, pour +contenter des désirs qui se multipliaient et s'échauffaient autour +d'elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité _du Cirque_, +n'hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque, +dans le théâtre même, et il cite ce vers d'un vieux poëte latin, en +l'honneur d'une courtisane bien connue au grand Cirque: _Deliciæ populi, +magno notissima Circo Quintilia_. En effet, sous les gradins que le +peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites, +favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de +raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination +aux ruines d'une immense construction souterraine, qu'on voit encore +près de l'ancien port de Misène, et qu'on appelle toujours les _Cent +Chambres_ (_centum cameræ_). Il est probable que ce singulier édifice, +dont l'usage est resté ignoré et incompréhensible, n'était qu'un vaste +lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine. + +Mais habituellement les lupanars, loin d'être établis sur d'aussi +gigantesques proportions, ne contenaient qu'un nombre assez borné de +cellules très-étroites, sans fenêtres, n'ayant pas d'autre issue qu'une +porte, qui n'était fermée souvent que par un rideau. Le plan d'une des +maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu'était un +lupanar, quant à l'ordonnance des cellules, qui s'ouvraient sans doute +sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où +les chambres à coucher (_cubiculi_), généralement fort exiguës et +contenant à peine la place d'un lit, ne sont éclairées que par une +porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres +étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des +autres dans les lupanars. Pendant le jour, l'établissement étant fermé +n'avait pas besoin d'enseigne, et ce n'était qu'un luxe inutile lorsque +le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l'attribut obscène de +Priape: on en suspendait la figure à l'entrée du repaire qui lui était +dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe +en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s'y rendait +d'un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles +se rendaient chacune à son poste avant l'ouverture de la maison; chacune +avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un +écriteau sur lequel était inscrit le nom d'emprunt (_meretricium nomen_) +que portait la courtisane dans l'habitude de son métier. Souvent, +au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l'admission dans la +cellule, pour éviter des réclamations de part et d'autre. La cellule +était-elle occupée, on retournait l'écriteau, derrière lequel on lisait: +OCCUPATA. Quand la cellule n'avait pas d'occupant, on disait, dans le +langage de l'endroit, qu'elle était _nue_ (_nuda_). Plaute, dans son +_Asinaria_, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces +détails de moeurs. «Qu'elle écrive sur sa porte, dit Plaute: _Je suis +occupée_.» Ce qui prouve qu'en certaines circonstances, l'inscription +était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même. +«L'impudique _lena_, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d'amateur» +(_obscena nudam lena fornicem clausit_). Un passage de Sénèque, mal +interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les +mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l'écriteau +pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette +phrase: _Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus_, en +voyant cet écriteau suspendu devant la porte (_in fronte_), tandis que +les filles restaient assises à côté. + +Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la +différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du +mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures +à la détrempe et à l'eau d'oeuf représentaient, soit en tableaux, soit +en ornements, les sujets les plus conformes à l'usage habituel du local: +c'étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la +Prostitution; dans les lupanars d'un ordre plus relevé, c'étaient des +images érotiques tirées de la mythologie; c'étaient des allégories aux +cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la +débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus +bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se +blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes +sous les eaux et les colombes dans les airs; il s'enroulait en +guirlandes, il se tressait en couronnes: l'imagination du peintre +semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour +en exagérer l'indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures +si bien appropriées à la place qu'elles occupaient, on ne voyait jamais +figurer isolément l'organe de la femme, comme si ce fût une convention +tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable. +Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent +dans l'ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur +des yeux n'existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié +la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se +recommandait pas, d'ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la +fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les +murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus. +Quant à l'ameublement, il se composait d'une natte, d'une couverture et +d'une lampe. La natte, d'ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en +roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la +remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit +lit en bois (_pulvinar_, _cubiculum_, _pavimentum_); la couverture, +hideusement tachée, n'était qu'un misérable assemblage de pièces, en +étoffes différentes, qu'on appelait, à cause de cela, _cento_ ou +rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté +indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui +empêchaient l'huile de brûler et la flamme de s'élever au-dessus de son +auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que +personne n'eût l'idée de se l'approprier: il n'y avait rien à voler dans +ces lieux-là . + +Cependant il est certain, d'après les désignations mêmes des maisons de +débauche, qu'elles n'étaient pas toutes fréquentées par la vile +populace, et qu'elles offraient par conséquent de notables différences +en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une +fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, _impluvium_, autour de +laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, _cellæ_; ailleurs, +ces chambres se nommaient _sellæ_, siéges à s'asseoir, parce qu'elles +étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars +réservés exclusivement à la plèbe, et qui n'étaient autres que des caves +ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait _fornix_; +c'est de ce mot-là , devenu bientôt synonyme de _lupanar_, qu'on a fait +_fornication_, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des +_fornices_. L'odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui +y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde +dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l'huile: _Olenti +in fornice_, dit Horace, _redolet adhuc fuliginum fornicis_, dit +Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu'on appelait +_stabula_, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la +paille, comme dans une écurie. Les _pergulæ_ ou balcons devaient ce +surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le +long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles +étaient mises en montre sur cette espèce d'échafaud, et le lénon ou la +léna se tenait, en bas, à la porte; là , au contraire, lénon ou léna +occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons +ou de filles. Quelquefois la _pergula_ n'était qu'une petite maison +basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l'un et de +l'autre sexe. Quand le _lupanar_ était surmonté d'une sorte de tour ou +de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on +l'appelait _turturilla_ ou colombier, parce que les tourterelles ou les +colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces +nids-là , se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: _Ita dictus +locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est +peni_. Le _casaurium_ était le lupanar extra-muros, simple cabane +couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe +errante des filles en contravention avec la police de l'édile. Le mot +_casaurium_, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus +loin que _casa_, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants +retrouvaient dans ce mot-là l'étymologie grecque de +kassa+ ou de ++kasaura+, qui signifiait _meretrix_: +kasaura+ avait fait tout +naturellement _casaurium_. C'était dans ces bouges que se réfugiaient +quelquefois les _scrupedæ_ (_pierreuses_), que la Prostitution cachait +ordinairement au milieu des pierres et des décombres. + +Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s'appliquaient à +tous sans distinction: «_Meritoria_, dit saint Isidore de Séville, ce +sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C'étaient +surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des +_meritorii_. «_Ganeæ_, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines, +où l'on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, +gas+, terre;» +«_Ganei_, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de +Prostitution, ainsi nommées par analogie avec +ganos+, volupté, et ++gynê+, femme.» On employait fréquemment l'expression de _lustrum_ dans +le sens de lupanar, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de mots +était devenu une locution usuelle où l'on ne cherchait plus malice. +_Lustrum_ signifiait à la fois _expiation_ et _bois sauvage_. Les +premiers errements de la Prostitution s'enfonçaient dans l'ombre épaisse +des forêts, et depuis, comme pour expier ces moeurs de bête fauve, les +prostituées payaient un impôt _lustral_ expiatoire: de là l'origine du +mot _lustrum_ pour _lupanar_. «Ceux qui, dans les lieux retirés et +honteux, s'abandonnent aux vices de la gourmandise et de l'oisiveté, dit +Festus, méritent qu'on les accuse de vivre en bêtes (_in lustris vitam +agere_).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la +véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce +fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (_in +lustris circum oppida lustrans_).» On appliquait avec raison le nom de +_desidiabula_ aux lupanars, pour représenter l'oisiveté de ses +malheureux habitants. S'il n'y avait que des femmes dans un +établissement de Prostitution, il prenait les noms de _sénat des +femmes_, de _conciliabule_, de _cour des mérétrices_ (_senatus +mulierum_, _conciliabulum_, _meretricia curia_, etc.); et selon que ces +noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu'on y +ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de _conciliabule +de malheur_ un de ces lieux infâmes. Quand l'une et l'autre Vénus, +suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces +repaires, on les qualifiait pompeusement de _réunion de tous les +plaisirs_ (_libidinum consistorium_). + +Le personnel d'un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le +_leno_ ou la _lena_ n'avait dans son établissement que des esclaves +achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage +n'était que le propriétaire du local et servait seulement +d'intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les +bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis +suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés, +apportait de l'eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et +gardait les cellules _occupées_; là , ces spéculateurs dédaignaient de se +mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves +qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les _ancillæ ornatrices_ +veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la +toilette et refardaient le visage; les _aquarii_ ou _aquarioli_ +distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l'eau glacée, du vin et +du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la +fatigue; le _bacario_ était un petit esclave qui donnait à laver et +présentait l'eau dans un vase (_bacar_) à long manche et à long goulot; +enfin, le _villicus_ ou fermier avait pour mission de débattre les prix +avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l'écriteau +d'une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à +l'établissement, pour pratiquer en sous-ordre le _lenocinium_; pour +aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour +attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs +dénominations d'_adductores_, de _conductores_, et surtout +d'_admissarii_. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce +qu'ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se +prostituer eux-mêmes, si l'occasion s'offrait d'exciter à la débauche +pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des +paysans romains, _admissarius_ était tout simplement, tout naïvement, +l'étalon, le taureau, qu'on amène à la vache ou à la jument. Cicéron, +dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de +ces chasseurs d'hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet +admissaire, dès qu'il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de +la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts +voluptueux, à cette pensée qu'il avait trouvé non pas un maître de +vertu, mais un prodige de libertinage.» + +Le costume des _meretrices_ dans les lupanars n'était caractérisé que +par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la +courtisane prouvait par là qu'elle n'avait aucune prétention au titre de +matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient +pour elles de leur naissance _ingénue_. Cette perruque blonde, faite +avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la +partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en +se rendant au lupanar; où elle n'entrait même qu'avec un nom de guerre +ou d'emprunt. Elle devait, d'ailleurs, sur d'autres points, éviter toute +ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la +bandelette (_vitta_), large ruban avec lequel les matrones tenaient +leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue +tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones: +«Ils appelaient _matrones_, dit Festus, celles qui avaient le droit +d'avoir des stoles.» Mais les règlements de l'édile relatifs à +l'habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu'elles +adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart, +étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d'un voile de soie +transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais +toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d'épingles d'or, ou +couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs +cellules, ou bien se promenant sous le portique (_nudasque meretrices +furtim conspatiantes_, dit Pétrone), mais encore, à l'entrée du lupanar, +dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire, +nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (_nudum +olido stans fornice_). Souvent, à l'instar des prostituées de Jérusalem +et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du +corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une +étoffe d'or (_tunc nuda papillis prostitit auratis_, dit Juvénal). Les +amateurs (_amatores_) n'avaient donc qu'à choisir d'après leurs goûts. +Le lieu n'était, d'ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou +par une lampe qui brûlait à la porte, et l'oeil le plus perçant ne +découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses +voluptueuses. Dans l'intérieur des cellules, on n'en voyait pas beaucoup +davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois +même, la lampe s'éteignant faute d'air ou d'huile, on ne savait pas +même, dit un poëte, si l'on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.» + +Lorsqu'une malheureuse, lorsqu'une pauvre enfant se sacrifiait pour la +première fois, c'était fête au lupanar; on appendait à la porte une +lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce +mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de +l'horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique +pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l'auteur +de cette vilaine action, qu'il payait plus cher, sortait du bouge, +couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité +s'imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer +par des joueurs d'instruments qui appartenaient aussi au personnel de +la débauche. Un tel usage, toléré par l'édile, était un outrage d'autant +plus sanglant pour les moeurs, que les nouveaux mariés conservaient, +surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de +branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces. +«_Ornentur_, dit Juvénal, _postes et grandi janua lauro_.» Tertullien +dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu'elle ose sortir de cette +porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d'un nouveau +consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que +l'établissement et l'ouverture d'un nouveau lupanar donnaient lieu à ce +déploiement de lauriers et d'illuminations. En lisant Martial, Catulle +et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d'avouer que la +Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus +fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l'honneur de +défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu'il décréta pour +l'empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu'elle +arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à +l'empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des +historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune +garçon, mutilé autrefois par l'art infâme d'un avide trafiquant +d'esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et +la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné +à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit +conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.» +Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l'on +changeait ainsi en femmes pour l'usage de la Prostitution, et Nerva +confirma l'édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de +se faire, hors de l'empire romain, ou du moins hors de Rome, et des +marchands d'esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de +jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la +jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire +des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la +virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces +d'eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: _castrati_, ceux qui +n'avaient rien gardé de leur sexe; _spadones_, ceux qui n'en avaient que +le signe impuissant; et _thlibiæ_, ceux qui avaient subi, au lieu du +tranchant de l'acier, la compression d'une main cruelle. + +Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de +l'intérieur d'un lupanar et de ce qui s'y passait. Une de ces +descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le +bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu'elle +croyait l'empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie, +que la prose est incapable de rendre, l'auguste courtisane, qui osait +préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la +cuculle de nuit destinée à s'y rendre, se levait, accompagnée d'une +seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle +entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau +rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge +couverte d'un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa +porte, elle étale le ventre qui t'a porté, noble Britannicus! Elle +accueille d'un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le +salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux +assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort +triste, et pourtant elle n'a fermé sa cellule que la dernière; elle +brûle encore de désirs qu'elle n'a fait qu'irriter, et, fatiguée +d'hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les +yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit +impérial l'odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans +ce tableau et en fait presque disparaître l'obscénité. Après Juvénal, +c'est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus, +qui a écrit sur l'_Histoire d'Apollonius de Tyr_ ce roman grec rempli de +fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et +popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit +Symphosianus; elle s'écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue +pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon +appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu'une servante vienne la +parer et qu'on mette sur l'écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera +une demi-livre d'argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite, +elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d'or (20 fr.)» Ce +passage serait encore plus précieux pour l'histoire des moeurs romaines, +si l'on était plus sûr du sens exact des mots _mediam libram_ et +_singulos solidos_, qui établissent, les uns, le prix particulier de la +virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution. + +Pétrone, dans son _Satyricon_, nous a laissé un morceau trop curieux, +trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c'est la +peinture d'un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur, +j'aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes: +«Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j'habite?» +Charmée d'une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?» +reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que +ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un +lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C'est +ici, dit-elle, où vous devez habiter (_hic, inquit, debes habitare_).» +Comme j'affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se +promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris +tard, et même trop tard, que j'avais été amené dans un lieu de +Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me +couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar, +jusqu'à l'issue opposée (_ad alteram partem_).» Ce dernier trait du +récit sert à prouver qu'un lupanar avait d'ordinaire deux issues: l'une +par où l'on entrait, l'autre par où l'on sortait, sans doute sur deux +rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s'y +rendaient. On peut en conclure qu'il y avait pour un homme estimé une +sorte de honte à fréquenter ces lieux-là , malgré la tolérance des moeurs +romaines à cet égard. Il est certain, d'ailleurs, d'après diverses +autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu'on n'entrait pas +au lupanar et qu'on n'en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le +visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon +rabattu sur les yeux; les autres s'enveloppaient la tête avec leur robe +ou leur manteau. Sénèque, dans la _Vie heureuse_, parle d'un libertin +qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en +cachette, mais même à visage découvert (_inoperto capite_). Capitolinus, +dans l'_Histoire Auguste_, nous montre aussi un empereur débauché, +visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d'un cuculle +vulgaire (_obtecto capite cucullo vulgari_). + +Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque +chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage +de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont +cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait +fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses +faveurs; car les savants ne sont pas d'accord sur la valeur de la livre +et du sou dans l'antiquité. Symphosianus ne dit pas, d'ailleurs, s'il +s'agissait de la livre d'or ou de la livre d'argent. Dans le premier +cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l'écriteau de Tarsia, à +titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne +serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d'une demi-livre +d'argent. Nous avons fait d'autres calculs et nous sommes arrivé à un +autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (_primæ +aggressionis pretium_, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant +au taux des _stuprations_ suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11 +fr. 42 c. pour le sou d'or, et à 78 c. pour le sou d'argent. Nous avons +trouvé, dans nos chiffres, que c'étaient 20 fr. Au reste, ce salaire +n'avait rien d'uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun +contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation +de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant, +il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel +prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j'errais, dit +Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j'avais +laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l'air respectable, qui +me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des +ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses +propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait +touché un as pour la cellule (_jam pro cellâ meretrix assem exegerat_).» +Si le louage d'une cellule coûtait un as (un peu plus d'un sou), on doit +supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand +Messaline demande le salaire (_æra proposcit_), Juvénal nous fait +entendre clairement qu'elle se contente de quelque monnaie de cuivre. +Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu'à +deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer +_quadrantariæ_ et _diobolares_. Festus explique ainsi le nom de +celles-ci: _Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur._ +C'était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la +Prostitution. + +[Illustration: + Alp. Cabasson del. + Drouart imp. + Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp. + + LUPANAR ROMAIN +] + + + + +CHAPITRE XVIII. + + SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution + légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite + du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs + réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société + retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque + prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des + courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription + matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la + compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue. + --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de + l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les + grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer + la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits + où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics. + --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des + bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain + de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de + la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas + peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de + la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains. + --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la + fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les + cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une + _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les + _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les + caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars. + --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait + Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De + l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de + l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres + mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution + des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante. + --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par + l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des + souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des + carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces + femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien, + entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux + pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la + débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse + d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_. + --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_. + --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars. + --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des + courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux + prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les + cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des + prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami. + --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le + nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux + mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta, + inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La + _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia. + + +On ne saurait dire à quelle époque s'établit régulièrement à Rome la +Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police, +sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces +magistrats, dès le commencement de l'édilité, qui remontait à l'an de +Rome 260, s'occupèrent d'imposer certaines limites à la Prostitution +des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l'intérêt du +peuple. Malheureusement, il n'est resté de cette jurisprudence que des +traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d'en +apprécier la sagesse et l'équité. On pourrait presque assurer qu'aucune +des dispositions prévoyantes de la police moderne à l'égard des femmes +de mauvaise vie n'avait été négligée par l'édilité romaine. Cette +magistrature populaire avait reconnu qu'elle devait, en laissant à ces +femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d'exercer +une sorte d'usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi +elle s'était attachée surtout à donner en quelque sorte à la +Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques +distinctives, à la noter d'infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter +l'envie et les moyens de s'approprier indûment les priviléges de la +vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu'une courtisane pût être +prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l'injure de pouvoir +être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de +forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession +infâme, en leur demandant le droit de s'y livrer ouvertement avec cette +autorisation légale qu'on appelait _licentia stupri_. Telle est +l'origine de l'inscription des filles publiques sur les registres de +l'édile. + +On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette +inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son +corps (_sui quæstum facere_), était tenue de se présenter devant l'édile +et de lui déclarer ce honteux dessein, que l'édile essayait parfois de +combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se +faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle +indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d'emprunt +qu'elle choisissait dans son nouvel état, et même, s'il faut en croire +un commentateur, le prix qu'elle adoptait une fois pour toutes comme +tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses _Annales_, +que cette inscription chez l'édile était fort anciennement exigée des +femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne +pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à +prendre acte de leur déshonneur (_more inter veteres recepto, qui satis +poenarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant_). +Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république, +devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu'on vit alors +des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l'édile la _licentia +stupri_. On comprend, d'ailleurs, quelle était l'utilité judiciaire de +l'inscription. D'une part, on avait obtenu de la sorte une liste +authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l'État l'impôt de +la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux +trafic; d'une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait +au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les +différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute +nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on +n'avait qu'à consulter les registres de l'édile, pour trouver l'état +civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement +le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de +guerre, _luparium nomen_, sous lequel on la connaissait dans le monde de +la débauche. Plaute, dans son _Poenulus_, parle de ces créatures avilies +qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps +(_namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere +quæstum corpore_). Il n'était pas moins nécessaire de consigner sur les +registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant +Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu'il soit, dans son +_Glossarium eroticum_: qu'on allait devant l'édile débattre la valeur et +le payement d'une Prostitution, comme s'il se fût agi d'un pain ou d'un +fromage (_tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat +ædilis_). La tâche de l'édile était donc multiple et souvent bien +délicate, mais l'édile suffisait à tout. + +L'inscription d'une courtisane sur les registres de la _licentia stupri_ +était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne +pouvait s'en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à +sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d'amende +honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des +enfants semi-légitimes, il n'y avait pas de pouvoir social ou religieux +qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans +les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d'ailleurs, comme +nous l'avons déjà dit, stigmatisée par la note d'infamie, qu'elle avait +méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l'empire de la +nécessité, de la misère ou même de l'ignorance. Et pourtant, suivant +l'observation du savant Douza, aussitôt que les _meretrices_ quittaient +le métier, elles s'empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser +dans le lupanar le faux nom qu'elles avaient affiché sur leur écriteau. +Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute +courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains +de l'édile et jurait de n'abandonner jamais l'ignoble profession qu'elle +acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les +malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées, +lorsqu'une loi de Justinien (_Novella LI_) eut déclaré qu'un pareil +serment contre les bonnes moeurs n'engageait pas l'imprudente qui +l'aurait prêté. Ce voeu de Prostitution, que l'histoire offre plus d'une +fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les +filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs +pères remportaient la victoire sur l'ennemi, ce voeu de Prostitution +légale n'a rien d'invraisemblable et correspond même avec la note +d'infamie qui en était la conséquence immédiate. + +On s'est demandé pourquoi l'inscription matriculaire des _meretrices_ se +faisait chez l'édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses +attributions la surveillance des moeurs. Juste-Lipse, dans ses +Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative, +en faisant remarquer que l'édile était chargé de la police intérieure +des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient +d'asile à la Prostitution. C'est au sujet de la juridiction édilitaire +sur ces lieux-là , que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le +temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la +volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les +ténèbres, à l'entour des bains et des étuves, dans des endroits où l'on +redoute l'édile (_ad loca ædilem metuentia_).» Juste-Lipse aurait dû +ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l'édile en matière de +Prostitution, que l'édile devait surtout comprendre, dans les +attributions de sa charge, la voie publique, _via publica_, qui +appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque +synonyme. «Personne ne défend d'aller et de venir sur la voie publique,» +dit Plaute, faisant allusion à l'usage que chacun peut faire d'une +femme publique, en la payant bien entendu. (_Quin quod, palam est +venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ_). +L'édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être +considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics +tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l'édile. + +D'abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s'adonnaient à la +Prostitution sans s'être fait inscrire chez l'édile et sans avoir acheté +ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à +payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait +surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se +trouvaient en faute, pourvu qu'elles fussent encore jeunes et capables +de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon, +qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et +qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son +profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions +vagabondes, _erratica scorta_, n'étaient donc pas permises à Rome, mais +il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes +variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues +et les édifices, un sénat d'édiles pour juger les délits, et une foule +de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter +les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de +colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des +thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition +architecturale n'était que trop favorable aux actes de la Prostitution; +il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait +la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (_arcuarius_ +ou _arquatus_) servait d'asile à la débauche errante, que personne +n'avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit +de dormir en plein air, _sub dio_. On pourrait même inférer de plusieurs +faits consignés dans l'histoire, que certains lieux écartés, dans le +voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le +théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C'est ainsi que Julie, +fille d'Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une +statue du satyre Marsyas, et la place où s'accomplissait cette espèce de +sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d'un +dais étoilé la couche de pierre qui servait d'autel au hideux sacrifice. +Il suffisait d'une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du +fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes +nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s'abriter sous +son ombre. + +Ce n'était donc que rarement que l'édile usait de rigueur à l'égard des +contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait +quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui +dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes +continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans +ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il +s'assurait souvent par lui-même que tout s'y passait d'une manière +conforme aux règlements de l'édilité. Nous avons cité plus d'une fois +les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction +édilitaire: c'était dans ces lieux-là , que la Prostitution se cachait +pour échapper à l'impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus +basses négociations. L'édile, précédé de ses licteurs, parcourait les +rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence +pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du +régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait +de loin l'approche d'un édile, les femmes de mauvaise vie, les +vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs +de tout genre s'empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets, +les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police +urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids +de l'édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise +curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur +étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs +attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de +rôles s'établit naturellement vers l'an de Rome 388, quand aux deux +édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles _curules_ ou patriciens. +Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe _prétexte_, en +laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n'étaient +reconnaissables qu'à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte +d'huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les +portes, en énonçant les noms et qualités de l'édile; car un édile ne +pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu'en vertu de sa charge +et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la +déconvenue d'un édile curule, à qui une courtisane eut l'audace de tenir +tête, et qui n'eut pas l'avantage devant les tribuns du peuple. +Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu'il l'avait trouvé dans un +livre d'Atteius Capito, intitulé _Conjectures_. A. Hostilius Mancinus, +édile curule, voulut s'introduire, pendant la nuit, chez une _meretrix_, +nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu'il déclinât son +nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs; +il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n'avait rien à faire +comme édile dans cette maison. Il s'irrita de rencontrer tant +d'obstacles de la part d'une fille publique; il menaça de briser les +portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne +déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l'édile, et lui +jeta des pierres du haut d'un balcon (_de tabulato_). L'édile fut blessé +à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l'insolente Mamilia, +et l'accusa d'avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les +choses s'étaient passées; comment l'édile, en effet, avait essayé +d'enfoncer la porte, et comment elle l'en avait empêché à coups de +pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d'un souper, s'était offert à +elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns +approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se +présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte +d'une courtisane, avait mérité d'être chassé honteusement. Ils lui +défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane +eut ainsi raison de l'édile. + +[Illustration: + Castelli, del. + Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre + Outhwaite, sc. + + A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA +] + +Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison +particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux +de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n'eût pas osé +résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse +leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les +hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (_lanii_), de +rôtisseur (_macellarii_), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été +certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous +les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu'ils rencontraient +sur leur passage. C'était surtout dans les bains publics, que se +cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l'on peut dire que la +Prostitution s'augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu'on +y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que +petits, dans l'enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens +riches se faisaient un point d'honneur de fonder par testament une +piscine ou une étuve destinée à l'usage du peuple, on n'est pas étonné +de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne +contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps +austères de la République, le bain était entouré de toutes les +précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais +encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son +fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des +hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des +femmes ou des hommes. Ces établissements n'étaient pas encore +très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et +pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir +jamais s'y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum +en Campanie, sa femme dit qu'elle voulait se baigner dans les bains +destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous +ceux qui s'y trouvaient, et, après quelques moments d'attente, la femme +du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards +qu'elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains. +Là -dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l'homme le plus +distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique, +comme s'il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable +que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave, +et ce qui le donne à penser, c'est que le même consul, passant à +Ferentinum, s'informa aussi de la situation des bains publics, et en fut +si mécontent, qu'il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où +les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner. + +Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains +avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de +corruption, presque sous les yeux de l'édile, qui était chargé d'y faire +respecter les moeurs, et qui ne s'occupait que d'améliorations +matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage. +D'abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu'ils +eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir, +se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous +et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou +femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se +faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange +des sexes eut d'inévitables conséquences de Prostitution et de débauche. +Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte +de services, misérables agents d'impudicité, qui se louaient au public +pour différents usages. Dans l'origine, les bains étaient si sombres, +que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se +reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière +du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de +marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il +y avait d'étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à +peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant +on dit que les bains sont des caves, s'ils ne sont pas ouverts de +manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette +indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait +resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande +étuve (_sudatorium_), outre les grandes piscines d'eau froide, d'eau +tiède et d'eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et +autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves, +_balneatores_ et _aliptes_, l'établissement renfermait un grand nombre +de salles où l'on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre +de cellules où l'on trouvait des lits de repos, des filles et des +garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les +débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et +criant d'une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s'ils +apercevaient quelque _meretrix_ inconnue, quelque vieille prostituée, +rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par +la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la +traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: _Si apparuisse +subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis, +vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt_, etc. Les +édiles veillaient à ce que ces scandales n'eussent pas lieu dans les +bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à +tous les désordres de s'y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble. +La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux. + +Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation +intérieure variait suivant l'espèce de public qui les fréquentait. Ici, +c'étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là , c'étaient des bains +à bon marché, puisque l'entrée ne coûtait qu'un quadrans, deux liards de +notre monnaie; ailleurs, c'étaient des bains magnifiques, où +l'aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se +rencontraient sur un pied d'égalité. Tous ces bains s'ouvraient à la +même heure, à la neuvième, c'est-à -dire vers trois heures après midi; à +cette heure-là , s'ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les +auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure +aussi, au coucher du soleil: _tempus lavandi_, lit-on dans Vitruve, _a +meridiano ad vesperam est constitutum_. Mais les lupanars seuls +restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale, +commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu'au lendemain matin. Quant +à la Prostitution des bains, elle n'était que tolérée, et l'édile +faisait semblant, autant que possible, de l'ignorer, pourvu qu'elle +n'affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à +l'édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous +les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit +rigoureusement ce honteux mélange d'hommes et de femmes; il ordonna que +leurs bains fussent tout à fait séparés: _Lavacra pro sexibus +separavit_, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent +ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l'intervalle de +ces deux règnes, l'exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à +se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient, +au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y +venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser, +oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa +fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui +attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades +et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions, +quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse, +quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses +doigts l'organe du plaisir (_callidus et cristæ digitos impressit +aliptes_) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de +Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces +_aliptes_, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement +du latin: _Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et +contrectatione gaudere_. Il se demande ensuite à lui-même, le plus +candidement du monde, si ce baigneur-là n'était pas un infâme sournois. + +L'édile n'avait rien à voir là -dedans, si personne ne se plaignait. Les +bains étaient des lieux d'asile pour les amours, comme pour les plus +sales voluptés: «Tandis qu'au dehors, dit l'_Art d'aimer_ d'Ovide, le +gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent +sûrement ses amours furtifs (_celent furtivos balnea tuta jocos_).» Les +femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces +priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c'était un terrain +neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger +satisfaire leurs sens; pour les autres, c'était un marché perpétuel où +la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les +bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette +pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout +éclairé à l'intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient +toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une +vaste échelle dans ces endroits-là , et beaucoup venaient, sous prétexte +de se baigner, spéculer sur la virginité d'une jeune fille ou d'un +enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce +Prostitution. L'habitude des bains développait chez les personnes des +deux sexes, qui l'avaient prise avec une sorte de passion, les instincts +et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes +ces nudités qui s'étalaient dans les postures les plus obscènes, en se +sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils +contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus, +à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s'usaient +et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains +publics. C'était là que l'amour lesbien avait établi son sanctuaire, et +la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves +de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles +n'ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos; +mais elles prenaient le nom de _fellatrices_, quand elles réservaient à +des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se +souiller. Ce n'est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art +exécrable à des enfants, à des esclaves, qu'on appelait _fellatores_. +Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu'un satirique s'écriait +avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne +trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos +prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette +abomination, qui faisait vivre une foule d'infâmes et qui n'empêchait +pas l'édile de dormir: nous n'oserions traduire l'épigramme +flétrissante qu'il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais +il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui +regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là : «Il n'est personne +dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d'avoir eu +les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la +pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C'est que sa +bouche ne l'est pas.» (_Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat._) +Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu'il trouve sur son +chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu +dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le +fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de +luxure s'était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que +Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des +fellateurs, semblaient n'en avoir rien dit, et que dans les _Attélanes_, +où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les +auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de +l'art fellatoire. + +Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces +horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce +n'était pas même la Prostitution proprement dite; ce n'en étaient que +les préludes ou les accessoires; c'était surtout l'acte le plus +caractéristique de l'esclavage, que de _præbere os_, suivant +l'expression usuelle qui se rencontre jusque dans les _Adelphes_ de +Térence; les édiles n'avaient donc pas à se mêler de la conduite +individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les +_meretrices_. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces +débauches ne faisaient presque jamais partie du _collége_ des +courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les +lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l'on +allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces +lieux-là , fréquentés par des gens perdus d'honneur, se voyait confondu +avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu'il ne se fût point +abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d'un +homme ou d'une femme dans une taverne (_popina_), pour que cette femme +ou cet homme se soumît par là , en quelque sorte, à toute espèce +d'outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes +dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de +mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu +une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit +dans un cabaret, comme si on l'eût fait jouer à un jeu de hasard.» +L'injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis +le pied dans le cabaret, car il n'était jamais sûr d'en sortir aussi +pur, aussi chaste, qu'il y était entré. La police édilitaire surveillait +soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et +ne s'ouvrir qu'au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de +gens, sans s'inquiéter de leurs hôtes, mais ils n'étaient point +autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la +cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous +les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d'une +_popina_ romaine, qui se composait, en général, d'une petite salle basse +au rez-de-chaussée, toute garnie d'amphores et de grandes jarres pleines +de vin, sur le ventre desquelles on lisait l'année de la récolte et le +nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait +de jour que par la porte surmontée d'une couronne de laurier, une ou +deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s'y +attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de +lit, d'ailleurs, dans ces bouges infectés de l'odeur du vin et de celle +des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit +clairement la différence de la _popina_ et du _stabulum_, les auberges +sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne +trouvait dans ces endroits-là , que des bancs, des escabeaux et des +tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire. + +Il fallait aller dans les _cauponæ_ et les _diversoria_, pour y louer +une chambre et un lit. Le _diversorium_ n'était destiné qu'à recevoir +des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper; +la _caupona_ tenait, au contraire, de l'auberge et du cabaret: on y +logeait et l'on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de +compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l'usage +de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait +des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant +l'édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher +les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l'inscription +sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à +l'exercice de leur métier. Elles s'enfuyaient à moitié nues; elles se +cachaient dans le cellier derrière les amphores d'huile et de vin; elles +se blottissaient sous les lits, lorsque l'appariteur de l'édile frappait +à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux +devant la maison. L'objet de ces visites domiciliaires était surtout de +punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi, +comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice +de l'édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la +Prostitution. Sénèque, dans sa _Vie heureuse_, parle, avec dégoût, de ce +plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile +les voûtes sombres et les cabarets (_cui statio ac domicilium fornices +et popinæ sunt_). L'édile visitait aussi les boulangeries et les caves +qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de +la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé +dans d'énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire +tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules +souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures +où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les _meretrices_, dit Paul +Diacre, demeuraient d'ordinaire dans les moulins (_in molis meretrices +versabantur_). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et +les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la +boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n'y venaient +pas pour acheter du pain; la plupart ne s'y rendaient que dans un but de +débauche (_alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ +turpitudine ibi festinabant_). C'était une Prostitution déréglée, que +l'édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les +souterrains où l'on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il +y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes +attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces +bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans +l'ombre à sa propre ignominie. + +Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des +édiles; mais ceux-ci n'avaient point à s'occuper de ce qui s'y passait, +pourvu qu'il n'y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au +dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure, +c'est-à -dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à +la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la +délégation d'une partie des devoirs de l'édile, dans le régime de +l'établissement. Comme ce lupanaire de l'un ou de l'autre sexe se +chargeait de faire l'écriteau de chacune de ses femmes, c'était à lui +que revenait naturellement le soin de vérifier l'inscription régulière +de chacune sur les registres de l'édilité; il devait être responsable du +délit, quand une _ingénue_ ou citoyenne libre, quand une femme mariée et +adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une +malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia +enveloppait dans la pénalité de l'adultère tous les complices qui +l'auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de +mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l'édile, d'autant plus +que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni +vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les +amendes de cette nature, que l'édile appliquait à sa volonté, étaient +exigibles à l'instant même. Un retard de payement amenait sur les +épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette +fustigation s'exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le +patient, après avoir payé l'amende, sortait tout meurtri des mains du +licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l'aide d'un nouveau +trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à +réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la +discrétion de l'édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque +appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs +débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de +choix. L'édile lui-même n'était pas incorruptible, et le lénon savait +par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre +favorable. + +Il serait difficile d'établir l'état des contraventions et des délits +qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n'était pas sans doute +l'édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait +représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la +gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient +s'élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes +des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l'égard de +la débauche publique semble avoir été seulement d'empêcher la +Prostitution des femmes patriciennes et des filles _ingénues_, et de +poursuivre l'adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait +admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des +femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer. +Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar, se donnait pour +Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui +probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s'exposait donc, +sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d'usurpation de nom et +de qualité; les filles inscrites chez l'édile ayant seules le droit +d'exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de +ses _Controverses_, parle de l'installation d'une femme dans un mauvais +lieu, sans indiquer les diverses formalités qu'elle était forcée de +subir auparavant: «Tu t'es nommée _meretrix_, dit Sénèque; tu t'es +assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule; +tu t'es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t'es assise avec les +courtisanes; tu t'es aussi parée pour plaire aux passants, parée des +habits que le lénon t'a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as +reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des +habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le +service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur +qualité et de produire même un certificat de _meretrix_, appelé +_licentia stupri_. Un autre passage des _Controverses_ de Sénèque +laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même, +et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses +clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris +ta place; tu as fait ton prix: l'écriteau a été dressé en conséquence. +C'est là tout ce qu'on peut savoir de toi. D'ailleurs, je veux ignorer +ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués +de l'édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d'exiger de plus +grands détails et d'interroger les mérétrices elles-mêmes. + +L'édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures +d'ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été +fixées pour que les jeunes gens n'allassent pas dès le matin se fatiguer +et s'énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices +gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui +composaient l'éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la +chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu'elle +accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et +de lassitude. Il n'y avait d'exception, pour les heures assignées à la +libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête +solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces +jours-là , la Prostitution se transportait là où était le peuple, et +tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux +du Cirque s'ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où +se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des +cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession +continuelle de courtisanes et de libertins qu'elles avaient attirés à +leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces +mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les +gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l'assemblée ébranlait +l'immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains, +les _meretrices_, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par +leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert, +faisaient un appel permanent aux désirs du public et n'attendaient pas, +pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes +quittaient sans cesse leur place et se succédaient l'une à l'autre +pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque +ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les +cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On +comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que +les appariteurs de l'édile n'osaient pas s'enquérir de la qualité des +femmes qui faisaient acte de _meretrix_. Voilà pourquoi Salvien disait +de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les +gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu'il y a +d'impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu'il y a de +désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses +_Étymologies_, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de +Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les +_meretrices_ se prostituent publiquement. (_Idem vero theatrum, idem et +prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi +prosternerentur_). Les édiles n'avaient donc pas à s'occuper de la +Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie +nécessaire des jeux qu'on donnait au peuple. Généralement, d'ailleurs +(on peut du moins le supposer d'après plusieurs endroits de l'_Histoire +Auguste_), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui +logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces +édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du +théâtre, qu'on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la +représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à +lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les +jeux, de l'eau et des pois chiches: ils servaient principalement de +messagers et d'interprètes pour lier les parties de débauche. C'est donc +avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les +consistoires des débordements publics, _consistoria libidinum +publicarum_. + +Il est probable que l'édile, malgré son autorité presque absolue sur la +voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit +nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre +abject de Prostitution, l'apparence d'une mesure répressive ou +préventive. L'édile se bornait sans doute à faire observer les +règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les +mérétrices inscrites qui s'aventuraient dans les rues avec la robe +longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller +de fort près les moeurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait +d'un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens; +chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en +se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile +d'empêcher un citoyen d'user de sa liberté individuelle en pleine rue. +Ainsi, l'édilité, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait aucune +action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les +murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans +l'intérêt de la salubrité de Rome, à l'intervention du dieu Esculape, et +elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l'habitude avait plus +particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des +urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas +abstenue devant l'édile en personne, et qui n'avait garde de commettre +une profanation, puisque le serpent était l'emblème du dieu de la +médecine. Il n'y avait malheureusement pas de serpent que la +Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins +obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins +fréquentée. Pitiscus, qui n'avance pas un fait sans l'entourer de +preuves tirées des écrits ou des monuments de l'antiquité, nous +représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce, +occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville, +appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de +pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: _Quos in triviis +venereis nodis cohærere scribit Lucretius_. L'édile ne pouvait que +reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes +gens ne pénétraient jamais et qui n'avaient pour habitants que des +voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise +vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il +fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de +l'édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans +les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le +théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C'est là que Catulle +rencontra un soir cette Lesbie, qu'il avait aimée plus que lui-même, +plus que tous les siens; mais s'il la reconnut, combien elle était +changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans +l'ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et +souhaitant n'avoir rien vu; puis, cette plainte s'exhala de son coeur de +poëte: + + Illa Lesbia quam Catullus unam + Plus quam se atque suos amavit omnes, + Nunc in quadriviis et angiportis + Glubit magnanimos Remi nepotes! + +Si l'édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de +l'immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs +complices ordinaires; il n'avait pas, d'ailleurs, de censure à exercer +sur les moeurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges +des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la +rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui +étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux +qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois +fort graves; par exemple, lorsqu'une mère de famille se plaignait +d'avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c'est-à -dire +suivie et appelée dans la rue. L'édile avait alors à examiner si, par +son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé +une méprise injurieuse, et si l'auteur de l'insulte pouvait arguer de +son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été +en droit de porter plainte au tribunal de l'édile préféraient s'épargner +le scandale d'un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en +public pour faire condamner l'insulteur, surtout si elles se sentaient +répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d'une +tunique un peu trop courte, d'une coiffure trop haute, et de la nudité +du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une +provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes, +dit Ulpien, au titre XV, _De injuriis et famosis libellis_; appeler, +c'est attenter à la pudeur d'autrui par des paroles insinuantes; +poursuivre, c'est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand +les libertins doutaient de la condition d'une femme qu'ils trouvaient +sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui +parlaient pas d'abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu'à ce +qu'elle eût témoigné par un signe ou par un coup d'oeil que la poursuite +ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors +autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n'accostait pas +en pleine rue une femme étrangère, si elle n'avait pas répondu, de la +voix, du geste ou du regard, à la première tentative d'appel, et cet +usage resta dans les moeurs des villes romaines longtemps après que la +corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette +fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains +moraux, il lui ordonne de s'arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices +seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque +passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander +une honteuse complaisance, comme si c'était une marchandise offerte à +quiconque voulait la payer au taux fixé. + +Hormis les cas où le _sectateur_ (_sectator_), par libertinage ou par +erreur, se permettait de poursuivre ou d'appeler une _ingénue_ dont la +démarche et l'habillement ne justifiaient pas ces attentats, la +recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les +hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être +punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement +à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement +de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de +lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la +maison paternelle; secondement, s'il s'adonnait à des orgies infâmes, +et, en dernier lieu, s'il se plongeait dans de sales plaisirs. C'était +donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main +les pouvoirs de l'édile et du censeur contre son fils débauché. Le +tuteur avait également une partie de la même autorité, à l'égard de son +pupille. Mais les jeunes gens n'étaient pas les seuls provocateurs et +sectateurs de la Prostitution; les hommes d'un âge mûr, les plus graves, +les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure, +qui n'attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L'édile eût +souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu'il aurait pu +découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait +aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient +l'armée active de la Prostitution: les uns se nommaient _adventores_, +parce qu'ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur +semblaient d'un commerce facile; les autres se nommaient _venatores_, +parce qu'ils pourchassaient, sans avoir l'argent à la main comme les +précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait +_Alcinoi juventus_ (jeunesse d'Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se +promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés, +parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait +réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d'excès. Les _salaputii_ +étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient +pas d'apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers +d'Hercule. Le poëte Horace se vantait d'être un des mieux partagés dans +la succession, et l'empereur Auguste l'avait surnommé, à cause de cela, +_putissimum penem_, qu'il traduisait lui-même par _homuncionem +lepidissimum_ (le plus drôle de petit bout d'homme)! Les _semitarii_ +étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et +nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l'air sournois: ils +allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière +des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de +quelque misérable prostituée; ils s'emparaient d'elle, de vive force, et +malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché. +Comme ils ne s'adressaient qu'à des femmes réputées communes, la loi des +Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se +relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et +des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme +marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (_adulter_); +celui qui fréquentait les lieux de débauches était un _scortator_; celui +qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles +et qui se déshonorait dans leur compagnie, s'appelait _moechus_. Cicéron +accuse Catilina de s'être fait une cohorte prétorienne de +_scortateurs_; le poëte Lucilius dit qu'un homme marié qui commet une +infidélité à l'égard de sa femme porte aussi la peine de l'adultère, +puisqu'il est _adultère_ de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne +à entendre que le mot _adulter_ s'appliquait à un adultère par accident +ou par occasion, tandis que le mot _moechus_ exprimait surtout +l'habitude, l'état normal de l'adultère. La langue latine aimait les +diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le +substantif _moechus_ en créant _moechocinædus_, qui comprenait dans un +seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché +le diminutif du verbe _moechor_, en disant _moechisso_, qui signifiait à +peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue +grecque, d'où _moechus_ avait été tiré, possédait dix ou douze mots +différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les +variétés de +moicheuô+ et de +moichos+. + +Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de +Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son +manteau. Personne n'avait, d'ailleurs, à lui demander compte du +déguisement qu'il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale +allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n'y entrait que +couvert d'une cape de muletier, pour n'être pas reconnu: _Tectus +cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus_, dit Lampridius. +L'édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût +montré l'empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout +pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui +défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l'usage de la stole +ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et +même, en divers temps, des broderies et des joyaux d'or. Ces ordonnances +du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et +leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le +pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les +contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les +grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d'or et de +pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou +tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements +fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d'affecter la pudeur +d'une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la +Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait +elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes +femmes: son inscription sur les registres de l'édile la rendait indigne +de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il, +à l'occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (_moecham_): «Vous +donnez des robes d'écarlate et de pourpre violette à une fameuse +courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu'elle a mérité? +Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l'origine des institutions +romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l'invasion des +femmes étrangères dans la République eut nécessité l'adoption d'un +vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui +tombait à longs plis jusqu'aux talons et qui cachait si pudiquement la +gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous +le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et +en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe +avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était +probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles +tenaient la main. + +Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins +importantes concernant l'habillement des mérétrices, mais elles se +modifièrent tant de fois, qu'il serait difficile de les fixer d'une +manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure +et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement; +néanmoins, l'édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces +parties de leur toilette. Les matrones s'étant attribué l'usage du +brodequin (_soccus_), les courtisanes n'eurent plus la permission d'en +mettre, et elles furent obligées d'avoir toujours les pieds nus dans des +sandales ou des pantoufles (_crepida_ et _solea_), qu'elles attachaient +sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à +peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui +l'emprisonne: _Ansaque compressos colligat arcta pedes_. La nudité des +pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur +éclatante blancheur faisait de loin l'office du lénon, puisqu'elle +attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs +pantoufles étaient entièrement dorées: _Auro pedibus induto_, a dit +Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour +imiter la couleur de l'or, elles se contentaient de chaussure jaune, +quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés: +«Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit +Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des +sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n'eussent point osé +porter la couleur jaune en brodequins. + +Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu'elles ne laissèrent +point usurper par les courtisanes: c'était une large bandelette blanche, +qui servait à la fois de lien et d'ornement à la chevelure. Cette +bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une +réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis +offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même, +en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le +culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en +offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes, +mais les femmes chastes qui s'arrogèrent le droit de ceindre de +bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la +bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double +resta exclusivement l'apanage des matrones: «Loin d'ici! s'écrie Ovide +dans l'_Art d'aimer_, loin, bandelettes minces (_vittæ tenues_), insigne +de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!» +Cette stole ou longue robe (_insista_), ordinairement bordée de pourpre +dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces +bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui +en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces +bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de +prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu'elles +s'enveloppaient la tête avec leur _palliolum_, demi-mantelet d'étoffe; +qu'elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones +se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire +entendre qu'elles n'avaient rien à se reprocher, et qu'elles ne +rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces +fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer +en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant +sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses +qui venaient s'enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que +pour se distinguer des jeunes filles non mariées (_innuptæ_), que leur +chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer _cirratæ_. Les +courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de +coiffures adoptées par les matrones et les _cirratæ_, mais elles en +changèrent l'aspect par les nuances variées qu'elles donnaient à leurs +cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en +rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel; +quelquefois elles affaiblissaient seulement l'éclat de leurs cheveux +d'ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les +empereurs se firent une espèce d'auréole divine en semant de la poudre +d'or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à +s'approprier une mode qu'elles regardaient comme leur appartenant, et +elles trônèrent vis-à -vis des Césars, dans les fêtes publiques et les +jeux solennels, le front ceint d'une chevelure dorée, comme les déesses +dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre +d'or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre, +faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était +plus douce à l'oeil. Celles que la couleur bleue avait séduites se +poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices +du Ténare punissent l'insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance +naturelle! s'écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi +souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours +assez belle à mes yeux. De ce qu'une folle se peint en bleu le visage et +la chevelure, s'ensuit-il que ce fard embellisse?» L'édile faisait la +guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les +empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les +y encourageait même, car c'étaient là leurs couleurs distinctives +(_cærulea_ et _lutea_): le bleu, par allusion à l'écume marine, qui +avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même +temps qu'elle; le jaune, par allusion à l'or, qui était le véritable +dieu de leur industrie malhonnête. + +Les édiles auraient eu trop à faire, s'il leur eût fallu constater, +juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient +les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de +ce genre, qu'on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général, +les femmes inscrites n'avaient aucun intérêt à se faire passer pour des +matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur +étaient propres et qui les signalaient de loin à l'attention de leur +clientèle. C'est ainsi qu'elles portaient plus volontiers des vêtements +qui n'avaient pas même de nom dans la langue romaine: _babylonici +vestes_ et _sericæ vestes_. On appelait _babylonici vestes_ des espèces +de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en +étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs. +Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume +national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait _sericæ +vestes_ d'amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent, +que, selon l'expression d'un témoin oculaire, elles semblaient inventées +pour faire mieux voir ce qu'elles avaient l'air de cacher. Les +courtisanes de l'Inde ne s'habillaient pas autrement, et au milieu de la +gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec +indignation le chaste auteur du _Traité des bienfaits_, vêtements de +soie, si tant est qu'on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels +il n'est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec +lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu'elle n'est pas +nue; vêtements qu'on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent +en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu'elles ne +font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode +asiatique, car il y revient encore dans ses _Controverses_: «Un +misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette +adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu'un mari ne +connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de +sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus +de Tyr, qu'un poëte latin compare à une vapeur (_ventus textilis_), +étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait +être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre +aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n'avait +rien à craindre des réprimandes de l'édile, et les femmes inscrites ou +non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de +singer les matrones. Il en était de même de celles qui s'habillaient à +la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu'une personne honnête +eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives +couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées +par l'aiguille de Sémiramis.» + +Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle +y ajoutaient l'_amiculum_, manteau court, fait de deux morceaux, cousus +par le bas et attachés sur l'épaule gauche avec un bouton ou une agrafe, +de sorte qu'il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras. +Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à _petit ami_, ne descendait +pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que +la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise +vie. Isidore de Séville, dans ses _Étymologies_, assure que ce vêtement +était si connu par sa destination, qu'on faisait prendre l'amiculum à +une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui +une partie de l'opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce +mantelet, qui se nommait +kyklas+ (_cyclas_) en grec, et qui n'avait +jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à +Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de +l'amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin. +Quant à la toge qu'on portait par-dessous, elle était presque toujours +verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les +commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l'ont +fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré, +ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu'il en fût, ce vert-là (_galbanus_) +avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu'on +les désignait par le surnom de _galbanati_, habillés de vert; on +appliquait l'épithète de _galbani_ aux moeurs dissolues; on appelait +_galbana_ une étoffe fine et rase d'un vert pâle. Vopiscus nous +représente un débauché, vêtu d'une chlamyde écarlate et d'une tunique +verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de +bleu et de vert (_cærulea indutus scutulata aut galbana rasa_). Enfin, +il s'était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui +la portait, que _galbanatus_ était devenu synonyme de giton ou mignon. + +Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui +avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d'ailleurs, venaient la +plupart des pays étrangers. Leur coiffure d'apparat, car le capuce ou +cuculle (_cucullus_) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller +au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu'elles portaient de +préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur +présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps +particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en +Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait +trois sortes de coiffure ou d'habillements de tête spécialement réservés +aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît +égyptien; c'était une bande d'étoffe plus ou moins large, qu'on ceignait +autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l'exemple +des Grecs, n'admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et +celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus +proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal +était quelquefois chargé d'ornements en or, et ses deux bouts pendaient +de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les +mamelles d'un sphinx. La mitre venait évidemment de l'Asie-Mineure, de +la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu'elle était plus ou moins conique. +La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de +couleur éclatante, avait la forme d'un cylindre, et ressemblait aux +dômes pointus des temples de l'Inde; la mitre, au contraire, affectait +la forme d'un cône, et tantôt celle d'un casque ou d'une coquille. Telle +était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition +au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à +Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l'adoption de ce +bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir. +Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe, +avec une bordure autour du front; après avoir été l'insigne des anciens +rois de Perse et d'Assyrie, elle couronnait encore d'une royauté +impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées +(_nimbatæ_ et _mitratæ_) aux représentations du théâtre et aux jeux du +cirque, sans payer d'amende au censeur ni à l'édile. Plus tard, le nom +de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant. + +Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues, +coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la +main pourtant à ce qu'elles n'eussent pas de litière ni aucune espèce de +voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des +véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort +jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se +servaient déjà d'une voiture grossière dont l'invention était attribuée +à Carmenta, mère d'Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette +fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses +incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider +aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là , ne toléraient pas même +chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l'usage des +voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient +enceintes, protestèrent contre l'arrêt trop rigoureux du sénat et +formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir +conjugal et de ne pas donner d'enfants à la patrie jusqu'à ce que cet +arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que +ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les +privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en +firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le +penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius +a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les +matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu +leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient +doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures +étaient de deux espèces, la basterne (_basterna_) et la litière +(_lectica_); la première, soutenue sur un brancard que deux mules +transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu, +fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit +cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les +rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière, +également couverte et fermée, était portée à bras d'hommes. Il y en eut +de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, _cella_, qui +ne pouvait servir qu'à une personne, jusqu'à l'octophore qui se +balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l'une, la femme était +assise; dans l'autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait +souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit +les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et +voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en +dedans de fourrures et d'étoffes de soie. C'est alors que les +courtisanes voulurent s'en emparer pour leur propre usage. + +Elles y réussirent un moment, mais l'édile ne fit que se relâcher de sa +sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la +richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les _fameuses_ mérétrices en +litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée, +qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu'elle +contenait. On perfectionna ce mode de transport: l'intérieur devint une +véritable chambre à coucher, et, suivant l'expression d'un commentateur, +ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières +ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l'oeil du passant plongeait avec +convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d'étoffe étaient tirés, mais +la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement +des moeurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les +avantages qu'en retirait la Prostitution élégante. Les matrones +elles-mêmes ne s'étonnaient plus qu'on les confondit avec les +courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement +Sénèque, s'étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à +l'encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient +au rendez-vous. La litière s'arrêtait à l'angle d'une place ou dans une +rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à +l'entour; cependant la portière s'était entr'ouverte, et un bel +adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait +toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes, +d'ailleurs, donnaient l'exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas +seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte, +_in patente sella_, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve +d'imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se +prostituaient en voiture s'appelaient _sellariæ_, par opposition aux +_cellariæ_, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal +ne dit pas même qu'on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait +un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire +descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre +Schoeffer, dans son traité _De re vehiculari_, est d'avis qu'en +certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de +Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit +l'usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même +à toutes les femmes notées d'infamie (_probrosis feminis_). + +[Illustration: + H Cabasson del. + Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris + A. Garnier, sc. + + MESSALINE. +] + +Les édiles eurent encore d'autres prohibitions à faire exécuter à +l'égard de ces femmes-là ; car il est certain qu'à différentes époques la +pourpre et l'or leur furent interdits. Mais le règlement de police +s'usait bientôt contre la ténacité d'un sexe qui aime la toilette et qui +supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs +antiquaires veulent qu'il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l'usage +des ornements d'or et d'étoffes précieuses était absolument défendu aux +femmes de mauvaise vie, excepté dans l'intérieur des lieux de débauche +et pour l'exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle +ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes +atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes +vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le _Remède d'amour_, +n'a pas l'air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la +toilette d'une courtisane ou du moins d'une femme de plaisir: «Les +pierreries et l'or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est +la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met +en scène une mérétrice _dorée_, mais il semble dire que c'est chose +nouvelle à Rome: _Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne! +ut nove!_ Juvénal nous dépeint une courtisane d'hôtellerie, la tête nue +environnée d'un nimbe d'or (_quæ nudis longum ostendit cervicibus +aurum_); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége +qu'avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles +d'oreilles, dans ces vers où il dit qu'une femme qui a des émeraudes +au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien: + + Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil, + Cum virides gemmas collo circumdedit et cum + Auribus externis magnos commisit elenchos. + +Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L'or de ses bijoux, l'or de +ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d'abord que +c'était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit +la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron +renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous +le règne d'Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les +courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l'opinion d'un +savant italien, Santinelli, qui n'a pas pris garde que les anciens +avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu'une seule, la plus éclatante, +était l'insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut +certainement pas comprise dans les lois d'interdiction, que les +empereurs d'Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre +impériale (_purpura_). Ferrarius, dans son traité _De re vestiaria_, +prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les +courtisanes avaient la permission de porter de l'or et de la pourpre sur +elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par +bandes à leurs vêtements, pourvu que l'or ne s'enroulât pas en +bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements +somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations, +dépendant tantôt du sénat, tantôt de l'empereur, tantôt de l'édile, et +qu'il suffisait de l'influence d'une de ces souveraines d'un jour ou +plutôt du crédit d'un de leurs amants pour faire abandonner d'anciens +usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus +honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut +soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique +tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui +ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour +objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les moeurs +publiques. + + + + +CHAPITRE XIX. + + SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices. + --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des + hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les + _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des + courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce + que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius, + le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone. + --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs + permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_. + --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez + les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les + _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage + parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_. + --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits + érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des + courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de + Rome détruits par les Pères de l'Église. + + +Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des +édiles en aucune manière, pourvu qu'elle n'usurpât point les +prérogatives _vestiaires_ des matrones. C'était la Prostitution que l'on +pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine +qualifiait de _bonne_ (_bonum meretricium_). Les femmes qui la +desservaient se nommaient aussi _bonnes mérétrices_ (_bonæ mulieres_), +pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet, +pouvaient bien être inscrites sur les registres de l'édilité, comme +étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n'avaient +pas d'analogie avec les malheureuses esclaves de l'incontinence +publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la +tête enveloppée d'un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au +lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les +rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais +on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains +publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin, +quoiqu'elles fussent notées d'infamie comme les autres, on ne rougissait +pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car +elles avaient la plupart des amants privilégiés, _amasii_ ou _amici_, et +ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins +brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient +l'aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles +exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les moeurs, sur +les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie +patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n'avaient d'empire sur la +politique et sur les affaires de l'État; elles ne se mêlaient pas, ainsi +que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement; +elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se +contentaient de l'influence que leur donnaient leur beauté et leur +esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et +corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l'_Art d'aimer_, +et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule +d'écrivains érotiques, que l'antiquité semble avoir par pudeur condamnés +à l'oubli. + +Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d'Athènes, autant +que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le +caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les +descendants d'Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop +pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des +femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu'elles fussent +d'ailleurs, un culte d'admiration et de respect. Une courtisane qui +aurait voulu prendre et qui aurait pris de l'autorité sur un sénateur +consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui +qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule +sujétion. Les hommes d'Etat les plus graves, les plus austères, ne se +privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler +aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris, +qui avait été esclave avant d'être affranchie par Eutrapelus, et qui +devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports +continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les +plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits +dans l'intérieur d'une maison de plaisance, d'une villa, où ne pénétrait +pas l'oeil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque, +au théâtre, si les courtisanes à la mode, les _précieuses_ et les +_fameuses_ (_famosæ_ et _preciosæ_) paraissaient entourées d'une troupe +d'amateurs (_amatores_) empressés, c'étaient de jeunes débauchés, qui +faisaient honte à leur famille, c'étaient des affranchis, que leur +richesse mal acquise n'avait pas lavés de la tache d'esclavage; +c'étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient +volontiers au-dessus de l'opinion; c'étaient des lénons déguisés, qui +recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de +lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne +voyait autour d'elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et +les _comessations_, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de +Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée. + +Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien +du luxe, de la débauche et de l'orgueil, pour voir combien était +nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la +mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de +captifs et de victimes que n'en avaient fait les Gaulois de Brennus. +Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de +toilette et d'insolence, au milieu des matrones, qu'elles éclipsaient de +leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par +de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient +couchées indolemment, à demi nues, un miroir d'argent poli à la main, +les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée +sous le poids des boucles d'oreilles, du nimbe et des aiguilles d'or; à +leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l'air avec de grands +éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient +des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons, +qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers, +elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient +à se dépasser l'une l'autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la +carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu'elles +conduisaient avec autant d'adresse que d'audace; ou de belles mules +d'Espagne, qu'un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins +ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment +vêtues d'étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec +art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés, +entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de +cristal ou d'ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les +autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles +n'avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait +au moins une servante qui la suivait ou qui l'accompagnait comme un +émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n'étaient pas +toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se +ressemblaient par ce seul point, qu'elles ne figuraient pas sur les +registres de l'édile, et qu'elles se trouvaient ainsi exemptes des +règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n'avaient pas +un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit +d'exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien +de demander à l'édile la dégradante _licentia stupri_, mais elles ne se +faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en +avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard, +à moins qu'elles n'insultassent trop ouvertement à la juridiction +édilitaire, en se livrant sans choix (_sine delectu_), dans les lieux +publics, à des oeuvres de débauche vénale. + +Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l'on en +croit Properce, elles ne s'en éloignaient pas beaucoup, pour donner +satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j'aime bien +mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe +entr'ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment +avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait +pas attendre si quelqu'un veut aller à elle! Jamais elle ne différera, +jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l'argent qu'un père +avare regrette souvent d'avoir donné à son fils; elle ne te dira pas: +J'ai peur, hâte-toi de te lever, je t'en prie!» (_Nec dicet: Timeo! +propera jam surgere, quæso!_) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le +voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l'édile et +des lois de police. Properce semble même indiquer qu'elle prenait à +peine la précaution de s'écarter de la voie Sacrée, qui commençait à +l'Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la +Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de +bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l'amour errant ne +rencontrait qu'un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient +pas. D'ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les +boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours +ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le +rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en +litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient +obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (_sellæ_ et +_lecticæ_); elles n'affectaient pas, dans ces temps de corruption +inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de +profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de +soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les +bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis +flottants, entourées d'esclaves et d'eunuques portant des éventails pour +chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones, +ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de +famille, devant lesquelles la loi s'inclinait avec vénération, s'étaient +bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de +leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y +étaler la pompe de leur toilette et l'attirail de leur cortége, avaient +souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux +auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit +M. Walkenaer dans sa belle _Histoire de la vie d'Horace_, s'écartaient +complaisamment à l'approche de jeunes gens efféminés (_effeminati_), +dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment +drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces +petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier, +cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait +aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir +les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs +forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste +complet avec l'air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes +jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées, +jetant de côté et d'autre des regards lascifs. Ces deux espèces de +promeneurs n'étaient le plus souvent que des gladiateurs et des +esclaves; mais certaines femmes d'un haut rang choisissaient leurs +amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies +suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur +condition, et ne cédaient qu'aux séductions des chevaliers et des +sénateurs.» + +Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant +académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque +et Horace; mais nous regrettons l'absence de beaucoup de détails de +moeurs, que Juvénal, l'implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette +peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s'écrie Juvénal +dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également +dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la +matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux +jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin, +des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds, +chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d'imberbes +athlètes ce qui lui reste de l'argenterie de ses pères: elle donne +jusqu'aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques +impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car +elles n'ont pas d'avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de +Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines +se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient +d'infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d'atroces +gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori +d'Hippia, épouse d'un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à +se raser le menton (c'est-à -dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant +perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre, +sa figure était couverte de difformités; c'était une loupe énorme, qui, +affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c'étaient +de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur +corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent +des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa +soeur et à son époux. C'est donc une épée que les femmes aiment.» Il +faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le _gladiateur +obscène_; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les +mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs +Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne +s'éveillent qu'à la vue d'un esclave, d'un valet de pied à robe +retroussée. D'autres raffolent d'un gladiateur, d'un muletier poudreux, +d'un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce +nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de +chevaliers, et va chercher au plus haut de l'amphithéâtre l'objet de ses +feux plébéiens.» + +La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de +promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la +Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de +moeurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus _Averse_ (_Aversa_), +autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs. +Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété +d'enfants et d'hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude, +les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles +n'étaient pas, d'ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces +impurs _chattemites_, que ces sales _gitons_, que ces impudiques +_spadones_, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés, +fardés comme des femmes, n'attendaient qu'un signe ou un appel pour se +prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne +manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles +aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des +tablettes et des lettres d'amour: ils servaient d'intermédiaires directs +pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever +les obstacles qui s'opposaient à une entrevue, pour fournir un +déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu'il +fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s'approchait d'un beau +patricien et lui remettait en cachette des tablettes d'ivoire, sur la +cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un voeu: c'était +une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et +des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l'épaule d'un mignon, +remarquable par ses grandes boucles d'oreilles et par ses longs cheveux: +c'était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme +métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d'eau, qui passait +là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l'avaient +remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première +le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit +Juvénal, qu'on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point, +on mandera le porteur d'eau (_veniet conductus aquarius_).» Un geste, un +regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne +reculait devant aucune espèce de service. Et l'édile, que faisait +l'édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les +vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que +faisait le censeur, pendant que les moeurs publiques perdaient jusqu'aux +apparences de la pudeur? Le censeur et l'édile ne pouvaient rien là où +la loi se taisait, comme si elle eût craint d'en avoir trop à dire. On +appelait _plaisirs permis_ ou _licites_, à Rome païenne, tout ce que le +christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C'est donc +en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son _Charençon_ +(_Curculio_): «Pourvu que tu t'abstiennes de la femme mariée, de la +veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce +qu'il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius, +nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes: +«On prétend, dit le poëte de l'amour physique, que tu renonces à regret, +époux parfumé, à tes mignons (_glabris_); nous savons que tu n'as jamais +connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là , un mari ne saurait +plus se les permettre (_scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed +marito ista non eadem licent_).» Il n'y avait donc que la philosophie +qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne +rencontrait pas de digue dans la législation romaine. + +Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la +voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un +art très-raffiné et très-compliqué qui s'apprenait surtout au théâtre, +et qui se perfectionnait selon l'usage qu'on en faisait. De là le talent +merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du +_meretricium_. Il y avait aussi les différents dialectes de la +pantomime amoureuse. Souvent l'expression la plus éloquente de cette +langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se +parlaient d'autant mieux, qu'une excellente vue et une prodigieuse +spontanéité d'esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la +prunelle. Si l'oeil n'était pas compris par l'oeil, les mouvements des +lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais +moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire +usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les +sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans +l'érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la +main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de +Priape. Suétone, dans la _Vie de Caligula_, nous représente cet empereur +qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement +obscènes (_formatam commotamque in obscenum modum_). Lampridius, dans la +_Vie d'Héliogabale_, nous dit que ce monstrueux débauché ne se +permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses +doigts indiquait une infamie (_nec unquam verbis pepercit infamiam, quum +digitis infamiam ostentaret_). Ces gestes obscènes s'exécutaient avec +une étonnante rapidité qui échappait d'ordinaire au regard des +indifférents. On pourrait supposer, d'après plusieurs passages de +l'_Histoire d'Auguste_, que le _signum infame_ n'était pas toléré sous +tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres +avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa +au doigt du milieu le surnom de _doigt infâme_. Au reste, les Athéniens +ne se montraient pas plus indulgents à l'égard de ce doigt, qu'ils +nommaient _catapygon_, et qu'ils auraient eu honte de réhabiliter en lui +confiant un anneau. Le médius avait été voué à l'infamie, en Grèce, +parce que les villageois s'en servaient pour savoir si leurs poules +avaient des oeufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec ++skimalizein+, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces +villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui +qui t'appelle _cinæde_, et présente-lui le doigt du milieu.» La +présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse, +dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un +autre signe d'intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils +portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et +faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l'impudique, dit Sénèque +dans sa cinquante-deuxième lettre, c'est sa démarche, c'est sa main +qu'il remue, c'est son doigt qu'il porte à sa tête, c'est son clignement +d'yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête +avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l'élévation du +médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes +parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui +se grattent la tête d'un seul doigt (_qui digito scalpunt uno caput_).» +Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l'oeil que du doigt, +et rien n'égalait l'éloquence, la persuasion, l'attraction de leur +regard oblique (_oculus limus_). Le grave rhéteur Quintilien veut que +l'orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d'une douce +volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (_venerei_). Apulée, +dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d'oeil +obliques et mordants (_limis atque morsicantibus oculis_). C'était là ce +que les courtisanes nommaient _chasser à l'oeil_ (_oculis venari_): «La +vois-tu, dit le _Soldat_ de Plaute, faire la chasse au courre avec les +yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (_Viden' tu illam oculis +venaturam facere atque aucupium auribus?_)» + +Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à +comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que +ces dernières n'en avaient pas d'autres pour les affaires de plaisir. Un +vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de +signes, entre une _précieuse_ et ses amants, à un jeu de balle, dans +lequel un bon joueur renvoie de l'un à l'autre la pelote qu'il reçoit de +toutes mains: «Elle tient l'un, dit-il, et fait signe à l'autre; sa main +est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là ; elle +met son anneau entre ses lèvres et le montre à l'un, pour appeler +l'autre; quand elle chante avec l'un, elle s'adresse aux autres en +remuant le doigt.» Le grand maître de l'art d'aimer, Ovide, dans son +poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée, +a mis dans la bouche d'une de ses muses ces leçons de la pantomime +amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile _gesticularia_, regarde mes +mouvements de tête, l'expression de mon visage, remarque et répète après +moi ces signes furtifs (_furtivas notas_). Je te dirai, par un +froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n'ont que faire de la +voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient +notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l'esprit, +touche doucement avec le pouce tes joues roses; s'il y a dans ton coeur +quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l'extrémité d'une +oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai +ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la +main, à la manière de ceux qui font un voeu, lorsque tu souhaiteras tous +les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces +dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l'habileté de sa +maîtresse à parler par signes en présence d'un témoin importun, et à +cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (_blandaque +compositis abdere verba notis_). Cette langue universelle était d'autant +plus nécessaire à Rome, que souvent on n'aurait pu s'entendre autrement, +car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne +trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette +population rassemblée de tous les pays de l'univers connu. Un grand +nombre de ces femmes de plaisir n'avaient d'ailleurs reçu aucune +éducation, et n'eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron +et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l'amour ou le plaisir ne +fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l'habitude du langage de +Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l'emploi d'un mot +ou d'une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les +plus graves, n'avaient garde de s'astreindre à cette chasteté +d'expression, comme si l'oreille seule était blessée de ce qui +n'offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus +libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de +mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes. +Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent +désagréablement l'ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant +le proverbe latin, n'est pas bon à dire (_tam bonum facere quam malum +dicere_).» + +La langue érotique latine était pourtant très-riche et +très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu'elle put +s'approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et +s'animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses +de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et +elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de +sorte qu'elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de +la marine et de l'agriculture. Elle n'avait, d'ailleurs, qu'un petit +nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui +fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots +les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au +moyen d'un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là , +qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans +les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les +romans d'Apulée, n'était réellement parlée que dans les réunions de +débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les +courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs moeurs, +auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de +langage les empêchait de paraître souvent ce qu'elles étaient, et les +poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s'imaginer qu'ils +avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se +donnaient entre eux amants et maîtresses n'étaient pas moins +convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était +une courtisane, quand l'amant était un poëte érotique. Celui-ci la +nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre; +celle-ci répondait à ces douceurs, en l'appelant son bijou +(_bacciballum_), son miel, son moineau (_passer_), son ambroisie, la +prunelle de ses yeux (_oculissimus_), son aménité (_amoenitas_), et +jamais avec interjections licencieuses, mais seulement _j'aimerai!_ +(_amabo_), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une +vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux +personnes de l'un et de l'autre sexe, dès que ces rapports commençaient +à s'établir, on se traitait réciproquement de _frère_ et _soeur_. Cette +qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus +humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une +soeur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c'est un homme qui +dit à un autre: «Je te donne mon _frère_.» Quelquefois, en désignant une +maîtresse qu'on avait eue, on la nommait _soeur du côté gauche_ (_læva +soror_, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de _petit +frère_ à quiconque faisait marché avec elle. + +On ne saurait trop s'étonner de la décence, même de la pudibonderie du +langage parlé, contraste perpétuel avec l'immodestie des gestes et +l'audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans +le discours, en forme de conseil: _Respectez les oreilles_ (_parcite +auribus_). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se +scandalisaient pas de tout ce qu'on leur montrait. Ils n'avaient donc +pas de répugnance à s'arrêter sur les pages d'un de ces livres obscènes, +de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les +libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (_pagina nocturna_, +dit Martial). C'était un genre de littérature très-cultivé chez les +Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette +littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs +ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par +là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n'étaient +pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres +lubriques (_molles libri_); c'étaient parfois les poëtes, les écrivains +les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage +d'imagination et de talent; c'était ordinairement de leur part une sorte +d'offrande faite à Vénus; c'était, en certains cas, un simple jeu +littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement +estimé, dit Ausone (dans le _Centon Nuptial_), a fait des poésies +lascives, et jamais ses moeurs n'ont fourni matière à la censure. Le +recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se +déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d'un +sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne +dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Coerellia. Le +Symphosion de Platon contient des poëmes qu'on dirait composés dans les +mauvais lieux (_in ephebos_). Que dirai-je de l'Erotopægnion du vieux +poëte Lævius, des vers satiriques (_fescenninos_) d'Ænnius? Faut-il +citer Evenus, que Ménandre a surnommé _le sage_? Faut-il citer Ménandre +lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est +austère, leurs oeuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé +_Parthénie_, à cause de sa chasteté, n'a-t-il pas décrit dans le +huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une +indécente pudeur? N'a-t-il pas, dans le troisième livre de ses +Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en +bêtes?» Pline, pour s'excuser d'une débauche d'esprit qu'il n'avait pas +l'air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure +(_lasciva est nobis pagina, vita proba_).» + +La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être +considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs +qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont +les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la +morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux; +vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des +doctes amateurs de l'antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche +en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le +christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs +de la tradition. Ils disparurent, ils s'effacèrent tous, à l'exception +de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l'heureux privilége de +leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu'à +déchirer bien des pages dans les oeuvres des meilleurs écrivains. Les +lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l'amour païen, +et cette destruction systématique fut l'oeuvre des Pères de l'Église. +Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait +marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et +Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de +Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (_Milesii libri_) +d'Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d'Ovide, ne +s'étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les +choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à +l'instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni +d'Eubius, ni de l'impudent Anser, ni de Porcius, ni d'Ædituus, ni de +tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des +bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas +davantage aux Grecs qu'ils comprenaient moins encore, ni à l'ignoble +Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l'amour contre la +nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient +mieux en amour que ceux d'Homère; ni à l'impure Hemiteon de Sybaris, qui +avait résumé l'expérience de ses débauches dans un poëme nommé +_Sybaritis_; ni à l'effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de +courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d'Orphée, +avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque +complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après +deux ou trois siècles de censure persévérante et d'implacable +proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que +les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et +courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs +livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle, +Martial et Pétrone. + + + + +CHAPITRE XX. + + SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura + Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies. + --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit + attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens. + --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se + refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les + enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou + _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius. + --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves + et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies + vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies + constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description. + --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les + affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome. + --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste. + --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après + Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième + siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._ + --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_. + --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation + sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et + _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées + à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Vettius Vales. + --Themison. --Thessalus de Tralles. --Soranus d'Ephèse. --Les + empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. --Ménécrate. + --Servilius Damocrate. --Asclépiade Pharmacion. --Apollonius de + Pergame. --Criton. --Andromachus et Dioscoride. --Les médecins + pneumatistes. --Galien et Oribase. --Archigène. --Hérodote. --Léonidas + d'Alexandrie. --Les _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et + _archiatri populares_. --L'institution des archiatres régularisée et + complétée par Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du + matin_. --Les sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial + contre Lesbie. --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. + --Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient + pas soigner par les médecins romains. --Mort de Festus, ami de + Domitien. --Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison + des maladies vénériennes. --Superstitions religieuses. --Offrandes aux + dieux et aux déesses. --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de + Pétrone. --Abominable apophthegme des _pædicones_. + + +Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange +desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de +corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même +les médecins de l'antiquité se taisent sur ce sujet, qu'ils auraient +craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses +conséquences de ce qu'un écrivain du treizième siècle appelle l'amour +impur (_impura Venus_) aient laissé fort peu de traces dans les écrits +satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est +impossible de méconnaître que la dépravation des moeurs avait multiplié +chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces +maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et +souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins +rejetées dans l'ombre par les médecins et les naturalistes grecs et +romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur +les causes de cet oubli et de ce silence général. En l'absence de toute +indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à +supposer que des motifs religieux empêchaient d'admettre parmi les +maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération +et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne +voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le +bienfait de l'amour, en accusant ces mêmes dieux d'avoir mêlé un poison +éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas +qu'Esculape, l'inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte +ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux +châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels, +peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se +déguisaient, comme si elles frappaient d'infamie ceux qui en étaient +atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des +magiciennes et des vendeuses de philtres. + +Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins +compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la +Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu'à Rome. +Il n'y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une +effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes +les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de +sentiment et d'amour idéal, n'avait pas ouvert les bras, comme le +libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait +toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de +délicatesse, tandis que le second s'était abandonné à ses plus grossiers +appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle. +On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n'aient +accompagné l'invasion de la _luxure asiatique_ dans Rome. Ce fut vers +l'an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure +asiatique, comme l'appelle saint Augustin dans son livre de la _Cité de +Dieu_, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait +soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius +Manlius, jaloux d'obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut +pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses +de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les +honteux auxiliaires d'une débauche inconnue jusqu'alors dans la +République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent +évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la +génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s'aggravant, en se +compliquant l'une par l'autre: «Alors, dit saint Augustin, alors +seulement, des lits incrustés d'or, des tapis précieux apparaissent; +alors, des joueuses d'instruments sont introduites dans les festins, et +avec elles beaucoup de perversités licencieuses (_tunc, inductæ in +convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ_).» Ces joueuses +d'instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie, +où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées +par d'horribles maladies nées de l'impudicité. Les livres de Moïse +témoignent de l'existence de ces maladies chez les Juifs, qui les +avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables +parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent +presque complétement ces populations ammonites, madianites, +chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient +légué, comme pour se venger, une foule d'impuretés qui altérèrent à la +fois leurs moeurs et leur sang. Il n'y eut bientôt pas au monde une race +d'hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples +voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée, +mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs +débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son +corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le +constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal +vénérien (_lues venerea_). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla +chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles. + +Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n'est point un paradoxe et que +la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre +nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ, +avait frappé de réprobation, n'existait, ne pouvait exister à l'état de +tolérance dans toute l'antiquité, que par suite des périls fréquents, +continus, qui troublaient l'ordre régulier des plaisirs naturels. Les +femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines +circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison, +de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour +la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines, +les plus pures, cessaient de l'être tout à coup par des causes presque +inappréciables, qui échappaient aux précautions de l'hygiène comme aux +remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle, +l'indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette +indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et +d'autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui +variaient de symptômes et de caractères, selon l'âge, l'organisation, le +tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l'origine +restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort +longue, fort difficile et même impossible en différents cas, +entouraient d'une sorte de défiance les rapports les plus légitimes +entre les deux sexes. On regardait, d'ailleurs, comme une souillure +presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout +affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des +mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces +germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses +d'une femme aimée, et l'on en venait bientôt à redouter ces caresses +qu'on avait tant désirées avant de connaître ce qu'elles renfermaient de +perfide et d'hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût +éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l'expérience avait +éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce +commerce; voilà comment un honteux désordre d'imagination avait essayé +de changer les lois physiques de l'humanité et d'enlever aux femmes le +privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et +avilis, qui consentaient à n'être plus d'aucun sexe, en devenant les +instruments dociles d'une hideuse débauche. Il est vrai que d'autres +maladies d'un genre plus répugnant et non moins contagieux +s'enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait +fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies +étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait +mieux s'en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies +mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l'Orient, prenait figure et +se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus +inexplicables. + +Les médecins de l'antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient +au traitement des maux de l'une et l'autre Vénus (_utraque Venus_), +puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un +air de malédiction divine, un sceau d'infamie. Les malheureux qui en +étaient atteints recouraient donc, pour s'en débarrasser, à des +pratiques religieuses, à des recettes d'empirisme vulgaire, à des +oeuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance +des sciences occultes et de l'art des philtres; ce fut là , pour les +prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit. +Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d'un commerce +impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme +une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre +et d'accuser l'auteur de son infortune, s'accusait elle-même et ne +cherchait qu'en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là , bien +des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là , bien des +invocations magiques au fond des bois; de là , l'intervention officieuse +des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans +subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est +impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et +romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus +fréquentes et plus hideuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Ces +maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en +cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les +avouaient jamais, alors même qu'ils devaient en mourir. La lèpre, +d'ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à +l'infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus +multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies +vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les +augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l'apparence +d'une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies +vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s'avivant +réciproquement, avaient fini par s'emparer de l'économie et par laisser +un virus héréditaire dans tout le corps d'une nation; ainsi, la grande +lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou +le mal de Vénus (_lues venerea_), au peuple syrien. + +Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait +transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir, +Rome, déjà victorieuse et maîtresse d'une partie du monde, Rome n'avait +pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l'intérieur de la ville, +que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et +d'épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les +médecins grecs qu'on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que +le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage +indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la +paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude, +laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d'autre maladie +que la mort, suivant l'expression d'un vieux poëte, et leur robuste +nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne +craignait d'infirmités que celles qui étaient causées par des blessures +reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait +donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de +quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les +mettaient alors à l'abri des maux qui sont produits par les excès de +table et par la débauche. Ceux qu'un vice odieux, familier aux Faunes et +aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse +maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que +d'en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces +temps d'innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui +s'attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d'ailleurs leurs +diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui +témoigne de l'horreur qu'elles inspiraient: _morbus indecens_. La pensée +et l'imagination évitaient de s'arrêter sur les particularités +distinctives de différentes affections qu'on désignait de la sorte. Il +est permis cependant d'indiquer, sinon de décrire et d'apprécier, celles +qui se montraient le plus fréquemment. C'était la _marisca_, tumeur +cancéreuse ayant la grosseur d'une grande figue dont elle portait le nom +et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se +propageant autour de l'anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on +l'appelait _ficus_ ou figue ordinaire; quand elle se composait de +plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait _chia_, qui +était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce +mal prenait souvent le caractère d'un écoulement plus ou moins âcre, +parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique _fluor_ +demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire. +Mais le _morbus indecens_ présentait encore peu de variétés, et +lorsqu'il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l'un ou de +l'autre sexe, il n'allait pas se greffer ailleurs et engendrer d'autres +espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages +incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les +frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait +pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait +l'air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la +charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n'y +avait, au reste, que la magie et l'empirisme qui osassent lutter contre +les tristes effets du _morbus indecens_. Les seuls médecins, qui fussent +alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute +la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et +de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès +pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour +s'épargner la honte d'en avouer la cause, à la fatalité, à l'influence +malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la +volonté du destin. + +Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s'établit à +Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de +l'an de la fondation 588; celle-là , de l'an 600 environ. Soixante-dix +ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se +fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre +lesquelles l'austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le +_morbus indecens_ était une de ces maladies chroniques et invétérées); +mais ils éprouvèrent tant d'avanies, tant de difficultés, tant de +répugnances, qu'ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne +revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses +habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l'espace de +quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de +maladies qu'on n'en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces +maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement +celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des +causes avouables, ou plutôt on évitait d'en déclarer les causes, et le +médecin avait soin de les couvrir d'un manteau décent, en les rangeant +dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies +honteuses, dans les ouvrages de médecine de l'antiquité, ne se montrent +nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient +l'infamie. C'est dans l'immense et dégoûtante famille de la lèpre que +nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne +faisaient pas faute à l'ancienne Prostitution plus qu'à la moderne. La +plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je +t'envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone +(_mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum_), et ce passage, +quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le +médecin n'était souvent qu'un simple esclave dans la maison d'un riche +patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu'il +l'achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d'un esclave +dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être +à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas +moins cher qu'un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le +médecin, n'ayant pas d'autre rôle que de soigner son maître et les gens +de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou +de plus rudes châtiments, environnait d'une prudente discrétion les +maladies domestiques qu'il avait charge de guérir, sous peine des plus +cruelles représailles. Les médecins affranchis n'étaient pas dans une +position beaucoup plus libre à l'égard de leurs malades; ils ne +craignaient pas d'être battus et mis aux fers, dans le cas où leur +traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et +leur faire payer une amende considérable, si le succès n'avait pas +répondu à leurs efforts et si l'art s'était reconnu impuissant contre la +maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne +s'adressait qu'à des maladies dont il était presque sûr de triompher. +Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d'avoir des +soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre +des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin, +dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout +nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup +défavorable ou hostile. + +Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui +entourait les maladies vénériennes dans l'antiquité, mystère que +recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains +élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient +craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un +culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient +peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l'humanité, et ils ne +voulaient pas même que le _morbus indecens_ eût un nom dans les annales +de la médecine et de la république romaine. L'existence de ce mal, de la +véritable syphilis, ou du moins d'une affection analogue, n'est pourtant +que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement +n'ose pas l'attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à +son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d'Asclépiade +de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome, +Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du +mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet +admirable résumé des connaissances médicales du siècle d'Auguste, +plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment +vénériennes, que la science moderne s'est obstinée longtemps à ne pas +rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle. +Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l'ouvrage latin +pour qu'on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur +transmission vénéréique. C'est bien là le _morbus indecens_, la _lues +venerea_, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu'il +attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir, +aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le +long paragraphe qu'il consacre aux maladies des parties honteuses, dans +le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment +notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui +s'opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs, +dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus +convenables, et qui d'ailleurs sont acceptées par l'usage, puisqu'elles +reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des +médecins. Les mots latins nous blessent davantage (_apud nos foediora +verba_), et ils n'ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans +la bouche de ceux qui parlent avec décence. C'est donc une difficile +entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes +de l'art. Cette considération n'a pas dû cependant retenir ma plume, +parce que d'abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles +renseignements que j'ai reçus, et qu'ensuite il importe précisément de +répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement +de ces maladies, qu'on ne révèle jamais à d'autres que malgré soi. +(_Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ +invitissimus quisque alteri ostendit._)» Celse s'excuse ainsi de publier +un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la +portée de tout le monde (_in vulgus_) pour obvier aux terribles +accidents qui résultaient de l'ignorance des médecins et de la +négligence des malades. + +Il passe en revue ces maladies, qu'on retrouverait avec tous leurs +signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d'abord +de l'inflammation de la verge (_inflammatio colis_), qui produit un tel +gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en +arrière; il ordonne d'abondantes fomentations d'eau chaude pour détacher +le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l'urètre; +il recommande de fixer la verge sur l'abdomen, afin d'obvier à la +souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se +découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d'ulcères, +dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d'eau chaude; on doit +aussi les couvrir et les soustraire à l'influence du froid. La verge, en +certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu'il en résulte la +chute du gland. Il devient alors nécessaire d'exciser en même temps le +prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation, +composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral +vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N'est-ce pas là une +gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d'ulcérations? Celse +mentionne ensuite des tubercules (_tubercula_), que les Grecs nomment ++phymata+, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et +qu'il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en +saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour +empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir +clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s'arrête à +certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d'un sang vicié, +sinon d'une disposition particulière du malade, produisent la gangrène, +qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des +incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et +cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de +chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération +souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l'immobilité jusqu'à +ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d'elles-mêmes. +L'hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d'abattre une +partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (_cancri genus_), +que les Grecs nomment +phagedaina+, chancre très-malfaisant, dont le +traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer +rouge, dès son apparition; autrement, ce _phagédénique_ s'empare de la +verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu'à la vessie; +il est accompagné, dans ce cas, d'une gangrène latente, sans douleur, +qui détermine la mort malgré tous les secours de l'art. Est-il possible +de prétendre que cette espèce de chancre n'était pas l'indice local de +la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une +sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s'étend sur toute +la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au +charbon (_carbunculus_) qui se montre au même endroit, il a besoin +d'être détergé par des injections, avant d'être cautérisé. On peut avoir +recours, après la chute de l'excroissance, aux médicaments liquides +qu'on prépare pour les ulcères de la bouche. + +Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont +pas la suite d'un coup (_sine ictu orta_), et qui proviennent, par +conséquent, d'un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied, +la diète et l'application de topiques émollients. Il donne la recette de +plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et +passe à l'état d'induration chronique. Celse a grand soin de distinguer +le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui +qui résulte d'une violence extérieure, d'une pression ou d'un coup. Il +n'aborde qu'avec répugnance les maladies de l'anus, qui sont, dit-il, +très-nombreuses et très-importunes (_multa tædiique plena mala_)! Il +n'en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les +hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de +l'anus, que les Grecs nomment +rhagadia+, et dont Celse n'explique pas +la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la +préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d'argent et de +la térébenthine. Quelquefois les rhagades s'étendaient jusqu'à +l'intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même +solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une +alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et +l'usage fréquent des demi-bains d'eau tiède. Quant au condylome, cette +excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l'anus +(_tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet_), il faut le +traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les +demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à +la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l'antimoine, la +céruse, l'alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques +destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est +utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en +conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et +tuberculeuses, laisse entendre qu'il les attribuait souvent à une cause +semblable. Il ne parle qu'avec beaucoup de réserve d'un accident que la +débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement +et de la matrice (_si anus ipse vel os vulvæ procidit_). Il évite aussi +de s'occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez +les femmes, et c'est à peine si, en terminant, il indique sommairement +un ulcère pareil à un champignon (_fungo quoque simile_), qui affectait +l'anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l'eau +tiède en hiver et de l'eau froide en été, de le saupoudrer avec de la +limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d'employer ensuite la +cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on +voit que Celse n'ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le +présenter comme intéressé au même titre que l'autre sexe dans les +maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé +aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du +mal vénérien. + +Et maintenant, que le savant auteur du _Manuel des maladies vénériennes_ +vienne nier ce qui est dans l'ouvrage de Celse, et fasse preuve d'une +obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne +trouve rien qui puisse faire soupçonner l'existence du virus +syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus +souvent à des causes locales non virulentes;» qu'il ajoute, après avoir +résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il +est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces +maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des +maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement +contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins +romains avec celles que l'observation moderne nous offre comme plus +exactes et plus complètes dans l'histoire de la syphilis; après nous +être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la +médecine ancienne et moderne, nous n'avons pas eu de doute sur l'origine +et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par +la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des +pays où les moeurs étaient corrompues par le mélange des populations +étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins +plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a +découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections +des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents +que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au +coït impur; et cela, deux siècles avant l'époque qu'on veut assigner à +l'invasion de la maladie vénérienne.» + +Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable +d'_elephantiasis_, vers l'an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et +l'éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l'Italie, donna des formes +étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait. +Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible +affection, qu'il nommait le Protée du mal, et qu'il excellait à guérir, +pour l'avoir longtemps observée dans l'Asie-Mineure. Aussi, selon le +témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie +bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la +médecine le système philosophique d'Épicure, voulait voir dans toutes +les maladies un défaut d'harmonie entre les atomes dont le corps humain +lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections +aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de +l'inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu'il avait +étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens +diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations +d'eau; il avait imaginé les douches (_balneæ pensiles_), et, à l'exemple +de son maître Épicure, il n'était pas ennemi des plaisirs sensuels, +pourvu qu'on s'y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir +auprès des Romains, parce qu'il ne gênait pas trop leurs penchants, et +qu'il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés +physiques; c'était, suivant lui, empêcher l'âme de s'endormir, puisqu'il +la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l'instar +d'Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l'usage des +frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et +toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes +la flagellation et les plaisirs de l'amour, qu'il jugeait souverains +contre la mélancolie. + +La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie +chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et +de prodigieux éléments dans l'abus et le déréglement des jouissances +amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les +aspects les plus affligeants; elle était environnée d'un affreux +cortége d'ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous +l'action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour +reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe +plus vivace. Musa, le médecin d'Auguste, qu'il guérit d'une maladie que +les historiens n'ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et +locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît +s'être voué plus particulièrement à l'étude et au traitement des +maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave +avant d'être affranchi par Auguste, et il devait connaître les +affections secrètes, qu'on traitait d'ordinaire à la dérobée dans +l'intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s'attaquaient +à toutes les parties de l'organisme, après avoir pris naissance dans un +coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de +mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant +dans l'empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas +vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques +extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne, +en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce +traitement, inusité avant lui, démontre assez qu'il regardait le mal +vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les +enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous +les maux qu'il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les +ulcérations de la bouche, les écoulements de l'oreille, les affections +des yeux; infirmités si communes à Rome, qu'elles y étaient devenues +endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le +même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies +lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de +Themison, qui fonda l'École méthodique, et qui, pour parvenir à la +guérison de la lèpre, en avait d'abord recherché les causes, étudié les +caractères et défini le principe. + +Ce principe était ou avait été vénérien dans l'origine. La lèpre, de +quelque pays qu'on la fasse venir, de l'Égypte ou de la Judée, de la +Syrie ou de la Phénicie, fut d'abord une affection locale, née d'un +commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux, +favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans +cesse, graduellement ou spontanément, selon l'âge, le tempérament, le +régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de +lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire +dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie +honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La +lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis +du quinzième siècle, et c'est dans l'éléphantiasis que nous croyons +reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine +de l'éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais +très-répandue dans certains pays.» Il ne l'avait pas observée sans +doute, ou du moins il ne voulait pas s'étendre sur une hideuse maladie +qu'il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire, +affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont +altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs +nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre. +La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme +écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des +jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (_ubi +vetus morbus est_), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en +quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare, +qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.» +Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que +nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec, +Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans +l'Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible. + +Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en +supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n'ajoutent +rien à la vérité et à l'horreur du tableau. Nous remarquerons, à l'appui +de notre opinion, qu'Arétée confond dans l'éléphantiasis plusieurs +maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (_mentagra_), qui +n'auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières +de l'éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l'éléphant +maladie et l'éléphant bête fauve, et par l'apparence, et par la couleur, +et par la durée; mais ils sont l'un et l'autre uniques en leur espèce: +l'animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre +maladie. Cette maladie a été aussi appelée _lion_, parce qu'elle ride la +face du malade comme celle d'un lion; _satyriasis_, à cause de la +rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même +temps à cause de l'impudence des désirs amoureux qui le tourmentent; +enfin, _mal d'Hercule_, parce qu'il n'y en a pas de plus grand ni de +plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre +la vigueur de l'homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle +est également hideuse à voir, redoutable comme l'animal dont elle porte +le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de +la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son +principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune +souillure, n'attaquent d'abord l'organisme, ne se montrent sur +l'habitude du corps, ne révèlent l'existence d'un mal naissant; mais ce +feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères, +comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors +qu'après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps. + +»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui +devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par +les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces +malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par +ignorance, n'ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu'il était encore +faible et mystérieux. Ce mal augmente; l'haleine du malade est infecte; +les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des +juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur +mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie +elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y +bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et +raboteuses; l'espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce +comme le cuir de l'éléphant; les veines grossissent, non par la +surabondance du sang, mais par l'épaisseur de la peau. La maladie ne +tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur +tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se +dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton +et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite +découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées. +La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à +leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en +forme de grains d'orge. Quand la maladie se déclare par une violente +éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton. +Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis +et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se +contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de +sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui +s'entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils, +cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et +de l'éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances +noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et +baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s'allongent, +mollasses et flasques comme celles de l'éléphant; des ulcères rayonnent +autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps +est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la +découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des +crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu'au +milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités +des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères +fétides et incurables; ils s'élèvent même les uns au-dessus des autres, +de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il +arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu'à se séparer +du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les +pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le +malade, pour le délivrer d'une vie horrible et de cruels tourments, +qu'après l'avoir démembré.» + +Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du +quinzième siècle ont tracé, à l'apparition de la syphilis en Europe, on +ne doutera pas que cette même syphilis n'ait déjà sévi quinze siècles +auparavant sous le nom d'éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que +la lèpre, de quelque espèce qu'elle fût, n'ait puisé sa source dans une +cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant +historien de l'Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans +l'Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au +sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes +génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux, +étaient réellement vénériennes.» C'est à la lèpre, c'est aux maladies +syphilitiques, qu'il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs +qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les +Romains. + +La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu'un, à force de se +combiner ensemble; rien n'était plus fréquent que leur invasion; mais +aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s'avouer +malade, quand tout le monde l'était ou l'avait été. La position des +médecins entre ces mystères et ces répugnances de l'opinion devait être +toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils +inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre +la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal +fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des +doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc +d'huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec ++pterygion+, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas +toujours à l'emploi des caustiques minéraux; de là cet _oscedo_ ou abcès +malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle, +décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l'entourant +de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche, +mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la +classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches +complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se +nommait _campanus morbus_, parce qu'on accusait Capoue, cette reine de +la luxure et de l'infamie, comme l'appelle Cicéron (_domicilium +superbiæ, luxuriæ et infamiæ_), de l'avoir enfantée. Il est certain que +la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates +honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes, +met en scène Sarmentus, affranchi d'Octave et un de ses mignons; il le +représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre +figure que ce mal avait déshonorée (_campanum in morbum, in faciem per +multa jocatus_). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible +cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (_at illi foeda +cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris_). Un des commentateurs +d'Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l'a +dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui +finissait par obstruer l'orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas +douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son _Trinummus_, +il proclame l'infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en +patience les Syriens eux-mêmes (_Campas genus multo Syrorum jam antidit +patientia_). Plaute avait appris de bien odieux mystères d'impudicité, +en tournant la meule chez un boulanger d'Ombrie. + +Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances, +que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n'y voir +que les effets locaux d'un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient +ordinairement à l'état chronique, excepté dans les cas assez rares où +les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes +affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On +ne sortait jamais d'un traitement long et douloureux, sans en porter les +marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par +suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient +lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les +traits du visage, qu'on appelait _spinturnicium_ une femme que le mal +avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la +grimace d'une harpie (_spinturnix_). Les _fics_, les _marisques_ et les +_chies_, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l'anus, +résistaient au fer et au feu d'un traitement périodique; le malade +retombait bientôt entre les mains de l'opérateur: «De ton podex épilé, +dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux +(_podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ_).» Cette +honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le +peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer +de père en fils, qu'on avait fait une épithète et même un superlatif, +_ficosus_, _ficosissimus_, pour qualifier les personnes qu'on savait +affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des +_Priapées_, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui +soit entre les poëtes (_inter eruditos ficosissimus ambulet poetas_). +Martial, dans une de ses épigrammes intitulée _De familia ficosa_, nous +fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous +ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la +fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni +l'intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont +exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et, +chose étonnante, pas un de leurs champs n'a de figuiers.» Les +écoulements purulents et les gonorrhées n'étaient pas moins fréquents +que ces tumeurs, qu'ils précédaient ou accompagnaient; mais les +médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n'avaient +pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l'urètre et du +vagin, celles qui résultaient d'un commerce impur. On peut supposer que +ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment +par un ulcère qu'on appelait _rouille_ (_rubigo_). «La rubigo, dit un +ancien commentateur des _Géorgiques_ de Virgile, est proprement, comme +l'atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu'on appelle aussi ulcère. +Ce mal naît ordinairement d'une abondance et d'une superfluité d'humeur, +qui se nomme en grec +satyriasis+.» C'est le nom de cet ulcère, qu'on +avait appliqué à la rouille des blés altérés par l'humidité et la +moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s'appuie sur +l'autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait +inspirée l'examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune +chez eux, n'était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y +avait, d'ailleurs, une espèce de satyriasis causé d'ordinaire par les +excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu'on employait +pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Coelius Aurelianus, est une +violente ardeur des sens (_vehemens Veneris appetentia_); elle tire son +nom des propriétés d'une herbe que les Grecs appellent +satyrion+. Ceux +qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par +l'érection des parties génitales. Mais il existe des préparations +destinées à exciter les sens à l'acte vénérien. Ces préparations, qu'on +nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Coelius +Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d'après les leçons de son +maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la +traitait par des applications de sangsues, qu'on ne paraît pas avoir +employées avant lui. + +Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les +flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome, +qu'elles invoquaient Junon sous le nom de _Fluonia_, pour que la déesse +les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n'étaient pas +toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe +impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient +_ancunnuentæ_, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène, +_cunnus_, plutôt que dérivé du verbe _cunire_, salir ses langes, comme +le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours +l'engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime, +la suppuration de ces glandes. On regardait l'aster comme un remède +efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante +_bubonium_, du grec +boubônion+. On appliqua bientôt à la maladie, ou du +moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l'on confondit sous +ce nom de _bubon_ tous les genres de pustules, d'abcès et d'ulcères qui +avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un +rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes +ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe +_imbubinare_ pour dire _souiller de sang impur_; ce verbe se rapportait +spécialement à l'état des femmes pendant leur indisposition menstruelle. +On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un +vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l'une à +l'autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double +fin: _Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille_. Cependant, Jules +César Scaliger proposait de lire _imbulbinat_ au lieu d'_imbulbitat_, et +par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu +de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend +des tubercules.» + +Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d'allusions à +une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux +écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique. +Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le +traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a +consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on +avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements +analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne +saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas +contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l'accompagnaient +l'emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons +pas qu'on doive reconnaître la cristalline dans les _clazomènes_ +(_clazomenæ_), que les savants ont rangés parmi les maladies de l'anus. +Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement +indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de +Clazomène en Ionie, où d'abominables moeurs avaient rendu presque +générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville +dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules +fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l'étymologie +proposée par Facciolati, +klazomenos+, brisé ou rompu. Voici d'ailleurs +la fameuse épigramme d'Ausone, où l'on découvre le véritable caractère +des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton +podex baigné dans l'eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les +clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause +de ton mal, si ce n'est que tu as eu le courage de prendre une double +maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.» +Telle est l'horrible épigramme que l'abbé Jaubert, traducteur de +Martial, n'a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent +pas avoir comprise: + + Sed quod et elixo plantaria podice velles + Et teris incusas pumice clazomenas; + Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum + Appetit, et tergo foemina, pube vir es. + +Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n'avait rien de +surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers, +qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs moeurs. «Je ne +puis souffrir, Romains, s'écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome +devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu'une faible +portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l'Oronte de Syrie s'est +déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses moeurs, ses +harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent +dans le Cirque. Allez à elles, vous qu'enflamme la vue d'une louve +barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins +n'ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu'ils +accusaient surtout d'avoir corrompu ses moeurs en lui apportant leurs +vices et leurs débauches nationales. C'était la Phrygie, c'était la +Sicile, c'était Lesbos, c'était la Grèce entière, qui avaient pollué la +vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les +turpitudes de l'amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés +(_Foemineus Phryx_, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux +flottants, aux grandes boucles d'oreilles, aux tuniques à larges +manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte, +envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de +la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat +plausible, l'imagination des scoliastes et des traducteurs: _Qui +Lacedæmonium pytismate lubricat orbem_; Martial cite les luttes +féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse +Lacédémone (_libidinosæ Lacedæmonis palæstras_). Et Sybaris, et Tarente, +et Marseille! «Sybaris s'est emparée des sept collines!» murmure +Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers +siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes. +Tarente (_molle Tarentum_, dit Horace) était là , en même temps, avec ses +beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous +des vêtements d'étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes. +Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la +débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la +Prostitution, témoin ce passage d'une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi +qui demandes à pratiquer les moeurs marseillaises? si tu veux me prêter +ta main (_si vis subigitare me_), l'occasion est bonne.» On ne finirait +pas d'énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus +servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les +Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie, +s'étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la +Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre +Eunus Syriscus, _inguinum liguritor_, maître passé en l'art des Opiciens +(_Opicus magister_). On est effrayé de la quantité de maladies +invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions +des plaisirs honteux. + +Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces +médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d'un mépris qui +allait jusqu'à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures +radicales que de gagner de l'argent. Ils devenaient riches rapidement, +dès que leur réputation les désignait au traitement d'une affection +particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la +médecine méthodique, ne s'améliorait pas. Il est permis d'en juger par +la nature des maladies qui s'offraient de préférence aux études de la +science. C'était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque +praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque +manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes +les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d'yeux, +de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes, +d'emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou +moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l'infini. Après Musa, +le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son +talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec +Messaline. Il eut sans doute plus d'une occasion, grâce à sa maîtresse, +de connaître les maladies de l'amour. En même temps que lui, un autre +élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les +dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des +seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui +n'avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d'être le +vainqueur des médecins (+iatronikês+) anciens. Ce Thessalus, que Galien +qualifie de _fou_ et d'_âne_, avait l'audace de prétendre qu'il opérait +des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à +fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le +traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement +semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s'était +incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des +malades augmentant, Thessalus trouva bon d'augmenter aussi le nombre des +médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves +aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons: +cuisiniers, bouchers, tanneurs et d'autres artisans renoncèrent à leur +métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné +d'un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir +davantage en considération et en savoir. La grande affaire était +toujours la guérison de la lèpre. Soranus d'Éphèse vint à Rome, sous +Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l'alopécie +et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s'occupa +particulièrement des maladies de la femme et de l'étude de ses parties +sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui +les arrêtaient sur-le-champ. + +A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les +antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés, +plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure, +en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les +parasites et les prostituées (_ambubajarum collegia_, _pharmacopolæ_). +Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui +offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on +distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs +ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l'inventeur du diachylon, composait +des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les +scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d'excellents emplâtres +émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais +caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre; +Andromachus, l'inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l'auteur d'un +grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir +attaché plus d'importance à la morsure des serpents qu'au venin +vénérien, qui faisait cependant plus de victimes. + +La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage +l'école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second +siècle de l'ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et +Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les +affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour +diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne +dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait +éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un +autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé +des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu'il +pouvait contenir d'hétérogène: l'emploi des sudorifiques était sans +doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe +syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la +médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien, +Léonidas d'Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux +qu'habile, s'était fait distinguer dans le traitement des parties +génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties +sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet +le gonflement et l'inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt +Sprengel dans son _Histoire de la médecine_, il ne fait pas mention du +commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu'il indique +comme le caractère distinctif de ces sortes d'ulcères, tiennent +évidemment à la présence d'un virus interne.» Ce virus, qu'on le nomme +_lèpre_ ou _syphilis_, existait dans un grand nombre de maladies locales +que Galien et Oribase n'ont pas décrites avec des symptômes vénériens, +mais qu'ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques +qui venaient la plupart de l'Orient aussi bien que les maladies +elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau. + +Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à +Rome, l'établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui +ait porté le titre d'_archiatre_ et qui en ait rempli les fonctions dans +l'intérieur du palais impérial, fut Andromachus l'ancien, qui vivait +sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de +l'empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge +était si compliquée, qu'un seul médecin ne pouvait y suffire, et le +nombre des archiatres palatins (_archiatri palatini_) alla toujours +s'accroissant jusqu'à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes +dignités, et l'empereur les qualifiait de _præsul spectabilis_, +honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les +villes de l'empire, des archiatres populaires (_archiatri populares_), +qui exerçaient gratuitement leur art dans l'intérêt du peuple et qui +présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d'abord un +de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c'étaient donc +quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce +nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de +Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution; +il décréta que l'on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes +villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus +petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical +qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le +choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance +d'un office d'archiatre. La municipalité s'assurait ainsi que la santé +et la vie des citoyens ne seraient confiées qu'à des hommes probes et +instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui +témoignent de la déférence et de la protection que l'autorité leur +accordait. Ils étaient payés aux frais de l'État, par les soins du +décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue. +L'État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu'ils +pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu'ils ne +fussent pas obligés, pour vivre, d'exiger la rémunération de leurs +soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu'un malade leur +offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que +le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des +troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d'accepter +la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de +guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque +osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé +à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces +médecins des pauvres n'étaient probablement pas de ces Grecs mal famés, +qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des +verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s'acquittaient pas +des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point +à de plus viles complaisances pour leurs malades. + +Les archiatres populaires, il n'en faut pas douter, étaient placés sous +l'autorité immédiate de l'édile: la médecine légale résultait donc de +cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu'elle +embrassait et l'action qu'elle pouvait avoir dans la police des +prostituées. Nous n'avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse +nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas +pour nous faire supposer que ces médecins d'arrondissement ou de région +avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites. +Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la +visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque +les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le +Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux +inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque; +l'une de ces inscriptions nous donne le nom d'Eutychus, médecin des jeux +du matin (_medicus ludi matutini_). Il est donc tout naturel que les +mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus +savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant +aux courtisanes qui n'étaient pas sous la tutelle de l'édile, elles +avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu'on +nommait _medicæ_ et qui n'étaient pas seulement sages-femmes +(_obstetrices_), car elles s'adonnaient autant à la magie qu'à la +médecine empirique. La qualité de _medica_ qu'elles prenaient dans +l'exercice de leur art prouve qu'elles le pratiquaient souvent avec +l'autorisation de l'édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte +cette inscription: SECUNDA L. LIVILLÆ MEDICA, mais il ne l'explique pas. +Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes +dans l'art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d'onguents et +d'antidotes? ou bien ne s'agit-il que d'une seule _medica_, heureuse +dans ses cures, _secunda_? On comprend, d'ailleurs, que les femmes qui +dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d'un médecin, mais +ceux de l'_obstetrix_, ne voulaient pas davantage se confier aux regards +indiscrets d'un homme, lorsqu'elles étaient affligées de quelque maladie +secrète ou honteuse (_pudenda_). Il fallait donc des femmes médecins qui +traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez +riches pour entretenir un certain nombre d'esclaves et de servantes, il +y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger +et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement +des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la +chirurgie pour leur propre compte, et c'était à elles que s'adressaient +les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les +mains des médecins. + +Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu +quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les +femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin +d'un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise, +j'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton +derrière (_pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ_), et que, pour la +détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d'effort que la +douleur t'arrache des larmes et des gémissements; car l'étoffe adhère à +tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux +rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je +t'apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t'assieds!» C'était pour +des affections locales du même genre, que les bains de siége sont +souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui +servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé +qu'en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou +ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le +nommait _solium_, comme si une femme, en l'occupant, siégeait sur un +trône, avant ou après l'acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien +commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou +courtisanes, à l'époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient +tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas +permis de se laver (_abluere_) dans un bidet d'argent. Ces ablutions +devinrent d'autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines +et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à +ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains +et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui +les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies +récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections +vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l'usage journalier +et presque continuel des bains sudorifiques. + +Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle, +dédaignaient certainement de s'abaisser au traitement des maladies +secrètes; ils ne l'entreprenaient qu'avec répugnance, dans l'espoir +d'être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l'égard de ce genre +de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins +célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de +trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre +de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la +réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls +du malade et juger des diagnostics du mal. On n'a pas besoin de +démontrer qu'un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux +observations médicales et aux quolibets de la suite d'un médecin. Il y +avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s'appropriaient le +traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d'une +discrétion à l'épreuve ce traitement, que la médecine empirique se +voyait trop souvent forcée d'abandonner à la chirurgie. Un mal obscène, +longtemps négligé d'abord, puis largement traité par l'empirisme, se +terminait d'ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans +cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties +honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre +épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que +les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour +échapper à d'incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut +la fin de l'ami de l'empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint +d'un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage, +résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper +stoïquement d'un poignard, comme le grand Caton. + +Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le +mal avait eu le temps de s'étendre et de s'enraciner. Les charlatans, +qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en +bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l'embarras où +se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la +superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle +n'arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en +temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des voeux. +Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux +votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus, +de Priape, d'Hercule ou d'Esculape. Il est permis de croire que la +décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on +suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les +représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite, +en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices +expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur +froment (_coliphia_), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui +affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains +dieux et déesses ne mangeaient pas d'autre pain que ces gâteaux +obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table: +_Illa silegineis pinguescit adultera cunnis_, dit Martial, qui attribue +à cette pâtisserie une action favorable à l'embonpoint. Les chapelles +et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d'offrandes +étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le +monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des +drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations +du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n'étaient pas +les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier +le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient +la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur +propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les +_unctores_, les _aliptes_ des deux sexes, connaissaient naturellement +tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir +fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de +guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si +ordinaires, que chacun s'était fait une hygiène à son usage, et pouvait +au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir +à craindre aucune indiscrétion. + +Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez +les anciens, sont restées dans l'ombre, et les plus grands médecins de +l'antiquité semblent s'être entendus tacitement pour les tenir cachées +sous le manteau d'Esculape. Mais on peut aisément s'imaginer ce qu'elles +étaient, quand on songe à l'effroyable déréglement des moeurs dans la +Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au +sortir du berceau et s'en saisir avec une cruelle joie, avant qu'ils +aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde, +s'écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d'avoir jamais été +vierge! (_Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem +fuisse!_)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se +répandait partout avec elle. Si la santé d'un maître devenait suspecte, +celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain, +Acherius, contemporain d'Horace, n'avait-il pas osé dire hautement en +plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime +chez l'homme libre, une nécessité chez l'esclave, un devoir chez +l'affranchi (_Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in +servo necessitas, in libero officium_)!» C'est Coelius Rhodiginus qui +rapporte, dans ses _Antiquæ Lectiones_, cet abominable apophthegme des +_pædicones_. + + + + +CHAPITRE XXI. + + SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes. + --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à + Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot + _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents, + parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les + _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La + parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés + par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre + ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa + complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de + l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce + maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de + l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_. + --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des + parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_. + --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée. + --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la + Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le + _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De + la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle. + + +Nous ne savons rien des services que les _medicæ_ rendaient aux femmes, +dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait +l'oeil et la main d'une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à +des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de +l'art de guérir, que les écrivains de l'antiquité ont laissé couvert +d'un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d'après des +autorités bien établies, le rôle que les _medicæ_ remplissaient dans la +thérapeutique des maladies de l'amour, nous n'aurons pas de peine à +constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas +de grossesse et d'accouchement, mais encore dans la préparation +mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait +sans doute, à Rome et dans les principales villes de l'empire romain, +des _medicæ juratæ_, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au +Code théodosien: «Toutes les fois qu'il y a doute sur la grossesse d'une +femme, cinq sages-femmes jurées, c'est-à -dire ayant licence d'étudier la +médecine (_medicæ_), reçoivent l'ordre de visiter cette femme (_ventrem +jubentur inspicere_).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui +subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au +contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères +surtout, des affranchies ou même des esclaves, s'adonnaient à la +médecine occulte et mêlaient à cet art, qu'elles avaient étudié ou non, +le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la +magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte +ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la +première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c'étaient des +hommes qui assistaient les femmes en travail d'enfant, quoique la pudeur +eût à souffrir des secours qu'elle était obligée d'accepter. Mais une +jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d'affranchir son sexe d'une +sorte de servitude déshonorante, dont Junon s'indignait: elle coupe ses +cheveux, prend un habit d'homme, et va suivre les leçons d'un célèbre +médecin, qui l'instruit dans l'art des accouchements et qui fait d'elle +une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et +à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente +surtout, que les matrones en mal d'enfant ne veulent plus avoir d'autre +médecin. Il est probable qu'Agonodice leur déclarait son sexe sous le +sceau du secret; car bientôt aucune femme d'Athènes n'eut recours, pour +sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s'en étonnèrent d'abord; +ils s'irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur +enlevait leur clientèle. On ne voyait qu'Agonodice auprès du lit des +femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange +familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite +éveillèrent la calomnie: on prétendit qu'il savait l'art de changer en +jouissance les douleurs de l'enfantement; il fut dénoncé aux magistrats +comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à +ses accusateurs et comparut devant l'aréopage. Là , sans rien alléguer +pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le +fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda +l'abrogation d'une ancienne loi qui défendait aux femmes l'exercice de +l'art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours +exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que +celles-ci s'étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu'à +Athènes, le traitement des maladies de leur sexe. + +Les femmes qui s'occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète, +étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les _medicæ_ les +plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute +à toutes les branches de l'art; les _obstetrices_ se bornaient au rôle +de sages-femmes; les _adsestrices_ n'étaient que des aides ou des élèves +de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple +et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque +toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C'était là +le refuge des vieilles courtisanes; c'était là l'emploi favori des +entremetteuses. On confondait sous le nom général de _sagæ_ les diverses +espèces de ces vendeuses d'onguents et de philtres, qu'elles +fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées +par la Thessalie. Mais les _sagæ_ n'étaient pas toutes magiciennes; la +plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les +plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la +composition des drogues qu'elles vendaient, et qui causaient trop +souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait +volontiers les yeux; quelques-unes n'étaient que des espèces de +sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d'opérer des avortements +et qui entouraient d'invocations et d'amulettes la naissance des enfants +illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable +à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des +maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les +cadavres des nouveau-nés, qu'on vouait à une mort certaine en les +exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C'était la +_saga_ qui remplissait l'affreuse mission de l'infanticide, et qui +étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs +cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère +avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire +exposer l'enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du +Velabre (_lacus Velabrensis_), soit sur la place aux légumes (_in Foro +olitorio_), au pied de la colonne du Lait (_Columna lactaria_); là , du +moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais +de l'État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le +stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles, +des _suppostrices_ (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les +enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n'avoir pas d'héritiers, +venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient +le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le +Velabre retentissait de vagissements dans l'ombre, et l'on voyait passer +comme des spectres les _sagæ_, les mères elles-mêmes, qui apportaient +leur tribut à ce hideux minotaure qu'on appelait l'exposition +(_expositio_) des enfants sur la voie publique. Il est évident que +l'origine du mot _sage-femme_ doit se rapporter à celui de _saga_, qui +ne se prenait qu'en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme +d'instigatrice à la débauche (_indagatrix ad libidinem_). + +Ces _sagæ_ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se +pratiquaient au début de la grossesse (_aborsus_), ou dans les derniers +mois de la gestation (_abortus_). Ces avortements, que la loi était +censée punir et qu'elle évitait de rechercher, parce qu'elle aurait eu +trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes +les moins éhontées ne craignaient pas d'empêcher de la sorte +l'augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui +procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on +usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et +son fruit. Dans ce cas-là , on assimilait aussi à l'empoisonneuse +l'_obstetrix_ ou la _saga_, qui, par imprudence, par ignorance ou +autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était +condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces +potions abortives et qui n'agissaient pas à l'insu de la femme enceinte, +on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles, +parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus. +Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut +impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et +l'impératrice donnait souvent l'exemple, de l'aveu de l'empereur, sans +avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus +ordinaire des avortements continuels n'était que la crainte d'altérer la +pureté d'un ventre poli et d'une belle gorge, en les sacrifiant aux +atteintes plus ou moins fâcheuses d'une pénible grossesse et d'un +douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en +parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les +mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner +la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de +nos merveilleuses (_prodigiosæ mulieres_) s'efforcent de dessécher et de +tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent +de corrompre ou de détourner leur lait, comme s'il gâtait ces attributs +de la beauté. C'est la même folie qui les porte à se faire avorter, à +l'aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de +leur ventre ne se ride pas et ne s'affaisse point sous le poids de leur +faix et par le travail des couches.» L'avortement était souvent motivé +par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait +détruire la preuve de son adultère; là , une femme libertine, sentant ses +désirs et son ardeur amoureuse s'éteindre sous l'empire d'une grossesse, +employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu'elle préférait aux +joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation +n'était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la +débauche avait exalté l'imagination, ne se trouvaient jamais plus +ardentes en amour que dans le cours d'une grossesse, qui les rassurait, +d'ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille +d'Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du +fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune +interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu'elle répondit à ceux +qui s'étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements, +ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n'accepte des passagers +à mon bord, que quand le navire est chargé (_at enim nunquam nisi navi +plenâ tollo vectorem_).» Dès qu'une femme devenait enceinte, les +conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la +décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était +assaillie et circonvenue par les entremetteuses d'avortement: «Elle te +cachait sa grossesse, dit un personnage du _Truculentus_ de Plaute, car +elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement +(_ut abortioni operam daret_) et à la mort de l'enfant qu'elle portait.» + +Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux +_sagæ_ de Rome; mais ce n'était là que le moindre des mystères de leur +art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs +parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices +ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout, +dès l'époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses +_Épodes_, d'une incantation magique, ne diffère presque pas de la +peinture que Théocrite avait faite d'une pareille scène trois siècles +auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d'ailleurs, +toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La +magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres +avaient surtout pour objet de raviver les feux de l'amour et de lui +créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres +devaient changer la haine en amour ou l'amour en haine, et vaincre +toutes les résistances de la pudeur ou de l'indifférence. Les sorts +servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances. +Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que +chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres +d'amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu'à Rome sous les +Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les +_sagæ_ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres +amoureux. Horace avait été l'amant d'une parfumeuse napolitaine, nommée +Gratidie, qu'il a vouée à l'exécration publique sous le nom de Canidie. +Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu'il finit par détester +autant qu'il l'avait aimée, s'était initié avec horreur aux plus noirs +secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec +les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente _Histoire de la +vie et des écrits d'Horace_; elles étaient de ce nombre et elles se +mêlaient de toutes sortes d'intrigues d'amour.» Gratidie fut une des +plus célèbres parmi les _sagæ_ de Rome, grâce à la colère poétique +d'Horace, qui ne lui pardonnait pas de s'être vendue à un vieux +libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez +belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d'être +l'objet des regrets d'un amant délaissé. Les scoliastes d'Horace ont +pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d'avoir exercé sur lui +le funeste pouvoir des breuvages d'amour, et de lui avoir ainsi enlevé +sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet, +fut sans cesse affligé d'un mal d'yeux, qu'on peut, sans faire injure à +Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus. + +Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des +sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves, +qu'on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n'y +avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs +qui s'y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir +des oeuvres de ténèbres. A l'extrémité des Esquilies, près de la porte +Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des +suppliciés, le _carnifex_ ou bourreau avait sa demeure isolée, comme +pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait +aussi sur cet infect et hideux repaire des _sagæ_ et des voleurs. Là , +aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus, +les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d'un ample +manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait +vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire, +versant le sang de l'animal dans une fosse, dispersant autour d'elles +les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la +destinée. Les chiens et les serpents erraient à l'entour du sombre +sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet +affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu'on lui montrait, +et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image +était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux +magiciennes eurent peur et s'enfuirent, sans achever leur maléfice, +éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque +pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles +revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un +mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa +famille; elles l'avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la +tête seule de la victime s'élevait au-dessus du sol; elles lui +présentaient des viandes cuites, dont l'odeur irritait sa faim et son +agonie. L'enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants, +Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique +le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les +plumes et les oeufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les +herbes vénéneuses que produisent Colchos et l'Ibérie, et des os ravis à +la gueule d'une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse +devant le bûcher, en l'aspergeant d'eau lustrale: «O Varus, s'écrie +Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes +tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir +à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je +préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que +je t'inspire. Oui, les cieux s'abaisseront au-dessous des mers, la terre +s'élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume +dans ces feux sinistres.» Mais l'enfant qui se lamente est près +d'expirer; sa voix s'affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent +immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s'arme d'un +poignard et s'approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où +s'exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle +de ses os, elle doit composer un breuvage d'amour (_exsucta uti medulla +et aridum jecur amoris esset poculum_): «Je vous dévoue aux Furies, +s'écrie l'infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne +saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais, +spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le +visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je +pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en +vous glaçant d'effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à +coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des +Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!» + +Tous les maléfices des _sagæ_ n'étaient pas aussi terribles, et +ordinairement, ces faiseuses de philtres n'allaient la nuit sur le mont +Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune, +pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la +graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir +d'elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain, +quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais +l'enfant qu'on immolait, après l'avoir enterré vivant, devait avoir été +volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle +n'auraient pas eu la même puissance pour donner de l'amour. Or, le rapt +d'un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice. +Les philtres magiques étaient préparés en vue d'un des trois résultats +suivants, que l'amour ou la haine sollicitait de l'art des _sagæ_: faire +aimer celui ou celle qui n'aimait pas; faire haïr celui ou celle qui +aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l'ardeur, toute l'énergie +de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant +redouté sous le nom de _noeud de l'aiguillette_ et que la jurisprudence +criminelle a constamment poursuivi presque jusqu'à nos jours, n'était +pas moins détesté par les Romains, qui s'indignaient de se voir en butte +à ses tristes effets. Les _sagæ_ excellaient dans ce genre de maléfice; +elles savaient frapper d'impuissance les natures les plus indomptables, +et il leur suffisait, pour cela, de faire des noeuds avec des cordes ou +des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines +invocations. C'était là ce qu'on appelait _præligare_, quand il +s'agissait d'empêcher les premiers rapports entre un amant et sa +maîtresse, entre une femme et son mari; _nodum religare_, quand on +voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le +noeud de l'aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n'a +jamais pris son origine que dans un fantôme de l'imagination; mais les +anciens, comme les modernes, en l'attribuant à une force invisible, se +faisaient au moins un refuge pour leur vanité d'homme. Les Romains +avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte +pour celui qu'il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient +comme si foudroyant et si tenace, qu'ils évitaient même d'en parler; ils +croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s'ils +avaient l'amour en tête, ils formaient des noeuds, qu'ils défaisaient +aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu'ils entortillaient +d'abord autour d'une statue d'Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que +les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l'autel du +foyer domestique, ces sacrifices n'avaient pas d'autre objet que de +rompre les noeuds magiques qu'une main ennemie pouvait faire pour lier +les sens et tromper l'espérance du plaisir. La moindre allusion à ce +fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un +génie malfaisant, dès qu'on l'avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si +vieux qu'ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui +d'un jour à l'autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à +leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d'autrui. C'est +avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s'associe à la +douleur d'un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même +dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants +magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l'amour, aurait-elle +jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer +dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du +serpent irrité; la magie essaie même d'arracher la lune de son char. +Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d'une sorcière? Pourquoi +accuser ses philtres? La beauté n'a pas besoin des secours de la magie; +mais ce qui t'a rendu impuissant, c'est d'avoir trop caressé ce beau +corps, c'est d'avoir trop prolongé tes baisers, c'est d'avoir trop +pressé sa cuisse contre la tienne.» (_Sed corpus tetigisse nocet, sed +longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur._) Tibulle a mis une +si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l'élégie +qu'il lui consacre est pleine de réticences et d'obscurités. + +Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables +furent ceux que les _sagæ_ et les vieilles courtisanes fabriquaient, +d'après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L'unique +destination de ces philtres était d'échauffer les sens et d'accroître +les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage, +malgré les dangers d'une pareille surexcitation de la nature. Tous les +jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la +paralysie, ou l'épilepsie; mais ce fatal exemple n'arrêtait personne, et +la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres, +d'ailleurs, n'étaient pas tous également funestes, et d'ordinaire, les +accidents qu'on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de +l'abus plutôt que de l'usage modéré. D'abord, les libertins se +contentaient d'une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la +jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette +dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance, +et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui +s'exhalait dans un dernier effort d'amour en démence. C'est ainsi que +périrent avant l'âge, l'ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle +des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d'autres qui +passèrent de la folie à la mort. On appelait _aphrodisiaca_ tous ces +philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet +de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui +manquaient de sens, aux jeunes filles dont l'appétit amoureux ne s'était +pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient +hautement l'emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes +filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s'écrie Ovide dans son +_Remède d'amour_, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres +nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La +plupart de ces philtres étaient des potions qu'il fallait prendre de +confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou +l'empirisme avait combinés. Le malheureux qui s'exposait à un +empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel, +n'avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la +_saga_ chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai, +les potions n'étaient composées que de jus et de décoctions d'herbes: +«Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le +thym, la sarriette, l'hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et +l'ognon» (ou plutôt le champignon, _cepa_); mais souvent aussi, dans ces +breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même +animales, qui constituaient les _amatoria_ les plus terribles. Un +breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait +_poculum desiderii_, dit Horace, la _potion du désir_. Il y avait aussi +des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour +favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques. +C'étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des +parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, _aquæ amatrices_, +comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les +prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme: +«Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (_odit amatrices +Hermaphroditus aquas_);» dans une autre épigramme, il semble faire +entendre que ces sortes d'eaux étaient affermées ou possédées, par des +femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et +qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s'éloigne des ondes +pures de la fontaine d'Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade, +maîtresse de cette fontaine (_at fugit ad dominam Naiada_)? N'est-ce pas +Hylas? Trop heureux qu'Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré +dans le bois qui entoure la fontaine, et qu'il veille de si près sur ses +eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous +donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde +qu'Hercule ne s'empare de toi!» Ces _aquæ amatrices_ n'étaient donc pas, +ainsi que plusieurs savants l'ont cru, des breuvages composés et +préparés de la main d'une _saga_, mais tout simplement des eaux +minérales, qui, en ranimant la vigueur d'un tempérament fatigué, le +disposaient naturellement aux oeuvres de l'amour et semblaient évoquer +une nouvelle jeunesse. + +Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent +nulle part dans les écrivains de l'antiquité. On comprend, au reste, le +mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent +coupable, mystère que la science n'essayait pas de pénétrer. On ne se +souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne +s'occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans +Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis +qui lui ont permis de reconstruire l'histoire des aphrodisiaques chez +les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux +et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou +narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et +spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans +lequel on reconnaît le népenthès d'Homère, causaient une ivresse +voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de +sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la +mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les +phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines +âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient +puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans +lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes, +développaient aussi chez les deux sexes l'activité sensuelle. Mais ces +excitants, empruntés au règne végétal, n'avaient bientôt plus d'empire +sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les +bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les +dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des +philtres redoutables, à l'aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits +entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l'Olympe +pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être +rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait +longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances +animales étaient tour à tour appelés à concourir à l'affreux mélange +qu'on désignait sous le nom caractéristique de _satyrion_. Cantharides, +grillons, araignées et bien d'autres coléoptères, broyés et réduits en +poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur +les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente +irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie. +On employait aussi avec le même succès les oeufs de muge, de sèche et de +tortue, en y mêlant de l'ambre gris; mais, après des prodiges de +virilité, après de longs et frénétiques emportements d'amour, la victime +de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se +terminait que par la mort: «De là , s'écrie Juvénal, ces atteintes de +folie, de là cet obscurcissement de l'intelligence, de là ce profond +oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu'une +épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial, +qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille +seulement aux amants fatigués ou refroidis l'usage des bulbes (ognons, +suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon +nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte +amoureuse, qu'il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si +ton ardeur languit (_languet anus_), ne cesse pas de manger de ces +bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!» + + Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit, + Manducet bulbos, et bene fortis erit. + Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset, + Et tua ridebit prælia blanda Venus. + +Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les _sagæ_, le plus +célèbre et le plus formidable était l'hippomane, sur la mixture duquel +les savants ne sont pas même d'accord. Les écrivains de l'antiquité +n'ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l'origine de +l'hippomane, puisqu'ils lui donnent deux sources totalement différentes. +Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle +de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille +de l'organe des juments; c'est l'hippomane que recueillent trop souvent +les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des +conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le +nom d'_hippomane_ à une excroissance de chair qui se montre quelquefois +sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses +dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette +excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois +s'empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre +aux _sagæ_, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable, +d'après ces témoignages si différents, que les _sagæ_ reconnaissaient +deux espèces d'hippomane; le second est représenté comme plus actif et +plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour +accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d'un +poulain naissant (_cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit_). +Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de +l'hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne +de Néron et les crimes de ce règne: _Tanti partus equæ!_ s'écrie-t-il. +«Et tout cela est le fruit d'une jument, tout cela est l'oeuvre d'une +empoisonneuse!» + +C'étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces +femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche, +qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées +par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf, +le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des +femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles +mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient +pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges +désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs +préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature +humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d'un enfant +ou d'un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe +quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les +sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on +attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher +aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient +devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut +juger que le commerce des _sagæ_ était très-répandu et très-lucratif; +mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des +recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L'art des parfums +et des cosmétiques, que les _sagæ_ pratiquaient aussi avec d'incroyables +ressources de raffinement et d'invention, ne nous est pas plus connu. +Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur +ces parfums, sur ces cosmétiques (_unguenta_), qui accompagnaient +partout l'une ou l'autre Vénus; mais ils ne sortent guère des +généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables +secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du +temps d'Homère, qui en fait remonter l'origine aux dieux et aux déesses, +ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du +serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi +ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier +des parfumeuses et des _unguentaires_ avait fait des progrès +extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles, +des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients +cosmétiques et aromatiques, s'était augmentée encore à l'infini, +s'augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les +minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de +nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles +jouissances au profit de la sensualité et de l'amour. + +Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l'amour sans +parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se +servaient à profusion dans l'habitude de la vie, les préparaient +merveilleusement à l'amour. On sait que le musc, la civette, l'ambre +gris et les autres odeurs animales qu'ils portaient avec eux dans leurs +vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps, +ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de +la génération. Ils ne se bornaient pas à l'emploi extérieur de ces +parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des +circonstances particulières, ils ne craignaient pas d'admettre les +aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière. +C'est sans doute à ces causes permanentes qu'il faut attribuer +l'appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et +qui la jetait dans tous les excès de l'amour physique. La luxure +asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit +une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu'on +put croire que l'Arabie, la Perse et tout l'Orient n'y suffiraient pas. +Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples, +des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi +dangereuse pour la santé que pour les moeurs; vainement, leurs conseils +sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et +jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu'à +leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt +aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y +recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les +parfumeuses; ce n'étaient que des courtisanes hors d'âge et des +entremetteuses; ce n'étaient que de vieux cinædes et d'infâmes lénons. +Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n'entraient +dans leur boutique qu'en se cachant le visage, le soir ou de grand +matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu'avec un profond dédain: +«Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité _de +Officiis_, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe +des joueurs d'osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (_auceps_) +et l'onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (_tusci turba +impia vici_). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande +injure qu'on pût adresser à une femme qui se piquait d'être née libre +(_ingenua_) et citoyenne. Les officines de parfumerie n'étaient que des +entrepôts de _lenocinium_ et des repaires de débauche; aussi, les +personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire, +dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage, +et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves +ou leurs affranchis. + +Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de +loin la condition de la personne, son rang, ses moeurs et sa santé: +telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque +mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux +matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle +odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme +coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le +passage d'un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans +les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable +d'odeurs aromatiques qui absorbaient l'air. En effet, chaque homme, +chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le +bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps +avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on +imprégnait d'essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates, +on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les +boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette +pharmacomanie, feignait de s'étonner de ce que ses contemporains qui +prenaient tant de parfums n'en rendissent pas quelque chose. «Une femme +sent bon, disait Plaute dans la _Mostellaria_, quand elle ne sent rien, +car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui +couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s'est +mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier +qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C'était +principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous +servir de l'expression antique (_palestra venerea_), que les parfums +venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout +le corps avec des spiritueux embaumés, après s'être lavés dans des eaux +odoriférantes; l'encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice; +le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de +roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et +de cynnamome. Les ablutions d'eaux aromatisées se renouvelaient souvent +dans le cours de ces longues heures d'amour, au milieu d'une atmosphère +plus parfumée que celle de l'Olympe. + +Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se +connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l'exciter, de le +prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des +deux sexes s'adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de +commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement, +les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque +cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le +parfumeur Nicérotas inventa la _nicérotiane_, dont Martial vante l'odeur +stupéfiante (_fragras plumbea nicerotiana_); Folia, la magicienne, amie +et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le +nard de Perse, qui fut depuis appelé _foliatum_. Mais ordinairement le +parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son +principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d'Égypte; +l'onguent de Chypre; le nard d'Achæmenium; l'huile d'Arabie, l'huile de +Syrie, le _malobathrum_ de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus +actifs du moins, venaient de l'Orient et spécialement de la péninsule +arabique; on s'était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous +les produits de la parfumerie sous la désignation générique de _parfum +arabe_ (_arabicum unguentum_): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les +parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!» +Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination, +_arabus_ ou _arabicus_, à une huile odorante dont les femmes et les +efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre +huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (_myrobolani_), +arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs +espèces de parfums très-recherchés, de l'arbre de Judée, dont la gomme +odoriférante s'appelait _opobalsamum_; de l'amome d'Assyrie, de la +myrrhe de l'Oronte, de la marjolaine de Chypre (_amaracus cyprinus_); +du cynnamome de l'Inde, etc. Mais, comme nous l'avons dit, on ignore à +peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se +rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse. + +Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la +composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et +d'amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des +acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de +coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps, +ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la +poudre dépilatoire (_dropax unguentum_) avec laquelle on faisait tomber +tous les poils du corps, même la barbe; rien de l'onguent pour les dents +(_odontotrimma_), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du +_diapasmata_, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial, +contre la mauvaise haleine; rien du _malobathrum_, distillé en huile +pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle +de l'huile de coing (_melinum unguentum_), celle du _megalium_ et du +_telinum_, celle enfin de l'onguent royal, que les rois parthes avaient +appliqué à l'usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour +définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques +odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas +par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu'à un âge avancé, +se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait, +non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle +bouillies et salées, mais encore avec de l'urine; les femmes, après +leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec +des fermentations d'urine les rides et les taches qui altéraient la +pureté de leur ventre (_æquor ventris_). On avait aussi une confiance +absolue dans l'efficacité du lait d'ânesse, pour blanchir la peau. On se +rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui +fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours, +et qu'on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours +nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses +nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de +condenser le lait d'ânesse en onguent et de le vendre en tablettes +solides qu'on faisait fondre pour l'étendre sur la peau: «Cependant, +hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d'une riche coquette, +son visage est ridiculement couvert d'une sorte de pâte; il exhale +l'odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les +lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se +procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si +elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur +laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une +épaisse croûte de farine cuite et liquide, l'appelle-t-on un visage ou +un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes +n'empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se +couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir +aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles +se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions +que l'art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à +s'abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l'âge. Les +courtisanes à la mode, les _fameuses_ et les _précieuses_ surtout, ne +savaient pas vieillir, et la vieillesse d'une femme commençait à trente +ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l'extrême jeunesse et +même de l'enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée +de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son +teint, l'éclat de sa chevelure, l'émail de ses dents et les grâces de sa +taille, se flatta d'oublier sa propre métamorphose en ne se regardant +plus dans le miroir; mais un jour un amant qu'elle fatiguait de plaintes +et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa +décrépitude: à l'instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche +édentée demeura entr'ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se +remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son +enlaidissement; elle mourut de s'être revue telle que la décrépitude +l'avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour +déshabituer leurs enfants de s'écorcher le visage, de se tourmenter le +nez avec les doigts et de s'arracher les cils, les menaçaient de la +colère d'Acco, comme d'un épouvantail. + +Les _sagæ_ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de +cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et +tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets, +les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes, +les phallus et une quantité d'affiquets de libertinage, que l'antiquité, +dans sa plus grande dépravation, n'a pas osé décrire. Si les Pères de +l'Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n'avaient +pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous +hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans +que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce +n'était pas seulement dans les lupanars qu'on employait le _fascinum_, +phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper +la nature; c'était dans les chambres à coucher des matrones que +délaissaient leurs maris et qui n'osaient pas s'exposer aux périls de +l'adultère; c'était dans les assemblées secrètes de l'amour lesbien; +c'était dans les bains publics, c'était dans le sanctuaire du foyer +domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les +progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu'il dit +en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a +livrés aux passions de l'ignominie; car les femmes ont changé l'usage +naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement +les hommes, abandonnant l'usage naturel de la femme, se sont embrasés +d'impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l'infamie du +mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le +châtiment de leur erreur.» (_Propterea tradidit illos Deus in passiones +ignominiæ. Nam foeminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui +est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu +foeminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos +turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in +semetipsis recipientes_). Nous ferons remarquer, à l'occasion de ce +passage célèbre de l'apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment +que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu'une de ces +affreuses maladies de l'anus, qui étaient si communes parmi les +_pædicones_ et les _cinædes_ de Rome. Enfin, les obscènes _fascina_, qui +se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs, +chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois +mis en oeuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards +débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de +Pétrone, même en le déguisant: _Profert Enothea scorteum fascinum, quod +ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim +coepit inserere ano meo_. Comment le libertinage avait-il pu imaginer +ce mélange irritant de poivre et de graine d'ortie réduits en poivre +et détrempés d'huile d'olive? On peut deviner tous les accidents +organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se +trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables +recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul. + +Il est permis de supposer que les _sagæ_ et les parfumeuses se +chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur +nature et par leur objet, quoiqu'on eût essayé de les faire autoriser +par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes +et l'infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont +dans l'usage de soumettre les jeunes sujets à l'infibulation, et cela +dans l'intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se +pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué +d'encre les points opposés que l'on veut percer, on laisse les téguments +revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l'endroit +désigné, avec une aiguille chargée d'un fil dont on noue les deux bouts +et qu'on fait mouvoir chaque jour jusqu'à ce que le pourtour de ces +ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil +par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins +cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (_Sed hoc +quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est._) Celse n'ose +pas s'élever davantage contre cette détestable invention, que la +jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de +conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et +parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions +nocturnes. Cette boucle (_fibula_), qui empêchait le patient de faire +acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt +fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces +fibules, c'est qu'on les adaptait également à l'anus, par une opération +analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l'infibulation des femmes, +qui s'est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle +se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et +l'anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles, +traversait l'extrémité des grandes lèvres, et ne s'ouvrait qu'à l'aide +d'une clef. Rien n'était plus commun que l'infibulation chez les +esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l'autre sexe, on +se servait de préférence d'un vêtement particulier, nommé _subligar_ ou +_subligaculum_, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce +d'égide protectrice pour celles qu'on couvrait de cette ceinture de cuir +ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne +parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être +revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la +pudeur des matrones: _Scenicorum mos quidem tantam habet_, lisons-nous +dans le traité _de Officiis_, _vetere disciplinâ verecundiam, ut in +scenam sine subligaculo prodeat nemo_. Une épigramme de Martial nous +apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant +partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n'as +jamais connu d'homme, et que rien n'est plus pur que ta virginité. +Cependant tu la caches plus qu'il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as +de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle +ailleurs d'une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles +s'attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur +maître ou leur maîtresse (_inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ +stat_); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave +infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d'une capsule +d'airain, un esclave se baigne avec toi, Coelia. Pourquoi cela, je te +prie, puisque cet esclave n'est ni citharoede ni chanteur? Tu ne veux +pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le +monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Coelia, de +paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.» + +Enfin, comme nous l'avons dit, c'était dans ces boutiques d'impuretés et +de maléfices, que s'opérait la castration des femmes. On n'a pas de +renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de +rendre stériles les malheureuses qu'on mutilait. On a même regardé comme +une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d'abord en usage +chez les Lydiens, si l'on en croit l'historien Xanthus de Lydie. Suivant +un ancien scoliaste, l'opération consistait dans l'enlèvement de petites +glandes placées à l'entrée du col de la matrice, glandes que les anciens +regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on +suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt. +Les filles qu'on soumettait à ce traitement barbare, comme si c'étaient +des poules qu'on voulût engraisser pour la table (_simili modo_, dit +Pierrugues, _Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant_), se +voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en +revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même +qu'elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration +était peu fréquente, excepté pour les filles qu'on destinait à la +Prostitution des lupanars et qu'on croyait mettre ainsi à l'abri des +grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de +l'opération mystérieuse qu'on faisait subir aux femmes de plaisir dès +leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle, +que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur +conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime +et faisait saillir hors de l'organe les parties qui y sont +ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (_eunuchata_) +avait l'apparence, sinon le sexe d'un homme. La castration des hommes et +des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle +devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la +défendre, à l'exception de certains cas privilégiés. Ce n'étaient pas +des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces +hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant +multipliées; c'étaient les barbiers, c'étaient les baigneurs, c'étaient +plus spécialement les _sagæ_ et leur horrible séquelle qui travaillaient +pour le compte des marchands d'esclaves, des lupanaires et des lénons. +On avait besoin d'une telle quantité d'eunuques à Rome pour satisfaire +aux exigences de la mode et du libertinage, que d'infâmes lènes +n'avaient pas d'autre industrie que de voler des enfants pour en faire +des _castrati_, des _spadones_ ou des _thlibiæ_. «Domitien, dit Martial, +ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l'impitoyable +libertinage fît une race d'hommes stériles (_ne faceret steriles sæva +libido viros_).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent +condamnés aux mines, à l'exil et souvent à la mort. + +Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l'atroce +privilége que l'édit impérial refusait aux vendeurs d'esclaves et aux +agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement +à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils +exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient +entre leurs mains. Ces _galli_, la plupart vils débauchés perdus de +maladies honteuses, s'intitulaient _semiviri_, et prétendaient sacrifier +à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils +n'avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs +impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à +leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps +et qui témoigne de la farouche superstition des _galli_. Nous empruntons +cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par +M. Désiré Nisard, professeur à l'École normale: «Tandis que Misitius +gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une +troupe de ces hommes qui ne le sont qu'à moitié, des prêtres de Cybèle. +Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif, +d'une beauté et d'une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats +s'informent de la place qu'il doit occuper au lit; mais, soupçonnant +quelque ruse, l'enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va +dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila +le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon, +caché dans la ruelle, était à l'abri de leurs étreintes.» Ces +abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du +bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de +vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un +culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des +femmes par celle des eunuques. C'est ainsi que Juvénal nous représente +le grand spadon (_semivir_) entrant chez une matrone, à la tête d'un +choeur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce +personnage, dont la face vénérable s'est vouée à d'obscènes +complaisances (_obscoeno facies reverenda minori_) et qui, dès +longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties +génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de +rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux +sexes. + +Les _sagæ_, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires +féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins +odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion +païenne. + + + + +CHAPITRE XXII. + + SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_. + --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à + ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et + _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile + _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit. + --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe. + --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des + Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane + grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Reproches adressés à + Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion + l'Africain. --Le repas de Trimalcion. --Les histrions, les bouffons et + les _arétalogues_. --Les baladins et les danseuses. --Danses obscènes + qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe. + --Comessations du libertin Zoïle. --Leur description par Martial. + --Épisode du festin de Trimalcion. --Services de table et tableaux + lubriques. --Ameublement et décoration de la salle des comessations. + --Santés érotiques. --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du fameux + bouffon de table Galba. --Présence d'esprit et cynisme de Galba à un + souper où il avait été convié avec sa femme. --Rôles que jouaient les + fleurs dans les comessations. --Dieux et déesses qui présidaient aux + comessations. --Les lares _Industrie_, _Bonheur_ et _Profit_. --Le + verbe _comissari_. --Théogonie des dieux lares de la débauche. + --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses. + --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des + femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. --Viriplaca, + déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. --Suadela et + Orbana. --Genita Mana. --Postversa et Prorsa. --Cuba Dea. --Thalassus. + --Angerona. --Fauna, déesse favorite des matrones. --Jugatinus et ses + attributions obscènes. + + +On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu'était la +débauche dans la société romaine, si l'on détourne la vue des scènes +lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l'auteur du +_Satyricon_. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les +jours, presque publiquement, dans la capitale de l'empire, quoiqu'il ait +placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et +pittoresque, consacré à l'histoire de la volupté et de la Prostitution +sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent +juge (d'où son surnom _arbiter_) en fait de choses de plaisir: il +raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l'on +doit croire qu'il écrivait d'après ses impressions et ses souvenirs +personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les +enseignements, tous les mystères de libertinage qu'on trouve accumulés +dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour +avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes +Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se +résumait dans cette sentence de Trimalcion: _Vivamus, dum licet esse!_ +C'est-à -dire: «Menons joyeuse vie tant qu'il nous est donné de vivre!» +Le verbe _vivere_ avait pris une signification beaucoup plus large et +moins spéciale, qu'à l'époque où il s'entendait seulement du fait +matériel de l'existence, et où il ne s'appliquait pas encore à un genre +de vie plutôt qu'à un autre. Les _délicats_ de Rome (_delicati_) +n'eurent pas de peine à se persuader que ce n'était pas vivre que vivre +sans jouissances, et que jouir toujours, c'était vivre réellement, +_vivere_. Les femmes de moeurs faciles, dans la compagnie desquelles ils +vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage, +que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception. +Ce fut dans ce sens que Varron employa _vivere_, quand il dit: +«Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l'adolescence permet de +jouir, de manger, d'aimer et d'occuper le char de Vénus (_Venerisque +tenere bigas_).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens +de _vivere_, un voluptueux de l'école de Pétrone écrivit sur le tombeau +d'une compagne de plaisir: _Dum vivimus vivamus_, qu'il est presque +impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au +reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement +générale parmi la jeunesse patricienne, qu'on avait jugé nécessaire de +lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si +l'on s'en rapporte à l'étymologie que lui applique Festus, tira son nom +_Vitula_, du mot _vita_ ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait +présider. Vitula n'avait sans doute pas d'autre culte que celui qu'on +lui rendait, devant l'autel des dieux domestiques, dans le _cubiculum_ +ou dans le _triclinium_, où l'on avait plus d'une occasion de +l'invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt _vitulari_ au lieu de +_vivere_, et nous penchons à supposer que _vitulari_ signifiait vivre +couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu'une génisse +(_vitula_) dans l'herbe des champs. + +Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il +donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le +plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société +et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d'autres +à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font +un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile +voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives +aient pu mener de front les affaires, l'étude et la politique, avec ces +voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d'esprit et +d'action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le +jour, qui la nuit s'épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de +nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu'au lever du soleil et qui +ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s'appelaient +_comessationes_ ou _comissationes_. Ce mot essentiellement latin, qui ne +dérive pas du grec +komein+, nourrir, ni de +komê+, chevelure, ni de ++komidê+, nourriture, etc., avait été formé de _comes_, et voulait dire +proprement un compagnonnage, une réunion d'amis et de bons compagnons. +Nous aurions honte d'avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce +mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot +_missa_, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la +nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur +culte, et pour s'approcher de la sainte table de la communion. Il est +certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit, +et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de +jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l'horreur +qu'elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce +n'étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l'on se +gorgeait de viandes et de vins, où l'on ne cessait de manger et de boire +que pour tomber ivre mort; c'étaient trop souvent d'affreux +conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d'obscénité, +d'abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans +dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues +heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s'exalter au +milieu des concerts d'instruments, des chants lascifs, des danses +obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents. +Suétone, Tacite, les auteurs de l'_Histoire Auguste_, mettent en scène +à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du +palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Coelius, range sur +la même ligne les adultères et les comessations (_libidines_, _amores_, +_adulteria_, _convivia_, _comessationes_). Un honnête homme pouvait +s'oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas +d'y avoir pris part, et il rougissait souvent d'avoir été le spectateur, +quelquefois le complice de ces débordements. + +La mode des comessations fut contemporaine de l'invasion de la luxure +asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l'instar des +peuples amollis de l'Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des +lits pour prendre leur repas. Jusque-là , tout le monde mangeait assis, +et même le siége qu'on approchait de la table n'était pas trop moelleux; +les femmes elles-mêmes s'asseyaient sur des bancs ou des trépieds de +bois. «On les appela siéges (_sedes dictæ_), dit Isidore dans ses +Étymologies, parce que chez les anciens Romains l'usage n'était pas de +manger couché, mais de s'asseoir à table; mais bientôt les hommes +commencèrent à s'étendre sur des lits devant la table; les femmes seules +restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les moeurs +austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au +Capitole, lors du repas sacré qui s'y donne en l'honneur de Jupiter, que +dans l'intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d'imiter +les hommes en se couchant à table, faisaient acte d'impudicité et +témoignaient par là qu'elles ne s'arrêtaient pas à cet oubli des +convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre +place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle _précieuse_ +ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d'ivoire, sans +prétendre à la tenue grave et décente d'une matrone qui se fût assise et +qui n'eût pas même osé s'appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi +d'autres courtisanes, Bacchides et ses soeurs, occupant un seul lit à +table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes +différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l'un contre +l'autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l'un avait la +tête appuyée sur la poitrine de l'autre; tantôt étendus face à face, +chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l'un de +l'autre, qu'ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait +ainsi l'amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à +côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi, +la femme ou l'adolescent était accroupi derrière l'homme qui occupait le +devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en +abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se +déshonorait en acceptant le partage d'un lit de festin, prenait donc +place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et +cela se nommait _accumbere interior_, c'est-à -dire se coucher dans +l'intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu'il +fallait lire _inferior_, et que ce mot faisait allusion à la position +inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête +sur le sein de son amant (_in gremio amatoris_): «Celui qui tous les +jours se parfume et s'ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement +Scipion l'Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse +efféminée de ses moeurs, celui qui se rase les sourcils, qui s'arrache +les poils de la barbe, qui s'épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse, +vêtu d'une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même +lit que son corrupteur; celui qui n'aime pas seulement le vin, mais +aussi les garçons, doutera-t-on qu'un pareil homme n'ait fait tout ce +que les cinædes ont l'habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces +paroles de Scipion l'Africain, nous apprend que la tunique à la +syrienne, _chiridota_, dont les manches couvraient tout le bras et +tombaient sur la main jusqu'au bout des doigts, était le vêtement +ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient +absolument tous les caractères de leur sexe. + +Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se +représenter les épisodes multipliés d'une orgie qui durait une nuit +entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y +avait des intermèdes de plusieurs sortes: d'abord, les conversations +provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la +danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces +intermèdes, tous les désordres que l'ivresse ou la luxure pouvait +inventer. On était bientôt las des histrions (_mimi_), qui jouaient des +pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des _aretalogues_ +(_aretalogi_), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n'écoutait +plus qu'avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de +Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les +danseuses venaient ranimer l'attention des convives fatigués, en +éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d'Asie ou +d'Égypte, n'étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l'Inde +la tradition de l'antique volupté; elles se présentaient nues, sinon +couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme +d'un voile diaphane; c'est ce que Pétrone appelait se vêtir d'air tissu +(_induere ventum textilem_) et se montrer nue sous des nuages de lin +(_prostare nudam in nebula linea_). Les baladins n'étaient pas vêtus +plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d'huile +odorante, tout chargés d'anneaux et de grelots dorés. Ces baladins +représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des +grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n'oubliaient jamais, +dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles +de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus +indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu'ils +complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (_micatio digitum_) à la +manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui +avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l'acte +honteux (_turpitudo_), et quelquefois enflammés de luxure, excités par +les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et +se livraient d'impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes, +qu'on voit sur les vases peints de l'Étrurie. Quant aux danseuses, elles +exécutaient des danses qu'un Père de l'Église chrétienne, Arnobe, a +décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait +des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en +dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins, +donnait à ses _nates_ et à ses lombes un mouvement de rotation qui +aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint +pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins +communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (_modo +nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus +conciliabant_). + +Martial nous a laissé une esquisse des comessations d'un libertin qu'il +nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction +classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard, +est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions +charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de +Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summoenium et boire de +sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu'il serait +chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d'une robe verte, il +est étendu sur le lit dont il s'est emparé le premier: il foule des +coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les +coudes, ses voisins de table. Dès qu'il est repu, un de ses gitons, +averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des +cure-dents de lentisque. S'il a chaud, une concubine, couchée +nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l'aide d'un éventail +vert, tandis qu'un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de +myrte. Une masseuse (_tractatrix_) lui passe avec rapidité la main sur +le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer +ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter +avec adresse l'émission des urines, dirige la mentule ivre de son +maître, qui ne cesse de boire (_domini bibentis ebrium regit penem_). +Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses +pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d'oie, +partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne +des croupions de tourterelles à son camarade de lit (_concubino_). Et +tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé +de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des +fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des +essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille +d'or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant +enfin à ses libations multipliées, il s'endort. Quant à nous, nous +restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu'il +ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son +festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres +des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de +Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de +manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en +torsades d'or et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir +qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas, +Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse..... Ces deux femmes ne +font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame +son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et +de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte, +Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu'elle +tient étendus, et la culbute sur le lit (_pedesque Fortunatæ porrectos +super lectum immisit_). Ah! ah! s'écrie-t-elle en sentant sa tunique +glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans +le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent +encore.» + +Les comessations empruntaient, d'ailleurs, les caractères les plus +variés à l'imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles +reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis. +Mais elles avaient toujours pour objet principal d'exciter au plus haut +degré les sens des convives et de les entraîner à d'incroyables excès. +Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation +effrontée à l'acte de nature, et de quelque côté que les yeux se +fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes. +Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l'artiste +avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le +premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s'écrie le tendre +Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison +honnête, celui-là corrompit l'innocence des regards de la jeunesse et ne +voulut pas qu'elle restât novice aux désordres qu'il lui apprenait +ainsi: qu'il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux +yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces +peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de +la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et +l'aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d'or. Dans ces sujets +consacrés, l'artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux +et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes +de l'amour s'étaient plu à décrire: c'était ordinairement le poëme +infâme d'Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces +épisodes mythologiques. L'ameublement de la salle et sa décoration se +trouvaient souvent d'accord avec les peintures: des danses de satyres, +des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour +des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux +prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de +l'incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges +avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par +allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: _tuentibus hircis_. +Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du +souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante +et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c'est un Amour +chevauchant (_equitans_) sur un phallus énorme pourvu d'ailes ou de +pattes; là , ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape; +ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la +génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des +papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes, +aux amphores, aux ustensiles de table, qu'ils soient en verre, en terre +cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et +ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de +l'emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal +nous montre un _comissator_ buvant dans un priape de verre (_vitreo +bibit ille priapo_). C'est là ce que Pline appelle gravement: boire en +commettant des obscénités, _bibere per obscenitates_. Le pain qu'on +mangeait dans ces repas libidineux n'avait garde d'adopter une figure +plus honnête que celle des vases à boire: les _coliphia_ et les _cunni +siliginei_, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des +convives, qui n'avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la +fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l'hôte de la comessation en se +servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que +la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (_Sciatis Priapi +genio pervigilium deberi._) + +On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à +son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à +l'heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait +autant de coupes qu'il y avait de lettres dans le nom de la personne +aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies +épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas, +quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu'il y a +de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune +d'elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux +Galba, qui se chargeait d'égayer tous les soupers auxquels on +l'invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il, +avait de quoi enivrer tous les dieux de l'Olympe; en effet, il eût fallu +boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori +le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare: +_Thesaurochrysonicochrysides_. On ne pourrait dire si ce fut dans le +même souper, que Galba fit preuve d'une présence d'esprit et d'un +cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort +belle et de moeurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait +placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les +convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se +rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour +l'éveiller. Elle ne s'éveilla pourtant pas et se livra sans résistance. +Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu'il fît semblant, et il laissait +le champ libre à son Mécène, lorsqu'un esclave, se fiant à ce sommeil +simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre: +«Je ne dors pas pour tout le monde!» s'écrie le bouffon en arrachant +l'oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte +à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent +les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la +veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de +fleurs qu'on déposait devant une statuette d'Hercule, de Priape ou de +Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les +circonstances où l'ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois +d'un aiguillon et d'un préservatif: l'odeur des fleurs tempérait les +fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les +inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se +couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des +pesanteurs de tête. Il n'y avait donc pas d'orgie sans couronnes sur les +têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la +beauté et à l'abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du +_comissator_. Le lendemain d'un souper, les courtisanes et les enfants +_meritorii_, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries +et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu'ils avaient bien fait leur +devoir (_in signum paratæ Veneris_, dit un vieux commentateur d'Apulée). + +Enfin, ces comessations et les actes honteux qu'elles favorisaient, se +plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines +déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs +attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d'une débauche +d'imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus +de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les +lares du logis, tandis qu'un troisième esclave, tenant une patère de +vin, fait le tour de la table en criant: _Soyez nos dieux propices_. Ces +lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous +silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes +et qui y prenaient part à différents titres. C'était d'abord, et avant +tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations +joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté +jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été +formé du mot _comes_, compagnon, qui eut naturellement son verbe +_comissari_, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine, +qui s'en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les +portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de +s'enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente, +que l'édile condamnait à l'amende et même au fouet, ne trouvait pas +d'excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu'elle avait pris pour +chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les +dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l'Amour, +fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le +titre de _Deus copulationis_, était fils du Chaos et de la Terre, selon +Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l'Éther, +suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il +régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et +l'immortalité aux convives de l'Olympe, devait avoir quelque indulgence +pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée +la déesse (_præfecta_) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait +pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule +aidaient Isis dans la protection qu'elle octroyait aux amants. C'était +Vénus _Volupia_, _Pandemos_ et _Lubentia_; c'était Hercule _Bibax_, +_Buphagus_, _Pamphagus_, _Rusticus_; c'était Priape, le dieu de +Lampsaque, _Pantheus_, l'âme de l'univers. + +A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du +paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y +avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n'avaient pas de temple au +soleil et qui n'eussent pas osé figurer ailleurs que sur l'autel des +lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive +qu'à une boutade d'ivrogne, à une fantaisie d'amant. Quant à leur +figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant, +qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de +ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il +faudrait d'immenses recherches archéologiques pour recomposer la +théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s'offre à nous, +c'est Conisalus d'origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant +à la sueur (+Konisalos+) que provoquent les luttes amoureuses. On le +représentait sous la forme d'un phallus monté sur des pieds de bouc et +ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l'on +s'adressait dans les entreprises difficiles, n'était qu'un petit bout +d'homme qui portait un _penis_ aussi haut que son bonnet, et qui avait +l'air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens +des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le +premier, dont le nom dérivait de _pilum_, pilon, suivant saint Augustin, +personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom +et la figure d'un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs +d'arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna +et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes, +n'étaient pas indifférentes dans les mystères de l'amour: Intercidona +tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca, +déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains +pour qu'on lui accordât les honneurs d'une chapelle à Rome; mais elle +était adorée surtout dans l'intérieur du ménage, et c'était devant sa +statue que se terminaient les querelles d'époux et d'amants, sans qu'ils +eussent besoin d'aller sur le mont Palatin chercher la protection de +cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure +allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la +demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux +mignons. On croit qu'il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une +petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d'une cape +à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape +mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse +Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait +les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher +que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses +Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du foetus dans le +ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s'intéressait à quiconque +était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine +le lit et tout ce qu'il comprenait; une foule d'autres dieux et déesses +recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux +croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de +Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche; +et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d'un +voile discret tout ce qui devait n'être pas vu par des profanes. Enfin, +s'il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois +naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus: +«_Quum mas et foemina conjunguntur_, dit Flavius Blondus dans son livre +de _Rome triomphante_, _adhibetur deus Jugatinus_.» Saint Augustin, dans +sa _Cité de Dieu_, restreint les attributions de Jugatinus à +l'assistance des époux dans l'oeuvre du mariage. + + + + +CHAPITRE XXIII. + + SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les + peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux + des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux + présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des + réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de + chambre_. --Périphrase décente que les Romains employaient pour le + désigner. --Signe adopté pour demander l'urinal dans les comessations. + --Présages que les Romains tiraient du son que rendait l'urine en + tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_, usage + respectif de chacun de ces vases urinatoires. --Double sens obscène du + mot _pot de chambre_. --Étymologie de _matula_. --Périphrases honnêtes + employées par Sénèque pour désigner l'urine. --Sens figuré et obscène + que prenait le mot _urina_. --Présages urinatoires dans les + comessations. --Hercule _Urinator_. --Présages des ructations. --Rots + de bon et de mauvais augure. --_Crepitus_, dieu des vents malhonnêtes. + --Esclave chargé d'interpréter les rots des convives. --Le petit dieu + Pet. --Son origine égyptienne. --Honneurs décernés par les Romains au + dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule. --Présages tirés du son du pet. + --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le + langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --L'oiseau de + Jupiter Conservateur. --Le démon de Socrate. --Jupiter et Cybèle, + dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux éternuments + dans les affaires d'amour. --Acmé et Septimius. --Les tintements + d'oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages + malheureux. --La droite et la gauche du corps. --Présages résultant de + l'inspection des parties honteuses. --Présages tirés des bruits + extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus adversus_ et _lectus + genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le pétillement de lampe. + --Habileté des courtisanes à expliquer les présages. --Présages + divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou malheureux, propres + aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent vierges Sarmates. + --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. --Superstitions + singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence de plaisir que + s'imposaient les matrones en l'honneur des solennités religieuses. + --Privations du même genre que s'imposaient les débauchés et les + courtisanes. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé par les + Romains pour constater la virginité des filles. --Offrande à la + Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette + occasion. --Offrande des linges maculés et des noix. --La noix, + allégorie du mariage. + + +Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et, +chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui, +par goût, par habitude ou par profession, s'amollissaient le corps et +l'âme dans les arts de la débauche (_stupri artes_) et dans tous les +égarements des moeurs. On comprend que la crainte des dieux et la +préoccupation de l'avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces +libertins, dont la conscience ne s'éveillait que de loin en loin et +comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui +trafiquaient honteusement d'eux-mêmes, et qui attendaient de cet +horrible trafic un lucre quotidien, s'inquiétaient de savoir si le jour +ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque +chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir +dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se +forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se +créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner +satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là , cette +continuelle observation des présages, cette constante recherche des +moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique +pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu'on peut nommer +le monde de l'amour, à Rome, n'avait qu'une religion, la superstition la +plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde +de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des +caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne +rapportait pas à l'amour et au libertinage les auspices, les horoscopes, +les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants +jusqu'aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages +comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et +subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de +leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande +affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à -vis de ces +prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et +l'appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses +règles et ses principes; on le nommait _clédonistique_ +(_cledonistica_), et, dans cette science, pleine de nuances +imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé +que tous les autres. + +C'était fâcheux présage que de prononcer ou d'entendre des paroles +obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions +de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu'on retrouverait +dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est +mauvais.» On n'avait donc garde d'être scrupuleux sur les actes; mais on +évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas, +on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la _Servante_ +(_Casina_): «Proférer des discours obscènes, c'est porter malheur à +celui qui les écoute.» (_Obscenare, omen alicui vituperare_). Lucius +Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d'_OEnomaüs_: «Allez sur le +champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les +citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par +d'heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène +(_ore obscena segregent_).» Il est donc bien certain que les plus viles +_pierreuses_, que les plus infâmes _mascarpiones_, que les plus +effrontés libertins s'abstenaient des obscénités orales; mais ils se +dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d'éloquence, et +qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle +horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu'on ne +prononçait jamais le mot _urinal_ ou _pot de chambre_ (_vas urinarium_), +et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour +parler de l'urine (_urina_), qui ose pourtant se glisser dans les +épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait +un rôle obligé, les convives, qui s'en servaient à table et sous les +yeux de tous, le demandaient à l'esclave par un claquement de doigts +(_digiti crepitantis signa_). Quelquefois, on faisait craquer un doigt, +dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne +voulait pas attirer l'attention des voisins, et que l'esclave pouvait +voir ce signe, qui ne produisait qu'un très-léger bruit. Puis, en +satisfaisant ce besoin naturel (_urinam solvere_, dit Pline), on prenait +garde de donner un présage par le bruit de l'urine frappant les parois +du vase: ce présage, suivant le son, qu'elle rendait en tombant, pouvait +être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec +mépris un riche gourmand qui se réjouit d'entendre résonner le vase d'or +sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer +souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se +nommait _matula_, _matella_ et _scaphium_. Ce dernier était surtout +destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs +amants: on n'est pas d'accord sur la forme du _scaphium_, qui fut sans +doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la _matula_, c'était un +énorme bassin de métal, sur l'orifice duquel on pouvait s'asseoir et qui +tenait lieu de garde-robe. La _matella_, au contraire, ne servait qu'à +des usages portatifs, et n'offrait qu'une médiocre capacité, qu'un bon +buveur (_compotator_) remplissait plusieurs fois dans le cours d'un +souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois +sortes de vases, lorsqu'ils disent pour toute définition: «Le vase dans +lequel nous nous soulageons la vessie, s'appelle tantôt _matella_ et +tantôt _scaphium_.» Le nom de ce vase s'employait au figuré, avec un +sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues +modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand +il dit dans sa _Mostellaria_: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le +pot, je me servirai de toi (_tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi +matulam datis_).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré +le mot _matula_ dans le sens de _stupide_, parce que le pot de chambre +reçoit tout et se plaint à peine: _Numquam ego tam esse matulam credidi_ +(«Je n'ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire +littéralement avec l'esprit de notre langue). Pour ce qui est de +l'étymologie de _matula_, il faudrait sans doute la chercher dans +_mentula_. L'urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes +(_aqua immunda_, _humor obscenus_), était aussi matière à présages, +selon qu'elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par +saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce +_liquide obscène_, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l'heureux +accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot _urina_ prenait un +nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui +donner ce sens, lorsqu'il dit qu'à la vue des danses lascives de +l'Espagne, la volupté s'insinue par les yeux et les oreilles, et met en +ébullition l'urine que renferme la vessie: _Et mox auribus atque oculis +concepta urina movetur_. + +Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations, +où retentissait à chaque instant le claquement d'un doigt impatient, et +où l'on apportait parfois sur la table une statuette d'Hercule +_urinator_, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On +n'attachait pas moins d'importance aux présages des ructations, que nous +nommons des _rots_ dans la langue triviale où cette incongruité a été +reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme +nous là -dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives +applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et +déranger un repas. Nous serions en peine aujourd'hui de définir quels +étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le +_ructus_ ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n'imposait +nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d'un orage +de l'estomac, puisqu'on avait divinisé, sous le nom de _crepitus_, ces +vapeurs, ces vents intérieurs, qui s'échappaient avec éclat par la +bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne +rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les +plaintes du ventre et de l'estomac ne doivent pas être comprimées +(_stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere_). Les +anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils +jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des +augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne +pas s'enfuir à ce vers d'une comédie de Plaute: _Quid lubet? Pergin' +ructare in os mihi?_ «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la +bouche!» L'interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble +très-doux, ainsi et toujours.» (_Suavis ructus mihi est, sic et sine +modo._) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de +boisson, se renvoyaient de l'un à l'autre les rots, et un esclave se +trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque _ructator_ savait +à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s'il n'aurait +pas quelques contrariétés dans ses affaires d'amour: «Il y a là sans +cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si +l'amphitryon a bien roté (_si bene ructavit_), s'il a pissé droit (_si +rectum minxit_), si le bassin d'or a résonné en recevant son offrande.» + +On attachait bien d'autres présages, généralement propices, à l'émission +des _flatus_ qui se révélaient à l'ouïe ou à l'odorat; non-seulement on +était plein d'indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou +l'odeur trahissait d'ordinaire, mais encore on s'applaudissait +mutuellement de n'avoir pas mis d'obstacle aux volontés de la nature et +de ce dieu omnipotent qu'on appelait _Gaster_. Chaque fois qu'un +_crepitus_ se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le +midi ou l'auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient +mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n'était que +dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l'on devait imposer +silence à son derrière et tenir closes les outres de l'Éole indécent. +Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence +absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des +servantes, disait Caton, si quelqu'un d'entre eux a peté sous sa +tunique, il ne me fait aucun tort; s'il arrive qu'un esclave ou une +servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu'on ne fait pas +en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans +toutes les comessations sous la figure d'un enfant accroupi, qui se +presse les flancs et qui paraît être dans l'exercice de ses fonctions +divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble, +avaient grand besoin de l'invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément +d'Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités» +(_Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent_); mais, suivant un +commentateur, il s'agirait plutôt ici des murmures d'intestins, que +l'on nomme _borborygmes_ dans le langage technique. Saint Jérôme est +plus explicite, en disant qu'il ne parlera pas du pet, qui est un culte +chez les Égyptiens (_taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca +religio est_). Saint Césaire, dans ses _Dialogues_, ajoute même que ce +culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient: +_Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine +furore quodam inter deos retulerunt_. Enfin, Minutius Félix ne veut +certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent +moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps +(_crepitus per pudenda corporis emissos_). Tout Égyptien qu'il fût, le +dieu Pet s'était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une +place honorable sur l'autel des dieux lares. Ils lui avaient même +décerné les honneurs d'une chapelle, hors des murs, près de la source +d'Égérie; mais ils l'adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et +sous la forme d'un petit monstre malin, représenté dans la posture qui +convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le +son du pet (_peditum_, comme l'appelle Catulle) plutôt que dans son +odeur; car la clédonistique s'attachait de préférence aux bruits. Il +paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de +liberté, et qu'elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur +cru; car Apulée parle d'une figue dont les femmes s'abstenaient, parce +qu'elle cause des flatuosités (_quia pedita excitat_). Les femmes +évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur +ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du +plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par +aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait +un enfant mâle, l'odeur, une fille. Telle est probablement l'énigme de +cette qualification malhonnête qu'on applique aux filles dans le langage +populaire, où on les traite de _vesses_. Au reste, la vesse (_visium_) +n'était jamais prise en aussi bonne part que le pet (_crepitus_) chez +les Romains. «Le mot _divisio_ est honnête, dit Cicéron; mais il devient +obscène dès qu'on réplique: _intercapedo_.» Ces présages, dont la foi la +plus candide n'excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne +directe; car Aristophane nous montre dans ses _Chevaliers_ un personnage +que tire de sa rêverie l'incongruité d'un impudique, et qui remercie les +dieux d'un si heureux présage. + +Il y avait encore d'autres bruits humains, qui se prêtaient aux +capricieuses interprétations de la clédonistique: l'éternument, par +exemple, était compris de bien des manières, selon qu'il se présentait +retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer +le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c'étaient trois +significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C'était bien +plus significatif encore, si l'éternument arrivait tout à coup au +milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une +bienveillante protection à l'égard du sternutateur qui avait eu soin de +se tourner à droite pour éternuer. L'éternument, dans un repas, mettait +en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui +que le dieu avait visité; car, d'après une antique croyance qui reparaît +sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au +passage invisible d'un dieu tutélaire: on l'avait surnommé l'oiseau de +Jupiter conservateur; Socrate disait que c'était un démon, et il se +vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier. +L'éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et +elles le craignaient, d'ailleurs, au point de recourir, lorsqu'elles y +étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de +suite ou en nombre impair, c'était le meilleur des présages. «Les dieux +fassent que j'éternue sept fois, disait Opimius, avant d'entrer dans la +couche de ma déesse!» On expliquait toujours l'éternument par des causes +surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits +animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de +l'éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front +de Jupiter, avait d'abord voulu se faire jour à la faveur d'un +éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l'univers naissant. +La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques, +supposait que Vénus n'avait jamais éternué de peur de se faire des +rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l'on +regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le +plus de bruit possible. Ces éternuments n'étaient pas chose indifférente +en amour, et on leur attribuait une foule d'heureux pronostics. Lorsque +Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l'un de l'autre, se +jurant un éternel amour: «Ne servons qu'un dieu, s'écrie Acmé en délire, +s'il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que +le tien!» Et le poëte ajoute: «L'Amour, qui avait jusque-là éternué à +gauche, marque son approbation en éternuant à droite (_Amor, sinistram +ut ante, dextram sternuit approbationem_).» Properce ne peut mieux +rendre les bienfaits d'un pareil éternument, qu'en supposant que +l'Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le +berceau de cette belle: + + Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus, + Candidus argutum sternuit omen Amor. + +On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d'oreilles, des +tressaillements subits du corps (_sallisationes_) et des mouvements +incohérents d'un membre. Ces présages, du moins généralement, n'étaient +pas heureux; on les regardait comme les indices d'une infidélité ou de +tout autre délit qui outrageait l'amour. Pline n'était pas si crédule +que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements +d'oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La +jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les +oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en +péril. C'était aussi quelquefois un symptôme de l'amour qui se parlait +et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle: + + Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris + Nescio quem dicis nunc meminisse mei? + +On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique. +Il suffisait d'un tintement d'oreilles pour troubler le tête-à -tête des +amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à +la passion la plus vive. Le tintement d'oreilles invitait à la défiance +et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en +était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les +membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de +tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins +défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l'avait +éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane +grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de +l'économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu'ils affectaient la +partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout +ce qui s'opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien +étranges présages que signalait l'inspection des parties honteuses et +que l'on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces +présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les +laisser sous le voile du latin: _Mentula torta, bonum omen; infaustum, +si pendula_, etc. + +Outre les bruits du corps humain, on s'intéressait à tous les bruits +extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient +de diverses natures, en raison des personnes qui s'en préoccupaient. +Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels +attachaient le plus d'importance, c'était, ce devait être le craquement +du lit (_argutatio lecti_). Il y avait dans les murmures si variés de ce +meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait +là un langage mystérieux, plein de présages et d'oracles amoureux. +Catulle ne peint pas les transports d'une courtisane en délire +(_febriculosi scorti_), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et +qui se déplace (_tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque_). +Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à +un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une +menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait +un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus +tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements +du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se +taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l'avenir +et suspecter l'amour. La place qu'occupait le lit n'était pas non plus +indifférente. On le nommait _lectus adversus_, quand on le dressait +devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités +malfaisantes. On le nommait _lectus genialis_, quand on le consacrait au +Génie (_Genius_), père de la Volupté. Ce Génie, c'était lui qui donnait +une âme et une voix à l'ivoire, à l'ébène, au cèdre, à l'argent, qui +composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil +complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d'un mari, +en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t'ai +réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J'en prends +à témoin et le lit où s'est faite la réconciliation, et toi-même aux +oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents +entrecoupés de la dame.» (_Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti +sonus et dominæ vox..._) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en +mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures +employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive +et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable +augure, et les amants n'avaient rien à craindre, lorsque la flamme +jetait tout à coup une clarté plus vive en s'élevant plus haut. Ovide, +dans ses _Héroïdes_, dit que la lumière éternue (_sternuit et lumen_), +et que cet éternument promet tout le bonheur, qu'on peut souhaiter en +amour. + +Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui +devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu'elles ne +donnaient pas à l'amour, elles le passaient à interroger les sorts et +les augures; l'amour était, d'ailleurs, le but unique de leurs +inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne +leur fournissait pas des auspices naturels qu'elles pussent interpréter +dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de +prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets +par certains bruits qu'elles provoquaient. Là , elles faisaient claquer +des feuilles d'arbre sur leur poing à demi fermé; là , elles écoutaient +le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents; +ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme +ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à +toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la +main gauche des pétales de roses, qu'elles avaient façonnées, de l'autre +main, en forme de bulle; d'autres fois, elles comptaient les feuilles +d'une tige de pavot ou les rayons de la corolle d'une marguerite; enfin, +elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de +Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de +l'amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le coeur +des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient +également sensibles aux présages qui s'adressaient à tout le monde. Une +mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un +faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la +promenade, s'empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le +jour et s'abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se +levant le matin, elle s'était choquée au bois de son châlit, elle se +recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les _amasii_ et +les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout +autre, à l'observation des présages qui s'offraient sur leur chemin, au +vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l'air, aux formes des nuages, +à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé; +mais, en outre, elles s'attachaient à certains présages qui n'avaient de +valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau, +une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se +trouvaient pas sans raison sur le passage d'une personne, qui ne rêvait +qu'amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès. +L'empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le +fronton d'un temple de Junon deux passereaux qui s'ébattaient: il eut la +patience de compter leurs cris et leurs coups d'ailes; puis, il ordonna +qu'on lui amenât cent filles sarmates qui n'eussent jamais connu +d'homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses +oeuvres. Lorsqu'un coupable zélateur de la débauche masculine entendait +crier une oie, il se sentait rempli d'ardeur et de force; si une femme +d'amour (_amasia_) voyait une tortue, en se promenant dans les champs, +elle faisait voeu de céder au premier homme qui lui demanderait d'adorer +Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un +chien, pour être assuré d'avance que tout réussirait au gré de vos +désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c'était +sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous +étiez proposée et qui n'eût tourné qu'à votre confusion. + +Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient +exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là , fantasque +et bizarre, n'observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir, +que les matrones s'imposaient en l'honneur de plusieurs solennités +religieuses; mais elles ne s'épargnaient pas des privations du même +genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne +se fussent point avisées d'avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane +qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (_recutitus_), +se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui +voulait obtenir d'un garçon ou d'une fille la faveur de l'une ou l'autre +Vénus, n'avait qu'à formuler sa requête sous forme de voeu adressé à la +déesse, et il avait plus de chances d'être exaucé. «O ma souveraine, ô +Vénus! s'écrie un personnage du roman d'Athénée, tandis qu'il partageait +la couche d'un bel adolescent; si j'obtiens de cet enfant ce que j'en +désire, et cela sans qu'il le sente, demain je lui ferai présent d'une +paire de tourterelles.» L'adolescent fit semblant de ronfler, et le +lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n'était pas seulement +en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile +et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la +première fleur des vierges, et c'était là le commerce lucratif des +lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l'âge de +sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d'une +marchandise si fragile et si rare. L'acheteur demandait souvent des +preuves, qu'on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition +n'avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les +mariages du peuple pour authentiquer l'état d'une vierge. Voici comment +la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour +_intacta_, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l'être, on +lui mesurait le col avec un fil que l'on conservait précieusement +jusqu'au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si +le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil +l'entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la +virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne +pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l'attribuer; +mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus +incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le +fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C'est à +ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son +épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au +point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l'épouse avec le fil de +la veille.» + + Non illam nutrix orienti luce revisens, + Hesterno collum poterit circumdare collo. + +Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la +complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge +devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale, +bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux +fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi _Virginensis Dea_, les autres +témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges +de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés +des jeunes filles!» s'écrie Arnobe, avec une indignation que partage +saint Augustin dans la _Cité de Dieu_. Cette Fortune Virginale n'était +autre que Vénus, à qui l'on offrait aussi des noix, pour rappeler que, +durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s'accomplissait +au bruit des _nuces_, que les enfants répandaient à grand bruit sur le +seuil de la chambre des époux, afin d'étouffer les cris de la virginité +expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (_Concubine, +nuces da_), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius. +«Mari, n'épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques: +_Sparge, marite, nuces!_ Aux yeux des Romains, pour qui tout était +allégorie, la noix représentait l'énigme du mariage, la noix, dont il +faut briser la coquille avant de savoir ce qu'elle renferme. + + + + +CHAPITRE XXIV. + + SOMMAIRE. --Les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens ni de + panégyristes comme celles de la Grèce. --Pourquoi. --Les poëtes + commensaux et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est + dans les poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des + courtisanes romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur + vieillesse misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace + pour les galanteries matronales. --Cupiennus. --Serment de Salluste. + --Marsæus et la danseuse Origo. --Philosophie épicurienne d'Horace. + --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des matrones. --Comparaison + qu'il fait de cet amour avec celui des courtisanes. --Nééra, première + maîtresse d'Horace. --Serment de Nééra. --Son infidélité. --Bon + souvenir qu'Horace conserva de son premier amour. --Origo, Lycoris et + Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères. + --Liaison d'Horace avec une vieille matrone qu'il abandonna pour + Inachia. --Horribles épigrammes qu'il fit contre cette vieille + débauchée. --On ne sait rien d'Inachia. --La _bonne_ Cinara. + --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture + publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant + Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --Bathylle. --Lysiscus. + --Amour d'Horace pour la courtisane étrangère Lycé. --Ode à Lycé. + --Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle. --Pyrrha. + --Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode + d'adieu à cette courtisane. --Lalagé. --Partage que fait Horace de + cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus. --Barine. --Tyndaris et + sa mère. --Déclaration d'amour que fait Horace à Tyndaris. --La mère + de Tyndaris, amie de Gratidie, s'oppose à la liaison de sa fille avec + Horace. --Amende honorable d'Horace en faveur de Gratidie, pour + obtenir les faveurs de Tyndaris. --Tyndaris se laisse toucher et + réconcilie Horace avec Gratidie. --Lydie. --Cette courtisane trompe + Horace pour Télèphe. --Ode d'Horace à Lydie sur son infidélité. + --Myrtale. --Lydie quitte Télèphe pour Calaïs. --Réconciliation + d'Horace et de Lydie. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A + quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté + de cette esclave. --Ode à Xanthias. --Phyllis, affranchie par + Xanthias, prend Télèphe pour amant. --Horace succède à Télèphe. --Ode + à Phyllis. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses + faveurs à Horace. --Amour passionné d'Horace pour cette courtisane. + --Ode d'Horace à Télèphe devenu son ami. --Horace, à l'instigation de + Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes + maîtresses. --Publication que fait Horace de ses odes. --Glycère + congédie Horace. --Tentative d'Horace pour se rapprocher de Chloé et + faire oublier à cette courtisane Gygès son amant. --Dédains de Chloé + pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale. --Adieux + d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d'Horace. + --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus. + + +Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les +délices des voluptueux de Rome, n'ont pas eu d'historien ni de +panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l'ascendant +politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de +culte d'enthousiasme et d'admiration. Les Romains, nous l'avons déjà +dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que +les Grecs du siècle de Périclès et d'Aspasie; ce qu'ils demandaient aux +femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue, +ce n'était pas une conversation brillante, solide, profonde, +spirituelle, un écho des leçons de l'académie d'Athènes, une +réminiscence de l'âge d'or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils +n'appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient +seulement, au rang des auxiliaires de l'amour physique, la bonne chère, +les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils +n'accordaient, d'ailleurs, aucune influence hors du _triclinium_ et du +_cubile_ (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires +de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n'était +donc jamais publique, et tout ce qu'elle avait d'intime transpirait à +peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société, +tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui +auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des +courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais +ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si +chacun d'eux consentait à chanter la maîtresse qu'il avait prise, en la +réhabilitant, pour ainsi dire, par l'amour, aucun, du moins parmi les +auteurs qui se respectaient, aucun n'eût osé se faire le poëte des +courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de +faire le portrait de ces _précieuses_ et _fameuses_, eussent rougi de +s'intituler, à l'instar de certains artistes de la Grèce, _peintres de +courtisanes_. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l'histoire +et à l'usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés +sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on +peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n'émanaient +pas de plumes distinguées et qu'ils doivent avoir été détruits avec les +_molles libri_ et tous ces écrits obscènes que le paganisme n'essaya pas +de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique. + +Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps, +les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort +empressés de leur accorder en particulier les hommages qu'ils auraient +eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux +celle qui en était l'objet: ce n'était plus dès lors une femme perdue, +notée d'infamie par les lois et stigmatisée du nom de _meretrix_; +c'était une femme aimée et, comme telle, digne d'égards et de soins +délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait +parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l'amour qu'elle +avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule +réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi, +dit M. Walkenaer dans son _Histoire d'Horace_, que nous ne nous +lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources +originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles +destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient +pour cette profession, elles n'étaient pas moins susceptibles d'un +véritable amour.» C'est donc dans les recueils des poëtes classiques, +c'est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu'il +faut retrouver les éléments de l'histoire de ces coryphées de la +Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous +fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un +inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent +les honneurs de la vogue depuis l'élévation d'Auguste à l'empire +jusqu'au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.--100 ans après J.-C.) Ces +courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques, +appartenaient la plupart à la classe des _famosæ_ où leur esprit, leur +beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en +vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des +mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls, +des préteurs, des généraux d'armée s'asseoir à leur table et se disputer +des faveurs qu'ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été +entourées de clients, d'esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir +habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre, +l'or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel +abandon, à une telle misère, qu'on les retrouvait le soir, couvertes +d'un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du +Summoenium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur +main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des +courtisanes n'excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs, +et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur, +comme nous l'apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l'opprobre +de la Prostitution, une des maîtresses qu'il avait chantées au milieu +des splendeurs de la vie galante. + +Nous passerons d'abord en revue les amours d'Horace, pour connaître les +grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque +dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans +lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia +contre les adultères n'existait pas encore; mais la jurisprudence +romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait +pas moins des armes terribles dans les mains d'un mari trompé, ou d'un +père, ou d'un frère, outragés par la conduite dissolue d'une fille ou +d'une soeur. Horace savait qu'on n'était pas impunément amoureux d'une +matrone, et qu'un amant surpris en adultère courait risque d'être puni +sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de +couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît +son caractère d'homme et fût privé des attributs de la virilité, soit +enfin qu'il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la +satire 2e du livre I, à l'occasion de Cupiennius, qui était fort curieux +de l'amour des matrones (_mirator cunni Cupiennius albi_), énumère les +victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement +interrompu (_multo corrupta dolore voluptas_): «L'un s'est précipité du +haut d'un toit, l'autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant, +est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec +ses écus; tel autre a été souillé de l'urine de vils esclaves; bien +plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d'un de ces +paillards (_quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem +demeteret ferrum_).» Horace répète donc le serment que faisait souvent +Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (_matronam nullam ego +tango_);» mais il n'imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait +pour des affranchies; il n'imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa +son patrimoine et vendit jusqu'à sa maison pour entretenir une danseuse +nommée Origo: «Je n'ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait +Marsæus à Horace. --Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire +aux baladines, aux prostituées (_meretricibus_) qui ruinent la +réputation encore plus que la bourse.» + +Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les +courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et +sa santé. Il conservait l'usage de sa raison dans tous les déréglements +de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas +se livrer à la merci d'une femme, en fût-il passionnément épris. Dans +ses passions les plus vives, partisan qu'il était de la philosophie +épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il +évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un +ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les +moeurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la +nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il +la partageait d'ordinaire entre plusieurs amies qui étaient +successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à +examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la +dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille +possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s'en repentir, +disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de +pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à +gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez, +Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n'a pas d'ailleurs la +cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre +mieux chez une courtisane (_atque etiam melius persæpe togatæ est_). +Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n'est point fardée: tout ce +qu'elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu'elle a de beau, +elle ne s'en vante point, elle l'étale; elle avoue d'avance ce qu'elle +cache de défectueux. C'est l'usage des cochers qui achètent des chevaux, +de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le +visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n'est chez Catia, est +caché jusqu'à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu +qu'environnent tant de retranchements (et c'est là ce qui vous rend +fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière, +coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu'aux talons, et ce +manteau qui l'enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne +laissent point approcher du but.» + +Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses +habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane +qui se livre elle-même avant qu'on l'attaque: «Avec elle, dit-il, rien +n'est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue; +vous pouvez presque la mesurer de l'oeil dans ses parties les plus +secrètes; elle n'a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble? +Aimeriez-vous mieux qu'on vous tendît un piége et qu'on vous arrachât le +prix de la marchandise, avant de vous l'avoir montrée?» Puis, Horace +avoue qu'il n'a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses +veines (_tument tibi quum inguina_), et qu'il s'adresse alors à la +première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide: +«J'aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (_namque +parabilem amo Venerem facilemque_). Celle qui nous dit: «Tout à +l'heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit +sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il +prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point +attendre lorsqu'on lui ordonne de venir. Qu'elle soit belle, bien faite, +soignée, mais non pas jusqu'à vouloir paraître plus blanche ou plus +grande que la nature ne l'a faite. Celle-là , quand mon flanc droit +presse son flanc gauche, c'est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le +nom qu'il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l'amour (_dum +futuo_), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en +éclats, que le chien aboie, que la maison s'ébranle du haut en bas, que +la femme toute pâle saute hors du lit, qu'elle s'accuse d'être bien +malheureuse, qu'elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que +moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut +fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus, +à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m'en +rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le +plaisir plutôt que l'amour. + +Sa première maîtresse, celle du moins qu'il célébra la première dans ses +poésies, se nommait Nééra. Il l'aimait, ou plutôt il l'entretint pendant +plus d'une année, sous le consulat de Plancus, l'an de Rome 714. Il +avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s'était pas encore fait +un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher +les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n'avait pas la vogue +qu'elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça +dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut +le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l'agneau; tant qu'Orion, la +terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant +que le zéphyr caressera la longue chevelure d'Apollon, je te rendrai +amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua +ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait +cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec +elle, en se disant: «Oui, s'il y a quelque chose d'un homme dans Flaccus +(_si quid in Flacco viri est_), je chercherai un amour qui réponde au +mien!» Il se détacha donc de l'infidèle Néère, et il prédit à son +heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de +nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et +fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis +dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies +l'amitié de Mécène et les bienfaits d'Auguste, il se souvint de Néère, +et il l'envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu'il +donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le +retour de l'empereur après la guerre d'Espagne, apporte-nous des +parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des +Marses, s'il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la +chanteuse Néère, qu'elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de +myrrhe. Si son maudit portier tarde à t'ouvrir la porte, reviens sans +elle. L'âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère +redoutaient peu les querelles et les luttes; j'aurais été moins patient +dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé +Néère plus qu'il n'aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger +d'elle, en lui montrant ce qu'elle avait perdu par son infidélité. + +«A l'époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans +l'Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes +renommées parmi toutes celles de leur profession; c'étaient Origo, +Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous +en apprennent pas davantage à l'égard de ces trois _famosæ_, qu'ils se +contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports +particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit +à la pauvreté l'opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette +courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par +ses débauches et par l'affectation qu'elle mettait à relever indécemment +le bas de sa robe, lorsqu'elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette +Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les +courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus +Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à +coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait +de l'ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à +Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (_Valerio ac siculo +colono_); d'autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu'un seul +complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à +confirmer les idées d'Horace sur la préférence qu'il accordait à l'amour +des courtisanes. Il ne dérogea qu'une seule fois à ses principes, et il +se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une +famille illustre, et qui l'avait charmé par de faux airs de philosophe +et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne +à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps +aux exigences amoureuses qu'il ne se sentait pas le courage de +satisfaire. Il s'était d'ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée +Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale. +Celle-ci s'irrita de se voir négligée d'abord, bientôt délaissée, puis +détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d'Horace, en +chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à +laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l'odieuse libertine qui +le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu'il avait +faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt +par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans +la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les +dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux +anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d'une vache qui a la +diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux +mamelles d'une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses +grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes +désirs!... Mais qu'il te suffise d'être opulente; qu'on porte à tes +funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu'il n'y ait pas une +femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes... +Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins +de soie, crois-tu que c'est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes +nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours +(_fascinum_)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (_ut superbe +provoces ab inguine_); il faut que ta bouche me vienne en aide (_ore ad +laborandum est tibi_).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau +encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne +d'être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m'envoies-tu des +présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont +l'odorat n'est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc +immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j'ai le nez plus fin que +celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et +quels miasmes infects s'exhalent de tous ses membres flétris, +lorsqu'elle s'efforce d'assouvir une fureur insatiable que trahit son +amant épuisé (_pene soluto_), lorsque sa face est dégoûtante de craie +humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque, +dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines +de son lit!» Il n'en fallut pas moins, pour qu'Horace se délivrât des +jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (_mulier nigris +dignissima barris_). + +Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu'Horace +proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (_Inachiam ter +nocte potes!_ s'écriait avec envie l'indigne rivale d'Inachia); mais, +presque dans le même temps, Horace s'était lié avec une autre courtisane +qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait +gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la +_bonne_ Cinara. Ce n'était pas le moyen de la garder longtemps, et +bientôt Cinara se mit en quête d'un amant plus prodigue. Elle n'eut pas +de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l'oublier qu'en +se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut +la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès +d'elle pendant les douleurs de l'enfantement, lui conseilla de faire un +voeu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse +compatissante, Cinara fut délivrée. Ce voeu, fait à Junon, semble +motiver l'opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en +couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui +succédèrent à celui qu'il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne +Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d'Horace, à ses +plus douces illusions; Cinara l'avait aimé pour lui-même, sans intérêt +et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j'étais sous le règne de la +bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine. +Gratidie, qui remplaça Cinara, n'était pas faite pour la condamner à +l'oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les +années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé +de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins +changeante. Gratidie était parfumeuse et _saga_, ou magicienne: elle +vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs +d'Horace ont prétendu qu'elle avait essayé le pouvoir de ses +aphrodisiaques sur cet amant, qu'elle croyait par là s'attacher +davantage et d'une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire, +ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de +la magicienne n'avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le +poëte eut horreur des oeuvres ténébreuses dont son commerce avec une +_saga_ l'avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des +stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara +violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le +retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des +relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un +vieux débauché nommé Varus, s'autorisa de ce prétexte pour rompre avec +éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l'accusa d'ingratitude, et +le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était +capable; il n'attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par +un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses +vers, à l'opinion publique, les pratiques criminelles de l'art des +_sagæ_, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie. +Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au +sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de +s'expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint +d'Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de +rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et +injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art, +disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet +des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l'implacable Diane, +je t'en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j'ai +subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des +marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont +fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que +j'ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le coeur... Ma +lyre que tu taxes d'imposture, veux-tu qu'elle résonne pour toi? Eh +bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n'a rien +d'abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser, +neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est +généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond +par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife, +lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de +mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites +secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage +prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des _sagæ_, se +prêtait à d'incroyables débauches et ne restait pas étrangère à +certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des +sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de +Thrace, l'antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra +trop lente à ton gré! s'écriait l'infernale Canidie; tu traîneras une +vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances +toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d'un sombre désespoir, tu +voudras te précipiter du haut d'une tour ou t'enfoncer un poignard dans +le coeur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste. +Triomphante, je m'élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes +épaules.» + +Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des +potions érotiques et sous l'empire des invocations magiques: il ne +pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d'un +trait acéré contre elle, et il put se réjouir d'avoir fait du surnom +qu'il lui donnait le pseudonyme d'empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc +préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la +critique de l'ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises +odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion +une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n'en était +pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence +les nombreuses distractions qu'Horace allait chercher dans les domaines +de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation +romaine les continuelles infidélités qu'il faisait à son Bathylle, en se +couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n'était +pas plus moral que son siècle, et s'il aima prodigieusement les femmes, +il n'aima pas moins les garçons, qu'il leur préférait même souvent: «La +beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer, +faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses +pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait +toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des +scrupules et des considérations qui n'avaient aucune force dans les +moeurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il +reconnaît que l'amour s'acharne sans cesse après lui et l'enflamme pour +les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c'est Lysiscus que +j'aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux +qu'une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet +adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n'est un autre +amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue +chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse, +l'hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode, +depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d'Inachia. Ce fut à +cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu'il devint +éperdument amoureux de Lycé: c'était une courtisane étrangère, qui +exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut +l'adresse de résister d'abord aux pressantes sollicitations du poëte. + +Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les +personnages nommés dans les poésies d'Horace, ne nous font pas connaître +le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses +maîtresses; ils nous apprennent seulement qu'elle était d'origine +tyrrhénienne, c'est-à -dire qu'elle avait pris naissance dans l'Étrurie, +où la population entière, si l'on s'en rapporte au témoignage de +l'historien Théopompe, s'adonnait avec fureur à la débauche la plus +effrénée. Plaute fait entendre que les moeurs de ce pays n'avaient pas +beaucoup changé de son temps, lorsqu'il met ces paroles dans la bouche +d'un personnage de sa _Cistellaria_: «Vous ne serez point contrainte +d'amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant +indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa +patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses, +honteusement acquises, lui permettaient de s'entourer des dehors d'une +femme honnête, de simuler un mariage et d'augmenter par là le prix de +ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut +avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l'égard de +l'adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu'à venir la nuit +suspendre des couronnes à la porte de l'astucieuse courtisane, qui ferma +d'abord les yeux et les oreilles. Il s'enhardit par degrés et alla +heurter à cette porte inexorable, qui s'ouvrait pour d'autres que pour +lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible. +Ce fut par une ode qu'il se fit recommander à la sévérité feinte de la +belle Étrurienne, qui n'était pas en puissance de mari, mais qui avait +auprès d'elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les +Grecs nommaient _paraclausithyron_, était un chant qu'on exécutait en +musique devant la porte close d'une cruelle: «Quand tu vivrais sous les +lois d'un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte +amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu +devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents, +comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta +maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel +pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas +toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries +des saisons.» + +Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui +montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d'une concubine +thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire +de Tyrrhène, n'avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l'amour; quand +il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l'inutilité +de ses dons. Mais bientôt on n'eut plus rien à lui refuser, dès qu'il +accorda ce qu'on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux +qu'on pouvait le faire, et il resta quelque temps l'amant en titre de +Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à +un plus riche. Il ne se consola pas aisément d'avoir été quitté, et il +chercha en vain à renouer une liaison qu'il avait rompue à contre-coeur. +Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de +cette courtisane se ressentit de l'usage immodéré que la libertine en +avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes voeux! s'écria-t-il avec +une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé, +mes voeux s'accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître +jeune, et d'une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon, +qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui +sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il +s'éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux +blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses +ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans +l'histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces +décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que +les arts avaient cent fois reproduit, qu'en reste-t-il maintenant? Que +reste-t-il de celle en qui tout respirait l'amour et qui m'avait ravi à +moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils +te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que +l'ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en +cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d'un amant +délaissé, et l'on ne peut trop taxer d'hyperbole un portrait si +différent de celui qu'Horace avait peint avec enthousiasme peu d'années +auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez +les Romains, n'étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains +multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les +excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d'un +printemps qui touchait à l'hiver et qui emportait avec lui les plaisirs +de l'amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le +feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le +fard, il fallait recourir, pour l'apaiser, aux eunuques, aux _spadones_, +aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses +compensations du _fascinum_. + +Dans le temps même qu'Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne +se défendit pas des séductions d'une autre enchanteresse, et il donna +l'exemple de l'inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour +ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l'aimait pas, il n'en était pas +jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée +sur les roses, dans les bras d'un bel adolescent à la chevelure +parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne +soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux +enivrés d'amour et pétulants d'ardeur. Il se délecta à ce spectacle +voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l'heureux couple fût +en état de le voir et de l'entendre. Mais, le lendemain, il envoya une +ode d'adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et +ce qui l'avait guéri d'un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui +tu brilles comme une mer qu'ils n'ont pas affrontée! Quant à moi, le +tableau votif que j'attache aux parois du temple de l'Amour témoignera +que j'ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les +naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif +rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion +à cet usage, lorsqu'il remerciait le dieu des amants de l'avoir sauvé au +milieu d'une tourmente de jalousie et d'infidélité. Il est remarquable +que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre +compte, ne souffrait pas de la part d'une maîtresse la moindre perfidie, +et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit +attribuer à une vanité excessive plutôt qu'à une délicatesse de moeurs +cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La +seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un +partage, c'est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une +affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de +Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé +sortait à peine de l'enfance, et, ne sachant comment résister aux +poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui +céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l'amour à l'amitié, prit +lui-même les intérêts de son ami, en l'invitant à patienter quelque +temps, jusqu'à ce qu'il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille +pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l'automne va la +mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé +te cherchera d'elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte +les années qu'il te ravit dans sa fuite; bientôt, d'un oeil moins +timide, elle provoquera l'amour, plus chérie que ne furent jamais +Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et +rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait +dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il +parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les +échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut +presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et +aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait +Julia Varina, parce qu'elle était une des affranchies de la famille +Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une +amante fidèle, et il s'aperçut presque aussitôt que les serments dont +elle l'avait bercé n'étaient qu'un moyen de tirer de lui plus de +présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes +parjures eût été suivi d'un châtiment; si une seule de tes dents en fût +devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé; +mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de +nouveau ta foi, que tu n'en parais que plus belle, que tu te montres +avec encore plus d'orgueil à cette jeunesse qui t'adore! Oui, Barine, +tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la +mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid +de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le +cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il +n'est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour +t'assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te +reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s'éloigner du foyer +d'une maîtresse impie!» + +Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se +livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse +fidèle et il n'en trouvait pas, faute de la prêcher d'exemple; il se +retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Proeneste ou à +Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle +affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui +le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica, +son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune +femme, portant la toge et coiffée d'une perruque blonde: elle était +d'une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec +admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d'une +compagne plus âgée qu'elle, quoique non moins resplendissante +d'attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient +que par l'âge, prouvait suffisamment que l'une était la fille de +l'autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de +toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie +cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste +célébrité, il résolut de ne s'occuper que de la fille, nommée Tyndaris, +chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et +colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d'amour à Tyndaris: +«Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens +auprès de moi, et l'Abondance te versera de sa corne féconde tous les +trésors des champs. Là , dans une vallée solitaire, à l'abri des feux de +la canicule, tu chanteras sur la lyre d'Anacréon la fidèle Pénélope, la +trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là , sous +l'ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de +Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n'auras plus à craindre, +qu'un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur +toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer +ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter +sa mère, qui lui raconta l'indigne conduite du poëte à l'égard de +Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s'exposer à de pareils +traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu'elle ne pouvait, sans +offenser sa mère, accepter les hommages de l'injurieux accusateur de +Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son +parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d'une mère si +belle, fille plus belle encore, je t'abandonne mes coupables ïambes; +ordonne, et qu'ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les +flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma +jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon +délire, à de sanglants ïambes. Aujourd'hui je veux faire succéder la +paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi +ton coeur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et +réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les +frais du raccommodement. + +C'est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions +les plus vives qu'il eût encore ressenties. Lydie était éprise d'un tout +jeune homme, qu'elle détournait des exercices gymnastiques et des +laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de +perdre ainsi l'avenir de ce jeune homme, qu'il parvint à remplacer, en +se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet +imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu'il pouvait l'être +jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s'était emparé +d'elle et qui la captivait par les sens. Horace n'était pas homme à +soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya, +par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste +rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la +plus amoureuse était sans force vis-à -vis des faits et gestes de ce +copieux amant: «Ah! Lydie! s'écrie-t-il dans une ode charmante, qui +n'émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le +teint de rose, les bras d'ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon coeur +s'enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je +rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et +trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand +je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les +fureurs de l'ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle +imprime ses morsures! Non, si tu veux m'écouter, ne te fie pas au +barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a +répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu'unit +un lien indissoluble, que de tristes querelles n'arrachent pas l'un à +l'autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna +les prières et les conseils d'Horace: elle ne congédia point l'amant qui +la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à +l'importun conseiller. + +Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu'il aimât +avec plus de frénésie l'infidèle qui le chassait, il voulut, par le +nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n'en était +que plus vivace dans son coeur; il fit parade de ses nouvelles +maîtresses: «Lorsqu'un plus digne amour m'appelait, dit-il dans une ode, +j'étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l'affranchie Myrtale, +plus emportée que les flots de l'Adriatique quand ils creusent avec rage +les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d'avoir perdu +Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe +avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils +d'Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de +rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils +tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le poëte a chanté sa +réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j'ai su te plaire +et que nul amant préféré n'entourait de ses bras ton cou d'ivoire, je +vivais plus heureux que le grand roi. --Tant que tu n'as pas brûlé pour +une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus +fière, plus glorieuse que la mère de Romulus. --Chloé règne aujourd'hui +sur moi; j'aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle, +je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie. +--Je partage les feux de Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium; pour lui, +je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie. +--Quoi! s'il revenait, le premier amour? s'il ramenait sous le joug nos +coeurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s'ouvrît +encore à Lydie? --Bien qu'il soit beau comme le jour, et toi plus léger +que la feuille, plus irritable que les flots, c'est avec toi que +j'aimerais vivre, avec toi que j'aimerais mourir!» + +Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à +Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en +s'affligeant de n'avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore +enfant, lorsqu'elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt +pour s'attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes, +à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l'ancienne amante de +Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu'il eut révélation +des beautés cachées de Phyllis et qu'il se sentit jaloux de les +posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune +Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas +qu'on avertît de sa présence l'hôte aimable qu'il venait voir et qu'on +lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des +bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l'idée de le surprendre +et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur +un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul +avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le +seuil, ne troubla pas un tête-à -tête dont il observa curieusement les +épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias +s'aperçut qu'il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu'il eut la +conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa +brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et +qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait +chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui +représentait comme déshonorant le commerce intime d'un homme libre avec +une esclave. Xanthias ne se consolait pas d'avoir dévoilé son secret +malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d'Horace, qui +cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu'il +eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l'éloge le moins +équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous +l'impression d'une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D'après +le conseil d'Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave, +pour n'avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait +envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus +délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d'Achille, à +Tecmesse aimée d'Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon +fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d'aimer ton esclave, ô +Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n'a pas de nobles +parents qui seraient l'orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure +une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu +as aimée n'est pas d'un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle +n'a pu naître d'une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses +bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon coeur n'y est pour rien. +Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s'est hâté de clore le +huitième lustre.» Horace à quarante ans n'était pas moins curieux qu'à +vingt, et ce qu'il avait vu de Phyllis le tourmentait d'une secrète +impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu'il +prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise, +semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut +gré d'avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la +délivra de Xanthias qu'elle n'aimait pas, et une fois maîtresse +d'elle-même, elle s'amouracha de Télèphe, qu'Horace avait eu déjà pour +rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place +à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour +l'inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides +d'avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n'est +pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s'est emparée de +lui et le retient dans un doux esclavage, à l'exemple de Phaéton +foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d'un mortel, +rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop +ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d'élever trop +haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours, +car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que +me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.» +Phyllis était devenue courtisane, et son talent d'aulétride la faisait +distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins; +quoique Horace l'appelât ses dernières amours (_meorum finis amorum_), +il lui donna encore plus d'une rivale préférée. + +Glycère fut celle qu'il aima davantage; il savait par Tibulle, qui +l'avait aimée avant lui, ce qu'elle valait comme amante; il n'eut pas de +répit qu'il ne remplaçât auprès d'elle Tibulle ou plutôt le jeune +adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius, +au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle. +Faut-il soupirer d'éternelles élégies, parce qu'un plus jeune t'a +éclipsé aux yeux de l'infidèle?» Horace était assez riche et assez +aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui +cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte +d'Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle +avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce +billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses +_ancillæ_ et de ses _ornatrices_, pour recevoir son nouvel amant: «O +Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre; +viens dans la brillante demeure de Glycère qui t'appelle avec des flots +d'encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures +dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n'a +plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d'une +courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les +sens d'Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant +d'emportement, que sa santé en fut altérée, et qu'il augmenta par ces +excès l'irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises +spasmodiques qui l'épuisaient encore plus que ses transports amoureux, +et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s'abandonnait aux +sombres rêveries d'une espèce de maladie noire, que la jalousie avait +produite et qu'elle menaçait d'aggraver tous les jours. Mais cette +jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu'il se +faisait violence pour la cacher et qu'il s'étourdissait au milieu des +festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival +Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de +Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je +hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies +éveille l'insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil +époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme +l'étoile du soir, attirent l'amoureuse Rhodé, et moi je languis, je +brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de +Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa +chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de +rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane +adroite, évitait pourtant d'évoquer ces fâcheuses pensées, et +quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait +croire qu'il n'avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors +sa verve de poëte s'échauffait, et il redevenait jeune en chantant +Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur +mère cruelle m'ordonnent de rendre mon coeur aux amours que je croyais +finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j'aime son teint éblouissant et +pur comme un marbre de Paros; j'aime ses charmants caprices et la +vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s'attache à moi +tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le +cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n'a plus que des +chants d'amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la +verveine, l'encens et une coupe de vin: le sang d'une victime désarmera +la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice, +et ils n'ont eu garde de se mettre d'accord sur la déesse à qui Horace +voulait l'offrir. C'était Vénus, selon les uns; c'était Glycère +divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi +difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait +d'immoler (_mactata hostia_)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs +et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à +Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien +d'Horace a cité un passage de Tacite, d'après lequel on ne saurait +contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des +autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu'on +immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le +sacrifice dont il est question dans l'ode d'Horace à Glycère, pourrait +bien être d'une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les +maléfices et qui voulait surtout se garantir du noeud d'impuissance, +brûlait de l'encens et de la verveine sur l'autel de ses dieux lares, +versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa +maîtresse en victime qu'il immolait à Vénus. + +Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec +plusieurs maîtresses qu'il avait eues et qui comptaient rester ses +amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l'instigation de +Glycère, qu'il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni +même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu'il avait +chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas +reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse: +«Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés +tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil, +elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins +en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues +nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d'une rue +solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants. +Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les +cavales, s'allumeront dans ton coeur ulcéré, tu gémiras de voir cette +joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et +qui dédie à l'Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu +le courage d'insulter Lydie et de la représenter _meretrix_ de +carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n'eut pas le +moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la +vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des _fameuses_ à +la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes +débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort, +cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces +blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô +Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des +cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour +pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille, +ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent, +et non la rose aux couleurs purpurines: d'un tonneau de vin, on ne boit +pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres +d'odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n'effaçaient +pas les chants d'amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il +était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes, +il les mêla de telle sorte, qu'on ne pouvait plus retrouver la suite +chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers +qu'il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas +encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce +recueil: elle s'irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi +qu'il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses +torts imaginaires. + +Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui +prouver qu'il pouvait se passer d'elle: il se tourna vers une ancienne +maîtresse, qu'il n'avait pas du moins injuriée, et il n'épargna rien +pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle +esclave de Thrace, qu'il avait possédée le premier et qui n'avait pas su +le retenir sous le prestige d'une naïve tendresse d'enfant. La blonde +Chloé avait acquis de l'expérience, en devenant une courtisane en vogue; +elle se trouvait, à cette époque, dans tout l'éclat de ses grâces, de +ses talents et de sa réputation: elle avait autour d'elle une brillante +cour d'adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la +promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de +ses rivales, et elle n'était entretenue néanmoins que par un jeune +marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l'aimait sans doute parce qu'il +n'avait pas d'égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à +cause de l'immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble +comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane, +appelée Astérie: il l'aima aussitôt et il ne songea plus qu'à se séparer +de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un +voyage en Bithynie, où, disait-il, l'appelaient ses affaires de +commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès +qu'il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la +dénoncèrent à l'inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait +des lettres du voyageur; Chloé n'en recevait aucune; elle ignorait même +en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à +Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d'elle, +furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de +Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres +suppliantes et passionnées. + +Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l'absence de +Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna +pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme +contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour +Astérie, dont il se fit l'ami et le protecteur. Il lui adressa une ode, +dans laquelle il l'encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et +à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie, +prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu'il ne faut? +Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus +d'adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir, +ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux +dans la rue, et quand il t'appellerait cent fois cruelle, reste +inflexible!» Il lui apprenait que l'émissaire de Chloé avait tenté +vainement d'émouvoir le coeur de Gygès, ce coeur qui appartenait +désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais +le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette +courtisane avait laissé dans son propre coeur un amer découragement; il +crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui +avait été si souvent favorable: «J'ai joui naguère de mes triomphes sur +les jeunes filles, et j'ai servi non sans gloire sous les drapeaux de +l'Amour. Aujourd'hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre, +qui n'est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la +déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les +leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui +règnes dans l'île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l'on ne connut +jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement +de ton fouet divin l'arrogante Chloé!» + +Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu'il +pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être +il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins; +il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il +emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction. +Il mit d'abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des +poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des +courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l'oreille de la +sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine +et fuit l'approche du coursier, Lydé me fuit et l'amour l'effarouche +encore.» Mais elle ne tarda pas à s'apprivoiser, et elle venait souvent +chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles +amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu'il adresse +à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour +consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du +cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons +tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi, +sur ta lyre d'ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos +derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux +brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes. +Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode +à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les +couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le +repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir +promptement l'ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et +toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu'elle y a recueilli au +passage (_quis devium scortum eliciet domo Lyden_)? Dis-lui de se hâter. +Qu'elle vienne avec sa lyre d'ivoire, les cheveux négligemment noués à +la manière des femmes de Sparte!» + +C'en est fait, la carrière amoureuse d'Horace se ferme des mains de +Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n'aime plus +les femmes; il sait qu'il n'a plus rien de ce qu'il faut pour leur +plaire, il ne s'exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus; +mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me +déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j'étais sous le +règne de l'aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n'essaie plus, +mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si +doux, un coeur devenu rebelle! Va où t'appellent les voeux passionnés de +la jeunesse; transporte, sur l'aile de tes cygnes éblouissants, les +plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un +coeur fait pour l'amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le +crédule espoir d'un tendre retour! adieu les combats du vin et les +fleurs nouvelles dont j'aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi, +Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi +au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de +l'embarras? La nuit, dans mes songes, c'est toi que je tiens embrassé; +toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les +eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse +passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le +poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et +s'abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine. + + + + +CHAPITRE XXV. + + SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Le + _patient_ Aurélius et le cinæde Furius. --Épigramme contre ses + détracteurs. --Ses maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille + du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de + Lesbie. --Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie. --Ce + que c'était que le moineau de Lesbie. --Mort de ce moineau chantée par + Catulle. --Désespoir de Lesbie. --Passion violente de Catulle pour + Lesbie. --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --La + maîtresse de Mamurra. --Mariage concubinaire de Lesbie. --Catulle + revoit Lesbie en présence de son mari. --Subterfuges employés par + Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari. --La courtisane + Quintia au théâtre. --Vers de Catulle contre Quintia. --Catulle n'a + pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie. --La courtisane + grecque Ipsithilla. --Billet galant qu'adressa Catulle à cette + courtisane. --Épigramme de Catulle aux habitués d'une maison de + débauche où s'était réfugiée une de ses maîtresses. --Il ne faut pas + reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ce mauvais lieu. --Colère de + Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. --Vieillesse prématurée + de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son amant. --Properce. + --Cynthie ou Hostilia, fille d'Hostilius. --Son amour pour Properce. + --Statilius Taurus, riche préteur d'Illyrie, entreteneur de Cynthie. + --Résignation de Properce à l'endroit des amours de sa maîtresse avec + Statilius Taurus. --Les oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à + sa maîtresse. --La _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les + attraits de sa maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec + Cynthie. --Les galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. + --Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de + Baïes. --Les amours de Gallus. --Properce se jette dans la débauche + pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation de Properce avec Cynthie. + --Changement de rôles. --Acanthis l'entremetteuse. --Jalousie de + Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge qu'employa Cynthie pour s'assurer de + la fidélité de son amant. --Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa. + --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. --L'empoisonneuse + Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort de Properce. --Ses + cendres réunies à celles de Cynthie. + + +Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l'amour ou +plutôt de la volupté, venait de mourir, à l'âge de trente-six ans, +victime de l'abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais, +selon les autres, n'ayant succombé qu'à la faiblesse de sa nature +délicate et maladive, malgré les précautions d'une vie calme et chaste. +Cette vie-là , dans tous les cas, n'avait pas toujours été telle, puisque +les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites +la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la +licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de +Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des +libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans +ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais +devant le mot obscène, qu'il fait sonner avec effronterie dans une +phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères +de la débauche la plus hardie, mais il a l'excuse d'être naïf dans ce +qu'il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en +Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce +qui devait servir à composer l'impure mosaïque de la Prostitution +romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le +_patient_ Aurélius et le cinæde Furius (_pathice_), qui, d'après ses +vers voluptueux (_molliculi_), ne le supposaient pas trop pudique, il +n'hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être +chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de +sel et d'agrément, tout voluptueux et peu décents qu'ils sont, quand ils +peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore +de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle +était trop instruit des secrets de Vénus, pour n'avoir pas acquis ce +savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé. + +Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n'est pas venue +jusqu'à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses +maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60 +ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d'esprit, de talents +et de grâces, si éclatante qu'elle ait été dans la période de leurs +amours, n'a pas duré assez longtemps pour qu'on en trouve un reflet dans +les oeuvres d'Horace. Il n'y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par +Catulle, ait survécu au moineau qu'elle avait tant pleuré; et encore, +suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d'un sénateur, Métellus +Céler, s'appelait Clodia, et n'appartenait pas à la classe des +courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers +adressés à Lesbie ou à son moineau, d'admettre un détail qui aurait pu +la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle; +il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à +des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il +embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les +compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers, +pour que j'en eusse assez et trop? Autant qu'il y a de grains de sable +amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de +Jupiter Ammon jusqu'au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu'il y a +d'étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours +furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée +ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu'il a comparée à Sapho en +traduisant pour elle l'ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus +connue par son moineau que par ses moeurs galantes. Ce moineau, délices +de Lesbie, qui jouait avec elle, qu'elle cachait dans son sein, qu'elle +agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures, +lorsqu'elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l'ennui +de l'attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n'était pas un +oiseau, si l'on s'en rapporte à la tradition conservée par les +scoliastes; c'était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l'aimait à +l'égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes +beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau +qui faisait ses délices et qu'elle aimait plus que la prunelle de ses +yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges +de l'interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l'ode de +Sapho, que le poëte n'a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne +soutiendrons pas contre eux que Catulle n'a entendu pleurer qu'un +moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma +maîtresse sont enflés et rouges d'avoir pleuré.» + +Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu'il ne prévoyait pas +la fin de cette passion qu'elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie! +s'écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée +que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d'un tel amour, et +congédia son amant. Celui-ci n'essaya pas de regagner un coeur, dont il +était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu'il regardait +comme inévitable; il résolut seulement d'oublier Lesbie, et de ne plus +aimer à l'avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il +tristement; déjà Catulle s'est endurci le coeur; il ne te poursuivra +plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand +tes nuits se passeront sans qu'on t'adresse de prières. Maintenant quel +sort t'est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui +aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres +mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c'est la destinée, endurcis-toi!» +Catulle s'aperçut bientôt qu'il avait trop compté sur sa force d'âme, et +qu'il ne se consolerait pas de l'inconstance de Lesbie; il l'aimait +absente; il l'aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux! +murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet +la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les +angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d'une vie qui a été +pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur +dans la moelle de mes os, a chassé de mon coeur toutes mes joies!» +Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et +celle qui le lui avait inspiré; il s'indigna un jour de voir comparer à +Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n'avait ni le nez petit, ni le pied +bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni +la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et +grossier!» répétait-il en soupirant. + +Lesbie s'était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons +concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages +par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu'on appelait son mari +(_maritus_) et qui n'était peut-être qu'un maître jaloux. Elle ne +laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari, +qu'elle n'osait tromper, bien qu'elle en eût belle envie. Pour mieux +feindre l'oubli du passé et pour tranquilliser l'esprit de l'époux +qu'elle regrettait secrètement d'avoir préféré à l'amant, elle adressait +tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C'est une grande +joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une +épigramme contre le mari. Ane, tu n'y entends rien! Si elle se taisait +et qu'elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde +et m'invective, c'est non-seulement qu'elle se souvient, mais encore, ce +qui est bien plus sérieux, qu'elle est irritée; c'est qu'elle brûle +encore et ne s'en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies +de Catulle, qu'il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la +passion qu'elle conservait pour lui. Si c'était une illusion, il ne fit +rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en +puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au +théâtre, un murmure d'admiration accompagna l'arrivée d'une courtisane, +nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie, +comme pour l'éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet, +se fixèrent sur la nouvelle venue, et l'on ne regarda plus Lesbie, +excepté Catulle, qui n'avait des yeux que pour elle. Indigné de +l'injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses +tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu'il fit circuler parmi les +spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand +nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J'avouerai +volontiers qu'elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu'elle +soit belle; car, dans ce grand corps, il n'y a nulle grâce, nul attrait. +Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds, +qu'elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.» + + Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est, + Tum omnibus una omnes surripuit veneres. + +On peut dire que Catulle n'a pas donné de rivale dans ses poésies, à +cette Lesbie, qu'il ne cessa d'aimer, lorsqu'il eut cessé de la +posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d'une +autre maîtresse. On ne trouve qu'un seul nom, celui d'Ipsithilla, qui +brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore +après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger +par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre +langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas +moins que la traduction discrète d'un professeur de l'Université: «Au +nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, +accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour; et, si +tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à +tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et +prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux +(_paresque nobis novem continuas futationes_). Mais, si tu dis oui, +dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule +dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui +nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où +il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre +épigramme qu'il adresse aux habitués d'un mauvais lieu, il se plaint +amèrement de la perte d'une maîtresse qu'il ne nomme pas, qu'il avait +aimée comme on n'aimera jamais, et pour laquelle il s'était battu bien +des fois. Cette femme l'avait quitté pour se réfugier dans une maison de +débauche, la neuvième qu'on rencontrait en sortant du temple de Castor +et Pollux. Là , elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de +ce lupanar (_omnes pusilli, et semitarii moechi_), qui s'entendaient +pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d'entrer +dans la maison, où ils étaient au nombre d'une centaine: «Pensez-vous +être seuls des hommes? leur criait-il en colère (_solis putatis esse +mentulas vobis?_). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les +filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?» +Il les défie, il les menace d'écrire la violence qu'on lui fait, sur les +murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu'on y obtient +toujours à prix d'argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents +adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix +de son amante qui se livre aux _contubernales_, il se morfond toute la +nuit à la porte. + +Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ces +débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le +mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la +vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l'avait pas laissée tomber +à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu'il +l'estimait moins, il était forcé d'avouer en gémissant qu'il l'aimait +davantage: _Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle +minus_. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des +courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le +voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui +à l'avance le prix des faveurs qu'elle lui avait ensuite refusées: +«L'honneur veut, Aufilena, qu'on tienne sa parole, comme la pudeur +voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c'est pis +encore que le fait d'une courtisane avare qui se prostitue à tout +venant.» Ailleurs, il s'indigne contre une honteuse prostituée qui lui +avait dérobé ses tablettes; il l'appelle _catin pourrie_ (_putida +moecha_); il l'accable d'injures, sans obtenir la restitution des +tablettes. Elle ne s'émeut pas, et ne fait qu'en rire; il finit par rire +lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il, +rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces +physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la +décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l'avait conduit, en si peu +d'années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie. +Ce n'était plus qu'un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances +de son ardente jeunesse; c'était encore de l'amour qu'il épanchait en +vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait +jusqu'à l'outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il +l'admirait, il l'exaltait, il l'invoquait à l'instar d'une divinité: +«Nulle femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi, +ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n'a été plus religieusement +gardée que nos serments d'amour le furent par moi! Mais vois où tu m'as +conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car +je ne pourrai jamais t'estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse +des femmes, ni cesser de t'aimer, quand tu serais la plus débauchée!» +Les sens faisaient silence chez Catulle; le coeur parlait seul, et cette +voix suprême retentit dans l'âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien +amant n'avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin +était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui, +les bras ouverts; Catulle s'y précipita, en oubliant tout le reste. +Lesbie l'avait revu mourant; Catulle s'était ranimé pour écrire d'une +main tremblante ces admirables vers: + + Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te + Nobis. O lucem candidiore notâ! + Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid + Optandum vita, dicere quis poterit! + +«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t'espérais sans +cesse! O jour qu'il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est +plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu'il y a dans +la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n'avait que +des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son oeil éteint +s'était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses +sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse +chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans +des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me +promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera +toujours? Grands dieux! faites qu'elle puisse promettre et tenir, et que +ce soit sincèrement, et du coeur, qu'elle me le dise! Ainsi, nous +pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d'une +amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient +se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement +presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d'avoir +retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu'on puisse +faire de cette Lesbie, c'est de rappeler l'amour si tendre et si +constant qu'elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte +toujours dans les vers qu'il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs +de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution +romaine. + +Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être +aussi, suivant l'expression bizarre d'un rhéteur, «un des triumvirs de +l'amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle +de Mévanie, l'an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les +poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant +Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses +flatteurs prétendirent même qu'elle descendait de Tullus Hostilius, +troisième roi de Rome; mais, quoi qu'il en fût, elle pouvait se vanter, +avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père +Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre +d'Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents +avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps, +n'était pourtant qu'une courtisane. Elle aimait véritablement Properce, +mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de +rivaux qu'elle en pouvait satisfaire. Elle n'avait garde de lui +permettre d'en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la +fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un +riche préteur d'Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses +frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d'argent pour elle que +pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie +n'enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités +de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu +redoutable que lui faisait le préteur d'Illyrie dans les bonnes grâces +d'Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque +fois qu'il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n'en +souffrait pas d'autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux +qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi, +en revenant un soir, à l'improviste, de Mévanie, impatient de se +retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte, +il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec +inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect; +aucun n'ose l'arrêter, et tous voudraient l'empêcher d'avancer. On est +en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des +aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par +les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s'enfuir; il demande +d'une voix impérieuse quel est l'hôte magnifique qui reçoit chez +Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce +un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se +laissera, plutôt que d'ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles; +mais Properce n'a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au +triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la +salle, où l'odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s'y +passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit +d'ivoire, de pourpre et d'argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia +et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l'un à l'autre. +A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se +retire d'un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore +pour ses oreilles, pourquoi ne m'avertissais-tu pas tout de suite que le +préteur était arrivé d'Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit, +qu'il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses, +seule infidélité qu'il se permît à l'égard de son infidèle. Le lendemain +il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu +d'Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand +désespoir! Que n'a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens? +Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t'eusse présentées!... +Aujourd'hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit, +excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne +quitte pas un moment cette moisson qui t'est offerte, et dépouille de +toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses +dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile +vers d'autres Illyries.» Ces conseils, de la part d'un amant, ne +témoignaient pas de son extrême délicatesse. + +Cynthie n'était pas seulement belle; son amant l'appelle _docte_, et +parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses +talents; on sait aussi qu'elle était poëte, et son goût pour la poésie +devait être le principal lien qui l'attachait à Properce. Celui-ci, en +effet, ne pouvait la payer qu'en vers. Dans ses élégies, il esquisse +souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend +qu'elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main +admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment +de ma flamme! O Bassus! elle a bien d'autres perfections, pour +lesquelles je donnerais jusqu'à ma vie: c'est sa rougeur ingénue; c'est +l'éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous +sa robe discrète (_gaudia sub tacitâ ducere veste libet_).» Il trouvait +sa Cynthie assez parfaite pour qu'elle se passât de toilette et même de +voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la +nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler +tant d'ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l'Oronte +que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis +de cette robe déliée, tissue dans l'île de Cos? Pourquoi te vendre à ce +luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée, +étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes +briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir +à de tels artifices. L'Amour est nu: il n'aime point le prestige des +ajustements.» L'axiome de Properce était toujours celui d'un amant +tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais +Cynthie s'obstinait à conserver, dans le tête-à -tête le plus intime, le +gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous +initiant aux mystères d'une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette +habitude de pudeur ou de pruderie, qu'il aurait pu expliquer par la +découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il +nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein, +quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à +s'ébattre dans les ténèbres? Si tu l'ignores, les yeux sont nos guides +en amour. C'est nue, et lorsqu'elle sortait de la couche de Ménélas, +qu'Hélène, à Sparte, alluma au coeur de Pâris le feu qui le consuma; +c'est nu, qu'Endymion captiva la soeur d'Apollon; c'est nue aussi que la +déesse dormit avec lui (_nudæ concubuisse deæ_). Si donc tu persistes à +coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces +une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le +lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante +t'empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais +honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte +de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter +de ce qu'on lui offrait: «Qu'elle veuille bien m'accorder quelques nuits +semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une +seule année; qu'elle m'en donne beaucoup d'autres, et dans ces nuits-là +je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!» + +Cet amour n'était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait +journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur +d'Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la +maison. Elle n'accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu'il +réclamait à titre d'amant déclaré; elle le tenait souvent à l'écart, +elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours +mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes +honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le coeur du poëte; elle +mettait sur le compte des fêtes d'Isis, de Junon ou de quelque déesse, +la continence qu'elle s'imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont +encore revenues ces tristes solennités d'Isis! écrivait un jour +Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille +d'Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux +matrones de l'Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides +de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale +à l'amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu'Isis fût seule coupable +des scrupules et des refus de Cynthie, qu'il essayait en vain +d'attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n'entre avec plaisir +dans son lit solitaire; il est quelque chose que l'amour vous force à y +souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents; +une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le +laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement +elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu'elle prétendait +donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire, +à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d'ailleurs ce +qui faisait l'opulence de sa maîtresse, et, comme il n'avait pas les +trésors d'Attale pour payer ce luxe dont il savait l'origine impure, il +en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe +vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque +toute la Grèce soupirait à sa porte! s'écrie-t-il, en avouant que sa +Cynthie n'était qu'une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus +nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui +égaya si longtemps les loisirs du peuple d'Érichtée! Cette Phryné, qui +aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter +plus d'admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de +plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des +baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs, +signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des +parents qu'elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste, +Properce était si jaloux d'elle, qu'il la soupçonnait parfois de cacher +un amant dans sa robe (_et miser in tunicâ suspicor esse virum_). + +Ce n'était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d'elle +cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins +généreux; c'était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour +pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs +voyaient affluer alors l'élite de la richesse, de la corruption et du +plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme +déchues, si elles n'eussent étalé leur luxe insolent au milieu des +orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles +intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes, +comme il l'eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque +souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se +nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l'avenir. Te +rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle +est la place qui me reste en ton coeur? Peut-être, en ce moment, un +rival ennemi veut-il que j'efface ton nom de mes vers.» Properce, qui +n'avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes, +s'indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de +tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des +femmes: «Ah! périssent à jamais, s'écriait-il, périssent Baïes et ses +eaux, qui engendrent tous les crimes de l'amour!» Au reste, il ne +pouvait guère se faire illusion sur l'objet du voyage de Baïes; il +n'ignorait pas, d'ailleurs, que Cynthie n'avait pas d'autre revenu que +celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l'avoir vue à +l'oeuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un +moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c'est toujours la +bourse des amateurs qu'elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de +l'amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s'avilissent par ce trafic! +Ma maîtresse m'envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle +me commande d'aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que +personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à +cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son +vilain préteur, avait interdit sa couche à l'amant de coeur, pendant +sept nuits consécutives. + +Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait +qu'elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu'il lui donna +longtemps et vainement l'exemple de la constance. Il déclare, en +plusieurs endroits de ses élégies, qu'il était resté fidèle à cette +charmante infidèle, et l'on voit qu'il lui pardonnait tout, dès qu'elle +lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre +régnait à sa place; il se faisait si peu d'illusion à cet égard, qu'il +lui disait, tout en l'embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule +nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux +cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à +un raccommodement et à un redoublement d'amour. Dans une de ces +querelles d'amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier +Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les +courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire, +depuis le jour où son ami Gallus, dans l'intention de le distraire et de +faire trêve à ses chagrins de coeur, l'avait rendu témoin, pendant une +nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit +dont il m'est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par +ce spectacle: ô nuit que j'évoquerai souvent dans mes voeux ardents, +nuit voluptueuse où je t'ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune +maîtresse, mourir d'amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au +sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il +ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il +était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des +plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les +sentiers battus par le vulgaire et à s'abreuver à longs traits aux +sources impures de la prostitution publique (_ipsa petita lacu nunc mihi +dulcis aqua est_); il adopta une maxime bien contraire à celle de +l'amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!» +Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que +toutes les filles que l'Oronte et l'Euphrate semblent avoir envoyées +pour moi à Rome, que ces sirènes s'emparent de moi!» Et pourtant il ne +se consolait pas d'avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter, +en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour, +murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il +apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle: +il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu'il +crut l'avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O +lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes +offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui +fut changée en génisse (Io): dix nuits d'abstinence pour cette déesse et +dix d'amour pour moi!» + +A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les +amants; la jalousie se calma dans le coeur de Properce, pour s'allumer +dans celui de Cynthie. Il venait d'être délivré enfin de l'odieuse +malveillance qui s'acharnait à troubler ses amours: Acanthis, +l'entremetteuse, qui avait tant d'empire sur Cynthie, qui lui procurait +des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses +messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et +l'ennemie implacable d'un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible +mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n'était +plus là , l'infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier +veille pour ceux qui apportent; si l'on frappe les mains vides, qu'il +dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse +pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d'or, ni les rudes +caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares, +qui, l'écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde +l'or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu'on te +chante? Sois sourde à ces vers que n'accompagne pas un présent d'étoffes +splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de +l'or.» Properce assista aux derniers moments d'Acanthis et à ses +honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses +rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si +bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu'une vieille +amphore au col tronqué soit l'urne cinéraire de cette abominable +sorcière, s'écria Properce, et qu'un figuier sauvage l'étreigne dans ses +racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de +pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!» +Cynthie, qui n'écoutait plus la voix empoisonnée d'Acanthis, donna libre +cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle +le fit épier, elle l'épia elle-même; elle l'accusa de torts qu'il +n'avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu'elle +avait eu d'amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle +l'accablait de reproches et d'injures; elle le mordait, le battait, +l'égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se +punir de n'être plus assez belle ni assez aimée. + +Cette jalousie vague s'était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna, +dont Properce avait été l'amant, avant de devenir le sien. Cynthie se +porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce +fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui +n'avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu'il avait eu dans sa +jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu'il se souvenait à +peine de l'avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces +nuits d'amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton +amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de +tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna, +qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s'est +donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix +si nécessaire aux travaux de l'esprit, évitait de rien faire, que +Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il +avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l'air indifférent, +et sa maîtresse n'en était que plus empressée à découvrir les causes de +cette indifférence. Un jour, elle prétexta un voeu qu'elle avait fait, +d'offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce +temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs +de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre +profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges +apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu'elles lui +présentaient, les yeux couverts d'un bandeau; quand elles étaient pures, +le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec +d'effroyables sifflements. Cynthie n'avait rien à porter à ce dragon: +elle ne pouvait avoir affaire qu'à la déesse. Son voyage n'était, +d'ailleurs, qu'une manière de s'absenter, en laissant le champ libre à +son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la +longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par +des molosses aux riches colliers. «Après tant d'outrages faits à ma +couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant +aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir +deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais +charmante dès qu'elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont +l'ivresse ne se contentait pas d'un seul amant. La première demeurait +sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les +bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des +Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été +préparé pour les recevoir d'une manière digne d'elles. Properce se +promettait d'adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des +voluptés qui lui étaient inconnues (_et venere ignotâ furta novare +mea_). + +Le festin était servi sur l'herbe, au fond du jardin; rien n'y manquait, +ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les +roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n'y avait qu'un +lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se +plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis +jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de +buis. Mais cette musique ne faisait qu'accroître la distraction du +poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et +Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on +renversa la table pour jouer aux dés. Properce n'amenait que des nombres +funestes, tels que celui qu'on nommait _les chiens_; la chance ne +daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c'est-à -dire le numéro un. +Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique, +Properce était aveugle et sourd (_cantabant surdo, nudabant pectora +cæco_). Tout à coup, la porte d'entrée a crié sur ses gonds, et des pas +légers retentissent dans le vestibule. C'est Cynthie qui accourt, pâle, +les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d'éclairs: +c'est la colère d'une femme, et l'on dirait une ville prise d'assaut +(_spectaculum captâ nec minus urbe fuit_). D'une main forcenée, elle +jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu +et demande de l'eau; Cynthie les poursuit l'une et l'autre, déchire +leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui +échappent à grand' peine et se réfugient dans la première taverne +qu'elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on +accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante +en fureur, qui s'acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord +jusqu'au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent +coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les +genoux de Cynthie, il la conjure de s'apaiser, il réclame son pardon; +elle le lui accorde, à condition qu'il ne se promènera plus, richement +paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu'il ne tournera +plus ses regards vers les derniers gradins de l'amphithéâtre, où siégent +les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave +infidèle, les pieds chargés d'une double chaîne. Properce consent à +tout, pour expier son impuissante tentative d'infidélité; il baise les +mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite, +elle brûle des parfums, et lave avec de l'eau pure tout ce que le +contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d'une souillure à ses +yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de +chemise, et d'exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre. +Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se +couche avec son amant: c'est là que la paix s'achève entre eux (_et toto +solvimus arma toro_). + +Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane, +nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique, +versa le poison, qu'un de ses amants avait fait apprêter par une +magicienne, pour se venger d'un affront qu'il avait reçu de cette fière +maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les +funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas +de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la +cendre fumante de la victime d'un si noir attentat: on avait l'air de +vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome, +Cynthie avait été inhumée au bord de l'Anio, sur la route de Tibur, dans +l'endroit même qu'elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta +foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les +auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui +lui demandait vengeance; mais il n'osa pas se faire l'accusateur de +l'empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui +avait été l'instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya +la poussière avec sa robe brochée d'or; en revanche, les amies de +Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre, +furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel +pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille +Pétalé fut attachée à la chaîne de l'infâme billot; la belle Lalagé, +suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le +nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les +fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une +épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les +dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la +vieille nourrice et l'esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des +avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne +brûla pas les vers qu'il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l'ombre +mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d'autres +maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os +confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l'ombre +plaintive s'évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la +saisir et l'enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas +longtemps à celle qu'il ne cessait de pleurer: il mourut à l'âge de +quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu'il lui avait +élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie, +qui partage l'immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu'une +courtisane fameuse. + + + + +CHAPITRE XXVI. + + SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou + Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les + amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle. + --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et + enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa + porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme. + --Némésis. --L'amant de cette courtisane. --Amour de Tibulle pour + Némésis. --Prix des faveurs de cette prostituée. --Cerinthe empêche + Tibulle de se ruiner pour Némésis. --Tibulle amoureux de Néère. + --Refus de Néère d'épouser Tibulle. --Néère prend un amant. + --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour à Sulpicie, fille de + Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle. --Infidélités de + Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane + grecque. --Dédains de Glycère. --Ode consolatrice d'Horace à Tibulle. + --Mort de Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Citheris. + --Cornelius Gallus. --Citheris. --Lycoris. --Gallus à la guerre des + Parthes. --Son poëme à Lycoris. --Retour de Gallus. --Infidélités de + Lycoris. --Gentia et Chloé. --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, + ambassadeur de Théodoric. --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le + vrai nom de cette courtisane. --Le mari de Corinne. --On n'a jamais su + positivement ce que c'était que cette courtisane. --Manéges amoureux + que conseille Ovide à Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et + brutalité d'Ovide. --Son désespoir d'avoir frappé Corinne. + --L'entremetteuse Dipsas. --Insinuations de cette horrible vieille. + --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne. + --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne. + --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat. + --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur + d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte. + --Plaintes et insistances d'Ovide pour obtenir le pardon de sa + conduite. --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. + --Ovide se retire dans le pays des Falisques. --Son retour à Rome. + --Corinne devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à + Corinne. --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux + et d'après les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète + supposée avec la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du + Pont-Euxin. --Son exil attribué à sa passion adultère supposée. + --Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la + Prostitution. --Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour + Corinne. + + +L'amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d'un +contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses. +Tibulle, ami de Virgile, d'Horace et d'Ovide, fut comme eux un grand +poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant +l'ère chrétienne, le même jour qu'Ovide. Son goût pour la poésie se +révéla de bonne heure, et, dès l'âge de dix-sept ans, il reconnut qu'il +n'était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son +tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C'est là que +je suis bon chef et bon soldat!» s'écrie-t-il dans une de ses élégies. +En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à +épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il +ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps +à l'abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si +monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il +partageait les orgies, il s'attristait tous les jours de son infériorité +matérielle et il s'aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il +résolut de retrouver par le coeur les jouissances que sa nature délabrée +n'était plus capable de lui procurer. Jusque-là , il avait éparpillé +entre cent maîtresses toute l'activité de ses passions vagabondes; il +les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être +qu'une courtisane, car, à Rome, la loi et les moeurs s'opposaient à tout +amour illégitime, qui s'adressait à une femme de condition libre, et qui +n'aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier, +et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu'il eût +été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il +voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations +amoureuses. + +Il arrêta d'abord son choix sur une courtisane, qu'il nomme Délie dans +le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre +nom. Suivant l'opinion la plus probable, c'était une affranchie, nommée +Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la +coquetterie. Tibulle n'était point assez riche pour être accepté ou +même toléré par cet avare mari, qui n'avait de jalousie qu'à l'égard +d'une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des +honteuses servitudes qu'on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle +auprès de celle-ci qu'il aimait et qu'il ne payait pas. Ce fut elle, qui +amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et +silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui +présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l'amant à la porte et +qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous +n'étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la +femme et pour l'honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu'avant +d'avoir touché le coeur de Délie, il n'était déjà plus homme: «Plus +d'une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais, +quand j'allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et +trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que +j'étais sous le pouvoir d'un maléfice, et publiait, hélas! ma triste +impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n'avait pas changé, en +devenant l'amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de +lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère +de Délie, «qu'elle lui apprenne la chasteté (_sit modo casta doce_), +bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe +traînante ne cache pas ses pieds.» C'était donc de la part du poëte un +amour plus idéal que matériel, et le coeur en faisait presque tous les +frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à +l'insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique, +attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent +muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux +était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid +engourdissant d'une nuit d'hiver, disait-il après avoir maudit la porte +inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes +épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous +et que le tacite signal de son doigt m'appelle à ses côtés.» + +Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies, +les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le +poëte avait bien de la peine à s'accoutumer au métier que faisait sa +maîtresse. Il sentait bien pourtant qu'il ne pouvait pas lui donner le +prix de ses caresses et qu'il devait fermer les yeux ou rompre avec +elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l'amour, s'écriait-il +avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes +os!» Il n'avait pas d'or, pour satisfaire la vénalité de l'infâme époux +de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans +l'espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être +fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J'ai +tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c'est un autre qui possède ton +amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes +incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu'elle +savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne +s'ouvre point, disait-il avec amertume, c'est la main pleine d'or, qu'il +faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu'à dénoncer ses +propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de +l'aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué. +Délie, que l'habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire +des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu'elle ne lui +avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et +imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité +de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus +circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent, +raconta-t-il au mari narquois, en feignant d'admirer ses perles et son +anneau, j'ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un +vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre, +une eau furtive m'assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et +souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!» +Tibulle, tourmenté par la jalousie, s'avisait de donner des conseils à +ce mari trompé et heureux de l'être: «Prends garde, lui disait-il, +qu'elle n'accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens; +qu'une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein +découvert; que ses signes d'intelligence ne t'échappent, et qu'avec son +doigt mouillé elle ne trace sur la table d'amoureux caractères!» Tibulle +oubliait que c'était de lui-même que Délie avait appris l'art de tromper +son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui +effaçaient l'empreinte livide que fait la dent d'un amant dans les +combats de Vénus (_livor quem facit impresso mutua dente Venus_). + +Tibulle avait trop offensé Délie pour qu'elle pût lui pardonner ses +outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait +son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d'autres amours +plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l'impossibilité d'une +réconciliation, il ne s'obstina pas à la poursuivre en vain; il aima +ailleurs. C'était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible +que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta +d'arriver à ce coeur avare, par les séductions de la vanité: il fit +fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu'il +adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un +riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des +esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne +faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé; +mais elle n'avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient +rien: «Hélas! s'écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le +vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m'enrichisse, +puisque Vénus aime l'opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe, +et s'avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis! +qu'elle porte ces tissus transparents où la main d'une femme de Cos +entrelaça des fils d'or! qu'elle attache à ses pas ces noirs esclaves +que l'Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de +la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l'envi leurs plus +belles couleurs, l'Afrique lui donne l'écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce +n'était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir +pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à +exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette +Némésis, qui sans doute les lui fit payer d'une manière ou d'autre, mais +qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une +seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste +héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa +nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l'empêcha de faire cette folie, et +il essaya de ne payer qu'en monnaie de poëte: il fut congédié +dédaigneusement. «C'est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis +Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne. +C'est l'infâme Phryné qui m'écarte sans pitié; elle porte et rapporte +en secret, dans son sein, de furtifs messages d'amour. Souvent, lorsque, +du seuil où je l'implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse, +elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit +qui me fut promise, elle m'annonce que ma belle est souffrante et tout +épouvantée d'un présage menaçant. Alors je meurs d'inquiétude; alors mon +imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de +combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te +voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre +que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d'être +aimées et chantées par un poëte comme lui. + +Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui +n'était probablement pas celle d'Horace. Tibulle, dans le troisième +livre de ses Élégies, qu'il lui a consacré, la représente comme une +innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus +aimable des pères. C'était, ce ne pouvait être qu'une fille +d'affranchis, et cependant Tibulle offrit de l'épouser, ou, du moins, de +la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n'eussent +point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la +vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour +lui, il se sentait près de sa fin: c'était une lampe épuisée d'huile, +qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l'appelle sans +cesse, refusa d'unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse +refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle +était l'objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses +soupirs; elle n'exigeait pas d'autres présents que le recueil des +Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d'une reliure +dorée. Mais elle était dans l'âge de l'amour; elle se donna donc un +amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux: +«Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!» +Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu'il se résigna enfin à +n'être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il +voulait qu'on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir +de s'être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses +anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l'amour et des +courtisanes, l'entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs +joyeuses réunions; ils l'invitèrent à chanter les louanges de Bacchus, +qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu'il me serait doux, +murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la +longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des +jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l'a donné à qui n'en est +pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m'est chère encore!» +Bacchus, qui s'emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme +de Néère: «Allons, esclave, allons! s'écriait Tibulle en tendant sa +coupe à l'échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a +longtemps que j'aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie +et ceindre mon front de couronnes de fleurs!» + +Tibulle savait bien qu'il ne devait plus attendre d'une maîtresse ce +doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le +bonheur: «La jeunesse et l'amour, disait-il naguère en regrettant d'être +encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l'amour, ce +sont les véritables enchanteurs!» Il n'avait plus recours à la magie et +à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé +sa maladie d'épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère +qu'il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il +fit une déclaration d'amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa +le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret +chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s'attache à tous ses +pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses +vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa +beauté. Elle nous enflamme, quand elle s'avance enveloppée d'un manteau +de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue +d'une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant; +elle lui accorda plus qu'il ne demandait, et elle recueillit les +dernières lueurs de ce coeur qui s'éteignait: «Nulle autre femme, lui +disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C'est la +première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me +plaire, et après toi, il n'est plus dans Rome une femme qui soit belle à +mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui +enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à +l'heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était +infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui +fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d'immortalité +dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d'une bonne fortune qu'il +n'avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu'un de ses mérites +personnels, et il se mit en devoir d'aimer sérieusement Glycère, qui +n'aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie, +s'avisa d'aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa +pas un seul vers pour Glycère, qui n'eut pas la patience d'attendre une +velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté +affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au +point que ses amis comprirent qu'il avait reçu le coup de la mort. +Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d'oublier la +cruelle Glycère (_ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ_) et +Tibulle apprit presqu'aussitôt, qu'Horace lui avait succédé dans les +bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s'en releva pas; il +succomba enfin, à l'âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa soeur lui +avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit +apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d'habits de +deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales +suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur +le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d'avoir été la +plus aimée. + +Cette époque du règne d'Auguste fut le triomphe des poëtes et des +courtisanes, qui s'entendaient si bien entre eux, qu'ils semblaient +inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte +amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la +vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane +grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait +aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n'osons +reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier, +ami de Tibulle, d'Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux +très-recherché dans la société des courtisanes, s'était attaché à +Citheris, qu'il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours +dans un poëme en quatre chants, dont nous n'avons plus que quelques +fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s'écriait-il +indigné, lorsqu'elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte +de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui +envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais +visage que nul duvet n'ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se +répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de +la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit +infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on +ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de +Rome, et la guerre l'avait entraîné avec les aigles romaines chez des +peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir +de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s'écriait-il, ne sera pas séduite par un +frais visage de jeune homme ni par des présents; l'autorité d'un père et +les ordres rigoureux d'une mère la solliciteront en vain de m'oublier: +son coeur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition +amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire +remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de +sa maîtresse: «Que m'importe à moi la guerre! disait-il en gémissant: +qu'ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des +richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec +d'autres armes: c'est l'amour qui sonne le clairon et qui donne le +signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du +soleil jusqu'à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en +m'arrachant mes armes! mais, si mes voeux s'accomplissent et si les +choses tournent à mon honneur, que la femme qui m'est chère soit le prix +de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de +baisers, tant que je me sens la force d'aimer et que je n'en ai pas +honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent +enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit +arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras +de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu'au milieu du jour!» + +Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures +et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle +qu'il l'avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l'espérait, +un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez +embarrassée de se représenter, dans ce travail d'aiguille, les yeux en +larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait +même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s'aperçut qu'il ne vivait +plus au temps de l'âge d'or, où, comme il l'avait dit lui-même, «la +femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses +faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu'il avait faits pour Lycoris, et +qui étaient, d'ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il +répondit à l'infidélité par l'infidélité, et il trouva de quoi se +consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le +regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d'amour, plusieurs +jeunes filles que leur beauté n'avait pas encore rendues fameuses. Ce +furent d'abord deux soeurs, Gentia et Chloé, qu'il possédait à la fois: +«Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d'accord, +ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche +ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase +davantage son amant, l'une par ses yeux, l'autre par ses cheveux?» Les +cheveux de Gentia étaient blonds comme de l'or; les yeux de Chloé +lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant, +nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune +fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui +brillent comme de l'or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui +s'élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes +yeux étoilés sous l'arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces +joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres, +tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces +une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du +coeur! N'aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d'amour, +cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge +découverte exhale une odeur de myrrhe: il n'y a que délices en toute ta +personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et +par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à +moitié mort, et tu m'abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas +de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu'il avait si amoureusement +chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus +de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse +d'un poëte, Maximianus, qui mérita d'être confondu avec Cornelius +Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus +aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu'il +ait été, ne fut qu'un vieillard impuissant, qui se plaignait d'être le +jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains +de sa jeunesse, pour se réchauffer le coeur, et pour être moins ridicule +à ses propres yeux: «La voilà , cette belle Lycoris que j'ai trop aimée, +disait le poëte en se lamentant, celle à qui j'avais livré mon coeur et +ma fortune! Après tant d'années que nous avons passées ensemble, elle +repousse mes caresses! Elle s'en étonne, hélas! Déjà , elle recherche +d'autres jeunes gens et d'autres amours; elle m'appelle vieillard faible +et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se +dire que c'est elle-même qui a fait de moi un vieillard!» + +Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable +Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l'amour les premières +inspirations de sa muse: on peut dire qu'Ovide, le chantre, le +législateur de l'art d'aimer, avait appris son métier dans le commerce +des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des +nez était le caractère distinctif et l'attribut érotique des mâles de +cette famille. Le nom de _Naso_ leur resta de père en fils, avec ce +terrible nez qui avait fait la célébrité d'un de leurs aïeux. Sous ce +rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n'avait pas +dégénéré. C'était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre +selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l'origine de +son surnom poétique, mes jours s'écoulaient dans la paresse; le lit et +l'oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une +jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune +beauté n'était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions +gratuites, la fille d'Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de +Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu'il a chantée +sous le nom de Corinne. Corinne, c'est Ovide lui-même qui nous +l'apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (_lenone marito_); ce mari, +ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête +avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n'était pas plus riche que +les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme, +mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne +était donc celle de Tibulle vis-à -vis de Délie et de Némésis; +seulement, sa réputation de poëte l'avait mis au-dessus des autres, et +par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses, +le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu'il donna de +nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les voeux d'aucune +d'elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu'elle +n'avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier, +toutefois, pour expliquer cette singularité, qu'Ovide avait composé cinq +livres d'élégies, et qu'il en brûla deux en corrigeant les pièces qu'il +laissait subsister. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais su positivement +quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé +du temps d'Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation +et que plus d'une courtisane, profitant de la discrétion de l'amant de +Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait +passer publiquement pour l'héroïne des chants du poëte. Suivant une +opinion qui n'est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la +personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu'Ovide avait +aimées à la fois ou successivement. + +Si l'on s'en tient au récit d'Ovide, l'amour l'avait merveilleusement +disposé à recevoir l'impression qui lui alla au coeur, quand il +rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma +couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon +lit? pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans +goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en +tous sens, sous l'aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il +l'aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces +comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les +danses favorisaient les intelligences des coeurs et les faiblesses des +sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l'accompagner, et +la jalousie s'éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante +lui eût donné le droit d'être jaloux d'elle. Il lui écrivit donc pour +lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu'elle aurait à +tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges +amoureux, qu'elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari +sera couché sur le lit de table, tu iras d'un air modeste te placer à +côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie +de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu'il applique ses +lèvres à l'endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas, +lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa +poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main +dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de +lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne +pourrais plus dissimuler que je t'aime. Ces baisers sont à moi! +m'écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je +puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (_quæ bene +pallia celant_), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N'approche +pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle +pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui +se crée autant de tourments que de prévisions, s'attriste, s'indigne des +libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence +et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m'épargner +tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait +complice de ce que j'appréhende pour l'avoir vingt fois expérimenté +moi-même avec mes maîtresses.» + + Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas + Veste sub injectâ dulce peregit opus. + Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris, + Conscia de gremio pallia deme tuo. + +Ovide espère profiter, dans l'intérêt de son amour, et de l'ivresse et +du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience +de l'inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari +emmènera sa femme et sera maître de disposer d'elle sans contrainte et +sans témoin! «Ne te donne au moins qu'à regret, tu le peux, s'écrie-t-il +douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient +muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne +crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le +trouver chez lui, à l'heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la +chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la +chevelure flottante sur son cou d'albâtre. Telle la belle Sémiramis +marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre +par ses nombreux amants. J'arrachai un vêtement, qui pourtant ne me +cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa +tunique; mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut +pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue. +Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas +dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras +ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser! +Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels +larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m'arrêter sur chaque +détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge, et je la tenais nue +serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes +tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!» + +Il possède sa maîtresse, mais il n'est pas encore heureux: il est +jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye +pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l'a frappée! +«La fureur m'a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se +détestant, elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon +délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J'ai eu l'affreux +courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même, +et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l'ai vue +pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau +dérobe aux montagnes de Paros; j'ai vu ses traits inanimés et ses +membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent, +que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du zéphyr, que +l'onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps +retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l'eau à la fonte des +neiges!» C'est que Corinne avait souvent auprès d'elle une vieille +entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d'artifices +pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour +vendre à des amants plus riches les moments qu'elle lui volait: +«Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce +n'est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des +vers lui-même, couvert d'un splendide manteau d'or, pince les cordes +harmonieuses d'une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l'or soit à +tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c'est chose assez +ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de +cette hideuse vieille, et il eut peine à s'empêcher de s'en prendre à +ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues +sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que +les dieux te refusent un asile, t'envoient une vieillesse malheureuse, +des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de +toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la +détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la +naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa +fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu'il avait laissée pensive; un +amant ne peut donner que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les +belles que j'en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j'aurai +choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer +les étoffes, l'or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée +que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n'était +pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans +les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d'Ovide. + +Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui +l'accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir +consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il +avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses +lettres, et Cypassis, qui l'introduisait en cachette. Cette dernière +était jolie et bien faite; un jour, Ovide s'en aperçut, tandis qu'il +attendait sa maîtresse, et il abrégea l'attente en se permettant tout ce +que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua +quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de +Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la +contenance d'Ovide: «Tu la soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de +sa maîtresse! s'écria-t-il en s'efforçant de reprendre son assurance. +Que les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, que les dieux +me préservent de l'être avec une femme d'une condition méprisable! Quel +est l'homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses +bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n'eut pas de peine à +persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui +demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas +davantage de son côté, et plus d'une fois son amant jugea qu'elle en +savait plus qu'il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se +donnent qu'au lit (_illa nisi in lecto nusquam potuere doceri_), se +disait-il tout bas en savourant un baiser qu'il trouvait étranger à ses +habitudes: je ne sais quel maître a reçu l'inestimable prix de ces +leçons-là !» + +Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de +santé et d'humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause +de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs +chambrières qui n'étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec +qui le coeur n'était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que +Corinne s'était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours +en péril; Ovide s'indigna de l'odieux attentat qu'elle avait exercé sur +elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le +tendre fruit qu'ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait +de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne +soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes +amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et +de tendresse pour son poëte; elle n'était jamais assez souvent ni assez +longtemps avec lui; l'eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la +tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n'aboyaient plus: on +envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui +laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d'être +ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours +me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon coeur ce +qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais renfermé +Danaé, Jupiter ne l'aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée +de ce langage capricieux et brutal; elle n'eut pas la force d'y +répondre; elle pleura en silence: «Qu'ai-je besoin, lui dit Ovide avec +plus de dureté encore, qu'ai-je besoin d'un mari complaisant, d'un mari +lénon?» Corinne comprit qu'on ne l'aimait plus. + +En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement +d'Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les +baisers qu'elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de +cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui, +j'acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec +la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux +exigences de Corinne, j'ai pu, il m'en souvient, livrer neuf assauts +dans l'espace d'une courte nuit (_me memini numeros sustinuisse +novem_).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était +capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s'écria Corinne +rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir +malgré toi t'étendre sur ma couche? Il faut qu'une magicienne d'Éa t'ait +ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d'une +autre (_aut alio lassus amore venis_)!» A ces mots, elle s'élança hors +du lit en rattachant sa tunique, et s'enfuit pieds nus; pour cacher à +ses femmes l'affront qu'elle avait subi de son amant, elle n'en fit pas +moins ses ablutions (_dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ_), et elle se +retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se +sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans +oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu'il fut sorti, Corinne +ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut +fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à +l'invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers, +on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la +maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le +matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des +guerres d'Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il +n'en fallut pas davantage pour qu'Ovide, piqué de se voir éconduit pour +faire place à un nouveau venu, s'obstinât davantage à heurter à la porte +qu'on lui fermait. L'eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d'appeler +le chien qui gardait le logis. Ovide s'en prit aux soldats enrichis qui +ont de l'or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des +poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats; +il comparait alors le véritable âge d'or, où l'amour ne se vendait pas, +à cet âge de fer où l'on achetait tout, même l'amour, avec de l'or: +«Aujourd'hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l'orgueil +farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner +beaucoup. Son gardien me défend d'approcher; elle craint pour moi la +colère de son mari: mais, si je veux donner de l'or, époux et eunuque me +livreront toute la maison. Ah! s'il est un dieu vengeur des amants +dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!» + +Ovide n'était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au +contraire, ne faisait que l'accroître. Il passait les nuits, couché sur +le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes, +des soupirs et des prières. Il fut plus d'une fois consolé par la belle +Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n'était +pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir +devant cette porte inflexible. Un matin, avant l'aube, elle s'ouvrit +doucement, et un homme sortit. «Quoi! s'écria l'amant déconvenu, quoi! +j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j'ai pu, +comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée! Je +l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d'un pas traînant, +comme celui d'un artisan usé par le service; mais j'ai encore moins +souffert de le voir, que d'en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre +d'un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait +oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses +vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour! + +Il quitta Rome pour chercher l'oubli dans l'absence; il se retira dans +le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les +échos de son coeur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait +à travers tous les bruits, de l'air et de la nature champêtre. Il revint +à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de +Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils +l'entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une +courtisane éhontée, et qu'elle descendait tous les jours la pente du +vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants; +elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle +donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les +yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son +cou portait l'empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été +meurtris; on racontait d'elle une foule de traits d'impudicité, +d'avarice et d'effronterie. Ovide refusait d'ajouter foi à ce qu'il +entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse +était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas, +censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce +que je te demande, c'est de chercher du moins à me tromper sur la +vérité. Elle n'est pas coupable celle qui peut nier la faute qu'on lui +impute; c'est l'aveu qu'elle en fait, qui seul peut la rendre infâme. +Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire +ouvertement ce que l'on fait en secret! Avant de se livrer au premier +venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et, +toi, tu divulgues partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces +toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même +comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus +bas de la Prostitution. + +Ovide n'effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu'il lui +avait dédiés; sous ce nom il l'avait aimée, sous ce nom il l'avait +chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s'écria-t-il en +mettant la dernière main à ses livres d'élégies. En effet, s'il eut +encore des maîtresses, il n'en chanta aucune, parce qu'aucune ne lui +inspira de l'amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l'intimité +des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu'elles lui +avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d'après leurs +inspirations, son poëme de l'_Art d'aimer_, ce code de l'amour et de la +volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place +à ses réminiscences amoureuses, mais il n'avoua pas une seule de ses +maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit +supposer qu'il avait une liaison secrète, avec la fille de l'empereur, +et qu'il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son +exil à cette passion adultère, qu'Auguste n'osait pas punir autrement; +selon d'autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris +Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu'il en fût, +Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares, +mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages, +même les élégies de ses _Amours_: il venait d'apprendre, par des +lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d'une toge +déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du +Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu'elle se fît +magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l'âme, en +collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de +Corinne. + + + + +CHAPITRE XXVII. + + SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des + libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense + qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son + critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies. + --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial. + --Moeurs déréglées de ce poëte. --Abominable épigramme que Martial eut + l'impudeur d'adresser à sa femme Clodia Marcella. --Quels étaient les + lecteurs habituels des oeuvres de Martial. --Le libraire Secundus. + --Portraits de courtisanes. --Lesbie. --Libertinage éhonté de cette + prostituée. --Les louves errantes Chioné et Hélide. --Vieillesse + ignoble de Lesbie. --Épigramme que fit Martial contre Lesbie. --Chloé. + --Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane. --La _pleureuse des + sept maris_. --Thaïs. --Injures qu'adressa Martial à cette courtisane + qui l'avait dédaigné. --Hideux portrait qu'il en publia pour se venger + de ses mépris. --Philenis et son concubinaire Diodore. --Horrible + dépravation de Philenis. --Épitaphe que fit Martial pour cette infâme + prostituée. --Galla. --Injustice de Martial à l'égard de cette + courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre elle. --D'où lui venait la + haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles amoureuses. --Effrayant + cynisme de Phyllis. --Épigrammes contradictoires de Martial contre + cette courtisane. --Lydie. --Comment Martial se conduisit envers + Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca. --Aversion et + dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. --Fabulla. --Lila. + --Vetustilla. --Gallia. --Saufeia. --Marulla. --Thelesilla. --Pontia. + --Lecanie. --Ligella. --Lyris. --Fescennia. --Senia. --Galla. --Eglé. + --Les fausses courtisanes grecques. --Celia. --Épigramme de Martial + contre cette prétendue fille de la Grèce. --Lycoris. --Glycère. + --Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une + gracieuse invitation à l'amour que lui avait envoyée Polla. --Honteuse + profession de foi qu'il eut le triste courage d'adresser à sa femme + Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Par quels moyens Clodia + Marcella décida Martial à abandonner Rome. --Épigramme expiatoire de + Martial. --Sa fin champêtre. --Honorable sortie de Martial contre + Lupus. --Pétrone. --Son _Satyricon_, tableau des moeurs impures de + Rome impériale. --Ascylte et Giton. --La prêtresse du dieu Ænothée et + sa compagne Proselenos. --L'entremetteuse Philomène. --Eumolpe. --Les + Épigrammes de Pétrone. --Sestoria. --Martia. --Délie. --Aréthuse. + --Bassilissa. --Suicide de Pétrone. + + +Après Ovide, il faut aller jusqu'à Martial pour retrouver en quelque +sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus +d'un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut +présumer qu'elles n'attendirent pas Martial pour faire parler d'elles, +et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits +et gestes de ces _fameuses_, la faute n'en est pas à un temps d'arrêt +dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là , les successeurs +d'Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la +société romaine, et ils offraient avec impudeur l'exemple de tous les +raffinements de la débauche. Les moeurs publiques s'étaient alors si +profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n'en eût pas trouvé un +qui se donnât le ridicule de chanter l'épopée de ses amours, comme +l'avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n'eût pas trouvé +une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d'élégies à +un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l'amour, semblait passée +de mode, et l'on vivait trop vite pour consacrer des années entières à +une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui +participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus +Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l'an 43 de l'ère +chrétienne, vint à Rome, à l'âge de dix-sept ans, pour y chercher +fortune, il n'eut garde d'imiter les poëtes de l'amour, qui avaient +rencontré un Mécène au siècle d'Auguste: il se fit, au contraire, le +poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs +qui se succédèrent si rapidement jusqu'à Trajan. Martial dut ses succès +littéraires à l'obscénité même de ses épigrammes. + +Il a l'air d'avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de +Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière +naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour +impériale, s'exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies +les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche +monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des +expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu'il +recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement; +chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience +par tous les lecteurs qui savaient par coeur les livres précédents, se +multipliaient à l'infini dans les mains des libraires, et les scribes, +qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne +pouvaient suffire à l'empressement des acheteurs. Cet accueil +enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n'était pas fait sans doute +pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un +censeur austère lui conseillait de s'imposer quelques réserves dans les +mots, sinon dans les idées, il n'acceptait pas plus un conseil qu'un +reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses +critiques, qu'il avait bien fait de composer justement les vers +malhonnêtes qu'on voulait retrancher de ses oeuvres: «Tu te plains, +Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point +assez sévères et qu'un magister ne les voudrait pas lire dans son école; +mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes, +s'ils n'ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies +joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens. +Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés, +je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n'est plus méprisable que +Priape devenu prêtre de Cybèle.» + +Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il +se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la +vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en +passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées +graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là , cette +renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que +n'excusaient pas l'esprit et la malice qu'il savait y jeter à pleines +mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d'Horace, et +qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la +chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une +multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans +ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes +transparents, les noms des personnages qu'il tournait en ridicule ou +qu'il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu'il n'abusait pas +des noms véritables et qu'il respectait toujours les personnes dans ses +plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu'il +se permettait à l'égard d'une foule de gens, que tout le monde +reconnaissait dans des portraits, où ils n'étaient pas nommés, mais +peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à +diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la +vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes +étaient toujours de méchants poëtes, d'insolentes courtisanes, de viles +prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des +hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des +ignobles personnages qu'il met en scène et comme au pilori; il a soin de +prévenir ses lecteurs qu'ils ne trouveront chez lui ni réserve ni +pruderie dans l'expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour +les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n'entre donc pas dans notre +théâtre, ou, s'il y vient, qu'il regarde!» + +Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu'il a dépeinte +avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois +passages, que ses moeurs n'étaient pas beaucoup plus réglées que celles +qu'il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses +amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres, +que n'excusait pas la corruption générale de son temps, et qu'il s'est +même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme +Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre +nature, il affecte, dans plus d'une épigramme, de faire sonner bien haut +l'honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la +comparaison qu'il faisait, à son avantage, de ses moeurs privées avec +celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il +dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma +vie est irréprochable: (_Lasciva est nobis pagina, vita proba est_).» +Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de +dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si +bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à +son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son +recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu'il passa, +presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait +vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses +protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d'être +témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans +les derniers livres de ses épigrammes, il ne s'avise plus de prétendre à +la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait +perdre depuis longtemps. C'est dans le onzième livre, qu'il a eu +l'impudeur d'insérer l'abominable épigramme adressée à sa femme, qui +l'avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même +pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon +a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant, +et il s'autorisait de l'exemple des dieux et des héros pour persister +dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades +complaisances de sa femme: + + Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus; + Teque, puta cunnos, uxor, habere duos. + +Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de +son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des +poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre +n'est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui +me lisent; ce sont les filles de moeurs faciles, c'est le vieillard qui +lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui +faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu'on n'y voyait +jamais un nuage impudique (_inque suis nulla est mentula carminibus_); +il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si +pudibonds ne peuvent être destinés qu'à des enfants et à des vierges. Il +ne se pique donc pas d'imiter Cosconius, et il se moque des vénérables +matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l'accusaient de +n'avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J'ai écrit pour moi, leur +dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce +côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir +des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore +abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit: +elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit +dans son temple au mois d'août, ce que le villageois place en sentinelle +au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu'en +mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme, +que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices +ordinaires, et qu'il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d'idées +et d'expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs +aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations +figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était +d'un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le +lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui +le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte +Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de +Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de +Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n'étaient pas moins +recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les +courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de +Tibulle, de Properce et d'Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même +les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l'amour tendre et +délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d'à -propos, +que nul poëte n'avait su donner à ses vers: c'était, pour ainsi dire, +une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n'avaient qu'à +se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés, +que le vice ou le ridicule de l'original passait en proverbe avec le nom +que le poëte avait attaché à l'épigramme. Nous allons, parmi ces +portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial +s'est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques +différentes, comme pour mieux juger des changements que l'âge et le sort +apportaient dans l'existence ou dans la personne de ces créatures; nous +laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et +de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les +femmes de plaisir, et que Martial ne s'est pas fait scrupule de mettre +en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique. + +Voici Lesbie; ce n'est pas celle de Catulle; elle n'a point de moineau +apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le +monde le sait, parce qu'elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand +elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont +pour elle sans saveur (_nec sunt tibi grata gaudia si qua latent_); +aussi, sa porte n'est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu'elle +s'abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur +elle en ce moment-là , et elle ne se trouble ni ne se dérange, si +quelqu'un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de +jouissance que ne fait son amant; elle n'a pas de plus grand bonheur que +d'être prise sur le fait (_deprehendi veto te, Lesbia, non futui_). +«Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d'Hélide!» lui crie +Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui +cachaient leurs infamies à l'ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en +vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua +plus particulièrement aux turpitudes de l'art fellatoire (liv. II, +épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s'étonnait, en dépit des +avertissements de son miroir, que ses amants d'autrefois n'eussent pas +conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce +sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour +excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi» +(_contra te facies imperiosa tua est_). Longtemps après, réduite à des +souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie +se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu'elle avait eus; +elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs +caractères et leurs figures, devant l'aréopage des vieilles +entremetteuses, qui l'écoutaient en ricanant: «Je n'ai jamais accordé +mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (_Lesbia sejurat gratis +nunquam esse fututam_), et, pendant qu'elle parlait ainsi du passé, les +portefaix, qu'elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à +sa porte pour savoir lequel d'entre eux serait payé cette nuit-là . + +Voici Chloé; ce n'est pas celle d'Horace; elle ne se soucie même pas de +rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n'est plus jeune, mais +elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n'être plus +recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n'en faut pas +moins, pour qu'elle s'accoutume aux dédains qui l'accueillent partout, +quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit +avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes +mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes _nates_; enfin, +pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé, +je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à +son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en +faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses +pareilles. Elle s'était éprise d'un jeune garçon qui n'avait pas d'autre +fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par +allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de +Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes +toutes les femmes qu'ils touchaient avec des lanières de peau de bouc. +Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu'un luperque, et +Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné +en présent des étoffes de Tyr et d'Espagne, un manteau d'écarlate, une +toge en laine de Tarente, des sardoines de l'Inde, des émeraudes de +Scythie et cent pièces d'or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien +refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse. +«Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre +fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa +pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants +une partie de l'or qu'elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux; +mais, depuis qu'elle les payait au lieu de se faire payer, elle était +plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse +et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l'un +après l'autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des +tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement: +«C'est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l'appela plus que la +_Pleureuse des sept maris_. + +Martial, il faut l'avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses +épigrammes; ainsi, les injures qu'il adresse à la courtisane Thaïs ne +partent que d'un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de +ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la +chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là , il gourmande les +refus de Thaïs, qui lui a dit qu'il était trop vieux pour elle (Liv. IV, +ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve +ignominieuse qu'il proposait de fournir en témoignage de virilité, car +il se vengea d'elle par le plus hideux portrait qu'on ait jamais fait +d'une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d'un foulon +avare, qui s'est brisé dans la rue; qu'un bouc qui vient de faire +l'amour; que la gueule d'un lion; qu'une peau de chien écorché dans le +faubourg au delà du Tibre; qu'un foetus qui s'est putréfié dans un oeuf +pondu avant terme; qu'une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de +neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses +vêtements pour se mettre au bain, elle s'enduit de psilothrum, ou se +couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre +fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu'elle se croit +délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a +tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (_Thaïda Thaïs olet_).» Cette +horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne +Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d'autres griefs plus +réels et plus graves. Philénis, d'ailleurs, n'était pas d'un âge à +inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi +vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un +concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque +expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l'attendaient les +honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se +sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un voeu +indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son +Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les +aiment les chastes Sabines (_quam castæ quoque diligunt Sabinæ_). Cette +Philénis, espèce de virago qui se targuait d'être à moitié homme, avait +une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements, +dit Martial, jusqu'à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans +compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume, +et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes +masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et, +toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître +de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à +table, avant d'avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en +droit d'en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques. +Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire +l'homme jusqu'au bout (_Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane +medias vorat puellas_). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était +à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et +elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en +vente et qu'un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue +est réduite au silence!» s'écriait Martial, lorsqu'elle fut enlevée par +la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme +métier. «Que la terre te soit légère! dit l'épitaphe que le poëte lui +décerna: qu'une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens +puissent déterrer tes os!» + +Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d'après +le portrait qu'il fait d'elle, on ne saurait supposer qu'il l'eût jamais +vue de meilleur oeil; mais on peut assurer qu'il n'avait pas été +toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu'il ne ménage pourtant pas +davantage; après l'avoir injuriée avec acharnement, après s'être moqué +de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu +qui témoigne de son injustice à l'égard de cette courtisane. Il raconte +qu'autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour +une nuit, «et ce n'était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître. +Au bout d'un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C'est +plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le +marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial +n'en offrit que mille, qu'elle n'accepta pas; mais, à quelques mois de +là , elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d'or. Martial +refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va +donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l'envie se passe tout +à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui +tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une +sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette +sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000 +sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à +son mignon et s'en va. Galla n'a pas de rancune; elle a retrouvé Martial +et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond +le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que +Galla était devenue si méprisable et si différente d'elle-même, en si +peu d'années? Martial la représente d'abord comme ayant épousé six ou +sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l'avaient +séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse: + + Deindè experta latus, madidoque simillima loro + Inguina, nec lassâ stare coacta manu, + Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum. + +Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces +rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il +l'avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu'il y a +aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier +avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les +impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette +de Galla, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été: «Tandis +que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans +une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents, +ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent +pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (_nec facies tua tecum +dormiat_).» Elle regrettait toujours d'avoir fait la sourde oreille aux +propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec +lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille +agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (_mentula surda est_) +et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à -vis de cette face +ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables +d'inspirer le respect que l'amour (_cani reverentia cunni_). + +Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il +n'épargne pas celles qui ne l'avaient pas épargné. Ainsi, après nous +avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s'efforce de +satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas +que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui +donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les +caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa +torpeur (Liv. XI, ép. 29). C'est par ironie sans doute qu'il lui indique +une manière plus sûre d'agir sur un jeune homme, toute vieille qu'elle +soit; il lui souffle ce qu'elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent +mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia, +du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d'or, des meubles!» +Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s'est pas servi d'une +plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles +faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu'il +en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50), +et Martial, qui ne l'outrage plus, mais qui a l'air de la supplier, se +plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c'est ta rusée +soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou +de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on +peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta +cassolette; puis, c'est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour +faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de +mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l'opulente amie à +qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste +en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?» +Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à +l'heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu'on désire et qu'on +s'efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et +Martial est au comble de ses voeux: «La belle Phyllis, pendant toute une +nuit, s'était prêtée à toutes mes fantaisies (_se præstitisset omnibus +modis largam_), et je songeais le matin au présent que je lui ferais, +soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge +de laine d'Espagne, soit dix pièces d'or à l'effigie de César. Phyllis +me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes +dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis +subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial +reconnaissait-il qu'il s'était trop pressé de rétracter tout le mal +qu'il avait dit d'elle, avant de la posséder. Tout s'expliquerait mieux +si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes, +que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le +dédain, en passant par l'amour et en arrivant à l'insouciance. + +Les autres courtisanes qu'on rencontre çà et là dans les douze livres +des épigrammes de Martial n'y figurent pas plus de deux fois chacune; et +souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d'assurer +qu'elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur +l'esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la +lettre les duretés qu'il leur adresse, et qui n'étaient peut-être qu'une +menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la +première fois qu'il s'attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la +dépeint comme incapable d'inspirer de l'amour et de donner du plaisir +(_Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni_); il pousse son +imagination libertine jusqu'aux plus monstrueuses folies, et l'on +pourrait rester bien convaincu qu'il ne pense pas à revenir sur ses +jugements téméraires; mais ce n'était là qu'une entrée en matière un peu +brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu'il aura vu Lydie +de près, dès qu'il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent +d'autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il +continue la guerre, pour n'avoir pas l'air de mettre bas les armes trop +tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint, +sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et +muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu +parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne +plus qu'à toi.» C'était une façon adroite de faire entendre à Lydie, +qu'il ne demandait qu'à lui apprendre à parler, et qu'au besoin il +parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l'égard +de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre, +disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai +bien d'une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la +préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une +fille de condition libre.» On voit que Martial n'était pas difficile sur +la question de l'origine de ses maîtresses, et qu'elles n'avaient pas +besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu'il ne partageait +pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le +commerce d'un homme libre avec une esclave. Il ne s'érige pas en +défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées +et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent +d'un manteau d'indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le +prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle +soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne +la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était +peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire +admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A +l'époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus +que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors +de mode et sans emploi. + +Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial, +qu'on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se +heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui +pratiquaient le même métier. Le poëte a l'air de les flétrir les uns et +les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation +qui eût été un anachronisme dans les moeurs romaines. Il s'indigne +davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas +disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la +jeunesse voluptueuse: «Tu n'as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou +des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t'en fais suivre, tu +les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux +spectacles. C'est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A +trente ans, chez les Romains, une femme n'était plus jeune; elle était +vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater +partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé +l'âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre +elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d'autre +alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que +d'épouvantail. Sila veut l'épouser à tout prix, Sila qui possède en dot +un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux +yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les +plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il +aura des maîtresses et des mignons, sans qu'elle puisse s'en formaliser; +il les embrassera devant elle, sans qu'elle y trouve à redire; à table, +elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes +ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui +rendra que des baisers de grand'mère: si elle consent à tout cela, il +consent à l'épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la +vieillesse est une monomanie chez Martial, qu'elle poursuit et qu'elle +attriste sans cesse: il voudrait n'être entouré que de frais visages de +femmes et d'enfants; l'idée seule d'une amoureuse surannée lui ôte à +l'instant la faculté d'aimer, et, s'il fait l'épitaphe d'une vieille qui +va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant +le mort à lui payer sa bienvenue (_hoc tandem sita prurit in sepulchro +calvo Plotia, cum Melanthione_), et cette odieuse image le glace +lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur +pour tout ce qui n'est plus jeune, il semble se complaire à peindre la +vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des +couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un +portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres +et qui en parlent sans cesse, comme pour s'aguerrir contre eux. Jamais +poëte n'a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses, +plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d'oeuvre de +Martial, en ce genre, est l'épigramme suivante, dont nous désespérons de +rendre l'effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls, +Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents; +quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus +plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d'araignées; quand +le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires; +quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le +moucheron de l'Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas +plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les +mâles des chèvres, quand tu as le croupion d'une oie maigre; quand le +baigneur, sa lanterne éteinte, t'admet parmi les prostituées de +cimetière; quand le mois d'août est pour toi l'hiver et que la fièvre +pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te +remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un +mari qui s'enflamme sur tes cendres! N'est-ce pas vouloir labourer un +rocher? Qui t'appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que +Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu'on dissèque +ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul +appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera +devant toi les torches de la nouvelle mariée (_intrare in ipsum sola fax +potest cunnum_).» + +Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les +courtisanes; il n'était bien inspiré que par les mauvais compliments +qu'il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de +son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient +brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial, +qu'à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép. +55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle +refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à +Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n'a pas la +gorge pendante, le ventre ridé, et le reste: + + Aut infinito lacerum patet inguen iatu; + Aut aliquid cunni prominet ore tui. + +Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à +penser que Saufeia est bégueule (_fatua es_), et il la laisse là (Liv. +III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n'accueille les gens qu'après s'être +assurée de ce qu'ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s'arrête à +Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a +fait ses preuves en amour, et pourtant il n'est pas sûr de pouvoir en +quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu'il est homme (Liv. XI, +ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant +qu'elle s'ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces +morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se +rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai +pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave, +dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et +cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que +ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?» +(Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a +l'âge de la mère d'Hector et qui se croit encore dans l'âge des amours: +«S'il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d'arracher la +barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une +fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que +Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les +vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait +que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal +par des voleurs qui ne s'étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis, +Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27). +Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et +savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir +lui parler d'amour comme il faut (_sæpe solecismum mentula nostra +facit_). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend +aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que +les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et +donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut +que vous vous donniez gratis, jeune fille, s'écrie Martial, celui-là est +le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis, +excepté des baisers!» + +La plupart de ces courtisanes, comme l'indiquent leurs noms, n'étaient +pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient +des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la +Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la +vieille Rome, qui autrefois n'eût pas souffert que ses enfants la +déshonorassent en se mettant à l'encan. On recherchait encore les +courtisanes grecques, en les payant plus cher que d'autres; mais on en +trouvait d'autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce, +que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même +en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot +de grec; les autres n'avaient rien de la beauté grecque; celles qui +parlaient grec pour l'avoir appris, faisaient des fautes à chaque +phrase; celles qui portaient le costume grec pour l'avoir adopté, lui +attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles +de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de +frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial, +qu'elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes +aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien; +il t'arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de +la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l'Alain, +sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s'y arrêter. +Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec +les Romains?» + + Quâ ratione facis, quum sis romana puella, + Quod romana tibi mentula nulla placet? + +Cette même Celia, qu'une mauvaise leçon appelle _Lelia_ dans une autre +épigramme (Liv. X, ép. 68), s'était gravé dans la mémoire quelques mots +grecs qu'elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu +ne sois ni d'Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d'un +faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la +race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes +d'Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: +zôê+ et +psychê+. O pudeur! +toi, concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie! Ces mots ne se disent qu'au +lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c'est +affaire au lit qu'une amante a dressé elle-même pour son tendre amant. +Tu désires savoir quel est le langage d'une chaste matrone en pareille +occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du +plaisir (_numquid, quum, crissas blandior esse potes_)? Va, tu peux +apprendre et retenir par coeur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne +seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et +Martial ne dissimule pas qu'il eût souhaité être aimé à la grecque par +cette Laïs romaine. Quand il n'accuse pas une courtisane d'être +décrépite, de sentir le vin, d'être trop rapace, de dévorer trop +d'amants, de n'avoir plus d'amateurs, on peut dire, avec quelque +certitude, qu'il a quelques projets sur elle et qu'il est bien près de +réussir; mais il est, d'ordinaire, sans égard et sans pitié pour la +maîtresse qu'il quitte. C'est donc de sa part une extrême délicatesse +que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d'elle pour +aller à Glycère. «Il n'était pas de femme qu'on pût te préférer, +Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n'est pas de femme qu'on puisse préférer +à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce +qu'elle est; ainsi fait le temps: je t'ai voulue, je la veux.» Il ne dit +pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour +le blanchir, allait s'établir à Tibur, dont l'air vif passait pour +favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la +campagne, il remarqua qu'elle n'était pas plus blanche et il s'aperçut +aussi qu'elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du +poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial +semble éviter d'avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il +les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande +laquelle des deux est la mieux faite pour l'amour (Liv. XI, ép. 60). +Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui +redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun +voudrait rencontrer chez sa maîtresse (_ulcus habet, quod habere suam +vult quisque puellam_). Chioné, au contraire, n'éprouve rien (_at Chione +non sentit opus_), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O +dieux! s'écrie Martial, s'il m'est permis de vous faire une grande +prière et si vous voulez m'accorder le plus précieux des biens, faites +que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de +Phlogis!» + +Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le voeu de +leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité +dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte +à ces fantaisies spéculatives du libertinage s'entourait d'horizons +voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre +toutes les maîtresses qu'il avait, celle qu'il n'avait pas excitait +toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate +que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre +qu'il n'a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce +sentiment; elle s'y abandonne avec passion; elle n'hésite pas à le +déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des +couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les +couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l'usage des amoureux: +«Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il; +j'aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (_à te malo vexatas +tenere rosas_).» Martial, en échange d'une gracieuse invitation à +l'amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n'adressait à Polla +qu'une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui +faire connaître, par l'envoi des couronnes qu'elle avait portées dans +les festins, le nombre d'assauts qu'elle avait eus à y soutenir. +Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans +du coeur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un +écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d'Auguste. Veut-il, +dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu'il +souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée +parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans +rougir de ses goûts, c'est celle qui, facile en amour, erre çà et là , +voilée du palliolum; celle que je veux, c'est celle qui s'est donnée à +son mignon, avant d'être à moi; celle que je veux, c'est celle qui se +vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c'est celle qui +suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d'or et +qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques +citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments, +sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la +débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons +qui l'entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter +le coeur. + +Il en était venu jusqu'à ne plus respecter sa femme, cette Clodia +Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis +trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur +pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse +profession de foi, bien digne d'un libertin consommé et incorrigible: +«Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes moeurs! Je ne +suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider +de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table, +après avoir bu de l'eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi +j'aime qu'une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s'ébatte au grand +jour; tu t'enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour +moi, une femme couchée à mes côtés n'est jamais assez nue; les baisers à +la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes +ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand'mère chaque matin. Tu ne +daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni +avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin +et l'encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient +derrière la porte, chaque fois qu'Andromaque était dans les bras +d'Hector...» + + Masturbabantur Phrygii post ostia servi, + Hectoreo quoties sederat uxor equo. + Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat + Illic Penelope semper habere manum. + Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho; + Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi! + Dulcia dardanio nondum miscente ministro + Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi. + +Martial ne rougit pas d'invoquer l'exemple de ces infamies, que les +grands noms qu'il cite devaient absoudre aux yeux de l'antiquité; mais +sa femme ne se soucie pas plus d'imiter Junon que Porcie ou Cornélie. +Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit +conjugal, s'écrie avec dureté: «S'il vous convient d'être une Lucrèce +tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda +pas à reprendre son empire, celui qu'une honnête femme ne demande jamais +aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l'influence +salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne; +elle y avait des biens qu'elle tenait de sa famille: ces biens, elle en +fit abandon à son mari, et elle parvint à l'entraîner hors de l'abîme +des dépravations romaines, au milieu desquelles il s'oubliait depuis +trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu'il ne respira +plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses, +ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de +débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne +brûla pas ses livres d'épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi +dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs; +mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il +reconnaissait implicitement qu'il avait mal vécu jusque-là et que le +bonheur était dans la vie champêtre, auprès d'une épouse estimable et +bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à +l'ombre, ce ruisseau d'eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses +qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu'on voit fleurir deux fois +l'an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces +viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de +blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept +lustres d'absence. Marcella m'a donné ce domaine, ce petit royaume. Si +Nausicaa m'abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à +Alcinoüs: --J'aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme +repose l'esprit et le coeur, après toutes les impuretés que Martial +semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l'on est tout +étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte. + +Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices +impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre +à l'égard des amis, Lupus? tu ne l'es pas avec ta maîtresse; il n'y a +que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s'engraisse, +l'adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton +convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la +neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons +la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une +nuit ou une partie de nuit avec l'héritage de tes pères, et ton +compagnon d'enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les +siens. Ta prostituée brille chargée de perles d'Érythrée, et, pendant +que tu t'enivres d'amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à +cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu +dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la +mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!» + +Nous n'avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la +Prostitution masculine, qui a l'air de l'occuper beaucoup plus que celle +des femmes. On a peine à se rendre compte de l'état de démoralisation où +l'ancienne Rome était tombée à l'égard des monstrueux égarements de la +débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces +moeurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe +féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe +nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour +comprendre que l'époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses +contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux +désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce +recueil d'épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l'empereur +Domitien suivre ou précéder l'éloge des mignons; quand on rencontre dans +la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité, +et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu +que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les +Grecs, du moins, s'il n'y avait pas plus de retenue dans les faits, il y +avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans +doute on n'attachait pas plus de répugnance à certains actes +répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois +naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le +prestige du dévouement, de l'amitié et de la passion idéale. Chez les +Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s'était +matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles +n'étaient pas plus respectées que les yeux, et le coeur semblait avoir +perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui +lui donnait l'habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas +pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous +offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence +desquels notre imagination s'arrêterait épouvantée. Nous préférons +renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle, +Juvénal et Pétrone. Le premier n'a rien dit de moins que Martial, mais +il s'est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par +cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses +réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes: +on y pénètre d'un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a +rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la +forme d'un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de +son temps; ce roman est comme un long hymne en l'honneur de Giton, son +horrible héros. + +Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus +raffinés; Tacite l'appelle l'arbitre du bon goût, et ce surnom lui est +resté (_arbiter_), sans impliquer une approbation de ses moeurs, que la +cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se +piquait pas, comme Juvénal, d'être un sage incorruptible: il ne nombrait +pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n'y +trempaient pas encore; il ne s'indignait nullement des scandales que +chacun étalait avec cynisme; il s'en amusait, au contraire; il en riait +le premier, et il avait l'air de regretter de n'en pas dire davantage. +Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on +songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman +d'aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les +épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les +saletés les plus caractérisées, puisque l'oeuvre de Pétrone a été +mutilée par la censure chrétienne, qui n'a pas réussi à l'anéantir +entièrement. Il reste assez d'impuretés de tout genre dans les fragments +que nous avons conservés, pour juger à la fois l'ouvrage qui faisait les +délices de la jeunesse romaine, l'auteur qui avait exécuté cet ouvrage +d'après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions +personnelles, enfin l'époque elle-même qui formait de tels auteurs et +qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le _Satyricon_ +qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve, +l'entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l'excitation qu'il +avait cherchée dans les bras de l'amour, avant de prendre sa plume. Nous +ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et +sotadique, ni l'orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de +Circé; car, en cet étrange roman, l'orgie succède à l'orgie avec une +terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une +atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s'est plu +à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des +types de bassesse et de perversité. L'un, suivant les expressions mêmes +de l'auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont +souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (_stupro liber, +stupro ingenuus_), dont le sort des dés disposait comme d'un enjeu et +qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l'autre, +l'exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit +Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n'être point de son sexe, fit +oeuvre de prostituée dans un bouge d'esclaves (_opus muliebre in +ergastulo fecit_). Après de semblables portraits, on ne peut que +s'étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce +qu'ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans +Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires, +qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l'Église, et +que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à +l'originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui +manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le +sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu +l'imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la +merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le +latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles +horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les +enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes +représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d'oies: +«_Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere, +atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo. +Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi +succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ +fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum coepit lenta manu._» C'est +peut-être le seul passage d'un auteur ancien dans lequel il soit +question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties +vertes. On ne s'explique pas que les moines des premiers siècles, qui +faisaient une si aveugle guerre aux oeuvres profanes de l'antiquité, +aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable. + +Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans +le _Satyricon_, où l'on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers +d'amour, tout ce qu'il y a d'impur dans le trafic de la femme et de +l'homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus +respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse, +avait escroqué plus d'un testament; qui, après que l'âge eut flétri ses +charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité, +et soutenait par ces successeurs l'honneur de son premier métier. Cette +Philumène envoya les deux enfants dans la maison d'Eumolpe, grave +personnage plein d'ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés +avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères +de Vénus Callipyge (_non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra_). +Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les +détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore. +Eumolpe avait dit à tout le monde, qu'il était goutteux et perclus des +reins: «_Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit, +ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut +lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, +dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque +artificium pari motu remunerabat._» Tel est, en quelque sorte, le +tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu'on a recueillies +à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose +supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées +évidemment à des courtisanes, qu'elles nous font connaître par des +éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone +était trop ami des choses douces et agréables pour s'envenimer l'esprit +à l'endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son +plaisir. Sertoria est la seule qu'il maltraite un peu, et peut-être dans +une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin: +«C'est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand +Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges +parfumées, il lui écrit d'apporter elle-même ses présents ou de joindre +un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble +(_vorabo lubens_),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre +est à ses côtés, une autre qu'il ne nomme pas; elle porte une rose sur +sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée +d'ambroisie, et c'est alors qu'elle sentira vraiment la rose.» La nuit, +il s'éveille à demi, sous le charme d'un songe charmant; il entend la +voix de Délie, qui lui parle d'amour et qui lui laisse un baiser imprimé +sur le front; il l'appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne +trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas! +murmure-t-il, c'était un écho de mon coeur et de mon oreille!» Mais à +Délie succède Aréthuse, l'ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui +pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà +frémissante auprès de lui; elle ne s'endormira pas, la folle maîtresse! +elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu'elle +a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui +l'accompagnent (_dulces imitata tabellas_): «Ne rougis de rien, lui dit +Pétrone, qui l'encourage, sois plus libertine que moi!» (_Nec pudeat +quidquam, sed me quoque nequior ipsa._) Bassilissa ne lui en offrait pas +autant: elle n'accordait ses faveurs, qu'ayant été prévenue à l'avance +(_et nisi præmonui, te dare posse negas_). Pétrone lui vante les +délices de l'imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec +humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce +fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa, +qu'il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de +pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement, +n'est pas se fier à l'amour (_fingere te semper non est confidere +amori_).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de +jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les +jours de maîtresse. Il serait mort d'épuisement et de débauche, si la +colère de Néron ne l'avait contraint à se faire ouvrir les veines pour +échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût +préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de +répéter cet axiome, qu'il mettait si largement en pratique: «Les bains, +les vins, l'amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le +bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l'amour.» + + Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana; + Et vitam faciunt balnea, vina, Venus. + + + + +CHAPITRE XXVIII. + + SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs + moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique + avant l'avénement des empereurs. --L'édile Quintus Fabius Gurgès. + --Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius. --Le consul Postumius. + --Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. + --Jules César. --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées + qu'il séduisit. --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses + adultères. --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats + romains contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode + singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste + pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût + immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes + Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze + divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant + pour l'ivrognerie. --Sévérité de ses lois contre l'adultère. + --Étranges contradictions qu'offrirent la vie publique et la vie + privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Abominable vie que + menait ce monstre dans son repaire de l'île de Caprée. --Le tableau de + Parrhasius. --Portrait physique de Tibère. --Caligula, empereur. --Ses + amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa + passion pour la courtisane Pyrallis. --Comment cet empereur agissait + envers les femmes de distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. + --Ouverture d'un lupanar dans le palais impérial. --Le préfet des + voluptés. --Claude, empereur. --Honteuses débauches de ses femmes + Urgulanilla et Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses + soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries + du golfe de Baïes. --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables + impudicités de Néron. --Son mariage avec Sporus. --Sa passion + incestueuse pour sa mère Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. + --Acté, concubine de Néron. --Galba, empereur. --Infamie de ses + habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs corrompues. --Vitellius, + empereur. --Ses débordements. --Son amour pour l'affranchi Asiaticus. + --Son insatiable gloutonnerie. --Vespasien, empereur. --Retenue de ses + moeurs. --Cénis, sa maîtresse. --Titus, empereur. --Sa jeunesse + impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et l'histrion Pâris. + --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Peines terribles contre + l'inceste des Vestales. --Nerva, Trajan et Adrien, empereurs. + --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle. + + +Ce fut sous les empereurs, ce fut par l'influence perverse de leurs +moeurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation +malfaisante, que la société romaine fit d'effrayants progrès dans la +corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au +triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien +jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais +ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu'ils n'émanaient +pas encore de l'autorité religieuse, parce qu'ils ne découlaient pas du +dogme lui-même, parce qu'ils restaient étrangers au culte. La religion +des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux +doctrines philosophiques, qui tendaient à rendre l'homme meilleur, en +lui apprenant à se laisser diriger par l'estime de soi et à mériter +aussi l'estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute +sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles coeurs, +que l'Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais +il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les +approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les +excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches +du plaisir furent le résultat d'une extrême civilisation qui n'avait pas +de frein religieux et qui n'aspirait pas à un autre but qu'à la +satisfaction de l'égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut +poussé si loin qu'à l'époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi +dire, la monstrueuse personnification. + +«Le vice est à son comble!» s'écriait tristement Juvénal effrayé des +infamies qu'il dénonçait dans ses satires: _Omne in præcipiti vitium +stetit_. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit +les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains +de la République: «Voilà , malheureux, à quel point de décadence nous +sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté +nos armes aux confins de l'Hibernie, nous avons tout récemment soumis +les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que +fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples vaincus +ne le font pas!» L'histoire de Rome, en effet, avant la dépravation +impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des +moeurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité +publique. L'an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils +du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple +certaines matrones qui se livraient à la débauche (_matronas stupri +damnatas_), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut +employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L'an 539, +les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une +accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et +les envoyèrent en exil. L'an 568, le consul Postumius, ayant été averti +des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des +Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa +racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans +l'ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune +chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu'on +avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n'était +pourtant qu'une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa +jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier, +au-dessus duquel la plaçait l'élévation de ses sentiments. Elle avait +contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation +du jeune homme, quoiqu'il vécût aux dépens de cette affranchie +(_meretriculæ munificentiâ continebatur_). Hispala demeurait sur le mont +Aventin, où elle était bien connue (_non ignotam viciniæ_). Le consul +pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas +peu étonnée d'être introduite chez une matrone respectable. Là , +Postumius l'interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la +révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les +assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et +il demanda les moyens d'exterminer une secte infâme qui comptait déjà +sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea +l'indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les +abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne, +ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la +belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser +un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en +rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et +prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs, +qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et +proscrites par arrêt du sénat, n'osèrent reparaître à Rome que sous le +règne des empereurs. + +Les moeurs publiques furent perdues, dans tout l'empire romain, du jour +où le chef de l'État cessa de les respecter lui-même, et donna le +signal des vices qu'il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand +homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes, +la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux +Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu'il +voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque +chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion +Cassius, s'accordent à reconnaître qu'il était très-porté aux plaisirs +de l'amour, et qu'il n'y épargnait pas la dépense: _pronum et sumptuosum +una in libidines fuisse_, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de +femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius; +Lollia, femme d'Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et +Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n'aima aucune femme plus que +Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, +une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et, +à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la +combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu'on +vendait alors aux enchères. Comme on s'étonnait du bon marché de ces +acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est +d'autant plus avantageux, qu'on a fait déduction du tiers.» Le jeu de +mots signifiait aussi: «_On a livré Tertia._» On soupçonnait, en effet, +Servilie de favoriser elle-même un commerce scandaleux entre sa fille +Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit +conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la +conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en +choeur: + + Urbani, servate uxores, moechum calvum adducimus! + Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum. + +«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin +chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l'or que tu +as pris à Rome!» Jules César fut l'amant de plusieurs reines étrangères, +entre autres d'Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec +passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d'Égypte, qui lui donna un fils +qu'il eût voulu choisir pour héritier. + +Ses ardeurs vénériennes s'étaient tellement accrues, au lieu de diminuer +avec les années, qu'il convoitait toutes les femmes de l'empire romain, +et qu'il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé +un singulier projet de loi, qu'il eut honte pourtant de présenter à la +sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d'épouser +autant de femmes qu'il voudrait, pour avoir autant d'enfants qu'il était +capable d'en produire. L'infamie de ses adultères était si notoire, +raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l'avait +qualifié _mari de toutes les femmes_ et _femme de tous les maris_. La +seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant +l'histoire, César ne pécha qu'une seule fois dans sa vie par +_impudicité_, c'est-à -dire en s'adonnant au vice contre nature (ce vice +seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux +égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu'un opprobre ineffaçable +en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s'empara sans +doute d'un fait, qui n'avait été qu'un accident de débauche, et qui +aurait passé inaperçu, si les deux coupables n'eussent pas été Jules +César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César +fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu'il s'y +coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de +Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (_floremque ætatis à Venere orti +in Bithynia contaminatum_). Depuis cette infâme complaisance, César se +vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment, +sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l'appelait en +plein sénat: la _concubine d'un roi_, la _paillasse de la couche +royale_; tantôt le vieux Curion le traitait de _lupanar de Nicomède_ et +de _prostituée bithynienne_. Un jour, comme César s'était fait le +défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l'interrompit, avec un +geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on +sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui avez +donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout +impunément, parce qu'il passait pour fou, salua César du titre de +_reine_, et Pompée, du titre de _roi_. C. Memmius racontait à qui +voulait l'entendre, qu'il avait vu le jeune César servant Nicomède à +table et lui versant à boire, confondu qu'il était avec les eunuques du +roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des +Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe: +«César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César +triomphe aujourd'hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe +pourtant pas, lui qui a soumis César.» + +Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d'impudicité: «Sa +réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d'un opprobre,» lit-on +dans Suétone. Sextus Pompée le traita d'efféminé; Marc-Antoine lui +reprocha d'avoir acheté, au prix de son déshonneur, l'adoption de son +oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu'Octave, après avoir +livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en +Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait +qu'Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des +coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout +le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé +sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin: +_Viden, ut cinædus orbem digito temperat?_ L'équivoque roulait sur le +mot _orbem_, qui pouvait s'entendre à la fois du tambourin, de l'univers +et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d'un vil +cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être +calomnieuses, par la chasteté de ses moeurs à l'égard d'un vice qu'on +n'eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu'il eut atteint l'âge +d'homme. Quant à ses moeurs, sous un autre rapport, elles étaient loin +d'être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur +amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois +contre l'adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu'il +l'était pour les autres, et il n'épargna pas, pour son propre compte, +l'honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été +témoin d'un épisode singulier des amours tyranniques de l'empereur: au +milieu d'un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une +chambre voisine, la femme d'un consulaire, quoique le mari de celle-ci +fût au nombre des invités; et, lorsqu'elle revint avec Auguste, après +avoir donné aux convives le temps de vider plus d'une coupe à la gloire +de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre. +Le mari seul n'y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré +son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t'a +donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est +ma femme, et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Mais tu ne te +contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras +cette lettre, je te crois capable d'avoir pris Tertulla, ou Térentilla, +ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t'importe en +quel lieu et pourquoi tes désirs s'éveillent?» (_Anne refert ubi et in +quam arrigas?_) + +Quelle que fût néanmoins l'incontinence d'Auguste, il avait certaine +répugnance pour l'adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu'il +essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se +permettait d'enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il +n'épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il +rougissait, et qu'il n'avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi, +le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d'avoir été +témoin des amours incestueux de l'empereur avec sa fille Julie. Auguste +n'avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce +fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l'être; mais +il ne voulait pas s'exposer à voir en face, à tout moment, un homme +devant lequel il s'était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne +le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s'occupaient +qu'à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu'ils +faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves +en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure +impériale devaient, avant d'être choisis et approuvés, remplir +certaines conditions requises par les caprices d'Auguste, qui se +montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C'est ainsi +que les commentateurs ont interprété ces mots _conditiones quæsitas_, +que l'historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent. +L'ardeur d'Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec +l'âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de +famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta +exclusivement sur les vierges (_ad vitiandas virgines promtior_); on lui +en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire +auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la +vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu'à la passion des femmes +succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que +l'autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus +(trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre +à Tibère. + +Le goût immodéré qu'il avait pour les vierges, dans la dernière partie +de sa vie, ne lui était venu qu'au déclin de sa virilité. Lorsqu'il se +sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme +Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l'usage de ses droits +de mari; car elle n'était pas moins vierge que la veille de son mariage, +quand il se sépara d'elle pour épouser Scribonia, veuve de deux +consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause de la perversité +des moeurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces +avec Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était +enceinte; il l'aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles +qu'il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d'être +aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes +ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si +énormes que fussent les excès d'Auguste en cheveux gris, ils étaient +toujours effacés, dans l'opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On +avait beaucoup parlé surtout d'un souper mystérieux, qu'on appelait +vulgairement le _Festin des douze divinités_, souper où les convives, +habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la +poésie antique a placées dans l'Olympe, sous l'influence de l'ambroisie +qu'Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave +avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le +souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César +osa prendre le masque d'Apollon et célébrer dans un festin les adultères +des dieux, ces dieux indignés s'éloignèrent du séjour des mortels et +Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les +particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette +à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!» +dirent les Romains, en apprenant que l'Olympe avait soupé dans le +palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient +les plus hardis, c'est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le +nom de _Tortor_, dans un quartier de la ville où l'on vendait les +instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste, +cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au +rôle qu'il avait joué dans cette fête nocturne. + +Les orgies d'Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui +faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant +pour l'ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus +hideux, se piquait pourtant de réformer les moeurs des Romains; il +renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites +contre l'adultère; il rétablit l'ancien usage de faire prononcer, par +une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des +femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui +fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il +les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles +désertes des patriciennes qui s'étaient fait inscrire sur les listes de +la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il +bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour +obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène, avaient +volontairement requis d'un tribunal la note d'infamie. Mais il ne +tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa +jurisprudence, et il avait l'air de chercher à commettre des crimes ou +des turpitudes que nul avant lui n'eût osé imaginer. Ses actes de +magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus +étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement +Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri +par Auguste, et peu d'instants après, en sortant, il s'invita lui-même à +souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux +habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l'ordinaire +par de jeunes filles nues (_nudis puellis ministrantibus_). Une autre +fois, pendant qu'il travaillait à la réformation des moeurs, il passa +deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu'il +récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l'un gouverneur de +Syrie et l'autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres +patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait +de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses +sales désirs. C'est pour se venger d'un refus de cette espèce, qu'il fit +accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la +honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais +elle se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut de «vieillard à +la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers +jeux qui furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les +spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d'une +atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (_hircum vetulum +capreis naturam ligurire_).» Le peuple avait surnommé l'empereur +_Caprineus_, en faisant allusion en même temps à ses moeurs de bouc et à +son séjour habituel dans l'île de Caprée. + +Voici comment Suétone a raconté l'abominable vie que menait ce monstre +au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le +siége de ses plus secrètes débauches. Là , des troupes choisies de jeunes +filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d'une +monstrueuse Prostitution, qu'il appelait _spinthries_ (étincelles), +formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant +lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi +plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna +de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs; +il y rassembla les livres d'Éléphantis, afin que le modèle ne manquât +pas à la circonstance (_ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ +deesset_). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles +consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers +offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de +nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et +jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter: +il avait dressé des enfants de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses +_petits poissons_, --_ut natanti sibi inter femina versarentur ac +luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes +firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret_; +--genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le +plus. Ainsi, quelqu'un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où +Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la +faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui +déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau +et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On +dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, il s'éprit de la beauté d'un +jeune garçon qui portait l'encens; il attendit à peine que la cérémonie +fût achevée, pour assouvir à l'écart son ignoble passion, à laquelle dut +se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu'il avait remarqué jouant +de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l'un à l'autre leur +opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait +physique de Tibère achèvera de caractériser ses moeurs: «Il était gros +et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et +de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et +plus fort de la main gauche, que de l'autre main: les articulations en +étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte, +et que d'une chiquenaude il blessait la tête d'un enfant ou même d'un +jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement +de boutons...» + +Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu'il s'étudiait à imiter, +afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien +Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce +réciproque (_commercio mutui stupri_). Valérius Catullus, fils d'un +consulaire, lui reprocha un jour d'avoir abusé de sa jeunesse +(_stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam +vociferatus est_); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les +variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que +la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha +l'extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même +un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses +soeurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte +Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (_non +temere ullâ illustriore feminâ abstinuit_). Ordinairement il invitait à +souper ces dames avec leurs maris, et là , les faisant passer devant lui, +il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands +d'esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin +avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les +souillures récentes de sa débauche, et louait ou critiquait tout haut +cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections +corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes +au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les +actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses +désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par +ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu'il +établit à Rome, il faut citer le _vectigal_ de la Prostitution: chaque +prostituée était taxée au prix qu'elle exigeait elle-même en vendant son +corps (_ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu +mereret_). L'empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu'un +pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient +vécu du _lenocinium_ et du _meretricium_. On comprend que la fixation de +cet impôt ne pouvait être qu'arbitraire et facultative. + +Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c'est la +fondation et l'ouverture d'un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait +monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si +peu vraisemblable à quelques critiques, qu'ils ont voulu voir une +altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié +de confiance, d'après Suétone, en l'amplifiant et en le poétisant. Selon +ces critiques, il s'agirait d'un tripot et non d'un lupanar. Dion ajoute +seulement au récit de l'historien latin, que Caligula avait pris dans +les Gaules l'idée de son lupanar impérial. «Afin qu'il n'y eût aucun +genre d'exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans +le palais: là , un grand nombre de cellules furent construites et ornées +suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent +ces cellules. L'empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et +des basiliques, pour inviter à la débauche (_in libidinem_) jeunes gens +et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l'argent à usure, +et l'on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme +s'ils souscrivaient ainsi pour l'accroissement des revenus de César.» +Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les +appliquerait plutôt à un tripot qu'à un lupanar, et l'on ne se rend pas +compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les +nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il +faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la +garantie de l'empereur, était si considérable que nul n'avait assez +d'argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce +prétendu lupanar n'était qu'une maison de jeu, dirigée par des matrones +et des fils de famille (_ingenui_), c'est que Suétone ajoute +immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu'aux jeux +de hasard (_alea_), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure +pour être toujours maître de la chance. + +Quoi qu'il en soit, si l'emploi de préfet des voluptés (_à +voluptatibus_), créé par Tibère, subsista jusqu'au règne de Néron, il +est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui +l'avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur +Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n'en +arriva pas à de semblables excès d'impudeur. Il eut trop de femmes +légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu'il se donna, +par caprice plutôt que par amour, n'eurent point assez de notoriété et +d'éclat pour que l'histoire ait parlé d'elles. Suétone, qui a soin +d'enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les +honteuses débauches (_libidinum probra_) de sa première femme, +Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline, +Suétone formule un jugement général à l'égard des moeurs de cet +empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n'eut aucun +commerce avec les hommes (_libidinis in feminas profusissimæ, marium +omnino expers_).» Quels que fussent d'ailleurs les désordres de Claude, +ils étaient loin d'égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée +par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent +volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme +de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le +récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui +avait osé, du vivant de l'empereur, se marier publiquement avec Silius +et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de +bacchante. Malgré l'identité d'une courtisane nommée Lysirca, qui +ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans +l'exercice de son métier de prostituée, nous n'entreprendrons pas de +prouver que Messaline a été calomniée par l'histoire, et qu'une fatale +ressemblance a fait seule son infâme célébrité. + +L'exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses +prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu'il +eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans +tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il +donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il +s'imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la +luxure et à ses passions pétulantes, qu'on pouvait faire passer pour des +erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du +bonnet des affranchis ou d'une cape de muletier pour courir les cabarets +et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les +femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il +se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus +indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois. +C'était, suivant lui, une manière adroite d'étudier le peuple sur le +fait, et d'apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires, +les maîtres d'esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de +lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par +des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il +dédaigna bientôt de cacher ses moeurs, et il se plut, au contraire, à +les afficher devant tout le monde, sans s'inquiéter du scandale et du +blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit +au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de +Rome et par des joueuses de flûte étrangères (_inter scortorum totius +urbis ambubaiarumque ministeria_). + +Ce n'est pas tout; toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre +ou qu'il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le +long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des +matrones, jouant le rôle des maîtresses d'auberge, avec mille +cajoleries, l'invitaient à s'arrêter. Il s'arrêtait fréquemment, et son +voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés +ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et +ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au +contentement de Néron. Il était non-seulement l'arbitre du plaisir, mais +encore de l'élégance (_elegantiæ arbiter_, dit Tacite), et Tigellin ne +lui pardonna pas d'être si habile dans la science des voluptés +(_scientiâ voluptatum potiorem_). On ne saurait croire néanmoins que +Pétrone _arbiter_ ait approuvé les abominables impudicités que +l'empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l'idée lui +en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces +infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire +comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui +partageaient l'orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes. +Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des +ingénus (_ingenuorum pædagogia_) et ses adultères avec des femmes +mariées, l'accuse simplement d'avoir violé la Vestale Rubria. Il est +plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste +avec sa mère. + +Sporus était un jeune garçon, d'une beauté incomparable; Néron en devint +éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya, +par un détestable égarement d'imagination, de changer le sexe du jeune +homme, qu'il fit mutiler (_ex sectis testibus etiam in muliebrem +transfigurare conatus_). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant +du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la +cérémonie d'un mariage, où il épousa son Sporus (_celeberrimo officio +deductum ad se pro uxore habuit_), sous les regards d'une nombreuse +assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu'un qui +assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher: +«Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le père de Néron, +Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de +Sporus, qu'il avait revêtu du costume des impératrices et qu'il n'avait +pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce +avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui +pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant +s'embrasser (_identidem exosculans_). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut +elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se +faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en +s'abandonnant à ces criminelles amours, n'accorda pas à sa complice le +pouvoir qu'elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des +importunités qu'il s'était attirées comme un châtiment de son inceste. +Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à +l'accomplissement de ses désirs coupables, soit qu'Agrippine eût +l'adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu'il en eût +été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de +se mettre ainsi sous la sujétion d'une femme impérieuse. Il conserva +toutefois à l'égard de sa mère une intention libertine, qui se +traduisait par des actes impurs, lorsqu'il se promenait en litière avec +elle. (_Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum +inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant._) Bien plus, pour que +l'illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au +nombre de ses concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement +à Agrippine. + +Néron se piquait d'être poëte, et il était entraîné par les fictions de +la poésie à d'incroyables caprices de fureur érotique: ainsi, +essayait-il d'imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux +de bêtes et en s'élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne, +tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu'il +mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (_suam quidem pudicitiam +usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime +quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e +cavea, virorumque ac foeminarum ad stipitem deligatorum inguina +invaderet_). Il renouvelait de la sorte la fable d'Andromède, de Léda, +d'Io, et de tant d'autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté +par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables +l'avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en +contrefaisant les cris d'une jeune vierge éperdue. (_Et quum affatim +desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi +Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium +virginum imitatus._) Un pareil monstre n'était arrivé à ce comble de +turpitude, qu'en faisant rejaillir sur l'humanité tout entière le mépris +qu'il avait pour lui-même; il était convaincu qu'aucun homme n'est +absolument chaste ni exempt de quelque souillure corporelle (_neminem +hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse_), mais il pensait +que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement: +«Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à +quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était +bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l'infâme Sporus, qui +ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu'il +détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d'ulcères +qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses oeuvres. +Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les +arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius. + +Galba, quoiqu'il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau, +n'avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes +débordements de Néron. Il était d'une maigreur excessive, malgré les +promesses de son nom, qui signifiait _gros_ en langage gaulois, et cette +maigreur étique accusait l'infamie de ses habitudes: il préférait aux +jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (_libidinis in mares +pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque_). Quand Icilus, un +de ses anciens concubins (_veteribus concubinis_), vint lui annoncer en +Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l'embrasser +indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l'emmena coucher +avec lui (_non modo artissimis osculis palam exceptum ab eo, sed, ut +sine morâ velleretur, oratum atque seductum_). + +Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de _jouir de sa jeunesse_, +comme disaient les goujats de l'armée en promenant sa tête au bout d'une +lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il +avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à +tous les excès. Dans l'âge de l'ambition, il s'attacha, pour se mettre +en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il +feignit même d'être amoureux d'elle, quoiqu'elle fut vieille et +décrépite. Ce fut par ce canal qu'il s'insinua dans les bonnes grâces de +Néron, auquel il rendit d'ignominieux services. Mais il se brouilla +pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu'ils se disputaient +l'un à l'autre et qu'Othon fut obligé d'abandonner au droit du plus +fort. On doit supposer que ses moeurs ne firent que se corrompre +davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié +d'après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts +efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à +peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art, que +personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec +beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude +qu'il avait contractée dès que son menton se couvrit d'un léger duvet, +afin de ne jamais avoir de barbe.» + +Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d'ordonner +quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint +de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer +l'empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites +successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne +répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son +successeur, s'était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une +affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède +souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été +d'ailleurs élevé à l'école de la Prostitution; car il passa son enfance +à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de +_Spinthria_, parce qu'il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il +continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu'il eut pris l'âge +d'un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour +à tour l'impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès +lors il était violemment épris d'un affranchi, nommé Asiaticus, qui +avait été son compagnon obscène à Caprée (_mutua libidine +constupratum_), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir, +à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la +piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès +qu'il l'avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de +jeunesse; il s'emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il +cherchait à se l'attacher par des présents et des honneurs: il fit de +son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l'âge +l'avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en +déclarant que l'estomac était la partie du corps la plus complaisante et +la plus forte; contrairement aux autres, qui s'affaiblissent par l'usage +qu'on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu'il +mangeait presque sans interruption, lorsqu'il ne dormait pas, et son +insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l'habitude +qu'il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la +digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre +repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens +s'alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu +de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des +coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse +corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses +jambes grêles témoignaient qu'il avait passé à table tout le temps de +son règne et qu'il ne s'était pas fatigué à courir après les jouissances +fugitives de l'amour. + +Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui +s'abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point +dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens, +ne laissa pas que de subir malgré lui l'influence du christianisme: il +comprit que la dignité de l'homme exigeait une certaine retenue dans les +moeurs, et que le chef de l'empire devait jusqu'à un certain point +donner l'exemple du respect que chacun est tenu d'avoir à l'égard de +l'opinion publique. La raison d'État fut le principe de cette +philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son +tempérament froid et austère lui permit d'être conséquent avec la +morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et +surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en +concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une +ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, à +qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était +devenue avec le temps aussi respectable qu'un mariage sanctionné par la +loi, et Cénis tenait auprès de l'empereur le rang d'une véritable +épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu'il +l'aimait, mais encore parce qu'il n'en aimait pas d'autre. Cependant +Suétone raconte qu'une femme feignit pour lui une violente passion, et +finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu'elle mourrait +inévitablement si elle n'obtenait de sa part une preuve de tendresse. +Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au +point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela +en l'honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé +comment il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense +impériale: «Mettez, dit Vespasien: _Pour une passion inspirée par +l'empereur_ (_Vespasiano, ait, adamato_).» Tout chaste qu'il fût dans +ses moeurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries +et ne s'abstenait pas même des plus sales expressions (_prætextatis +verbis_). + +Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s'était fait la plus +mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui +avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu'au milieu +de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses +familiers; on le voyait toujours entouré d'un troupeau d'eunuques ou de +gitons (_exoletorum et spadonum greges_); on l'accusait aussi de +rapacité, et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais +il changea tout à coup dès qu'il fut monté sur le trône, et il régna +comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de +l'Évangile de Jésus-Christ: à l'instar de son père, il ne persécutait +pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus +chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut +prématurément, en déclarant qu'il n'avait fait dans toute sa vie qu'une +seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c'était une +liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que +celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à +témoin: «Elle n'était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il, +s'il eût existé, elle s'en serait plutôt vantée la première, comme de +toutes ses infamies.» + +Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l'histrion +Pâris, qu'elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit +obligé de la répudier ou du moins de l'éloigner quelque temps, pour +satisfaire à l'indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant +que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait +pas se passer d'elle, et qu'elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il +avait donné cependant une rivale à Domitia: c'était la propre fille de +son frère Titus; il l'avait séduite et enlevée à son mari, du vivant +même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il +fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le +doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n'était que trop porté +d'ailleurs aux plaisirs de l'amour, qu'il appelait la _gymnastique du +lit_ (_libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis +genus_, +klinopalên+ _vocabat_). On assure qu'il s'amusait à épiler +lui-même ses concubines, lorsqu'il n'enfilait pas des mouches avec un +poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles +prostituées (_nataretque inter vulgatissimas meretrices_). Toutefois, en +dépit de ces libertinages, Domitien s'occupa de réformer les moeurs, et +réclama l'application de plusieurs anciennes lois de police tombées en +désuétude: ainsi pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne, +faisait circuler la copie d'un billet autographe, dans lequel Domitien, +alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit +(_noctem sibi pollicentis_), l'empereur faisait condamner, en vertu de +la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de +pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l'usage de la +litière (_probosis feminis lecticæ usum ademit_), et qui établit des +peines terribles contre l'inceste des Vestales; il fit enterrer vive la +grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d'un complice, et ceux-ci +furent battus de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivît; d'autres +vestales, les soeurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir +leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin, +Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du +tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après +l'avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère. + +Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme +semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l'histoire des faux +dieux. La philosophie chrétienne s'infiltre dans la doctrine de Platon, +et les empereurs, qui tiennent à honneur d'être philosophes, +s'appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs +passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu +la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait les jeunes garçons, ce que +Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l'empire à son favori +Antinoüs, qu'il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins +(_quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse +dicitur, asserunt_); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et +travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases +d'honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la +foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des +empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que +l'Évangile allait devenir le code universel de l'humanité. Mais le +paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa +dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et +sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières +saturnales de la Prostitution. + + + + +CHAPITRE XXIX. + + SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Sa jeunesse impudique. --Son mignon + Anterus. --Comment Commode employait ses jours et ses nuits. --Anterus + assassiné à l'instigation des préfets du prétoire. --Ses trois cents + concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies monstrueuses. + --Incestes qu'il commit. --Hideuses complaisances auxquelles il + soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait + décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de + ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le + projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre + des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de + Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée + par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du soleil. --Luxe + macédonien des vêtements d'Héliogabale. --Semiamire _clarissima_. + --Petit sénat fondé par l'empereur, pour complaire à sa mère. --Ce que + c'était que le _petit sénat_ et de quoi l'on s'y occupait. --Goûts + infâmes d'Héliogabale. --Pantomimes indécentes qu'il faisait + représenter et rôle qu'il jouait lui-même. --Quelle sorte de gens il + choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. --Comment + il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir qu'il + trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire. + --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. --Convocation + qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les + entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant cette + tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des assistants. + --L'empereur _courtisane_. --Comment Héliogabale célébrait les + vendanges. --Femmes légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La + veuve de Pomponius Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. + --Maris d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius + Zoticus, dit le _cuisinier_. --Mariage des dieux et des déesses. + --Festins féeriques d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait + tirer à ces festins. --Droits qu'avaient les courtisanes dans le + palais impérial. --Mort d'Héliogabale. --Alexandre Sévère, empereur. + --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses + débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur. + --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur + de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme. + --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter + l'histoire de la Prostitution romaine. + + +La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux +grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la +morale, devait produire l'infâme Commode et s'éteindre avec Héliogabale. +Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste +attristant avec les belles vertus d'Antonin et de Marc-Aurèle, qui +avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien. +Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à +Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n'être pas mort, avant +d'avoir vu cette prévision fatale s'accomplir. Si Commode n'avait eu +que de mauvaises moeurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n'était +qu'un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle +tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu'il +avait associé à l'empire et qu'il savait pourtant adonné à tous les +plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec +des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se +renfermer dans l'intérieur de son palais, et n'apportait au dehors +qu'une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa +vie privée n'influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se +montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux +empereur le scandale de ses propres vices. + +Mais Commode, au contraire, n'eût pas été satisfait, si ses turpitudes +n'avaient eu mille témoins et mille échos: c'était pour lui un plaisir +et un besoin que de s'avilir aux yeux de tous. De plus, l'abus de la +luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il +eut recours à l'effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez +lui la cruauté se développa jusqu'à devenir une passion brutale qui se +mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus +tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d'après des historiens +grecs et latins aujourd'hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel, +libidineux, et il souilla même sa bouche.» (_Turpis, improbus, crudelis, +libidinosus, ore quoque pollutus, constupratus fuit._) Cependant, peu +de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l'expédition +d'Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du +triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes +précepteurs qu'on lui avait donnés et il s'entoura des hommes les plus +corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne +plus les voir l'avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis +lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une +taverne et un lieu de débauche (_popinas et ganeas in palatinis semper +ædibus fecit_); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus +remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars, +pour les faire servir à tous ses impurs caprices (_mulierculas formæ +scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ +contraxit_). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il +hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait +dans les cellules pour y porter de l'eau ou des rafraîchissements +(_aquam gessit ut lenonum magister_). + +Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux +Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les +délices de l'Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui +l'avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les +Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le +voyant si beau et si bien fait: «Son air n'avait rien d'efféminé, dit +Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés +et fort blonds: lorsqu'il marchait au soleil, sa chevelure jetait un +éclat si éblouissant, qu'il semblait qu'on l'eût poudré avec de la +poudre d'or.» Mais cette beauté radieuse, qui n'avait pas d'égale, si +l'on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où +Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa +constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se +trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint +bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par +suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux +aines, qu'elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de +son entrée à Rome, pendant que l'enthousiasme du peuple s'adressait +surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter +derrière lui, sur son char, son mignon (_subactore suo_) Antérus, et, +pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque +instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles +caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des +spectateurs. + +Commode reprit d'abord le train de vie qu'il menait du vivant de son +père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (_vespera +etiam per tabernas ac lupanaria volitavit_); la nuit, il buvait jusqu'au +jour, en compagnie de son Antérus et de ses autres favoris. Quant aux +affaires de l'empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l'engageait +à ne s'occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son +gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode +perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour +échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de +cette perte, qu'en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore: +il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le +palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté +désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies +indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines, +il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis +également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables +que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six +cents convives étaient assis à sa table et s'offraient tour à tour à ses +impures fantaisies (_in palatio per convivia et balneas bacchatur_). +Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute +la puissance de l'imagination: il obligeait ses concubines à se livrer +sous ses yeux aux plaisirs qu'il n'était plus capable de partager avec +elles (_ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat_). Ces +tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et +il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes bacchanales, où +les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus +horribles artifices (_nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni +parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus_). + +Ce n'était plus, comme chez Tibère et Néron, l'ardeur d'assouvir +d'énormes passions matérielles; c'était plutôt l'infatigable recherche +d'une imagination dépravée qui n'aspirait qu'à rendre la vie à des sens +défaillants. Ainsi, Commode se mettait l'esprit à la torture pour +inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons +d'obscénités. Après avoir violé ses soeurs et ses parentes, il donna le +nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu'il +commettait un inceste avec elle. Il n'épargna aucun des affidés qui +l'entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans +refuser de s'y prêter lui-même (_omne genus hominum infamavit quod erat +secum et ab ominibus est infamatus_). Malheur à qui se permettait alors +de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé. +«Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des +parties honteuses de l'un ou de l'autre sexe, et il les embrassait de +préférence.» (_Habuit in deliciis homines appellatos nominibus +verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat_). +Une variante du texte latin, _oculis_ au lieu d'_osculis_, atténue ce +passage, en donnant à entendre qu'il se contentait de les regarder avec +plus d'intérêt et de curiosité que les porteurs de noms honnêtes. Parmi +ses familiers, il avait distingué un affranchi qu'il appelait Onon +(+onos+, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il +l'enrichit et il le fit grand-prêtre d'Hercule des Champs, pour le +récompenser de ses mérites. (_Habuit et hominem pene prominente ultra +modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum_). Lui-même +s'était fait appeler _Hercule_ par le sénat, qui lui avait décerné déjà +les surnoms de _pieux_ et d'_heureux_. + +On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de +sang humain, que ce monstre déifié mettait en oeuvre avec une sorte de +génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (_deorum +templa stupris polluit et humano sanguine_). Il aimait à porter des +vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il +s'habillait en Hercule, avec une veste brochée d'or et une peau de lion: +«C'était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir +faire parade en même temps de l'afféterie des femmes et de la force des +héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les +plus délicats, et il n'hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le +plaisir d'en faire manger aux autres (_dicitur sæpe pretiosissimis +cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut +putabat, irrisis_). Les grimaces que faisaient les convives en l'imitant +lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un +jour, il ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses +habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales, +devant les concubines et les gitons, qui l'applaudissaient; ensuite, il +le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne +manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de +Rome tout ce qu'il faisait de honteux, d'impur, de cruel, en un mot +toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (_omnia quæ turpiter, +quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret_). + +Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs +conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l'instigation de +Marcia, celle de ses concubines qu'il aimait le plus. Marcia l'aimait +aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère +attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l'idée +de célébrer le premier jour de l'année par une fête dans laquelle il +irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs. +Marcia le conjura de n'en rien faire, et tous les officiers de la maison +impériale le supplièrent aussi de ne pas s'exposer de la sorte aux +poignards des assassins. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il +rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se +débarrasser d'eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des +condamnés sur une écorce de tilleul, qu'il oublia sous son chevet. «Il +avait à sa cour, rapporte Hérodien, un de ces petits enfants qui +servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu'on tient à demi nus et +dont on relève la beauté par l'éclat des pierreries. Il aimait celui-ci +éperdûment et le faisait appeler _Philocommode_.» L'enfant entra dans la +chambre, trouva par terre la liste de proscription et l'emporta comme un +jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l'enfant et la lui +enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point, +s'écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la +récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j'ai +supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit +qu'un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et +qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux +qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans +la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave, +nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de +s'abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que +Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un +croc, au spoliaire, où l'on entassait les corps morts des gladiateurs. + +On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales +de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé +dans l'histoire une souillure ineffaçable et une célébrité unique +d'infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (_impurissimam_) de ce +monstre d'après les contemporains grecs et latins qui l'avaient écrite +avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu'il ait passé sous +silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de +recueillir (_quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine +maximo pudore possunt_), et quoiqu'il ait voilé sous des termes honnêtes +(_prætextu verborum adhibito_) ceux qu'il osait conserver dans son récit +adressé à l'empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu +seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent +quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d'autres +disent Spartien) n'a pas voulu reproduire. «On s'étonne, répéterons-nous +avec Lampride, qu'un pareil monstre ait été élevé à l'empire, et qu'il +l'ait gouverné près de trois ans, sans qu'il se soit trouvé personne qui +en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n'a +manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de +cette espèce.» Le règne d'Héliogabale est vraiment la dernière +convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec +désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique. + +Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui +désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta +celui d'Antonin, parce qu'il prétendait descendre de cette famille +antonine, à laquelle l'empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle, +mais que l'exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale, +sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des +empereurs toutes sortes de turpitudes (_quum ipsa meretricio more +vivens, in aulâ omnia turpia exerceret_), avait eu avec Antonin +Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut +cependant contestée par ceux qui l'avaient surnommé _Varius_ ou bigarré, +à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs +de sa mère. Quoi qu'il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait +assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d'être compris dans le +meurtre de l'empereur qu'il se donnait pour père, et il chercha un asile +inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu'il sortit, +l'année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui +le surnommèrent l'Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits +très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d'or et de pourpre, avec des +bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de +perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des +prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine: +il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n'était que de laine, +et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l'idée, pour +accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées, +de se faire peindre en costume de prêtre du soleil et d'envoyer ce +portrait à Rome, avant d'y venir lui-même. Mais ce n'était rien que sa +figure auprès de ses moeurs, qui inspirèrent de l'effroi aux Romains les +plus débauchés: _Quis enim ferre posset principem per cuncta cava +corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam +ferat?_ Héliogabale n'était pas arrivé par l'enivrement du pouvoir à cet +excès de dépravation sensuelle: l'empire l'avait trouvé ainsi corrompu +et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire +qu'en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme, +sinon plus cruel. Qu'attendre d'un misérable insensé, qui n'avait aucune +notion de l'honnête, et qui faisait consister le principal avantage de +la vie à être digne et capable de satisfaire l'ignoble passion de +plusieurs (_cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus +libidini plurimorum videretur_)? On comprend que les chrétiens aient +représenté cet empereur comme une incarnation du diable. + +Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette +vieille courtisane que plus d'un sénateur se rappelait avoir connue dans +l'exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des +consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce +fut la seule femme qui siégea, en qualité de _clarissima_, dans le sénat +romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit sénat +(_senaculus_), composé de matrones qui s'assemblaient, à certains jours, +sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux +femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui +aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au +baiser d'usage; qui d'elles se servirait de voitures suspendues; qui, de +chevaux de selle; qui, d'ânes; qui, d'un chariot traîné par des boeufs +ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies +de peau et ornées d'or, d'ivoire ou d'argent; on régla, par +sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque +classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait +s'être réservé l'autorité suprême sur son sexe exclusivement; +Héliogabale, sur le sien, comme s'il bornait son rôle d'empereur à +commander aux hommes. Pendant l'hiver qu'il passa à Nicomédie, avant de +s'établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes; +tellement que les soldats qui l'avaient élu rougirent de leur ouvrage, +en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (_omnia sordide +ageret, inireturque à viris et subaret_). Il n'eut garde de changer de +genre de vie, lorsqu'il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit +Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher +partout et d'amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines +conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient +ces conditions que la nature avait départies plus libéralement à un +petit nombre de privilégiés. Ceux qu'on jugeait dignes d'être présentés +à l'empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu'il faisait +représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de +la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et +pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait +tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le +déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à +coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main +devant son sein et l'autre devant le signe de la virilité qu'il cachait +entièrement, _posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et +oppositis_. + +Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de +ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs +les plus membrus. C'est là qu'il distingua les cochers Protogène, +Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait +une telle passion pour Hiéroclès qu'il lui donnait publiquement les +baisers les plus hideux (_Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur +inguina_); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait +construire des bains publics dans le palais, et il n'avait pas honte de +se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les +qualités particulières qu'il aimait dans les hommes (_ut ex eo +conditiones bene vasatorum hominum colligeret_). Il parcourait aussi +les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu'il appelait +des _monobèles_, c'est-à -dire des hommes complets (_viriliores_). Il n'y +avait de crédit et d'honneurs, que pour ces sortes de gens (_homines ad +exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii_). Héliogabale +éleva aussi aux premières dignités de l'empire certains personnages qui +n'avaient pas d'autres titres à ses préférences, que leurs énormes +attributs virils (_commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum_). +Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il +se délectait à leur contact et à leurs attouchements (_eorumque +attrectatione et tactu præcipue gaudebat_); c'était de leurs mains qu'il +voulait prendre la coupe où il buvait en l'honneur de leurs hauts faits +et des siens. + +A l'exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se +mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert +d'un bonnet de muletier, afin de n'être pas reconnu, raconte Lampride, +il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du +Théâtre, de l'Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s'il ne se +livra pas à la débauche avec toutes ces filles (_sine effectu +libidinis_), il leur distribua pourtant des pièces d'or, en disant: +--Que personne ne sache qu'Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait +plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices +de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans une basilique de la +ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police +édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans +laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés +connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (_lenones, +exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes_). +D'abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux +imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de +circonstance, commençant par ce mot: _Camarades_ (_commilitones_), qui +revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il +ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de +libertinage (_disputavitque de generibus schematum et voluptatum_). Son +immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations, +chaque fois qu'il rencontrait quelque effroyable imagination de +débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé +en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes, +découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les +allures, les gestes, les agaceries et les paroles d'une prostituée de +carrefour. Sous ce costume, il s'approcha de celles à qui son caprice +avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu'il savait +leur métier aussi bien qu'elles. Puis, se débarrassant de sa gorge +d'emprunt (_papillâ ejectâ_), il prit les airs et l'habit des enfants +qu'on vendait à la Prostitution (_habitu puerorum qui prostituuntur_), +et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu'il n'était +pas moins expert qu'eux dans leur art honteux. Enfin il termina la +séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la +première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces +d'or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux +lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin +jusqu'à sa mort. + +Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu'il accorda, +par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent +racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir +des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu'elles pussent continuer à +leur profit l'odieux trafic qu'elles avaient appris à exercer. On +raconte même, à ce sujet, qu'ayant racheté ainsi au prix de cent mille +sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne +la toucha pas et la respecta comme une vierge (_velut virginem +coluisse_). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents +chariots, remplis de lénons, d'appareilleuses, de mérétrices et de +cinædes bien pourvus (_causa vehiculorum erat lenonum, lenarum, +meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo_). Il +avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c'était lui-même +qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d'une pâte +épilatoire (_psilothro_), et il employait de préférence à cet usage +celle qui avait déjà servi à l'épilation de ses femmes. Il employait +également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé +le poil des parties honteuses de ses gitons (_rasit et virilia +subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit_). «Il n'y +a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des +abominables saletés qu'il fit ou qu'il souffrit en son corps.» Xiphilin +répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement +recueillis et que la langue grecque couvrait d'une sorte de voile qui +les rendait plus tolérables; mais l'histoire originale de Dion Cassius +n'a pas conservé le règne d'Héliogabale, comme si les pages consacrées à +ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride +dit aussi qu'on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un +grand nombre d'obscénités, qu'il a cru devoir passer sous silence, parce +qu'elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (_digna +memoratu non sunt_): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de +débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il +connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère +(_libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum +vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat_).» + +On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant +ce curieux passage de l'Abrégé de Xiphilin, prudemment affaibli dans la +traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de +Prostitution, en chassait les courtisanes, et s'y plongeait dans les +plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l'incontinence un appartement +de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la +façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d'or et +appelant les passants d'un ton mou et efféminé. Il avait d'autres +personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller +chercher des gens dont l'impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait +de l'argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d'un gain +aussi infâme que celui-là . Quand il était avec les compagnons de ses +débordements, il se vantait d'avoir un plus grand nombre d'amants qu'eux +et d'amasser plus d'argent; il est vrai qu'il en exigeait indifféremment +de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres, +d'une taille fort avantageuse, et qu'il avait dessein, pour ce sujet, de +désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a +évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n'avait pas à +ménager la susceptibilité des beaux-esprits français. + +Si les appétits sensuels d'Héliogabale étaient immodérés, son +imagination dépravée avait encore plus de puissance et d'activité. +Ainsi, ce qu'il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité, +c'étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, ses oreilles et +son âme, en souillant aussi la pudeur d'autrui. Les prodigieux festins +qu'il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs +mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux +des amphores et des vases d'argent surchargés d'images érotiques +(_schematibus libidinosissimis inquinata_). Toute cette argenterie +effrontée brillait surtout dans les soupers d'apparat, qu'il donnait à +l'occasion des vendanges, et dans lesquels il s'amusait à déshonorer les +citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux. +Il leur demandait, pour les embarrasser, s'ils avaient fait preuve dans +leur jeunesse d'autant de vigueur qu'il en déployait lui-même, et ces +questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe +(_impudentissime_), car jamais il ne s'abstint des expressions les plus +infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes +encore (_neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis +impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo, +esset pudor_). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des +vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au +maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (_an promptus esset +in Venerem_)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente +question: «Il a rougi! s'écriait-il, la chose va bien (_salva res +est_).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il +s'autorisait alors à parler de ses propres actes, et si tous les +vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses +jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet +qu'il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir +encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les +entendre et qui leur portait d'ignobles défis. La flatterie déliait +souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de +commettre les mêmes ignominies et d'avoir des maris (_qui improba +quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent_). L'empereur, +à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s'apercevait point +que ces misérables feignaient des vices qu'ils n'avaient pas, pour lui +complaire et le divertir. + +Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et +plusieurs maris. Il épousa d'abord la veuve de Pomponius Bassus, qu'il +avait fait condamner à mort en l'accusant de s'être fait le censeur de +la conduite privée de l'empereur. Cette femme, aussi belle que noble, +était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui +eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la +délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour +aucun besoin qu'il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d'imiter les +débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans +l'espoir, disait-il, d'être plus tôt père, «lui qui n'était pas homme,» +ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. Ce +mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il +répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu'elle avait une tache sur le +corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage +qu'il souhaitait contracter avec plus d'éclat que les précédents. Il +avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s'en fallut qu'il ne +laissât s'éteindre le feu sacré (_ignem perpetuum extinguere voluit_), +pendant qu'il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la +vestale Aquila Sévéra et l'épousa insolemment à la face du ciel, en +disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la +prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de +divin. Mais Héliogabale n'eut pas plus d'enfants de ce mariage sacrilége +que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu'il remplaça +par deux ou trois femmes successivement jusqu'à ce qu'il eût repris +Aquila Sévéra. + +Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c'est à peine si nous +oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président +Cousin n'a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse. +Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler +_madame_ et _impératrice_. «Il travaillait en laine, portait quelquefois +un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en +fit une fête, prit soin qu'il ne lui parût aucun poil, pour être plus +semblable à une femme, et reçut, étant couché, les sénateurs qui +l'allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé +Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour +que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux +bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure +blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard +chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de +géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert +de sueur et de poussière; puis, il l'installa dans sa chambre à coucher, +au sortir du bain, et le lendemain il l'épousa solennellement. «Il se +faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président +Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu'il +avait quelquefois au visage des marques des coups qu'il avait reçus. Il +ne l'aimait point d'une ardeur faible et passagère, mais d'une passion +forte et constante, tellement qu'au lieu de se fâcher des mauvais +traitements qu'il recevait de lui, il l'en chérissait plus tendrement. +Il l'eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s'étaient pas +opposées à cet acte de démence impudique.» + +Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il +jouissait auprès de l'empereur. C'était Aurélius Zoticus, dit le +_Cuisinier_, parce que son père l'avait élevé dans les cuisines, où tout +enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne heure au métier +paternel pour embrasser l'état de lutteur: il l'emportait en bonne mine +et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se +mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d'Héliogabale +reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste +champion et s'emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe +triomphale. Sur l'éloge qu'on avait fait de lui à Héliogabale, qui +brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (_cubicularius_) de +l'empereur. Celui-ci l'attendait avec une impatience qui éclata de la +façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans +le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince +l'aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de +Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage; +et, parce que Zotique en le saluant l'avait appelé _seigneur_ et +_empereur_ selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d'un +air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards +lascifs: --Ne m'appelez point _seigneur_, puisque je suis une _dame_!» +Il l'emmena baigner à l'heure même avec lui; et l'ayant trouvé tel qu'on +le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.» +Jérocle, jaloux de ce rival, eut l'adresse de lui faire verser par les +échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui +le frappa d'impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont +Zoticus était victime, le regarda dès lors avec autant de colère et de +mépris qu'il lui avait témoigné d'estime et d'affection auparavant. Peu +s'en fallut qu'il l'envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut +encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et +chassé du palais, de Rome et de l'Italie. + +Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l'institution du +mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée +bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner +une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de +femme et d'enfant, dit Xiphilin. La femme qu'il lui avait choisie était +Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa +chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains +considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n'avait pas été +changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au +temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et +ridicule, qu'il avait poussée aussi loin que possible en couchant les +deux statues dans le même lit, il déclara qu'une déesse si guerrière ne +convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour +ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois. +Uranie, qui présidait à l'incubation des êtres dans le travail +mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de +la nuit, devait naturellement être l'épouse d'Héliogabale, dieu du +soleil et de la génération. L'empereur célébra donc leurs noces avec +splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l'empire aux présents +magnifiques qu'il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé, +il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à +côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l'une à l'autre avec des +bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de +grandes réjouissances à Rome et dans toute l'Italie. Héliogabale +s'identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se +faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les +dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses +impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil: +c'était là qu'il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches, +remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de +prendre part au culte des autres divinités, surtout s'il avait un rôle à +jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête +échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les +parties génitales (_genitalia sibi devinxit_), et il fit tout ce que ces +impurs fanatiques avaient l'habitude de faire. Il s'associa également +aux rites bizarres et obscènes d'Isis, de Priape, de Flore et de +Cotytto. + +Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins +féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la +prodigalité, la gourmandise et le caprice pouvaient inventer, pour +satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne +vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles +(_exquirere novas voluptates_). Lampride a énuméré quelques-unes des +folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des +fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d'étoffes +d'or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait +succomber de plaisir (_quum gravari se diceret onere voluptatis_), et la +tête coiffée d'un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient +des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les +intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à +l'estomac, qui ne se lassait pas plus que l'ardeur des sens. Les +convives alors n'étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils +s'efforçaient à l'envi d'imiter leur empereur, sans espoir de l'égaler. +Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses +vêtements, se couronnait de rayons d'or, suspendait un carquois sur ses +épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d'huile +aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses +et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le +traînaient autour de la salle du banquet. (_Junxit et quaternas mulieres +pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic +vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent._) Sa +générosité à l'égard de ses compagnons de table se traduisait en +présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au +hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait +tomber dans les mains d'un vieux débauché une coquille portant ces mots +qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l'empereur»; il riait +davantage, si, par une de ces chances qu'il aimait à provoquer, une +vieille décrépite devenait la maîtresse d'un beau jeune garçon. Souvent +les billets cachetés, que ses convives tiraient de l'urne, leur +ordonnaient les douze travaux d'Hercule ou les condamnaient à des +services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où +il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles +l'exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n'avait +pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix +oeufs, dix toiles d'araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes, +quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à +ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient +ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de +lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en +lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue, +que sa bonne étoile avait amenée à la table de l'empereur, pouvait se +vanter d'avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale +prenait son plaisir partout, pourvu qu'il n'eût pas affaire deux fois à +la même femme (_idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem_). Enfin, +les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au +lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l'intérieur du +palais (_lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit_). +Courtisanes et gitons se recommandaient d'eux-mêmes à sa sollicitude +paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des +approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans +les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de +disette. + +Ce monstre à face humaine déshonora l'Empire pendant un règne de quatre +ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes +les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature. +Il se glorifiait d'imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône, +Néron, Othon et Vitellius. Il n'avait pourtant que dix-huit ans, +lorsqu'il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s'était +caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde +d'un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent +endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et +empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur +vie (_ut mors esset vitæ consentiens_). Le _traîné_, l'_impur_, comme le +surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville, +ne devait pas avoir d'égal dans l'histoire des empereurs, et, après lui, +l'humanité sembla se reposer, sous la bienfaisante influence +d'Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale +évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes +parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et +constitué la police des moeurs dans les gouvernements, on vit encore les +empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un +théâtre, donner au peuple l'exemple contagieux de tous les écarts de la +Prostitution. Presque tous s'adonnèrent à la débauche, presque tous se +laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien, +qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (_natus abdomini et +voluptatibus_), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand +nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les +plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à +ses convives. Si le _divin_ Claude, comme pour faire oublier aux Romains +l'impur Gallien (_prodigiosum_), régna en philosophe chaste et modeste; +si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit +rigoureusement l'adultère, même parmi les esclaves; si l'empereur Tacite +défendit d'établir des mauvais lieux dans l'intérieur de Rome, défense +qui ne put être maintenue (_meritoria intra urbem, stare vetuit, quod +quidem diu tenere non potuit_); s'il fit fermer les bains publics +pendant la nuit; s'il interdit les habits de soie et les profusions du +luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne de son nom; Carin, +prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de +Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté +des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l'infamie +jusqu'à se prostituer lui-même (_homo omnium contaminatissimus, adulter, +frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui_).» +Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien; +pour secrétaire, un impur (_impurum_), avec lequel il faisait toujours +sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des +vices les plus infects (_enormibus se vitiis et ingenti foeditate +maculavit_), et il ne respecta rien (_moribus absolutus_). Mais +Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des +empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté +de ses moeurs et par la moralité de ses lois, quoiqu'il ait cruellement +persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l'austère, le philosophe, +eut pourtant l'odieux courage de faire de la Prostitution un des +supplices qu'on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes! +C'est pourtant sous Dioclétien que semble s'arrêter l'histoire de la +Prostitution romaine. + + +FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME. + + + + + TABLE DES MATIÈRES + DU DEUXIÈME VOLUME. + + + _PREMIÈRE PARTIE._ + + ANTIQUITÉ. --Grèce. --Rome. + + (SUITE ET FIN.) + + + CHAPITRE XVII. Page 5 + + SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes + catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les + quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des + femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline, + de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix. + --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent + Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les + cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres. + --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars + des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou + lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les + _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros. + --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses. + --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines. + --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et + la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_. + --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et + _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes + qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se + prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un + nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les + _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar. + --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses + faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des + lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la + location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_. + + + CHAPITRE XVIII. Page 29 + + SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution + légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite + du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs + réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société + retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque + prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des + courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription + matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la + compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue. + --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de + l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les + grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer + la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits + où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics. + --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des + bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain + de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de + la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas + peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de + la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains. + --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la + fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les + cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une + _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les + _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les + caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars. + --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait + Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De + l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de + l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres + mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution + des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante. + --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par + l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des + souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des + carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces + femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien, + entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux + pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la + débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse + d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_. + --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_. + --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars. + --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des + courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux + prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les + cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des + prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami. + --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le + nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux + mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta, + inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La + _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia. + + + CHAPITRE XIX. Page 83 + + SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices. + --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des + hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les + _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des + courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce + que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius, + le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone. + --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs + permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_. + --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez + les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les + _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage + parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_. + --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits + érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des + courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de + Rome détruits par les Pères de l'Église. + + + CHAPITRE XX. Page 107 + + SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura + Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies. + --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit + attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens. + --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se + refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les + enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou + _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius. + --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves + et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies + vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies + constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description. + --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les + affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome. + --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste. + --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après + Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième + siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._ + --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_. + --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation + sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et + _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées + à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Les empiriques, les + antidotaires et les pharmacopoles. --Les médecins pneumatistes. --Les + _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et _archiatri populares_. + --L'institution des archiatres régularisée et complétée par + Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du matin_. --Les + sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial contre Lesbie. + --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. --Pourquoi les malades + atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les + médecins romains. --Mort de Festus, ami de Domitien. --Des drogues que + vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes. + --Superstitions religieuses. --Offrandes aux dieux et aux déesses. + --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de Pétrone. --Abominable + apophthegme des _pædicones_. + + + CHAPITRE XXI. Page 161 + + SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes. + --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à + Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot + _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents, + parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les + _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La + parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés + par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre + ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa + complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de + l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce + maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de + l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_. + --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des + parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_. + --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée. + --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la + Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le + _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De + la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle. + + + CHAPITRE XXII. Page 203 + + SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_. + --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à + ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et + _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile + _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit. + --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe. + --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des + Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane + grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Le repas de Trimalcion. + --Les histrions, les bouffons et les _arétalogues_. --Les baladins et + les danseuses. --Danses obscènes qui avaient lieu dans les + comessations. --Comessations de Zoïle. --Épisode du festin de + Trimalcion. --Services de table et tableaux lubriques. --Ameublement + et décoration de la salle des comessations. --Santés érotiques. + --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du bouffon de table Galba. + --Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations. --Dieux et + déesses qui présidaient aux comessations. --Les lares _Industrie_, + _Bonheur_ et _Profit_. --Le verbe _comissari_. --Théogonie des dieux + lares de la débauche. --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les + luttes amoureuses. --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux + gardiens des femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. + --Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. + --Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc. --Fauna, déesse favorite + des matrones. --Jugatinus et ses attributions. + + + CHAPITRE XXIII. Page 225 + + SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les + peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux + des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux + présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des + réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de + chambre_. --Présages que les Romains tiraient du son que rendait + l'urine en tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_. + --Double sens obscène du mot _pot de chambre_. --Étymologie de + _matula_. --Présages urinatoires dans les comessations. --Hercule + _Urinator_. --Présages des ructations. --_Crepitus_, dieu des vents + malhonnêtes. --Le petit dieu Pet. --Présages tirés du son du pet. + --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le + langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --Jupiter et + Cybèle, dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux + éternuments dans les affaires d'amour. --Les tintements d'oreilles et + les tressaillements subits. --La droite et la gauche du corps. + --Présages résultant de l'inspection des parties honteuses. --Présages + tirés des bruits extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus + adversus_ et _lectus genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le + pétillement de lampe. --Habileté des courtisanes à expliquer les + présages. --Présages divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou + malheureux, propres aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent + vierges Sarmates. --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. + --Superstitions singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence + que s'imposaient les débauchés et les courtisanes en l'honneur des + solennités religieuses. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé + par les Romains pour constater la virginité des filles. --La noix, + allégorie du mariage. + + + CHAPITRE XXIV. Page 247 + + SOMMAIRE. --Pourquoi les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens + ni de panégyristes comme celles de la Grèce. --Les poëtes commensaux + et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est dans les + poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des courtisanes + romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur vieillesse + misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace pour les + galanteries matronales. --Serment de Salluste. --Philosophie + épicurienne d'Horace. --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des + matrones. --Comparaison qu'il fait de cet amour avec celui des + courtisanes. --Nééra, première maîtresse d'Horace. --Origo, Lycoris et + Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères. + --Liaison d'Horace avec une vieille matrone. --La _bonne_ Cinara. + --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture + publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant + Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --La courtisane Lycé. + --Pyrrha. --Lalagé. --Barine. --Tyndaris et sa mère. --Lydie. + --Myrtale. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A quelle + singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette + esclave. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs + à Horace. Adieux d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière + maîtresse d'Horace. --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus. + + + CHAPITRE XXV. Page 293 + + SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Ses + maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille du sénateur + Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de Lesbie. --Ce que + c'était que ce moineau. --Passion violente de Catulle pour Lesbie. + --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --Mariage + concubinaire de Lesbie. --Catulle revoit Lesbie en présence de son + mari. --Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la + jalousie de son mari. --La courtisane Quintia au théâtre. --Vers de + Catulle contre Quintia. --La courtisane grecque Ipsithilla. --Billet + galant qu'adressa Catulle à cette courtisane. --Épigramme de Catulle + aux habitués d'une maison de débauche où s'était réfugiée une de ses + maîtresses. --Colère de Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. + --Vieillesse prématurée de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son + amant. --Properce. --Cynthie ou Hostilia. --Son amour pour Properce. + --Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie. --Résignation de Properce + à l'endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus. --Les + oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à sa maîtresse. --La + _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les attraits de sa + maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec Cynthie. --Les + galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. --Gémissements de + Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de Baïes. --Properce + se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation + de Properce avec Cynthie. --Changement de rôles. --Acanthis + l'entremetteuse. --Jalousie de Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge + qu'employa Cynthie pour s'assurer de la fidélité de son amant. + --Phyllis et Téïa. --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. + --L'empoisonneuse Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort + de Properce. --Ses cendres réunies à celles de Cynthie. + + + CHAPITRE XXVI. Page 325 + + SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou + Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les + amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle. + --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et + enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa + porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme. + --Amour de Tibulle pour Némésis. --Prix des faveurs de cette + prostituée. --Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis. + --Tibulle amoureux de Néère. --Refus de Néère d'épouser Tibulle. + --Néère prend un amant. --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour + à Sulpicie, fille de Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à + Tibulle. --Infidélités de Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de + Tibulle pour cette courtisane grecque. --Dédains de Glycère. --Mort de + Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Cornelius Gallus. + --Lycoris. --Gallus à la guerre des Parthes. --Son poëme à Lycoris. + --Retour de Gallus. --Infidélités de Lycoris. --Gentia et Chloé. + --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric. + --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane. + --Le mari de Corinne. --Manéges amoureux que conseille Ovide à + Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et brutalité d'Ovide. --Son + désespoir d'avoir frappé Corinne. --L'entremetteuse Dipsas. + --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne. + --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne. + --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat. + --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur + d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte. + --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. --Corinne + devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à Corinne. + --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux et d'après + les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète supposée avec + la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin. --Mort + d'Ovide. + + + CHAPITRE XXVII. Page 357 + + SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des + libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense + qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son + critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies. + --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial. + --Moeurs déréglées de ce poëte. --Quels étaient les lecteurs habituels + des oeuvres de Martial. --Portraits de courtisanes. --Lesbie. + --Libertinage éhonté de cette prostituée. --Chloé et son amant + Lupercus. --La _pleureuse des sept maris_. --Thaïs. --Philenis et son + concubinaire Diodore. --Horrible dépravation de Philenis. --Épitaphe + que fit Martial pour cette infâme prostituée. --Galla. --Injustice de + Martial à l'égard de cette courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre + elle. --D'où lui venait la haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles + amoureuses. --Effrayant cynisme de Phyllis. --Épigrammes + contradictoires de Martial contre cette courtisane. --Lydie. + --Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. + --Fabulla, Lila, Vetustilla, etc. --Les fausses courtisanes grecques. + --Celia. --Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la + Grèce. --Lycoris. --Glycère. --Chioné et Phlogis. De quelle façon + grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l'amour que + lui avait envoyée Polla. --Honteuse profession de foi qu'il adressa à + sa femme Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Épigramme + expiatoire de Martial. --Sa fin champêtre. --Pétrone. --Son + _Satyricon_, tableau des moeurs impures de Rome impériale. --Les + Épigrammes de Pétrone. --Suicide de Pétrone. + + + CHAPITRE XXVIII. Page 401 + + SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs + moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique + avant l'avénement des empereurs. --Le chevalier Ebutius et sa + maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. --Jules César. + --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées qu'il séduisit. + --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses adultères. + --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats romains + contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode + singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste + pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût + immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes + Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze + divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant + pour l'ivrognerie. --Étranges contradictions qu'offrirent la vie + publique et la vie privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Le + tableau de Parrhasius. --Caligula, empereur. --Ses amours infâmes avec + Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa passion pour la courtisane + Pyrallis. --Comment cet empereur agissait envers les femmes de + distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. --Ouverture d'un + lupanar dans le palais impérial. --Le _préfet des voluptés_. --Claude, + empereur. --Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et + Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses soupers publics au + Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries du golfe de Baïes. + --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables impudicités de Néron. + --Son mariage avec Sporus. --Sa passion incestueuse pour sa mère + Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. --Galba, empereur. + --Infamie de ses habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs + corrompues. --Vitellius, empereur. --Ses débordements. --Son amour + pour l'affranchi Asiaticus. --Son insatiable gloutonnerie. + --Vespasien, empereur. --Retenue de ses moeurs. --Titus, empereur. + --Sa jeunesse impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et + l'histrion Pâris. --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Nerva, + Trajan et Adrien, empereurs. --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle. + + + CHAPITRE XXIX. Page 437 + + SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Ses turpitudes et ses cruautés. --Ses + impurs caprices. --Son mignon Anterus. --Comment Commode employait ses + jours et ses nuits. --Mort d'Anterus. --Douleur de Commode. --Ses + trois cents concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies + monstrueuses. --Ses incestes. --Hideuses complaisances auxquelles il + soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait + décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de + ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le + projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre + des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de + Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée + par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du Soleil. --Sa + mère Semiamire. --Luxe macédonien des vêtements d'Héliogabale. + --Semiamire _clarissima_. --Petit sénat fondé par l'empereur pour + complaire à sa mère. --Ce que c'était que le _petit sénat_ et de quoi + l'on s'y occupait. --Goûts infâmes d'Héliogabale. --Quelle sorte de + gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. + --Comment il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir + qu'il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution + populaire. --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. + --Convocation qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous + les entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant + cette tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des + assistants. --L'empereur _courtisane_. --Argenterie érotique de ses + festins. --Comment Héliogabale célébrait les vendanges. --Femmes + légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La veuve de Pomponius + Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. --Maris + d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius + Zoticus, dit le _cuisinier_. --Comment Jérocle se débarrassa de ce + rival. --Mariage des dieux et des déesses. --Festins féeriques + d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait tirer à ces festins. + --Droits qu'avaient les courtisanes dans le palais impérial. --Meurtre + d'Héliogabale par les soldats. --Alexandre Sévère, empereur. + --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses + débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur. + --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur + de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme. + --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter + l'histoire de la Prostitution romaine. + + + FIN DE LA TABLE. + + +Note de transcription détaillée: + +En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le +typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées: + + p. 14: «appellait» corrigé en «appelait» («qu'on appelait stabula»), + p. 16: fermeture des guillemets avant «On appliquait avec raison», + p. 20: fermeture des guillemets après «aïeule», + p. 26: «Pierruges» corrigé en «Pierrugues» («le docte Pierrugues»), + p. 30 et 471, «moechocinoedus» corrigé en «moechocinædus», + p. 75: «proéminant» corrigé en «proéminent» («et plus proéminent»), + p. 86: «commessations» corrigé en «comessations» + («excepté dans les soupers et les _comessations_,»), + p. 98: fermeture des guillemets après «aucupium auribus?», + p. 100: fermeture des guillemets après «quam malum dicere).», + p. 104: «éclairé» corrigé en «éclairée» («la protection éclairée»), + p. 104: fermeture des guillemets après «pagina, vita proba_).», + p. 126: «ingrédiens» corrigé en «ingrédients» + («les ingrédients ordinaires»), + p. 155: «tout» corrigé en «tous» («en tous les cas»), + p. 186: remplace «?» par «.» («des joueurs d'osselets.»), + p. 186 et 366: «cinoedes» corrigé en «cinædes» + («des portraits de cinædes»), + p. 195, «uticæ» corrigé en «urticæ», + p. 230: fermeture des guillemets après «matulam datis).», + p. 234: «pelusiciaca» corrigé en «pelusiaca», + p. 237: fermeture des guillemets après «sternuit approbationem).», + p. 308: fermeture des guillemets après «ducere veste libet_).», + p. 351: fermeture des guillemets après «numeros sustinuisse novem_).», + p. 358: «Alcylle» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton.»), + p. 362: fermeture des guillemets après «vita proba est_).», + p. 363: «Parace» corrigé en «Parce» («Parce tuis igitur»), + p. 394: «Alcylte» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton,»), + p. 396: «testamenat» corrigé en «testament» + («escroqué plus d'un testament»), + p. 406: «sumpluosum» corrigé en «sumptuosum», + p. 409: fermeture des guillemets après «par plus d'un opprobre,», + p. 409: «sexterces» corrigé en «sesterces», comme dans l'édition Belge + de la même année, + p. 426: «deliagtorum» corrigé en «deligatorum». + +Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de +typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n'ont pas été +corrigées: + + p. 237: «sallisationes» pour «salisationes», + p. 301: «futationes» pour «fututiones», + p. 345: «dominiæque» pour «dominæque», + p. 367: «sejurat» pour «se jurat», + p. 381: «iatu» pour «hiatu», + p. 383: «solecismum» pour «soloecismum», + p. 464: «plerunque» pour «plerumque». + +En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment. +La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot +«pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea». + +Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs. Celles +n'affectant pas la translittération ne sont pas notées ici: + + p. 65: «moichenô» corrigé en «moicheuô», + p. 207: «komisê» corrigé en «komidê», + p. 433: «klyêopalen» corrigé en «klinopalên». + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous +les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 *** diff --git a/43712-8.txt b/43712-8.txt deleted file mode 100644 index d61299b..0000000 --- a/43712-8.txt +++ /dev/null @@ -1,11112 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous les -peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6 - -Author: Pierre Dufour - -Release Date: September 13, 2013 [EBook #43712] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 *** - - - - -Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier -and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned -images of public domain material from the Google Print -project.) - - - - - - - - - - Note de transcription: - - Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été - corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre. - - La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+. - - - - - HISTOIRE - DE LA - PROSTITUTION - CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE - DEPUIS - L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS, - - PAR - - PIERRE DUFOUR, - Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et - étrangères. - - ÉDITION ILLUSTRÉE - Par 20 belles gravures sur acier, - exécutées par les Artistes les plus éminents. - - TOME SECOND - - PARIS.--1851. - - SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI; - ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4. - - TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES, - RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS. - - - - - HISTOIRE - DE LA - PROSTITUTION - CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE - DEPUIS - L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS, - - PAR - - PIERRE DUFOUR, - Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et - étrangères. - - TOME DEUXIÈME. - - PARIS--1851 - - SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI, - ET - P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ. - - - - - HISTOIRE - DE - LA PROSTITUTION. - - - - -CHAPITRE XVII. - - SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes - catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les - quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des - femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline, - de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix. - --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent - Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les - cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres. - --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars - des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou - lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les - _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros. - --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses. - --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines. - --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et - la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_. - --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et - _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes - qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se - prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un - nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les - _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar. - --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses - faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des - lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la - location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_. - - -Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux -que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur -nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des -filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur -métier. Il y avait, comme nous l'avons dit, deux grandes catégories de -filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes; -il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles -qui n'étaient destinées qu'à l'exercice de la Prostitution légale, les -lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes, -donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les -moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc. -On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés, -n'étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la -Prostitution qui s'y glissait sournoisement ou qui s'y installait avec -effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus -ou moins animée, plus ou moins indécente. - -Publius Victor, dans son livre des _Lieux et des Régions de Rome_, -constate l'existence de quarante-six lupanars; mais il n'entend parler -que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des -fondations d'utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance -directe des édiles. Il serait difficile d'expliquer autrement ce petit -nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices. -Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n'énumère pas -les lupanars qui s'y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en -comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte -Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains -qu'il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs -propriétaires. Il ne cite, d'ailleurs, nominativement qu'un seul -lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l'insolente -dénomination de _petit sénat des femmes_ (_senatulum mulierum_). Il n'y -a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar; -mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude, -d'après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon -leurs lecteurs dans ces endroits, qu'ils supposaient sans doute leur -être familiers. On doit penser que si l'organisation intérieure des -lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient -d'ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les -plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la -cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du -grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la -quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le -quartier de l'Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans -la deuxième région, dite du mont Coelius, elle réunissait autour du -grand marché (_macellum magnum_) et des casernes de troupes étrangères -(_castra peregrina_) une foule de maisons de Prostitution (_lupariæ_), -comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus -considérable encore de cabarets, d'hôtelleries, de boutiques de barbiers -(_tabernæ_) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n'étaient -point exemptes du fléau des _lupariæ_, puisqu'elles possédaient aussi -des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y -furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin, -d'ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions -éloignées du centre de la ville, d'autant plus que la clientèle -ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers -plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des -marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l'envi, pour -lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple. - -Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (_cellæ_ et -_fornices_), qui ne servaient qu'à la Prostitution pour l'usage du bas -peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire -entrer ces asiles de débauche, accrédités par l'usage, dans la catégorie -des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en -racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes -voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du -grand Cirque, avaient été abandonnés à l'exercice public de la débauche; -et Panvinius, dans son traité _des Jeux_ du Cirque, conclut, de ce -passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme -annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui -assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre, -quittaient leur siége aussi souvent qu'elles étaient appelées, pour -contenter des désirs qui se multipliaient et s'échauffaient autour -d'elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité _du Cirque_, -n'hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque, -dans le théâtre même, et il cite ce vers d'un vieux poëte latin, en -l'honneur d'une courtisane bien connue au grand Cirque: _Deliciæ populi, -magno notissima Circo Quintilia_. En effet, sous les gradins que le -peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites, -favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de -raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination -aux ruines d'une immense construction souterraine, qu'on voit encore -près de l'ancien port de Misène, et qu'on appelle toujours les _Cent -Chambres_ (_centum cameræ_). Il est probable que ce singulier édifice, -dont l'usage est resté ignoré et incompréhensible, n'était qu'un vaste -lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine. - -Mais habituellement les lupanars, loin d'être établis sur d'aussi -gigantesques proportions, ne contenaient qu'un nombre assez borné de -cellules très-étroites, sans fenêtres, n'ayant pas d'autre issue qu'une -porte, qui n'était fermée souvent que par un rideau. Le plan d'une des -maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu'était un -lupanar, quant à l'ordonnance des cellules, qui s'ouvraient sans doute -sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où -les chambres à coucher (_cubiculi_), généralement fort exiguës et -contenant à peine la place d'un lit, ne sont éclairées que par une -porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres -étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des -autres dans les lupanars. Pendant le jour, l'établissement étant fermé -n'avait pas besoin d'enseigne, et ce n'était qu'un luxe inutile lorsque -le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l'attribut obscène de -Priape: on en suspendait la figure à l'entrée du repaire qui lui était -dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe -en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s'y rendait -d'un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles -se rendaient chacune à son poste avant l'ouverture de la maison; chacune -avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un -écriteau sur lequel était inscrit le nom d'emprunt (_meretricium nomen_) -que portait la courtisane dans l'habitude de son métier. Souvent, -au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l'admission dans la -cellule, pour éviter des réclamations de part et d'autre. La cellule -était-elle occupée, on retournait l'écriteau, derrière lequel on lisait: -OCCUPATA. Quand la cellule n'avait pas d'occupant, on disait, dans le -langage de l'endroit, qu'elle était _nue_ (_nuda_). Plaute, dans son -_Asinaria_, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces -détails de moeurs. «Qu'elle écrive sur sa porte, dit Plaute: _Je suis -occupée_.» Ce qui prouve qu'en certaines circonstances, l'inscription -était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même. -«L'impudique _lena_, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d'amateur» -(_obscena nudam lena fornicem clausit_). Un passage de Sénèque, mal -interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les -mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l'écriteau -pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette -phrase: _Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus_, en -voyant cet écriteau suspendu devant la porte (_in fronte_), tandis que -les filles restaient assises à côté. - -Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la -différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du -mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures -à la détrempe et à l'eau d'oeuf représentaient, soit en tableaux, soit -en ornements, les sujets les plus conformes à l'usage habituel du local: -c'étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la -Prostitution; dans les lupanars d'un ordre plus relevé, c'étaient des -images érotiques tirées de la mythologie; c'étaient des allégories aux -cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la -débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus -bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se -blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes -sous les eaux et les colombes dans les airs; il s'enroulait en -guirlandes, il se tressait en couronnes: l'imagination du peintre -semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour -en exagérer l'indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures -si bien appropriées à la place qu'elles occupaient, on ne voyait jamais -figurer isolément l'organe de la femme, comme si ce fût une convention -tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable. -Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent -dans l'ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur -des yeux n'existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié -la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se -recommandait pas, d'ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la -fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les -murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus. -Quant à l'ameublement, il se composait d'une natte, d'une couverture et -d'une lampe. La natte, d'ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en -roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la -remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit -lit en bois (_pulvinar_, _cubiculum_, _pavimentum_); la couverture, -hideusement tachée, n'était qu'un misérable assemblage de pièces, en -étoffes différentes, qu'on appelait, à cause de cela, _cento_ ou -rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté -indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui -empêchaient l'huile de brûler et la flamme de s'élever au-dessus de son -auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que -personne n'eût l'idée de se l'approprier: il n'y avait rien à voler dans -ces lieux-là. - -Cependant il est certain, d'après les désignations mêmes des maisons de -débauche, qu'elles n'étaient pas toutes fréquentées par la vile -populace, et qu'elles offraient par conséquent de notables différences -en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une -fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, _impluvium_, autour de -laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, _cellæ_; ailleurs, -ces chambres se nommaient _sellæ_, siéges à s'asseoir, parce qu'elles -étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars -réservés exclusivement à la plèbe, et qui n'étaient autres que des caves -ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait _fornix_; -c'est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de _lupanar_, qu'on a fait -_fornication_, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des -_fornices_. L'odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui -y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde -dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l'huile: _Olenti -in fornice_, dit Horace, _redolet adhuc fuliginum fornicis_, dit -Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu'on appelait -_stabula_, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la -paille, comme dans une écurie. Les _pergulæ_ ou balcons devaient ce -surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le -long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles -étaient mises en montre sur cette espèce d'échafaud, et le lénon ou la -léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna -occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons -ou de filles. Quelquefois la _pergula_ n'était qu'une petite maison -basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l'un et de -l'autre sexe. Quand le _lupanar_ était surmonté d'une sorte de tour ou -de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on -l'appelait _turturilla_ ou colombier, parce que les tourterelles ou les -colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces -nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: _Ita dictus -locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est -peni_. Le _casaurium_ était le lupanar extra-muros, simple cabane -couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe -errante des filles en contravention avec la police de l'édile. Le mot -_casaurium_, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus -loin que _casa_, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants -retrouvaient dans ce mot-là l'étymologie grecque de +kassa+ ou de -+kasaura+, qui signifiait _meretrix_: +kasaura+ avait fait tout -naturellement _casaurium_. C'était dans ces bouges que se réfugiaient -quelquefois les _scrupedæ_ (_pierreuses_), que la Prostitution cachait -ordinairement au milieu des pierres et des décombres. - -Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s'appliquaient à -tous sans distinction: «_Meritoria_, dit saint Isidore de Séville, ce -sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C'étaient -surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des -_meritorii_. «_Ganeæ_, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines, -où l'on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, +gas+, terre;» -«_Ganei_, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de -Prostitution, ainsi nommées par analogie avec +ganos+, volupté, et -+gynê+, femme.» On employait fréquemment l'expression de _lustrum_ dans -le sens de lupanar, et ce qui n'avait été d'abord qu'un jeu de mots -était devenu une locution usuelle où l'on ne cherchait plus malice. -_Lustrum_ signifiait à la fois _expiation_ et _bois sauvage_. Les -premiers errements de la Prostitution s'enfonçaient dans l'ombre épaisse -des forêts, et depuis, comme pour expier ces moeurs de bête fauve, les -prostituées payaient un impôt _lustral_ expiatoire: de là l'origine du -mot _lustrum_ pour _lupanar_. «Ceux qui, dans les lieux retirés et -honteux, s'abandonnent aux vices de la gourmandise et de l'oisiveté, dit -Festus, méritent qu'on les accuse de vivre en bêtes (_in lustris vitam -agere_).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la -véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce -fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (_in -lustris circum oppida lustrans_).» On appliquait avec raison le nom de -_desidiabula_ aux lupanars, pour représenter l'oisiveté de ses -malheureux habitants. S'il n'y avait que des femmes dans un -établissement de Prostitution, il prenait les noms de _sénat des -femmes_, de _conciliabule_, de _cour des mérétrices_ (_senatus -mulierum_, _conciliabulum_, _meretricia curia_, etc.); et selon que ces -noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu'on y -ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de _conciliabule -de malheur_ un de ces lieux infâmes. Quand l'une et l'autre Vénus, -suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces -repaires, on les qualifiait pompeusement de _réunion de tous les -plaisirs_ (_libidinum consistorium_). - -Le personnel d'un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le -_leno_ ou la _lena_ n'avait dans son établissement que des esclaves -achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage -n'était que le propriétaire du local et servait seulement -d'intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les -bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis -suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés, -apportait de l'eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et -gardait les cellules _occupées_; là, ces spéculateurs dédaignaient de se -mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves -qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les _ancillæ ornatrices_ -veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la -toilette et refardaient le visage; les _aquarii_ ou _aquarioli_ -distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l'eau glacée, du vin et -du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la -fatigue; le _bacario_ était un petit esclave qui donnait à laver et -présentait l'eau dans un vase (_bacar_) à long manche et à long goulot; -enfin, le _villicus_ ou fermier avait pour mission de débattre les prix -avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l'écriteau -d'une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à -l'établissement, pour pratiquer en sous-ordre le _lenocinium_; pour -aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour -attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs -dénominations d'_adductores_, de _conductores_, et surtout -d'_admissarii_. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce -qu'ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se -prostituer eux-mêmes, si l'occasion s'offrait d'exciter à la débauche -pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des -paysans romains, _admissarius_ était tout simplement, tout naïvement, -l'étalon, le taureau, qu'on amène à la vache ou à la jument. Cicéron, -dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de -ces chasseurs d'hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet -admissaire, dès qu'il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de -la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts -voluptueux, à cette pensée qu'il avait trouvé non pas un maître de -vertu, mais un prodige de libertinage.» - -Le costume des _meretrices_ dans les lupanars n'était caractérisé que -par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la -courtisane prouvait par là qu'elle n'avait aucune prétention au titre de -matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient -pour elles de leur naissance _ingénue_. Cette perruque blonde, faite -avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la -partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en -se rendant au lupanar; où elle n'entrait même qu'avec un nom de guerre -ou d'emprunt. Elle devait, d'ailleurs, sur d'autres points, éviter toute -ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la -bandelette (_vitta_), large ruban avec lequel les matrones tenaient -leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue -tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones: -«Ils appelaient _matrones_, dit Festus, celles qui avaient le droit -d'avoir des stoles.» Mais les règlements de l'édile relatifs à -l'habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu'elles -adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart, -étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d'un voile de soie -transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais -toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d'épingles d'or, ou -couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs -cellules, ou bien se promenant sous le portique (_nudasque meretrices -furtim conspatiantes_, dit Pétrone), mais encore, à l'entrée du lupanar, -dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire, -nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (_nudum -olido stans fornice_). Souvent, à l'instar des prostituées de Jérusalem -et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du -corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une -étoffe d'or (_tunc nuda papillis prostitit auratis_, dit Juvénal). Les -amateurs (_amatores_) n'avaient donc qu'à choisir d'après leurs goûts. -Le lieu n'était, d'ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou -par une lampe qui brûlait à la porte, et l'oeil le plus perçant ne -découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses -voluptueuses. Dans l'intérieur des cellules, on n'en voyait pas beaucoup -davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois -même, la lampe s'éteignant faute d'air ou d'huile, on ne savait pas -même, dit un poëte, si l'on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.» - -Lorsqu'une malheureuse, lorsqu'une pauvre enfant se sacrifiait pour la -première fois, c'était fête au lupanar; on appendait à la porte une -lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce -mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de -l'horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique -pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l'auteur -de cette vilaine action, qu'il payait plus cher, sortait du bouge, -couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité -s'imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer -par des joueurs d'instruments qui appartenaient aussi au personnel de -la débauche. Un tel usage, toléré par l'édile, était un outrage d'autant -plus sanglant pour les moeurs, que les nouveaux mariés conservaient, -surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de -branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces. -«_Ornentur_, dit Juvénal, _postes et grandi janua lauro_.» Tertullien -dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu'elle ose sortir de cette -porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d'un nouveau -consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que -l'établissement et l'ouverture d'un nouveau lupanar donnaient lieu à ce -déploiement de lauriers et d'illuminations. En lisant Martial, Catulle -et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d'avouer que la -Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus -fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l'honneur de -défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu'il décréta pour -l'empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu'elle -arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à -l'empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des -historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune -garçon, mutilé autrefois par l'art infâme d'un avide trafiquant -d'esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et -la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné -à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit -conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.» -Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l'on -changeait ainsi en femmes pour l'usage de la Prostitution, et Nerva -confirma l'édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de -se faire, hors de l'empire romain, ou du moins hors de Rome, et des -marchands d'esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de -jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la -jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire -des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la -virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces -d'eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: _castrati_, ceux qui -n'avaient rien gardé de leur sexe; _spadones_, ceux qui n'en avaient que -le signe impuissant; et _thlibiæ_, ceux qui avaient subi, au lieu du -tranchant de l'acier, la compression d'une main cruelle. - -Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de -l'intérieur d'un lupanar et de ce qui s'y passait. Une de ces -descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le -bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu'elle -croyait l'empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie, -que la prose est incapable de rendre, l'auguste courtisane, qui osait -préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la -cuculle de nuit destinée à s'y rendre, se levait, accompagnée d'une -seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle -entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau -rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge -couverte d'un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa -porte, elle étale le ventre qui t'a porté, noble Britannicus! Elle -accueille d'un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le -salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux -assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort -triste, et pourtant elle n'a fermé sa cellule que la dernière; elle -brûle encore de désirs qu'elle n'a fait qu'irriter, et, fatiguée -d'hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les -yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit -impérial l'odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans -ce tableau et en fait presque disparaître l'obscénité. Après Juvénal, -c'est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus, -qui a écrit sur l'_Histoire d'Apollonius de Tyr_ ce roman grec rempli de -fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et -popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit -Symphosianus; elle s'écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue -pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon -appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu'une servante vienne la -parer et qu'on mette sur l'écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera -une demi-livre d'argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite, -elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d'or (20 fr.)» Ce -passage serait encore plus précieux pour l'histoire des moeurs romaines, -si l'on était plus sûr du sens exact des mots _mediam libram_ et -_singulos solidos_, qui établissent, les uns, le prix particulier de la -virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution. - -Pétrone, dans son _Satyricon_, nous a laissé un morceau trop curieux, -trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c'est la -peinture d'un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur, -j'aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes: -«Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j'habite?» -Charmée d'une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?» -reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que -ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un -lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C'est -ici, dit-elle, où vous devez habiter (_hic, inquit, debes habitare_).» -Comme j'affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se -promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris -tard, et même trop tard, que j'avais été amené dans un lieu de -Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me -couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar, -jusqu'à l'issue opposée (_ad alteram partem_).» Ce dernier trait du -récit sert à prouver qu'un lupanar avait d'ordinaire deux issues: l'une -par où l'on entrait, l'autre par où l'on sortait, sans doute sur deux -rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s'y -rendaient. On peut en conclure qu'il y avait pour un homme estimé une -sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des moeurs -romaines à cet égard. Il est certain, d'ailleurs, d'après diverses -autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu'on n'entrait pas -au lupanar et qu'on n'en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le -visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon -rabattu sur les yeux; les autres s'enveloppaient la tête avec leur robe -ou leur manteau. Sénèque, dans la _Vie heureuse_, parle d'un libertin -qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en -cachette, mais même à visage découvert (_inoperto capite_). Capitolinus, -dans l'_Histoire Auguste_, nous montre aussi un empereur débauché, -visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d'un cuculle -vulgaire (_obtecto capite cucullo vulgari_). - -Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque -chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage -de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont -cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait -fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses -faveurs; car les savants ne sont pas d'accord sur la valeur de la livre -et du sou dans l'antiquité. Symphosianus ne dit pas, d'ailleurs, s'il -s'agissait de la livre d'or ou de la livre d'argent. Dans le premier -cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l'écriteau de Tarsia, à -titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne -serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d'une demi-livre -d'argent. Nous avons fait d'autres calculs et nous sommes arrivé à un -autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (_primæ -aggressionis pretium_, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant -au taux des _stuprations_ suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11 -fr. 42 c. pour le sou d'or, et à 78 c. pour le sou d'argent. Nous avons -trouvé, dans nos chiffres, que c'étaient 20 fr. Au reste, ce salaire -n'avait rien d'uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun -contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation -de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant, -il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel -prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j'errais, dit -Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j'avais -laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l'air respectable, qui -me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des -ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses -propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait -touché un as pour la cellule (_jam pro cellâ meretrix assem exegerat_).» -Si le louage d'une cellule coûtait un as (un peu plus d'un sou), on doit -supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand -Messaline demande le salaire (_æra proposcit_), Juvénal nous fait -entendre clairement qu'elle se contente de quelque monnaie de cuivre. -Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu'à -deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer -_quadrantariæ_ et _diobolares_. Festus explique ainsi le nom de -celles-ci: _Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur._ -C'était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la -Prostitution. - -[Illustration: - Alp. Cabasson del. - Drouart imp. - Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp. - - LUPANAR ROMAIN -] - - - - -CHAPITRE XVIII. - - SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution - légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite - du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs - réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société - retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque - prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des - courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription - matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la - compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue. - --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de - l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les - grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer - la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits - où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics. - --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des - bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain - de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de - la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas - peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de - la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains. - --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la - fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les - cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une - _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les - _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les - caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars. - --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait - Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De - l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de - l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres - mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution - des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante. - --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par - l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des - souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des - carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces - femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien, - entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux - pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la - débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse - d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_. - --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_. - --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars. - --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des - courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux - prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les - cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des - prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami. - --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le - nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux - mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta, - inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La - _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia. - - -On ne saurait dire à quelle époque s'établit régulièrement à Rome la -Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police, -sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces -magistrats, dès le commencement de l'édilité, qui remontait à l'an de -Rome 260, s'occupèrent d'imposer certaines limites à la Prostitution -des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l'intérêt du -peuple. Malheureusement, il n'est resté de cette jurisprudence que des -traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d'en -apprécier la sagesse et l'équité. On pourrait presque assurer qu'aucune -des dispositions prévoyantes de la police moderne à l'égard des femmes -de mauvaise vie n'avait été négligée par l'édilité romaine. Cette -magistrature populaire avait reconnu qu'elle devait, en laissant à ces -femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d'exercer -une sorte d'usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi -elle s'était attachée surtout à donner en quelque sorte à la -Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques -distinctives, à la noter d'infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter -l'envie et les moyens de s'approprier indûment les priviléges de la -vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu'une courtisane pût être -prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l'injure de pouvoir -être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de -forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession -infâme, en leur demandant le droit de s'y livrer ouvertement avec cette -autorisation légale qu'on appelait _licentia stupri_. Telle est -l'origine de l'inscription des filles publiques sur les registres de -l'édile. - -On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette -inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son -corps (_sui quæstum facere_), était tenue de se présenter devant l'édile -et de lui déclarer ce honteux dessein, que l'édile essayait parfois de -combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se -faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle -indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d'emprunt -qu'elle choisissait dans son nouvel état, et même, s'il faut en croire -un commentateur, le prix qu'elle adoptait une fois pour toutes comme -tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses _Annales_, -que cette inscription chez l'édile était fort anciennement exigée des -femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne -pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à -prendre acte de leur déshonneur (_more inter veteres recepto, qui satis -poenarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant_). -Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république, -devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu'on vit alors -des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l'édile la _licentia -stupri_. On comprend, d'ailleurs, quelle était l'utilité judiciaire de -l'inscription. D'une part, on avait obtenu de la sorte une liste -authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l'État l'impôt de -la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux -trafic; d'une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait -au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les -différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute -nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on -n'avait qu'à consulter les registres de l'édile, pour trouver l'état -civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement -le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de -guerre, _luparium nomen_, sous lequel on la connaissait dans le monde de -la débauche. Plaute, dans son _Poenulus_, parle de ces créatures avilies -qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps -(_namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere -quæstum corpore_). Il n'était pas moins nécessaire de consigner sur les -registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant -Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu'il soit, dans son -_Glossarium eroticum_: qu'on allait devant l'édile débattre la valeur et -le payement d'une Prostitution, comme s'il se fût agi d'un pain ou d'un -fromage (_tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat -ædilis_). La tâche de l'édile était donc multiple et souvent bien -délicate, mais l'édile suffisait à tout. - -L'inscription d'une courtisane sur les registres de la _licentia stupri_ -était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne -pouvait s'en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à -sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d'amende -honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des -enfants semi-légitimes, il n'y avait pas de pouvoir social ou religieux -qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans -les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d'ailleurs, comme -nous l'avons déjà dit, stigmatisée par la note d'infamie, qu'elle avait -méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l'empire de la -nécessité, de la misère ou même de l'ignorance. Et pourtant, suivant -l'observation du savant Douza, aussitôt que les _meretrices_ quittaient -le métier, elles s'empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser -dans le lupanar le faux nom qu'elles avaient affiché sur leur écriteau. -Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute -courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains -de l'édile et jurait de n'abandonner jamais l'ignoble profession qu'elle -acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les -malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées, -lorsqu'une loi de Justinien (_Novella LI_) eut déclaré qu'un pareil -serment contre les bonnes moeurs n'engageait pas l'imprudente qui -l'aurait prêté. Ce voeu de Prostitution, que l'histoire offre plus d'une -fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les -filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs -pères remportaient la victoire sur l'ennemi, ce voeu de Prostitution -légale n'a rien d'invraisemblable et correspond même avec la note -d'infamie qui en était la conséquence immédiate. - -On s'est demandé pourquoi l'inscription matriculaire des _meretrices_ se -faisait chez l'édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses -attributions la surveillance des moeurs. Juste-Lipse, dans ses -Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative, -en faisant remarquer que l'édile était chargé de la police intérieure -des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient -d'asile à la Prostitution. C'est au sujet de la juridiction édilitaire -sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le -temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la -volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les -ténèbres, à l'entour des bains et des étuves, dans des endroits où l'on -redoute l'édile (_ad loca ædilem metuentia_).» Juste-Lipse aurait dû -ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l'édile en matière de -Prostitution, que l'édile devait surtout comprendre, dans les -attributions de sa charge, la voie publique, _via publica_, qui -appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque -synonyme. «Personne ne défend d'aller et de venir sur la voie publique,» -dit Plaute, faisant allusion à l'usage que chacun peut faire d'une -femme publique, en la payant bien entendu. (_Quin quod, palam est -venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ_). -L'édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être -considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics -tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l'édile. - -D'abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s'adonnaient à la -Prostitution sans s'être fait inscrire chez l'édile et sans avoir acheté -ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à -payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait -surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se -trouvaient en faute, pourvu qu'elles fussent encore jeunes et capables -de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon, -qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et -qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son -profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions -vagabondes, _erratica scorta_, n'étaient donc pas permises à Rome, mais -il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes -variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues -et les édifices, un sénat d'édiles pour juger les délits, et une foule -de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter -les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de -colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des -thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition -architecturale n'était que trop favorable aux actes de la Prostitution; -il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait -la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (_arcuarius_ -ou _arquatus_) servait d'asile à la débauche errante, que personne -n'avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit -de dormir en plein air, _sub dio_. On pourrait même inférer de plusieurs -faits consignés dans l'histoire, que certains lieux écartés, dans le -voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le -théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C'est ainsi que Julie, -fille d'Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une -statue du satyre Marsyas, et la place où s'accomplissait cette espèce de -sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d'un -dais étoilé la couche de pierre qui servait d'autel au hideux sacrifice. -Il suffisait d'une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du -fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes -nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s'abriter sous -son ombre. - -Ce n'était donc que rarement que l'édile usait de rigueur à l'égard des -contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait -quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui -dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes -continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans -ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il -s'assurait souvent par lui-même que tout s'y passait d'une manière -conforme aux règlements de l'édilité. Nous avons cité plus d'une fois -les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction -édilitaire: c'était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait -pour échapper à l'impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus -basses négociations. L'édile, précédé de ses licteurs, parcourait les -rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence -pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du -régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait -de loin l'approche d'un édile, les femmes de mauvaise vie, les -vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs -de tout genre s'empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets, -les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police -urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids -de l'édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise -curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur -étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs -attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de -rôles s'établit naturellement vers l'an de Rome 388, quand aux deux -édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles _curules_ ou patriciens. -Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe _prétexte_, en -laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n'étaient -reconnaissables qu'à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte -d'huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les -portes, en énonçant les noms et qualités de l'édile; car un édile ne -pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu'en vertu de sa charge -et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la -déconvenue d'un édile curule, à qui une courtisane eut l'audace de tenir -tête, et qui n'eut pas l'avantage devant les tribuns du peuple. -Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu'il l'avait trouvé dans un -livre d'Atteius Capito, intitulé _Conjectures_. A. Hostilius Mancinus, -édile curule, voulut s'introduire, pendant la nuit, chez une _meretrix_, -nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu'il déclinât son -nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs; -il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n'avait rien à faire -comme édile dans cette maison. Il s'irrita de rencontrer tant -d'obstacles de la part d'une fille publique; il menaça de briser les -portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne -déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l'édile, et lui -jeta des pierres du haut d'un balcon (_de tabulato_). L'édile fut blessé -à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l'insolente Mamilia, -et l'accusa d'avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les -choses s'étaient passées; comment l'édile, en effet, avait essayé -d'enfoncer la porte, et comment elle l'en avait empêché à coups de -pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d'un souper, s'était offert à -elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns -approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se -présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte -d'une courtisane, avait mérité d'être chassé honteusement. Ils lui -défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane -eut ainsi raison de l'édile. - -[Illustration: - Castelli, del. - Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre - Outhwaite, sc. - - A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA -] - -Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison -particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux -de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n'eût pas osé -résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse -leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les -hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (_lanii_), de -rôtisseur (_macellarii_), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été -certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous -les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu'ils rencontraient -sur leur passage. C'était surtout dans les bains publics, que se -cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l'on peut dire que la -Prostitution s'augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu'on -y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que -petits, dans l'enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens -riches se faisaient un point d'honneur de fonder par testament une -piscine ou une étuve destinée à l'usage du peuple, on n'est pas étonné -de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne -contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps -austères de la République, le bain était entouré de toutes les -précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais -encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son -fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des -hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des -femmes ou des hommes. Ces établissements n'étaient pas encore -très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et -pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir -jamais s'y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum -en Campanie, sa femme dit qu'elle voulait se baigner dans les bains -destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous -ceux qui s'y trouvaient, et, après quelques moments d'attente, la femme -du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards -qu'elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains. -Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l'homme le plus -distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique, -comme s'il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable -que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave, -et ce qui le donne à penser, c'est que le même consul, passant à -Ferentinum, s'informa aussi de la situation des bains publics, et en fut -si mécontent, qu'il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où -les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner. - -Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains -avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de -corruption, presque sous les yeux de l'édile, qui était chargé d'y faire -respecter les moeurs, et qui ne s'occupait que d'améliorations -matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage. -D'abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu'ils -eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir, -se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous -et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou -femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se -faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange -des sexes eut d'inévitables conséquences de Prostitution et de débauche. -Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte -de services, misérables agents d'impudicité, qui se louaient au public -pour différents usages. Dans l'origine, les bains étaient si sombres, -que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se -reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière -du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de -marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il -y avait d'étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à -peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant -on dit que les bains sont des caves, s'ils ne sont pas ouverts de -manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette -indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait -resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande -étuve (_sudatorium_), outre les grandes piscines d'eau froide, d'eau -tiède et d'eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et -autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves, -_balneatores_ et _aliptes_, l'établissement renfermait un grand nombre -de salles où l'on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre -de cellules où l'on trouvait des lits de repos, des filles et des -garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les -débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et -criant d'une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s'ils -apercevaient quelque _meretrix_ inconnue, quelque vieille prostituée, -rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par -la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la -traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: _Si apparuisse -subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis, -vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt_, etc. Les -édiles veillaient à ce que ces scandales n'eussent pas lieu dans les -bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à -tous les désordres de s'y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble. -La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux. - -Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation -intérieure variait suivant l'espèce de public qui les fréquentait. Ici, -c'étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c'étaient des bains -à bon marché, puisque l'entrée ne coûtait qu'un quadrans, deux liards de -notre monnaie; ailleurs, c'étaient des bains magnifiques, où -l'aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se -rencontraient sur un pied d'égalité. Tous ces bains s'ouvraient à la -même heure, à la neuvième, c'est-à-dire vers trois heures après midi; à -cette heure-là, s'ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les -auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure -aussi, au coucher du soleil: _tempus lavandi_, lit-on dans Vitruve, _a -meridiano ad vesperam est constitutum_. Mais les lupanars seuls -restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale, -commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu'au lendemain matin. Quant -à la Prostitution des bains, elle n'était que tolérée, et l'édile -faisait semblant, autant que possible, de l'ignorer, pourvu qu'elle -n'affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à -l'édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous -les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit -rigoureusement ce honteux mélange d'hommes et de femmes; il ordonna que -leurs bains fussent tout à fait séparés: _Lavacra pro sexibus -separavit_, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent -ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l'intervalle de -ces deux règnes, l'exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à -se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient, -au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y -venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser, -oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa -fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui -attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades -et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions, -quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse, -quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses -doigts l'organe du plaisir (_callidus et cristæ digitos impressit -aliptes_) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de -Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces -_aliptes_, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement -du latin: _Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et -contrectatione gaudere_. Il se demande ensuite à lui-même, le plus -candidement du monde, si ce baigneur-là n'était pas un infâme sournois. - -L'édile n'avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les -bains étaient des lieux d'asile pour les amours, comme pour les plus -sales voluptés: «Tandis qu'au dehors, dit l'_Art d'aimer_ d'Ovide, le -gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent -sûrement ses amours furtifs (_celent furtivos balnea tuta jocos_).» Les -femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces -priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c'était un terrain -neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger -satisfaire leurs sens; pour les autres, c'était un marché perpétuel où -la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les -bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette -pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout -éclairé à l'intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient -toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une -vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte -de se baigner, spéculer sur la virginité d'une jeune fille ou d'un -enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce -Prostitution. L'habitude des bains développait chez les personnes des -deux sexes, qui l'avaient prise avec une sorte de passion, les instincts -et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes -ces nudités qui s'étalaient dans les postures les plus obscènes, en se -sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils -contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus, -à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s'usaient -et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains -publics. C'était là que l'amour lesbien avait établi son sanctuaire, et -la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves -de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles -n'ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos; -mais elles prenaient le nom de _fellatrices_, quand elles réservaient à -des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se -souiller. Ce n'est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art -exécrable à des enfants, à des esclaves, qu'on appelait _fellatores_. -Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu'un satirique s'écriait -avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne -trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos -prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette -abomination, qui faisait vivre une foule d'infâmes et qui n'empêchait -pas l'édile de dormir: nous n'oserions traduire l'épigramme -flétrissante qu'il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais -il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui -regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n'est personne -dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d'avoir eu -les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la -pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C'est que sa -bouche ne l'est pas.» (_Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat._) -Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu'il trouve sur son -chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu -dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le -fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de -luxure s'était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que -Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des -fellateurs, semblaient n'en avoir rien dit, et que dans les _Attélanes_, -où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les -auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de -l'art fellatoire. - -Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces -horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce -n'était pas même la Prostitution proprement dite; ce n'en étaient que -les préludes ou les accessoires; c'était surtout l'acte le plus -caractéristique de l'esclavage, que de _præbere os_, suivant -l'expression usuelle qui se rencontre jusque dans les _Adelphes_ de -Térence; les édiles n'avaient donc pas à se mêler de la conduite -individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les -_meretrices_. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces -débauches ne faisaient presque jamais partie du _collége_ des -courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les -lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l'on -allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces -lieux-là, fréquentés par des gens perdus d'honneur, se voyait confondu -avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu'il ne se fût point -abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d'un -homme ou d'une femme dans une taverne (_popina_), pour que cette femme -ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce -d'outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes -dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de -mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu -une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit -dans un cabaret, comme si on l'eût fait jouer à un jeu de hasard.» -L'injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis -le pied dans le cabaret, car il n'était jamais sûr d'en sortir aussi -pur, aussi chaste, qu'il y était entré. La police édilitaire surveillait -soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et -ne s'ouvrir qu'au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de -gens, sans s'inquiéter de leurs hôtes, mais ils n'étaient point -autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la -cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous -les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d'une -_popina_ romaine, qui se composait, en général, d'une petite salle basse -au rez-de-chaussée, toute garnie d'amphores et de grandes jarres pleines -de vin, sur le ventre desquelles on lisait l'année de la récolte et le -nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait -de jour que par la porte surmontée d'une couronne de laurier, une ou -deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s'y -attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de -lit, d'ailleurs, dans ces bouges infectés de l'odeur du vin et de celle -des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit -clairement la différence de la _popina_ et du _stabulum_, les auberges -sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne -trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des -tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire. - -Il fallait aller dans les _cauponæ_ et les _diversoria_, pour y louer -une chambre et un lit. Le _diversorium_ n'était destiné qu'à recevoir -des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper; -la _caupona_ tenait, au contraire, de l'auberge et du cabaret: on y -logeait et l'on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de -compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l'usage -de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait -des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant -l'édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher -les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l'inscription -sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à -l'exercice de leur métier. Elles s'enfuyaient à moitié nues; elles se -cachaient dans le cellier derrière les amphores d'huile et de vin; elles -se blottissaient sous les lits, lorsque l'appariteur de l'édile frappait -à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux -devant la maison. L'objet de ces visites domiciliaires était surtout de -punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi, -comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice -de l'édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la -Prostitution. Sénèque, dans sa _Vie heureuse_, parle, avec dégoût, de ce -plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile -les voûtes sombres et les cabarets (_cui statio ac domicilium fornices -et popinæ sunt_). L'édile visitait aussi les boulangeries et les caves -qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de -la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé -dans d'énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire -tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules -souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures -où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les _meretrices_, dit Paul -Diacre, demeuraient d'ordinaire dans les moulins (_in molis meretrices -versabantur_). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et -les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la -boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n'y venaient -pas pour acheter du pain; la plupart ne s'y rendaient que dans un but de -débauche (_alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ -turpitudine ibi festinabant_). C'était une Prostitution déréglée, que -l'édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les -souterrains où l'on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il -y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes -attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces -bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans -l'ombre à sa propre ignominie. - -Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des -édiles; mais ceux-ci n'avaient point à s'occuper de ce qui s'y passait, -pourvu qu'il n'y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au -dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure, -c'est-à-dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à -la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la -délégation d'une partie des devoirs de l'édile, dans le régime de -l'établissement. Comme ce lupanaire de l'un ou de l'autre sexe se -chargeait de faire l'écriteau de chacune de ses femmes, c'était à lui -que revenait naturellement le soin de vérifier l'inscription régulière -de chacune sur les registres de l'édilité; il devait être responsable du -délit, quand une _ingénue_ ou citoyenne libre, quand une femme mariée et -adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une -malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia -enveloppait dans la pénalité de l'adultère tous les complices qui -l'auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de -mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l'édile, d'autant plus -que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni -vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les -amendes de cette nature, que l'édile appliquait à sa volonté, étaient -exigibles à l'instant même. Un retard de payement amenait sur les -épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette -fustigation s'exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le -patient, après avoir payé l'amende, sortait tout meurtri des mains du -licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l'aide d'un nouveau -trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à -réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la -discrétion de l'édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque -appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs -débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de -choix. L'édile lui-même n'était pas incorruptible, et le lénon savait -par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre -favorable. - -Il serait difficile d'établir l'état des contraventions et des délits -qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n'était pas sans doute -l'édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait -représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la -gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient -s'élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes -des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l'égard de -la débauche publique semble avoir été seulement d'empêcher la -Prostitution des femmes patriciennes et des filles _ingénues_, et de -poursuivre l'adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait -admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des -femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer. -Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar, se donnait pour -Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui -probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s'exposait donc, -sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d'usurpation de nom et -de qualité; les filles inscrites chez l'édile ayant seules le droit -d'exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de -ses _Controverses_, parle de l'installation d'une femme dans un mauvais -lieu, sans indiquer les diverses formalités qu'elle était forcée de -subir auparavant: «Tu t'es nommée _meretrix_, dit Sénèque; tu t'es -assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule; -tu t'es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t'es assise avec les -courtisanes; tu t'es aussi parée pour plaire aux passants, parée des -habits que le lénon t'a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as -reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des -habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le -service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur -qualité et de produire même un certificat de _meretrix_, appelé -_licentia stupri_. Un autre passage des _Controverses_ de Sénèque -laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même, -et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses -clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris -ta place; tu as fait ton prix: l'écriteau a été dressé en conséquence. -C'est là tout ce qu'on peut savoir de toi. D'ailleurs, je veux ignorer -ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués -de l'édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d'exiger de plus -grands détails et d'interroger les mérétrices elles-mêmes. - -L'édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures -d'ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été -fixées pour que les jeunes gens n'allassent pas dès le matin se fatiguer -et s'énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices -gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui -composaient l'éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la -chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu'elle -accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et -de lassitude. Il n'y avait d'exception, pour les heures assignées à la -libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête -solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces -jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et -tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux -du Cirque s'ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où -se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des -cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession -continuelle de courtisanes et de libertins qu'elles avaient attirés à -leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces -mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les -gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l'assemblée ébranlait -l'immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains, -les _meretrices_, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par -leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert, -faisaient un appel permanent aux désirs du public et n'attendaient pas, -pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes -quittaient sans cesse leur place et se succédaient l'une à l'autre -pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque -ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les -cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On -comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que -les appariteurs de l'édile n'osaient pas s'enquérir de la qualité des -femmes qui faisaient acte de _meretrix_. Voilà pourquoi Salvien disait -de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les -gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu'il y a -d'impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu'il y a de -désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses -_Étymologies_, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de -Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les -_meretrices_ se prostituent publiquement. (_Idem vero theatrum, idem et -prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi -prosternerentur_). Les édiles n'avaient donc pas à s'occuper de la -Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie -nécessaire des jeux qu'on donnait au peuple. Généralement, d'ailleurs -(on peut du moins le supposer d'après plusieurs endroits de l'_Histoire -Auguste_), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui -logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces -édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du -théâtre, qu'on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la -représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à -lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les -jeux, de l'eau et des pois chiches: ils servaient principalement de -messagers et d'interprètes pour lier les parties de débauche. C'est donc -avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les -consistoires des débordements publics, _consistoria libidinum -publicarum_. - -Il est probable que l'édile, malgré son autorité presque absolue sur la -voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit -nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre -abject de Prostitution, l'apparence d'une mesure répressive ou -préventive. L'édile se bornait sans doute à faire observer les -règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les -mérétrices inscrites qui s'aventuraient dans les rues avec la robe -longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller -de fort près les moeurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait -d'un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens; -chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en -se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile -d'empêcher un citoyen d'user de sa liberté individuelle en pleine rue. -Ainsi, l'édilité, à l'époque de sa plus grande puissance, n'avait aucune -action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les -murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans -l'intérêt de la salubrité de Rome, à l'intervention du dieu Esculape, et -elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l'habitude avait plus -particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des -urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas -abstenue devant l'édile en personne, et qui n'avait garde de commettre -une profanation, puisque le serpent était l'emblème du dieu de la -médecine. Il n'y avait malheureusement pas de serpent que la -Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins -obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins -fréquentée. Pitiscus, qui n'avance pas un fait sans l'entourer de -preuves tirées des écrits ou des monuments de l'antiquité, nous -représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce, -occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville, -appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de -pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: _Quos in triviis -venereis nodis cohærere scribit Lucretius_. L'édile ne pouvait que -reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes -gens ne pénétraient jamais et qui n'avaient pour habitants que des -voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise -vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il -fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de -l'édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans -les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le -théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C'est là que Catulle -rencontra un soir cette Lesbie, qu'il avait aimée plus que lui-même, -plus que tous les siens; mais s'il la reconnut, combien elle était -changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans -l'ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et -souhaitant n'avoir rien vu; puis, cette plainte s'exhala de son coeur de -poëte: - - Illa Lesbia quam Catullus unam - Plus quam se atque suos amavit omnes, - Nunc in quadriviis et angiportis - Glubit magnanimos Remi nepotes! - -Si l'édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de -l'immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs -complices ordinaires; il n'avait pas, d'ailleurs, de censure à exercer -sur les moeurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges -des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la -rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui -étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux -qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois -fort graves; par exemple, lorsqu'une mère de famille se plaignait -d'avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c'est-à-dire -suivie et appelée dans la rue. L'édile avait alors à examiner si, par -son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé -une méprise injurieuse, et si l'auteur de l'insulte pouvait arguer de -son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été -en droit de porter plainte au tribunal de l'édile préféraient s'épargner -le scandale d'un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en -public pour faire condamner l'insulteur, surtout si elles se sentaient -répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d'une -tunique un peu trop courte, d'une coiffure trop haute, et de la nudité -du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une -provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes, -dit Ulpien, au titre XV, _De injuriis et famosis libellis_; appeler, -c'est attenter à la pudeur d'autrui par des paroles insinuantes; -poursuivre, c'est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand -les libertins doutaient de la condition d'une femme qu'ils trouvaient -sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui -parlaient pas d'abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu'à ce -qu'elle eût témoigné par un signe ou par un coup d'oeil que la poursuite -ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors -autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n'accostait pas -en pleine rue une femme étrangère, si elle n'avait pas répondu, de la -voix, du geste ou du regard, à la première tentative d'appel, et cet -usage resta dans les moeurs des villes romaines longtemps après que la -corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette -fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains -moraux, il lui ordonne de s'arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices -seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque -passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander -une honteuse complaisance, comme si c'était une marchandise offerte à -quiconque voulait la payer au taux fixé. - -Hormis les cas où le _sectateur_ (_sectator_), par libertinage ou par -erreur, se permettait de poursuivre ou d'appeler une _ingénue_ dont la -démarche et l'habillement ne justifiaient pas ces attentats, la -recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les -hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être -punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement -à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement -de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de -lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la -maison paternelle; secondement, s'il s'adonnait à des orgies infâmes, -et, en dernier lieu, s'il se plongeait dans de sales plaisirs. C'était -donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main -les pouvoirs de l'édile et du censeur contre son fils débauché. Le -tuteur avait également une partie de la même autorité, à l'égard de son -pupille. Mais les jeunes gens n'étaient pas les seuls provocateurs et -sectateurs de la Prostitution; les hommes d'un âge mûr, les plus graves, -les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure, -qui n'attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L'édile eût -souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu'il aurait pu -découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait -aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient -l'armée active de la Prostitution: les uns se nommaient _adventores_, -parce qu'ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur -semblaient d'un commerce facile; les autres se nommaient _venatores_, -parce qu'ils pourchassaient, sans avoir l'argent à la main comme les -précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait -_Alcinoi juventus_ (jeunesse d'Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se -promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés, -parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait -réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d'excès. Les _salaputii_ -étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient -pas d'apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers -d'Hercule. Le poëte Horace se vantait d'être un des mieux partagés dans -la succession, et l'empereur Auguste l'avait surnommé, à cause de cela, -_putissimum penem_, qu'il traduisait lui-même par _homuncionem -lepidissimum_ (le plus drôle de petit bout d'homme)! Les _semitarii_ -étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et -nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l'air sournois: ils -allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière -des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de -quelque misérable prostituée; ils s'emparaient d'elle, de vive force, et -malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché. -Comme ils ne s'adressaient qu'à des femmes réputées communes, la loi des -Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se -relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et -des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme -marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (_adulter_); -celui qui fréquentait les lieux de débauches était un _scortator_; celui -qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles -et qui se déshonorait dans leur compagnie, s'appelait _moechus_. Cicéron -accuse Catilina de s'être fait une cohorte prétorienne de -_scortateurs_; le poëte Lucilius dit qu'un homme marié qui commet une -infidélité à l'égard de sa femme porte aussi la peine de l'adultère, -puisqu'il est _adultère_ de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne -à entendre que le mot _adulter_ s'appliquait à un adultère par accident -ou par occasion, tandis que le mot _moechus_ exprimait surtout -l'habitude, l'état normal de l'adultère. La langue latine aimait les -diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le -substantif _moechus_ en créant _moechocinædus_, qui comprenait dans un -seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché -le diminutif du verbe _moechor_, en disant _moechisso_, qui signifiait à -peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue -grecque, d'où _moechus_ avait été tiré, possédait dix ou douze mots -différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les -variétés de +moicheuô+ et de +moichos+. - -Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de -Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son -manteau. Personne n'avait, d'ailleurs, à lui demander compte du -déguisement qu'il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale -allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n'y entrait que -couvert d'une cape de muletier, pour n'être pas reconnu: _Tectus -cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus_, dit Lampridius. -L'édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût -montré l'empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout -pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui -défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l'usage de la stole -ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et -même, en divers temps, des broderies et des joyaux d'or. Ces ordonnances -du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et -leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le -pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les -contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les -grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d'or et de -pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou -tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements -fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d'affecter la pudeur -d'une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la -Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait -elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes -femmes: son inscription sur les registres de l'édile la rendait indigne -de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il, -à l'occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (_moecham_): «Vous -donnez des robes d'écarlate et de pourpre violette à une fameuse -courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu'elle a mérité? -Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l'origine des institutions -romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l'invasion des -femmes étrangères dans la République eut nécessité l'adoption d'un -vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui -tombait à longs plis jusqu'aux talons et qui cachait si pudiquement la -gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous -le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et -en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe -avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était -probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles -tenaient la main. - -Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins -importantes concernant l'habillement des mérétrices, mais elles se -modifièrent tant de fois, qu'il serait difficile de les fixer d'une -manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure -et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement; -néanmoins, l'édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces -parties de leur toilette. Les matrones s'étant attribué l'usage du -brodequin (_soccus_), les courtisanes n'eurent plus la permission d'en -mettre, et elles furent obligées d'avoir toujours les pieds nus dans des -sandales ou des pantoufles (_crepida_ et _solea_), qu'elles attachaient -sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à -peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui -l'emprisonne: _Ansaque compressos colligat arcta pedes_. La nudité des -pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur -éclatante blancheur faisait de loin l'office du lénon, puisqu'elle -attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs -pantoufles étaient entièrement dorées: _Auro pedibus induto_, a dit -Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour -imiter la couleur de l'or, elles se contentaient de chaussure jaune, -quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés: -«Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit -Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des -sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n'eussent point osé -porter la couleur jaune en brodequins. - -Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu'elles ne laissèrent -point usurper par les courtisanes: c'était une large bandelette blanche, -qui servait à la fois de lien et d'ornement à la chevelure. Cette -bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une -réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis -offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même, -en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le -culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en -offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes, -mais les femmes chastes qui s'arrogèrent le droit de ceindre de -bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la -bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double -resta exclusivement l'apanage des matrones: «Loin d'ici! s'écrie Ovide -dans l'_Art d'aimer_, loin, bandelettes minces (_vittæ tenues_), insigne -de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!» -Cette stole ou longue robe (_insista_), ordinairement bordée de pourpre -dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces -bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui -en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces -bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de -prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu'elles -s'enveloppaient la tête avec leur _palliolum_, demi-mantelet d'étoffe; -qu'elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones -se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire -entendre qu'elles n'avaient rien à se reprocher, et qu'elles ne -rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces -fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer -en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant -sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses -qui venaient s'enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que -pour se distinguer des jeunes filles non mariées (_innuptæ_), que leur -chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer _cirratæ_. Les -courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de -coiffures adoptées par les matrones et les _cirratæ_, mais elles en -changèrent l'aspect par les nuances variées qu'elles donnaient à leurs -cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en -rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel; -quelquefois elles affaiblissaient seulement l'éclat de leurs cheveux -d'ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les -empereurs se firent une espèce d'auréole divine en semant de la poudre -d'or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à -s'approprier une mode qu'elles regardaient comme leur appartenant, et -elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les -jeux solennels, le front ceint d'une chevelure dorée, comme les déesses -dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre -d'or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre, -faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était -plus douce à l'oeil. Celles que la couleur bleue avait séduites se -poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices -du Ténare punissent l'insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance -naturelle! s'écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi -souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours -assez belle à mes yeux. De ce qu'une folle se peint en bleu le visage et -la chevelure, s'ensuit-il que ce fard embellisse?» L'édile faisait la -guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les -empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les -y encourageait même, car c'étaient là leurs couleurs distinctives -(_cærulea_ et _lutea_): le bleu, par allusion à l'écume marine, qui -avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même -temps qu'elle; le jaune, par allusion à l'or, qui était le véritable -dieu de leur industrie malhonnête. - -Les édiles auraient eu trop à faire, s'il leur eût fallu constater, -juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient -les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de -ce genre, qu'on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général, -les femmes inscrites n'avaient aucun intérêt à se faire passer pour des -matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur -étaient propres et qui les signalaient de loin à l'attention de leur -clientèle. C'est ainsi qu'elles portaient plus volontiers des vêtements -qui n'avaient pas même de nom dans la langue romaine: _babylonici -vestes_ et _sericæ vestes_. On appelait _babylonici vestes_ des espèces -de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en -étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs. -Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume -national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait _sericæ -vestes_ d'amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent, -que, selon l'expression d'un témoin oculaire, elles semblaient inventées -pour faire mieux voir ce qu'elles avaient l'air de cacher. Les -courtisanes de l'Inde ne s'habillaient pas autrement, et au milieu de la -gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec -indignation le chaste auteur du _Traité des bienfaits_, vêtements de -soie, si tant est qu'on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels -il n'est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec -lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu'elle n'est pas -nue; vêtements qu'on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent -en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu'elles ne -font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode -asiatique, car il y revient encore dans ses _Controverses_: «Un -misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette -adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu'un mari ne -connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de -sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus -de Tyr, qu'un poëte latin compare à une vapeur (_ventus textilis_), -étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait -être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre -aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n'avait -rien à craindre des réprimandes de l'édile, et les femmes inscrites ou -non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de -singer les matrones. Il en était de même de celles qui s'habillaient à -la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu'une personne honnête -eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives -couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées -par l'aiguille de Sémiramis.» - -Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle -y ajoutaient l'_amiculum_, manteau court, fait de deux morceaux, cousus -par le bas et attachés sur l'épaule gauche avec un bouton ou une agrafe, -de sorte qu'il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras. -Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à _petit ami_, ne descendait -pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que -la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise -vie. Isidore de Séville, dans ses _Étymologies_, assure que ce vêtement -était si connu par sa destination, qu'on faisait prendre l'amiculum à -une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui -une partie de l'opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce -mantelet, qui se nommait +kyklas+ (_cyclas_) en grec, et qui n'avait -jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à -Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de -l'amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin. -Quant à la toge qu'on portait par-dessous, elle était presque toujours -verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les -commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l'ont -fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré, -ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu'il en fût, ce vert-là (_galbanus_) -avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu'on -les désignait par le surnom de _galbanati_, habillés de vert; on -appliquait l'épithète de _galbani_ aux moeurs dissolues; on appelait -_galbana_ une étoffe fine et rase d'un vert pâle. Vopiscus nous -représente un débauché, vêtu d'une chlamyde écarlate et d'une tunique -verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de -bleu et de vert (_cærulea indutus scutulata aut galbana rasa_). Enfin, -il s'était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui -la portait, que _galbanatus_ était devenu synonyme de giton ou mignon. - -Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui -avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d'ailleurs, venaient la -plupart des pays étrangers. Leur coiffure d'apparat, car le capuce ou -cuculle (_cucullus_) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller -au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu'elles portaient de -préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur -présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps -particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en -Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait -trois sortes de coiffure ou d'habillements de tête spécialement réservés -aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît -égyptien; c'était une bande d'étoffe plus ou moins large, qu'on ceignait -autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l'exemple -des Grecs, n'admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et -celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus -proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal -était quelquefois chargé d'ornements en or, et ses deux bouts pendaient -de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les -mamelles d'un sphinx. La mitre venait évidemment de l'Asie-Mineure, de -la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu'elle était plus ou moins conique. -La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de -couleur éclatante, avait la forme d'un cylindre, et ressemblait aux -dômes pointus des temples de l'Inde; la mitre, au contraire, affectait -la forme d'un cône, et tantôt celle d'un casque ou d'une coquille. Telle -était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition -au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à -Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l'adoption de ce -bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir. -Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe, -avec une bordure autour du front; après avoir été l'insigne des anciens -rois de Perse et d'Assyrie, elle couronnait encore d'une royauté -impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées -(_nimbatæ_ et _mitratæ_) aux représentations du théâtre et aux jeux du -cirque, sans payer d'amende au censeur ni à l'édile. Plus tard, le nom -de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant. - -Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues, -coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la -main pourtant à ce qu'elles n'eussent pas de litière ni aucune espèce de -voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des -véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort -jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se -servaient déjà d'une voiture grossière dont l'invention était attribuée -à Carmenta, mère d'Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette -fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses -incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider -aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même -chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l'usage des -voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient -enceintes, protestèrent contre l'arrêt trop rigoureux du sénat et -formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir -conjugal et de ne pas donner d'enfants à la patrie jusqu'à ce que cet -arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que -ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les -privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en -firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le -penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius -a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les -matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu -leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient -doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures -étaient de deux espèces, la basterne (_basterna_) et la litière -(_lectica_); la première, soutenue sur un brancard que deux mules -transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu, -fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit -cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les -rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière, -également couverte et fermée, était portée à bras d'hommes. Il y en eut -de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, _cella_, qui -ne pouvait servir qu'à une personne, jusqu'à l'octophore qui se -balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l'une, la femme était -assise; dans l'autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait -souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit -les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et -voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en -dedans de fourrures et d'étoffes de soie. C'est alors que les -courtisanes voulurent s'en emparer pour leur propre usage. - -Elles y réussirent un moment, mais l'édile ne fit que se relâcher de sa -sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la -richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les _fameuses_ mérétrices en -litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée, -qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu'elle -contenait. On perfectionna ce mode de transport: l'intérieur devint une -véritable chambre à coucher, et, suivant l'expression d'un commentateur, -ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières -ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l'oeil du passant plongeait avec -convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d'étoffe étaient tirés, mais -la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement -des moeurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les -avantages qu'en retirait la Prostitution élégante. Les matrones -elles-mêmes ne s'étonnaient plus qu'on les confondit avec les -courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement -Sénèque, s'étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à -l'encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient -au rendez-vous. La litière s'arrêtait à l'angle d'une place ou dans une -rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à -l'entour; cependant la portière s'était entr'ouverte, et un bel -adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait -toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes, -d'ailleurs, donnaient l'exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas -seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte, -_in patente sella_, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve -d'imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se -prostituaient en voiture s'appelaient _sellariæ_, par opposition aux -_cellariæ_, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal -ne dit pas même qu'on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait -un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire -descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre -Schoeffer, dans son traité _De re vehiculari_, est d'avis qu'en -certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de -Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit -l'usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même -à toutes les femmes notées d'infamie (_probrosis feminis_). - -[Illustration: - H Cabasson del. - Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris - A. Garnier, sc. - - MESSALINE. -] - -Les édiles eurent encore d'autres prohibitions à faire exécuter à -l'égard de ces femmes-là; car il est certain qu'à différentes époques la -pourpre et l'or leur furent interdits. Mais le règlement de police -s'usait bientôt contre la ténacité d'un sexe qui aime la toilette et qui -supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs -antiquaires veulent qu'il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l'usage -des ornements d'or et d'étoffes précieuses était absolument défendu aux -femmes de mauvaise vie, excepté dans l'intérieur des lieux de débauche -et pour l'exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle -ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes -atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes -vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le _Remède d'amour_, -n'a pas l'air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la -toilette d'une courtisane ou du moins d'une femme de plaisir: «Les -pierreries et l'or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est -la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met -en scène une mérétrice _dorée_, mais il semble dire que c'est chose -nouvelle à Rome: _Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne! -ut nove!_ Juvénal nous dépeint une courtisane d'hôtellerie, la tête nue -environnée d'un nimbe d'or (_quæ nudis longum ostendit cervicibus -aurum_); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége -qu'avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles -d'oreilles, dans ces vers où il dit qu'une femme qui a des émeraudes -au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien: - - Nil non permittit mulier, sibi turpe putat nil, - Cum virides gemmas collo circumdedit et cum - Auribus externis magnos commisit elenchos. - -Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L'or de ses bijoux, l'or de -ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d'abord que -c'était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit -la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron -renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous -le règne d'Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les -courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l'opinion d'un -savant italien, Santinelli, qui n'a pas pris garde que les anciens -avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu'une seule, la plus éclatante, -était l'insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut -certainement pas comprise dans les lois d'interdiction, que les -empereurs d'Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre -impériale (_purpura_). Ferrarius, dans son traité _De re vestiaria_, -prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les -courtisanes avaient la permission de porter de l'or et de la pourpre sur -elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par -bandes à leurs vêtements, pourvu que l'or ne s'enroulât pas en -bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements -somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations, -dépendant tantôt du sénat, tantôt de l'empereur, tantôt de l'édile, et -qu'il suffisait de l'influence d'une de ces souveraines d'un jour ou -plutôt du crédit d'un de leurs amants pour faire abandonner d'anciens -usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus -honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut -soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique -tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui -ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour -objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les moeurs -publiques. - - - - -CHAPITRE XIX. - - SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices. - --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des - hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les - _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des - courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce - que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius, - le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone. - --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs - permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_. - --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez - les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les - _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage - parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_. - --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits - érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des - courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de - Rome détruits par les Pères de l'Église. - - -Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des -édiles en aucune manière, pourvu qu'elle n'usurpât point les -prérogatives _vestiaires_ des matrones. C'était la Prostitution que l'on -pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine -qualifiait de _bonne_ (_bonum meretricium_). Les femmes qui la -desservaient se nommaient aussi _bonnes mérétrices_ (_bonæ mulieres_), -pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet, -pouvaient bien être inscrites sur les registres de l'édilité, comme -étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n'avaient -pas d'analogie avec les malheureuses esclaves de l'incontinence -publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la -tête enveloppée d'un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au -lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les -rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais -on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains -publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin, -quoiqu'elles fussent notées d'infamie comme les autres, on ne rougissait -pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car -elles avaient la plupart des amants privilégiés, _amasii_ ou _amici_, et -ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins -brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient -l'aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles -exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les moeurs, sur -les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie -patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n'avaient d'empire sur la -politique et sur les affaires de l'État; elles ne se mêlaient pas, ainsi -que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement; -elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se -contentaient de l'influence que leur donnaient leur beauté et leur -esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et -corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l'_Art d'aimer_, -et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule -d'écrivains érotiques, que l'antiquité semble avoir par pudeur condamnés -à l'oubli. - -Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d'Athènes, autant -que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le -caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les -descendants d'Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop -pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des -femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu'elles fussent -d'ailleurs, un culte d'admiration et de respect. Une courtisane qui -aurait voulu prendre et qui aurait pris de l'autorité sur un sénateur -consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui -qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule -sujétion. Les hommes d'Etat les plus graves, les plus austères, ne se -privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler -aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris, -qui avait été esclave avant d'être affranchie par Eutrapelus, et qui -devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports -continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les -plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits -dans l'intérieur d'une maison de plaisance, d'une villa, où ne pénétrait -pas l'oeil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque, -au théâtre, si les courtisanes à la mode, les _précieuses_ et les -_fameuses_ (_famosæ_ et _preciosæ_) paraissaient entourées d'une troupe -d'amateurs (_amatores_) empressés, c'étaient de jeunes débauchés, qui -faisaient honte à leur famille, c'étaient des affranchis, que leur -richesse mal acquise n'avait pas lavés de la tache d'esclavage; -c'étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient -volontiers au-dessus de l'opinion; c'étaient des lénons déguisés, qui -recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de -lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne -voyait autour d'elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et -les _comessations_, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de -Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée. - -Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien -du luxe, de la débauche et de l'orgueil, pour voir combien était -nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la -mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de -captifs et de victimes que n'en avaient fait les Gaulois de Brennus. -Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de -toilette et d'insolence, au milieu des matrones, qu'elles éclipsaient de -leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par -de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient -couchées indolemment, à demi nues, un miroir d'argent poli à la main, -les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée -sous le poids des boucles d'oreilles, du nimbe et des aiguilles d'or; à -leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l'air avec de grands -éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient -des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons, -qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers, -elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient -à se dépasser l'une l'autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la -carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu'elles -conduisaient avec autant d'adresse que d'audace; ou de belles mules -d'Espagne, qu'un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins -ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment -vêtues d'étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec -art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés, -entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de -cristal ou d'ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les -autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles -n'avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait -au moins une servante qui la suivait ou qui l'accompagnait comme un -émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n'étaient pas -toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se -ressemblaient par ce seul point, qu'elles ne figuraient pas sur les -registres de l'édile, et qu'elles se trouvaient ainsi exemptes des -règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n'avaient pas -un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit -d'exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien -de demander à l'édile la dégradante _licentia stupri_, mais elles ne se -faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en -avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard, -à moins qu'elles n'insultassent trop ouvertement à la juridiction -édilitaire, en se livrant sans choix (_sine delectu_), dans les lieux -publics, à des oeuvres de débauche vénale. - -Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l'on en -croit Properce, elles ne s'en éloignaient pas beaucoup, pour donner -satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j'aime bien -mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe -entr'ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment -avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait -pas attendre si quelqu'un veut aller à elle! Jamais elle ne différera, -jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l'argent qu'un père -avare regrette souvent d'avoir donné à son fils; elle ne te dira pas: -J'ai peur, hâte-toi de te lever, je t'en prie!» (_Nec dicet: Timeo! -propera jam surgere, quæso!_) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le -voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l'édile et -des lois de police. Properce semble même indiquer qu'elle prenait à -peine la précaution de s'écarter de la voie Sacrée, qui commençait à -l'Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la -Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de -bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l'amour errant ne -rencontrait qu'un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient -pas. D'ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les -boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours -ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le -rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en -litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient -obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (_sellæ_ et -_lecticæ_); elles n'affectaient pas, dans ces temps de corruption -inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de -profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de -soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les -bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis -flottants, entourées d'esclaves et d'eunuques portant des éventails pour -chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones, -ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de -famille, devant lesquelles la loi s'inclinait avec vénération, s'étaient -bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de -leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y -étaler la pompe de leur toilette et l'attirail de leur cortége, avaient -souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux -auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit -M. Walkenaer dans sa belle _Histoire de la vie d'Horace_, s'écartaient -complaisamment à l'approche de jeunes gens efféminés (_effeminati_), -dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment -drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces -petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier, -cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait -aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir -les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs -forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste -complet avec l'air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes -jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées, -jetant de côté et d'autre des regards lascifs. Ces deux espèces de -promeneurs n'étaient le plus souvent que des gladiateurs et des -esclaves; mais certaines femmes d'un haut rang choisissaient leurs -amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies -suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur -condition, et ne cédaient qu'aux séductions des chevaliers et des -sénateurs.» - -Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant -académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque -et Horace; mais nous regrettons l'absence de beaucoup de détails de -moeurs, que Juvénal, l'implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette -peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s'écrie Juvénal -dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également -dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la -matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux -jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin, -des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds, -chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d'imberbes -athlètes ce qui lui reste de l'argenterie de ses pères: elle donne -jusqu'aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques -impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car -elles n'ont pas d'avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de -Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines -se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient -d'infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d'atroces -gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori -d'Hippia, épouse d'un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à -se raser le menton (c'est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant -perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre, -sa figure était couverte de difformités; c'était une loupe énorme, qui, -affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c'étaient -de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur -corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent -des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa -soeur et à son époux. C'est donc une épée que les femmes aiment.» Il -faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le _gladiateur -obscène_; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les -mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs -Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne -s'éveillent qu'à la vue d'un esclave, d'un valet de pied à robe -retroussée. D'autres raffolent d'un gladiateur, d'un muletier poudreux, -d'un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce -nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de -chevaliers, et va chercher au plus haut de l'amphithéâtre l'objet de ses -feux plébéiens.» - -La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de -promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la -Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de -moeurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus _Averse_ (_Aversa_), -autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs. -Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété -d'enfants et d'hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude, -les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles -n'étaient pas, d'ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces -impurs _chattemites_, que ces sales _gitons_, que ces impudiques -_spadones_, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés, -fardés comme des femmes, n'attendaient qu'un signe ou un appel pour se -prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne -manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles -aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des -tablettes et des lettres d'amour: ils servaient d'intermédiaires directs -pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever -les obstacles qui s'opposaient à une entrevue, pour fournir un -déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu'il -fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s'approchait d'un beau -patricien et lui remettait en cachette des tablettes d'ivoire, sur la -cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un voeu: c'était -une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et -des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l'épaule d'un mignon, -remarquable par ses grandes boucles d'oreilles et par ses longs cheveux: -c'était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme -métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d'eau, qui passait -là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l'avaient -remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première -le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit -Juvénal, qu'on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point, -on mandera le porteur d'eau (_veniet conductus aquarius_).» Un geste, un -regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne -reculait devant aucune espèce de service. Et l'édile, que faisait -l'édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les -vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que -faisait le censeur, pendant que les moeurs publiques perdaient jusqu'aux -apparences de la pudeur? Le censeur et l'édile ne pouvaient rien là où -la loi se taisait, comme si elle eût craint d'en avoir trop à dire. On -appelait _plaisirs permis_ ou _licites_, à Rome païenne, tout ce que le -christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C'est donc -en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son _Charençon_ -(_Curculio_): «Pourvu que tu t'abstiennes de la femme mariée, de la -veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce -qu'il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius, -nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes: -«On prétend, dit le poëte de l'amour physique, que tu renonces à regret, -époux parfumé, à tes mignons (_glabris_); nous savons que tu n'as jamais -connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait -plus se les permettre (_scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed -marito ista non eadem licent_).» Il n'y avait donc que la philosophie -qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne -rencontrait pas de digue dans la législation romaine. - -Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la -voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un -art très-raffiné et très-compliqué qui s'apprenait surtout au théâtre, -et qui se perfectionnait selon l'usage qu'on en faisait. De là le talent -merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du -_meretricium_. Il y avait aussi les différents dialectes de la -pantomime amoureuse. Souvent l'expression la plus éloquente de cette -langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se -parlaient d'autant mieux, qu'une excellente vue et une prodigieuse -spontanéité d'esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la -prunelle. Si l'oeil n'était pas compris par l'oeil, les mouvements des -lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais -moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire -usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les -sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans -l'érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la -main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de -Priape. Suétone, dans la _Vie de Caligula_, nous représente cet empereur -qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement -obscènes (_formatam commotamque in obscenum modum_). Lampridius, dans la -_Vie d'Héliogabale_, nous dit que ce monstrueux débauché ne se -permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses -doigts indiquait une infamie (_nec unquam verbis pepercit infamiam, quum -digitis infamiam ostentaret_). Ces gestes obscènes s'exécutaient avec -une étonnante rapidité qui échappait d'ordinaire au regard des -indifférents. On pourrait supposer, d'après plusieurs passages de -l'_Histoire d'Auguste_, que le _signum infame_ n'était pas toléré sous -tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres -avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa -au doigt du milieu le surnom de _doigt infâme_. Au reste, les Athéniens -ne se montraient pas plus indulgents à l'égard de ce doigt, qu'ils -nommaient _catapygon_, et qu'ils auraient eu honte de réhabiliter en lui -confiant un anneau. Le médius avait été voué à l'infamie, en Grèce, -parce que les villageois s'en servaient pour savoir si leurs poules -avaient des oeufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec -+skimalizein+, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces -villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui -qui t'appelle _cinæde_, et présente-lui le doigt du milieu.» La -présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse, -dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un -autre signe d'intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils -portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et -faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l'impudique, dit Sénèque -dans sa cinquante-deuxième lettre, c'est sa démarche, c'est sa main -qu'il remue, c'est son doigt qu'il porte à sa tête, c'est son clignement -d'yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête -avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l'élévation du -médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes -parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui -se grattent la tête d'un seul doigt (_qui digito scalpunt uno caput_).» -Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l'oeil que du doigt, -et rien n'égalait l'éloquence, la persuasion, l'attraction de leur -regard oblique (_oculus limus_). Le grave rhéteur Quintilien veut que -l'orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d'une douce -volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (_venerei_). Apulée, -dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d'oeil -obliques et mordants (_limis atque morsicantibus oculis_). C'était là ce -que les courtisanes nommaient _chasser à l'oeil_ (_oculis venari_): «La -vois-tu, dit le _Soldat_ de Plaute, faire la chasse au courre avec les -yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (_Viden' tu illam oculis -venaturam facere atque aucupium auribus?_)» - -Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à -comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que -ces dernières n'en avaient pas d'autres pour les affaires de plaisir. Un -vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de -signes, entre une _précieuse_ et ses amants, à un jeu de balle, dans -lequel un bon joueur renvoie de l'un à l'autre la pelote qu'il reçoit de -toutes mains: «Elle tient l'un, dit-il, et fait signe à l'autre; sa main -est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle -met son anneau entre ses lèvres et le montre à l'un, pour appeler -l'autre; quand elle chante avec l'un, elle s'adresse aux autres en -remuant le doigt.» Le grand maître de l'art d'aimer, Ovide, dans son -poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée, -a mis dans la bouche d'une de ses muses ces leçons de la pantomime -amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile _gesticularia_, regarde mes -mouvements de tête, l'expression de mon visage, remarque et répète après -moi ces signes furtifs (_furtivas notas_). Je te dirai, par un -froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n'ont que faire de la -voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient -notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l'esprit, -touche doucement avec le pouce tes joues roses; s'il y a dans ton coeur -quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l'extrémité d'une -oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai -ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la -main, à la manière de ceux qui font un voeu, lorsque tu souhaiteras tous -les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces -dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l'habileté de sa -maîtresse à parler par signes en présence d'un témoin importun, et à -cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (_blandaque -compositis abdere verba notis_). Cette langue universelle était d'autant -plus nécessaire à Rome, que souvent on n'aurait pu s'entendre autrement, -car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne -trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette -population rassemblée de tous les pays de l'univers connu. Un grand -nombre de ces femmes de plaisir n'avaient d'ailleurs reçu aucune -éducation, et n'eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron -et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l'amour ou le plaisir ne -fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l'habitude du langage de -Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l'emploi d'un mot -ou d'une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les -plus graves, n'avaient garde de s'astreindre à cette chasteté -d'expression, comme si l'oreille seule était blessée de ce qui -n'offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus -libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de -mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes. -Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent -désagréablement l'ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant -le proverbe latin, n'est pas bon à dire (_tam bonum facere quam malum -dicere_).» - -La langue érotique latine était pourtant très-riche et -très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu'elle put -s'approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et -s'animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses -de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et -elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de -sorte qu'elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de -la marine et de l'agriculture. Elle n'avait, d'ailleurs, qu'un petit -nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui -fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots -les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au -moyen d'un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là, -qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans -les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les -romans d'Apulée, n'était réellement parlée que dans les réunions de -débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les -courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs moeurs, -auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de -langage les empêchait de paraître souvent ce qu'elles étaient, et les -poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s'imaginer qu'ils -avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se -donnaient entre eux amants et maîtresses n'étaient pas moins -convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était -une courtisane, quand l'amant était un poëte érotique. Celui-ci la -nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre; -celle-ci répondait à ces douceurs, en l'appelant son bijou -(_bacciballum_), son miel, son moineau (_passer_), son ambroisie, la -prunelle de ses yeux (_oculissimus_), son aménité (_amoenitas_), et -jamais avec interjections licencieuses, mais seulement _j'aimerai!_ -(_amabo_), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une -vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux -personnes de l'un et de l'autre sexe, dès que ces rapports commençaient -à s'établir, on se traitait réciproquement de _frère_ et _soeur_. Cette -qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus -humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une -soeur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c'est un homme qui -dit à un autre: «Je te donne mon _frère_.» Quelquefois, en désignant une -maîtresse qu'on avait eue, on la nommait _soeur du côté gauche_ (_læva -soror_, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de _petit -frère_ à quiconque faisait marché avec elle. - -On ne saurait trop s'étonner de la décence, même de la pudibonderie du -langage parlé, contraste perpétuel avec l'immodestie des gestes et -l'audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans -le discours, en forme de conseil: _Respectez les oreilles_ (_parcite -auribus_). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se -scandalisaient pas de tout ce qu'on leur montrait. Ils n'avaient donc -pas de répugnance à s'arrêter sur les pages d'un de ces livres obscènes, -de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les -libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (_pagina nocturna_, -dit Martial). C'était un genre de littérature très-cultivé chez les -Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette -littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs -ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par -là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n'étaient -pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres -lubriques (_molles libri_); c'étaient parfois les poëtes, les écrivains -les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage -d'imagination et de talent; c'était ordinairement de leur part une sorte -d'offrande faite à Vénus; c'était, en certains cas, un simple jeu -littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement -estimé, dit Ausone (dans le _Centon Nuptial_), a fait des poésies -lascives, et jamais ses moeurs n'ont fourni matière à la censure. Le -recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se -déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d'un -sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne -dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Coerellia. Le -Symphosion de Platon contient des poëmes qu'on dirait composés dans les -mauvais lieux (_in ephebos_). Que dirai-je de l'Erotopægnion du vieux -poëte Lævius, des vers satiriques (_fescenninos_) d'Ænnius? Faut-il -citer Evenus, que Ménandre a surnommé _le sage_? Faut-il citer Ménandre -lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est -austère, leurs oeuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé -_Parthénie_, à cause de sa chasteté, n'a-t-il pas décrit dans le -huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une -indécente pudeur? N'a-t-il pas, dans le troisième livre de ses -Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en -bêtes?» Pline, pour s'excuser d'une débauche d'esprit qu'il n'avait pas -l'air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure -(_lasciva est nobis pagina, vita proba_).» - -La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être -considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs -qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont -les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la -morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux; -vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des -doctes amateurs de l'antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche -en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le -christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs -de la tradition. Ils disparurent, ils s'effacèrent tous, à l'exception -de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l'heureux privilége de -leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu'à -déchirer bien des pages dans les oeuvres des meilleurs écrivains. Les -lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l'amour païen, -et cette destruction systématique fut l'oeuvre des Pères de l'Église. -Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait -marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et -Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de -Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (_Milesii libri_) -d'Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d'Ovide, ne -s'étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les -choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à -l'instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni -d'Eubius, ni de l'impudent Anser, ni de Porcius, ni d'Ædituus, ni de -tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des -bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas -davantage aux Grecs qu'ils comprenaient moins encore, ni à l'ignoble -Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l'amour contre la -nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient -mieux en amour que ceux d'Homère; ni à l'impure Hemiteon de Sybaris, qui -avait résumé l'expérience de ses débauches dans un poëme nommé -_Sybaritis_; ni à l'effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de -courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d'Orphée, -avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque -complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après -deux ou trois siècles de censure persévérante et d'implacable -proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que -les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et -courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs -livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle, -Martial et Pétrone. - - - - -CHAPITRE XX. - - SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura - Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies. - --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit - attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens. - --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se - refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les - enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou - _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius. - --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves - et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies - vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies - constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description. - --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les - affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome. - --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste. - --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après - Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième - siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._ - --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_. - --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation - sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et - _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées - à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Vettius Vales. - --Themison. --Thessalus de Tralles. --Soranus d'Ephèse. --Les - empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. --Ménécrate. - --Servilius Damocrate. --Asclépiade Pharmacion. --Apollonius de - Pergame. --Criton. --Andromachus et Dioscoride. --Les médecins - pneumatistes. --Galien et Oribase. --Archigène. --Hérodote. --Léonidas - d'Alexandrie. --Les _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et - _archiatri populares_. --L'institution des archiatres régularisée et - complétée par Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du - matin_. --Les sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial - contre Lesbie. --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. - --Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient - pas soigner par les médecins romains. --Mort de Festus, ami de - Domitien. --Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison - des maladies vénériennes. --Superstitions religieuses. --Offrandes aux - dieux et aux déesses. --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de - Pétrone. --Abominable apophthegme des _pædicones_. - - -Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange -desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de -corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même -les médecins de l'antiquité se taisent sur ce sujet, qu'ils auraient -craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses -conséquences de ce qu'un écrivain du treizième siècle appelle l'amour -impur (_impura Venus_) aient laissé fort peu de traces dans les écrits -satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est -impossible de méconnaître que la dépravation des moeurs avait multiplié -chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces -maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et -souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins -rejetées dans l'ombre par les médecins et les naturalistes grecs et -romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur -les causes de cet oubli et de ce silence général. En l'absence de toute -indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à -supposer que des motifs religieux empêchaient d'admettre parmi les -maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération -et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne -voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le -bienfait de l'amour, en accusant ces mêmes dieux d'avoir mêlé un poison -éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas -qu'Esculape, l'inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte -ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux -châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels, -peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se -déguisaient, comme si elles frappaient d'infamie ceux qui en étaient -atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des -magiciennes et des vendeuses de philtres. - -Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins -compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la -Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu'à Rome. -Il n'y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une -effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes -les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de -sentiment et d'amour idéal, n'avait pas ouvert les bras, comme le -libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait -toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de -délicatesse, tandis que le second s'était abandonné à ses plus grossiers -appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle. -On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n'aient -accompagné l'invasion de la _luxure asiatique_ dans Rome. Ce fut vers -l'an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure -asiatique, comme l'appelle saint Augustin dans son livre de la _Cité de -Dieu_, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait -soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius -Manlius, jaloux d'obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut -pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses -de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les -honteux auxiliaires d'une débauche inconnue jusqu'alors dans la -République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent -évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la -génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s'aggravant, en se -compliquant l'une par l'autre: «Alors, dit saint Augustin, alors -seulement, des lits incrustés d'or, des tapis précieux apparaissent; -alors, des joueuses d'instruments sont introduites dans les festins, et -avec elles beaucoup de perversités licencieuses (_tunc, inductæ in -convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ_).» Ces joueuses -d'instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie, -où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées -par d'horribles maladies nées de l'impudicité. Les livres de Moïse -témoignent de l'existence de ces maladies chez les Juifs, qui les -avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables -parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent -presque complétement ces populations ammonites, madianites, -chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient -légué, comme pour se venger, une foule d'impuretés qui altérèrent à la -fois leurs moeurs et leur sang. Il n'y eut bientôt pas au monde une race -d'hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples -voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée, -mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs -débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son -corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le -constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal -vénérien (_lues venerea_). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla -chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles. - -Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n'est point un paradoxe et que -la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre -nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ, -avait frappé de réprobation, n'existait, ne pouvait exister à l'état de -tolérance dans toute l'antiquité, que par suite des périls fréquents, -continus, qui troublaient l'ordre régulier des plaisirs naturels. Les -femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines -circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison, -de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour -la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines, -les plus pures, cessaient de l'être tout à coup par des causes presque -inappréciables, qui échappaient aux précautions de l'hygiène comme aux -remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle, -l'indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette -indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et -d'autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui -variaient de symptômes et de caractères, selon l'âge, l'organisation, le -tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l'origine -restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort -longue, fort difficile et même impossible en différents cas, -entouraient d'une sorte de défiance les rapports les plus légitimes -entre les deux sexes. On regardait, d'ailleurs, comme une souillure -presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout -affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des -mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces -germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses -d'une femme aimée, et l'on en venait bientôt à redouter ces caresses -qu'on avait tant désirées avant de connaître ce qu'elles renfermaient de -perfide et d'hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût -éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l'expérience avait -éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce -commerce; voilà comment un honteux désordre d'imagination avait essayé -de changer les lois physiques de l'humanité et d'enlever aux femmes le -privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et -avilis, qui consentaient à n'être plus d'aucun sexe, en devenant les -instruments dociles d'une hideuse débauche. Il est vrai que d'autres -maladies d'un genre plus répugnant et non moins contagieux -s'enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait -fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies -étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait -mieux s'en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies -mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l'Orient, prenait figure et -se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus -inexplicables. - -Les médecins de l'antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient -au traitement des maux de l'une et l'autre Vénus (_utraque Venus_), -puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un -air de malédiction divine, un sceau d'infamie. Les malheureux qui en -étaient atteints recouraient donc, pour s'en débarrasser, à des -pratiques religieuses, à des recettes d'empirisme vulgaire, à des -oeuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance -des sciences occultes et de l'art des philtres; ce fut là, pour les -prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit. -Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d'un commerce -impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme -une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre -et d'accuser l'auteur de son infortune, s'accusait elle-même et ne -cherchait qu'en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien -des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des -invocations magiques au fond des bois; de là, l'intervention officieuse -des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans -subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est -impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et -romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus -fréquentes et plus hideuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Ces -maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en -cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les -avouaient jamais, alors même qu'ils devaient en mourir. La lèpre, -d'ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à -l'infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus -multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies -vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les -augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l'apparence -d'une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies -vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s'avivant -réciproquement, avaient fini par s'emparer de l'économie et par laisser -un virus héréditaire dans tout le corps d'une nation; ainsi, la grande -lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou -le mal de Vénus (_lues venerea_), au peuple syrien. - -Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait -transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir, -Rome, déjà victorieuse et maîtresse d'une partie du monde, Rome n'avait -pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l'intérieur de la ville, -que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et -d'épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les -médecins grecs qu'on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que -le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage -indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la -paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude, -laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d'autre maladie -que la mort, suivant l'expression d'un vieux poëte, et leur robuste -nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne -craignait d'infirmités que celles qui étaient causées par des blessures -reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait -donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de -quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les -mettaient alors à l'abri des maux qui sont produits par les excès de -table et par la débauche. Ceux qu'un vice odieux, familier aux Faunes et -aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse -maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que -d'en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces -temps d'innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui -s'attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d'ailleurs leurs -diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui -témoigne de l'horreur qu'elles inspiraient: _morbus indecens_. La pensée -et l'imagination évitaient de s'arrêter sur les particularités -distinctives de différentes affections qu'on désignait de la sorte. Il -est permis cependant d'indiquer, sinon de décrire et d'apprécier, celles -qui se montraient le plus fréquemment. C'était la _marisca_, tumeur -cancéreuse ayant la grosseur d'une grande figue dont elle portait le nom -et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se -propageant autour de l'anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on -l'appelait _ficus_ ou figue ordinaire; quand elle se composait de -plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait _chia_, qui -était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce -mal prenait souvent le caractère d'un écoulement plus ou moins âcre, -parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique _fluor_ -demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire. -Mais le _morbus indecens_ présentait encore peu de variétés, et -lorsqu'il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l'un ou de -l'autre sexe, il n'allait pas se greffer ailleurs et engendrer d'autres -espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages -incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les -frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait -pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait -l'air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la -charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n'y -avait, au reste, que la magie et l'empirisme qui osassent lutter contre -les tristes effets du _morbus indecens_. Les seuls médecins, qui fussent -alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute -la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et -de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès -pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour -s'épargner la honte d'en avouer la cause, à la fatalité, à l'influence -malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la -volonté du destin. - -Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s'établit à -Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de -l'an de la fondation 588; celle-là, de l'an 600 environ. Soixante-dix -ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se -fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre -lesquelles l'austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le -_morbus indecens_ était une de ces maladies chroniques et invétérées); -mais ils éprouvèrent tant d'avanies, tant de difficultés, tant de -répugnances, qu'ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne -revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses -habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l'espace de -quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de -maladies qu'on n'en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces -maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement -celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des -causes avouables, ou plutôt on évitait d'en déclarer les causes, et le -médecin avait soin de les couvrir d'un manteau décent, en les rangeant -dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies -honteuses, dans les ouvrages de médecine de l'antiquité, ne se montrent -nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient -l'infamie. C'est dans l'immense et dégoûtante famille de la lèpre que -nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne -faisaient pas faute à l'ancienne Prostitution plus qu'à la moderne. La -plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je -t'envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone -(_mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum_), et ce passage, -quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le -médecin n'était souvent qu'un simple esclave dans la maison d'un riche -patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu'il -l'achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d'un esclave -dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être -à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas -moins cher qu'un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le -médecin, n'ayant pas d'autre rôle que de soigner son maître et les gens -de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou -de plus rudes châtiments, environnait d'une prudente discrétion les -maladies domestiques qu'il avait charge de guérir, sous peine des plus -cruelles représailles. Les médecins affranchis n'étaient pas dans une -position beaucoup plus libre à l'égard de leurs malades; ils ne -craignaient pas d'être battus et mis aux fers, dans le cas où leur -traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et -leur faire payer une amende considérable, si le succès n'avait pas -répondu à leurs efforts et si l'art s'était reconnu impuissant contre la -maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne -s'adressait qu'à des maladies dont il était presque sûr de triompher. -Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d'avoir des -soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre -des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin, -dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout -nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup -défavorable ou hostile. - -Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui -entourait les maladies vénériennes dans l'antiquité, mystère que -recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains -élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient -craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un -culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient -peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l'humanité, et ils ne -voulaient pas même que le _morbus indecens_ eût un nom dans les annales -de la médecine et de la république romaine. L'existence de ce mal, de la -véritable syphilis, ou du moins d'une affection analogue, n'est pourtant -que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement -n'ose pas l'attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à -son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d'Asclépiade -de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome, -Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du -mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet -admirable résumé des connaissances médicales du siècle d'Auguste, -plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment -vénériennes, que la science moderne s'est obstinée longtemps à ne pas -rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle. -Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l'ouvrage latin -pour qu'on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur -transmission vénéréique. C'est bien là le _morbus indecens_, la _lues -venerea_, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu'il -attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir, -aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le -long paragraphe qu'il consacre aux maladies des parties honteuses, dans -le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment -notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui -s'opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs, -dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus -convenables, et qui d'ailleurs sont acceptées par l'usage, puisqu'elles -reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des -médecins. Les mots latins nous blessent davantage (_apud nos foediora -verba_), et ils n'ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans -la bouche de ceux qui parlent avec décence. C'est donc une difficile -entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes -de l'art. Cette considération n'a pas dû cependant retenir ma plume, -parce que d'abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles -renseignements que j'ai reçus, et qu'ensuite il importe précisément de -répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement -de ces maladies, qu'on ne révèle jamais à d'autres que malgré soi. -(_Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ -invitissimus quisque alteri ostendit._)» Celse s'excuse ainsi de publier -un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la -portée de tout le monde (_in vulgus_) pour obvier aux terribles -accidents qui résultaient de l'ignorance des médecins et de la -négligence des malades. - -Il passe en revue ces maladies, qu'on retrouverait avec tous leurs -signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d'abord -de l'inflammation de la verge (_inflammatio colis_), qui produit un tel -gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en -arrière; il ordonne d'abondantes fomentations d'eau chaude pour détacher -le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l'urètre; -il recommande de fixer la verge sur l'abdomen, afin d'obvier à la -souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se -découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d'ulcères, -dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d'eau chaude; on doit -aussi les couvrir et les soustraire à l'influence du froid. La verge, en -certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu'il en résulte la -chute du gland. Il devient alors nécessaire d'exciser en même temps le -prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation, -composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral -vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N'est-ce pas là une -gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d'ulcérations? Celse -mentionne ensuite des tubercules (_tubercula_), que les Grecs nomment -+phymata+, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et -qu'il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en -saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour -empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir -clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s'arrête à -certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d'un sang vicié, -sinon d'une disposition particulière du malade, produisent la gangrène, -qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des -incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et -cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de -chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération -souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l'immobilité jusqu'à -ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d'elles-mêmes. -L'hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d'abattre une -partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (_cancri genus_), -que les Grecs nomment +phagedaina+, chancre très-malfaisant, dont le -traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer -rouge, dès son apparition; autrement, ce _phagédénique_ s'empare de la -verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu'à la vessie; -il est accompagné, dans ce cas, d'une gangrène latente, sans douleur, -qui détermine la mort malgré tous les secours de l'art. Est-il possible -de prétendre que cette espèce de chancre n'était pas l'indice local de -la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une -sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s'étend sur toute -la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au -charbon (_carbunculus_) qui se montre au même endroit, il a besoin -d'être détergé par des injections, avant d'être cautérisé. On peut avoir -recours, après la chute de l'excroissance, aux médicaments liquides -qu'on prépare pour les ulcères de la bouche. - -Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont -pas la suite d'un coup (_sine ictu orta_), et qui proviennent, par -conséquent, d'un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied, -la diète et l'application de topiques émollients. Il donne la recette de -plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et -passe à l'état d'induration chronique. Celse a grand soin de distinguer -le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui -qui résulte d'une violence extérieure, d'une pression ou d'un coup. Il -n'aborde qu'avec répugnance les maladies de l'anus, qui sont, dit-il, -très-nombreuses et très-importunes (_multa tædiique plena mala_)! Il -n'en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les -hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de -l'anus, que les Grecs nomment +rhagadia+, et dont Celse n'explique pas -la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la -préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d'argent et de -la térébenthine. Quelquefois les rhagades s'étendaient jusqu'à -l'intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même -solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une -alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et -l'usage fréquent des demi-bains d'eau tiède. Quant au condylome, cette -excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l'anus -(_tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet_), il faut le -traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les -demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à -la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l'antimoine, la -céruse, l'alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques -destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est -utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en -conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et -tuberculeuses, laisse entendre qu'il les attribuait souvent à une cause -semblable. Il ne parle qu'avec beaucoup de réserve d'un accident que la -débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement -et de la matrice (_si anus ipse vel os vulvæ procidit_). Il évite aussi -de s'occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez -les femmes, et c'est à peine si, en terminant, il indique sommairement -un ulcère pareil à un champignon (_fungo quoque simile_), qui affectait -l'anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l'eau -tiède en hiver et de l'eau froide en été, de le saupoudrer avec de la -limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d'employer ensuite la -cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on -voit que Celse n'ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le -présenter comme intéressé au même titre que l'autre sexe dans les -maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé -aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du -mal vénérien. - -Et maintenant, que le savant auteur du _Manuel des maladies vénériennes_ -vienne nier ce qui est dans l'ouvrage de Celse, et fasse preuve d'une -obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne -trouve rien qui puisse faire soupçonner l'existence du virus -syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus -souvent à des causes locales non virulentes;» qu'il ajoute, après avoir -résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il -est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces -maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des -maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement -contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins -romains avec celles que l'observation moderne nous offre comme plus -exactes et plus complètes dans l'histoire de la syphilis; après nous -être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la -médecine ancienne et moderne, nous n'avons pas eu de doute sur l'origine -et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par -la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des -pays où les moeurs étaient corrompues par le mélange des populations -étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins -plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a -découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections -des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents -que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au -coït impur; et cela, deux siècles avant l'époque qu'on veut assigner à -l'invasion de la maladie vénérienne.» - -Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable -d'_elephantiasis_, vers l'an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et -l'éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l'Italie, donna des formes -étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait. -Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible -affection, qu'il nommait le Protée du mal, et qu'il excellait à guérir, -pour l'avoir longtemps observée dans l'Asie-Mineure. Aussi, selon le -témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie -bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la -médecine le système philosophique d'Épicure, voulait voir dans toutes -les maladies un défaut d'harmonie entre les atomes dont le corps humain -lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections -aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de -l'inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu'il avait -étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens -diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations -d'eau; il avait imaginé les douches (_balneæ pensiles_), et, à l'exemple -de son maître Épicure, il n'était pas ennemi des plaisirs sensuels, -pourvu qu'on s'y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir -auprès des Romains, parce qu'il ne gênait pas trop leurs penchants, et -qu'il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés -physiques; c'était, suivant lui, empêcher l'âme de s'endormir, puisqu'il -la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l'instar -d'Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l'usage des -frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et -toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes -la flagellation et les plaisirs de l'amour, qu'il jugeait souverains -contre la mélancolie. - -La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie -chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et -de prodigieux éléments dans l'abus et le déréglement des jouissances -amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les -aspects les plus affligeants; elle était environnée d'un affreux -cortége d'ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous -l'action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour -reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe -plus vivace. Musa, le médecin d'Auguste, qu'il guérit d'une maladie que -les historiens n'ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et -locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît -s'être voué plus particulièrement à l'étude et au traitement des -maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave -avant d'être affranchi par Auguste, et il devait connaître les -affections secrètes, qu'on traitait d'ordinaire à la dérobée dans -l'intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s'attaquaient -à toutes les parties de l'organisme, après avoir pris naissance dans un -coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de -mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant -dans l'empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas -vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques -extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne, -en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce -traitement, inusité avant lui, démontre assez qu'il regardait le mal -vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les -enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous -les maux qu'il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les -ulcérations de la bouche, les écoulements de l'oreille, les affections -des yeux; infirmités si communes à Rome, qu'elles y étaient devenues -endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le -même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies -lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de -Themison, qui fonda l'École méthodique, et qui, pour parvenir à la -guérison de la lèpre, en avait d'abord recherché les causes, étudié les -caractères et défini le principe. - -Ce principe était ou avait été vénérien dans l'origine. La lèpre, de -quelque pays qu'on la fasse venir, de l'Égypte ou de la Judée, de la -Syrie ou de la Phénicie, fut d'abord une affection locale, née d'un -commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux, -favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans -cesse, graduellement ou spontanément, selon l'âge, le tempérament, le -régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de -lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire -dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie -honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La -lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis -du quinzième siècle, et c'est dans l'éléphantiasis que nous croyons -reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine -de l'éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais -très-répandue dans certains pays.» Il ne l'avait pas observée sans -doute, ou du moins il ne voulait pas s'étendre sur une hideuse maladie -qu'il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire, -affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont -altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs -nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre. -La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme -écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des -jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (_ubi -vetus morbus est_), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en -quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare, -qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.» -Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que -nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec, -Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans -l'Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible. - -Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en -supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n'ajoutent -rien à la vérité et à l'horreur du tableau. Nous remarquerons, à l'appui -de notre opinion, qu'Arétée confond dans l'éléphantiasis plusieurs -maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (_mentagra_), qui -n'auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières -de l'éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l'éléphant -maladie et l'éléphant bête fauve, et par l'apparence, et par la couleur, -et par la durée; mais ils sont l'un et l'autre uniques en leur espèce: -l'animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre -maladie. Cette maladie a été aussi appelée _lion_, parce qu'elle ride la -face du malade comme celle d'un lion; _satyriasis_, à cause de la -rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même -temps à cause de l'impudence des désirs amoureux qui le tourmentent; -enfin, _mal d'Hercule_, parce qu'il n'y en a pas de plus grand ni de -plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre -la vigueur de l'homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle -est également hideuse à voir, redoutable comme l'animal dont elle porte -le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de -la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son -principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune -souillure, n'attaquent d'abord l'organisme, ne se montrent sur -l'habitude du corps, ne révèlent l'existence d'un mal naissant; mais ce -feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères, -comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors -qu'après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps. - -»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui -devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par -les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces -malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par -ignorance, n'ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu'il était encore -faible et mystérieux. Ce mal augmente; l'haleine du malade est infecte; -les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des -juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur -mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie -elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y -bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et -raboteuses; l'espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce -comme le cuir de l'éléphant; les veines grossissent, non par la -surabondance du sang, mais par l'épaisseur de la peau. La maladie ne -tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur -tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se -dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton -et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite -découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées. -La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à -leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en -forme de grains d'orge. Quand la maladie se déclare par une violente -éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton. -Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis -et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se -contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de -sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui -s'entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils, -cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et -de l'éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances -noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et -baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s'allongent, -mollasses et flasques comme celles de l'éléphant; des ulcères rayonnent -autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps -est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la -découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des -crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu'au -milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités -des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères -fétides et incurables; ils s'élèvent même les uns au-dessus des autres, -de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il -arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu'à se séparer -du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les -pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le -malade, pour le délivrer d'une vie horrible et de cruels tourments, -qu'après l'avoir démembré.» - -Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du -quinzième siècle ont tracé, à l'apparition de la syphilis en Europe, on -ne doutera pas que cette même syphilis n'ait déjà sévi quinze siècles -auparavant sous le nom d'éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que -la lèpre, de quelque espèce qu'elle fût, n'ait puisé sa source dans une -cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant -historien de l'Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans -l'Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au -sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes -génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux, -étaient réellement vénériennes.» C'est à la lèpre, c'est aux maladies -syphilitiques, qu'il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs -qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les -Romains. - -La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu'un, à force de se -combiner ensemble; rien n'était plus fréquent que leur invasion; mais -aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s'avouer -malade, quand tout le monde l'était ou l'avait été. La position des -médecins entre ces mystères et ces répugnances de l'opinion devait être -toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils -inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre -la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal -fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des -doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc -d'huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec -+pterygion+, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas -toujours à l'emploi des caustiques minéraux; de là cet _oscedo_ ou abcès -malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle, -décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l'entourant -de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche, -mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la -classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches -complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se -nommait _campanus morbus_, parce qu'on accusait Capoue, cette reine de -la luxure et de l'infamie, comme l'appelle Cicéron (_domicilium -superbiæ, luxuriæ et infamiæ_), de l'avoir enfantée. Il est certain que -la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates -honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes, -met en scène Sarmentus, affranchi d'Octave et un de ses mignons; il le -représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre -figure que ce mal avait déshonorée (_campanum in morbum, in faciem per -multa jocatus_). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible -cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (_at illi foeda -cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris_). Un des commentateurs -d'Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l'a -dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui -finissait par obstruer l'orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas -douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son _Trinummus_, -il proclame l'infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en -patience les Syriens eux-mêmes (_Campas genus multo Syrorum jam antidit -patientia_). Plaute avait appris de bien odieux mystères d'impudicité, -en tournant la meule chez un boulanger d'Ombrie. - -Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances, -que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n'y voir -que les effets locaux d'un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient -ordinairement à l'état chronique, excepté dans les cas assez rares où -les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes -affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On -ne sortait jamais d'un traitement long et douloureux, sans en porter les -marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par -suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient -lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les -traits du visage, qu'on appelait _spinturnicium_ une femme que le mal -avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la -grimace d'une harpie (_spinturnix_). Les _fics_, les _marisques_ et les -_chies_, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l'anus, -résistaient au fer et au feu d'un traitement périodique; le malade -retombait bientôt entre les mains de l'opérateur: «De ton podex épilé, -dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux -(_podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ_).» Cette -honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le -peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer -de père en fils, qu'on avait fait une épithète et même un superlatif, -_ficosus_, _ficosissimus_, pour qualifier les personnes qu'on savait -affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des -_Priapées_, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui -soit entre les poëtes (_inter eruditos ficosissimus ambulet poetas_). -Martial, dans une de ses épigrammes intitulée _De familia ficosa_, nous -fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous -ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la -fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni -l'intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont -exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et, -chose étonnante, pas un de leurs champs n'a de figuiers.» Les -écoulements purulents et les gonorrhées n'étaient pas moins fréquents -que ces tumeurs, qu'ils précédaient ou accompagnaient; mais les -médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n'avaient -pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l'urètre et du -vagin, celles qui résultaient d'un commerce impur. On peut supposer que -ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment -par un ulcère qu'on appelait _rouille_ (_rubigo_). «La rubigo, dit un -ancien commentateur des _Géorgiques_ de Virgile, est proprement, comme -l'atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu'on appelle aussi ulcère. -Ce mal naît ordinairement d'une abondance et d'une superfluité d'humeur, -qui se nomme en grec +satyriasis+.» C'est le nom de cet ulcère, qu'on -avait appliqué à la rouille des blés altérés par l'humidité et la -moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s'appuie sur -l'autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait -inspirée l'examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune -chez eux, n'était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y -avait, d'ailleurs, une espèce de satyriasis causé d'ordinaire par les -excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu'on employait -pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Coelius Aurelianus, est une -violente ardeur des sens (_vehemens Veneris appetentia_); elle tire son -nom des propriétés d'une herbe que les Grecs appellent +satyrion+. Ceux -qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par -l'érection des parties génitales. Mais il existe des préparations -destinées à exciter les sens à l'acte vénérien. Ces préparations, qu'on -nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Coelius -Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d'après les leçons de son -maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la -traitait par des applications de sangsues, qu'on ne paraît pas avoir -employées avant lui. - -Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les -flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome, -qu'elles invoquaient Junon sous le nom de _Fluonia_, pour que la déesse -les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n'étaient pas -toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe -impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient -_ancunnuentæ_, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène, -_cunnus_, plutôt que dérivé du verbe _cunire_, salir ses langes, comme -le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours -l'engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime, -la suppuration de ces glandes. On regardait l'aster comme un remède -efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante -_bubonium_, du grec +boubônion+. On appliqua bientôt à la maladie, ou du -moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l'on confondit sous -ce nom de _bubon_ tous les genres de pustules, d'abcès et d'ulcères qui -avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un -rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes -ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe -_imbubinare_ pour dire _souiller de sang impur_; ce verbe se rapportait -spécialement à l'état des femmes pendant leur indisposition menstruelle. -On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un -vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l'une à -l'autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double -fin: _Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille_. Cependant, Jules -César Scaliger proposait de lire _imbulbinat_ au lieu d'_imbulbitat_, et -par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu -de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend -des tubercules.» - -Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d'allusions à -une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux -écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique. -Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le -traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a -consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on -avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements -analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne -saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas -contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l'accompagnaient -l'emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons -pas qu'on doive reconnaître la cristalline dans les _clazomènes_ -(_clazomenæ_), que les savants ont rangés parmi les maladies de l'anus. -Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement -indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de -Clazomène en Ionie, où d'abominables moeurs avaient rendu presque -générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville -dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules -fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l'étymologie -proposée par Facciolati, +klazomenos+, brisé ou rompu. Voici d'ailleurs -la fameuse épigramme d'Ausone, où l'on découvre le véritable caractère -des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton -podex baigné dans l'eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les -clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause -de ton mal, si ce n'est que tu as eu le courage de prendre une double -maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.» -Telle est l'horrible épigramme que l'abbé Jaubert, traducteur de -Martial, n'a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent -pas avoir comprise: - - Sed quod et elixo plantaria podice velles - Et teris incusas pumice clazomenas; - Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum - Appetit, et tergo foemina, pube vir es. - -Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n'avait rien de -surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers, -qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs moeurs. «Je ne -puis souffrir, Romains, s'écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome -devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu'une faible -portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l'Oronte de Syrie s'est -déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses moeurs, ses -harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent -dans le Cirque. Allez à elles, vous qu'enflamme la vue d'une louve -barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins -n'ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu'ils -accusaient surtout d'avoir corrompu ses moeurs en lui apportant leurs -vices et leurs débauches nationales. C'était la Phrygie, c'était la -Sicile, c'était Lesbos, c'était la Grèce entière, qui avaient pollué la -vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les -turpitudes de l'amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés -(_Foemineus Phryx_, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux -flottants, aux grandes boucles d'oreilles, aux tuniques à larges -manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte, -envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de -la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat -plausible, l'imagination des scoliastes et des traducteurs: _Qui -Lacedæmonium pytismate lubricat orbem_; Martial cite les luttes -féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse -Lacédémone (_libidinosæ Lacedæmonis palæstras_). Et Sybaris, et Tarente, -et Marseille! «Sybaris s'est emparée des sept collines!» murmure -Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers -siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes. -Tarente (_molle Tarentum_, dit Horace) était là, en même temps, avec ses -beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous -des vêtements d'étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes. -Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la -débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la -Prostitution, témoin ce passage d'une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi -qui demandes à pratiquer les moeurs marseillaises? si tu veux me prêter -ta main (_si vis subigitare me_), l'occasion est bonne.» On ne finirait -pas d'énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus -servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les -Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie, -s'étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la -Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre -Eunus Syriscus, _inguinum liguritor_, maître passé en l'art des Opiciens -(_Opicus magister_). On est effrayé de la quantité de maladies -invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions -des plaisirs honteux. - -Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces -médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d'un mépris qui -allait jusqu'à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures -radicales que de gagner de l'argent. Ils devenaient riches rapidement, -dès que leur réputation les désignait au traitement d'une affection -particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la -médecine méthodique, ne s'améliorait pas. Il est permis d'en juger par -la nature des maladies qui s'offraient de préférence aux études de la -science. C'était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque -praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque -manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes -les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d'yeux, -de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes, -d'emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou -moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l'infini. Après Musa, -le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son -talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec -Messaline. Il eut sans doute plus d'une occasion, grâce à sa maîtresse, -de connaître les maladies de l'amour. En même temps que lui, un autre -élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les -dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des -seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui -n'avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d'être le -vainqueur des médecins (+iatronikês+) anciens. Ce Thessalus, que Galien -qualifie de _fou_ et d'_âne_, avait l'audace de prétendre qu'il opérait -des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à -fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le -traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement -semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s'était -incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des -malades augmentant, Thessalus trouva bon d'augmenter aussi le nombre des -médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves -aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons: -cuisiniers, bouchers, tanneurs et d'autres artisans renoncèrent à leur -métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné -d'un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir -davantage en considération et en savoir. La grande affaire était -toujours la guérison de la lèpre. Soranus d'Éphèse vint à Rome, sous -Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l'alopécie -et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s'occupa -particulièrement des maladies de la femme et de l'étude de ses parties -sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui -les arrêtaient sur-le-champ. - -A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les -antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés, -plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure, -en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les -parasites et les prostituées (_ambubajarum collegia_, _pharmacopolæ_). -Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui -offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on -distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs -ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l'inventeur du diachylon, composait -des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les -scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d'excellents emplâtres -émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais -caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre; -Andromachus, l'inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l'auteur d'un -grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir -attaché plus d'importance à la morsure des serpents qu'au venin -vénérien, qui faisait cependant plus de victimes. - -La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage -l'école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second -siècle de l'ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et -Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les -affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour -diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne -dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait -éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un -autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé -des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu'il -pouvait contenir d'hétérogène: l'emploi des sudorifiques était sans -doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe -syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la -médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien, -Léonidas d'Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux -qu'habile, s'était fait distinguer dans le traitement des parties -génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties -sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet -le gonflement et l'inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt -Sprengel dans son _Histoire de la médecine_, il ne fait pas mention du -commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu'il indique -comme le caractère distinctif de ces sortes d'ulcères, tiennent -évidemment à la présence d'un virus interne.» Ce virus, qu'on le nomme -_lèpre_ ou _syphilis_, existait dans un grand nombre de maladies locales -que Galien et Oribase n'ont pas décrites avec des symptômes vénériens, -mais qu'ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques -qui venaient la plupart de l'Orient aussi bien que les maladies -elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau. - -Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à -Rome, l'établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui -ait porté le titre d'_archiatre_ et qui en ait rempli les fonctions dans -l'intérieur du palais impérial, fut Andromachus l'ancien, qui vivait -sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de -l'empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge -était si compliquée, qu'un seul médecin ne pouvait y suffire, et le -nombre des archiatres palatins (_archiatri palatini_) alla toujours -s'accroissant jusqu'à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes -dignités, et l'empereur les qualifiait de _præsul spectabilis_, -honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les -villes de l'empire, des archiatres populaires (_archiatri populares_), -qui exerçaient gratuitement leur art dans l'intérêt du peuple et qui -présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d'abord un -de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c'étaient donc -quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce -nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de -Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution; -il décréta que l'on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes -villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus -petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical -qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le -choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance -d'un office d'archiatre. La municipalité s'assurait ainsi que la santé -et la vie des citoyens ne seraient confiées qu'à des hommes probes et -instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui -témoignent de la déférence et de la protection que l'autorité leur -accordait. Ils étaient payés aux frais de l'État, par les soins du -décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue. -L'État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu'ils -pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu'ils ne -fussent pas obligés, pour vivre, d'exiger la rémunération de leurs -soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu'un malade leur -offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que -le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des -troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d'accepter -la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de -guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque -osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé -à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces -médecins des pauvres n'étaient probablement pas de ces Grecs mal famés, -qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des -verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s'acquittaient pas -des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point -à de plus viles complaisances pour leurs malades. - -Les archiatres populaires, il n'en faut pas douter, étaient placés sous -l'autorité immédiate de l'édile: la médecine légale résultait donc de -cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu'elle -embrassait et l'action qu'elle pouvait avoir dans la police des -prostituées. Nous n'avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse -nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas -pour nous faire supposer que ces médecins d'arrondissement ou de région -avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites. -Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la -visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque -les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le -Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux -inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque; -l'une de ces inscriptions nous donne le nom d'Eutychus, médecin des jeux -du matin (_medicus ludi matutini_). Il est donc tout naturel que les -mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus -savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant -aux courtisanes qui n'étaient pas sous la tutelle de l'édile, elles -avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu'on -nommait _medicæ_ et qui n'étaient pas seulement sages-femmes -(_obstetrices_), car elles s'adonnaient autant à la magie qu'à la -médecine empirique. La qualité de _medica_ qu'elles prenaient dans -l'exercice de leur art prouve qu'elles le pratiquaient souvent avec -l'autorisation de l'édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte -cette inscription: SECUNDA L. LIVILLÆ MEDICA, mais il ne l'explique pas. -Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes -dans l'art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d'onguents et -d'antidotes? ou bien ne s'agit-il que d'une seule _medica_, heureuse -dans ses cures, _secunda_? On comprend, d'ailleurs, que les femmes qui -dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d'un médecin, mais -ceux de l'_obstetrix_, ne voulaient pas davantage se confier aux regards -indiscrets d'un homme, lorsqu'elles étaient affligées de quelque maladie -secrète ou honteuse (_pudenda_). Il fallait donc des femmes médecins qui -traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez -riches pour entretenir un certain nombre d'esclaves et de servantes, il -y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger -et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement -des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la -chirurgie pour leur propre compte, et c'était à elles que s'adressaient -les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les -mains des médecins. - -Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu -quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les -femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin -d'un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise, -j'ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton -derrière (_pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ_), et que, pour la -détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d'effort que la -douleur t'arrache des larmes et des gémissements; car l'étoffe adhère à -tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux -rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je -t'apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t'assieds!» C'était pour -des affections locales du même genre, que les bains de siége sont -souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui -servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé -qu'en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou -ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le -nommait _solium_, comme si une femme, en l'occupant, siégeait sur un -trône, avant ou après l'acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien -commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou -courtisanes, à l'époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient -tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas -permis de se laver (_abluere_) dans un bidet d'argent. Ces ablutions -devinrent d'autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines -et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à -ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains -et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui -les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies -récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections -vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l'usage journalier -et presque continuel des bains sudorifiques. - -Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle, -dédaignaient certainement de s'abaisser au traitement des maladies -secrètes; ils ne l'entreprenaient qu'avec répugnance, dans l'espoir -d'être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l'égard de ce genre -de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins -célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de -trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre -de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la -réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls -du malade et juger des diagnostics du mal. On n'a pas besoin de -démontrer qu'un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux -observations médicales et aux quolibets de la suite d'un médecin. Il y -avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s'appropriaient le -traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d'une -discrétion à l'épreuve ce traitement, que la médecine empirique se -voyait trop souvent forcée d'abandonner à la chirurgie. Un mal obscène, -longtemps négligé d'abord, puis largement traité par l'empirisme, se -terminait d'ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans -cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties -honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre -épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que -les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour -échapper à d'incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut -la fin de l'ami de l'empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint -d'un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage, -résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper -stoïquement d'un poignard, comme le grand Caton. - -Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le -mal avait eu le temps de s'étendre et de s'enraciner. Les charlatans, -qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en -bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l'embarras où -se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la -superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle -n'arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en -temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des voeux. -Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux -votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus, -de Priape, d'Hercule ou d'Esculape. Il est permis de croire que la -décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on -suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les -représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite, -en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices -expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur -froment (_coliphia_), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui -affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains -dieux et déesses ne mangeaient pas d'autre pain que ces gâteaux -obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table: -_Illa silegineis pinguescit adultera cunnis_, dit Martial, qui attribue -à cette pâtisserie une action favorable à l'embonpoint. Les chapelles -et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d'offrandes -étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le -monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des -drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations -du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n'étaient pas -les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier -le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient -la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur -propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les -_unctores_, les _aliptes_ des deux sexes, connaissaient naturellement -tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir -fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de -guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si -ordinaires, que chacun s'était fait une hygiène à son usage, et pouvait -au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir -à craindre aucune indiscrétion. - -Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez -les anciens, sont restées dans l'ombre, et les plus grands médecins de -l'antiquité semblent s'être entendus tacitement pour les tenir cachées -sous le manteau d'Esculape. Mais on peut aisément s'imaginer ce qu'elles -étaient, quand on songe à l'effroyable déréglement des moeurs dans la -Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au -sortir du berceau et s'en saisir avec une cruelle joie, avant qu'ils -aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde, -s'écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d'avoir jamais été -vierge! (_Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem -fuisse!_)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se -répandait partout avec elle. Si la santé d'un maître devenait suspecte, -celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain, -Acherius, contemporain d'Horace, n'avait-il pas osé dire hautement en -plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime -chez l'homme libre, une nécessité chez l'esclave, un devoir chez -l'affranchi (_Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in -servo necessitas, in libero officium_)!» C'est Coelius Rhodiginus qui -rapporte, dans ses _Antiquæ Lectiones_, cet abominable apophthegme des -_pædicones_. - - - - -CHAPITRE XXI. - - SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes. - --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à - Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot - _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents, - parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les - _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La - parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés - par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre - ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa - complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de - l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce - maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de - l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_. - --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des - parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_. - --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée. - --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la - Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le - _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De - la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle. - - -Nous ne savons rien des services que les _medicæ_ rendaient aux femmes, -dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait -l'oeil et la main d'une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à -des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de -l'art de guérir, que les écrivains de l'antiquité ont laissé couvert -d'un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d'après des -autorités bien établies, le rôle que les _medicæ_ remplissaient dans la -thérapeutique des maladies de l'amour, nous n'aurons pas de peine à -constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas -de grossesse et d'accouchement, mais encore dans la préparation -mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait -sans doute, à Rome et dans les principales villes de l'empire romain, -des _medicæ juratæ_, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au -Code théodosien: «Toutes les fois qu'il y a doute sur la grossesse d'une -femme, cinq sages-femmes jurées, c'est-à-dire ayant licence d'étudier la -médecine (_medicæ_), reçoivent l'ordre de visiter cette femme (_ventrem -jubentur inspicere_).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui -subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au -contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères -surtout, des affranchies ou même des esclaves, s'adonnaient à la -médecine occulte et mêlaient à cet art, qu'elles avaient étudié ou non, -le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la -magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte -ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la -première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c'étaient des -hommes qui assistaient les femmes en travail d'enfant, quoique la pudeur -eût à souffrir des secours qu'elle était obligée d'accepter. Mais une -jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d'affranchir son sexe d'une -sorte de servitude déshonorante, dont Junon s'indignait: elle coupe ses -cheveux, prend un habit d'homme, et va suivre les leçons d'un célèbre -médecin, qui l'instruit dans l'art des accouchements et qui fait d'elle -une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et -à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente -surtout, que les matrones en mal d'enfant ne veulent plus avoir d'autre -médecin. Il est probable qu'Agonodice leur déclarait son sexe sous le -sceau du secret; car bientôt aucune femme d'Athènes n'eut recours, pour -sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s'en étonnèrent d'abord; -ils s'irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur -enlevait leur clientèle. On ne voyait qu'Agonodice auprès du lit des -femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange -familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite -éveillèrent la calomnie: on prétendit qu'il savait l'art de changer en -jouissance les douleurs de l'enfantement; il fut dénoncé aux magistrats -comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à -ses accusateurs et comparut devant l'aréopage. Là, sans rien alléguer -pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le -fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda -l'abrogation d'une ancienne loi qui défendait aux femmes l'exercice de -l'art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours -exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que -celles-ci s'étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu'à -Athènes, le traitement des maladies de leur sexe. - -Les femmes qui s'occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète, -étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les _medicæ_ les -plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute -à toutes les branches de l'art; les _obstetrices_ se bornaient au rôle -de sages-femmes; les _adsestrices_ n'étaient que des aides ou des élèves -de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple -et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque -toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C'était là -le refuge des vieilles courtisanes; c'était là l'emploi favori des -entremetteuses. On confondait sous le nom général de _sagæ_ les diverses -espèces de ces vendeuses d'onguents et de philtres, qu'elles -fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées -par la Thessalie. Mais les _sagæ_ n'étaient pas toutes magiciennes; la -plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les -plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la -composition des drogues qu'elles vendaient, et qui causaient trop -souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait -volontiers les yeux; quelques-unes n'étaient que des espèces de -sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d'opérer des avortements -et qui entouraient d'invocations et d'amulettes la naissance des enfants -illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable -à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des -maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les -cadavres des nouveau-nés, qu'on vouait à une mort certaine en les -exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C'était la -_saga_ qui remplissait l'affreuse mission de l'infanticide, et qui -étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs -cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère -avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire -exposer l'enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du -Velabre (_lacus Velabrensis_), soit sur la place aux légumes (_in Foro -olitorio_), au pied de la colonne du Lait (_Columna lactaria_); là, du -moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais -de l'État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le -stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles, -des _suppostrices_ (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les -enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n'avoir pas d'héritiers, -venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient -le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le -Velabre retentissait de vagissements dans l'ombre, et l'on voyait passer -comme des spectres les _sagæ_, les mères elles-mêmes, qui apportaient -leur tribut à ce hideux minotaure qu'on appelait l'exposition -(_expositio_) des enfants sur la voie publique. Il est évident que -l'origine du mot _sage-femme_ doit se rapporter à celui de _saga_, qui -ne se prenait qu'en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme -d'instigatrice à la débauche (_indagatrix ad libidinem_). - -Ces _sagæ_ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se -pratiquaient au début de la grossesse (_aborsus_), ou dans les derniers -mois de la gestation (_abortus_). Ces avortements, que la loi était -censée punir et qu'elle évitait de rechercher, parce qu'elle aurait eu -trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes -les moins éhontées ne craignaient pas d'empêcher de la sorte -l'augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui -procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on -usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et -son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l'empoisonneuse -l'_obstetrix_ ou la _saga_, qui, par imprudence, par ignorance ou -autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était -condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces -potions abortives et qui n'agissaient pas à l'insu de la femme enceinte, -on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles, -parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus. -Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut -impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et -l'impératrice donnait souvent l'exemple, de l'aveu de l'empereur, sans -avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus -ordinaire des avortements continuels n'était que la crainte d'altérer la -pureté d'un ventre poli et d'une belle gorge, en les sacrifiant aux -atteintes plus ou moins fâcheuses d'une pénible grossesse et d'un -douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en -parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les -mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner -la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de -nos merveilleuses (_prodigiosæ mulieres_) s'efforcent de dessécher et de -tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent -de corrompre ou de détourner leur lait, comme s'il gâtait ces attributs -de la beauté. C'est la même folie qui les porte à se faire avorter, à -l'aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de -leur ventre ne se ride pas et ne s'affaisse point sous le poids de leur -faix et par le travail des couches.» L'avortement était souvent motivé -par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait -détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses -désirs et son ardeur amoureuse s'éteindre sous l'empire d'une grossesse, -employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu'elle préférait aux -joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation -n'était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la -débauche avait exalté l'imagination, ne se trouvaient jamais plus -ardentes en amour que dans le cours d'une grossesse, qui les rassurait, -d'ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille -d'Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du -fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune -interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu'elle répondit à ceux -qui s'étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements, -ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n'accepte des passagers -à mon bord, que quand le navire est chargé (_at enim nunquam nisi navi -plenâ tollo vectorem_).» Dès qu'une femme devenait enceinte, les -conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la -décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était -assaillie et circonvenue par les entremetteuses d'avortement: «Elle te -cachait sa grossesse, dit un personnage du _Truculentus_ de Plaute, car -elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement -(_ut abortioni operam daret_) et à la mort de l'enfant qu'elle portait.» - -Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux -_sagæ_ de Rome; mais ce n'était là que le moindre des mystères de leur -art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs -parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices -ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout, -dès l'époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses -_Épodes_, d'une incantation magique, ne diffère presque pas de la -peinture que Théocrite avait faite d'une pareille scène trois siècles -auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d'ailleurs, -toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La -magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres -avaient surtout pour objet de raviver les feux de l'amour et de lui -créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres -devaient changer la haine en amour ou l'amour en haine, et vaincre -toutes les résistances de la pudeur ou de l'indifférence. Les sorts -servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances. -Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que -chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres -d'amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu'à Rome sous les -Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les -_sagæ_ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres -amoureux. Horace avait été l'amant d'une parfumeuse napolitaine, nommée -Gratidie, qu'il a vouée à l'exécration publique sous le nom de Canidie. -Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu'il finit par détester -autant qu'il l'avait aimée, s'était initié avec horreur aux plus noirs -secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec -les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente _Histoire de la -vie et des écrits d'Horace_; elles étaient de ce nombre et elles se -mêlaient de toutes sortes d'intrigues d'amour.» Gratidie fut une des -plus célèbres parmi les _sagæ_ de Rome, grâce à la colère poétique -d'Horace, qui ne lui pardonnait pas de s'être vendue à un vieux -libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez -belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d'être -l'objet des regrets d'un amant délaissé. Les scoliastes d'Horace ont -pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d'avoir exercé sur lui -le funeste pouvoir des breuvages d'amour, et de lui avoir ainsi enlevé -sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet, -fut sans cesse affligé d'un mal d'yeux, qu'on peut, sans faire injure à -Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus. - -Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des -sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves, -qu'on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n'y -avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs -qui s'y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir -des oeuvres de ténèbres. A l'extrémité des Esquilies, près de la porte -Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des -suppliciés, le _carnifex_ ou bourreau avait sa demeure isolée, comme -pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait -aussi sur cet infect et hideux repaire des _sagæ_ et des voleurs. Là, -aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus, -les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d'un ample -manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait -vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire, -versant le sang de l'animal dans une fosse, dispersant autour d'elles -les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la -destinée. Les chiens et les serpents erraient à l'entour du sombre -sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet -affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu'on lui montrait, -et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image -était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux -magiciennes eurent peur et s'enfuirent, sans achever leur maléfice, -éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque -pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles -revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un -mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa -famille; elles l'avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la -tête seule de la victime s'élevait au-dessus du sol; elles lui -présentaient des viandes cuites, dont l'odeur irritait sa faim et son -agonie. L'enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants, -Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique -le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les -plumes et les oeufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les -herbes vénéneuses que produisent Colchos et l'Ibérie, et des os ravis à -la gueule d'une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse -devant le bûcher, en l'aspergeant d'eau lustrale: «O Varus, s'écrie -Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes -tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir -à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je -préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que -je t'inspire. Oui, les cieux s'abaisseront au-dessous des mers, la terre -s'élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume -dans ces feux sinistres.» Mais l'enfant qui se lamente est près -d'expirer; sa voix s'affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent -immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s'arme d'un -poignard et s'approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où -s'exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle -de ses os, elle doit composer un breuvage d'amour (_exsucta uti medulla -et aridum jecur amoris esset poculum_): «Je vous dévoue aux Furies, -s'écrie l'infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne -saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais, -spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le -visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je -pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en -vous glaçant d'effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à -coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des -Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!» - -Tous les maléfices des _sagæ_ n'étaient pas aussi terribles, et -ordinairement, ces faiseuses de philtres n'allaient la nuit sur le mont -Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune, -pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la -graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir -d'elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain, -quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais -l'enfant qu'on immolait, après l'avoir enterré vivant, devait avoir été -volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle -n'auraient pas eu la même puissance pour donner de l'amour. Or, le rapt -d'un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice. -Les philtres magiques étaient préparés en vue d'un des trois résultats -suivants, que l'amour ou la haine sollicitait de l'art des _sagæ_: faire -aimer celui ou celle qui n'aimait pas; faire haïr celui ou celle qui -aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l'ardeur, toute l'énergie -de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant -redouté sous le nom de _noeud de l'aiguillette_ et que la jurisprudence -criminelle a constamment poursuivi presque jusqu'à nos jours, n'était -pas moins détesté par les Romains, qui s'indignaient de se voir en butte -à ses tristes effets. Les _sagæ_ excellaient dans ce genre de maléfice; -elles savaient frapper d'impuissance les natures les plus indomptables, -et il leur suffisait, pour cela, de faire des noeuds avec des cordes ou -des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines -invocations. C'était là ce qu'on appelait _præligare_, quand il -s'agissait d'empêcher les premiers rapports entre un amant et sa -maîtresse, entre une femme et son mari; _nodum religare_, quand on -voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le -noeud de l'aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n'a -jamais pris son origine que dans un fantôme de l'imagination; mais les -anciens, comme les modernes, en l'attribuant à une force invisible, se -faisaient au moins un refuge pour leur vanité d'homme. Les Romains -avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte -pour celui qu'il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient -comme si foudroyant et si tenace, qu'ils évitaient même d'en parler; ils -croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s'ils -avaient l'amour en tête, ils formaient des noeuds, qu'ils défaisaient -aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu'ils entortillaient -d'abord autour d'une statue d'Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que -les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l'autel du -foyer domestique, ces sacrifices n'avaient pas d'autre objet que de -rompre les noeuds magiques qu'une main ennemie pouvait faire pour lier -les sens et tromper l'espérance du plaisir. La moindre allusion à ce -fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un -génie malfaisant, dès qu'on l'avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si -vieux qu'ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui -d'un jour à l'autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à -leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d'autrui. C'est -avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s'associe à la -douleur d'un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même -dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants -magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l'amour, aurait-elle -jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer -dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du -serpent irrité; la magie essaie même d'arracher la lune de son char. -Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d'une sorcière? Pourquoi -accuser ses philtres? La beauté n'a pas besoin des secours de la magie; -mais ce qui t'a rendu impuissant, c'est d'avoir trop caressé ce beau -corps, c'est d'avoir trop prolongé tes baisers, c'est d'avoir trop -pressé sa cuisse contre la tienne.» (_Sed corpus tetigisse nocet, sed -longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur._) Tibulle a mis une -si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l'élégie -qu'il lui consacre est pleine de réticences et d'obscurités. - -Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables -furent ceux que les _sagæ_ et les vieilles courtisanes fabriquaient, -d'après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L'unique -destination de ces philtres était d'échauffer les sens et d'accroître -les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage, -malgré les dangers d'une pareille surexcitation de la nature. Tous les -jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la -paralysie, ou l'épilepsie; mais ce fatal exemple n'arrêtait personne, et -la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres, -d'ailleurs, n'étaient pas tous également funestes, et d'ordinaire, les -accidents qu'on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de -l'abus plutôt que de l'usage modéré. D'abord, les libertins se -contentaient d'une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la -jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette -dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance, -et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui -s'exhalait dans un dernier effort d'amour en démence. C'est ainsi que -périrent avant l'âge, l'ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle -des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d'autres qui -passèrent de la folie à la mort. On appelait _aphrodisiaca_ tous ces -philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet -de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui -manquaient de sens, aux jeunes filles dont l'appétit amoureux ne s'était -pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient -hautement l'emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes -filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s'écrie Ovide dans son -_Remède d'amour_, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres -nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La -plupart de ces philtres étaient des potions qu'il fallait prendre de -confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou -l'empirisme avait combinés. Le malheureux qui s'exposait à un -empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel, -n'avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la -_saga_ chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai, -les potions n'étaient composées que de jus et de décoctions d'herbes: -«Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le -thym, la sarriette, l'hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et -l'ognon» (ou plutôt le champignon, _cepa_); mais souvent aussi, dans ces -breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même -animales, qui constituaient les _amatoria_ les plus terribles. Un -breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait -_poculum desiderii_, dit Horace, la _potion du désir_. Il y avait aussi -des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour -favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques. -C'étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des -parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, _aquæ amatrices_, -comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les -prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme: -«Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (_odit amatrices -Hermaphroditus aquas_);» dans une autre épigramme, il semble faire -entendre que ces sortes d'eaux étaient affermées ou possédées, par des -femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et -qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s'éloigne des ondes -pures de la fontaine d'Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade, -maîtresse de cette fontaine (_at fugit ad dominam Naiada_)? N'est-ce pas -Hylas? Trop heureux qu'Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré -dans le bois qui entoure la fontaine, et qu'il veille de si près sur ses -eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous -donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde -qu'Hercule ne s'empare de toi!» Ces _aquæ amatrices_ n'étaient donc pas, -ainsi que plusieurs savants l'ont cru, des breuvages composés et -préparés de la main d'une _saga_, mais tout simplement des eaux -minérales, qui, en ranimant la vigueur d'un tempérament fatigué, le -disposaient naturellement aux oeuvres de l'amour et semblaient évoquer -une nouvelle jeunesse. - -Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent -nulle part dans les écrivains de l'antiquité. On comprend, au reste, le -mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent -coupable, mystère que la science n'essayait pas de pénétrer. On ne se -souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne -s'occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans -Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis -qui lui ont permis de reconstruire l'histoire des aphrodisiaques chez -les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux -et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou -narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et -spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans -lequel on reconnaît le népenthès d'Homère, causaient une ivresse -voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de -sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la -mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les -phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines -âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient -puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans -lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes, -développaient aussi chez les deux sexes l'activité sensuelle. Mais ces -excitants, empruntés au règne végétal, n'avaient bientôt plus d'empire -sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les -bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les -dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des -philtres redoutables, à l'aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits -entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l'Olympe -pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être -rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait -longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances -animales étaient tour à tour appelés à concourir à l'affreux mélange -qu'on désignait sous le nom caractéristique de _satyrion_. Cantharides, -grillons, araignées et bien d'autres coléoptères, broyés et réduits en -poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur -les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente -irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie. -On employait aussi avec le même succès les oeufs de muge, de sèche et de -tortue, en y mêlant de l'ambre gris; mais, après des prodiges de -virilité, après de longs et frénétiques emportements d'amour, la victime -de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se -terminait que par la mort: «De là, s'écrie Juvénal, ces atteintes de -folie, de là cet obscurcissement de l'intelligence, de là ce profond -oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu'une -épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial, -qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille -seulement aux amants fatigués ou refroidis l'usage des bulbes (ognons, -suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon -nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte -amoureuse, qu'il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si -ton ardeur languit (_languet anus_), ne cesse pas de manger de ces -bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!» - - Qui præstare virum Cypriæ certamine nescit, - Manducet bulbos, et bene fortis erit. - Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset, - Et tua ridebit prælia blanda Venus. - -Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les _sagæ_, le plus -célèbre et le plus formidable était l'hippomane, sur la mixture duquel -les savants ne sont pas même d'accord. Les écrivains de l'antiquité -n'ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l'origine de -l'hippomane, puisqu'ils lui donnent deux sources totalement différentes. -Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle -de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille -de l'organe des juments; c'est l'hippomane que recueillent trop souvent -les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des -conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le -nom d'_hippomane_ à une excroissance de chair qui se montre quelquefois -sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses -dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette -excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois -s'empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre -aux _sagæ_, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable, -d'après ces témoignages si différents, que les _sagæ_ reconnaissaient -deux espèces d'hippomane; le second est représenté comme plus actif et -plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour -accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d'un -poulain naissant (_cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit_). -Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de -l'hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne -de Néron et les crimes de ce règne: _Tanti partus equæ!_ s'écrie-t-il. -«Et tout cela est le fruit d'une jument, tout cela est l'oeuvre d'une -empoisonneuse!» - -C'étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces -femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche, -qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées -par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf, -le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des -femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles -mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient -pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges -désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs -préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature -humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d'un enfant -ou d'un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe -quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les -sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on -attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher -aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient -devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut -juger que le commerce des _sagæ_ était très-répandu et très-lucratif; -mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des -recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L'art des parfums -et des cosmétiques, que les _sagæ_ pratiquaient aussi avec d'incroyables -ressources de raffinement et d'invention, ne nous est pas plus connu. -Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur -ces parfums, sur ces cosmétiques (_unguenta_), qui accompagnaient -partout l'une ou l'autre Vénus; mais ils ne sortent guère des -généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables -secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du -temps d'Homère, qui en fait remonter l'origine aux dieux et aux déesses, -ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du -serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi -ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier -des parfumeuses et des _unguentaires_ avait fait des progrès -extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles, -des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients -cosmétiques et aromatiques, s'était augmentée encore à l'infini, -s'augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les -minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de -nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles -jouissances au profit de la sensualité et de l'amour. - -Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l'amour sans -parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se -servaient à profusion dans l'habitude de la vie, les préparaient -merveilleusement à l'amour. On sait que le musc, la civette, l'ambre -gris et les autres odeurs animales qu'ils portaient avec eux dans leurs -vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps, -ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de -la génération. Ils ne se bornaient pas à l'emploi extérieur de ces -parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des -circonstances particulières, ils ne craignaient pas d'admettre les -aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière. -C'est sans doute à ces causes permanentes qu'il faut attribuer -l'appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et -qui la jetait dans tous les excès de l'amour physique. La luxure -asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit -une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu'on -put croire que l'Arabie, la Perse et tout l'Orient n'y suffiraient pas. -Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples, -des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi -dangereuse pour la santé que pour les moeurs; vainement, leurs conseils -sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et -jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu'à -leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt -aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y -recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les -parfumeuses; ce n'étaient que des courtisanes hors d'âge et des -entremetteuses; ce n'étaient que de vieux cinædes et d'infâmes lénons. -Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n'entraient -dans leur boutique qu'en se cachant le visage, le soir ou de grand -matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu'avec un profond dédain: -«Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité _de -Officiis_, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe -des joueurs d'osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (_auceps_) -et l'onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (_tusci turba -impia vici_). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande -injure qu'on pût adresser à une femme qui se piquait d'être née libre -(_ingenua_) et citoyenne. Les officines de parfumerie n'étaient que des -entrepôts de _lenocinium_ et des repaires de débauche; aussi, les -personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire, -dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage, -et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves -ou leurs affranchis. - -Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de -loin la condition de la personne, son rang, ses moeurs et sa santé: -telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque -mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux -matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle -odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme -coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le -passage d'un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans -les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable -d'odeurs aromatiques qui absorbaient l'air. En effet, chaque homme, -chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le -bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps -avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on -imprégnait d'essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates, -on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les -boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette -pharmacomanie, feignait de s'étonner de ce que ses contemporains qui -prenaient tant de parfums n'en rendissent pas quelque chose. «Une femme -sent bon, disait Plaute dans la _Mostellaria_, quand elle ne sent rien, -car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui -couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s'est -mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier -qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C'était -principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous -servir de l'expression antique (_palestra venerea_), que les parfums -venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout -le corps avec des spiritueux embaumés, après s'être lavés dans des eaux -odoriférantes; l'encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice; -le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de -roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et -de cynnamome. Les ablutions d'eaux aromatisées se renouvelaient souvent -dans le cours de ces longues heures d'amour, au milieu d'une atmosphère -plus parfumée que celle de l'Olympe. - -Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se -connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l'exciter, de le -prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des -deux sexes s'adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de -commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement, -les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque -cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le -parfumeur Nicérotas inventa la _nicérotiane_, dont Martial vante l'odeur -stupéfiante (_fragras plumbea nicerotiana_); Folia, la magicienne, amie -et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le -nard de Perse, qui fut depuis appelé _foliatum_. Mais ordinairement le -parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son -principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d'Égypte; -l'onguent de Chypre; le nard d'Achæmenium; l'huile d'Arabie, l'huile de -Syrie, le _malobathrum_ de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus -actifs du moins, venaient de l'Orient et spécialement de la péninsule -arabique; on s'était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous -les produits de la parfumerie sous la désignation générique de _parfum -arabe_ (_arabicum unguentum_): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les -parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!» -Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination, -_arabus_ ou _arabicus_, à une huile odorante dont les femmes et les -efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre -huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (_myrobolani_), -arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs -espèces de parfums très-recherchés, de l'arbre de Judée, dont la gomme -odoriférante s'appelait _opobalsamum_; de l'amome d'Assyrie, de la -myrrhe de l'Oronte, de la marjolaine de Chypre (_amaracus cyprinus_); -du cynnamome de l'Inde, etc. Mais, comme nous l'avons dit, on ignore à -peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se -rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse. - -Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la -composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et -d'amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des -acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de -coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps, -ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la -poudre dépilatoire (_dropax unguentum_) avec laquelle on faisait tomber -tous les poils du corps, même la barbe; rien de l'onguent pour les dents -(_odontotrimma_), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du -_diapasmata_, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial, -contre la mauvaise haleine; rien du _malobathrum_, distillé en huile -pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle -de l'huile de coing (_melinum unguentum_), celle du _megalium_ et du -_telinum_, celle enfin de l'onguent royal, que les rois parthes avaient -appliqué à l'usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour -définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques -odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas -par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu'à un âge avancé, -se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait, -non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle -bouillies et salées, mais encore avec de l'urine; les femmes, après -leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec -des fermentations d'urine les rides et les taches qui altéraient la -pureté de leur ventre (_æquor ventris_). On avait aussi une confiance -absolue dans l'efficacité du lait d'ânesse, pour blanchir la peau. On se -rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui -fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours, -et qu'on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours -nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses -nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de -condenser le lait d'ânesse en onguent et de le vendre en tablettes -solides qu'on faisait fondre pour l'étendre sur la peau: «Cependant, -hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d'une riche coquette, -son visage est ridiculement couvert d'une sorte de pâte; il exhale -l'odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les -lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se -procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si -elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur -laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une -épaisse croûte de farine cuite et liquide, l'appelle-t-on un visage ou -un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes -n'empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se -couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir -aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles -se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions -que l'art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à -s'abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l'âge. Les -courtisanes à la mode, les _fameuses_ et les _précieuses_ surtout, ne -savaient pas vieillir, et la vieillesse d'une femme commençait à trente -ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l'extrême jeunesse et -même de l'enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée -de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son -teint, l'éclat de sa chevelure, l'émail de ses dents et les grâces de sa -taille, se flatta d'oublier sa propre métamorphose en ne se regardant -plus dans le miroir; mais un jour un amant qu'elle fatiguait de plaintes -et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa -décrépitude: à l'instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche -édentée demeura entr'ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se -remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son -enlaidissement; elle mourut de s'être revue telle que la décrépitude -l'avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour -déshabituer leurs enfants de s'écorcher le visage, de se tourmenter le -nez avec les doigts et de s'arracher les cils, les menaçaient de la -colère d'Acco, comme d'un épouvantail. - -Les _sagæ_ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de -cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et -tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets, -les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes, -les phallus et une quantité d'affiquets de libertinage, que l'antiquité, -dans sa plus grande dépravation, n'a pas osé décrire. Si les Pères de -l'Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n'avaient -pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous -hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans -que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce -n'était pas seulement dans les lupanars qu'on employait le _fascinum_, -phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper -la nature; c'était dans les chambres à coucher des matrones que -délaissaient leurs maris et qui n'osaient pas s'exposer aux périls de -l'adultère; c'était dans les assemblées secrètes de l'amour lesbien; -c'était dans les bains publics, c'était dans le sanctuaire du foyer -domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les -progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu'il dit -en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a -livrés aux passions de l'ignominie; car les femmes ont changé l'usage -naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement -les hommes, abandonnant l'usage naturel de la femme, se sont embrasés -d'impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l'infamie du -mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le -châtiment de leur erreur.» (_Propterea tradidit illos Deus in passiones -ignominiæ. Nam foeminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui -est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu -foeminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos -turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in -semetipsis recipientes_). Nous ferons remarquer, à l'occasion de ce -passage célèbre de l'apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment -que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu'une de ces -affreuses maladies de l'anus, qui étaient si communes parmi les -_pædicones_ et les _cinædes_ de Rome. Enfin, les obscènes _fascina_, qui -se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs, -chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois -mis en oeuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards -débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de -Pétrone, même en le déguisant: _Profert Enothea scorteum fascinum, quod -ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim -coepit inserere ano meo_. Comment le libertinage avait-il pu imaginer -ce mélange irritant de poivre et de graine d'ortie réduits en poivre -et détrempés d'huile d'olive? On peut deviner tous les accidents -organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se -trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables -recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul. - -Il est permis de supposer que les _sagæ_ et les parfumeuses se -chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur -nature et par leur objet, quoiqu'on eût essayé de les faire autoriser -par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes -et l'infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont -dans l'usage de soumettre les jeunes sujets à l'infibulation, et cela -dans l'intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se -pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué -d'encre les points opposés que l'on veut percer, on laisse les téguments -revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l'endroit -désigné, avec une aiguille chargée d'un fil dont on noue les deux bouts -et qu'on fait mouvoir chaque jour jusqu'à ce que le pourtour de ces -ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil -par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins -cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (_Sed hoc -quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est._) Celse n'ose -pas s'élever davantage contre cette détestable invention, que la -jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de -conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et -parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions -nocturnes. Cette boucle (_fibula_), qui empêchait le patient de faire -acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt -fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces -fibules, c'est qu'on les adaptait également à l'anus, par une opération -analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l'infibulation des femmes, -qui s'est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle -se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et -l'anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles, -traversait l'extrémité des grandes lèvres, et ne s'ouvrait qu'à l'aide -d'une clef. Rien n'était plus commun que l'infibulation chez les -esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l'autre sexe, on -se servait de préférence d'un vêtement particulier, nommé _subligar_ ou -_subligaculum_, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce -d'égide protectrice pour celles qu'on couvrait de cette ceinture de cuir -ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne -parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être -revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la -pudeur des matrones: _Scenicorum mos quidem tantam habet_, lisons-nous -dans le traité _de Officiis_, _vetere disciplinâ verecundiam, ut in -scenam sine subligaculo prodeat nemo_. Une épigramme de Martial nous -apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant -partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n'as -jamais connu d'homme, et que rien n'est plus pur que ta virginité. -Cependant tu la caches plus qu'il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as -de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle -ailleurs d'une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles -s'attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur -maître ou leur maîtresse (_inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ -stat_); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave -infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d'une capsule -d'airain, un esclave se baigne avec toi, Coelia. Pourquoi cela, je te -prie, puisque cet esclave n'est ni citharoede ni chanteur? Tu ne veux -pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le -monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Coelia, de -paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.» - -Enfin, comme nous l'avons dit, c'était dans ces boutiques d'impuretés et -de maléfices, que s'opérait la castration des femmes. On n'a pas de -renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de -rendre stériles les malheureuses qu'on mutilait. On a même regardé comme -une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d'abord en usage -chez les Lydiens, si l'on en croit l'historien Xanthus de Lydie. Suivant -un ancien scoliaste, l'opération consistait dans l'enlèvement de petites -glandes placées à l'entrée du col de la matrice, glandes que les anciens -regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on -suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt. -Les filles qu'on soumettait à ce traitement barbare, comme si c'étaient -des poules qu'on voulût engraisser pour la table (_simili modo_, dit -Pierrugues, _Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant_), se -voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en -revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même -qu'elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration -était peu fréquente, excepté pour les filles qu'on destinait à la -Prostitution des lupanars et qu'on croyait mettre ainsi à l'abri des -grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de -l'opération mystérieuse qu'on faisait subir aux femmes de plaisir dès -leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle, -que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur -conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime -et faisait saillir hors de l'organe les parties qui y sont -ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (_eunuchata_) -avait l'apparence, sinon le sexe d'un homme. La castration des hommes et -des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle -devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la -défendre, à l'exception de certains cas privilégiés. Ce n'étaient pas -des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces -hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant -multipliées; c'étaient les barbiers, c'étaient les baigneurs, c'étaient -plus spécialement les _sagæ_ et leur horrible séquelle qui travaillaient -pour le compte des marchands d'esclaves, des lupanaires et des lénons. -On avait besoin d'une telle quantité d'eunuques à Rome pour satisfaire -aux exigences de la mode et du libertinage, que d'infâmes lènes -n'avaient pas d'autre industrie que de voler des enfants pour en faire -des _castrati_, des _spadones_ ou des _thlibiæ_. «Domitien, dit Martial, -ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l'impitoyable -libertinage fît une race d'hommes stériles (_ne faceret steriles sæva -libido viros_).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent -condamnés aux mines, à l'exil et souvent à la mort. - -Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l'atroce -privilége que l'édit impérial refusait aux vendeurs d'esclaves et aux -agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement -à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils -exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient -entre leurs mains. Ces _galli_, la plupart vils débauchés perdus de -maladies honteuses, s'intitulaient _semiviri_, et prétendaient sacrifier -à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils -n'avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs -impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à -leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps -et qui témoigne de la farouche superstition des _galli_. Nous empruntons -cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par -M. Désiré Nisard, professeur à l'École normale: «Tandis que Misitius -gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une -troupe de ces hommes qui ne le sont qu'à moitié, des prêtres de Cybèle. -Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif, -d'une beauté et d'une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats -s'informent de la place qu'il doit occuper au lit; mais, soupçonnant -quelque ruse, l'enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va -dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila -le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon, -caché dans la ruelle, était à l'abri de leurs étreintes.» Ces -abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du -bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de -vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un -culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des -femmes par celle des eunuques. C'est ainsi que Juvénal nous représente -le grand spadon (_semivir_) entrant chez une matrone, à la tête d'un -choeur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce -personnage, dont la face vénérable s'est vouée à d'obscènes -complaisances (_obscoeno facies reverenda minori_) et qui, dès -longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties -génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de -rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux -sexes. - -Les _sagæ_, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires -féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins -odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion -païenne. - - - - -CHAPITRE XXII. - - SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_. - --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à - ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et - _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile - _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit. - --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe. - --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des - Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane - grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Reproches adressés à - Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion - l'Africain. --Le repas de Trimalcion. --Les histrions, les bouffons et - les _arétalogues_. --Les baladins et les danseuses. --Danses obscènes - qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe. - --Comessations du libertin Zoïle. --Leur description par Martial. - --Épisode du festin de Trimalcion. --Services de table et tableaux - lubriques. --Ameublement et décoration de la salle des comessations. - --Santés érotiques. --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du fameux - bouffon de table Galba. --Présence d'esprit et cynisme de Galba à un - souper où il avait été convié avec sa femme. --Rôles que jouaient les - fleurs dans les comessations. --Dieux et déesses qui présidaient aux - comessations. --Les lares _Industrie_, _Bonheur_ et _Profit_. --Le - verbe _comissari_. --Théogonie des dieux lares de la débauche. - --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses. - --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des - femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. --Viriplaca, - déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. --Suadela et - Orbana. --Genita Mana. --Postversa et Prorsa. --Cuba Dea. --Thalassus. - --Angerona. --Fauna, déesse favorite des matrones. --Jugatinus et ses - attributions obscènes. - - -On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu'était la -débauche dans la société romaine, si l'on détourne la vue des scènes -lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l'auteur du -_Satyricon_. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les -jours, presque publiquement, dans la capitale de l'empire, quoiqu'il ait -placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et -pittoresque, consacré à l'histoire de la volupté et de la Prostitution -sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent -juge (d'où son surnom _arbiter_) en fait de choses de plaisir: il -raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l'on -doit croire qu'il écrivait d'après ses impressions et ses souvenirs -personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les -enseignements, tous les mystères de libertinage qu'on trouve accumulés -dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour -avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes -Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se -résumait dans cette sentence de Trimalcion: _Vivamus, dum licet esse!_ -C'est-à-dire: «Menons joyeuse vie tant qu'il nous est donné de vivre!» -Le verbe _vivere_ avait pris une signification beaucoup plus large et -moins spéciale, qu'à l'époque où il s'entendait seulement du fait -matériel de l'existence, et où il ne s'appliquait pas encore à un genre -de vie plutôt qu'à un autre. Les _délicats_ de Rome (_delicati_) -n'eurent pas de peine à se persuader que ce n'était pas vivre que vivre -sans jouissances, et que jouir toujours, c'était vivre réellement, -_vivere_. Les femmes de moeurs faciles, dans la compagnie desquelles ils -vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage, -que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception. -Ce fut dans ce sens que Varron employa _vivere_, quand il dit: -«Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l'adolescence permet de -jouir, de manger, d'aimer et d'occuper le char de Vénus (_Venerisque -tenere bigas_).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens -de _vivere_, un voluptueux de l'école de Pétrone écrivit sur le tombeau -d'une compagne de plaisir: _Dum vivimus vivamus_, qu'il est presque -impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au -reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement -générale parmi la jeunesse patricienne, qu'on avait jugé nécessaire de -lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si -l'on s'en rapporte à l'étymologie que lui applique Festus, tira son nom -_Vitula_, du mot _vita_ ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait -présider. Vitula n'avait sans doute pas d'autre culte que celui qu'on -lui rendait, devant l'autel des dieux domestiques, dans le _cubiculum_ -ou dans le _triclinium_, où l'on avait plus d'une occasion de -l'invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt _vitulari_ au lieu de -_vivere_, et nous penchons à supposer que _vitulari_ signifiait vivre -couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu'une génisse -(_vitula_) dans l'herbe des champs. - -Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il -donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le -plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société -et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d'autres -à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font -un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile -voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives -aient pu mener de front les affaires, l'étude et la politique, avec ces -voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d'esprit et -d'action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le -jour, qui la nuit s'épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de -nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu'au lever du soleil et qui -ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s'appelaient -_comessationes_ ou _comissationes_. Ce mot essentiellement latin, qui ne -dérive pas du grec +komein+, nourrir, ni de +komê+, chevelure, ni de -+komidê+, nourriture, etc., avait été formé de _comes_, et voulait dire -proprement un compagnonnage, une réunion d'amis et de bons compagnons. -Nous aurions honte d'avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce -mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot -_missa_, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la -nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur -culte, et pour s'approcher de la sainte table de la communion. Il est -certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit, -et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de -jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l'horreur -qu'elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce -n'étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l'on se -gorgeait de viandes et de vins, où l'on ne cessait de manger et de boire -que pour tomber ivre mort; c'étaient trop souvent d'affreux -conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d'obscénité, -d'abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans -dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues -heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s'exalter au -milieu des concerts d'instruments, des chants lascifs, des danses -obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents. -Suétone, Tacite, les auteurs de l'_Histoire Auguste_, mettent en scène -à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du -palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Coelius, range sur -la même ligne les adultères et les comessations (_libidines_, _amores_, -_adulteria_, _convivia_, _comessationes_). Un honnête homme pouvait -s'oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas -d'y avoir pris part, et il rougissait souvent d'avoir été le spectateur, -quelquefois le complice de ces débordements. - -La mode des comessations fut contemporaine de l'invasion de la luxure -asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l'instar des -peuples amollis de l'Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des -lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis, -et même le siége qu'on approchait de la table n'était pas trop moelleux; -les femmes elles-mêmes s'asseyaient sur des bancs ou des trépieds de -bois. «On les appela siéges (_sedes dictæ_), dit Isidore dans ses -Étymologies, parce que chez les anciens Romains l'usage n'était pas de -manger couché, mais de s'asseoir à table; mais bientôt les hommes -commencèrent à s'étendre sur des lits devant la table; les femmes seules -restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les moeurs -austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au -Capitole, lors du repas sacré qui s'y donne en l'honneur de Jupiter, que -dans l'intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d'imiter -les hommes en se couchant à table, faisaient acte d'impudicité et -témoignaient par là qu'elles ne s'arrêtaient pas à cet oubli des -convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre -place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle _précieuse_ -ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d'ivoire, sans -prétendre à la tenue grave et décente d'une matrone qui se fût assise et -qui n'eût pas même osé s'appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi -d'autres courtisanes, Bacchides et ses soeurs, occupant un seul lit à -table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes -différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l'un contre -l'autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l'un avait la -tête appuyée sur la poitrine de l'autre; tantôt étendus face à face, -chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l'un de -l'autre, qu'ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait -ainsi l'amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à -côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi, -la femme ou l'adolescent était accroupi derrière l'homme qui occupait le -devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en -abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se -déshonorait en acceptant le partage d'un lit de festin, prenait donc -place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et -cela se nommait _accumbere interior_, c'est-à-dire se coucher dans -l'intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu'il -fallait lire _inferior_, et que ce mot faisait allusion à la position -inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête -sur le sein de son amant (_in gremio amatoris_): «Celui qui tous les -jours se parfume et s'ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement -Scipion l'Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse -efféminée de ses moeurs, celui qui se rase les sourcils, qui s'arrache -les poils de la barbe, qui s'épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse, -vêtu d'une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même -lit que son corrupteur; celui qui n'aime pas seulement le vin, mais -aussi les garçons, doutera-t-on qu'un pareil homme n'ait fait tout ce -que les cinædes ont l'habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces -paroles de Scipion l'Africain, nous apprend que la tunique à la -syrienne, _chiridota_, dont les manches couvraient tout le bras et -tombaient sur la main jusqu'au bout des doigts, était le vêtement -ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient -absolument tous les caractères de leur sexe. - -Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se -représenter les épisodes multipliés d'une orgie qui durait une nuit -entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y -avait des intermèdes de plusieurs sortes: d'abord, les conversations -provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la -danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces -intermèdes, tous les désordres que l'ivresse ou la luxure pouvait -inventer. On était bientôt las des histrions (_mimi_), qui jouaient des -pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des _aretalogues_ -(_aretalogi_), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n'écoutait -plus qu'avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de -Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les -danseuses venaient ranimer l'attention des convives fatigués, en -éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d'Asie ou -d'Égypte, n'étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l'Inde -la tradition de l'antique volupté; elles se présentaient nues, sinon -couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme -d'un voile diaphane; c'est ce que Pétrone appelait se vêtir d'air tissu -(_induere ventum textilem_) et se montrer nue sous des nuages de lin -(_prostare nudam in nebula linea_). Les baladins n'étaient pas vêtus -plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d'huile -odorante, tout chargés d'anneaux et de grelots dorés. Ces baladins -représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des -grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n'oubliaient jamais, -dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles -de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus -indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu'ils -complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (_micatio digitum_) à la -manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui -avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l'acte -honteux (_turpitudo_), et quelquefois enflammés de luxure, excités par -les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et -se livraient d'impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes, -qu'on voit sur les vases peints de l'Étrurie. Quant aux danseuses, elles -exécutaient des danses qu'un Père de l'Église chrétienne, Arnobe, a -décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait -des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en -dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins, -donnait à ses _nates_ et à ses lombes un mouvement de rotation qui -aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint -pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins -communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (_modo -nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus -conciliabant_). - -Martial nous a laissé une esquisse des comessations d'un libertin qu'il -nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction -classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard, -est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions -charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de -Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summoenium et boire de -sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu'il serait -chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d'une robe verte, il -est étendu sur le lit dont il s'est emparé le premier: il foule des -coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les -coudes, ses voisins de table. Dès qu'il est repu, un de ses gitons, -averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des -cure-dents de lentisque. S'il a chaud, une concubine, couchée -nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l'aide d'un éventail -vert, tandis qu'un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de -myrte. Une masseuse (_tractatrix_) lui passe avec rapidité la main sur -le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer -ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter -avec adresse l'émission des urines, dirige la mentule ivre de son -maître, qui ne cesse de boire (_domini bibentis ebrium regit penem_). -Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses -pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d'oie, -partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne -des croupions de tourterelles à son camarade de lit (_concubino_). Et -tandis qu'on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé -de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d'Opimius dans des -fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des -essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille -d'or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant -enfin à ses libations multipliées, il s'endort. Quant à nous, nous -restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu'il -ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son -festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres -des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de -Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de -manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en -torsades d'or et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir -qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas, -Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse..... Ces deux femmes ne -font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame -son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et -de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte, -Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu'elle -tient étendus, et la culbute sur le lit (_pedesque Fortunatæ porrectos -super lectum immisit_). Ah! ah! s'écrie-t-elle en sentant sa tunique -glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans -le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent -encore.» - -Les comessations empruntaient, d'ailleurs, les caractères les plus -variés à l'imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles -reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis. -Mais elles avaient toujours pour objet principal d'exciter au plus haut -degré les sens des convives et de les entraîner à d'incroyables excès. -Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation -effrontée à l'acte de nature, et de quelque côté que les yeux se -fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes. -Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l'artiste -avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le -premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s'écrie le tendre -Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison -honnête, celui-là corrompit l'innocence des regards de la jeunesse et ne -voulut pas qu'elle restât novice aux désordres qu'il lui apprenait -ainsi: qu'il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux -yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces -peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de -la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et -l'aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d'or. Dans ces sujets -consacrés, l'artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux -et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes -de l'amour s'étaient plu à décrire: c'était ordinairement le poëme -infâme d'Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces -épisodes mythologiques. L'ameublement de la salle et sa décoration se -trouvaient souvent d'accord avec les peintures: des danses de satyres, -des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour -des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux -prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de -l'incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges -avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par -allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: _tuentibus hircis_. -Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du -souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante -et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c'est un Amour -chevauchant (_equitans_) sur un phallus énorme pourvu d'ailes ou de -pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape; -ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la -génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des -papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes, -aux amphores, aux ustensiles de table, qu'ils soient en verre, en terre -cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et -ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de -l'emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal -nous montre un _comissator_ buvant dans un priape de verre (_vitreo -bibit ille priapo_). C'est là ce que Pline appelle gravement: boire en -commettant des obscénités, _bibere per obscenitates_. Le pain qu'on -mangeait dans ces repas libidineux n'avait garde d'adopter une figure -plus honnête que celle des vases à boire: les _coliphia_ et les _cunni -siliginei_, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des -convives, qui n'avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la -fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l'hôte de la comessation en se -servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que -la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (_Sciatis Priapi -genio pervigilium deberi._) - -On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à -son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à -l'heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait -autant de coupes qu'il y avait de lettres dans le nom de la personne -aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies -épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas, -quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu'il y a -de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune -d'elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux -Galba, qui se chargeait d'égayer tous les soupers auxquels on -l'invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il, -avait de quoi enivrer tous les dieux de l'Olympe; en effet, il eût fallu -boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori -le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare: -_Thesaurochrysonicochrysides_. On ne pourrait dire si ce fut dans le -même souper, que Galba fit preuve d'une présence d'esprit et d'un -cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort -belle et de moeurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait -placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les -convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se -rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour -l'éveiller. Elle ne s'éveilla pourtant pas et se livra sans résistance. -Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu'il fît semblant, et il laissait -le champ libre à son Mécène, lorsqu'un esclave, se fiant à ce sommeil -simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre: -«Je ne dors pas pour tout le monde!» s'écrie le bouffon en arrachant -l'oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte -à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent -les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la -veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de -fleurs qu'on déposait devant une statuette d'Hercule, de Priape ou de -Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les -circonstances où l'ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois -d'un aiguillon et d'un préservatif: l'odeur des fleurs tempérait les -fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les -inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se -couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des -pesanteurs de tête. Il n'y avait donc pas d'orgie sans couronnes sur les -têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la -beauté et à l'abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du -_comissator_. Le lendemain d'un souper, les courtisanes et les enfants -_meritorii_, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries -et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu'ils avaient bien fait leur -devoir (_in signum paratæ Veneris_, dit un vieux commentateur d'Apulée). - -Enfin, ces comessations et les actes honteux qu'elles favorisaient, se -plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines -déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs -attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d'une débauche -d'imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus -de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les -lares du logis, tandis qu'un troisième esclave, tenant une patère de -vin, fait le tour de la table en criant: _Soyez nos dieux propices_. Ces -lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous -silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes -et qui y prenaient part à différents titres. C'était d'abord, et avant -tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations -joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté -jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été -formé du mot _comes_, compagnon, qui eut naturellement son verbe -_comissari_, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine, -qui s'en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les -portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de -s'enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente, -que l'édile condamnait à l'amende et même au fouet, ne trouvait pas -d'excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu'elle avait pris pour -chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les -dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l'Amour, -fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le -titre de _Deus copulationis_, était fils du Chaos et de la Terre, selon -Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l'Éther, -suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il -régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et -l'immortalité aux convives de l'Olympe, devait avoir quelque indulgence -pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée -la déesse (_præfecta_) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait -pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule -aidaient Isis dans la protection qu'elle octroyait aux amants. C'était -Vénus _Volupia_, _Pandemos_ et _Lubentia_; c'était Hercule _Bibax_, -_Buphagus_, _Pamphagus_, _Rusticus_; c'était Priape, le dieu de -Lampsaque, _Pantheus_, l'âme de l'univers. - -A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du -paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y -avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n'avaient pas de temple au -soleil et qui n'eussent pas osé figurer ailleurs que sur l'autel des -lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive -qu'à une boutade d'ivrogne, à une fantaisie d'amant. Quant à leur -figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant, -qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de -ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il -faudrait d'immenses recherches archéologiques pour recomposer la -théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s'offre à nous, -c'est Conisalus d'origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant -à la sueur (+Konisalos+) que provoquent les luttes amoureuses. On le -représentait sous la forme d'un phallus monté sur des pieds de bouc et -ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l'on -s'adressait dans les entreprises difficiles, n'était qu'un petit bout -d'homme qui portait un _penis_ aussi haut que son bonnet, et qui avait -l'air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens -des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le -premier, dont le nom dérivait de _pilum_, pilon, suivant saint Augustin, -personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom -et la figure d'un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs -d'arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna -et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes, -n'étaient pas indifférentes dans les mystères de l'amour: Intercidona -tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca, -déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains -pour qu'on lui accordât les honneurs d'une chapelle à Rome; mais elle -était adorée surtout dans l'intérieur du ménage, et c'était devant sa -statue que se terminaient les querelles d'époux et d'amants, sans qu'ils -eussent besoin d'aller sur le mont Palatin chercher la protection de -cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure -allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la -demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux -mignons. On croit qu'il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une -petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d'une cape -à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape -mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse -Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait -les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher -que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses -Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du foetus dans le -ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s'intéressait à quiconque -était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine -le lit et tout ce qu'il comprenait; une foule d'autres dieux et déesses -recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux -croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de -Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche; -et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d'un -voile discret tout ce qui devait n'être pas vu par des profanes. Enfin, -s'il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois -naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus: -«_Quum mas et foemina conjunguntur_, dit Flavius Blondus dans son livre -de _Rome triomphante_, _adhibetur deus Jugatinus_.» Saint Augustin, dans -sa _Cité de Dieu_, restreint les attributions de Jugatinus à -l'assistance des époux dans l'oeuvre du mariage. - - - - -CHAPITRE XXIII. - - SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les - peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux - des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux - présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des - réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de - chambre_. --Périphrase décente que les Romains employaient pour le - désigner. --Signe adopté pour demander l'urinal dans les comessations. - --Présages que les Romains tiraient du son que rendait l'urine en - tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_, usage - respectif de chacun de ces vases urinatoires. --Double sens obscène du - mot _pot de chambre_. --Étymologie de _matula_. --Périphrases honnêtes - employées par Sénèque pour désigner l'urine. --Sens figuré et obscène - que prenait le mot _urina_. --Présages urinatoires dans les - comessations. --Hercule _Urinator_. --Présages des ructations. --Rots - de bon et de mauvais augure. --_Crepitus_, dieu des vents malhonnêtes. - --Esclave chargé d'interpréter les rots des convives. --Le petit dieu - Pet. --Son origine égyptienne. --Honneurs décernés par les Romains au - dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule. --Présages tirés du son du pet. - --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le - langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --L'oiseau de - Jupiter Conservateur. --Le démon de Socrate. --Jupiter et Cybèle, - dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux éternuments - dans les affaires d'amour. --Acmé et Septimius. --Les tintements - d'oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages - malheureux. --La droite et la gauche du corps. --Présages résultant de - l'inspection des parties honteuses. --Présages tirés des bruits - extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus adversus_ et _lectus - genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le pétillement de lampe. - --Habileté des courtisanes à expliquer les présages. --Présages - divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou malheureux, propres - aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent vierges Sarmates. - --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. --Superstitions - singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence de plaisir que - s'imposaient les matrones en l'honneur des solennités religieuses. - --Privations du même genre que s'imposaient les débauchés et les - courtisanes. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé par les - Romains pour constater la virginité des filles. --Offrande à la - Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette - occasion. --Offrande des linges maculés et des noix. --La noix, - allégorie du mariage. - - -Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et, -chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui, -par goût, par habitude ou par profession, s'amollissaient le corps et -l'âme dans les arts de la débauche (_stupri artes_) et dans tous les -égarements des moeurs. On comprend que la crainte des dieux et la -préoccupation de l'avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces -libertins, dont la conscience ne s'éveillait que de loin en loin et -comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui -trafiquaient honteusement d'eux-mêmes, et qui attendaient de cet -horrible trafic un lucre quotidien, s'inquiétaient de savoir si le jour -ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque -chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir -dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se -forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se -créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner -satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette -continuelle observation des présages, cette constante recherche des -moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique -pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu'on peut nommer -le monde de l'amour, à Rome, n'avait qu'une religion, la superstition la -plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde -de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des -caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne -rapportait pas à l'amour et au libertinage les auspices, les horoscopes, -les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants -jusqu'aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages -comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et -subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de -leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande -affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces -prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et -l'appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses -règles et ses principes; on le nommait _clédonistique_ -(_cledonistica_), et, dans cette science, pleine de nuances -imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé -que tous les autres. - -C'était fâcheux présage que de prononcer ou d'entendre des paroles -obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions -de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu'on retrouverait -dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est -mauvais.» On n'avait donc garde d'être scrupuleux sur les actes; mais on -évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas, -on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la _Servante_ -(_Casina_): «Proférer des discours obscènes, c'est porter malheur à -celui qui les écoute.» (_Obscenare, omen alicui vituperare_). Lucius -Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d'_OEnomaüs_: «Allez sur le -champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les -citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par -d'heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène -(_ore obscena segregent_).» Il est donc bien certain que les plus viles -_pierreuses_, que les plus infâmes _mascarpiones_, que les plus -effrontés libertins s'abstenaient des obscénités orales; mais ils se -dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d'éloquence, et -qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle -horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu'on ne -prononçait jamais le mot _urinal_ ou _pot de chambre_ (_vas urinarium_), -et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour -parler de l'urine (_urina_), qui ose pourtant se glisser dans les -épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait -un rôle obligé, les convives, qui s'en servaient à table et sous les -yeux de tous, le demandaient à l'esclave par un claquement de doigts -(_digiti crepitantis signa_). Quelquefois, on faisait craquer un doigt, -dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne -voulait pas attirer l'attention des voisins, et que l'esclave pouvait -voir ce signe, qui ne produisait qu'un très-léger bruit. Puis, en -satisfaisant ce besoin naturel (_urinam solvere_, dit Pline), on prenait -garde de donner un présage par le bruit de l'urine frappant les parois -du vase: ce présage, suivant le son, qu'elle rendait en tombant, pouvait -être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec -mépris un riche gourmand qui se réjouit d'entendre résonner le vase d'or -sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer -souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se -nommait _matula_, _matella_ et _scaphium_. Ce dernier était surtout -destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs -amants: on n'est pas d'accord sur la forme du _scaphium_, qui fut sans -doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la _matula_, c'était un -énorme bassin de métal, sur l'orifice duquel on pouvait s'asseoir et qui -tenait lieu de garde-robe. La _matella_, au contraire, ne servait qu'à -des usages portatifs, et n'offrait qu'une médiocre capacité, qu'un bon -buveur (_compotator_) remplissait plusieurs fois dans le cours d'un -souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois -sortes de vases, lorsqu'ils disent pour toute définition: «Le vase dans -lequel nous nous soulageons la vessie, s'appelle tantôt _matella_ et -tantôt _scaphium_.» Le nom de ce vase s'employait au figuré, avec un -sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues -modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand -il dit dans sa _Mostellaria_: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le -pot, je me servirai de toi (_tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi -matulam datis_).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré -le mot _matula_ dans le sens de _stupide_, parce que le pot de chambre -reçoit tout et se plaint à peine: _Numquam ego tam esse matulam credidi_ -(«Je n'ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire -littéralement avec l'esprit de notre langue). Pour ce qui est de -l'étymologie de _matula_, il faudrait sans doute la chercher dans -_mentula_. L'urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes -(_aqua immunda_, _humor obscenus_), était aussi matière à présages, -selon qu'elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par -saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce -_liquide obscène_, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l'heureux -accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot _urina_ prenait un -nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui -donner ce sens, lorsqu'il dit qu'à la vue des danses lascives de -l'Espagne, la volupté s'insinue par les yeux et les oreilles, et met en -ébullition l'urine que renferme la vessie: _Et mox auribus atque oculis -concepta urina movetur_. - -Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations, -où retentissait à chaque instant le claquement d'un doigt impatient, et -où l'on apportait parfois sur la table une statuette d'Hercule -_urinator_, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On -n'attachait pas moins d'importance aux présages des ructations, que nous -nommons des _rots_ dans la langue triviale où cette incongruité a été -reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme -nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives -applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et -déranger un repas. Nous serions en peine aujourd'hui de définir quels -étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le -_ructus_ ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n'imposait -nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d'un orage -de l'estomac, puisqu'on avait divinisé, sous le nom de _crepitus_, ces -vapeurs, ces vents intérieurs, qui s'échappaient avec éclat par la -bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne -rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les -plaintes du ventre et de l'estomac ne doivent pas être comprimées -(_stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere_). Les -anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils -jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des -augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne -pas s'enfuir à ce vers d'une comédie de Plaute: _Quid lubet? Pergin' -ructare in os mihi?_ «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la -bouche!» L'interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble -très-doux, ainsi et toujours.» (_Suavis ructus mihi est, sic et sine -modo._) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de -boisson, se renvoyaient de l'un à l'autre les rots, et un esclave se -trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque _ructator_ savait -à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s'il n'aurait -pas quelques contrariétés dans ses affaires d'amour: «Il y a là sans -cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si -l'amphitryon a bien roté (_si bene ructavit_), s'il a pissé droit (_si -rectum minxit_), si le bassin d'or a résonné en recevant son offrande.» - -On attachait bien d'autres présages, généralement propices, à l'émission -des _flatus_ qui se révélaient à l'ouïe ou à l'odorat; non-seulement on -était plein d'indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou -l'odeur trahissait d'ordinaire, mais encore on s'applaudissait -mutuellement de n'avoir pas mis d'obstacle aux volontés de la nature et -de ce dieu omnipotent qu'on appelait _Gaster_. Chaque fois qu'un -_crepitus_ se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le -midi ou l'auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient -mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n'était que -dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l'on devait imposer -silence à son derrière et tenir closes les outres de l'Éole indécent. -Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence -absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des -servantes, disait Caton, si quelqu'un d'entre eux a peté sous sa -tunique, il ne me fait aucun tort; s'il arrive qu'un esclave ou une -servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu'on ne fait pas -en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans -toutes les comessations sous la figure d'un enfant accroupi, qui se -presse les flancs et qui paraît être dans l'exercice de ses fonctions -divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble, -avaient grand besoin de l'invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément -d'Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités» -(_Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent_); mais, suivant un -commentateur, il s'agirait plutôt ici des murmures d'intestins, que -l'on nomme _borborygmes_ dans le langage technique. Saint Jérôme est -plus explicite, en disant qu'il ne parlera pas du pet, qui est un culte -chez les Égyptiens (_taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca -religio est_). Saint Césaire, dans ses _Dialogues_, ajoute même que ce -culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient: -_Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine -furore quodam inter deos retulerunt_. Enfin, Minutius Félix ne veut -certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent -moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps -(_crepitus per pudenda corporis emissos_). Tout Égyptien qu'il fût, le -dieu Pet s'était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une -place honorable sur l'autel des dieux lares. Ils lui avaient même -décerné les honneurs d'une chapelle, hors des murs, près de la source -d'Égérie; mais ils l'adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et -sous la forme d'un petit monstre malin, représenté dans la posture qui -convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le -son du pet (_peditum_, comme l'appelle Catulle) plutôt que dans son -odeur; car la clédonistique s'attachait de préférence aux bruits. Il -paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de -liberté, et qu'elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur -cru; car Apulée parle d'une figue dont les femmes s'abstenaient, parce -qu'elle cause des flatuosités (_quia pedita excitat_). Les femmes -évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur -ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du -plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par -aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait -un enfant mâle, l'odeur, une fille. Telle est probablement l'énigme de -cette qualification malhonnête qu'on applique aux filles dans le langage -populaire, où on les traite de _vesses_. Au reste, la vesse (_visium_) -n'était jamais prise en aussi bonne part que le pet (_crepitus_) chez -les Romains. «Le mot _divisio_ est honnête, dit Cicéron; mais il devient -obscène dès qu'on réplique: _intercapedo_.» Ces présages, dont la foi la -plus candide n'excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne -directe; car Aristophane nous montre dans ses _Chevaliers_ un personnage -que tire de sa rêverie l'incongruité d'un impudique, et qui remercie les -dieux d'un si heureux présage. - -Il y avait encore d'autres bruits humains, qui se prêtaient aux -capricieuses interprétations de la clédonistique: l'éternument, par -exemple, était compris de bien des manières, selon qu'il se présentait -retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer -le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c'étaient trois -significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C'était bien -plus significatif encore, si l'éternument arrivait tout à coup au -milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une -bienveillante protection à l'égard du sternutateur qui avait eu soin de -se tourner à droite pour éternuer. L'éternument, dans un repas, mettait -en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui -que le dieu avait visité; car, d'après une antique croyance qui reparaît -sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au -passage invisible d'un dieu tutélaire: on l'avait surnommé l'oiseau de -Jupiter conservateur; Socrate disait que c'était un démon, et il se -vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier. -L'éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et -elles le craignaient, d'ailleurs, au point de recourir, lorsqu'elles y -étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de -suite ou en nombre impair, c'était le meilleur des présages. «Les dieux -fassent que j'éternue sept fois, disait Opimius, avant d'entrer dans la -couche de ma déesse!» On expliquait toujours l'éternument par des causes -surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits -animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de -l'éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front -de Jupiter, avait d'abord voulu se faire jour à la faveur d'un -éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l'univers naissant. -La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques, -supposait que Vénus n'avait jamais éternué de peur de se faire des -rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l'on -regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le -plus de bruit possible. Ces éternuments n'étaient pas chose indifférente -en amour, et on leur attribuait une foule d'heureux pronostics. Lorsque -Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l'un de l'autre, se -jurant un éternel amour: «Ne servons qu'un dieu, s'écrie Acmé en délire, -s'il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que -le tien!» Et le poëte ajoute: «L'Amour, qui avait jusque-là éternué à -gauche, marque son approbation en éternuant à droite (_Amor, sinistram -ut ante, dextram sternuit approbationem_).» Properce ne peut mieux -rendre les bienfaits d'un pareil éternument, qu'en supposant que -l'Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le -berceau de cette belle: - - Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus, - Candidus argutum sternuit omen Amor. - -On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d'oreilles, des -tressaillements subits du corps (_sallisationes_) et des mouvements -incohérents d'un membre. Ces présages, du moins généralement, n'étaient -pas heureux; on les regardait comme les indices d'une infidélité ou de -tout autre délit qui outrageait l'amour. Pline n'était pas si crédule -que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements -d'oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La -jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les -oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en -péril. C'était aussi quelquefois un symptôme de l'amour qui se parlait -et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle: - - Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris - Nescio quem dicis nunc meminisse mei? - -On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique. -Il suffisait d'un tintement d'oreilles pour troubler le tête-à-tête des -amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à -la passion la plus vive. Le tintement d'oreilles invitait à la défiance -et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en -était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les -membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de -tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins -défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l'avait -éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane -grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de -l'économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu'ils affectaient la -partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout -ce qui s'opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien -étranges présages que signalait l'inspection des parties honteuses et -que l'on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces -présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les -laisser sous le voile du latin: _Mentula torta, bonum omen; infaustum, -si pendula_, etc. - -Outre les bruits du corps humain, on s'intéressait à tous les bruits -extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient -de diverses natures, en raison des personnes qui s'en préoccupaient. -Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels -attachaient le plus d'importance, c'était, ce devait être le craquement -du lit (_argutatio lecti_). Il y avait dans les murmures si variés de ce -meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait -là un langage mystérieux, plein de présages et d'oracles amoureux. -Catulle ne peint pas les transports d'une courtisane en délire -(_febriculosi scorti_), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et -qui se déplace (_tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque_). -Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à -un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une -menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait -un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus -tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements -du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se -taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l'avenir -et suspecter l'amour. La place qu'occupait le lit n'était pas non plus -indifférente. On le nommait _lectus adversus_, quand on le dressait -devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités -malfaisantes. On le nommait _lectus genialis_, quand on le consacrait au -Génie (_Genius_), père de la Volupté. Ce Génie, c'était lui qui donnait -une âme et une voix à l'ivoire, à l'ébène, au cèdre, à l'argent, qui -composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil -complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d'un mari, -en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t'ai -réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J'en prends -à témoin et le lit où s'est faite la réconciliation, et toi-même aux -oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents -entrecoupés de la dame.» (_Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti -sonus et dominæ vox..._) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en -mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures -employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive -et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable -augure, et les amants n'avaient rien à craindre, lorsque la flamme -jetait tout à coup une clarté plus vive en s'élevant plus haut. Ovide, -dans ses _Héroïdes_, dit que la lumière éternue (_sternuit et lumen_), -et que cet éternument promet tout le bonheur, qu'on peut souhaiter en -amour. - -Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui -devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu'elles ne -donnaient pas à l'amour, elles le passaient à interroger les sorts et -les augures; l'amour était, d'ailleurs, le but unique de leurs -inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne -leur fournissait pas des auspices naturels qu'elles pussent interpréter -dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de -prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets -par certains bruits qu'elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer -des feuilles d'arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient -le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents; -ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme -ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à -toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la -main gauche des pétales de roses, qu'elles avaient façonnées, de l'autre -main, en forme de bulle; d'autres fois, elles comptaient les feuilles -d'une tige de pavot ou les rayons de la corolle d'une marguerite; enfin, -elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de -Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de -l'amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le coeur -des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient -également sensibles aux présages qui s'adressaient à tout le monde. Une -mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un -faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la -promenade, s'empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le -jour et s'abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se -levant le matin, elle s'était choquée au bois de son châlit, elle se -recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les _amasii_ et -les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout -autre, à l'observation des présages qui s'offraient sur leur chemin, au -vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l'air, aux formes des nuages, -à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé; -mais, en outre, elles s'attachaient à certains présages qui n'avaient de -valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau, -une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se -trouvaient pas sans raison sur le passage d'une personne, qui ne rêvait -qu'amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès. -L'empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le -fronton d'un temple de Junon deux passereaux qui s'ébattaient: il eut la -patience de compter leurs cris et leurs coups d'ailes; puis, il ordonna -qu'on lui amenât cent filles sarmates qui n'eussent jamais connu -d'homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses -oeuvres. Lorsqu'un coupable zélateur de la débauche masculine entendait -crier une oie, il se sentait rempli d'ardeur et de force; si une femme -d'amour (_amasia_) voyait une tortue, en se promenant dans les champs, -elle faisait voeu de céder au premier homme qui lui demanderait d'adorer -Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un -chien, pour être assuré d'avance que tout réussirait au gré de vos -désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c'était -sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous -étiez proposée et qui n'eût tourné qu'à votre confusion. - -Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient -exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque -et bizarre, n'observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir, -que les matrones s'imposaient en l'honneur de plusieurs solennités -religieuses; mais elles ne s'épargnaient pas des privations du même -genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne -se fussent point avisées d'avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane -qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (_recutitus_), -se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui -voulait obtenir d'un garçon ou d'une fille la faveur de l'une ou l'autre -Vénus, n'avait qu'à formuler sa requête sous forme de voeu adressé à la -déesse, et il avait plus de chances d'être exaucé. «O ma souveraine, ô -Vénus! s'écrie un personnage du roman d'Athénée, tandis qu'il partageait -la couche d'un bel adolescent; si j'obtiens de cet enfant ce que j'en -désire, et cela sans qu'il le sente, demain je lui ferai présent d'une -paire de tourterelles.» L'adolescent fit semblant de ronfler, et le -lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n'était pas seulement -en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile -et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la -première fleur des vierges, et c'était là le commerce lucratif des -lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l'âge de -sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d'une -marchandise si fragile et si rare. L'acheteur demandait souvent des -preuves, qu'on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition -n'avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les -mariages du peuple pour authentiquer l'état d'une vierge. Voici comment -la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour -_intacta_, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l'être, on -lui mesurait le col avec un fil que l'on conservait précieusement -jusqu'au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si -le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil -l'entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la -virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne -pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l'attribuer; -mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus -incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le -fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C'est à -ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son -épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au -point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l'épouse avec le fil de -la veille.» - - Non illam nutrix orienti luce revisens, - Hesterno collum poterit circumdare collo. - -Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la -complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge -devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale, -bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux -fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi _Virginensis Dea_, les autres -témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges -de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés -des jeunes filles!» s'écrie Arnobe, avec une indignation que partage -saint Augustin dans la _Cité de Dieu_. Cette Fortune Virginale n'était -autre que Vénus, à qui l'on offrait aussi des noix, pour rappeler que, -durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s'accomplissait -au bruit des _nuces_, que les enfants répandaient à grand bruit sur le -seuil de la chambre des époux, afin d'étouffer les cris de la virginité -expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (_Concubine, -nuces da_), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius. -«Mari, n'épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques: -_Sparge, marite, nuces!_ Aux yeux des Romains, pour qui tout était -allégorie, la noix représentait l'énigme du mariage, la noix, dont il -faut briser la coquille avant de savoir ce qu'elle renferme. - - - - -CHAPITRE XXIV. - - SOMMAIRE. --Les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens ni de - panégyristes comme celles de la Grèce. --Pourquoi. --Les poëtes - commensaux et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est - dans les poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des - courtisanes romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur - vieillesse misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace - pour les galanteries matronales. --Cupiennus. --Serment de Salluste. - --Marsæus et la danseuse Origo. --Philosophie épicurienne d'Horace. - --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des matrones. --Comparaison - qu'il fait de cet amour avec celui des courtisanes. --Nééra, première - maîtresse d'Horace. --Serment de Nééra. --Son infidélité. --Bon - souvenir qu'Horace conserva de son premier amour. --Origo, Lycoris et - Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères. - --Liaison d'Horace avec une vieille matrone qu'il abandonna pour - Inachia. --Horribles épigrammes qu'il fit contre cette vieille - débauchée. --On ne sait rien d'Inachia. --La _bonne_ Cinara. - --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture - publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant - Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --Bathylle. --Lysiscus. - --Amour d'Horace pour la courtisane étrangère Lycé. --Ode à Lycé. - --Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle. --Pyrrha. - --Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode - d'adieu à cette courtisane. --Lalagé. --Partage que fait Horace de - cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus. --Barine. --Tyndaris et - sa mère. --Déclaration d'amour que fait Horace à Tyndaris. --La mère - de Tyndaris, amie de Gratidie, s'oppose à la liaison de sa fille avec - Horace. --Amende honorable d'Horace en faveur de Gratidie, pour - obtenir les faveurs de Tyndaris. --Tyndaris se laisse toucher et - réconcilie Horace avec Gratidie. --Lydie. --Cette courtisane trompe - Horace pour Télèphe. --Ode d'Horace à Lydie sur son infidélité. - --Myrtale. --Lydie quitte Télèphe pour Calaïs. --Réconciliation - d'Horace et de Lydie. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A - quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté - de cette esclave. --Ode à Xanthias. --Phyllis, affranchie par - Xanthias, prend Télèphe pour amant. --Horace succède à Télèphe. --Ode - à Phyllis. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses - faveurs à Horace. --Amour passionné d'Horace pour cette courtisane. - --Ode d'Horace à Télèphe devenu son ami. --Horace, à l'instigation de - Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes - maîtresses. --Publication que fait Horace de ses odes. --Glycère - congédie Horace. --Tentative d'Horace pour se rapprocher de Chloé et - faire oublier à cette courtisane Gygès son amant. --Dédains de Chloé - pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale. --Adieux - d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d'Horace. - --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus. - - -Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les -délices des voluptueux de Rome, n'ont pas eu d'historien ni de -panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l'ascendant -politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de -culte d'enthousiasme et d'admiration. Les Romains, nous l'avons déjà -dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que -les Grecs du siècle de Périclès et d'Aspasie; ce qu'ils demandaient aux -femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue, -ce n'était pas une conversation brillante, solide, profonde, -spirituelle, un écho des leçons de l'académie d'Athènes, une -réminiscence de l'âge d'or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils -n'appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient -seulement, au rang des auxiliaires de l'amour physique, la bonne chère, -les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils -n'accordaient, d'ailleurs, aucune influence hors du _triclinium_ et du -_cubile_ (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires -de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n'était -donc jamais publique, et tout ce qu'elle avait d'intime transpirait à -peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société, -tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui -auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des -courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais -ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si -chacun d'eux consentait à chanter la maîtresse qu'il avait prise, en la -réhabilitant, pour ainsi dire, par l'amour, aucun, du moins parmi les -auteurs qui se respectaient, aucun n'eût osé se faire le poëte des -courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de -faire le portrait de ces _précieuses_ et _fameuses_, eussent rougi de -s'intituler, à l'instar de certains artistes de la Grèce, _peintres de -courtisanes_. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l'histoire -et à l'usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés -sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on -peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n'émanaient -pas de plumes distinguées et qu'ils doivent avoir été détruits avec les -_molles libri_ et tous ces écrits obscènes que le paganisme n'essaya pas -de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique. - -Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps, -les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort -empressés de leur accorder en particulier les hommages qu'ils auraient -eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux -celle qui en était l'objet: ce n'était plus dès lors une femme perdue, -notée d'infamie par les lois et stigmatisée du nom de _meretrix_; -c'était une femme aimée et, comme telle, digne d'égards et de soins -délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait -parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l'amour qu'elle -avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule -réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi, -dit M. Walkenaer dans son _Histoire d'Horace_, que nous ne nous -lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources -originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles -destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient -pour cette profession, elles n'étaient pas moins susceptibles d'un -véritable amour.» C'est donc dans les recueils des poëtes classiques, -c'est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu'il -faut retrouver les éléments de l'histoire de ces coryphées de la -Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous -fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un -inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent -les honneurs de la vogue depuis l'élévation d'Auguste à l'empire -jusqu'au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.--100 ans après J.-C.) Ces -courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques, -appartenaient la plupart à la classe des _famosæ_ où leur esprit, leur -beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en -vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des -mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls, -des préteurs, des généraux d'armée s'asseoir à leur table et se disputer -des faveurs qu'ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été -entourées de clients, d'esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir -habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre, -l'or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel -abandon, à une telle misère, qu'on les retrouvait le soir, couvertes -d'un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du -Summoenium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur -main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des -courtisanes n'excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs, -et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur, -comme nous l'apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l'opprobre -de la Prostitution, une des maîtresses qu'il avait chantées au milieu -des splendeurs de la vie galante. - -Nous passerons d'abord en revue les amours d'Horace, pour connaître les -grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque -dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans -lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia -contre les adultères n'existait pas encore; mais la jurisprudence -romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait -pas moins des armes terribles dans les mains d'un mari trompé, ou d'un -père, ou d'un frère, outragés par la conduite dissolue d'une fille ou -d'une soeur. Horace savait qu'on n'était pas impunément amoureux d'une -matrone, et qu'un amant surpris en adultère courait risque d'être puni -sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de -couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît -son caractère d'homme et fût privé des attributs de la virilité, soit -enfin qu'il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la -satire 2e du livre I, à l'occasion de Cupiennius, qui était fort curieux -de l'amour des matrones (_mirator cunni Cupiennius albi_), énumère les -victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement -interrompu (_multo corrupta dolore voluptas_): «L'un s'est précipité du -haut d'un toit, l'autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant, -est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec -ses écus; tel autre a été souillé de l'urine de vils esclaves; bien -plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d'un de ces -paillards (_quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem -demeteret ferrum_).» Horace répète donc le serment que faisait souvent -Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (_matronam nullam ego -tango_);» mais il n'imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait -pour des affranchies; il n'imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa -son patrimoine et vendit jusqu'à sa maison pour entretenir une danseuse -nommée Origo: «Je n'ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait -Marsæus à Horace. --Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire -aux baladines, aux prostituées (_meretricibus_) qui ruinent la -réputation encore plus que la bourse.» - -Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les -courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et -sa santé. Il conservait l'usage de sa raison dans tous les déréglements -de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas -se livrer à la merci d'une femme, en fût-il passionnément épris. Dans -ses passions les plus vives, partisan qu'il était de la philosophie -épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il -évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un -ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les -moeurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la -nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il -la partageait d'ordinaire entre plusieurs amies qui étaient -successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à -examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la -dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille -possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s'en repentir, -disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de -pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à -gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez, -Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n'a pas d'ailleurs la -cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre -mieux chez une courtisane (_atque etiam melius persæpe togatæ est_). -Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n'est point fardée: tout ce -qu'elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu'elle a de beau, -elle ne s'en vante point, elle l'étale; elle avoue d'avance ce qu'elle -cache de défectueux. C'est l'usage des cochers qui achètent des chevaux, -de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le -visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n'est chez Catia, est -caché jusqu'à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu -qu'environnent tant de retranchements (et c'est là ce qui vous rend -fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière, -coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu'aux talons, et ce -manteau qui l'enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne -laissent point approcher du but.» - -Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses -habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane -qui se livre elle-même avant qu'on l'attaque: «Avec elle, dit-il, rien -n'est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue; -vous pouvez presque la mesurer de l'oeil dans ses parties les plus -secrètes; elle n'a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble? -Aimeriez-vous mieux qu'on vous tendît un piége et qu'on vous arrachât le -prix de la marchandise, avant de vous l'avoir montrée?» Puis, Horace -avoue qu'il n'a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses -veines (_tument tibi quum inguina_), et qu'il s'adresse alors à la -première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide: -«J'aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (_namque -parabilem amo Venerem facilemque_). Celle qui nous dit: «Tout à -l'heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit -sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il -prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point -attendre lorsqu'on lui ordonne de venir. Qu'elle soit belle, bien faite, -soignée, mais non pas jusqu'à vouloir paraître plus blanche ou plus -grande que la nature ne l'a faite. Celle-là, quand mon flanc droit -presse son flanc gauche, c'est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le -nom qu'il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l'amour (_dum -futuo_), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en -éclats, que le chien aboie, que la maison s'ébranle du haut en bas, que -la femme toute pâle saute hors du lit, qu'elle s'accuse d'être bien -malheureuse, qu'elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que -moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut -fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus, -à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m'en -rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le -plaisir plutôt que l'amour. - -Sa première maîtresse, celle du moins qu'il célébra la première dans ses -poésies, se nommait Nééra. Il l'aimait, ou plutôt il l'entretint pendant -plus d'une année, sous le consulat de Plancus, l'an de Rome 714. Il -avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s'était pas encore fait -un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher -les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n'avait pas la vogue -qu'elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça -dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut -le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l'agneau; tant qu'Orion, la -terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant -que le zéphyr caressera la longue chevelure d'Apollon, je te rendrai -amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua -ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait -cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec -elle, en se disant: «Oui, s'il y a quelque chose d'un homme dans Flaccus -(_si quid in Flacco viri est_), je chercherai un amour qui réponde au -mien!» Il se détacha donc de l'infidèle Néère, et il prédit à son -heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de -nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et -fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis -dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies -l'amitié de Mécène et les bienfaits d'Auguste, il se souvint de Néère, -et il l'envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu'il -donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le -retour de l'empereur après la guerre d'Espagne, apporte-nous des -parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des -Marses, s'il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la -chanteuse Néère, qu'elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de -myrrhe. Si son maudit portier tarde à t'ouvrir la porte, reviens sans -elle. L'âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère -redoutaient peu les querelles et les luttes; j'aurais été moins patient -dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé -Néère plus qu'il n'aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger -d'elle, en lui montrant ce qu'elle avait perdu par son infidélité. - -«A l'époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans -l'Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes -renommées parmi toutes celles de leur profession; c'étaient Origo, -Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous -en apprennent pas davantage à l'égard de ces trois _famosæ_, qu'ils se -contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports -particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit -à la pauvreté l'opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette -courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par -ses débauches et par l'affectation qu'elle mettait à relever indécemment -le bas de sa robe, lorsqu'elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette -Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les -courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus -Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à -coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait -de l'ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à -Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (_Valerio ac siculo -colono_); d'autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu'un seul -complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à -confirmer les idées d'Horace sur la préférence qu'il accordait à l'amour -des courtisanes. Il ne dérogea qu'une seule fois à ses principes, et il -se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une -famille illustre, et qui l'avait charmé par de faux airs de philosophe -et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne -à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps -aux exigences amoureuses qu'il ne se sentait pas le courage de -satisfaire. Il s'était d'ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée -Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale. -Celle-ci s'irrita de se voir négligée d'abord, bientôt délaissée, puis -détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d'Horace, en -chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à -laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l'odieuse libertine qui -le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu'il avait -faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt -par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans -la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les -dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux -anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d'une vache qui a la -diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux -mamelles d'une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses -grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes -désirs!... Mais qu'il te suffise d'être opulente; qu'on porte à tes -funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu'il n'y ait pas une -femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes... -Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins -de soie, crois-tu que c'est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes -nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours -(_fascinum_)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (_ut superbe -provoces ab inguine_); il faut que ta bouche me vienne en aide (_ore ad -laborandum est tibi_).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau -encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne -d'être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m'envoies-tu des -présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont -l'odorat n'est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc -immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j'ai le nez plus fin que -celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et -quels miasmes infects s'exhalent de tous ses membres flétris, -lorsqu'elle s'efforce d'assouvir une fureur insatiable que trahit son -amant épuisé (_pene soluto_), lorsque sa face est dégoûtante de craie -humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque, -dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines -de son lit!» Il n'en fallut pas moins, pour qu'Horace se délivrât des -jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (_mulier nigris -dignissima barris_). - -Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu'Horace -proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (_Inachiam ter -nocte potes!_ s'écriait avec envie l'indigne rivale d'Inachia); mais, -presque dans le même temps, Horace s'était lié avec une autre courtisane -qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait -gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la -_bonne_ Cinara. Ce n'était pas le moyen de la garder longtemps, et -bientôt Cinara se mit en quête d'un amant plus prodigue. Elle n'eut pas -de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l'oublier qu'en -se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut -la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès -d'elle pendant les douleurs de l'enfantement, lui conseilla de faire un -voeu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse -compatissante, Cinara fut délivrée. Ce voeu, fait à Junon, semble -motiver l'opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en -couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui -succédèrent à celui qu'il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne -Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d'Horace, à ses -plus douces illusions; Cinara l'avait aimé pour lui-même, sans intérêt -et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j'étais sous le règne de la -bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine. -Gratidie, qui remplaça Cinara, n'était pas faite pour la condamner à -l'oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les -années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé -de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins -changeante. Gratidie était parfumeuse et _saga_, ou magicienne: elle -vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs -d'Horace ont prétendu qu'elle avait essayé le pouvoir de ses -aphrodisiaques sur cet amant, qu'elle croyait par là s'attacher -davantage et d'une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire, -ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de -la magicienne n'avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le -poëte eut horreur des oeuvres ténébreuses dont son commerce avec une -_saga_ l'avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des -stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara -violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le -retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des -relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un -vieux débauché nommé Varus, s'autorisa de ce prétexte pour rompre avec -éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l'accusa d'ingratitude, et -le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était -capable; il n'attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par -un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses -vers, à l'opinion publique, les pratiques criminelles de l'art des -_sagæ_, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie. -Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au -sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de -s'expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint -d'Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de -rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et -injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art, -disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet -des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l'implacable Diane, -je t'en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j'ai -subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des -marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont -fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que -j'ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le coeur... Ma -lyre que tu taxes d'imposture, veux-tu qu'elle résonne pour toi? Eh -bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n'a rien -d'abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser, -neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est -généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond -par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife, -lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de -mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites -secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage -prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des _sagæ_, se -prêtait à d'incroyables débauches et ne restait pas étrangère à -certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des -sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de -Thrace, l'antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra -trop lente à ton gré! s'écriait l'infernale Canidie; tu traîneras une -vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances -toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d'un sombre désespoir, tu -voudras te précipiter du haut d'une tour ou t'enfoncer un poignard dans -le coeur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste. -Triomphante, je m'élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes -épaules.» - -Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des -potions érotiques et sous l'empire des invocations magiques: il ne -pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d'un -trait acéré contre elle, et il put se réjouir d'avoir fait du surnom -qu'il lui donnait le pseudonyme d'empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc -préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la -critique de l'ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises -odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion -une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n'en était -pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence -les nombreuses distractions qu'Horace allait chercher dans les domaines -de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation -romaine les continuelles infidélités qu'il faisait à son Bathylle, en se -couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n'était -pas plus moral que son siècle, et s'il aima prodigieusement les femmes, -il n'aima pas moins les garçons, qu'il leur préférait même souvent: «La -beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer, -faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses -pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait -toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des -scrupules et des considérations qui n'avaient aucune force dans les -moeurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il -reconnaît que l'amour s'acharne sans cesse après lui et l'enflamme pour -les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c'est Lysiscus que -j'aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux -qu'une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet -adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n'est un autre -amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue -chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse, -l'hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode, -depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d'Inachia. Ce fut à -cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu'il devint -éperdument amoureux de Lycé: c'était une courtisane étrangère, qui -exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut -l'adresse de résister d'abord aux pressantes sollicitations du poëte. - -Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les -personnages nommés dans les poésies d'Horace, ne nous font pas connaître -le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses -maîtresses; ils nous apprennent seulement qu'elle était d'origine -tyrrhénienne, c'est-à-dire qu'elle avait pris naissance dans l'Étrurie, -où la population entière, si l'on s'en rapporte au témoignage de -l'historien Théopompe, s'adonnait avec fureur à la débauche la plus -effrénée. Plaute fait entendre que les moeurs de ce pays n'avaient pas -beaucoup changé de son temps, lorsqu'il met ces paroles dans la bouche -d'un personnage de sa _Cistellaria_: «Vous ne serez point contrainte -d'amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant -indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa -patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses, -honteusement acquises, lui permettaient de s'entourer des dehors d'une -femme honnête, de simuler un mariage et d'augmenter par là le prix de -ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut -avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l'égard de -l'adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu'à venir la nuit -suspendre des couronnes à la porte de l'astucieuse courtisane, qui ferma -d'abord les yeux et les oreilles. Il s'enhardit par degrés et alla -heurter à cette porte inexorable, qui s'ouvrait pour d'autres que pour -lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible. -Ce fut par une ode qu'il se fit recommander à la sévérité feinte de la -belle Étrurienne, qui n'était pas en puissance de mari, mais qui avait -auprès d'elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les -Grecs nommaient _paraclausithyron_, était un chant qu'on exécutait en -musique devant la porte close d'une cruelle: «Quand tu vivrais sous les -lois d'un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte -amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu -devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents, -comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta -maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel -pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas -toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries -des saisons.» - -Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui -montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d'une concubine -thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire -de Tyrrhène, n'avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l'amour; quand -il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l'inutilité -de ses dons. Mais bientôt on n'eut plus rien à lui refuser, dès qu'il -accorda ce qu'on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux -qu'on pouvait le faire, et il resta quelque temps l'amant en titre de -Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à -un plus riche. Il ne se consola pas aisément d'avoir été quitté, et il -chercha en vain à renouer une liaison qu'il avait rompue à contre-coeur. -Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de -cette courtisane se ressentit de l'usage immodéré que la libertine en -avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes voeux! s'écria-t-il avec -une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé, -mes voeux s'accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître -jeune, et d'une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon, -qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui -sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il -s'éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux -blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses -ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans -l'histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces -décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que -les arts avaient cent fois reproduit, qu'en reste-t-il maintenant? Que -reste-t-il de celle en qui tout respirait l'amour et qui m'avait ravi à -moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils -te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que -l'ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en -cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d'un amant -délaissé, et l'on ne peut trop taxer d'hyperbole un portrait si -différent de celui qu'Horace avait peint avec enthousiasme peu d'années -auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez -les Romains, n'étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains -multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les -excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d'un -printemps qui touchait à l'hiver et qui emportait avec lui les plaisirs -de l'amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le -feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le -fard, il fallait recourir, pour l'apaiser, aux eunuques, aux _spadones_, -aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses -compensations du _fascinum_. - -Dans le temps même qu'Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne -se défendit pas des séductions d'une autre enchanteresse, et il donna -l'exemple de l'inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour -ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l'aimait pas, il n'en était pas -jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée -sur les roses, dans les bras d'un bel adolescent à la chevelure -parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne -soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux -enivrés d'amour et pétulants d'ardeur. Il se délecta à ce spectacle -voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l'heureux couple fût -en état de le voir et de l'entendre. Mais, le lendemain, il envoya une -ode d'adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et -ce qui l'avait guéri d'un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui -tu brilles comme une mer qu'ils n'ont pas affrontée! Quant à moi, le -tableau votif que j'attache aux parois du temple de l'Amour témoignera -que j'ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les -naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif -rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion -à cet usage, lorsqu'il remerciait le dieu des amants de l'avoir sauvé au -milieu d'une tourmente de jalousie et d'infidélité. Il est remarquable -que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre -compte, ne souffrait pas de la part d'une maîtresse la moindre perfidie, -et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit -attribuer à une vanité excessive plutôt qu'à une délicatesse de moeurs -cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La -seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un -partage, c'est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une -affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de -Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé -sortait à peine de l'enfance, et, ne sachant comment résister aux -poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui -céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l'amour à l'amitié, prit -lui-même les intérêts de son ami, en l'invitant à patienter quelque -temps, jusqu'à ce qu'il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille -pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l'automne va la -mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé -te cherchera d'elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte -les années qu'il te ravit dans sa fuite; bientôt, d'un oeil moins -timide, elle provoquera l'amour, plus chérie que ne furent jamais -Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et -rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait -dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il -parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les -échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut -presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et -aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait -Julia Varina, parce qu'elle était une des affranchies de la famille -Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une -amante fidèle, et il s'aperçut presque aussitôt que les serments dont -elle l'avait bercé n'étaient qu'un moyen de tirer de lui plus de -présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes -parjures eût été suivi d'un châtiment; si une seule de tes dents en fût -devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé; -mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de -nouveau ta foi, que tu n'en parais que plus belle, que tu te montres -avec encore plus d'orgueil à cette jeunesse qui t'adore! Oui, Barine, -tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la -mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid -de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le -cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il -n'est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour -t'assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te -reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s'éloigner du foyer -d'une maîtresse impie!» - -Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se -livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse -fidèle et il n'en trouvait pas, faute de la prêcher d'exemple; il se -retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Proeneste ou à -Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle -affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui -le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica, -son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune -femme, portant la toge et coiffée d'une perruque blonde: elle était -d'une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec -admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d'une -compagne plus âgée qu'elle, quoique non moins resplendissante -d'attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient -que par l'âge, prouvait suffisamment que l'une était la fille de -l'autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de -toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie -cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste -célébrité, il résolut de ne s'occuper que de la fille, nommée Tyndaris, -chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et -colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d'amour à Tyndaris: -«Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens -auprès de moi, et l'Abondance te versera de sa corne féconde tous les -trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l'abri des feux de -la canicule, tu chanteras sur la lyre d'Anacréon la fidèle Pénélope, la -trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous -l'ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de -Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n'auras plus à craindre, -qu'un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur -toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer -ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter -sa mère, qui lui raconta l'indigne conduite du poëte à l'égard de -Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s'exposer à de pareils -traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu'elle ne pouvait, sans -offenser sa mère, accepter les hommages de l'injurieux accusateur de -Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son -parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d'une mère si -belle, fille plus belle encore, je t'abandonne mes coupables ïambes; -ordonne, et qu'ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les -flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma -jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon -délire, à de sanglants ïambes. Aujourd'hui je veux faire succéder la -paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi -ton coeur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et -réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les -frais du raccommodement. - -C'est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions -les plus vives qu'il eût encore ressenties. Lydie était éprise d'un tout -jeune homme, qu'elle détournait des exercices gymnastiques et des -laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de -perdre ainsi l'avenir de ce jeune homme, qu'il parvint à remplacer, en -se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet -imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu'il pouvait l'être -jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s'était emparé -d'elle et qui la captivait par les sens. Horace n'était pas homme à -soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya, -par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste -rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la -plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce -copieux amant: «Ah! Lydie! s'écrie-t-il dans une ode charmante, qui -n'émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le -teint de rose, les bras d'ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon coeur -s'enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je -rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et -trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand -je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les -fureurs de l'ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle -imprime ses morsures! Non, si tu veux m'écouter, ne te fie pas au -barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a -répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu'unit -un lien indissoluble, que de tristes querelles n'arrachent pas l'un à -l'autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna -les prières et les conseils d'Horace: elle ne congédia point l'amant qui -la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à -l'importun conseiller. - -Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu'il aimât -avec plus de frénésie l'infidèle qui le chassait, il voulut, par le -nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n'en était -que plus vivace dans son coeur; il fit parade de ses nouvelles -maîtresses: «Lorsqu'un plus digne amour m'appelait, dit-il dans une ode, -j'étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l'affranchie Myrtale, -plus emportée que les flots de l'Adriatique quand ils creusent avec rage -les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d'avoir perdu -Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe -avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils -d'Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de -rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils -tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le poëte a chanté sa -réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j'ai su te plaire -et que nul amant préféré n'entourait de ses bras ton cou d'ivoire, je -vivais plus heureux que le grand roi. --Tant que tu n'as pas brûlé pour -une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus -fière, plus glorieuse que la mère de Romulus. --Chloé règne aujourd'hui -sur moi; j'aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle, -je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie. ---Je partage les feux de Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium; pour lui, -je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie. ---Quoi! s'il revenait, le premier amour? s'il ramenait sous le joug nos -coeurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s'ouvrît -encore à Lydie? --Bien qu'il soit beau comme le jour, et toi plus léger -que la feuille, plus irritable que les flots, c'est avec toi que -j'aimerais vivre, avec toi que j'aimerais mourir!» - -Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à -Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en -s'affligeant de n'avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore -enfant, lorsqu'elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt -pour s'attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes, -à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l'ancienne amante de -Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu'il eut révélation -des beautés cachées de Phyllis et qu'il se sentit jaloux de les -posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune -Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas -qu'on avertît de sa présence l'hôte aimable qu'il venait voir et qu'on -lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des -bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l'idée de le surprendre -et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur -un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul -avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le -seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les -épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias -s'aperçut qu'il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu'il eut la -conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa -brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et -qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait -chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui -représentait comme déshonorant le commerce intime d'un homme libre avec -une esclave. Xanthias ne se consolait pas d'avoir dévoilé son secret -malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d'Horace, qui -cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu'il -eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l'éloge le moins -équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous -l'impression d'une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D'après -le conseil d'Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave, -pour n'avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait -envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus -délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d'Achille, à -Tecmesse aimée d'Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon -fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d'aimer ton esclave, ô -Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n'a pas de nobles -parents qui seraient l'orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure -une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu -as aimée n'est pas d'un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle -n'a pu naître d'une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses -bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon coeur n'y est pour rien. -Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s'est hâté de clore le -huitième lustre.» Horace à quarante ans n'était pas moins curieux qu'à -vingt, et ce qu'il avait vu de Phyllis le tourmentait d'une secrète -impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu'il -prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise, -semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut -gré d'avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la -délivra de Xanthias qu'elle n'aimait pas, et une fois maîtresse -d'elle-même, elle s'amouracha de Télèphe, qu'Horace avait eu déjà pour -rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place -à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour -l'inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides -d'avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n'est -pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s'est emparée de -lui et le retient dans un doux esclavage, à l'exemple de Phaéton -foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d'un mortel, -rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop -ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d'élever trop -haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours, -car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que -me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.» -Phyllis était devenue courtisane, et son talent d'aulétride la faisait -distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins; -quoique Horace l'appelât ses dernières amours (_meorum finis amorum_), -il lui donna encore plus d'une rivale préférée. - -Glycère fut celle qu'il aima davantage; il savait par Tibulle, qui -l'avait aimée avant lui, ce qu'elle valait comme amante; il n'eut pas de -répit qu'il ne remplaçât auprès d'elle Tibulle ou plutôt le jeune -adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius, -au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle. -Faut-il soupirer d'éternelles élégies, parce qu'un plus jeune t'a -éclipsé aux yeux de l'infidèle?» Horace était assez riche et assez -aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui -cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte -d'Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle -avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce -billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses -_ancillæ_ et de ses _ornatrices_, pour recevoir son nouvel amant: «O -Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre; -viens dans la brillante demeure de Glycère qui t'appelle avec des flots -d'encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures -dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n'a -plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d'une -courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les -sens d'Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant -d'emportement, que sa santé en fut altérée, et qu'il augmenta par ces -excès l'irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises -spasmodiques qui l'épuisaient encore plus que ses transports amoureux, -et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s'abandonnait aux -sombres rêveries d'une espèce de maladie noire, que la jalousie avait -produite et qu'elle menaçait d'aggraver tous les jours. Mais cette -jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu'il se -faisait violence pour la cacher et qu'il s'étourdissait au milieu des -festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival -Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de -Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je -hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies -éveille l'insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil -époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme -l'étoile du soir, attirent l'amoureuse Rhodé, et moi je languis, je -brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de -Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa -chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de -rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane -adroite, évitait pourtant d'évoquer ces fâcheuses pensées, et -quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait -croire qu'il n'avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors -sa verve de poëte s'échauffait, et il redevenait jeune en chantant -Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur -mère cruelle m'ordonnent de rendre mon coeur aux amours que je croyais -finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j'aime son teint éblouissant et -pur comme un marbre de Paros; j'aime ses charmants caprices et la -vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s'attache à moi -tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le -cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n'a plus que des -chants d'amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la -verveine, l'encens et une coupe de vin: le sang d'une victime désarmera -la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice, -et ils n'ont eu garde de se mettre d'accord sur la déesse à qui Horace -voulait l'offrir. C'était Vénus, selon les uns; c'était Glycère -divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi -difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait -d'immoler (_mactata hostia_)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs -et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à -Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien -d'Horace a cité un passage de Tacite, d'après lequel on ne saurait -contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des -autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu'on -immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le -sacrifice dont il est question dans l'ode d'Horace à Glycère, pourrait -bien être d'une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les -maléfices et qui voulait surtout se garantir du noeud d'impuissance, -brûlait de l'encens et de la verveine sur l'autel de ses dieux lares, -versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa -maîtresse en victime qu'il immolait à Vénus. - -Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec -plusieurs maîtresses qu'il avait eues et qui comptaient rester ses -amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l'instigation de -Glycère, qu'il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni -même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu'il avait -chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas -reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse: -«Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés -tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil, -elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins -en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues -nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d'une rue -solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants. -Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les -cavales, s'allumeront dans ton coeur ulcéré, tu gémiras de voir cette -joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et -qui dédie à l'Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu -le courage d'insulter Lydie et de la représenter _meretrix_ de -carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n'eut pas le -moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la -vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des _fameuses_ à -la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes -débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort, -cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces -blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô -Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des -cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour -pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille, -ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent, -et non la rose aux couleurs purpurines: d'un tonneau de vin, on ne boit -pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres -d'odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n'effaçaient -pas les chants d'amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il -était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes, -il les mêla de telle sorte, qu'on ne pouvait plus retrouver la suite -chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers -qu'il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas -encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce -recueil: elle s'irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi -qu'il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses -torts imaginaires. - -Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui -prouver qu'il pouvait se passer d'elle: il se tourna vers une ancienne -maîtresse, qu'il n'avait pas du moins injuriée, et il n'épargna rien -pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle -esclave de Thrace, qu'il avait possédée le premier et qui n'avait pas su -le retenir sous le prestige d'une naïve tendresse d'enfant. La blonde -Chloé avait acquis de l'expérience, en devenant une courtisane en vogue; -elle se trouvait, à cette époque, dans tout l'éclat de ses grâces, de -ses talents et de sa réputation: elle avait autour d'elle une brillante -cour d'adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la -promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de -ses rivales, et elle n'était entretenue néanmoins que par un jeune -marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l'aimait sans doute parce qu'il -n'avait pas d'égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à -cause de l'immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble -comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane, -appelée Astérie: il l'aima aussitôt et il ne songea plus qu'à se séparer -de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un -voyage en Bithynie, où, disait-il, l'appelaient ses affaires de -commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès -qu'il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la -dénoncèrent à l'inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait -des lettres du voyageur; Chloé n'en recevait aucune; elle ignorait même -en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à -Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d'elle, -furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de -Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres -suppliantes et passionnées. - -Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l'absence de -Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna -pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme -contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour -Astérie, dont il se fit l'ami et le protecteur. Il lui adressa une ode, -dans laquelle il l'encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et -à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie, -prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu'il ne faut? -Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus -d'adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir, -ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux -dans la rue, et quand il t'appellerait cent fois cruelle, reste -inflexible!» Il lui apprenait que l'émissaire de Chloé avait tenté -vainement d'émouvoir le coeur de Gygès, ce coeur qui appartenait -désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais -le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette -courtisane avait laissé dans son propre coeur un amer découragement; il -crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui -avait été si souvent favorable: «J'ai joui naguère de mes triomphes sur -les jeunes filles, et j'ai servi non sans gloire sous les drapeaux de -l'Amour. Aujourd'hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre, -qui n'est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la -déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les -leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui -règnes dans l'île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l'on ne connut -jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement -de ton fouet divin l'arrogante Chloé!» - -Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu'il -pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être -il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins; -il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il -emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction. -Il mit d'abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des -poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des -courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l'oreille de la -sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine -et fuit l'approche du coursier, Lydé me fuit et l'amour l'effarouche -encore.» Mais elle ne tarda pas à s'apprivoiser, et elle venait souvent -chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles -amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu'il adresse -à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour -consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du -cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons -tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi, -sur ta lyre d'ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos -derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux -brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes. -Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode -à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les -couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le -repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir -promptement l'ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et -toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu'elle y a recueilli au -passage (_quis devium scortum eliciet domo Lyden_)? Dis-lui de se hâter. -Qu'elle vienne avec sa lyre d'ivoire, les cheveux négligemment noués à -la manière des femmes de Sparte!» - -C'en est fait, la carrière amoureuse d'Horace se ferme des mains de -Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n'aime plus -les femmes; il sait qu'il n'a plus rien de ce qu'il faut pour leur -plaire, il ne s'exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus; -mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me -déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j'étais sous le -règne de l'aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n'essaie plus, -mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si -doux, un coeur devenu rebelle! Va où t'appellent les voeux passionnés de -la jeunesse; transporte, sur l'aile de tes cygnes éblouissants, les -plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un -coeur fait pour l'amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le -crédule espoir d'un tendre retour! adieu les combats du vin et les -fleurs nouvelles dont j'aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi, -Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi -au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de -l'embarras? La nuit, dans mes songes, c'est toi que je tiens embrassé; -toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les -eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse -passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le -poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et -s'abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine. - - - - -CHAPITRE XXV. - - SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Le - _patient_ Aurélius et le cinæde Furius. --Épigramme contre ses - détracteurs. --Ses maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille - du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de - Lesbie. --Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie. --Ce - que c'était que le moineau de Lesbie. --Mort de ce moineau chantée par - Catulle. --Désespoir de Lesbie. --Passion violente de Catulle pour - Lesbie. --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --La - maîtresse de Mamurra. --Mariage concubinaire de Lesbie. --Catulle - revoit Lesbie en présence de son mari. --Subterfuges employés par - Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari. --La courtisane - Quintia au théâtre. --Vers de Catulle contre Quintia. --Catulle n'a - pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie. --La courtisane - grecque Ipsithilla. --Billet galant qu'adressa Catulle à cette - courtisane. --Épigramme de Catulle aux habitués d'une maison de - débauche où s'était réfugiée une de ses maîtresses. --Il ne faut pas - reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ce mauvais lieu. --Colère de - Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. --Vieillesse prématurée - de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son amant. --Properce. - --Cynthie ou Hostilia, fille d'Hostilius. --Son amour pour Properce. - --Statilius Taurus, riche préteur d'Illyrie, entreteneur de Cynthie. - --Résignation de Properce à l'endroit des amours de sa maîtresse avec - Statilius Taurus. --Les oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à - sa maîtresse. --La _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les - attraits de sa maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec - Cynthie. --Les galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. - --Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de - Baïes. --Les amours de Gallus. --Properce se jette dans la débauche - pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation de Properce avec Cynthie. - --Changement de rôles. --Acanthis l'entremetteuse. --Jalousie de - Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge qu'employa Cynthie pour s'assurer de - la fidélité de son amant. --Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa. - --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. --L'empoisonneuse - Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort de Properce. --Ses - cendres réunies à celles de Cynthie. - - -Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l'amour ou -plutôt de la volupté, venait de mourir, à l'âge de trente-six ans, -victime de l'abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais, -selon les autres, n'ayant succombé qu'à la faiblesse de sa nature -délicate et maladive, malgré les précautions d'une vie calme et chaste. -Cette vie-là, dans tous les cas, n'avait pas toujours été telle, puisque -les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites -la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la -licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de -Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des -libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans -ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais -devant le mot obscène, qu'il fait sonner avec effronterie dans une -phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères -de la débauche la plus hardie, mais il a l'excuse d'être naïf dans ce -qu'il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en -Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce -qui devait servir à composer l'impure mosaïque de la Prostitution -romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le -_patient_ Aurélius et le cinæde Furius (_pathice_), qui, d'après ses -vers voluptueux (_molliculi_), ne le supposaient pas trop pudique, il -n'hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être -chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de -sel et d'agrément, tout voluptueux et peu décents qu'ils sont, quand ils -peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore -de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle -était trop instruit des secrets de Vénus, pour n'avoir pas acquis ce -savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé. - -Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n'est pas venue -jusqu'à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses -maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60 -ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d'esprit, de talents -et de grâces, si éclatante qu'elle ait été dans la période de leurs -amours, n'a pas duré assez longtemps pour qu'on en trouve un reflet dans -les oeuvres d'Horace. Il n'y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par -Catulle, ait survécu au moineau qu'elle avait tant pleuré; et encore, -suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d'un sénateur, Métellus -Céler, s'appelait Clodia, et n'appartenait pas à la classe des -courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers -adressés à Lesbie ou à son moineau, d'admettre un détail qui aurait pu -la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle; -il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à -des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il -embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les -compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers, -pour que j'en eusse assez et trop? Autant qu'il y a de grains de sable -amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de -Jupiter Ammon jusqu'au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu'il y a -d'étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours -furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée -ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu'il a comparée à Sapho en -traduisant pour elle l'ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus -connue par son moineau que par ses moeurs galantes. Ce moineau, délices -de Lesbie, qui jouait avec elle, qu'elle cachait dans son sein, qu'elle -agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures, -lorsqu'elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l'ennui -de l'attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n'était pas un -oiseau, si l'on s'en rapporte à la tradition conservée par les -scoliastes; c'était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l'aimait à -l'égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes -beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau -qui faisait ses délices et qu'elle aimait plus que la prunelle de ses -yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges -de l'interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l'ode de -Sapho, que le poëte n'a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne -soutiendrons pas contre eux que Catulle n'a entendu pleurer qu'un -moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma -maîtresse sont enflés et rouges d'avoir pleuré.» - -Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu'il ne prévoyait pas -la fin de cette passion qu'elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie! -s'écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée -que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d'un tel amour, et -congédia son amant. Celui-ci n'essaya pas de regagner un coeur, dont il -était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu'il regardait -comme inévitable; il résolut seulement d'oublier Lesbie, et de ne plus -aimer à l'avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il -tristement; déjà Catulle s'est endurci le coeur; il ne te poursuivra -plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand -tes nuits se passeront sans qu'on t'adresse de prières. Maintenant quel -sort t'est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui -aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres -mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c'est la destinée, endurcis-toi!» -Catulle s'aperçut bientôt qu'il avait trop compté sur sa force d'âme, et -qu'il ne se consolerait pas de l'inconstance de Lesbie; il l'aimait -absente; il l'aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux! -murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet -la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les -angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d'une vie qui a été -pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur -dans la moelle de mes os, a chassé de mon coeur toutes mes joies!» -Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et -celle qui le lui avait inspiré; il s'indigna un jour de voir comparer à -Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n'avait ni le nez petit, ni le pied -bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni -la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et -grossier!» répétait-il en soupirant. - -Lesbie s'était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons -concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages -par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu'on appelait son mari -(_maritus_) et qui n'était peut-être qu'un maître jaloux. Elle ne -laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari, -qu'elle n'osait tromper, bien qu'elle en eût belle envie. Pour mieux -feindre l'oubli du passé et pour tranquilliser l'esprit de l'époux -qu'elle regrettait secrètement d'avoir préféré à l'amant, elle adressait -tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C'est une grande -joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une -épigramme contre le mari. Ane, tu n'y entends rien! Si elle se taisait -et qu'elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde -et m'invective, c'est non-seulement qu'elle se souvient, mais encore, ce -qui est bien plus sérieux, qu'elle est irritée; c'est qu'elle brûle -encore et ne s'en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies -de Catulle, qu'il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la -passion qu'elle conservait pour lui. Si c'était une illusion, il ne fit -rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en -puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au -théâtre, un murmure d'admiration accompagna l'arrivée d'une courtisane, -nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie, -comme pour l'éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet, -se fixèrent sur la nouvelle venue, et l'on ne regarda plus Lesbie, -excepté Catulle, qui n'avait des yeux que pour elle. Indigné de -l'injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses -tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu'il fit circuler parmi les -spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand -nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J'avouerai -volontiers qu'elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu'elle -soit belle; car, dans ce grand corps, il n'y a nulle grâce, nul attrait. -Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds, -qu'elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.» - - Lesbia formosa est: quæ quum pulcherrima tota est, - Tum omnibus una omnes surripuit veneres. - -On peut dire que Catulle n'a pas donné de rivale dans ses poésies, à -cette Lesbie, qu'il ne cessa d'aimer, lorsqu'il eut cessé de la -posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d'une -autre maîtresse. On ne trouve qu'un seul nom, celui d'Ipsithilla, qui -brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore -après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger -par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre -langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas -moins que la traduction discrète d'un professeur de l'Université: «Au -nom de l'amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, -accorde-moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour; et, si -tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à -tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et -prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux -(_paresque nobis novem continuas futationes_). Mais, si tu dis oui, -dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule -dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui -nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où -il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre -épigramme qu'il adresse aux habitués d'un mauvais lieu, il se plaint -amèrement de la perte d'une maîtresse qu'il ne nomme pas, qu'il avait -aimée comme on n'aimera jamais, et pour laquelle il s'était battu bien -des fois. Cette femme l'avait quitté pour se réfugier dans une maison de -débauche, la neuvième qu'on rencontrait en sortant du temple de Castor -et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de -ce lupanar (_omnes pusilli, et semitarii moechi_), qui s'entendaient -pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d'entrer -dans la maison, où ils étaient au nombre d'une centaine: «Pensez-vous -être seuls des hommes? leur criait-il en colère (_solis putatis esse -mentulas vobis?_). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les -filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?» -Il les défie, il les menace d'écrire la violence qu'on lui fait, sur les -murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu'on y obtient -toujours à prix d'argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents -adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix -de son amante qui se livre aux _contubernales_, il se morfond toute la -nuit à la porte. - -Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l'héroïne de ces -débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le -mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la -vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l'avait pas laissée tomber -à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu'il -l'estimait moins, il était forcé d'avouer en gémissant qu'il l'aimait -davantage: _Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle -minus_. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des -courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le -voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui -à l'avance le prix des faveurs qu'elle lui avait ensuite refusées: -«L'honneur veut, Aufilena, qu'on tienne sa parole, comme la pudeur -voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c'est pis -encore que le fait d'une courtisane avare qui se prostitue à tout -venant.» Ailleurs, il s'indigne contre une honteuse prostituée qui lui -avait dérobé ses tablettes; il l'appelle _catin pourrie_ (_putida -moecha_); il l'accable d'injures, sans obtenir la restitution des -tablettes. Elle ne s'émeut pas, et ne fait qu'en rire; il finit par rire -lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il, -rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces -physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la -décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l'avait conduit, en si peu -d'années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie. -Ce n'était plus qu'un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances -de son ardente jeunesse; c'était encore de l'amour qu'il épanchait en -vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait -jusqu'à l'outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il -l'admirait, il l'exaltait, il l'invoquait à l'instar d'une divinité: -«Nulle femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi, -ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n'a été plus religieusement -gardée que nos serments d'amour le furent par moi! Mais vois où tu m'as -conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car -je ne pourrai jamais t'estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse -des femmes, ni cesser de t'aimer, quand tu serais la plus débauchée!» -Les sens faisaient silence chez Catulle; le coeur parlait seul, et cette -voix suprême retentit dans l'âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien -amant n'avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin -était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui, -les bras ouverts; Catulle s'y précipita, en oubliant tout le reste. -Lesbie l'avait revu mourant; Catulle s'était ranimé pour écrire d'une -main tremblante ces admirables vers: - - Restituis cupido, atque insperanti ipsa refers te - Nobis. O lucem candidiore notâ! - Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid - Optandum vita, dicere quis poterit! - -«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t'espérais sans -cesse! O jour qu'il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est -plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu'il y a dans -la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n'avait que -des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son oeil éteint -s'était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses -sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse -chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans -des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me -promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera -toujours? Grands dieux! faites qu'elle puisse promettre et tenir, et que -ce soit sincèrement, et du coeur, qu'elle me le dise! Ainsi, nous -pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d'une -amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient -se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement -presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d'avoir -retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu'on puisse -faire de cette Lesbie, c'est de rappeler l'amour si tendre et si -constant qu'elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte -toujours dans les vers qu'il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs -de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution -romaine. - -Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être -aussi, suivant l'expression bizarre d'un rhéteur, «un des triumvirs de -l'amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle -de Mévanie, l'an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les -poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant -Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses -flatteurs prétendirent même qu'elle descendait de Tullus Hostilius, -troisième roi de Rome; mais, quoi qu'il en fût, elle pouvait se vanter, -avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père -Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre -d'Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents -avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps, -n'était pourtant qu'une courtisane. Elle aimait véritablement Properce, -mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de -rivaux qu'elle en pouvait satisfaire. Elle n'avait garde de lui -permettre d'en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la -fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un -riche préteur d'Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses -frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d'argent pour elle que -pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie -n'enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités -de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu -redoutable que lui faisait le préteur d'Illyrie dans les bonnes grâces -d'Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque -fois qu'il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n'en -souffrait pas d'autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux -qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi, -en revenant un soir, à l'improviste, de Mévanie, impatient de se -retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte, -il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec -inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect; -aucun n'ose l'arrêter, et tous voudraient l'empêcher d'avancer. On est -en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des -aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par -les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s'enfuir; il demande -d'une voix impérieuse quel est l'hôte magnifique qui reçoit chez -Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce -un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se -laissera, plutôt que d'ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles; -mais Properce n'a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au -triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la -salle, où l'odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s'y -passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit -d'ivoire, de pourpre et d'argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia -et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l'un à l'autre. -A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se -retire d'un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore -pour ses oreilles, pourquoi ne m'avertissais-tu pas tout de suite que le -préteur était arrivé d'Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit, -qu'il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses, -seule infidélité qu'il se permît à l'égard de son infidèle. Le lendemain -il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu -d'Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand -désespoir! Que n'a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens? -Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t'eusse présentées!... -Aujourd'hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit, -excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne -quitte pas un moment cette moisson qui t'est offerte, et dépouille de -toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses -dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile -vers d'autres Illyries.» Ces conseils, de la part d'un amant, ne -témoignaient pas de son extrême délicatesse. - -Cynthie n'était pas seulement belle; son amant l'appelle _docte_, et -parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses -talents; on sait aussi qu'elle était poëte, et son goût pour la poésie -devait être le principal lien qui l'attachait à Properce. Celui-ci, en -effet, ne pouvait la payer qu'en vers. Dans ses élégies, il esquisse -souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend -qu'elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main -admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment -de ma flamme! O Bassus! elle a bien d'autres perfections, pour -lesquelles je donnerais jusqu'à ma vie: c'est sa rougeur ingénue; c'est -l'éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous -sa robe discrète (_gaudia sub tacitâ ducere veste libet_).» Il trouvait -sa Cynthie assez parfaite pour qu'elle se passât de toilette et même de -voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la -nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler -tant d'ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l'Oronte -que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis -de cette robe déliée, tissue dans l'île de Cos? Pourquoi te vendre à ce -luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée, -étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes -briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir -à de tels artifices. L'Amour est nu: il n'aime point le prestige des -ajustements.» L'axiome de Properce était toujours celui d'un amant -tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais -Cynthie s'obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le -gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous -initiant aux mystères d'une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette -habitude de pudeur ou de pruderie, qu'il aurait pu expliquer par la -découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il -nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein, -quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à -s'ébattre dans les ténèbres? Si tu l'ignores, les yeux sont nos guides -en amour. C'est nue, et lorsqu'elle sortait de la couche de Ménélas, -qu'Hélène, à Sparte, alluma au coeur de Pâris le feu qui le consuma; -c'est nu, qu'Endymion captiva la soeur d'Apollon; c'est nue aussi que la -déesse dormit avec lui (_nudæ concubuisse deæ_). Si donc tu persistes à -coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces -une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le -lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante -t'empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais -honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte -de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter -de ce qu'on lui offrait: «Qu'elle veuille bien m'accorder quelques nuits -semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une -seule année; qu'elle m'en donne beaucoup d'autres, et dans ces nuits-là -je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!» - -Cet amour n'était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait -journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur -d'Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la -maison. Elle n'accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu'il -réclamait à titre d'amant déclaré; elle le tenait souvent à l'écart, -elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours -mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes -honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le coeur du poëte; elle -mettait sur le compte des fêtes d'Isis, de Junon ou de quelque déesse, -la continence qu'elle s'imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont -encore revenues ces tristes solennités d'Isis! écrivait un jour -Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille -d'Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux -matrones de l'Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides -de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale -à l'amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu'Isis fût seule coupable -des scrupules et des refus de Cynthie, qu'il essayait en vain -d'attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n'entre avec plaisir -dans son lit solitaire; il est quelque chose que l'amour vous force à y -souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents; -une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le -laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement -elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu'elle prétendait -donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire, -à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d'ailleurs ce -qui faisait l'opulence de sa maîtresse, et, comme il n'avait pas les -trésors d'Attale pour payer ce luxe dont il savait l'origine impure, il -en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe -vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque -toute la Grèce soupirait à sa porte! s'écrie-t-il, en avouant que sa -Cynthie n'était qu'une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus -nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui -égaya si longtemps les loisirs du peuple d'Érichtée! Cette Phryné, qui -aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter -plus d'admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de -plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des -baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs, -signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des -parents qu'elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste, -Properce était si jaloux d'elle, qu'il la soupçonnait parfois de cacher -un amant dans sa robe (_et miser in tunicâ suspicor esse virum_). - -Ce n'était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d'elle -cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins -généreux; c'était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour -pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs -voyaient affluer alors l'élite de la richesse, de la corruption et du -plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme -déchues, si elles n'eussent étalé leur luxe insolent au milieu des -orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles -intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes, -comme il l'eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque -souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se -nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l'avenir. Te -rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle -est la place qui me reste en ton coeur? Peut-être, en ce moment, un -rival ennemi veut-il que j'efface ton nom de mes vers.» Properce, qui -n'avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes, -s'indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de -tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des -femmes: «Ah! périssent à jamais, s'écriait-il, périssent Baïes et ses -eaux, qui engendrent tous les crimes de l'amour!» Au reste, il ne -pouvait guère se faire illusion sur l'objet du voyage de Baïes; il -n'ignorait pas, d'ailleurs, que Cynthie n'avait pas d'autre revenu que -celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l'avoir vue à -l'oeuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un -moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c'est toujours la -bourse des amateurs qu'elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de -l'amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s'avilissent par ce trafic! -Ma maîtresse m'envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle -me commande d'aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que -personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à -cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son -vilain préteur, avait interdit sa couche à l'amant de coeur, pendant -sept nuits consécutives. - -Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait -qu'elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu'il lui donna -longtemps et vainement l'exemple de la constance. Il déclare, en -plusieurs endroits de ses élégies, qu'il était resté fidèle à cette -charmante infidèle, et l'on voit qu'il lui pardonnait tout, dès qu'elle -lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre -régnait à sa place; il se faisait si peu d'illusion à cet égard, qu'il -lui disait, tout en l'embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule -nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux -cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à -un raccommodement et à un redoublement d'amour. Dans une de ces -querelles d'amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier -Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les -courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire, -depuis le jour où son ami Gallus, dans l'intention de le distraire et de -faire trêve à ses chagrins de coeur, l'avait rendu témoin, pendant une -nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit -dont il m'est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par -ce spectacle: ô nuit que j'évoquerai souvent dans mes voeux ardents, -nuit voluptueuse où je t'ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune -maîtresse, mourir d'amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au -sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il -ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il -était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des -plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les -sentiers battus par le vulgaire et à s'abreuver à longs traits aux -sources impures de la prostitution publique (_ipsa petita lacu nunc mihi -dulcis aqua est_); il adopta une maxime bien contraire à celle de -l'amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!» -Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que -toutes les filles que l'Oronte et l'Euphrate semblent avoir envoyées -pour moi à Rome, que ces sirènes s'emparent de moi!» Et pourtant il ne -se consolait pas d'avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter, -en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour, -murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il -apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle: -il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu'il -crut l'avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O -lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes -offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui -fut changée en génisse (Io): dix nuits d'abstinence pour cette déesse et -dix d'amour pour moi!» - -A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les -amants; la jalousie se calma dans le coeur de Properce, pour s'allumer -dans celui de Cynthie. Il venait d'être délivré enfin de l'odieuse -malveillance qui s'acharnait à troubler ses amours: Acanthis, -l'entremetteuse, qui avait tant d'empire sur Cynthie, qui lui procurait -des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses -messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et -l'ennemie implacable d'un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible -mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n'était -plus là, l'infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier -veille pour ceux qui apportent; si l'on frappe les mains vides, qu'il -dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse -pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d'or, ni les rudes -caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares, -qui, l'écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde -l'or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu'on te -chante? Sois sourde à ces vers que n'accompagne pas un présent d'étoffes -splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de -l'or.» Properce assista aux derniers moments d'Acanthis et à ses -honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses -rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si -bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu'une vieille -amphore au col tronqué soit l'urne cinéraire de cette abominable -sorcière, s'écria Properce, et qu'un figuier sauvage l'étreigne dans ses -racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de -pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!» -Cynthie, qui n'écoutait plus la voix empoisonnée d'Acanthis, donna libre -cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle -le fit épier, elle l'épia elle-même; elle l'accusa de torts qu'il -n'avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu'elle -avait eu d'amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle -l'accablait de reproches et d'injures; elle le mordait, le battait, -l'égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se -punir de n'être plus assez belle ni assez aimée. - -Cette jalousie vague s'était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna, -dont Properce avait été l'amant, avant de devenir le sien. Cynthie se -porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce -fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui -n'avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu'il avait eu dans sa -jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu'il se souvenait à -peine de l'avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces -nuits d'amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton -amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de -tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna, -qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s'est -donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix -si nécessaire aux travaux de l'esprit, évitait de rien faire, que -Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il -avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l'air indifférent, -et sa maîtresse n'en était que plus empressée à découvrir les causes de -cette indifférence. Un jour, elle prétexta un voeu qu'elle avait fait, -d'offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce -temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs -de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre -profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges -apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu'elles lui -présentaient, les yeux couverts d'un bandeau; quand elles étaient pures, -le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec -d'effroyables sifflements. Cynthie n'avait rien à porter à ce dragon: -elle ne pouvait avoir affaire qu'à la déesse. Son voyage n'était, -d'ailleurs, qu'une manière de s'absenter, en laissant le champ libre à -son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la -longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par -des molosses aux riches colliers. «Après tant d'outrages faits à ma -couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant -aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir -deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais -charmante dès qu'elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont -l'ivresse ne se contentait pas d'un seul amant. La première demeurait -sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les -bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des -Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été -préparé pour les recevoir d'une manière digne d'elles. Properce se -promettait d'adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des -voluptés qui lui étaient inconnues (_et venere ignotâ furta novare -mea_). - -Le festin était servi sur l'herbe, au fond du jardin; rien n'y manquait, -ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les -roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n'y avait qu'un -lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se -plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis -jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de -buis. Mais cette musique ne faisait qu'accroître la distraction du -poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et -Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on -renversa la table pour jouer aux dés. Properce n'amenait que des nombres -funestes, tels que celui qu'on nommait _les chiens_; la chance ne -daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c'est-à-dire le numéro un. -Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique, -Properce était aveugle et sourd (_cantabant surdo, nudabant pectora -cæco_). Tout à coup, la porte d'entrée a crié sur ses gonds, et des pas -légers retentissent dans le vestibule. C'est Cynthie qui accourt, pâle, -les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d'éclairs: -c'est la colère d'une femme, et l'on dirait une ville prise d'assaut -(_spectaculum captâ nec minus urbe fuit_). D'une main forcenée, elle -jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu -et demande de l'eau; Cynthie les poursuit l'une et l'autre, déchire -leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui -échappent à grand' peine et se réfugient dans la première taverne -qu'elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on -accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante -en fureur, qui s'acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord -jusqu'au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent -coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les -genoux de Cynthie, il la conjure de s'apaiser, il réclame son pardon; -elle le lui accorde, à condition qu'il ne se promènera plus, richement -paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu'il ne tournera -plus ses regards vers les derniers gradins de l'amphithéâtre, où siégent -les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave -infidèle, les pieds chargés d'une double chaîne. Properce consent à -tout, pour expier son impuissante tentative d'infidélité; il baise les -mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite, -elle brûle des parfums, et lave avec de l'eau pure tout ce que le -contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d'une souillure à ses -yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de -chemise, et d'exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre. -Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se -couche avec son amant: c'est là que la paix s'achève entre eux (_et toto -solvimus arma toro_). - -Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane, -nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique, -versa le poison, qu'un de ses amants avait fait apprêter par une -magicienne, pour se venger d'un affront qu'il avait reçu de cette fière -maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les -funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas -de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la -cendre fumante de la victime d'un si noir attentat: on avait l'air de -vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome, -Cynthie avait été inhumée au bord de l'Anio, sur la route de Tibur, dans -l'endroit même qu'elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta -foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les -auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui -lui demandait vengeance; mais il n'osa pas se faire l'accusateur de -l'empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui -avait été l'instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya -la poussière avec sa robe brochée d'or; en revanche, les amies de -Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre, -furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel -pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille -Pétalé fut attachée à la chaîne de l'infâme billot; la belle Lalagé, -suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le -nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les -fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une -épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les -dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la -vieille nourrice et l'esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des -avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne -brûla pas les vers qu'il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l'ombre -mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d'autres -maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os -confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l'ombre -plaintive s'évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la -saisir et l'enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas -longtemps à celle qu'il ne cessait de pleurer: il mourut à l'âge de -quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu'il lui avait -élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie, -qui partage l'immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu'une -courtisane fameuse. - - - - -CHAPITRE XXVI. - - SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou - Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les - amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle. - --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et - enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa - porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme. - --Némésis. --L'amant de cette courtisane. --Amour de Tibulle pour - Némésis. --Prix des faveurs de cette prostituée. --Cerinthe empêche - Tibulle de se ruiner pour Némésis. --Tibulle amoureux de Néère. - --Refus de Néère d'épouser Tibulle. --Néère prend un amant. - --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour à Sulpicie, fille de - Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle. --Infidélités de - Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane - grecque. --Dédains de Glycère. --Ode consolatrice d'Horace à Tibulle. - --Mort de Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Citheris. - --Cornelius Gallus. --Citheris. --Lycoris. --Gallus à la guerre des - Parthes. --Son poëme à Lycoris. --Retour de Gallus. --Infidélités de - Lycoris. --Gentia et Chloé. --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, - ambassadeur de Théodoric. --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le - vrai nom de cette courtisane. --Le mari de Corinne. --On n'a jamais su - positivement ce que c'était que cette courtisane. --Manéges amoureux - que conseille Ovide à Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et - brutalité d'Ovide. --Son désespoir d'avoir frappé Corinne. - --L'entremetteuse Dipsas. --Insinuations de cette horrible vieille. - --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne. - --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne. - --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat. - --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur - d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte. - --Plaintes et insistances d'Ovide pour obtenir le pardon de sa - conduite. --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. - --Ovide se retire dans le pays des Falisques. --Son retour à Rome. - --Corinne devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à - Corinne. --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux - et d'après les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète - supposée avec la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du - Pont-Euxin. --Son exil attribué à sa passion adultère supposée. - --Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la - Prostitution. --Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour - Corinne. - - -L'amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d'un -contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses. -Tibulle, ami de Virgile, d'Horace et d'Ovide, fut comme eux un grand -poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant -l'ère chrétienne, le même jour qu'Ovide. Son goût pour la poésie se -révéla de bonne heure, et, dès l'âge de dix-sept ans, il reconnut qu'il -n'était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son -tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C'est là que -je suis bon chef et bon soldat!» s'écrie-t-il dans une de ses élégies. -En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à -épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il -ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps -à l'abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si -monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il -partageait les orgies, il s'attristait tous les jours de son infériorité -matérielle et il s'aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il -résolut de retrouver par le coeur les jouissances que sa nature délabrée -n'était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé -entre cent maîtresses toute l'activité de ses passions vagabondes; il -les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être -qu'une courtisane, car, à Rome, la loi et les moeurs s'opposaient à tout -amour illégitime, qui s'adressait à une femme de condition libre, et qui -n'aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier, -et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu'il eût -été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il -voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations -amoureuses. - -Il arrêta d'abord son choix sur une courtisane, qu'il nomme Délie dans -le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre -nom. Suivant l'opinion la plus probable, c'était une affranchie, nommée -Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la -coquetterie. Tibulle n'était point assez riche pour être accepté ou -même toléré par cet avare mari, qui n'avait de jalousie qu'à l'égard -d'une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des -honteuses servitudes qu'on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle -auprès de celle-ci qu'il aimait et qu'il ne payait pas. Ce fut elle, qui -amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et -silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui -présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l'amant à la porte et -qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous -n'étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la -femme et pour l'honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu'avant -d'avoir touché le coeur de Délie, il n'était déjà plus homme: «Plus -d'une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais, -quand j'allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et -trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que -j'étais sous le pouvoir d'un maléfice, et publiait, hélas! ma triste -impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n'avait pas changé, en -devenant l'amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de -lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère -de Délie, «qu'elle lui apprenne la chasteté (_sit modo casta doce_), -bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe -traînante ne cache pas ses pieds.» C'était donc de la part du poëte un -amour plus idéal que matériel, et le coeur en faisait presque tous les -frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à -l'insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique, -attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent -muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux -était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid -engourdissant d'une nuit d'hiver, disait-il après avoir maudit la porte -inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes -épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous -et que le tacite signal de son doigt m'appelle à ses côtés.» - -Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies, -les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le -poëte avait bien de la peine à s'accoutumer au métier que faisait sa -maîtresse. Il sentait bien pourtant qu'il ne pouvait pas lui donner le -prix de ses caresses et qu'il devait fermer les yeux ou rompre avec -elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l'amour, s'écriait-il -avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes -os!» Il n'avait pas d'or, pour satisfaire la vénalité de l'infâme époux -de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans -l'espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être -fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J'ai -tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c'est un autre qui possède ton -amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes -incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu'elle -savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne -s'ouvre point, disait-il avec amertume, c'est la main pleine d'or, qu'il -faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu'à dénoncer ses -propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de -l'aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué. -Délie, que l'habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire -des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu'elle ne lui -avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et -imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité -de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus -circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent, -raconta-t-il au mari narquois, en feignant d'admirer ses perles et son -anneau, j'ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un -vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre, -une eau furtive m'assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et -souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!» -Tibulle, tourmenté par la jalousie, s'avisait de donner des conseils à -ce mari trompé et heureux de l'être: «Prends garde, lui disait-il, -qu'elle n'accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens; -qu'une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein -découvert; que ses signes d'intelligence ne t'échappent, et qu'avec son -doigt mouillé elle ne trace sur la table d'amoureux caractères!» Tibulle -oubliait que c'était de lui-même que Délie avait appris l'art de tromper -son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui -effaçaient l'empreinte livide que fait la dent d'un amant dans les -combats de Vénus (_livor quem facit impresso mutua dente Venus_). - -Tibulle avait trop offensé Délie pour qu'elle pût lui pardonner ses -outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait -son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d'autres amours -plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l'impossibilité d'une -réconciliation, il ne s'obstina pas à la poursuivre en vain; il aima -ailleurs. C'était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible -que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta -d'arriver à ce coeur avare, par les séductions de la vanité: il fit -fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu'il -adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un -riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des -esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne -faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé; -mais elle n'avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient -rien: «Hélas! s'écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le -vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m'enrichisse, -puisque Vénus aime l'opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe, -et s'avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis! -qu'elle porte ces tissus transparents où la main d'une femme de Cos -entrelaça des fils d'or! qu'elle attache à ses pas ces noirs esclaves -que l'Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de -la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l'envi leurs plus -belles couleurs, l'Afrique lui donne l'écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce -n'était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir -pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à -exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette -Némésis, qui sans doute les lui fit payer d'une manière ou d'autre, mais -qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une -seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste -héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa -nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l'empêcha de faire cette folie, et -il essaya de ne payer qu'en monnaie de poëte: il fut congédié -dédaigneusement. «C'est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis -Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne. -C'est l'infâme Phryné qui m'écarte sans pitié; elle porte et rapporte -en secret, dans son sein, de furtifs messages d'amour. Souvent, lorsque, -du seuil où je l'implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse, -elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit -qui me fut promise, elle m'annonce que ma belle est souffrante et tout -épouvantée d'un présage menaçant. Alors je meurs d'inquiétude; alors mon -imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de -combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te -voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre -que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d'être -aimées et chantées par un poëte comme lui. - -Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui -n'était probablement pas celle d'Horace. Tibulle, dans le troisième -livre de ses Élégies, qu'il lui a consacré, la représente comme une -innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus -aimable des pères. C'était, ce ne pouvait être qu'une fille -d'affranchis, et cependant Tibulle offrit de l'épouser, ou, du moins, de -la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n'eussent -point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la -vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour -lui, il se sentait près de sa fin: c'était une lampe épuisée d'huile, -qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l'appelle sans -cesse, refusa d'unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse -refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle -était l'objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses -soupirs; elle n'exigeait pas d'autres présents que le recueil des -Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d'une reliure -dorée. Mais elle était dans l'âge de l'amour; elle se donna donc un -amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux: -«Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!» -Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu'il se résigna enfin à -n'être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il -voulait qu'on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir -de s'être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses -anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l'amour et des -courtisanes, l'entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs -joyeuses réunions; ils l'invitèrent à chanter les louanges de Bacchus, -qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu'il me serait doux, -murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la -longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des -jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l'a donné à qui n'en est -pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m'est chère encore!» -Bacchus, qui s'emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme -de Néère: «Allons, esclave, allons! s'écriait Tibulle en tendant sa -coupe à l'échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a -longtemps que j'aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie -et ceindre mon front de couronnes de fleurs!» - -Tibulle savait bien qu'il ne devait plus attendre d'une maîtresse ce -doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le -bonheur: «La jeunesse et l'amour, disait-il naguère en regrettant d'être -encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l'amour, ce -sont les véritables enchanteurs!» Il n'avait plus recours à la magie et -à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé -sa maladie d'épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère -qu'il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il -fit une déclaration d'amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa -le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret -chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s'attache à tous ses -pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses -vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa -beauté. Elle nous enflamme, quand elle s'avance enveloppée d'un manteau -de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue -d'une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant; -elle lui accorda plus qu'il ne demandait, et elle recueillit les -dernières lueurs de ce coeur qui s'éteignait: «Nulle autre femme, lui -disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C'est la -première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me -plaire, et après toi, il n'est plus dans Rome une femme qui soit belle à -mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui -enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à -l'heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était -infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui -fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d'immortalité -dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d'une bonne fortune qu'il -n'avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu'un de ses mérites -personnels, et il se mit en devoir d'aimer sérieusement Glycère, qui -n'aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie, -s'avisa d'aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa -pas un seul vers pour Glycère, qui n'eut pas la patience d'attendre une -velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté -affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au -point que ses amis comprirent qu'il avait reçu le coup de la mort. -Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d'oublier la -cruelle Glycère (_ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ_) et -Tibulle apprit presqu'aussitôt, qu'Horace lui avait succédé dans les -bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s'en releva pas; il -succomba enfin, à l'âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa soeur lui -avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit -apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d'habits de -deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales -suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur -le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d'avoir été la -plus aimée. - -Cette époque du règne d'Auguste fut le triomphe des poëtes et des -courtisanes, qui s'entendaient si bien entre eux, qu'ils semblaient -inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte -amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la -vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane -grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait -aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n'osons -reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier, -ami de Tibulle, d'Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux -très-recherché dans la société des courtisanes, s'était attaché à -Citheris, qu'il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours -dans un poëme en quatre chants, dont nous n'avons plus que quelques -fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s'écriait-il -indigné, lorsqu'elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte -de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui -envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais -visage que nul duvet n'ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se -répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de -la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit -infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on -ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de -Rome, et la guerre l'avait entraîné avec les aigles romaines chez des -peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir -de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s'écriait-il, ne sera pas séduite par un -frais visage de jeune homme ni par des présents; l'autorité d'un père et -les ordres rigoureux d'une mère la solliciteront en vain de m'oublier: -son coeur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition -amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire -remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de -sa maîtresse: «Que m'importe à moi la guerre! disait-il en gémissant: -qu'ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des -richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec -d'autres armes: c'est l'amour qui sonne le clairon et qui donne le -signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du -soleil jusqu'à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en -m'arrachant mes armes! mais, si mes voeux s'accomplissent et si les -choses tournent à mon honneur, que la femme qui m'est chère soit le prix -de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de -baisers, tant que je me sens la force d'aimer et que je n'en ai pas -honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent -enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit -arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras -de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu'au milieu du jour!» - -Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures -et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle -qu'il l'avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l'espérait, -un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez -embarrassée de se représenter, dans ce travail d'aiguille, les yeux en -larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait -même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s'aperçut qu'il ne vivait -plus au temps de l'âge d'or, où, comme il l'avait dit lui-même, «la -femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses -faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu'il avait faits pour Lycoris, et -qui étaient, d'ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il -répondit à l'infidélité par l'infidélité, et il trouva de quoi se -consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le -regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d'amour, plusieurs -jeunes filles que leur beauté n'avait pas encore rendues fameuses. Ce -furent d'abord deux soeurs, Gentia et Chloé, qu'il possédait à la fois: -«Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d'accord, -ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche -ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase -davantage son amant, l'une par ses yeux, l'autre par ses cheveux?» Les -cheveux de Gentia étaient blonds comme de l'or; les yeux de Chloé -lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant, -nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune -fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui -brillent comme de l'or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui -s'élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes -yeux étoilés sous l'arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces -joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres, -tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces -une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du -coeur! N'aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d'amour, -cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge -découverte exhale une odeur de myrrhe: il n'y a que délices en toute ta -personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et -par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à -moitié mort, et tu m'abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas -de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu'il avait si amoureusement -chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus -de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse -d'un poëte, Maximianus, qui mérita d'être confondu avec Cornelius -Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus -aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu'il -ait été, ne fut qu'un vieillard impuissant, qui se plaignait d'être le -jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains -de sa jeunesse, pour se réchauffer le coeur, et pour être moins ridicule -à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j'ai trop aimée, -disait le poëte en se lamentant, celle à qui j'avais livré mon coeur et -ma fortune! Après tant d'années que nous avons passées ensemble, elle -repousse mes caresses! Elle s'en étonne, hélas! Déjà, elle recherche -d'autres jeunes gens et d'autres amours; elle m'appelle vieillard faible -et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se -dire que c'est elle-même qui a fait de moi un vieillard!» - -Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable -Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l'amour les premières -inspirations de sa muse: on peut dire qu'Ovide, le chantre, le -législateur de l'art d'aimer, avait appris son métier dans le commerce -des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des -nez était le caractère distinctif et l'attribut érotique des mâles de -cette famille. Le nom de _Naso_ leur resta de père en fils, avec ce -terrible nez qui avait fait la célébrité d'un de leurs aïeux. Sous ce -rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n'avait pas -dégénéré. C'était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre -selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l'origine de -son surnom poétique, mes jours s'écoulaient dans la paresse; le lit et -l'oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une -jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune -beauté n'était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions -gratuites, la fille d'Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de -Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu'il a chantée -sous le nom de Corinne. Corinne, c'est Ovide lui-même qui nous -l'apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (_lenone marito_); ce mari, -ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête -avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n'était pas plus riche que -les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme, -mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne -était donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis; -seulement, sa réputation de poëte l'avait mis au-dessus des autres, et -par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses, -le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu'il donna de -nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les voeux d'aucune -d'elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu'elle -n'avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier, -toutefois, pour expliquer cette singularité, qu'Ovide avait composé cinq -livres d'élégies, et qu'il en brûla deux en corrigeant les pièces qu'il -laissait subsister. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais su positivement -quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé -du temps d'Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation -et que plus d'une courtisane, profitant de la discrétion de l'amant de -Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait -passer publiquement pour l'héroïne des chants du poëte. Suivant une -opinion qui n'est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la -personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu'Ovide avait -aimées à la fois ou successivement. - -Si l'on s'en tient au récit d'Ovide, l'amour l'avait merveilleusement -disposé à recevoir l'impression qui lui alla au coeur, quand il -rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma -couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon -lit? pourquoi cette nuit, qui m'a paru si longue, l'ai-je passée sans -goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en -tous sens, sous l'aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il -l'aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces -comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les -danses favorisaient les intelligences des coeurs et les faiblesses des -sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l'accompagner, et -la jalousie s'éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante -lui eût donné le droit d'être jaloux d'elle. Il lui écrivit donc pour -lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu'elle aurait à -tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges -amoureux, qu'elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari -sera couché sur le lit de table, tu iras d'un air modeste te placer à -côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie -de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu'il applique ses -lèvres à l'endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas, -lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa -poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main -dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de -lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne -pourrais plus dissimuler que je t'aime. Ces baisers sont à moi! -m'écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je -puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (_quæ bene -pallia celant_), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N'approche -pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle -pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui -se crée autant de tourments que de prévisions, s'attriste, s'indigne des -libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence -et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m'épargner -tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait -complice de ce que j'appréhende pour l'avoir vingt fois expérimenté -moi-même avec mes maîtresses.» - - Sæpe mihi dominiæque meæ properata voluptas - Veste sub injectâ dulce peregit opus. - Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris, - Conscia de gremio pallia deme tuo. - -Ovide espère profiter, dans l'intérêt de son amour, et de l'ivresse et -du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience -de l'inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari -emmènera sa femme et sera maître de disposer d'elle sans contrainte et -sans témoin! «Ne te donne au moins qu'à regret, tu le peux, s'écrie-t-il -douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient -muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne -crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le -trouver chez lui, à l'heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la -chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la -chevelure flottante sur son cou d'albâtre. Telle la belle Sémiramis -marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre -par ses nombreux amants. J'arrachai un vêtement, qui pourtant ne me -cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa -tunique; mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut -pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue. -Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas -dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras -ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser! -Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels -larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m'arrêter sur chaque -détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge, et je la tenais nue -serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes -tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!» - -Il possède sa maîtresse, mais il n'est pas encore heureux: il est -jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye -pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l'a frappée! -«La fureur m'a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se -détestant, elle pleure maintenant, celle que j'ai blessée dans mon -délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J'ai eu l'affreux -courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même, -et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l'ai vue -pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau -dérobe aux montagnes de Paros; j'ai vu ses traits inanimés et ses -membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent, -que le faible roseau qui s'incline sous la douce haleine du zéphyr, que -l'onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps -retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l'eau à la fonte des -neiges!» C'est que Corinne avait souvent auprès d'elle une vieille -entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d'artifices -pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour -vendre à des amants plus riches les moments qu'elle lui volait: -«Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce -n'est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des -vers lui-même, couvert d'un splendide manteau d'or, pince les cordes -harmonieuses d'une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l'or soit à -tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c'est chose assez -ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de -cette hideuse vieille, et il eut peine à s'empêcher de s'en prendre à -ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues -sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que -les dieux te refusent un asile, t'envoient une vieillesse malheureuse, -des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de -toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la -détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la -naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa -fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu'il avait laissée pensive; un -amant ne peut donner que ce qu'il possède. Célébrer dans mes vers les -belles que j'en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j'aurai -choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer -les étoffes, l'or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée -que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n'était -pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans -les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d'Ovide. - -Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui -l'accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir -consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il -avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses -lettres, et Cypassis, qui l'introduisait en cachette. Cette dernière -était jolie et bien faite; un jour, Ovide s'en aperçut, tandis qu'il -attendait sa maîtresse, et il abrégea l'attente en se permettant tout ce -que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua -quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de -Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la -contenance d'Ovide: «Tu la soupçonnes d'avoir souillé avec moi le lit de -sa maîtresse! s'écria-t-il en s'efforçant de reprendre son assurance. -Que les dieux, si l'envie d'être coupable me vient jamais, que les dieux -me préservent de l'être avec une femme d'une condition méprisable! Quel -est l'homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses -bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n'eut pas de peine à -persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui -demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas -davantage de son côté, et plus d'une fois son amant jugea qu'elle en -savait plus qu'il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se -donnent qu'au lit (_illa nisi in lecto nusquam potuere doceri_), se -disait-il tout bas en savourant un baiser qu'il trouvait étranger à ses -habitudes: je ne sais quel maître a reçu l'inestimable prix de ces -leçons-là!» - -Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de -santé et d'humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause -de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs -chambrières qui n'étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec -qui le coeur n'était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que -Corinne s'était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours -en péril; Ovide s'indigna de l'odieux attentat qu'elle avait exercé sur -elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le -tendre fruit qu'ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait -de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne -soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes -amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et -de tendresse pour son poëte; elle n'était jamais assez souvent ni assez -longtemps avec lui; l'eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la -tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n'aboyaient plus: on -envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui -laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d'être -ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours -me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon coeur ce -qu'est un mets trop fade. Si une tour d'airain n'eût jamais renfermé -Danaé, Jupiter ne l'aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée -de ce langage capricieux et brutal; elle n'eut pas la force d'y -répondre; elle pleura en silence: «Qu'ai-je besoin, lui dit Ovide avec -plus de dureté encore, qu'ai-je besoin d'un mari complaisant, d'un mari -lénon?» Corinne comprit qu'on ne l'aimait plus. - -En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement -d'Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les -baisers qu'elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de -cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui, -j'acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec -la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux -exigences de Corinne, j'ai pu, il m'en souvient, livrer neuf assauts -dans l'espace d'une courte nuit (_me memini numeros sustinuisse -novem_).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était -capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s'écria Corinne -rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir -malgré toi t'étendre sur ma couche? Il faut qu'une magicienne d'Éa t'ait -ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d'une -autre (_aut alio lassus amore venis_)!» A ces mots, elle s'élança hors -du lit en rattachant sa tunique, et s'enfuit pieds nus; pour cacher à -ses femmes l'affront qu'elle avait subi de son amant, elle n'en fit pas -moins ses ablutions (_dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ_), et elle se -retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se -sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans -oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu'il fut sorti, Corinne -ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut -fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à -l'invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers, -on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la -maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le -matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des -guerres d'Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il -n'en fallut pas davantage pour qu'Ovide, piqué de se voir éconduit pour -faire place à un nouveau venu, s'obstinât davantage à heurter à la porte -qu'on lui fermait. L'eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d'appeler -le chien qui gardait le logis. Ovide s'en prit aux soldats enrichis qui -ont de l'or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des -poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats; -il comparait alors le véritable âge d'or, où l'amour ne se vendait pas, -à cet âge de fer où l'on achetait tout, même l'amour, avec de l'or: -«Aujourd'hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l'orgueil -farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner -beaucoup. Son gardien me défend d'approcher; elle craint pour moi la -colère de son mari: mais, si je veux donner de l'or, époux et eunuque me -livreront toute la maison. Ah! s'il est un dieu vengeur des amants -dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!» - -Ovide n'était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au -contraire, ne faisait que l'accroître. Il passait les nuits, couché sur -le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes, -des soupirs et des prières. Il fut plus d'une fois consolé par la belle -Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n'était -pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir -devant cette porte inflexible. Un matin, avant l'aube, elle s'ouvrit -doucement, et un homme sortit. «Quoi! s'écria l'amant déconvenu, quoi! -j'ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j'ai pu, -comme un esclave, me faire le gardien d'une porte qui m'était fermée! Je -l'ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d'un pas traînant, -comme celui d'un artisan usé par le service; mais j'ai encore moins -souffert de le voir, que d'en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre -d'un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait -oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses -vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour! - -Il quitta Rome pour chercher l'oubli dans l'absence; il se retira dans -le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les -échos de son coeur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait -à travers tous les bruits, de l'air et de la nature champêtre. Il revint -à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de -Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils -l'entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une -courtisane éhontée, et qu'elle descendait tous les jours la pente du -vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants; -elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle -donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les -yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son -cou portait l'empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été -meurtris; on racontait d'elle une foule de traits d'impudicité, -d'avarice et d'effronterie. Ovide refusait d'ajouter foi à ce qu'il -entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse -était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas, -censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce -que je te demande, c'est de chercher du moins à me tromper sur la -vérité. Elle n'est pas coupable celle qui peut nier la faute qu'on lui -impute; c'est l'aveu qu'elle en fait, qui seul peut la rendre infâme. -Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire -ouvertement ce que l'on fait en secret! Avant de se livrer au premier -venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et, -toi, tu divulgues partout l'opprobre dont tu te couvres, et dénonces -toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même -comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus -bas de la Prostitution. - -Ovide n'effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu'il lui -avait dédiés; sous ce nom il l'avait aimée, sous ce nom il l'avait -chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s'écria-t-il en -mettant la dernière main à ses livres d'élégies. En effet, s'il eut -encore des maîtresses, il n'en chanta aucune, parce qu'aucune ne lui -inspira de l'amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l'intimité -des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu'elles lui -avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d'après leurs -inspirations, son poëme de l'_Art d'aimer_, ce code de l'amour et de la -volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place -à ses réminiscences amoureuses, mais il n'avoua pas une seule de ses -maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit -supposer qu'il avait une liaison secrète, avec la fille de l'empereur, -et qu'il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son -exil à cette passion adultère, qu'Auguste n'osait pas punir autrement; -selon d'autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris -Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu'il en fût, -Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares, -mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages, -même les élégies de ses _Amours_: il venait d'apprendre, par des -lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d'une toge -déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du -Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu'elle se fît -magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l'âme, en -collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de -Corinne. - - - - -CHAPITRE XXVII. - - SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des - libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense - qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son - critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies. - --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial. - --Moeurs déréglées de ce poëte. --Abominable épigramme que Martial eut - l'impudeur d'adresser à sa femme Clodia Marcella. --Quels étaient les - lecteurs habituels des oeuvres de Martial. --Le libraire Secundus. - --Portraits de courtisanes. --Lesbie. --Libertinage éhonté de cette - prostituée. --Les louves errantes Chioné et Hélide. --Vieillesse - ignoble de Lesbie. --Épigramme que fit Martial contre Lesbie. --Chloé. - --Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane. --La _pleureuse des - sept maris_. --Thaïs. --Injures qu'adressa Martial à cette courtisane - qui l'avait dédaigné. --Hideux portrait qu'il en publia pour se venger - de ses mépris. --Philenis et son concubinaire Diodore. --Horrible - dépravation de Philenis. --Épitaphe que fit Martial pour cette infâme - prostituée. --Galla. --Injustice de Martial à l'égard de cette - courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre elle. --D'où lui venait la - haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles amoureuses. --Effrayant - cynisme de Phyllis. --Épigrammes contradictoires de Martial contre - cette courtisane. --Lydie. --Comment Martial se conduisit envers - Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca. --Aversion et - dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. --Fabulla. --Lila. - --Vetustilla. --Gallia. --Saufeia. --Marulla. --Thelesilla. --Pontia. - --Lecanie. --Ligella. --Lyris. --Fescennia. --Senia. --Galla. --Eglé. - --Les fausses courtisanes grecques. --Celia. --Épigramme de Martial - contre cette prétendue fille de la Grèce. --Lycoris. --Glycère. - --Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une - gracieuse invitation à l'amour que lui avait envoyée Polla. --Honteuse - profession de foi qu'il eut le triste courage d'adresser à sa femme - Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Par quels moyens Clodia - Marcella décida Martial à abandonner Rome. --Épigramme expiatoire de - Martial. --Sa fin champêtre. --Honorable sortie de Martial contre - Lupus. --Pétrone. --Son _Satyricon_, tableau des moeurs impures de - Rome impériale. --Ascylte et Giton. --La prêtresse du dieu Ænothée et - sa compagne Proselenos. --L'entremetteuse Philomène. --Eumolpe. --Les - Épigrammes de Pétrone. --Sestoria. --Martia. --Délie. --Aréthuse. - --Bassilissa. --Suicide de Pétrone. - - -Après Ovide, il faut aller jusqu'à Martial pour retrouver en quelque -sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus -d'un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut -présumer qu'elles n'attendirent pas Martial pour faire parler d'elles, -et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits -et gestes de ces _fameuses_, la faute n'en est pas à un temps d'arrêt -dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs -d'Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la -société romaine, et ils offraient avec impudeur l'exemple de tous les -raffinements de la débauche. Les moeurs publiques s'étaient alors si -profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n'en eût pas trouvé un -qui se donnât le ridicule de chanter l'épopée de ses amours, comme -l'avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n'eût pas trouvé -une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d'élégies à -un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l'amour, semblait passée -de mode, et l'on vivait trop vite pour consacrer des années entières à -une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui -participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus -Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l'an 43 de l'ère -chrétienne, vint à Rome, à l'âge de dix-sept ans, pour y chercher -fortune, il n'eut garde d'imiter les poëtes de l'amour, qui avaient -rencontré un Mécène au siècle d'Auguste: il se fit, au contraire, le -poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs -qui se succédèrent si rapidement jusqu'à Trajan. Martial dut ses succès -littéraires à l'obscénité même de ses épigrammes. - -Il a l'air d'avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de -Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière -naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour -impériale, s'exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies -les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche -monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des -expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu'il -recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement; -chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience -par tous les lecteurs qui savaient par coeur les livres précédents, se -multipliaient à l'infini dans les mains des libraires, et les scribes, -qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne -pouvaient suffire à l'empressement des acheteurs. Cet accueil -enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n'était pas fait sans doute -pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un -censeur austère lui conseillait de s'imposer quelques réserves dans les -mots, sinon dans les idées, il n'acceptait pas plus un conseil qu'un -reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses -critiques, qu'il avait bien fait de composer justement les vers -malhonnêtes qu'on voulait retrancher de ses oeuvres: «Tu te plains, -Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point -assez sévères et qu'un magister ne les voudrait pas lire dans son école; -mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes, -s'ils n'ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies -joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens. -Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés, -je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n'est plus méprisable que -Priape devenu prêtre de Cybèle.» - -Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il -se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la -vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en -passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées -graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette -renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que -n'excusaient pas l'esprit et la malice qu'il savait y jeter à pleines -mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d'Horace, et -qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la -chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une -multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans -ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes -transparents, les noms des personnages qu'il tournait en ridicule ou -qu'il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu'il n'abusait pas -des noms véritables et qu'il respectait toujours les personnes dans ses -plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu'il -se permettait à l'égard d'une foule de gens, que tout le monde -reconnaissait dans des portraits, où ils n'étaient pas nommés, mais -peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à -diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la -vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes -étaient toujours de méchants poëtes, d'insolentes courtisanes, de viles -prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des -hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des -ignobles personnages qu'il met en scène et comme au pilori; il a soin de -prévenir ses lecteurs qu'ils ne trouveront chez lui ni réserve ni -pruderie dans l'expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour -les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n'entre donc pas dans notre -théâtre, ou, s'il y vient, qu'il regarde!» - -Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu'il a dépeinte -avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois -passages, que ses moeurs n'étaient pas beaucoup plus réglées que celles -qu'il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses -amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres, -que n'excusait pas la corruption générale de son temps, et qu'il s'est -même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme -Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre -nature, il affecte, dans plus d'une épigramme, de faire sonner bien haut -l'honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la -comparaison qu'il faisait, à son avantage, de ses moeurs privées avec -celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il -dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma -vie est irréprochable: (_Lasciva est nobis pagina, vita proba est_).» -Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de -dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si -bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à -son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son -recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu'il passa, -presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait -vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses -protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d'être -témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans -les derniers livres de ses épigrammes, il ne s'avise plus de prétendre à -la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait -perdre depuis longtemps. C'est dans le onzième livre, qu'il a eu -l'impudeur d'insérer l'abominable épigramme adressée à sa femme, qui -l'avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même -pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon -a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant, -et il s'autorisait de l'exemple des dieux et des héros pour persister -dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades -complaisances de sa femme: - - Parce tuis igitur dare mascula nomina rebus; - Teque, puta cunnos, uxor, habere duos. - -Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de -son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des -poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre -n'est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui -me lisent; ce sont les filles de moeurs faciles, c'est le vieillard qui -lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui -faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu'on n'y voyait -jamais un nuage impudique (_inque suis nulla est mentula carminibus_); -il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si -pudibonds ne peuvent être destinés qu'à des enfants et à des vierges. Il -ne se pique donc pas d'imiter Cosconius, et il se moque des vénérables -matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l'accusaient de -n'avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J'ai écrit pour moi, leur -dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce -côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir -des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore -abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu'elle dit: -elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit -dans son temple au mois d'août, ce que le villageois place en sentinelle -au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu'en -mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme, -que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices -ordinaires, et qu'il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d'idées -et d'expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs -aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations -figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était -d'un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le -lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui -le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte -Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de -Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de -Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n'étaient pas moins -recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les -courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de -Tibulle, de Properce et d'Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même -les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l'amour tendre et -délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d'à-propos, -que nul poëte n'avait su donner à ses vers: c'était, pour ainsi dire, -une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n'avaient qu'à -se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés, -que le vice ou le ridicule de l'original passait en proverbe avec le nom -que le poëte avait attaché à l'épigramme. Nous allons, parmi ces -portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial -s'est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques -différentes, comme pour mieux juger des changements que l'âge et le sort -apportaient dans l'existence ou dans la personne de ces créatures; nous -laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et -de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les -femmes de plaisir, et que Martial ne s'est pas fait scrupule de mettre -en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique. - -Voici Lesbie; ce n'est pas celle de Catulle; elle n'a point de moineau -apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le -monde le sait, parce qu'elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand -elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont -pour elle sans saveur (_nec sunt tibi grata gaudia si qua latent_); -aussi, sa porte n'est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu'elle -s'abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur -elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si -quelqu'un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de -jouissance que ne fait son amant; elle n'a pas de plus grand bonheur que -d'être prise sur le fait (_deprehendi veto te, Lesbia, non futui_). -«Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d'Hélide!» lui crie -Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui -cachaient leurs infamies à l'ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en -vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua -plus particulièrement aux turpitudes de l'art fellatoire (liv. II, -épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s'étonnait, en dépit des -avertissements de son miroir, que ses amants d'autrefois n'eussent pas -conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce -sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour -excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi» -(_contra te facies imperiosa tua est_). Longtemps après, réduite à des -souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie -se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu'elle avait eus; -elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs -caractères et leurs figures, devant l'aréopage des vieilles -entremetteuses, qui l'écoutaient en ricanant: «Je n'ai jamais accordé -mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (_Lesbia sejurat gratis -nunquam esse fututam_), et, pendant qu'elle parlait ainsi du passé, les -portefaix, qu'elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à -sa porte pour savoir lequel d'entre eux serait payé cette nuit-là. - -Voici Chloé; ce n'est pas celle d'Horace; elle ne se soucie même pas de -rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n'est plus jeune, mais -elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n'être plus -recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n'en faut pas -moins, pour qu'elle s'accoutume aux dédains qui l'accueillent partout, -quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit -avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes -mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes _nates_; enfin, -pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé, -je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à -son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en -faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses -pareilles. Elle s'était éprise d'un jeune garçon qui n'avait pas d'autre -fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par -allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de -Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes -toutes les femmes qu'ils touchaient avec des lanières de peau de bouc. -Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu'un luperque, et -Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné -en présent des étoffes de Tyr et d'Espagne, un manteau d'écarlate, une -toge en laine de Tarente, des sardoines de l'Inde, des émeraudes de -Scythie et cent pièces d'or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien -refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse. -«Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre -fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa -pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants -une partie de l'or qu'elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux; -mais, depuis qu'elle les payait au lieu de se faire payer, elle était -plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse -et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l'un -après l'autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des -tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement: -«C'est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l'appela plus que la -_Pleureuse des sept maris_. - -Martial, il faut l'avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses -épigrammes; ainsi, les injures qu'il adresse à la courtisane Thaïs ne -partent que d'un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de -ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la -chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les -refus de Thaïs, qui lui a dit qu'il était trop vieux pour elle (Liv. IV, -ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve -ignominieuse qu'il proposait de fournir en témoignage de virilité, car -il se vengea d'elle par le plus hideux portrait qu'on ait jamais fait -d'une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d'un foulon -avare, qui s'est brisé dans la rue; qu'un bouc qui vient de faire -l'amour; que la gueule d'un lion; qu'une peau de chien écorché dans le -faubourg au delà du Tibre; qu'un foetus qui s'est putréfié dans un oeuf -pondu avant terme; qu'une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de -neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses -vêtements pour se mettre au bain, elle s'enduit de psilothrum, ou se -couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre -fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu'elle se croit -délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a -tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (_Thaïda Thaïs olet_).» Cette -horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne -Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d'autres griefs plus -réels et plus graves. Philénis, d'ailleurs, n'était pas d'un âge à -inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi -vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un -concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque -expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l'attendaient les -honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se -sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un voeu -indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son -Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les -aiment les chastes Sabines (_quam castæ quoque diligunt Sabinæ_). Cette -Philénis, espèce de virago qui se targuait d'être à moitié homme, avait -une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements, -dit Martial, jusqu'à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans -compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume, -et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes -masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et, -toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître -de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à -table, avant d'avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en -droit d'en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques. -Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire -l'homme jusqu'au bout (_Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane -medias vorat puellas_). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était -à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et -elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en -vente et qu'un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue -est réduite au silence!» s'écriait Martial, lorsqu'elle fut enlevée par -la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme -métier. «Que la terre te soit légère! dit l'épitaphe que le poëte lui -décerna: qu'une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens -puissent déterrer tes os!» - -Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d'après -le portrait qu'il fait d'elle, on ne saurait supposer qu'il l'eût jamais -vue de meilleur oeil; mais on peut assurer qu'il n'avait pas été -toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu'il ne ménage pourtant pas -davantage; après l'avoir injuriée avec acharnement, après s'être moqué -de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu -qui témoigne de son injustice à l'égard de cette courtisane. Il raconte -qu'autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour -une nuit, «et ce n'était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître. -Au bout d'un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C'est -plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le -marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial -n'en offrit que mille, qu'elle n'accepta pas; mais, à quelques mois de -là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d'or. Martial -refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va -donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l'envie se passe tout -à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui -tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une -sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette -sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000 -sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à -son mignon et s'en va. Galla n'a pas de rancune; elle a retrouvé Martial -et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond -le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que -Galla était devenue si méprisable et si différente d'elle-même, en si -peu d'années? Martial la représente d'abord comme ayant épousé six ou -sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l'avaient -séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse: - - Deindè experta latus, madidoque simillima loro - Inguina, nec lassâ stare coacta manu, - Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum. - -Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces -rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il -l'avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu'il y a -aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier -avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les -impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette -de Galla, qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été: «Tandis -que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans -une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents, -ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent -pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (_nec facies tua tecum -dormiat_).» Elle regrettait toujours d'avoir fait la sourde oreille aux -propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec -lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille -agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (_mentula surda est_) -et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face -ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables -d'inspirer le respect que l'amour (_cani reverentia cunni_). - -Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il -n'épargne pas celles qui ne l'avaient pas épargné. Ainsi, après nous -avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s'efforce de -satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas -que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui -donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les -caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa -torpeur (Liv. XI, ép. 29). C'est par ironie sans doute qu'il lui indique -une manière plus sûre d'agir sur un jeune homme, toute vieille qu'elle -soit; il lui souffle ce qu'elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent -mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia, -du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d'or, des meubles!» -Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s'est pas servi d'une -plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles -faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu'il -en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50), -et Martial, qui ne l'outrage plus, mais qui a l'air de la supplier, se -plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c'est ta rusée -soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou -de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on -peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta -cassolette; puis, c'est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour -faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de -mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l'opulente amie à -qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste -en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?» -Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à -l'heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu'on désire et qu'on -s'efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et -Martial est au comble de ses voeux: «La belle Phyllis, pendant toute une -nuit, s'était prêtée à toutes mes fantaisies (_se præstitisset omnibus -modis largam_), et je songeais le matin au présent que je lui ferais, -soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge -de laine d'Espagne, soit dix pièces d'or à l'effigie de César. Phyllis -me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes -dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis -subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial -reconnaissait-il qu'il s'était trop pressé de rétracter tout le mal -qu'il avait dit d'elle, avant de la posséder. Tout s'expliquerait mieux -si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes, -que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le -dédain, en passant par l'amour et en arrivant à l'insouciance. - -Les autres courtisanes qu'on rencontre çà et là dans les douze livres -des épigrammes de Martial n'y figurent pas plus de deux fois chacune; et -souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d'assurer -qu'elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur -l'esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la -lettre les duretés qu'il leur adresse, et qui n'étaient peut-être qu'une -menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la -première fois qu'il s'attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la -dépeint comme incapable d'inspirer de l'amour et de donner du plaisir -(_Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni_); il pousse son -imagination libertine jusqu'aux plus monstrueuses folies, et l'on -pourrait rester bien convaincu qu'il ne pense pas à revenir sur ses -jugements téméraires; mais ce n'était là qu'une entrée en matière un peu -brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu'il aura vu Lydie -de près, dès qu'il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent -d'autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il -continue la guerre, pour n'avoir pas l'air de mettre bas les armes trop -tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint, -sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et -muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu -parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne -plus qu'à toi.» C'était une façon adroite de faire entendre à Lydie, -qu'il ne demandait qu'à lui apprendre à parler, et qu'au besoin il -parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l'égard -de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre, -disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai -bien d'une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la -préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une -fille de condition libre.» On voit que Martial n'était pas difficile sur -la question de l'origine de ses maîtresses, et qu'elles n'avaient pas -besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu'il ne partageait -pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le -commerce d'un homme libre avec une esclave. Il ne s'érige pas en -défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées -et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent -d'un manteau d'indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le -prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle -soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne -la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était -peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire -admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A -l'époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus -que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors -de mode et sans emploi. - -Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial, -qu'on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se -heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui -pratiquaient le même métier. Le poëte a l'air de les flétrir les uns et -les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation -qui eût été un anachronisme dans les moeurs romaines. Il s'indigne -davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas -disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la -jeunesse voluptueuse: «Tu n'as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou -des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t'en fais suivre, tu -les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux -spectacles. C'est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A -trente ans, chez les Romains, une femme n'était plus jeune; elle était -vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater -partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé -l'âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre -elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d'autre -alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que -d'épouvantail. Sila veut l'épouser à tout prix, Sila qui possède en dot -un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux -yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les -plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il -aura des maîtresses et des mignons, sans qu'elle puisse s'en formaliser; -il les embrassera devant elle, sans qu'elle y trouve à redire; à table, -elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes -ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui -rendra que des baisers de grand'mère: si elle consent à tout cela, il -consent à l'épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la -vieillesse est une monomanie chez Martial, qu'elle poursuit et qu'elle -attriste sans cesse: il voudrait n'être entouré que de frais visages de -femmes et d'enfants; l'idée seule d'une amoureuse surannée lui ôte à -l'instant la faculté d'aimer, et, s'il fait l'épitaphe d'une vieille qui -va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant -le mort à lui payer sa bienvenue (_hoc tandem sita prurit in sepulchro -calvo Plotia, cum Melanthione_), et cette odieuse image le glace -lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur -pour tout ce qui n'est plus jeune, il semble se complaire à peindre la -vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des -couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un -portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres -et qui en parlent sans cesse, comme pour s'aguerrir contre eux. Jamais -poëte n'a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses, -plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d'oeuvre de -Martial, en ce genre, est l'épigramme suivante, dont nous désespérons de -rendre l'effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls, -Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents; -quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus -plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d'araignées; quand -le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires; -quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le -moucheron de l'Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas -plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les -mâles des chèvres, quand tu as le croupion d'une oie maigre; quand le -baigneur, sa lanterne éteinte, t'admet parmi les prostituées de -cimetière; quand le mois d'août est pour toi l'hiver et que la fièvre -pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te -remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un -mari qui s'enflamme sur tes cendres! N'est-ce pas vouloir labourer un -rocher? Qui t'appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que -Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu'on dissèque -ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul -appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera -devant toi les torches de la nouvelle mariée (_intrare in ipsum sola fax -potest cunnum_).» - -Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les -courtisanes; il n'était bien inspiré que par les mauvais compliments -qu'il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de -son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient -brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial, -qu'à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép. -55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle -refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à -Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n'a pas la -gorge pendante, le ventre ridé, et le reste: - - Aut infinito lacerum patet inguen iatu; - Aut aliquid cunni prominet ore tui. - -Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à -penser que Saufeia est bégueule (_fatua es_), et il la laisse là (Liv. -III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n'accueille les gens qu'après s'être -assurée de ce qu'ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s'arrête à -Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a -fait ses preuves en amour, et pourtant il n'est pas sûr de pouvoir en -quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu'il est homme (Liv. XI, -ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant -qu'elle s'ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces -morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se -rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai -pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave, -dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et -cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que -ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?» -(Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a -l'âge de la mère d'Hector et qui se croit encore dans l'âge des amours: -«S'il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d'arracher la -barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une -fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que -Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les -vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait -que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal -par des voleurs qui ne s'étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis, -Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27). -Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et -savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir -lui parler d'amour comme il faut (_sæpe solecismum mentula nostra -facit_). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend -aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que -les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et -donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut -que vous vous donniez gratis, jeune fille, s'écrie Martial, celui-là est -le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis, -excepté des baisers!» - -La plupart de ces courtisanes, comme l'indiquent leurs noms, n'étaient -pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient -des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la -Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la -vieille Rome, qui autrefois n'eût pas souffert que ses enfants la -déshonorassent en se mettant à l'encan. On recherchait encore les -courtisanes grecques, en les payant plus cher que d'autres; mais on en -trouvait d'autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce, -que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même -en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot -de grec; les autres n'avaient rien de la beauté grecque; celles qui -parlaient grec pour l'avoir appris, faisaient des fautes à chaque -phrase; celles qui portaient le costume grec pour l'avoir adopté, lui -attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles -de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de -frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial, -qu'elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes -aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien; -il t'arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de -la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l'Alain, -sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s'y arrêter. -Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec -les Romains?» - - Quâ ratione facis, quum sis romana puella, - Quod romana tibi mentula nulla placet? - -Cette même Celia, qu'une mauvaise leçon appelle _Lelia_ dans une autre -épigramme (Liv. X, ép. 68), s'était gravé dans la mémoire quelques mots -grecs qu'elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu -ne sois ni d'Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d'un -faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la -race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes -d'Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: +zôê+ et +psychê+. O pudeur! -toi, concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie! Ces mots ne se disent qu'au -lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c'est -affaire au lit qu'une amante a dressé elle-même pour son tendre amant. -Tu désires savoir quel est le langage d'une chaste matrone en pareille -occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du -plaisir (_numquid, quum, crissas blandior esse potes_)? Va, tu peux -apprendre et retenir par coeur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne -seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et -Martial ne dissimule pas qu'il eût souhaité être aimé à la grecque par -cette Laïs romaine. Quand il n'accuse pas une courtisane d'être -décrépite, de sentir le vin, d'être trop rapace, de dévorer trop -d'amants, de n'avoir plus d'amateurs, on peut dire, avec quelque -certitude, qu'il a quelques projets sur elle et qu'il est bien près de -réussir; mais il est, d'ordinaire, sans égard et sans pitié pour la -maîtresse qu'il quitte. C'est donc de sa part une extrême délicatesse -que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d'elle pour -aller à Glycère. «Il n'était pas de femme qu'on pût te préférer, -Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n'est pas de femme qu'on puisse préférer -à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce -qu'elle est; ainsi fait le temps: je t'ai voulue, je la veux.» Il ne dit -pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour -le blanchir, allait s'établir à Tibur, dont l'air vif passait pour -favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la -campagne, il remarqua qu'elle n'était pas plus blanche et il s'aperçut -aussi qu'elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du -poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial -semble éviter d'avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il -les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande -laquelle des deux est la mieux faite pour l'amour (Liv. XI, ép. 60). -Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui -redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun -voudrait rencontrer chez sa maîtresse (_ulcus habet, quod habere suam -vult quisque puellam_). Chioné, au contraire, n'éprouve rien (_at Chione -non sentit opus_), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O -dieux! s'écrie Martial, s'il m'est permis de vous faire une grande -prière et si vous voulez m'accorder le plus précieux des biens, faites -que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de -Phlogis!» - -Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le voeu de -leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité -dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte -à ces fantaisies spéculatives du libertinage s'entourait d'horizons -voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre -toutes les maîtresses qu'il avait, celle qu'il n'avait pas excitait -toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate -que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre -qu'il n'a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce -sentiment; elle s'y abandonne avec passion; elle n'hésite pas à le -déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des -couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les -couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l'usage des amoureux: -«Pourquoi, Polla, m'envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il; -j'aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (_à te malo vexatas -tenere rosas_).» Martial, en échange d'une gracieuse invitation à -l'amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n'adressait à Polla -qu'une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui -faire connaître, par l'envoi des couronnes qu'elle avait portées dans -les festins, le nombre d'assauts qu'elle avait eus à y soutenir. -Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans -du coeur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un -écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d'Auguste. Veut-il, -dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu'il -souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée -parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans -rougir de ses goûts, c'est celle qui, facile en amour, erre çà et là, -voilée du palliolum; celle que je veux, c'est celle qui s'est donnée à -son mignon, avant d'être à moi; celle que je veux, c'est celle qui se -vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c'est celle qui -suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d'or et -qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques -citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments, -sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la -débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons -qui l'entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter -le coeur. - -Il en était venu jusqu'à ne plus respecter sa femme, cette Clodia -Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis -trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur -pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse -profession de foi, bien digne d'un libertin consommé et incorrigible: -«Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes moeurs! Je ne -suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider -de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table, -après avoir bu de l'eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi -j'aime qu'une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s'ébatte au grand -jour; tu t'enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour -moi, une femme couchée à mes côtés n'est jamais assez nue; les baisers à -la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes -ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand'mère chaque matin. Tu ne -daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni -avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin -et l'encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient -derrière la porte, chaque fois qu'Andromaque était dans les bras -d'Hector...» - - Masturbabantur Phrygii post ostia servi, - Hectoreo quoties sederat uxor equo. - Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat - Illic Penelope semper habere manum. - Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho; - Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi! - Dulcia dardanio nondum miscente ministro - Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi. - -Martial ne rougit pas d'invoquer l'exemple de ces infamies, que les -grands noms qu'il cite devaient absoudre aux yeux de l'antiquité; mais -sa femme ne se soucie pas plus d'imiter Junon que Porcie ou Cornélie. -Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit -conjugal, s'écrie avec dureté: «S'il vous convient d'être une Lucrèce -tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda -pas à reprendre son empire, celui qu'une honnête femme ne demande jamais -aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l'influence -salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne; -elle y avait des biens qu'elle tenait de sa famille: ces biens, elle en -fit abandon à son mari, et elle parvint à l'entraîner hors de l'abîme -des dépravations romaines, au milieu desquelles il s'oubliait depuis -trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu'il ne respira -plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses, -ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de -débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne -brûla pas ses livres d'épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi -dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs; -mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il -reconnaissait implicitement qu'il avait mal vécu jusque-là et que le -bonheur était dans la vie champêtre, auprès d'une épouse estimable et -bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à -l'ombre, ce ruisseau d'eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses -qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu'on voit fleurir deux fois -l'an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces -viviers où nage l'anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de -blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept -lustres d'absence. Marcella m'a donné ce domaine, ce petit royaume. Si -Nausicaa m'abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à -Alcinoüs: --J'aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme -repose l'esprit et le coeur, après toutes les impuretés que Martial -semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l'on est tout -étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte. - -Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices -impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre -à l'égard des amis, Lupus? tu ne l'es pas avec ta maîtresse; il n'y a -que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s'engraisse, -l'adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton -convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la -neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons -la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une -nuit ou une partie de nuit avec l'héritage de tes pères, et ton -compagnon d'enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les -siens. Ta prostituée brille chargée de perles d'Érythrée, et, pendant -que tu t'enivres d'amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à -cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu -dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la -mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!» - -Nous n'avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la -Prostitution masculine, qui a l'air de l'occuper beaucoup plus que celle -des femmes. On a peine à se rendre compte de l'état de démoralisation où -l'ancienne Rome était tombée à l'égard des monstrueux égarements de la -débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces -moeurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe -féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe -nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour -comprendre que l'époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses -contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux -désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce -recueil d'épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l'empereur -Domitien suivre ou précéder l'éloge des mignons; quand on rencontre dans -la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité, -et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu -que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les -Grecs, du moins, s'il n'y avait pas plus de retenue dans les faits, il y -avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans -doute on n'attachait pas plus de répugnance à certains actes -répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois -naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le -prestige du dévouement, de l'amitié et de la passion idéale. Chez les -Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s'était -matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles -n'étaient pas plus respectées que les yeux, et le coeur semblait avoir -perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui -lui donnait l'habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas -pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous -offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence -desquels notre imagination s'arrêterait épouvantée. Nous préférons -renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle, -Juvénal et Pétrone. Le premier n'a rien dit de moins que Martial, mais -il s'est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par -cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses -réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes: -on y pénètre d'un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a -rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la -forme d'un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de -son temps; ce roman est comme un long hymne en l'honneur de Giton, son -horrible héros. - -Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus -raffinés; Tacite l'appelle l'arbitre du bon goût, et ce surnom lui est -resté (_arbiter_), sans impliquer une approbation de ses moeurs, que la -cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se -piquait pas, comme Juvénal, d'être un sage incorruptible: il ne nombrait -pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n'y -trempaient pas encore; il ne s'indignait nullement des scandales que -chacun étalait avec cynisme; il s'en amusait, au contraire; il en riait -le premier, et il avait l'air de regretter de n'en pas dire davantage. -Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on -songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman -d'aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les -épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les -saletés les plus caractérisées, puisque l'oeuvre de Pétrone a été -mutilée par la censure chrétienne, qui n'a pas réussi à l'anéantir -entièrement. Il reste assez d'impuretés de tout genre dans les fragments -que nous avons conservés, pour juger à la fois l'ouvrage qui faisait les -délices de la jeunesse romaine, l'auteur qui avait exécuté cet ouvrage -d'après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions -personnelles, enfin l'époque elle-même qui formait de tels auteurs et -qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le _Satyricon_ -qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve, -l'entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l'excitation qu'il -avait cherchée dans les bras de l'amour, avant de prendre sa plume. Nous -ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et -sotadique, ni l'orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de -Circé; car, en cet étrange roman, l'orgie succède à l'orgie avec une -terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une -atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s'est plu -à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des -types de bassesse et de perversité. L'un, suivant les expressions mêmes -de l'auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont -souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (_stupro liber, -stupro ingenuus_), dont le sort des dés disposait comme d'un enjeu et -qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l'autre, -l'exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit -Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n'être point de son sexe, fit -oeuvre de prostituée dans un bouge d'esclaves (_opus muliebre in -ergastulo fecit_). Après de semblables portraits, on ne peut que -s'étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce -qu'ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans -Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires, -qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l'Église, et -que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à -l'originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui -manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le -sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu -l'imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la -merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le -latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles -horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les -enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes -représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d'oies: -«_Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere, -atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim coepit inserere ano meo. -Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi -succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ -fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum coepit lenta manu._» C'est -peut-être le seul passage d'un auteur ancien dans lequel il soit -question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties -vertes. On ne s'explique pas que les moines des premiers siècles, qui -faisaient une si aveugle guerre aux oeuvres profanes de l'antiquité, -aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable. - -Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans -le _Satyricon_, où l'on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers -d'amour, tout ce qu'il y a d'impur dans le trafic de la femme et de -l'homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus -respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse, -avait escroqué plus d'un testament; qui, après que l'âge eut flétri ses -charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité, -et soutenait par ces successeurs l'honneur de son premier métier. Cette -Philumène envoya les deux enfants dans la maison d'Eumolpe, grave -personnage plein d'ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés -avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères -de Vénus Callipyge (_non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra_). -Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les -détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore. -Eumolpe avait dit à tout le monde, qu'il était goutteux et perclus des -reins: «_Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit, -ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut -lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, -dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque -artificium pari motu remunerabat._» Tel est, en quelque sorte, le -tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu'on a recueillies -à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose -supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées -évidemment à des courtisanes, qu'elles nous font connaître par des -éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone -était trop ami des choses douces et agréables pour s'envenimer l'esprit -à l'endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son -plaisir. Sertoria est la seule qu'il maltraite un peu, et peut-être dans -une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin: -«C'est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand -Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges -parfumées, il lui écrit d'apporter elle-même ses présents ou de joindre -un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble -(_vorabo lubens_),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre -est à ses côtés, une autre qu'il ne nomme pas; elle porte une rose sur -sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée -d'ambroisie, et c'est alors qu'elle sentira vraiment la rose.» La nuit, -il s'éveille à demi, sous le charme d'un songe charmant; il entend la -voix de Délie, qui lui parle d'amour et qui lui laisse un baiser imprimé -sur le front; il l'appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne -trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas! -murmure-t-il, c'était un écho de mon coeur et de mon oreille!» Mais à -Délie succède Aréthuse, l'ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui -pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà -frémissante auprès de lui; elle ne s'endormira pas, la folle maîtresse! -elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu'elle -a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui -l'accompagnent (_dulces imitata tabellas_): «Ne rougis de rien, lui dit -Pétrone, qui l'encourage, sois plus libertine que moi!» (_Nec pudeat -quidquam, sed me quoque nequior ipsa._) Bassilissa ne lui en offrait pas -autant: elle n'accordait ses faveurs, qu'ayant été prévenue à l'avance -(_et nisi præmonui, te dare posse negas_). Pétrone lui vante les -délices de l'imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec -humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce -fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa, -qu'il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de -pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement, -n'est pas se fier à l'amour (_fingere te semper non est confidere -amori_).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de -jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les -jours de maîtresse. Il serait mort d'épuisement et de débauche, si la -colère de Néron ne l'avait contraint à se faire ouvrir les veines pour -échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût -préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de -répéter cet axiome, qu'il mettait si largement en pratique: «Les bains, -les vins, l'amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le -bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l'amour.» - - Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora sana; - Et vitam faciunt balnea, vina, Venus. - - - - -CHAPITRE XXVIII. - - SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs - moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique - avant l'avénement des empereurs. --L'édile Quintus Fabius Gurgès. - --Les édiles Vilius Rapullus et M. Fundanius. --Le consul Postumius. - --Le chevalier Ebutius et sa maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. - --Jules César. --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées - qu'il séduisit. --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses - adultères. --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats - romains contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode - singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste - pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût - immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes - Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze - divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant - pour l'ivrognerie. --Sévérité de ses lois contre l'adultère. - --Étranges contradictions qu'offrirent la vie publique et la vie - privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Abominable vie que - menait ce monstre dans son repaire de l'île de Caprée. --Le tableau de - Parrhasius. --Portrait physique de Tibère. --Caligula, empereur. --Ses - amours infâmes avec Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa - passion pour la courtisane Pyrallis. --Comment cet empereur agissait - envers les femmes de distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. - --Ouverture d'un lupanar dans le palais impérial. --Le préfet des - voluptés. --Claude, empereur. --Honteuses débauches de ses femmes - Urgulanilla et Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses - soupers publics au Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries - du golfe de Baïes. --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables - impudicités de Néron. --Son mariage avec Sporus. --Sa passion - incestueuse pour sa mère Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. - --Acté, concubine de Néron. --Galba, empereur. --Infamie de ses - habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs corrompues. --Vitellius, - empereur. --Ses débordements. --Son amour pour l'affranchi Asiaticus. - --Son insatiable gloutonnerie. --Vespasien, empereur. --Retenue de ses - moeurs. --Cénis, sa maîtresse. --Titus, empereur. --Sa jeunesse - impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et l'histrion Pâris. - --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Peines terribles contre - l'inceste des Vestales. --Nerva, Trajan et Adrien, empereurs. - --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle. - - -Ce fut sous les empereurs, ce fut par l'influence perverse de leurs -moeurs dépravées, ce fut par leur exemple et à leur instigation -malfaisante, que la société romaine fit d'effrayants progrès dans la -corruption, qui acheva de la désorganiser et de préparer les voies au -triomphe de la morale chrétienne. Cette pure et sainte morale avait bien -jeté quelques éclairs précurseurs dans la philosophie du paganisme; mais -ses conseils étaient sans force et sans portée, parce qu'ils n'émanaient -pas encore de l'autorité religieuse, parce qu'ils ne découlaient pas du -dogme lui-même, parce qu'ils restaient étrangers au culte. La religion -des faux dieux, au contraire, semblait donner un démenti permanent aux -doctrines philosophiques, qui tendaient à rendre l'homme meilleur, en -lui apprenant à se laisser diriger par l'estime de soi et à mériter -aussi l'estime des autres. Cette religion, toute matérielle et toute -sensuelle, ne pouvait suffire aux esprits élevés et aux nobles coeurs, -que l'Évangile du Christ allait trouver tout prêts à le comprendre; mais -il fallait des siècles de travail mystérieux dans les âmes, pour les -approprier, en quelque sorte, à la foi nouvelle, à la morale. Tous les -excès du luxe, tous les débordements des passions, toutes les recherches -du plaisir furent le résultat d'une extrême civilisation qui n'avait pas -de frein religieux et qui n'aspirait pas à un autre but qu'à la -satisfaction de l'égoïsme le plus brutal. Jamais cet égoïsme ne fut -poussé si loin qu'à l'époque des Césars, qui en ont été, pour ainsi -dire, la monstrueuse personnification. - -«Le vice est à son comble!» s'écriait tristement Juvénal effrayé des -infamies qu'il dénonçait dans ses satires: _Omne in præcipiti vitium -stetit_. Dans vingt endroits de son recueil, ce farouche stoïcien maudit -les turpitudes de son temps et regrette les vertus austères des Romains -de la République: «Voilà, malheureux, à quel point de décadence nous -sommes parvenus! dit-il avec amertume... Nous avons, il est vrai, porté -nos armes aux confins de l'Hibernie, nous avons tout récemment soumis -les Orcades et la Bretagne, où les nuits sont si courtes; mais ce que -fait le peuple vainqueur dans la Ville éternelle, les peuples vaincus -ne le font pas!» L'histoire de Rome, en effet, avant la dépravation -impériale, est pleine de faits qui témoignent, sinon de la pureté des -moeurs, du moins de la rigueur des lois relatives à la moralité -publique. L'an 457 de la fondation de Rome, Quintus Fabius Gurgès, fils -du consul, signala son édilité en accusant au tribunal du peuple -certaines matrones qui se livraient à la débauche (_matronas stupri -damnatas_), et les fit condamner à une amende énorme dont le produit fut -employé à ériger un temple à Vénus, auprès du grand Cirque. L'an 539, -les édiles populaires, Vilius Rapullus et M. Fundanius intentèrent une -accusation semblable à des matrones coupables de pareils désordres, et -les envoyèrent en exil. L'an 568, le consul Postumius, ayant été averti -des hideuses obscénités qui se commettaient dans la célébration des -Bacchanales, prit des mesures vigoureuses pour extirper le mal dans sa -racine, et pour anéantir la secte impudique qui se propageait dans -l'ombre, sous le vain prétexte des mystères de Bacchus. Un jeune -chevalier romain, nommé Ebutius, était venu se plaindre au consul qu'on -avait entraîné sa maîtresse aux Bacchanales. Cette maîtresse n'était -pourtant qu'une courtisane appelée Hispala Fecenia; esclave dans sa -jeunesse, depuis son affranchissement elle continuait son ancien métier, -au-dessus duquel la plaçait l'élévation de ses sentiments. Elle avait -contracté avec Ebutius une liaison qui ne nuisait pas à la réputation -du jeune homme, quoiqu'il vécût aux dépens de cette affranchie -(_meretriculæ munificentiâ continebatur_). Hispala demeurait sur le mont -Aventin, où elle était bien connue (_non ignotam viciniæ_). Le consul -pria sa belle-mère Sulpicia de mander cette courtisane, qui ne fut pas -peu étonnée d'être introduite chez une matrone respectable. Là, -Postumius l'interrogea en présence de sa belle-mère, et il obtint la -révélation complète de toutes les horreurs qui avaient lieu dans les -assemblées nocturnes des Bacchanales. Le lendemain, il alla au sénat, et -il demanda les moyens d'exterminer une secte infâme qui comptait déjà -sept mille initiés à Rome et aux environs. Le sénat partagea -l'indignation de Postumius et prononça des peines terribles contre les -abominables auteurs des Bacchanales. Quant à Ebutius et à sa compagne, -ils furent généreusement récompensés: le sénatus-consulte déclara que la -belle Hispala, malgré son origine et malgré son métier, pourrait épouser -un homme de condition libre, sans que ce mariage pût compromettre en -rien la fortune et la réputation de son mari. Elle épousa Ebutius et -prit le rang de matrone, sous la sauvegarde des consuls et des préteurs, -qui devaient la garantir de toute insulte. Les Bacchanales, flétries et -proscrites par arrêt du sénat, n'osèrent reparaître à Rome que sous le -règne des empereurs. - -Les moeurs publiques furent perdues, dans tout l'empire romain, du jour -où le chef de l'État cessa de les respecter lui-même, et donna le -signal des vices qu'il était appelé à réprimer. Jules César, ce grand -homme dont le génie éleva si haut la puissance romaine, par les armes, -la politique et la législation; Jules César fut le premier à offrir aux -Romains le spectacle corrupteur de ses déportements. On eût dit qu'il -voulait prouver par là que son ancêtre Énée lui avait transmis quelque -chose du sang de Vénus. Tous les historiens, Suétone, Plutarque, Dion -Cassius, s'accordent à reconnaître qu'il était très-porté aux plaisirs -de l'amour, et qu'il n'y épargnait pas la dépense: _pronum et sumptuosum -una in libidines fuisse_, dit Suétone. Il séduisit un grand nombre de -femmes distinguées, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius; -Lollia, femme d'Aulus Gabinius; Tertulla, femme de Marcus Crassus; et -Marcia, femme de Cneius Pompée; mais il n'aima aucune femme plus que -Servilie, mère de Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, -une perle qui avait coûté six millions de sesterces (1,162,500 fr.), et, -à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la -combla, il lui fit adjuger à vil prix les plus beaux domaines, qu'on -vendait alors aux enchères. Comme on s'étonnait du bon marché de ces -acquisitions, Cicéron répondit par cette épigramme: «Le prix est -d'autant plus avantageux, qu'on a fait déduction du tiers.» Le jeu de -mots signifiait aussi: «_On a livré Tertia._» On soupçonnait, en effet, -Servilie de favoriser elle-même un commerce scandaleux entre sa fille -Tertia et son propre amant. César ne respectait pas davantage le lit -conjugal dans les provinces où il passait avec son armée; après la -conquête des Gaules, le jour de son triomphe, ses soldats chantaient en -choeur: - - Urbani, servate uxores, moechum calvum adducimus! - Aurum in Galliâ effutuisti; at hic sumsisti mutuum. - -«Citadins, gardez bien vos épouses, voici que nous ramenons le libertin -chauve! César, tu as répandu en amour dans les Gaules tout l'or que tu -as pris à Rome!» Jules César fut l'amant de plusieurs reines étrangères, -entre autres d'Eunoé, femme du roi de Mauritanie. Il aima surtout avec -passion la voluptueuse Cléopâtre, reine d'Égypte, qui lui donna un fils -qu'il eût voulu choisir pour héritier. - -Ses ardeurs vénériennes s'étaient tellement accrues, au lieu de diminuer -avec les années, qu'il convoitait toutes les femmes de l'empire romain, -et qu'il eût souhaité pouvoir en disposer à son choix. Il avait rédigé -un singulier projet de loi, qu'il eut honte pourtant de présenter à la -sanction du sénat: par cette loi, il se réservait le droit d'épouser -autant de femmes qu'il voudrait, pour avoir autant d'enfants qu'il était -capable d'en produire. L'infamie de ses adultères était si notoire, -raconte Suétone, que Curion le père, dans un de ses discours, l'avait -qualifié _mari de toutes les femmes_ et _femme de tous les maris_. La -seconde partie de cette sanglante épigramme tombait à faux, car, suivant -l'histoire, César ne pécha qu'une seule fois dans sa vie par -_impudicité_, c'est-à-dire en s'adonnant au vice contre nature (ce vice -seul était aux yeux des Romains un outrage à la pudeur); mais ce honteux -égarement de César eut un si fâcheux éclat, qu'un opprobre ineffaçable -en rejaillit sur son nom dans le monde entier. La calomnie s'empara sans -doute d'un fait, qui n'avait été qu'un accident de débauche, et qui -aurait passé inaperçu, si les deux coupables n'eussent pas été Jules -César et le roi Nicomède. Cicéron rapporte, dans ses lettres, que César -fut conduit par des gardes dans la chambre du roi de Bithynie; qu'il s'y -coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de -Vénus prostitua sa virginité à Nicomède (_floremque ætatis à Venere orti -in Bithynia contaminatum_). Depuis cette infâme complaisance, César se -vit en butte aux ironies les plus amères, et il les supporta patiemment, -sans y répondre et sans les démentir. Tantôt Dolabella l'appelait en -plein sénat: la _concubine d'un roi_, la _paillasse de la couche -royale_; tantôt le vieux Curion le traitait de _lupanar de Nicomède_ et -de _prostituée bithynienne_. Un jour, comme César s'était fait le -défenseur de Nysa, fille de Nicomède, Cicéron l'interrompit, avec un -geste de dégoût, en disant: «Passons, je vous prie, sur tout cela; on -sait trop ce que vous avez reçu de Nicomède, et ce que vous lui avez -donné!» Une autre fois, un certain Octavius, qui se permettait tout -impunément, parce qu'il passait pour fou, salua César du titre de -_reine_, et Pompée, du titre de _roi_. C. Memmius racontait à qui -voulait l'entendre, qu'il avait vu le jeune César servant Nicomède à -table et lui versant à boire, confondu qu'il était avec les eunuques du -roi. Enfin, quand César montait au Capitole, après la soumission des -Gaules, les soldats chantaient gaiement autour de son char de triomphe: -«César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. Voici que César -triomphe aujourd'hui pour avoir soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe -pourtant pas, lui qui a soumis César.» - -Octave ne resta point au-dessous de César, en fait d'impudicité: «Sa -réputation fut flétrie dès sa jeunesse par plus d'un opprobre,» lit-on -dans Suétone. Sextus Pompée le traita d'efféminé; Marc-Antoine lui -reprocha d'avoir acheté, au prix de son déshonneur, l'adoption de son -oncle; Lucius, frère de Marc-Antoine, prétendit qu'Octave, après avoir -livré la fleur de son innocence à César, la vendit une seconde fois en -Espagne à Hirtius pour 300,000 sesterces (58,225 fr.); Lucius ajoutait -qu'Octave avait coutume alors de se brûler le poil des jambes avec des -coquilles de noix ardentes, afin que ce poil repoussât plus doux. Tout -le peuple lui appliqua un jour, avec une joie maligne, un vers prononcé -sur la scène pour désigner un prêtre de Cybèle jouant du tambourin: -_Viden, ut cinædus orbem digito temperat?_ L'équivoque roulait sur le -mot _orbem_, qui pouvait s'entendre à la fois du tambourin, de l'univers -et des parties déshonnêtes que gouvernait aussi le doigt d'un vil -cinæde. Mais plus tard Octave réfuta ces accusations, peut-être -calomnieuses, par la chasteté de ses moeurs à l'égard d'un vice qu'on -n'eut pas à lui reprocher davantage, lorsqu'il eut atteint l'âge -d'homme. Quant à ses moeurs, sous un autre rapport, elles étaient loin -d'être chastes ou même réservées. Il semblait avoir hérité de la fureur -amoureuse de Jules César pour toutes les femmes. En dépit de ses lois -contre l'adultère, il ne fut point aussi sévère pour lui-même, qu'il -l'était pour les autres, et il n'épargna pas, pour son propre compte, -l'honneur nuptial de ses sujets. Marc-Antoine prétendait avoir été -témoin d'un épisode singulier des amours tyranniques de l'empereur: au -milieu d'un festin, Auguste fit passer, de la salle à manger dans une -chambre voisine, la femme d'un consulaire, quoique le mari de celle-ci -fût au nombre des invités; et, lorsqu'elle revint avec Auguste, après -avoir donné aux convives le temps de vider plus d'une coupe à la gloire -de César, la dame avait les oreilles rouges et les cheveux en désordre. -Le mari seul n'y prit pas garde. Avant que Marc-Antoine se fût déclaré -son ennemi et son compétiteur, il lui écrivait familièrement: «Qui t'a -donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est -ma femme, et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. Mais tu ne te -contentes pas de Livie? Oui, tu es un tel homme, que, quand tu liras -cette lettre, je te crois capable d'avoir pris Tertulla, ou Térentilla, -ou Ruffilla, ou Salvia Titiscénia, ou peut-être toutes. Peu t'importe en -quel lieu et pourquoi tes désirs s'éveillent?» (_Anne refert ubi et in -quam arrigas?_) - -Quelle que fût néanmoins l'incontinence d'Auguste, il avait certaine -répugnance pour l'adultère, qui lui semblait une plaie sociale, et qu'il -essaya inutilement de combattre par des lois rigoureuses. Quand il se -permettait d'enfreindre lui-même sa législation à cet égard, il -n'épargnait aucune précaution pour cacher une faiblesse dont il -rougissait, et qu'il n'avouait pas à ses plus chers confidents. Ainsi, -le poëte Ovide paya de sa disgrâce éclatante le malheur d'avoir été -témoin des amours incestueux de l'empereur avec sa fille Julie. Auguste -n'avait pas à craindre sans doute une indiscrétion, de la part de ce -fidèle serviteur, qui était son rival ou qui passait pour l'être; mais -il ne voulait pas s'exposer à voir en face, à tout moment, un homme -devant lequel il s'était déshonoré. Dans sa jeunesse, ces scrupules ne -le tourmentaient pas, puisque ses amis, selon Suétone, ne s'occupaient -qu'à lui chercher des femmes mariées et des filles nubiles, qu'ils -faisaient mettre nues devant eux, pour les examiner comme des esclaves -en vente au marché de Toranius. Ces tristes objets de la luxure -impériale devaient, avant d'être choisis et approuvés, remplir -certaines conditions requises par les caprices d'Auguste, qui se -montrait curieux des plus secrets détails de leur beauté. C'est ainsi -que les commentateurs ont interprété ces mots _conditiones quæsitas_, -que l'historien a laissés, en quelque sorte, sous un voile transparent. -L'ardeur d'Auguste pour les plaisirs des sens ne se refroidit pas avec -l'âge, mais il cessa de prendre ses maîtresses parmi les mères de -famille, qui ne lui inspiraient plus les mêmes désirs, et il se rejeta -exclusivement sur les vierges (_ad vitiandas virgines promtior_); on lui -en amena de tous côtés, et sa femme même se prêtait à les introduire -auprès de lui. Cette espèce de fureur ne pouvait toujours durer, et la -vieillesse y mit bon ordre. Ce fut alors qu'à la passion des femmes -succéda celle du jeu, moins fatigante et non moins insatiable que -l'autre. Auguste, en jouant aux dés, souriait encore au coup de Vénus -(trois six) qui faisait rafle, comme il le dit gaiement dans une lettre -à Tibère. - -Le goût immodéré qu'il avait pour les vierges, dans la dernière partie -de sa vie, ne lui était venu qu'au déclin de sa virilité. Lorsqu'il se -sentait jeune et vigoureux, il avait vécu avec sa première femme -Claudia, qui était à peine nubile, sans réclamer l'usage de ses droits -de mari; car elle n'était pas moins vierge que la veille de son mariage, -quand il se sépara d'elle pour épouser Scribonia, veuve de deux -consulaires. Il répudia également Scribonia, à cause de la perversité -des moeurs de cette mère de famille. Il se maria en troisièmes noces -avec Livia Drusilla, qu'il avait enlevée à Tibère Néron, dont elle était -enceinte; il l'aima constamment, malgré les infidélités perpétuelles -qu'il ne prenait pas seulement la peine de lui cacher. Satisfaite d'être -aimée par-dessus tout, Livie ne regardait pas comme des rivales toutes -ces femmes vénales qui se succédaient dans les bras de son mari. Si -énormes que fussent les excès d'Auguste en cheveux gris, ils étaient -toujours effacés, dans l'opinion publique, par ceux de sa jeunesse. On -avait beaucoup parlé surtout d'un souper mystérieux, qu'on appelait -vulgairement le _Festin des douze divinités_, souper où les convives, -habillés en dieux et en déesses, imitèrent les scènes indécentes que la -poésie antique a placées dans l'Olympe, sous l'influence de l'ambroisie -qu'Hébé et Ganymède y versaient à la ronde. Dans cette orgie, Octave -avait représenté Apollon, et un satirique anonyme immortalisa le -souvenir de ces impiétés obscènes dans ces vers fameux: «Lorsque César -osa prendre le masque d'Apollon et célébrer dans un festin les adultères -des dieux, ces dieux indignés s'éloignèrent du séjour des mortels et -Jupiter lui-même abandonna ses temples dorés.» Ce souper, dont les -particularités ne furent jamais bien connues, coïncidait avec la disette -à laquelle Rome était alors en proie: «Les dieux ont mangé tout le blé!» -dirent les Romains, en apprenant que l'Olympe avait soupé dans le -palais de César: «Si César est, en effet, le dieu Apollon, murmuraient -les plus hardis, c'est Apollon bourreau.» Le dieu était adoré sous le -nom de _Tortor_, dans un quartier de la ville où l'on vendait les -instruments de supplice, entre autres les verges. Suivant un scholiaste, -cette injurieuse qualification appliquée à Auguste faisait allusion au -rôle qu'il avait joué dans cette fête nocturne. - -Les orgies d'Auguste étaient naïves et innocentes auprès de celles qui -faisaient la distraction du vieux Tibère. Cet empereur, que son penchant -pour l'ivrognerie avait conduit par degrés à tous les vices les plus -hideux, se piquait pourtant de réformer les moeurs des Romains; il -renchérit sur la sévérité des lois que son prédécesseur avait faites -contre l'adultère; il rétablit l'ancien usage de faire prononcer, par -une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des -femmes qui auraient manqué à la foi conjugale; quant aux maris qui -fermaient les yeux sur le scandale de la conduite de leurs épouses, il -les força de répudier avec éclat ces impudiques; il exila dans les îles -désertes des patriciennes qui s'étaient fait inscrire sur les listes de -la Prostitution pour se livrer sans danger à leurs déportements; il -bannit de Rome les jeunes libertins de condition libre, qui, pour -obtenir le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène, avaient -volontairement requis d'un tribunal la note d'infamie. Mais il ne -tenait pour lui-même aucun compte des austères prescriptions de sa -jurisprudence, et il avait l'air de chercher à commettre des crimes ou -des turpitudes que nul avant lui n'eût osé imaginer. Ses actes de -magistrat suprême et son genre de vie présentaient sans cesse les plus -étranges contradictions; un jour, dans le sénat, il apostropha durement -Sestius Gallus, vieillard prodigue et libidineux, qui avait été flétri -par Auguste, et peu d'instants après, en sortant, il s'invita lui-même à -souper chez ce vieux libertin, à condition que rien ne serait changé aux -habitudes de la maison, et que le repas serait servi comme à l'ordinaire -par de jeunes filles nues (_nudis puellis ministrantibus_). Une autre -fois, pendant qu'il travaillait à la réformation des moeurs, il passa -deux jours et une nuit à table avec Pomponius Flaccus et L. Pison, qu'il -récompensa de leurs infâmes complaisances, en nommant l'un gouverneur de -Syrie et l'autre préfet de Rome, et en les appelant, dans ses lettres -patentes, «ses plus délicieux amis de toutes les heures.» Il punissait -de mort quiconque, homme ou femme, ne se prêtait pas aussitôt à ses -sales désirs. C'est pour se venger d'un refus de cette espèce, qu'il fit -accuser par ses délateurs la belle Mallonia, qui préféra la mort à la -honte. Durant les débats du procès, il la conjurait de se repentir, mais -elle se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut de «vieillard à -la bouche obscène, velu et puant comme un bouc.» Aussi, aux premiers -jeux qui furent célébrés depuis cette tragique aventure, tous les -spectateurs applaudirent, en appliquant à Tibère ce passage d'une -atellane: «Tel on voit un vieux bouc lécher les chèvres (_hircum vetulum -capreis naturam ligurire_).» Le peuple avait surnommé l'empereur -_Caprineus_, en faisant allusion en même temps à ses moeurs de bouc et à -son séjour habituel dans l'île de Caprée. - -Voici comment Suétone a raconté l'abominable vie que menait ce monstre -au fond de son repaire: «Il imagina une grande chambre, dont il fit le -siége de ses plus secrètes débauches. Là, des troupes choisies de jeunes -filles et de jeunes garçons, dirigées par les inventeurs d'une -monstrueuse Prostitution, qu'il appelait _spinthries_ (étincelles), -formaient une triple chaîne, et, mutuellement enlacées, passaient devant -lui, pour ranimer par ce spectacle ses sens épuisés. Il avait aussi -plusieurs chambres diversement arrangées pour le même usage; il les orna -de tableaux et de bas-reliefs représentant les sujets les plus lascifs; -il y rassembla les livres d'Éléphantis, afin que le modèle ne manquât -pas à la circonstance (_ne cui in opera edenda exemplar imperatæ schemæ -deesset_). Dans les bois et dans les forêts il ne vit que des asiles -consacrés à Vénus, et il voulut que les grottes et les creux des rochers -offrissent sans cesse à ses regards des couples amoureux en costumes de -nymphes et de satyres... Il poussa la turpitude encore plus loin, et -jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter: -il avait dressé des enfants de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses -_petits poissons_, --_ut natanti sibi inter femina versarentur ac -luderent, linguâ morsuque sensim appetentes, atque etiam, quali infantes -firmiores, necdum tamen lacte depulsos, inguini ceu papillæ admoveret_; ---genre de plaisir, auquel son âge et son tempérament le portaient le -plus. Ainsi, quelqu'un lui ayant légué le tableau de Parrhasius, où -Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la -faculté de recevoir, à la place de ce tableau, si le sujet lui -déplaisait, un million de sesterces (193,750 fr.), il préféra le tableau -et le fit placer, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On -dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, il s'éprit de la beauté d'un -jeune garçon qui portait l'encens; il attendit à peine que la cérémonie -fût achevée, pour assouvir à l'écart son ignoble passion, à laquelle dut -se prêter aussi le frère de ce malheureux, qu'il avait remarqué jouant -de la flûte; ensuite, comme ils se reprochaient l'un à l'autre leur -opprobre, il leur fit casser les jambes à tous deux. Le portrait -physique de Tibère achèvera de caractériser ses moeurs: «Il était gros -et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et -de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et -plus fort de la main gauche, que de l'autre main: les articulations en -étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte, -et que d'une chiquenaude il blessait la tête d'un enfant ou même d'un -jeune homme... Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement -de boutons...» - -Caligula, encore moins réservé que Tibère, qu'il s'étudiait à imiter, -afficha effrontément ses amours infâmes avec Marcus Lépidus, le comédien -Mnester et plusieurs otages avec lesquels il avait un commerce -réciproque (_commercio mutui stupri_). Valérius Catullus, fils d'un -consulaire, lui reprocha un jour d'avoir abusé de sa jeunesse -(_stupratum à se ac latera sibi contubernio ejus defessa, etiam -vociferatus est_); mais, grossier et brutal dans ses plaisirs, il ne les -variait par aucun raffinement de volupté, et la gourmandise, plutôt que -la luxure, inspirait les déréglements de son imagination. Il chercha -l'extraordinaire, le monstrueux, excepté en amour, qui ne fut pas même -un prétexte à ses prodigalités. «Sans parler de ses incestes avec ses -soeurs et de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, raconte -Suétone, il ne respecta aucune femme de la plus haute distinction (_non -temere ullâ illustriore feminâ abstinuit_). Ordinairement il invitait à -souper ces dames avec leurs maris, et là, les faisant passer devant lui, -il les examinait longuement et minutieusement, à la façon des marchands -d'esclaves. Puis, à plusieurs reprises, sortant de la salle du festin -avec celle qui lui avait plu, il la ramenait bientôt, sans cacher les -souillures récentes de sa débauche, et louait ou critiquait tout haut -cette malheureuse, dont il énumérait les beautés ou les imperfections -corporelles, ainsi que ses propres exploits. Il en répudia quelques-unes -au nom de leurs époux absents, et il fit insérer ces divorces dans les -actes publics.» Au reste, Caligula fit, en quelque sorte, oublier ses -désordres par ses ingénieuses cruautés, par ses folles dépenses et par -ses impitoyables exactions. Parmi les impôts bizarres et ignobles qu'il -établit à Rome, il faut citer le _vectigal_ de la Prostitution: chaque -prostituée était taxée au prix qu'elle exigeait elle-même en vendant son -corps (_ex capturis prostitutarum, quantum quæque uno concubitu -mereret_). L'empereur ajouta depuis, à ce chapitre de la loi, qu'un -pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient -vécu du _lenocinium_ et du _meretricium_. On comprend que la fixation de -cet impôt ne pouvait être qu'arbitraire et facultative. - -Mais un des faits les plus singuliers du règne de Caligula, c'est la -fondation et l'ouverture d'un lupanar dans le palais des Césars. Ce fait -monstrueux, qui est rapporté par Dion Cassius et par Suétone, a paru si -peu vraisemblable à quelques critiques, qu'ils ont voulu voir une -altération du texte dans ce passage, que Dion, à leur avis, aurait copié -de confiance, d'après Suétone, en l'amplifiant et en le poétisant. Selon -ces critiques, il s'agirait d'un tripot et non d'un lupanar. Dion ajoute -seulement au récit de l'historien latin, que Caligula avait pris dans -les Gaules l'idée de son lupanar impérial. «Afin qu'il n'y eût aucun -genre d'exactions qui ne fût mis en pratique, il établit un lupanar dans -le palais: là, un grand nombre de cellules furent construites et ornées -suivant la convenance du lieu, et des matrones, des ingénus, occupèrent -ces cellules. L'empereur envoyait ses nomenclateurs autour des places et -des basiliques, pour inviter à la débauche (_in libidinem_) jeunes gens -et vieillards. Les arrivants trouvaient à emprunter de l'argent à usure, -et l'on prenait les noms de ceux qui payaient largement leur écot, comme -s'ils souscrivaient ainsi pour l'accroissement des revenus de César.» -Ces détails sont, en effet, très-vagues et très-obscurs; on les -appliquerait plutôt à un tripot qu'à un lupanar, et l'on ne se rend pas -compte surtout de cet emprunt qui attendait les nouveaux venus que les -nomenclateurs avaient recrutés sur la voie publique. Suétone veut-il -faire entendre par là que le prix de cette Prostitution, sous la -garantie de l'empereur, était si considérable que nul n'avait assez -d'argent sur soi pour la payer? Ce qui nous fait présumer que ce -prétendu lupanar n'était qu'une maison de jeu, dirigée par des matrones -et des fils de famille (_ingenui_), c'est que Suétone ajoute -immédiatement des particularités qui ne peuvent se rapporter qu'aux jeux -de hasard (_alea_), dans lesquels Caligula usait de fraude et de parjure -pour être toujours maître de la chance. - -Quoi qu'il en soit, si l'emploi de préfet des voluptés (_à -voluptatibus_), créé par Tibère, subsista jusqu'au règne de Néron, il -est certain que le lupanar impérial ne survécut pas à Caligula, qui -l'avait inventé et qui en tirait de gros bénéfices. Son successeur -Claude ne fut pas moins cruel ni moins sanguinaire que lui, mais il n'en -arriva pas à de semblables excès d'impudeur. Il eut trop de femmes -légitimes pour avoir beaucoup de maîtresses, et celles qu'il se donna, -par caprice plutôt que par amour, n'eurent point assez de notoriété et -d'éclat pour que l'histoire ait parlé d'elles. Suétone, qui a soin -d'enregistrer les mariages et les divorces de Claude, en flétrissant les -honteuses débauches (_libidinum probra_) de sa première femme, -Urgulanilla, et les éclatants débordements de la troisième, Messaline, -Suétone formule un jugement général à l'égard des moeurs de cet -empereur: «Il aima passionnément les femmes, mais il n'eut aucun -commerce avec les hommes (_libidinis in feminas profusissimæ, marium -omnino expers_).» Quels que fussent d'ailleurs les désordres de Claude, -ils étaient loin d'égaler ceux de cette Messaline qui a été immortalisée -par Juvénal (voy. le fameux morceau de la Satire VI, page 22 du présent -volume), et dont le nom est devenu, dans toutes les langues, le synonyme -de la Prostitution la plus effrontée. Il faut chercher dans Tacite le -récit des crimes et des impudicités de cette impératrice (Liv. XI), qui -avait osé, du vivant de l'empereur, se marier publiquement avec Silius -et célébrer ce mariage adultère par une orgie où elle joua le rôle de -bacchante. Malgré l'identité d'une courtisane nommée Lysirca, qui -ressemblait à Messaline, et qui avait pu se faire passer pour elle dans -l'exercice de son métier de prostituée, nous n'entreprendrons pas de -prouver que Messaline a été calomniée par l'histoire, et qu'une fatale -ressemblance a fait seule son infâme célébrité. - -L'exemple de Messaline semblait avoir encouragé Néron à surpasser ses -prédécesseurs dans la carrière des crimes de la Prostitution. Dès qu'il -eut levé le masque qui déguisait ses mauvais penchants, il se jeta dans -tous les excès que le raffinement du libertinage avait pu imaginer et il -donna satisfaction à tous ses vices. Dans les premiers temps, il -s'imposait encore quelque contrainte en se livrant à la débauche, à la -luxure et à ses passions pétulantes, qu'on pouvait faire passer pour des -erreurs de jeunesse. Dès que le jour tombait, il se couvrait la tête du -bonnet des affranchis ou d'une cape de muletier pour courir les cabarets -et les lieux suspects; il vagabondait dans les rues, insultant les -femmes, injuriant les hommes et frappant tout ce qui lui résistait. Il -se compromettait alors avec les plus viles mérétrices, avec les plus -indignes lénons; il battait souvent et se faisait battre quelquefois. -C'était, suivant lui, une manière adroite d'étudier le peuple sur le -fait, et d'apprendre à vivre en simple citoyen. Comme les lupanaires, -les maîtres d'esclaves, les cabaretiers et les boulangers menaçaient de -lui casser les reins, il ne sortit plus sans être suivi à distance par -des gens armés, qui venaient au besoin lui prêter main-forte. Mais il -dédaigna bientôt de cacher ses moeurs, et il se plut, au contraire, à -les afficher devant tout le monde, sans s'inquiéter du scandale et du -blâme. Ainsi, le voit-on souper en public, soit au Champ-de-Mars, soit -au grand Cirque, et il se faisait servir par toutes les prostituées de -Rome et par des joueuses de flûte étrangères (_inter scortorum totius -urbis ambubaiarumque ministeria_). - -Ce n'est pas tout; toutes les fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre -ou qu'il naviguait autour du golfe de Baïes, on établissait, tout le -long du rivage, des hôtelleries et des lieux de débauche où des -matrones, jouant le rôle des maîtresses d'auberge, avec mille -cajoleries, l'invitaient à s'arrêter. Il s'arrêtait fréquemment, et son -voyage se prolongeait ainsi pendant des semaines. Un préfet des voluptés -ne lui suffisant pas, il institua, en outre, un arbitre du plaisir, et -ce fut Pétrone qui paraît avoir rempli cette charge difficile, au -contentement de Néron. Il était non-seulement l'arbitre du plaisir, mais -encore de l'élégance (_elegantiæ arbiter_, dit Tacite), et Tigellin ne -lui pardonna pas d'être si habile dans la science des voluptés -(_scientiâ voluptatum potiorem_). On ne saurait croire néanmoins que -Pétrone _arbiter_ ait approuvé les abominables impudicités que -l'empereur se permettait sans la moindre hésitation, dès que l'idée lui -en venait. Tacite, Suétone, Xiphilin, Aurelius Victor, ont parlé de ces -infamies; mais ils ont évité de les peindre en détail et de faire -comparaître dans ce hideux tableau les lâches complaisants qui -partageaient l'orgie impériale ou qui en secondaient les turpitudes. -Suétone, après avoir signalé le commerce pédagogique de Néron avec des -ingénus (_ingenuorum pædagogia_) et ses adultères avec des femmes -mariées, l'accuse simplement d'avoir violé la Vestale Rubria. Il est -plus explicite sur son mariage exécrable avec Sporus, et sur son inceste -avec sa mère. - -Sporus était un jeune garçon, d'une beauté incomparable; Néron en devint -éperdument amoureux, et il souhaita que Sporus fût une femme; il essaya, -par un détestable égarement d'imagination, de changer le sexe du jeune -homme, qu'il fit mutiler (_ex sectis testibus etiam in muliebrem -transfigurare conatus_). Alors, lui ayant constitué une dot et le parant -du voile nuptial comme une fiancée, il fit célébrer avec pompe la -cérémonie d'un mariage, où il épousa son Sporus (_celeberrimo officio -deductum ad se pro uxore habuit_), sous les regards d'une nombreuse -assemblée qui applaudit à cette odieuse mascarade. Quelqu'un qui -assistait à la fête se permit un bon mot qui aurait pu lui coûter cher: -«Il aurait été fort heureux pour le genre humain, que le père de Néron, -Domitius, eût épousé une pareille femme!» Néron resta longtemps épris de -Sporus, qu'il avait revêtu du costume des impératrices et qu'il n'avait -pas honte de laisser paraître à ses côtés en public; il voyagea en Grèce -avec ce mignon, et de retour à Rome, il se montra en litière avec lui -pendant les fêtes sigillaires, et on les voyait à chaque instant -s'embrasser (_identidem exosculans_). Quant à sa mère, Agrippine, ce fut -elle, selon Tacite, qui sollicita la première les sens de Néron pour se -faire un crédit fondé sur une liaison impudique; mais Néron, tout en -s'abandonnant à ces criminelles amours, n'accorda pas à sa complice le -pouvoir qu'elle convoitait, et il ne tarda pas à se lasser des -importunités qu'il s'était attirées comme un châtiment de son inceste. -Selon Suétone, il aurait aimé follement Agrippine, sans arriver à -l'accomplissement de ses désirs coupables, soit qu'Agrippine eût -l'adresse et la force de les tenir en respect, soit plutôt qu'il en eût -été détourné par ses confidents qui lui firent comprendre le danger de -se mettre ainsi sous la sujétion d'une femme impérieuse. Il conserva -toutefois à l'égard de sa mère une intention libertine, qui se -traduisait par des actes impurs, lorsqu'il se promenait en litière avec -elle. (_Olim etiam, quoties lectica cum matre veheretur, libidinatum -inceste, ac maculis vestis proditum, affirmant._) Bien plus, pour que -l'illusion lui présentât mieux les apparences de la réalité, il admit au -nombre de ses concubines une courtisane qui ressemblait singulièrement -à Agrippine. - -Néron se piquait d'être poëte, et il était entraîné par les fictions de -la poésie à d'incroyables caprices de fureur érotique: ainsi, -essayait-il d'imiter les métamorphoses des dieux en se revêtant de peaux -de bêtes et en s'élançant, tantôt loup, tantôt lion, tantôt cygne, -tantôt taureau, sur des femmes ou des hommes enchaînés ou libres, qu'il -mordait, égratignait, mutilait, à son plaisir (_suam quidem pudicitiam -usque adeo prostituit, ut contaminatis pæne omnibus membris, novissime -quasi genus lusus excogitaret, quo feræ pelle contectus emitteretur e -cavea, virorumque ac foeminarum ad stipitem deligatorum inguina -invaderet_). Il renouvelait de la sorte la fable d'Andromède, de Léda, -d'Io, et de tant d'autres contemporains des âges héroïques. Puis, exalté -par ces obscènes mascarades, il se persuadait que les dieux favorables -l'avaient changé en femme, et il se livrait à son affranchi Diophore en -contrefaisant les cris d'une jeune vierge éperdue. (_Et quum affatim -desævisset, conficeretur à Doryphoro liberto, cui etiam, sicut ipsi -Sporus, ita ipse denupsit, voces quoque et ejulatus vim patientium -virginum imitatus._) Un pareil monstre n'était arrivé à ce comble de -turpitude, qu'en faisant rejaillir sur l'humanité tout entière le mépris -qu'il avait pour lui-même; il était convaincu qu'aucun homme n'est -absolument chaste ni exempt de quelque souillure corporelle (_neminem -hominem pudicum, aut ulla corporis parte purum esse_), mais il pensait -que la plupart savaient dissimuler le vice et le cacher habilement: -«Aussi, ajoute Suétone, pardonnait-il tous les autres défauts à -quiconque avouait sa lubricité devant lui.» Ce misérable empereur était -bien digne de mourir, en pleurant, dans les bras de l'infâme Sporus, qui -ne mêla pas son sang à celui de ce compagnon de débauches, qu'il -détestait, car Néron avait le corps tout couvert de taches et d'ulcères -qui exhalaient une odeur infecte et qui provenaient de ses oeuvres. -Cependant ce fut sa concubine Acté qui déposa ses cendres, en les -arrosant de larmes, dans le tombeau des Domitius. - -Galba, quoiqu'il fît remonter son origine à Pasiphaé et à son taureau, -n'avait pas le tempérament et la santé propres à continuer les énormes -débordements de Néron. Il était d'une maigreur excessive, malgré les -promesses de son nom, qui signifiait _gros_ en langage gaulois, et cette -maigreur étique accusait l'infamie de ses habitudes: il préférait aux -jeunes gens les hommes robustes et même déjà vieux (_libidinis in mares -pronioris, et eos, non nisi præduros, exoletosque_). Quand Icilus, un -de ses anciens concubins (_veteribus concubinis_), vint lui annoncer en -Espagne la mort de Néron, on raconte que, non content de l'embrasser -indécemment devant tout le monde, il le fit épiler, et l'emmena coucher -avec lui (_non modo artissimis osculis palam exceptum ab eo, sed, ut -sine morâ velleretur, oratum atque seductum_). - -Othon, qui ne laissa pas le temps à Galba de _jouir de sa jeunesse_, -comme disaient les goujats de l'armée en promenant sa tête au bout d'une -lance, était un élève et un complaisant de Néron; dès son enfance, il -avait été prodigue et débauché, coureur de mauvais lieux et adonné à -tous les excès. Dans l'âge de l'ambition, il s'attacha, pour se mettre -en crédit, à une affranchie de cour, qui en avait beaucoup, et il -feignit même d'être amoureux d'elle, quoiqu'elle fut vieille et -décrépite. Ce fut par ce canal qu'il s'insinua dans les bonnes grâces de -Néron, auquel il rendit d'ignominieux services. Mais il se brouilla -pourtant avec cet empereur, à cause de Poppée, qu'ils se disputaient -l'un à l'autre et qu'Othon fut obligé d'abandonner au droit du plus -fort. On doit supposer que ses moeurs ne firent que se corrompre -davantage avec les années; et son genre de vie peut être apprécié -d'après la description de sa toilette, qui témoigne de ses goûts -efféminés: «Il se faisait épiler tout le corps, et portait sur sa tête à -peu près chauve de faux cheveux fixés et arrangés avec tant d'art, que -personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours la figure avec -beaucoup de soin, et se la frottait avec du pain détrempé, habitude -qu'il avait contractée dès que son menton se couvrit d'un léger duvet, -afin de ne jamais avoir de barbe.» - -Mais Othon, proclamé empereur à Rome, eut à peine le loisir d'ordonner -quelques secrètes orgies dans le palais des Césars: il se vit contraint -de marcher à la rencontre de Vitellius, qui venait lui disputer -l'empire, et il se tua de sa propre main, après trois défaites -successives, quoique sa petite taille et son extérieur féminin ne -répondissent point à tant de courage. Vitellius, son vainqueur et son -successeur, s'était déshonoré dans sa jeunesse par sa passion pour une -affranchie, dont il avalait la salive mêlée de miel comme un remède -souverain contre les maux de gorge auxquels il était sujet. Il avait été -d'ailleurs élevé à l'école de la Prostitution; car il passa son enfance -à Caprée parmi les favoris de Tibère, et il resta flétri du nom de -_Spinthria_, parce qu'il dirigeait les spintries du vieil empereur. Il -continua de se souiller des mêmes infamies, lorsqu'il eut pris l'âge -d'un vieux taureau, comme il le disait en plaisantant, et il devint tour -à tour l'impur familier de Caligula, de Claude et de Néron. Mais dès -lors il était violemment épris d'un affranchi, nommé Asiaticus, qui -avait été son compagnon obscène à Caprée (_mutua libidine -constupratum_), et qui cherchait toujours à lui échapper sans parvenir, -à se faire oublier. Vitellius le retrouvait, tantôt vendant de la -piquette aux muletiers, tantôt combattant parmi les gladiateurs, et, dès -qu'il l'avait revu, il se sentait ému de ses honteux souvenirs de -jeunesse; il s'emparait de nouveau de cette victime peu docile, et il -cherchait à se l'attacher par des présents et des honneurs: il fit de -son Asiaticus un gouverneur de province et un chevalier! Comme l'âge -l'avait rendu obèse, il sacrifia sa luxure à la gourmandise, en -déclarant que l'estomac était la partie du corps la plus complaisante et -la plus forte; contrairement aux autres, qui s'affaiblissent par l'usage -qu'on en fait. Il développa tellement la capacité de son estomac, qu'il -mangeait presque sans interruption, lorsqu'il ne dormait pas, et son -insatiable gloutonnerie se renouvelait à toute heure, par l'habitude -qu'il avait de ne pas attendre, pour vomir, que le travail de la -digestion fût commencé: il pouvait ainsi, tous les jours, faire quatre -repas qui remplissaient la journée et une partie de la nuit. Ses sens -s'alourdirent, et ne se réveillèrent plus que par intervalles au milieu -de ces festins continuels où il invoquait rarement Vénus en vidant des -coupes énormes et en dévorant des lamproies entières. Sa monstrueuse -corpulence, son visage rouge et bourgeonné, son ventre proéminent et ses -jambes grêles témoignaient qu'il avait passé à table tout le temps de -son règne et qu'il ne s'était pas fatigué à courir après les jouissances -fugitives de l'amour. - -Après avoir eu un empereur vorace, Rome eut un empereur avare, qui -s'abstint des ruineux excès de ses prédécesseurs et qui ne tomba point -dans leur déconsidération. Vespasien, tout en persécutant les chrétiens, -ne laissa pas que de subir malgré lui l'influence du christianisme: il -comprit que la dignité de l'homme exigeait une certaine retenue dans les -moeurs, et que le chef de l'empire devait jusqu'à un certain point -donner l'exemple du respect que chacun est tenu d'avoir à l'égard de -l'opinion publique. La raison d'État fut le principe de cette -philosophie quasi chrétienne que Vespasien mit en pratique; son -tempérament froid et austère lui permit d'être conséquent avec la -morale. Il combattit la débauche par quelques sages règlements, et -surtout par son genre de vie décent et régulier. Il vivait pourtant en -concubinage, depuis la mort de sa femme, Flavia Domitilla, avec une -ancienne maîtresse nommée Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, à -qui elle avait servi de secrétaire; mais cette liaison illégitime était -devenue avec le temps aussi respectable qu'un mariage sanctionné par la -loi, et Cénis tenait auprès de l'empereur le rang d'une véritable -épouse. Vespasien même lui resta fidèle, non-seulement parce qu'il -l'aimait, mais encore parce qu'il n'en aimait pas d'autre. Cependant -Suétone raconte qu'une femme feignit pour lui une violente passion, et -finit par triompher de ses dédains, en lui persuadant qu'elle mourrait -inévitablement si elle n'obtenait de sa part une preuve de tendresse. -Cette preuve accordée, Vespasien se relâcha de son avarice ordinaire, au -point de faire payer à la dame 400,000 sesterces (77,500 fr.), et cela -en l'honneur de la nouveauté du fait. Son intendant lui ayant demandé -comment il fallait inscrire la somme dans les comptes de dépense -impériale: «Mettez, dit Vespasien: _Pour une passion inspirée par -l'empereur_ (_Vespasiano, ait, adamato_).» Tout chaste qu'il fût dans -ses moeurs, Vespasien descendait parfois à de grossières plaisanteries -et ne s'abstenait pas même des plus sales expressions (_prætextatis -verbis_). - -Titus, avant de succéder à son père Vespasien, s'était fait la plus -mauvaise réputation dans Rome, où sa cruauté et son intempérance lui -avaient aliéné les sympathies populaires: il prolongeait jusqu'au milieu -de la nuit ses débauches de table avec les plus dissolus de ses -familiers; on le voyait toujours entouré d'un troupeau d'eunuques ou de -gitons (_exoletorum et spadonum greges_); on l'accusait aussi de -rapacité, et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron; mais -il changea tout à coup dès qu'il fut monté sur le trône, et il régna -comme un philosophe en se conformant sans le savoir aux préceptes de -l'Évangile de Jésus-Christ: à l'instar de son père, il ne persécutait -pas les chrétiens, qui admiraient en lui le modèle de toutes les vertus -chrétiennes. Aussi, fut-il pleuré par tout son peuple, quand il mourut -prématurément, en déclarant qu'il n'avait fait dans toute sa vie qu'une -seule action dont il dût se repentir. Suétone prétend que c'était une -liaison coupable avec Domitia, la femme du frère de Titus mais que -celle-ci protesta toujours de son innocence en prenant les dieux à -témoin: «Elle n'était pas femme à nier un tel commerce, ajouta-t-il, -s'il eût existé, elle s'en serait plutôt vantée la première, comme de -toutes ses infamies.» - -Domitia, en revanche, ne nia pas ses rapports adultères avec l'histrion -Pâris, qu'elle aimait éperdûment, et Domitien, proclamé empereur, se vit -obligé de la répudier ou du moins de l'éloigner quelque temps, pour -satisfaire à l'indignation publique. Il la reprit bientôt, en avouant -que, malgré tous les déportements de cette autre Messaline, il ne savait -pas se passer d'elle, et qu'elle lui tenait lieu de cent maîtresses. Il -avait donné cependant une rivale à Domitia: c'était la propre fille de -son frère Titus; il l'avait séduite et enlevée à son mari, du vivant -même de Titus; il manifesta pour elle la passion la plus effrénée, et il -fut cause de sa mort, en la contraignant à se faire avorter, dans le -doute où il était de sa monstrueuse paternité. Il n'était que trop porté -d'ailleurs aux plaisirs de l'amour, qu'il appelait la _gymnastique du -lit_ (_libidinis nimiæ, assiduitatem concubitus, velut exercitationis -genus_, +klinopalên+ _vocabat_). On assure qu'il s'amusait à épiler -lui-même ses concubines, lorsqu'il n'enfilait pas des mouches avec un -poinçon, et il se baignait dans de vastes piscines avec les plus viles -prostituées (_nataretque inter vulgatissimas meretrices_). Toutefois, en -dépit de ces libertinages, Domitien s'occupa de réformer les moeurs, et -réclama l'application de plusieurs anciennes lois de police tombées en -désuétude: ainsi pendant que Clodius Pollion, surnommé le Borgne, -faisait circuler la copie d'un billet autographe, dans lequel Domitien, -alors jeune et adonné à des vices infâmes, lui promettait une nuit -(_noctem sibi pollicentis_), l'empereur faisait condamner, en vertu de -la loi Scantinia, plusieurs chevaliers romains convaincus du crime de -pédérastie. Ce fut lui qui défendit aux femmes déshonorées l'usage de la -litière (_probosis feminis lecticæ usum ademit_), et qui établit des -peines terribles contre l'inceste des Vestales; il fit enterrer vive la -grande vestale, Cornélie, qui avait eu plus d'un complice, et ceux-ci -furent battus de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivît; d'autres -vestales, les soeurs Ocellata, Varronilla, eurent la liberté de choisir -leur genre de mort, et leurs séducteurs allèrent en exil. Enfin, -Domitien, honteux sans doute en faisant un retour sur lui-même, raya du -tableau des juges un chevalier romain qui avait repris sa femme, après -l'avoir répudiée et traînée devant les tribunaux comme adultère. - -Mais la morale évangélique déborde de toutes parts, et le paganisme -semble rougir de ses prostitutions, que justifiait l'histoire des faux -dieux. La philosophie chrétienne s'infiltre dans la doctrine de Platon, -et les empereurs, qui tiennent à honneur d'être philosophes, -s'appliquent à corriger leurs vices et à mettre un frein à leurs -passions. Ainsi, le vieux Nerva qui, au dire de Suétone, avait corrompu -la jeunesse de Domitien; Trajan, qui aimait les jeunes garçons, ce que -Xiphilin ne condamne pas; Adrien, qui eût sacrifié l'empire à son favori -Antinoüs, qu'il déifia, et qui passait pour un voluptueux à toutes fins -(_quæ adultorum amore ac nuptarum adulteriis, quibus Adrianus laborasse -dicitur, asserunt_); ces trois empereurs régnèrent comme des sages, et -travaillèrent à reconstituer la société romaine sur des bases -d'honnêteté, de justice, de pudeur et de religion, qui émanaient de la -foi nouvelle. Antonin le Pieux et Marc-Aurèle furent vraiment des -empereurs chrétiens, et sous leurs règnes glorieux, on put croire que -l'Évangile allait devenir le code universel de l'humanité. Mais le -paganisme, conspué dans ses tendances matérielles et flétri dans sa -dépravation organique, devait tenter un dernier effort sous Commode et -sous Héliogabale, pour entraîner le monde romain dans les dernières -saturnales de la Prostitution. - - - - -CHAPITRE XXIX. - - SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Sa jeunesse impudique. --Son mignon - Anterus. --Comment Commode employait ses jours et ses nuits. --Anterus - assassiné à l'instigation des préfets du prétoire. --Ses trois cents - concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies monstrueuses. - --Incestes qu'il commit. --Hideuses complaisances auxquelles il - soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait - décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de - ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le - projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre - des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de - Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée - par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du soleil. --Luxe - macédonien des vêtements d'Héliogabale. --Semiamire _clarissima_. - --Petit sénat fondé par l'empereur, pour complaire à sa mère. --Ce que - c'était que le _petit sénat_ et de quoi l'on s'y occupait. --Goûts - infâmes d'Héliogabale. --Pantomimes indécentes qu'il faisait - représenter et rôle qu'il jouait lui-même. --Quelle sorte de gens il - choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. --Comment - il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir qu'il - trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution populaire. - --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. --Convocation - qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous les - entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant cette - tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des assistants. - --L'empereur _courtisane_. --Comment Héliogabale célébrait les - vendanges. --Femmes légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La - veuve de Pomponius Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. - --Maris d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius - Zoticus, dit le _cuisinier_. --Mariage des dieux et des déesses. - --Festins féeriques d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait - tirer à ces festins. --Droits qu'avaient les courtisanes dans le - palais impérial. --Mort d'Héliogabale. --Alexandre Sévère, empereur. - --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses - débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur. - --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur - de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme. - --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter - l'histoire de la Prostitution romaine. - - -La famille des Antonins, après avoir mis sur le trône impérial deux -grands philosophes qui essayèrent de régénérer le monde païen par la -morale, devait produire l'infâme Commode et s'éteindre avec Héliogabale. -Les abominations de ces deux derniers règnes font un contraste -attristant avec les belles vertus d'Antonin et de Marc-Aurèle, qui -avaient même fait oublier leurs glorieux prédécesseurs Trajan et Adrien. -Marc-Aurèle avait prévu que son fils Commode ressemblerait un jour à -Néron, à Caligula et à Domitien: il regretta de n'être pas mort, avant -d'avoir vu cette prévision fatale s'accomplir. Si Commode n'avait eu -que de mauvaises moeurs, son père eût fermé les yeux sur ce qui n'était -qu'un fait ordinaire de la jeunesse et du tempérament; ainsi Marc-Aurèle -tolérait-il la vie licencieuse de son fils adoptif Lucius Vérus, qu'il -avait associé à l'empire et qu'il savait pourtant adonné à tous les -plaisirs sensuels; mais Lucius Vérus, en se livrant à la débauche avec -des danseurs, des bouffons et des courtisanes, avait soin de se -renfermer dans l'intérieur de son palais, et n'apportait au dehors -qu'une habitude décente, honorable et presque austère. Les excès de sa -vie privée n'influaient nullement sur sa vie publique, et il pouvait se -montrer auprès de Marc-Aurèle, sans faire rejaillir sur ce vertueux -empereur le scandale de ses propres vices. - -Mais Commode, au contraire, n'eût pas été satisfait, si ses turpitudes -n'avaient eu mille témoins et mille échos: c'était pour lui un plaisir -et un besoin que de s'avilir aux yeux de tous. De plus, l'abus de la -luxure avait surexcité ses sens à ce point que, pour les contenter, il -eut recours à l'effusion du sang: il était naturellement cruel, et chez -lui la cruauté se développa jusqu'à devenir une passion brutale qui se -mêlait à tous les emportements de la fureur érotique. «Dès sa plus -tendre enfance, raconte Lampride, qui a écrit d'après des historiens -grecs et latins aujourd'hui perdus, il fut impudique, méchant, cruel, -libidineux, et il souilla même sa bouche.» (_Turpis, improbus, crudelis, -libidinosus, ore quoque pollutus, constupratus fuit._) Cependant, peu -de temps après avoir pris la robe virile, au retour de l'expédition -d'Égypte où il avait accompagné son père, il partagea les honneurs du -triomphe avec le divin Marc-Aurèle. Il écarta les sages et dignes -précepteurs qu'on lui avait donnés et il s'entoura des hommes les plus -corrompus: un moment on les éloigna de lui; mais, comme le chagrin de ne -plus les voir l'avait fait tomber malade, on les lui rendit, et depuis -lors il ne mit plus de frein à ses impudicités. Il fit du palais une -taverne et un lieu de débauche (_popinas et ganeas in palatinis semper -ædibus fecit_); il attira dans ce lieu-là les femmes les plus -remarquables par leur beauté, comme des esclaves attachées aux lupanars, -pour les faire servir à tous ses impurs caprices (_mulierculas formæ -scitioris, ut prostibula mancipia lupanarium, ad ludibrium pudicitiæ -contraxit_). Enfin, il vivait avec les gladiateurs et les mérétrices; il -hantait les maisons de Prostitution et, déguisé en eunuque, il pénétrait -dans les cellules pour y porter de l'eau ou des rafraîchissements -(_aquam gessit ut lenonum magister_). - -Lorsque Marc-Aurèle mourut à Rome, Commode faisait la guerre aux -Barbares sur les bords du Danube, où il soupirait sans cesse après les -délices de l'Italie; il se hâta donc de quitter les soldats qui -l'avaient salué empereur, et il fut reçu avec acclamation par les -Romains, qui ne se souvinrent pas des turpitudes de sa jeunesse, en le -voyant si beau et si bien fait: «Son air n'avait rien d'efféminé, dit -Hérodien, son regard était doux et vif tout ensemble; ses cheveux frisés -et fort blonds: lorsqu'il marchait au soleil, sa chevelure jetait un -éclat si éblouissant, qu'il semblait qu'on l'eût poudré avec de la -poudre d'or.» Mais cette beauté radieuse, qui n'avait pas d'égale, si -l'on en croit Hérodien, ne tarda pas à se flétrir dans les orgies, où -Commode consultait moins ses forces que ses désirs insatiables; sa -constitution robuste ne résista pas à des assauts continuels, et il se -trouva bientôt débile, le dos voûté, la tête tremblante, le teint -bourgeonné, les yeux rouges et les lèvres baveuses. Il eut même, par -suite de plusieurs maladies honteuses, une tumeur si considérable aux -aines, qu'elle paraissait à travers ses vêtements de soie. Le jour de -son entrée à Rome, pendant que l'enthousiasme du peuple s'adressait -surtout à sa figure charmante et à sa bonne mine, il avait fait monter -derrière lui, sur son char, son mignon (_subactore suo_) Antérus, et, -pendant toute la cérémonie du triomphe, il se retournait à chaque -instant pour donner des baisers à ce vil personnage: leurs ignobles -caresses continuèrent en plein théâtre, aux applaudissements des -spectateurs. - -Commode reprit d'abord le train de vie qu'il menait du vivant de son -père: le soir, il courait les tavernes et les mauvais lieux (_vespera -etiam per tabernas ac lupanaria volitavit_); la nuit, il buvait jusqu'au -jour, en compagnie de son Antérus et de ses autres favoris. Quant aux -affaires de l'empire, il en laissait le soin à Pérennis, qui l'engageait -à ne s'occuper que de ses plaisirs et qui le délivrait du fardeau de son -gouvernement: ce fut une convention faite entre eux, lorsque Commode -perdit Antérus, que les préfets du prétoire firent assassiner pour -échapper aux caprices tyranniques de ce favori. Commode ne se consola de -cette perte, qu'en se plongeant dans des voluptés plus étranges encore: -il ne se montrait presque plus en public; il vivait enfermé dans le -palais, où il avait rassemblé trois cents concubines, que leur beauté -désigna au choix de ses pourvoyeurs, et qui furent choisies -indifféremment parmi les matrones et les prostituées. A ces concubines, -il avait adjoint, pour son usage, trois cents jeunes cinædes choisis -également dans la noblesse et dans le peuple, et non moins remarquables -que les femmes par la perfection de leurs formes corporelles. Ces six -cents convives étaient assis à sa table et s'offraient tour à tour à ses -impures fantaisies (_in palatio per convivia et balneas bacchatur_). -Quand la force physique lui faisait défaut, il appelait à son aide toute -la puissance de l'imagination: il obligeait ses concubines à se livrer -sous ses yeux aux plaisirs qu'il n'était plus capable de partager avec -elles (_ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari jubebat_). Ces -tableaux voluptueux avaient le pouvoir de ranimer ses sens épuisés, et -il redevenait encore une fois acteur dans ces obscènes bacchanales, où -les sexes étaient confondus, où la Prostitution avait recours aux plus -horribles artifices (_nec irruentium in se juvenum carebat infamia, omni -parte corporis atque ore in sexum utrumque pollutus_). - -Ce n'était plus, comme chez Tibère et Néron, l'ardeur d'assouvir -d'énormes passions matérielles; c'était plutôt l'infatigable recherche -d'une imagination dépravée qui n'aspirait qu'à rendre la vie à des sens -défaillants. Ainsi, Commode se mettait l'esprit à la torture pour -inventer, en guise de philtres, les plus odieuses combinaisons -d'obscénités. Après avoir violé ses soeurs et ses parentes, il donna le -nom de sa mère à une de ses concubines, afin de se persuader qu'il -commettait un inceste avec elle. Il n'épargna aucun des affidés qui -l'entouraient, et il les soumit à de honteuses complaisances, sans -refuser de s'y prêter lui-même (_omne genus hominum infamavit quod erat -secum et ab ominibus est infamatus_). Malheur à qui se permettait alors -de rire ou de se moquer: il envoyait aux bêtes le plaisant malavisé. -«Il aimait de préférence, dit Lampride, ceux qui portaient les noms des -parties honteuses de l'un ou de l'autre sexe, et il les embrassait de -préférence.» (_Habuit in deliciis homines appellatos nominibus -verendorum utriusque sexus, quos libentius suis osculis applicabat_). -Une variante du texte latin, _oculis_ au lieu d'_osculis_, atténue ce -passage, en donnant à entendre qu'il se contentait de les regarder avec -plus d'intérêt et de curiosité que les porteurs de noms honnêtes. Parmi -ses familiers, il avait distingué un affranchi qu'il appelait Onon -(+onos+, âne), à cause de certaine analogie obscène avec cet animal: il -l'enrichit et il le fit grand-prêtre d'Hercule des Champs, pour le -récompenser de ses mérites. (_Habuit et hominem pene prominente ultra -modum animalium, quem Onon appellavit, sibi charissimum_). Lui-même -s'était fait appeler _Hercule_ par le sénat, qui lui avait décerné déjà -les surnoms de _pieux_ et d'_heureux_. - -On ne saurait se représenter sans horreur les débauches, souillées de -sang humain, que ce monstre déifié mettait en oeuvre avec une sorte de -génie infernal; il ne respectait pas même les temples des dieux (_deorum -templa stupris polluit et humano sanguine_). Il aimait à porter des -vêtements de femme et à prendre des airs féminins; souvent il -s'habillait en Hercule, avec une veste brochée d'or et une peau de lion: -«C'était une chose ridicule et bizarre, dit Hérodien, que de le voir -faire parade en même temps de l'afféterie des femmes et de la force des -héros.» Dans ses festins, il mêlait souvent des excréments aux mets les -plus délicats, et il n'hésitait pas à y goûter lui-même, pour avoir le -plaisir d'en faire manger aux autres (_dicitur sæpe pretiosissimis -cibis humana stercora miscuisse, nec abstinuisse gustu, aliis, ut -putabat, irrisis_). Les grimaces que faisaient les convives en l'imitant -lui procuraient un malin divertissement auquel il ne se bornait pas. Un -jour, il ordonna au préfet du prétoire Julien de se dépouiller de ses -habits et de danser nu, le visage barbouillé, en jouant des cimbales, -devant les concubines et les gitons, qui l'applaudissaient; ensuite, il -le fit jeter dans un vivier, où les lamproies le dévorèrent. Il ne -manquait pas de faire inscrire solennellement dans les actes publics de -Rome tout ce qu'il faisait de honteux, d'impur, de cruel, en un mot -toutes ses prouesses de gladiateur et de débauché (_omnia quæ turpiter, -quæ impure, quæ crudeliter, quæ gladiatorie, quæ lenonice faceret_). - -Enfin, cet exécrable empereur, après avoir échappé à plusieurs -conspirations tramées contre sa vie, périt assassiné à l'instigation de -Marcia, celle de ses concubines qu'il aimait le plus. Marcia l'aimait -aussi malgré ses crimes, et elle veillait sur ses jours, comme une mère -attentive, peut-être par pitié plutôt que par amour. Commode eut l'idée -de célébrer le premier jour de l'année par une fête dans laquelle il -irait au Cirque, armé de sa massue et précédé de tous les gladiateurs. -Marcia le conjura de n'en rien faire, et tous les officiers de la maison -impériale le supplièrent aussi de ne pas s'exposer de la sorte aux -poignards des assassins. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il -rencontrait de la part de ses plus fidèles serviteurs, résolut de se -débarrasser d'eux en les condamnant à mort. Il écrivit les noms des -condamnés sur une écorce de tilleul, qu'il oublia sous son chevet. «Il -avait à sa cour, rapporte Hérodien, un de ces petits enfants qui -servent aux plaisirs des Romains voluptueux, qu'on tient à demi nus et -dont on relève la beauté par l'éclat des pierreries. Il aimait celui-ci -éperdûment et le faisait appeler _Philocommode_.» L'enfant entra dans la -chambre, trouva par terre la liste de proscription et l'emporta comme un -jouet. Marcia vit cette liste dans les mains de l'enfant et la lui -enleva, en le caressant: «Courage! Commode, ne te démens point, -s'écria-t-elle en lisant son nom et ceux des proscrits. Voilà donc la -récompense de ma tendresse et de la longue patience avec laquelle j'ai -supporté tes brutalités et tes débauches!... Mais il ne sera pas dit -qu'un homme toujours enseveli dans le vin préviendra une femme sobre et -qui a toute sa raison!» En effet, elle alla sur-le-champ avertir ceux -qui devaient partager son sort et elle versa de sa main le poison dans -la coupe de Commode qui, menaçant de vivre, fut étranglé par un esclave, -nommé Narcisse, que Marcia avait gagné à sa cause en promettant de -s'abandonner à lui. «Commode fut plus cruel que Domitien, plus impur que -Néron!» acclama le sénat qui voulait que le cadavre fût traîné avec un -croc, au spoliaire, où l'on entassait les corps morts des gladiateurs. - -On pouvait croire que Commode ne serait jamais surpassé dans les annales -de la Prostitution, mais on avait compté sans Héliogabale, qui a laissé -dans l'histoire une souillure ineffaçable et une célébrité unique -d'infamie. Lampride, en écrivant la vie impure (_impurissimam_) de ce -monstre d'après les contemporains grecs et latins qui l'avaient écrite -avant lui, a eu presque honte de son ouvrage, quoiqu'il ait passé sous -silence une foule de détails que la pudeur ne lui permit pas de -recueillir (_quum multa improba reticuerim et quæ ne dici quidem sine -maximo pudore possunt_), et quoiqu'il ait voilé sous des termes honnêtes -(_prætextu verborum adhibito_) ceux qu'il osait conserver dans son récit -adressé à l'empereur Constantin. Hérodien et Xiphilin, qui ont survécu -seuls à la perte des historiens originaux, nous fournissent -quelques-unes de ces particularités odieuses que Lampride (d'autres -disent Spartien) n'a pas voulu reproduire. «On s'étonne, répéterons-nous -avec Lampride, qu'un pareil monstre ait été élevé à l'empire, et qu'il -l'ait gouverné près de trois ans, sans qu'il se soit trouvé personne qui -en ait délivré la société romaine, lorsque jamais un tyrannicide n'a -manqué aux Néron, aux Vitellius, aux Caligula et aux autres princes de -cette espèce.» Le règne d'Héliogabale est vraiment la dernière -convulsion du paganisme qui se meurt et qui, en mourant, se roule avec -désespoir au milieu de toutes les fanges du monde antique. - -Héliogabale, dont le nom originaire était Avitus, prit celui qui -désignait son premier état de prêtre du soleil, et ensuite il adopta -celui d'Antonin, parce qu'il prétendait descendre de cette famille -antonine, à laquelle l'empire devait Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle, -mais que l'exécrable Commode avait déjà déshonorée. Selon Héliogabale, -sa mère Semiamire, qui vécut en courtisane et qui commit à la cour des -empereurs toutes sortes de turpitudes (_quum ipsa meretricio more -vivens, in aulâ omnia turpia exerceret_), avait eu avec Antonin -Caracalla un commerce honteux, dont il était le fruit. Son origine fut -cependant contestée par ceux qui l'avaient surnommé _Varius_ ou bigarré, -à cause des nombreux amants qui partagèrent à cette époque les faveurs -de sa mère. Quoi qu'il en fût de sa naissance, quand Macrin eut fait -assassiner Caracalla, Héliogabale craignit d'être compris dans le -meurtre de l'empereur qu'il se donnait pour père, et il chercha un asile -inviolable dans le temple du soleil. Ce fut de ce temple qu'il sortit, -l'année suivante, pour se faire proclamer empereur par les soldats, qui -le surnommèrent l'Assyrien et le Sardanapale: «Il portait des habits -très-somptueux, raconte Hérodien, couverts d'or et de pourpre, avec des -bracelets, un collier et une couronne en manière de tiare enrichie de -perles et de pierres précieuses. Son habillement tenait de celui des -prêtres de Phénicie et empruntait quelque chose du luxe de la Macédoine: -il méprisait celui des Romains et des Grecs, qui n'était que de laine, -et il ne faisait cas que des étoffes de soie.» Il eut l'idée, pour -accoutumer les Romains à son luxe barbare et à ses parures efféminées, -de se faire peindre en costume de prêtre du soleil et d'envoyer ce -portrait à Rome, avant d'y venir lui-même. Mais ce n'était rien que sa -figure auprès de ses moeurs, qui inspirèrent de l'effroi aux Romains les -plus débauchés: _Quis enim ferre posset principem per cuncta cava -corporis libidinem recipientem, quum ne belluam quidem talem quisquam -ferat?_ Héliogabale n'était pas arrivé par l'enivrement du pouvoir à cet -excès de dépravation sensuelle: l'empire l'avait trouvé ainsi corrompu -et dégradé dans le sanctuaire de son dieu phénicien. On peut donc dire -qu'en devenant empereur, il ne devint pas plus pervers ni plus infâme, -sinon plus cruel. Qu'attendre d'un misérable insensé, qui n'avait aucune -notion de l'honnête, et qui faisait consister le principal avantage de -la vie à être digne et capable de satisfaire l'ignoble passion de -plusieurs (_cum fructum vitæ præcipuum existimans si dignus atque aptus -libidini plurimorum videretur_)? On comprend que les chrétiens aient -représenté cet empereur comme une incarnation du diable. - -Dès la première assemblée du sénat, il y parut avec sa mère, cette -vieille courtisane que plus d'un sénateur se rappelait avoir connue dans -l'exercice de son abject métier. Semiamire prit place auprès des -consuls, et signa le sénatus-consulte rédigé dans cette circonstance. Ce -fut la seule femme qui siégea, en qualité de _clarissima_, dans le sénat -romain. Héliogabale fonda aussi, pour plaire à sa mère, un petit sénat -(_senaculus_), composé de matrones qui s'assemblaient, à certains jours, -sur le mont Quirinal, pour discuter des lois somptuaires relatives aux -femmes: on détermina quels habillements elles porteraient en public; qui -aurait entre elles la préséance; quelles personnes elles admettraient au -baiser d'usage; qui d'elles se servirait de voitures suspendues; qui, de -chevaux de selle; qui, d'ânes; qui, d'un chariot traîné par des boeufs -ou par des mules; qui, de litière, et si ces litières seraient garnies -de peau et ornées d'or, d'ivoire ou d'argent; on régla, par -sénatus-consulte, la forme et les ornements de la chaussure que chaque -classe de femmes aurait le privilége de porter. Semiamire semblait -s'être réservé l'autorité suprême sur son sexe exclusivement; -Héliogabale, sur le sien, comme s'il bornait son rôle d'empereur à -commander aux hommes. Pendant l'hiver qu'il passa à Nicomédie, avant de -s'établir à Rome, Héliogabale donna carrière à ses goûts infâmes; -tellement que les soldats qui l'avaient élu rougirent de leur ouvrage, -en voyant leur empereur confondu avec de vils gitons (_omnia sordide -ageret, inireturque à viris et subaret_). Il n'eut garde de changer de -genre de vie, lorsqu'il fut à Rome. «Toutes ses occupations, dit -Lampride, se bornèrent à choisir des émissaires chargés de chercher -partout et d'amener à sa cour les hommes qui devaient remplir certaines -conditions favorables à ses plaisirs.» Xiphilin explique quelles étaient -ces conditions que la nature avait départies plus libéralement à un -petit nombre de privilégiés. Ceux qu'on jugeait dignes d'être présentés -à l'empereur figuraient dans les pantomimes indécentes, qu'il faisait -représenter, et dans lesquelles il jouait toujours un rôle de déesse de -la fable. Il aimait surtout à mettre en action les amours de Vénus, et -pour faire ce personnage, il se peignait le visage et il se frottait -tout le corps avec des aromates. Souvent il renouvelait, sous le -déguisement de Vénus, la scène principale du jugement de Pâris: tout à -coup ses vêtements tombaient à ses pieds, et on le voyait nu, une main -devant son sein et l'autre devant le signe de la virilité qu'il cachait -entièrement, _posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et -oppositis_. - -Héliogabale choisissait, au théâtre et dans le cirque, les compagnons de -ses débauches, parmi les athlètes les plus robustes et les gladiateurs -les plus membrus. C'est là qu'il distingua les cochers Protogène, -Gordius et Hiéroclès, qui eurent part à toutes ses turpitudes: il avait -une telle passion pour Hiéroclès qu'il lui donnait publiquement les -baisers les plus hideux (_Hieroclem vero sic amavit ut eidem oscularetur -inguina_); il nommait cela célébrer les Florales. Il avait fait -construire des bains publics dans le palais, et il n'avait pas honte de -se baigner au milieu du peuple, afin de mieux découvrir par lui-même les -qualités particulières qu'il aimait dans les hommes (_ut ex eo -conditiones bene vasatorum hominum colligeret_). Il parcourait aussi -les carrefours et les bords du Tibre, pour chercher ceux qu'il appelait -des _monobèles_, c'est-à-dire des hommes complets (_viriliores_). Il n'y -avait de crédit et d'honneurs, que pour ces sortes de gens (_homines ad -exercendas libidines bene vasatos et majoris peculii_). Héliogabale -éleva aussi aux premières dignités de l'empire certains personnages qui -n'avaient pas d'autres titres à ses préférences, que leurs énormes -attributs virils (_commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum_). -Dans les festins il les plaçait à ses côtés le plus près possible, et il -se délectait à leur contact et à leurs attouchements (_eorumque -attrectatione et tactu præcipue gaudebat_); c'était de leurs mains qu'il -voulait prendre la coupe où il buvait en l'honneur de leurs hauts faits -et des siens. - -A l'exemple de Néron et de Commode, il trouvait un plaisir infini à se -mêler incognito à tous les actes de la Prostitution populaire: «Couvert -d'un bonnet de muletier, afin de n'être pas reconnu, raconte Lampride, -il visita, en un seul jour, dit-on, les courtisanes du Cirque, du -Théâtre, de l'Amphithéâtre et de tous les quartiers de Rome; s'il ne se -livra pas à la débauche avec toutes ces filles (_sine effectu -libidinis_), il leur distribua pourtant des pièces d'or, en disant: ---Que personne ne sache qu'Antonin vous a fait ce don!» Il se sentait -plein de sympathie et de tendresse pour ces malheureuses instigatrices -de la débauche publique. Un jour, il convoqua dans une basilique de la -ville toutes les courtisanes inscrites sur les registres de la police -édilitaire, et il présida lui-même cette étrange assemblée, dans -laquelle il admit les entremetteuses de profession, tous les débauchés -connus, les enfants et les jeunes gens vendus à la luxure (_lenones, -exoletos, undique collectos et luxuriosissimos puerulos et juvenes_). -D'abord il se présenta en costume de grand-prêtre du soleil, pour mieux -imposer à cette tourbe infâme, et il prononça un discours de -circonstance, commençant par ce mot: _Camarades_ (_commilitones_), qui -revenait à chaque instant dans son allocution impudique. Ensuite il -ouvrit la discussion sur plusieurs questions abstraites de volupté et de -libertinage (_disputavitque de generibus schematum et voluptatum_). Son -immodeste auditoire battait des mains et poussait des acclamations, -chaque fois qu'il rencontrait quelque effroyable imagination de -débauche. Enivré de son succès, il sortit un moment et reparut habillé -en femme, portant la toge et la perruque blonde des courtisanes, -découvrant une gorge postiche et montrant sa jambe nue, avec les -allures, les gestes, les agaceries et les paroles d'une prostituée de -carrefour. Sous ce costume, il s'approcha de celles à qui son caprice -avait emprunté la livrée mérétricienne, et il leur prouva qu'il savait -leur métier aussi bien qu'elles. Puis, se débarrassant de sa gorge -d'emprunt (_papillâ ejectâ_), il prit les airs et l'habit des enfants -qu'on vendait à la Prostitution (_habitu puerorum qui prostituuntur_), -et il se tourna vers les débauchés, pour leur faire voir qu'il n'était -pas moins expert qu'eux dans leur art honteux. Enfin il termina la -séance, en prononçant une nouvelle harangue plus monstrueuse que la -première, en promettant à chaque assistant un donatif de trois pièces -d'or, et en se recommandant à leurs prières pour obtenir que les dieux -lui accordassent la santé, la vigueur et le plaisir dont il avait besoin -jusqu'à sa mort. - -Ce ne fut pas la seule marque de bienveillance spéciale qu'il accorda, -par amour du métier, à la classe des courtisanes. On le vit souvent -racheter de ses deniers toutes celles qui étaient esclaves au pouvoir -des lénons, et les affranchir ensuite, afin qu'elles pussent continuer à -leur profit l'odieux trafic qu'elles avaient appris à exercer. On -raconte même, à ce sujet, qu'ayant racheté ainsi au prix de cent mille -sesterces (19,375 fr.) une courtisane fort belle et très-fameuse, il ne -la toucha pas et la respecta comme une vierge (_velut virginem -coluisse_). Quand il voyageait, il se faisait suivre de six cents -chariots, remplis de lénons, d'appareilleuses, de mérétrices et de -cinædes bien pourvus (_causa vehiculorum erat lenonum, lenarum, -meretricum, exoletorum, subactorum etiam bene vasatorum multitudo_). Il -avait toujours des femmes avec lui dans ses bains, et c'était lui-même -qui les épilait. Il se servait aussi, pour sa barbe, d'une pâte -épilatoire (_psilothro_), et il employait de préférence à cet usage -celle qui avait déjà servi à l'épilation de ses femmes. Il employait -également, pour faire sa barbe, le même rasoir avec lequel il avait rasé -le poil des parties honteuses de ses gitons (_rasit et virilia -subactoribus suis novacula manu suâ, qua postea barbam fecit_). «Il n'y -a personne, dit Xiphilin, qui puisse faire ni écouter le récit des -abominables saletés qu'il fit ou qu'il souffrit en son corps.» Xiphilin -répugne à entrer dans ces détails, que Dion Cassius avait minutieusement -recueillis et que la langue grecque couvrait d'une sorte de voile qui -les rendait plus tolérables; mais l'histoire originale de Dion Cassius -n'a pas conservé le règne d'Héliogabale, comme si les pages consacrées à -ce règne abominable avaient été déchirées par une main pudique. Lampride -dit aussi qu'on avait réuni, dans les histoires de cette époque, un -grand nombre d'obscénités, qu'il a cru devoir passer sous silence, parce -qu'elles ne sont pas dignes de rester dans la mémoire des hommes (_digna -memoratu non sunt_): «Il inventa, dit-il, plusieurs nouveaux genres de -débauche, et il surpassa les exploits des anciens débauchés, car il -connaissait toutes les pratiques de Néron, de Caligula et de Tibère -(_libidinum genera quædam invenit, ut spinthrias veterum malorum -vinceret, et omnes apparatus Tiberii et Caligulæ et Neronis norat_).» - -On doit surtout regretter le texte original de Dion Cassius, en citant -ce curieux passage de l'Abrégé de Xiphilin, prudemment affaibli dans la -traduction du président Cousin: «Héliogabale allait aux lieux de -Prostitution, en chassait les courtisanes, et s'y plongeait dans les -plus infâmes voluptés. Enfin il destina à l'incontinence un appartement -de son palais, à la porte duquel il se tenait, tout nu, debout à la -façon des courtisanes, en tirant un rideau attaché à des anneaux d'or et -appelant les passants d'un ton mou et efféminé. Il avait d'autres -personnes attachées au même emploi, dont il se servait pour aller -chercher des gens dont l'impudicité pût lui donner du plaisir. Il tirait -de l'argent des complices de ses débauches, et se glorifiait d'un gain -aussi infâme que celui-là. Quand il était avec les compagnons de ses -débordements, il se vantait d'avoir un plus grand nombre d'amants qu'eux -et d'amasser plus d'argent; il est vrai qu'il en exigeait indifféremment -de tous ceux auxquels il se prostituait. Il y en avait un, entre autres, -d'une taille fort avantageuse, et qu'il avait dessein, pour ce sujet, de -désigner César.» Le président Cousin, dans cette pâle traduction, a -évité de rendre la naïveté cynique du texte grec, qui n'avait pas à -ménager la susceptibilité des beaux-esprits français. - -Si les appétits sensuels d'Héliogabale étaient immodérés, son -imagination dépravée avait encore plus de puissance et d'activité. -Ainsi, ce qu'il cherchait sans cesse avec une impatiente curiosité, -c'étaient de nouvelles manières de souiller ses yeux, ses oreilles et -son âme, en souillant aussi la pudeur d'autrui. Les prodigieux festins -qu'il offrait à ses mignons et à ses gladiateurs, mettaient entre leurs -mains des coupes aux formes obscènes, et faisaient circuler devant eux -des amphores et des vases d'argent surchargés d'images érotiques -(_schematibus libidinosissimis inquinata_). Toute cette argenterie -effrontée brillait surtout dans les soupers d'apparat, qu'il donnait à -l'occasion des vendanges, et dans lesquels il s'amusait à déshonorer les -citoyens les plus recommandables et les vieillards les plus majestueux. -Il leur demandait, pour les embarrasser, s'ils avaient fait preuve dans -leur jeunesse d'autant de vigueur qu'il en déployait lui-même, et ces -questions, il les leur adressait avec une impudence inouïe -(_impudentissime_), car jamais il ne s'abstint des expressions les plus -infâmes et il y joignait souvent des gestes et des signes plus infâmes -encore (_neque enim unquam verbis pepercit infamibus, quum et digitis -impudicitiam ostentaret, nec ullus in conventu, et audiente populo, -esset pudor_). Voilà comme il entendait célébrer la liberté des -vendanges. Il interrogeait brusquement un vieux à barbe blanche et au -maintien solennel: «Es-tu fidèle au culte de Vénus (_an promptus esset -in Venerem_)?» Si le vieillard rougissait, à cette impertinente -question: «Il a rougi! s'écriait-il, la chose va bien (_salva res -est_).» Le silence et la rougeur équivalaient pour lui à un aveu. Il -s'autorisait alors à parler de ses propres actes, et si tous les -vieillards baissaient les yeux en rougissant, il faisait appel à ses -jeunes complices, pour les inviter à répondre sans détour sur le sujet -qu'il avait posé: ceux-ci obéissaient aussitôt et tâchaient de renchérir -encore sur la turpitude de leur maître, qui se réjouissait de les -entendre et qui leur portait d'ignobles défis. La flatterie déliait -souvent la langue des vieillards, qui se vantaient à leur tour de -commettre les mêmes ignominies et d'avoir des maris (_qui improba -quædam pati se dicerent, qui maritos se habere jactarent_). L'empereur, -à ces révélations inattendues, exultait de joie et ne s'apercevait point -que ces misérables feignaient des vices qu'ils n'avaient pas, pour lui -complaire et le divertir. - -Cet empereur hermaphrodite voulut avoir plusieurs femmes légitimes et -plusieurs maris. Il épousa d'abord la veuve de Pomponius Bassus, qu'il -avait fait condamner à mort en l'accusant de s'être fait le censeur de -la conduite privée de l'empereur. Cette femme, aussi belle que noble, -était petite-fille de Claude Sévère et de Marc-Antonin. Héliogabale, qui -eut recours à la violence pour lui faire subir une odieuse union, la -délaissa bientôt pour ses rivales: «Il ne les recherchait pourtant pour -aucun besoin qu'il en eût, dit Xiphilin, mais par le désir d'imiter les -débauches de ses amants.» Il se maria ensuite avec Cornélia Paula, dans -l'espoir, disait-il, d'être plus tôt père, «lui qui n'était pas homme,» -ajoute Xiphilin, comme pour mettre à la torture les commentateurs. Ce -mariage fut célébré par des jeux et des fêtes publiques, mais bientôt il -répudia sa nouvelle épouse, sous prétexte qu'elle avait une tache sur le -corps. La véritable cause de cette répudiation était un autre mariage -qu'il souhaitait contracter avec plus d'éclat que les précédents. Il -avait pénétré dans le temple de Vesta, et peu s'en fallut qu'il ne -laissât s'éteindre le feu sacré (_ignem perpetuum extinguere voluit_), -pendant qu'il profanait le sanctuaire par un inceste. Il enleva la -vestale Aquila Sévéra et l'épousa insolemment à la face du ciel, en -disant que les enfants qui naîtraient du grand-prêtre du soleil et de la -prêtresse de Vesta auraient sans doute quelque chose de sacré et de -divin. Mais Héliogabale n'eut pas plus d'enfants de ce mariage sacrilége -que des autres, et il se dégoûta bientôt de sa vestale, qu'il remplaça -par deux ou trois femmes successivement jusqu'à ce qu'il eût repris -Aquila Sévéra. - -Mais, pour parler de ses mariages avec des hommes, c'est à peine si nous -oserons nous en tenir à la traduction de Xiphilin, que le président -Cousin n'a point osé reproduire avec une fidélité scrupuleuse. -Héliogabale se maria donc en qualité de femme, et se fit appeler -_madame_ et _impératrice_. «Il travaillait en laine, portait quelquefois -un réseau et se frottait les yeux de pommade. Il se rasa le menton et en -fit une fête, prit soin qu'il ne lui parût aucun poil, pour être plus -semblable à une femme, et reçut, étant couché, les sénateurs qui -l'allaient saluer. Son mari était un esclave natif de Carie, nommé -Jérocle, conducteur de chariots.» Il avait remarqué Jérocle, un jour -que, tombant de son chariot, ce cocher avait laissé voir ses cheveux -bouclés et son menton sans barbe: Jérocle avait une abondante chevelure -blonde, une peau lisse et blanche, des traits fins et un regard -chatoyant, mais il joignait à ces apparences efféminées une taille de -géant et des formes athlétiques. Héliogabale le fit enlever tout couvert -de sueur et de poussière; puis, il l'installa dans sa chambre à coucher, -au sortir du bain, et le lendemain il l'épousa solennellement. «Il se -faisait maltraiter par son mari, raconte Xiphilin ou plutôt le président -Cousin, dire des injures et battre avec une si grande violence qu'il -avait quelquefois au visage des marques des coups qu'il avait reçus. Il -ne l'aimait point d'une ardeur faible et passagère, mais d'une passion -forte et constante, tellement qu'au lieu de se fâcher des mauvais -traitements qu'il recevait de lui, il l'en chérissait plus tendrement. -Il l'eût fait déclarer césar, si sa mère et son aïeule ne s'étaient pas -opposées à cet acte de démence impudique.» - -Jérocle eut pourtant un rival qui balança un moment le crédit dont il -jouissait auprès de l'empereur. C'était Aurélius Zoticus, dit le -_Cuisinier_, parce que son père l'avait élevé dans les cuisines, où tout -enfant il tournait la broche. Zoticus renonça de bonne heure au métier -paternel pour embrasser l'état de lutteur: il l'emportait en bonne mine -et en vigueur corporelle sur tous les athlètes avec lesquels il se -mesurait dans les jeux du cirque. Les pourvoyeurs d'Héliogabale -reconnurent avec admiration les singuliers mérites de ce robuste -champion et s'emparèrent de lui pour le mener à Rome avec une pompe -triomphale. Sur l'éloge qu'on avait fait de lui à Héliogabale, qui -brûlait de le voir, il avait été nommé chambellan (_cubicularius_) de -l'empereur. Celui-ci l'attendait avec une impatience qui éclata de la -façon la plus indécente, quand le nouveau chambellan fut introduit dans -le palais à la clarté des flambeaux. «Dès que cet infâme prince -l'aperçut, raconte Xiphilin en conservant les termes mêmes du récit de -Dion Cassius, il accourut à lui avec beaucoup de rougeur sur le visage; -et, parce que Zotique en le saluant l'avait appelé _seigneur_ et -_empereur_ selon la coutume, il lui répondit, en tournant la tête d'un -air plein de mollesse comme une femme et en jetant sur lui des regards -lascifs: --Ne m'appelez point _seigneur_, puisque je suis une _dame_!» -Il l'emmena baigner à l'heure même avec lui; et l'ayant trouvé tel qu'on -le lui avait représenté, il soupa entre ses bras comme sa maîtresse.» -Jérocle, jaloux de ce rival, eut l'adresse de lui faire verser par les -échansons un breuvage réfrigératif qui lui ôta toute sa vigueur et qui -le frappa d'impuissance. Héliogabale, loin de soupçonner le complot dont -Zoticus était victime, le regarda dès lors avec autant de colère et de -mépris qu'il lui avait témoigné d'estime et d'affection auparavant. Peu -s'en fallut qu'il l'envoyât aux bêtes, et Zoticus, dans sa disgrâce, fut -encore trop heureux de se voir seulement dépouillé de ses honneurs et -chassé du palais, de Rome et de l'Italie. - -Héliogabale, qui se jouait ainsi scandaleusement de l'institution du -mariage au double point de vue de la morale et des lois, eut la pensée -bizarre de marier aussi les dieux et les déesses. Il commença par donner -une femme à son dieu phénicien, comme si ce dieu avait eu besoin de -femme et d'enfant, dit Xiphilin. La femme qu'il lui avait choisie était -Pallas, et pour accomplir cette union divine, il fit apporter dans sa -chambre le palladium, cette statue vénérée, que les Romains -considéraient comme la sauvegarde de Rome, et qui n'avait pas été -changée de place une seule fois, excepté lorsque le feu avait pris au -temple de la déesse. Mais le lendemain de cette profanation étrange et -ridicule, qu'il avait poussée aussi loin que possible en couchant les -deux statues dans le même lit, il déclara qu'une déesse si guerrière ne -convenait pas à un dieu si pacifique, et il fit apporter, à Rome, pour -ce dieu, la statue de Vénus Uranie, la divinité des Carthaginois. -Uranie, qui présidait à l'incubation des êtres dans le travail -mystérieux de la nature, et qui personnifiait la lune et les autres de -la nuit, devait naturellement être l'épouse d'Héliogabale, dieu du -soleil et de la génération. L'empereur célébra donc leurs noces avec -splendeur, et il fit contribuer tous les sujets de l'empire aux présents -magnifiques qu'il offrit aux époux; lui-même, le visage peint et fardé, -il dansa, en tunique de soie, autour des deux statues placées côte à -côte dans un lit de pourpre, et enchaînées l'une à l'autre avec des -bandelettes de lin. Cet incroyable mariage de statues donna lieu à de -grandes réjouissances à Rome et dans toute l'Italie. Héliogabale -s'identifiait, en quelque sorte, au dieu dont il portait le nom; il se -faisait un devoir religieux de lui soumettre, de lui sacrifier tous les -dieux, même celui des chrétiens; car il souilla leurs temples de ses -impuretés et il fit déposer leurs images dans le panthéon du soleil: -c'était là qu'il venait, au sortir de ses monstrueuses débauches, -remplir son ministère de grand-prêtre. Il ne refusait pas néanmoins de -prendre part au culte des autres divinités, surtout s'il avait un rôle à -jouer dans les mystères de ce culte. Ainsi, on le vit agiter sa tête -échevelée parmi les prêtres mutilés de Cybèle; il se lia comme eux les -parties génitales (_genitalia sibi devinxit_), et il fit tout ce que ces -impurs fanatiques avaient l'habitude de faire. Il s'associa également -aux rites bizarres et obscènes d'Isis, de Priape, de Flore et de -Cotytto. - -Rien ne peut présenter une idée exacte et complète de ces festins -féeriques, dans lesquels il rassemblait tout ce que le luxe, la -prodigalité, la gourmandise et le caprice pouvaient inventer, pour -satisfaire ses passions, ses sens et ses instincts pervers. Il ne -vivait, pour ainsi dire, que pour découvrir des voluptés nouvelles -(_exquirere novas voluptates_). Lampride a énuméré quelques-unes des -folles merveilles de ces repas, où il était toujours assis sur des -fleurs ou sur des essences précieuses, vêtu de pourpre ou d'étoffes -d'or, surchargé de pierreries sous le poids desquelles il disait -succomber de plaisir (_quum gravari se diceret onere voluptatis_), et la -tête coiffée d'un lourd diadème oriental. Ces fabuleux repas duraient -des jours entiers, des nuits entières, sans autre interruption que les -intervalles consacrés à la débauche, comme des repos accordés à -l'estomac, qui ne se lassait pas plus que l'ardeur des sens. Les -convives alors n'étaient plus des hommes, mais des bêtes fauves: ils -s'efforçaient à l'envi d'imiter leur empereur, sans espoir de l'égaler. -Celui-ci, échauffé par le vin et les parfums, rejetait tous ses -vêtements, se couronnait de rayons d'or, suspendait un carquois sur ses -épaules, et nu, les cheveux flottants, le corps frotté d'huile -aromatique, il montait sur un char, resplendissant de pierres précieuses -et de métaux, attelé de trois ou quatre femmes absolument nues, qui le -traînaient autour de la salle du banquet. (_Junxit et quaternas mulieres -pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic -vectatus est: sed plerunque nudus quum illum nudæ traherent._) Sa -générosité à l'égard de ses compagnons de table se traduisait en -présents gigantesques ou ridicules, que le sort distribuait souvent au -hasard des lots; il riait beaucoup, quand la fortune aveugle avait fait -tomber dans les mains d'un vieux débauché une coquille portant ces mots -qui étaient un ordre: «Se conduire en homme devant l'empereur»; il riait -davantage, si, par une de ces chances qu'il aimait à provoquer, une -vieille décrépite devenait la maîtresse d'un beau jeune garçon. Souvent -les billets cachetés, que ses convives tiraient de l'urne, leur -ordonnaient les douze travaux d'Hercule ou les condamnaient à des -services ignobles et dégradants. Ces espèces de loteries conviviales, où -il mettait en frais son imaginative, entraînaient parfois avec elles -l'exil, la confiscation et même la mort pour ceux que le sort n'avait -pas favorisés. Heureux celui qui en était quitte pour dix mouches, dix -oeufs, dix toiles d'araignée, à fournir ou à recevoir! Les femmes, -quelquefois les prostituées ramassées dans les rues, qui assistaient à -ces orgies et qui en subissaient toutes les vicissitudes, étaient -ordinairement les mieux partagées et se retiraient, épuisées de -lassitude, le visage décomposé, le corps meurtri, les vêtements en -lambeaux, mais chargées de butin. La plus misérable, et la plus déchue, -que sa bonne étoile avait amenée à la table de l'empereur, pouvait se -vanter d'avoir été un moment presque impératrice, car Héliogabale -prenait son plaisir partout, pourvu qu'il n'eût pas affaire deux fois à -la même femme (_idem mulieres nunquam iteravit, præter uxorem_). Enfin, -les courtisanes de Rome avaient le droit de venir se prostituer, au -lupanar impérial qui restait ouvert jour et nuit dans l'intérieur du -palais (_lupanaria domi amicis, clientibus et servis exhibuit_). -Courtisanes et gitons se recommandaient d'eux-mêmes à sa sollicitude -paternelle: un jour, il leur fit distribuer la septième partie des -approvisionnements de blé que Trajan et Sévère avaient accumulés dans -les greniers publics, et qui pouvaient subvenir à sept années de -disette. - -Ce monstre à face humaine déshonora l'Empire pendant un règne de quatre -ans où il entassa toutes les extravagances, toutes les atrocités, toutes -les débauches, toutes les abominations qui peuvent outrager la nature. -Il se glorifiait d'imiter Apicius dans sa vie privée, et, sur le trône, -Néron, Othon et Vitellius. Il n'avait pourtant que dix-huit ans, -lorsqu'il fut tué par des bouffons dans les latrines où il s'était -caché. Les soldats, qui avaient conspiré pour délivrer Rome et le monde -d'un pareil empereur, sévirent aussi contre ses complices et leur firent -endurer différents supplices, arrachant aux uns les entrailles et -empalant les autres, afin, disaient-ils, que leur mort ressemblât à leur -vie (_ut mors esset vitæ consentiens_). Le _traîné_, l'_impur_, comme le -surnommèrent ceux qui traînaient son corps dans les fanges de la ville, -ne devait pas avoir d'égal dans l'histoire des empereurs, et, après lui, -l'humanité sembla se reposer, sous la bienfaisante influence -d'Alexandre Sévère, en ouvrant les yeux à la lumière de la morale -évangélique. Mais, avant que le christianisme, qui envahissait de toutes -parts la société païenne, eût mis un frein aux passions sensuelles et -constitué la police des moeurs dans les gouvernements, on vit encore les -empereurs qui se succédaient sur le trône, comme les histrions sur un -théâtre, donner au peuple l'exemple contagieux de tous les écarts de la -Prostitution. Presque tous s'adonnèrent à la débauche, presque tous se -laissèrent aller à de monstrueux raffinements de dépravation. Gallien, -qui ne vécut que pour son ventre et ses plaisirs (_natus abdomini et -voluptatibus_), imitait quelquefois Héliogabale: il invitait un grand -nombre de femmes à ses festins, et alors il choisissait pour lui les -plus jeunes et les plus belles, laissant les laides et les vieilles à -ses convives. Si le _divin_ Claude, comme pour faire oublier aux Romains -l'impur Gallien (_prodigiosum_), régna en philosophe chaste et modeste; -si Aurélien réprima le luxe par des lois somptuaires et punit -rigoureusement l'adultère, même parmi les esclaves; si l'empereur Tacite -défendit d'établir des mauvais lieux dans l'intérieur de Rome, défense -qui ne put être maintenue (_meritoria intra urbem, stare vetuit, quod -quidem diu tenere non potuit_); s'il fit fermer les bains publics -pendant la nuit; s'il interdit les habits de soie et les profusions du -luxe efféminé; si Probus a été vraiment digne de son nom; Carin, -prédécesseur de Dioclétien, fut, en revanche, suivant les termes de -Flavius Vopiscus, «le plus débauché de tous les hommes, le plus effronté -des adultères et des corrupteurs de la jeunesse, et poussa l'infamie -jusqu'à se prostituer lui-même (_homo omnium contaminatissimus, adulter, -frequens corruptor juventutis, ipse quoque male usus genio sexus sui_).» -Il avait pour préfet du prétoire un vieil entremetteur, nommé Matronien; -pour secrétaire, un impur (_impurum_), avec lequel il faisait toujours -sa méridienne; pour amis, les êtres les plus pervers. Il se souilla des -vices les plus infects (_enormibus se vitiis et ingenti foeditate -maculavit_), et il ne respecta rien (_moribus absolutus_). Mais -Dioclétien balaya toutes ces immondices qui avaient fait du palais des -empereurs un lupanar; et Dioclétien, qui fut un chrétien par la chasteté -de ses moeurs et par la moralité de ses lois, quoiqu'il ait cruellement -persécuté les chrétiens, Dioclétien le sage, l'austère, le philosophe, -eut pourtant l'odieux courage de faire de la Prostitution un des -supplices qu'on infligeait aux vierges et aux matrones chrétiennes! -C'est pourtant sous Dioclétien que semble s'arrêter l'histoire de la -Prostitution romaine. - - -FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DU TOME DEUXIÈME. - - - - - TABLE DES MATIÈRES - DU DEUXIÈME VOLUME. - - - _PREMIÈRE PARTIE._ - - ANTIQUITÉ. --Grèce. --Rome. - - (SUITE ET FIN.) - - - CHAPITRE XVII. Page 5 - - SOMMAIRE. --Les lieux de Prostitution à Rome. --Leurs différentes - catégories. --Les quarante-six lupanars d'utilité publique. --Les - quatre-vingts bains de la première région. --Le _petit sénat des - femmes_, fondé par Héliogabale. --Les lupanars de la région Esquiline, - de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix. - --La Suburre. --Les _cellules_ voûtées du grand Cirque. --Les _Cent - Chambres_ du port de Misène. --Description d'un lupanar. --Les - cellules des prostituées. --L'écriteau. --Ameublement des chambres. - --Peintures obscènes. --Décoration intérieure des cellules. --Lupanars - des riches. --Origine du mot _fornication_. --Les _stabula_ ou - lupanars du dernier ordre. --Les _pergulæ_ ou balcons. --Les - _turturillæ_ ou colombiers. --Le _casaurium_ ou lupanar extra-muros. - --Origine du mot _casaurium_. --Les _scrupedæ_ ou pierreuses. - --_Meritoria_ et _Meritorii_. --Les _ganeæ_ ou tavernes souterraines. - --Origine du mot _lustrum_. --Personnel d'un lupanar. --Le _leno_ et - la _lena_. --Les _ancillæ ornatrices_. --Les _aquarii_ ou _aquarioli_. - --Le _bacario_. --Le _villicus_. --_Adductores_, _conductores_ et - _admissarii_. --Costume des _meretrices_ dans les lupanars. --Fêtes - qui avaient lieu dans les lupanars à l'occasion des filles qui se - prostituaient pour la première fois, et lors de l'ouverture d'un - nouveau lupanar. --Loi Domitienne relative à la castration. --Les - _castrati_, les _spadones_ et les _thlibiæ_. --Messaline au lupanar. - --Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses - faveurs. --Tableau d'un lupanar romain, par Pétrone. --Salaire des - lupanars. --Dissertation sur l'écriteau de Tarsia. --Prix de la - location d'une cellule. --Les _quadrantariæ_ et les _diobolares_. - - - CHAPITRE XVIII. Page 29 - - SOMMAIRE. --A quelle époque remonte l'établissement de la Prostitution - légale à Rome. --De l'inscription des prostituées. --Ce que dit Tacite - du motif de cette inscription. --Femmes et filles de sénateurs - réclamant la _licencia stupri_. --Avantages que l'état et la société - retiraient de l'inscription des courtisanes. --Le taux de chaque - prostituée fixé sur les registres de l'édile. --Serment des - courtisanes entre les mains de l'édile. --Pourquoi l'inscription - matriculaire des _meretrices_ se faisait chez l'édile. --De la - compétence de l'édile, en matière de Prostitution. --Police de la rue. - --Les Prostitutions vagabondes. --Julie, fille d'Auguste. --Police de - l'édile dans les maisons publiques. --Les édiles plébéiens et les - grands édiles patriciens. --Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer - la porte de la maison de la _meretrix_ Mamilia. --Des divers endroits - où se pratiquait la Prostitution frauduleuse. --Les bains publics. - --La femme du consul, aux bains de Teanum. --Luxe et corruption des - bains de Rome. --Mélange des sexes dans les bains publics. --Le bain - de Scipion. --Les _balneatores_ et les _aliptes_. --Les débauchés de - la cour de Domitien, aux bains publics. --Bains gratuits pour le bas - peuple. --Bains de l'aristocratie et des gens riches. --Tolérance de - la Prostitution des bains. --Les serviteurs et servantes des bains. - --Les _fellatrices_ et les _fellatores_. --Le fellateur Blattara et la - fellatrice Thaïs. --Zoïle. --La pantomime des _Attélanes_. --Les - cabarets. --Infamie attachée à leur fréquentation. --Description d'une - _popina_ romaine. --Le _stabulum_. --Les _cauponæ_ et les - _diversoria_. --Visites domiciliaires nocturnes de l'édile. --Les - caves des boulangeries. --Police édilitaire pour les lupanars. - --Contraventions, amendes et peines afflictives. --A quoi s'exposait - Messaline, en exerçant le _meretricium_ dans un lupanar. --De - l'installation d'une femme dans un mauvais lieu. --Les délégués de - l'édile. --Heures d'ouverture et de fermeture des lupanars et autres - mauvais lieux publics. --Les _meretrices_ au Cirque. --La Prostitution - des théâtres. --Les crieurs du théâtre. --La Prostitution errante. - --Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par - l'édilité, sous la protection d'Esculape pour les préserver des - souillures des passants. --Impudicité publique des prostituées des - carrefours et ruelles de Rome. --Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces - femmes. --Le tribunal de l'édile. --Distinction établie par Ulpien, - entre _appeler_ et _poursuivre_. --Pouvoirs donnés par la loi aux - pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la - débauche. --Les _adventores_. --Les _venatores_. --La jeunesse - d'Alcinoüs. --Les _salaputii_. --Le poëte Horace _putissimum penem_. - --Les _semitarii_. --_Adulter_, _scortator_ et _moechus_. - --_Moechocinædus_ et _moechisso_. --Héliogabale aux lupanars. - --Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices. --Costume des - courtisanes. --Leur chaussure. --Leur coiffure. --Défense faite aux - prostituées de mettre de la poudre d'or dans leurs cheveux. --Les - cheveux bleus et les cheveux jaunes. --Costume national des - prostituées de Tyr et de Babylone. --L'_amiculum_ ou petit ami. - --_Galbanati_, _galbani_ et _galbana_. --La mitre, la tiare et le - nimbe. --Origine de ces trois coiffures. --Défense faite aux - mérétrices d'avoir des litières et des voitures. --Carmenta, - inventrice des voitures romaines. --La basterne et la litière. --La - _cella_ et l'octophore. --Les lupanars ambulants. --La loi Oppia. - - - CHAPITRE XIX. Page 83 - - SOMMAIRE. --La Prostitution élégante. --Les _bonnes_ mérétrices. - --Leurs amants. --Différence des grandes courtisanes de Rome et des - hétaires grecques. --Cicéron chez Cythéris. --Les _preciosæ_ et les - _famosæ_. --Leurs _amateurs_. --La voie Sacrée. --Promenades des - courtisanes. --Promenades des matrones. --Cortége des matrones. --Ce - que dit Juvénal des femmes romaines. --Ogulnie. --Portrait de Sergius, - le favori d'Hippia, par Juvénal. --Le _gladiateur obscène_ de Pétrone. - --Les suppôts de Vénus _Averse_. --Ce qu'à Rome on appelait _plaisirs - permis_. --Langue muette du _meretricium_. --Le _doigt du milieu_. - --Le _signum infame_. --Pourquoi le médius était voué à l'infamie chez - les Grecs. --La _chasse à l'oeil_ et le _vol aux oreilles_. --Les - _gesticulariæ_. --Pantomime amoureuse. --Réserve habituelle du langage - parlé de Rome. --De la langue érotique latine. --_Frère_ et _soeur_. - --La _soeur du côté gauche_ et le _petit frère_. --Des écrits - érotiques et sotadiques ou _molles libri_. --Bibliothèque secrète des - courtisanes et des débauchés. --Les livres lubriques de la Grèce et de - Rome détruits par les Pères de l'Église. - - - CHAPITRE XX. Page 107 - - SOMMAIRE. --Maladies secrètes et honteuses des anciens. --_Impura - Venus._ --Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies. - --Invasion de la _luxure asiatique_ à Rome. --A quelles causes on doit - attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens. - --Maladies sexuelles des femmes. --Les médecins de l'antiquité se - refusaient à traiter les maladies vénériennes. --Pourquoi. --Les - enchanteurs et les charlatans. --La grande lèpre. --La petite lèpre ou - _mal de Vénus_. --Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius. - --Le _morbus indecens_. --La plupart des médecins étaient des esclaves - et des affranchis. --Pourquoi, dans l'antiquité, les maladies - vénériennes sont entourées de mystère. --L'existence de ces maladies - constatée dans le _Traité médical_ de Celse. --Leur description. - --Leurs curations. --Manuscrit du treizième siècle décrivant les - affections de la syphilis. --Apparition de l'_éléphantiasis_ à Rome. - --Asclépiade de Bithynie. --T. Aufidius. --Musa, médecin d'Auguste. - --Mégès de Sidon. --Description effrayante de l'éléphantiasis, d'après - Arétée de Cappadoce. --Son analogie avec la syphilis du quinzième - siècle. --Le _campanus morbus_ ou mal de Campanie. --_Spinturnicium._ - --Les _fics_, les _marisques_ et les _chies_. --La _Familia ficosa_. - --La _rubigo_. --Le _satyriasis_. --Junon-_Fluonia_. --Dissertation - sur l'origine des mots _ancunnuentæ_, _bubonium_, _imbubinat_ et - _imbulbitat_. --Les _clazomènes_. --Des maladies nationales apportées - à Rome par les étrangers. --Les médecins grecs. --Les empiriques, les - antidotaires et les pharmacopoles. --Les médecins pneumatistes. --Les - _archiatres_. --_Archiatri pallatini_ et _archiatri populares_. - --L'institution des archiatres régularisée et complétée par - Antonin-le-Pieux. --Eutychus, médecin des _jeux du matin_. --Les - sages-femmes et les _medicæ_. --Épigramme de Martial contre Lesbie. - --Le _solium_ ou bidet, et de son usage à Rome. --Pourquoi les malades - atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les - médecins romains. --Mort de Festus, ami de Domitien. --Des drogues que - vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes. - --Superstitions religieuses. --Offrandes aux dieux et aux déesses. - --Les prêtres médecins. --La _Quartilla_ de Pétrone. --Abominable - apophthegme des _pædicones_. - - - CHAPITRE XXI. Page 161 - - SOMMAIRE. --Les _medicæ juratæ_. --Origine des sages-femmes. - --L'Athénienne Agonodice. --Les _sagæ_. --Exposition des nouveau-nés à - Rome. --Les _suppostrices_ ou échangeuses d'enfants. --Origine du mot - _sage-femme_. --Les avortements. --Julie, fille d'Auguste. --Onguents, - parfums, philtres et maléfices. --Pratiques abominables dont les - _sagæ_ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux. --La - parfumeuse Gratidie. --Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés - par Horace, dont elle fut la maîtresse. --Le mont Esquilin, théâtre - ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. --Gratidie et sa - complice la vieille Sagana, aux Esquilies. --Le _noeud de - l'aiguillette_. --Comment les _sagæ_ s'y prenaient pour opérer ce - maléfice, la terreur des Romains. --Comment on conjurait le _noeud de - l'aiguillette_. --Philtres _aphrodisiaques_. --La _potion du désir_. - --Composition des philtres amoureux. --L'_hippomane_. --Profusion des - parfums chez les Romains. --La _nicérotiane_ et le _foliatum_. - --Parfums divers. --Cosmétiques. --Le bain de lait d'ânesse de Poppée. - --La courtisane Acco. --Objets et ustensiles à l'usage de la - Prostitution, que vendaient les _sagæ_ et les parfumeuses. --Le - _fascinum_. --Les _fibules_. --Comment s'opérait l'infibulation. --De - la castration des femmes. --Les prêtres de Cybèle. - - - CHAPITRE XXII. Page 203 - - SOMMAIRE. --La débauche dans la société romaine. --Pétrone _arbiter_. - --Aphorisme de Trimalcion. --Le verbe _vivere_. --Extension donnée à - ce verbe par les _délicats_. --La déesse _Vitula_. --_Vitulari_ et - _vivere_. --Journée d'un voluptueux. --Pétrone le plus habile - _délicat_ de son époque. --Les _comessations_ ou festins de nuit. - --Étymologie du mot _comessationes_. --Origine du mot _missa_, messe. - --Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des - Césars. --Mode des comessations. --Lits pour la table. --La courtisane - grecque Cytheris. --Bacchides et ses soeurs. --Le repas de Trimalcion. - --Les histrions, les bouffons et les _arétalogues_. --Les baladins et - les danseuses. --Danses obscènes qui avaient lieu dans les - comessations. --Comessations de Zoïle. --Épisode du festin de - Trimalcion. --Services de table et tableaux lubriques. --Ameublement - et décoration de la salle des comessations. --Santés érotiques. - --_Thesaurochrysonicochrysides_, mignon du bouffon de table Galba. - --Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations. --Dieux et - déesses qui présidaient aux comessations. --Les lares _Industrie_, - _Bonheur_ et _Profit_. --Le verbe _comissari_. --Théogonie des dieux - lares de la débauche. --Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les - luttes amoureuses. --Le dieu Tryphallus. --Pilumnus et Picumnus, dieux - gardiens des femmes en couches. --Deverra, Deveronna et Intercidona. - --Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux. --Domiducus. - --Suadela, Orbana, Genita Mana, etc., etc. --Fauna, déesse favorite - des matrones. --Jugatinus et ses attributions. - - - CHAPITRE XXIII. Page 225 - - SOMMAIRE. --Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les - peuples. --Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux - des Romains. --_Clédonistique_ de l'amour et du libertinage. --Fâcheux - présages. --Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des - réunions de débauchés et de prostituées. --L'_urinal_ ou _pot de - chambre_. --Présages que les Romains tiraient du son que rendait - l'urine en tombant dans l'urinal. --_Matula_, _matella_ et _scaphium_. - --Double sens obscène du mot _pot de chambre_. --Étymologie de - _matula_. --Présages urinatoires dans les comessations. --Hercule - _Urinator_. --Présages des ructations. --_Crepitus_, dieu des vents - malhonnêtes. --Le petit dieu Pet. --Présages tirés du son du pet. - --Origine de la qualification de _vesses_, donnée aux filles dans le - langage populaire. --Présages tirés de la sternutation. --Jupiter et - Cybèle, dieux des éternuments. --Heureux pronostics attribués aux - éternuments dans les affaires d'amour. --Les tintements d'oreilles et - les tressaillements subits. --La droite et la gauche du corps. - --Présages résultant de l'inspection des parties honteuses. --Présages - tirés des bruits extérieurs. --Le craquement du lit. --_Lectus - adversus_ et _lectus genialis_. --Le Génie cubiculaire. --Le - pétillement de lampe. --Habileté des courtisanes à expliquer les - présages. --Présages divers. --Le coup de Vénus. --Présages heureux ou - malheureux, propres aux mérétrices. --L'empereur Proculus et les cent - vierges Sarmates. --Rencontre d'un chien. --Rencontre d'un chat. - --Superstitions singulières du peuple de Vénus. --Jeûnes et abstinence - que s'imposaient les débauchés et les courtisanes en l'honneur des - solennités religieuses. --Voeu à Vénus. --Moyen superstitieux employé - par les Romains pour constater la virginité des filles. --La noix, - allégorie du mariage. - - - CHAPITRE XXIV. Page 247 - - SOMMAIRE. --Pourquoi les courtisanes de Rome n'ont pas eu d'historiens - ni de panégyristes comme celles de la Grèce. --Les poëtes commensaux - et amants des courtisanes. --Amour des courtisanes. --C'est dans les - poëtes qu'il faut chercher les éléments de l'histoire des courtisanes - romaines. --Les Muses des poëtes érotiques. --Leur vieillesse - misérable. --Les amours d'Horace. --Éloignement d'Horace pour les - galanteries matronales. --Serment de Salluste. --Philosophie - épicurienne d'Horace. --Ses conseils à Cerinthus sur l'amour des - matrones. --Comparaison qu'il fait de cet amour avec celui des - courtisanes. --Nééra, première maîtresse d'Horace. --Origo, Lycoris et - Arbuscula. --Débauches de la patricienne Catia. --Ses adultères. - --Liaison d'Horace avec une vieille matrone. --La _bonne_ Cinara. - --Gratidie la parfumeuse. --Ses potions aphrodisiaques. --Rupture - publique d'Horace avec Gratidie. --La courtisane Hagna et son amant - Balbinus. --Amours d'Horace pour les garçons. --La courtisane Lycé. - --Pyrrha. --Lalagé. --Barine. --Tyndaris et sa mère. --Lydie. - --Myrtale. --Chloé. --Phyllis, esclave de Xanthias. --A quelle - singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette - esclave. --Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs - à Horace. Adieux d'Horace aux amours. --La chanteuse Lydé, dernière - maîtresse d'Horace. --Honteuse passion d'Horace pour Ligurinus. - - - CHAPITRE XXV. Page 293 - - SOMMAIRE. --Catulle. --Licence et obscénité de ses poésies. --Ses - maîtresses et ses amies. --Clodia ou Lesbie, fille du sénateur - Métellus Céler, maîtresse de Catulle. --Le moineau de Lesbie. --Ce que - c'était que ce moineau. --Passion violente de Catulle pour Lesbie. - --Rupture des deux amants. --Résignation de Catulle. --Mariage - concubinaire de Lesbie. --Catulle revoit Lesbie en présence de son - mari. --Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la - jalousie de son mari. --La courtisane Quintia au théâtre. --Vers de - Catulle contre Quintia. --La courtisane grecque Ipsithilla. --Billet - galant qu'adressa Catulle à cette courtisane. --Épigramme de Catulle - aux habitués d'une maison de débauche où s'était réfugiée une de ses - maîtresses. --Colère de Catulle contre Aufilena. --La _catin pourrie_. - --Vieillesse prématurée de Catulle. --Lesbie au lit de mort de son - amant. --Properce. --Cynthie ou Hostilia. --Son amour pour Properce. - --Statilius Taurus, entreteneur de Cynthie. --Résignation de Properce - à l'endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus. --Les - oreilles de Lygdamus. --Conseils de Properce à sa maîtresse. --La - _docte_ Cynthie. --Élégies de Catulle sur les attraits de sa - maîtresse. --Axiome de Properce. --Nuit amoureuse avec Cynthie. --Les - galants de Cynthie. --Ses nuits à Isis et à Junon. --Gémissements de - Properce sur la conduite de Cynthie. --Les bains de Baïes. --Properce - se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse. --Réconciliation - de Properce avec Cynthie. --Changement de rôles. --Acanthis - l'entremetteuse. --Jalousie de Cynthie. --Lycinna. --Subterfuge - qu'employa Cynthie pour s'assurer de la fidélité de son amant. - --Phyllis et Téïa. --Properce pris au piége. --Fureur de Cynthie. - --L'empoisonneuse Nomas. --Funérailles précipitées de Cynthie. --Mort - de Properce. --Ses cendres réunies à celles de Cynthie. - - - CHAPITRE XXVI. Page 325 - - SOMMAIRE. --Tibulle. --Sa vie voluptueuse. --L'affranchie Plania ou - Délie. --Le mari de cette courtisane. --La mère de Délie protége les - amours de sa fille avec Tibulle. --Tendresse platonique de Tibulle. - --Recommandations du poëte à la mère de son amante. --Philtres et - enchantements. --Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa - porte. --Tibulle dénonce au mari de Délie l'inconduite de sa femme. - --Amour de Tibulle pour Némésis. --Prix des faveurs de cette - prostituée. --Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis. - --Tibulle amoureux de Néère. --Refus de Néère d'épouser Tibulle. - --Néère prend un amant. --Désespoir de Tibulle. --Déclaration d'amour - à Sulpicie, fille de Servius. --Sulpicie accorde ses faveurs à - Tibulle. --Infidélités de Tibulle. --Glycère. --Amour sérieux de - Tibulle pour cette courtisane grecque. --Dédains de Glycère. --Mort de - Tibulle. --Délie et Némésis à ses funérailles. --Cornelius Gallus. - --Lycoris. --Gallus à la guerre des Parthes. --Son poëme à Lycoris. - --Retour de Gallus. --Infidélités de Lycoris. --Gentia et Chloé. - --Lydie. --La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric. - --Ovide. --Corinne. --Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane. - --Le mari de Corinne. --Manéges amoureux que conseille Ovide à - Corinne. --Corinne chez Ovide. --Jalousie et brutalité d'Ovide. --Son - désespoir d'avoir frappé Corinne. --L'entremetteuse Dipsas. - --L'eunuque Bagoas. --Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne. - --Amours d'Ovide et de Cypassis. --Avortement de Corinne. - --Indignation d'Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat. - --Empressement de Corinne pour regagner le coeur d'Ovide. --Froideur - d'Ovide. --Honte et dépit de Corinne. --Ovide est mis à la porte. - --Corinne et le capitaine romain. --Gémissements d'Ovide. --Corinne - devenue courtisane éhontée. --Dernière lettre d'Ovide à Corinne. - --Ovide compose son poëme de l'_Art d'aimer_, sous les yeux et d'après - les inspirations des courtisanes. --Sa liaison secrète supposée avec - la fille d'Auguste. --Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin. --Mort - d'Ovide. - - - CHAPITRE XXVII. Page 357 - - SOMMAIRE. --Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des - libertinages de Néron et de ses successeurs. --Vogue immense - qu'obtinrent les _Épigrammes_ de Martial. --Réponse de Martial à son - critique Cornélius qui lui reprochait l'obscénité de ses poésies. - --Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial. - --Moeurs déréglées de ce poëte. --Quels étaient les lecteurs habituels - des oeuvres de Martial. --Portraits de courtisanes. --Lesbie. - --Libertinage éhonté de cette prostituée. --Chloé et son amant - Lupercus. --La _pleureuse des sept maris_. --Thaïs. --Philenis et son - concubinaire Diodore. --Horrible dépravation de Philenis. --Épitaphe - que fit Martial pour cette infâme prostituée. --Galla. --Injustice de - Martial à l'égard de cette courtisane. --Épigrammes qu'il fit contre - elle. --D'où lui venait la haine qu'il lui avait vouée. --Les vieilles - amoureuses. --Effrayant cynisme de Phyllis. --Épigrammes - contradictoires de Martial contre cette courtisane. --Lydie. - --Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées. - --Fabulla, Lila, Vetustilla, etc. --Les fausses courtisanes grecques. - --Celia. --Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la - Grèce. --Lycoris. --Glycère. --Chioné et Phlogis. De quelle façon - grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l'amour que - lui avait envoyée Polla. --Honteuse profession de foi qu'il adressa à - sa femme Clodia Marcella. --Son retour en Espagne. --Épigramme - expiatoire de Martial. --Sa fin champêtre. --Pétrone. --Son - _Satyricon_, tableau des moeurs impures de Rome impériale. --Les - Épigrammes de Pétrone. --Suicide de Pétrone. - - - CHAPITRE XXVIII. Page 401 - - SOMMAIRE. --Les empereurs romains. --Influence perverse de leurs - moeurs dépravées. --Rigueur des lois relatives à la moralité publique - avant l'avénement des empereurs. --Le chevalier Ebutius et sa - maîtresse, la courtisane Hispala Fecenia. --Jules César. - --Déportements de cet empereur. --Femmes distinguées qu'il séduisit. - --Ses maîtresses Eunoé et Cléopâtre. --Infamie de ses adultères. - --César et Nicomède, roi de Bithynie. --Chanson des soldats romains - contre César. --Octave, empereur. --Son impudicité. --Épisode - singulier des amours tyranniques d'Auguste. --Répugnance d'Auguste - pour l'adultère. --Son inceste avec sa fille Julie. --Son goût - immodéré pour les vierges. --Sa passion pour le jeu. --Ses femmes - Claudia, Scribonia et Livia Drusilla. --Le _Festin des douze - divinités_. --Apollon _bourreau_. --Tibère, empereur. --Son penchant - pour l'ivrognerie. --Étranges contradictions qu'offrirent la vie - publique et la vie privée de cet empereur. --Tibère _Caprineus_. --Le - tableau de Parrhasius. --Caligula, empereur. --Ses amours infâmes avec - Marcus Lépidus et le comédien Mnester. --Sa passion pour la courtisane - Pyrallis. --Comment cet empereur agissait envers les femmes de - distinction. --Le _vectigal_ de la Prostitution. --Ouverture d'un - lupanar dans le palais impérial. --Le _préfet des voluptés_. --Claude, - empereur. --Honteuses débauches de ses femmes Urgulanilla et - Messaline. --Néron, empereur. --Sa jeunesse. --Ses soupers publics au - Champ-de-Mars et au grand Cirque. --Les hôtelleries du golfe de Baïes. - --Pétrone, _arbitre du plaisir_. --Abominables impudicités de Néron. - --Son mariage avec Sporus. --Sa passion incestueuse pour sa mère - Agrippine. --Les _métamorphoses des dieux_. --Galba, empereur. - --Infamie de ses habitudes. --Othon, empereur. --Ses moeurs - corrompues. --Vitellius, empereur. --Ses débordements. --Son amour - pour l'affranchi Asiaticus. --Son insatiable gloutonnerie. - --Vespasien, empereur. --Retenue de ses moeurs. --Titus, empereur. - --Sa jeunesse impudique. --Son règne exemplaire. --Domitia et - l'histrion Pâris. --Domitien, empereur. --Ses déportements. --Nerva, - Trajan et Adrien, empereurs. --Antonin-le-Pieux et Marc-Aurèle. - - - CHAPITRE XXIX. Page 437 - - SOMMAIRE. --Commode, empereur. --Ses turpitudes et ses cruautés. --Ses - impurs caprices. --Son mignon Anterus. --Comment Commode employait ses - jours et ses nuits. --Mort d'Anterus. --Douleur de Commode. --Ses - trois cents concubines et ses trois cents cinædes. --Ses orgies - monstrueuses. --Ses incestes. --Hideuses complaisances auxquelles il - soumettait ses courtisans. --L'affranchi Onon. --Commode se fait - décerner par le sénat le surnom d'_Hercule_. --Horribles débauches de - ce monstre. --Comment Marcia, concubine de Commode, découvrit le - projet qu'avait l'empereur de la faire périr, ainsi qu'un grand nombre - des officiers de la maison impériale. --_Philocommode._ --Mort de - Commode. --Héliogabale, empereur. --Célébrité unique d'infamie laissée - par lui dans l'histoire. --Héliogabale, grand-prêtre du Soleil. --Sa - mère Semiamire. --Luxe macédonien des vêtements d'Héliogabale. - --Semiamire _clarissima_. --Petit sénat fondé par l'empereur pour - complaire à sa mère. --Ce que c'était que le _petit sénat_ et de quoi - l'on s'y occupait. --Goûts infâmes d'Héliogabale. --Quelle sorte de - gens il choisissait de préférence pour compagnons de ses débauches. - --Comment il célébrait les Florales. --Les _monobèles_. --Plaisir - qu'il trouvait à se mêler incognito aux actes de la Prostitution - populaire. --Sa sympathie et sa tendresse pour les prostituées. - --Convocation qu'il fit de toutes les courtisanes inscrites et de tous - les entremetteurs de profession. --Comment il se conduisit devant - cette tourbe infâme qu'il présida et don qu'il fit à chacun des - assistants. --L'empereur _courtisane_. --Argenterie érotique de ses - festins. --Comment Héliogabale célébrait les vendanges. --Femmes - légitimes qu'eut cet empereur hermaphrodite. --La veuve de Pomponius - Bassus. --Cornelia Paula. --La prêtresse de Vesta. --Maris - d'Héliogabale. --Le conducteur de chariot, Jérocle. --Aurelius - Zoticus, dit le _cuisinier_. --Comment Jérocle se débarrassa de ce - rival. --Mariage des dieux et des déesses. --Festins féeriques - d'Héliogabale. --Petites loteries qu'il faisait tirer à ces festins. - --Droits qu'avaient les courtisanes dans le palais impérial. --Meurtre - d'Héliogabale par les soldats. --Alexandre Sévère, empereur. - --Bienfaisante influence de son règne. --Gallien, empereur. --Ses - débauches. --Le _divin_ Claude, empereur. --Aurélien, empereur. - --Tacite, empereur. --Les mauvais lieux sont défendus dans l'intérieur - de Rome. --Probus, empereur. --Carin, empereur. --Sa vie infâme. - --Dioclétien, empereur. --C'est sous son règne que semble s'arrêter - l'histoire de la Prostitution romaine. - - - FIN DE LA TABLE. - - -Note de transcription détaillée: - -En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le -typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées: - - p. 14: «appellait» corrigé en «appelait» («qu'on appelait stabula»), - p. 16: fermeture des guillemets avant «On appliquait avec raison», - p. 20: fermeture des guillemets après «aïeule», - p. 26: «Pierruges» corrigé en «Pierrugues» («le docte Pierrugues»), - p. 30 et 471, «moechocinoedus» corrigé en «moechocinædus», - p. 75: «proéminant» corrigé en «proéminent» («et plus proéminent»), - p. 86: «commessations» corrigé en «comessations» - («excepté dans les soupers et les _comessations_,»), - p. 98: fermeture des guillemets après «aucupium auribus?», - p. 100: fermeture des guillemets après «quam malum dicere).», - p. 104: «éclairé» corrigé en «éclairée» («la protection éclairée»), - p. 104: fermeture des guillemets après «pagina, vita proba_).», - p. 126: «ingrédiens» corrigé en «ingrédients» - («les ingrédients ordinaires»), - p. 155: «tout» corrigé en «tous» («en tous les cas»), - p. 186: remplace «?» par «.» («des joueurs d'osselets.»), - p. 186 et 366: «cinoedes» corrigé en «cinædes» - («des portraits de cinædes»), - p. 195, «uticæ» corrigé en «urticæ», - p. 230: fermeture des guillemets après «matulam datis).», - p. 234: «pelusiciaca» corrigé en «pelusiaca», - p. 237: fermeture des guillemets après «sternuit approbationem).», - p. 308: fermeture des guillemets après «ducere veste libet_).», - p. 351: fermeture des guillemets après «numeros sustinuisse novem_).», - p. 358: «Alcylle» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton.»), - p. 362: fermeture des guillemets après «vita proba est_).», - p. 363: «Parace» corrigé en «Parce» («Parce tuis igitur»), - p. 394: «Alcylte» corrigé en «Ascylte» («Ascylte et Giton,»), - p. 396: «testamenat» corrigé en «testament» - («escroqué plus d'un testament»), - p. 406: «sumpluosum» corrigé en «sumptuosum», - p. 409: fermeture des guillemets après «par plus d'un opprobre,», - p. 409: «sexterces» corrigé en «sesterces», comme dans l'édition Belge - de la même année, - p. 426: «deliagtorum» corrigé en «deligatorum». - -Certaines expressions latines, contenant de possibles erreurs de -typographie, ou ayant une ortographe non usuelle, n'ont pas été -corrigées: - - p. 237: «sallisationes» pour «salisationes», - p. 301: «futationes» pour «fututiones», - p. 345: «dominiæque» pour «dominæque», - p. 367: «sejurat» pour «se jurat», - p. 381: «iatu» pour «hiatu», - p. 383: «solecismum» pour «soloecismum», - p. 464: «plerunque» pour «plerumque». - -En pages 195 et 396, les citations de Pétrone sont écrites différemment. -La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot -«pipere», alors que la seconde commence par «Profert Ænothea». - -Il y avait plusieurs erreurs de typographie dans les mots grecs. Celles -n'affectant pas la translittération ne sont pas notées ici: - - p. 65: «moichenô» corrigé en «moicheuô», - p. 207: «komisê» corrigé en «komidê», - p. 433: «klyêopalen» corrigé en «klinopalên». - - - - - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous -les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6, by Pierre Dufour - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 *** - -***** This file should be named 43712-8.txt or 43712-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/3/7/1/43712/ - -Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier -and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned -images of public domain material from the Google Print -project.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/43712-8.zip b/43712-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 59bccd9..0000000 --- a/43712-8.zip +++ /dev/null diff --git a/43712-h.zip b/43712-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 67b376f..0000000 --- a/43712-h.zip +++ /dev/null diff --git a/43712-h/43712-h.htm b/43712-h/43712-h.htm index 89b9db3..ea7e6c3 100644 --- a/43712-h/43712-h.htm +++ b/43712-h/43712-h.htm @@ -2,7 +2,7 @@ "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> <title> The Project Gutenberg eBook of Histoire de la prostitution, tome 2/6, @@ -140,47 +140,7 @@ ul.sculp { </style> </head> <body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous les -peuples du monde depuis l'antiquité la p, by Pierre Dufour - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6 - -Author: Pierre Dufour - -Release Date: September 13, 2013 [EBook #43712] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 *** - - - - -Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier -and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned -images of public domain material from the Google Print -project.) - - - - - - -</pre> - +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***</div> <div class="box"> <p>Note de transcription:</p> @@ -14671,389 +14631,6 @@ La première commence par «Profert Enothea» et ne contient pas le mot </div> - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de la prostitution chez tous -les peuples du monde depuis l'antiqui, by Pierre Dufour - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA PROSTITUTION 2/6 *** - -***** This file should be named 43712-h.htm or 43712-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/3/7/1/43712/ - -Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, Guy de Montpellier -and the Online Distributed Proofreading Team at -http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned -images of public domain material from the Google Print -project.) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. Special rules, -set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to -copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to -protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project -Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you -charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you -do not charge anything for copies of this eBook, complying with the -rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose -such as creation of derivative works, reports, performances and -research. They may be modified and printed and given away--you may do -practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy -all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. -If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project -Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the -terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or -entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. 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Of course, we hope that you will support the Project -Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by -freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of -this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with -the work. You can easily comply with the terms of this agreement by -keeping this work in the same format with its attached full Project -Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in -a constant state of change. If you are outside the United States, check -the laws of your country in addition to the terms of this agreement -before downloading, copying, displaying, performing, distributing or -creating derivative works based on this work or any other Project -Gutenberg-tm work. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER -WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO -WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. -If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the -law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be -interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by -the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any -provision of this agreement shall not void the remaining provisions. - -1.F.6. 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It exists -because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from -people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. -To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 -and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - -</pre> - +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 43712 ***</div> </body> </html> |
